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324 La plasticité est l’une des qualités de la peau, celle d’être à la fois souple, flexible, et en même temps très résistante. La peau est ce qui se présente au monde, dans sa fragilité et sa fermeté. Parfois s’expose. Elle est une ligne de partage qui sépare le corps du monde, le dedans et le dehors. La plasticité traverse toute mon expérience de Baltimore, et ma rencontre avec les voguers, performeurs transgenres des ghettos noirs de la ville. En photographiant Lo Bell en Gabrielle dans le décor de la saison 3 de la série télévisée américaine The Wire [« Sur écoute »], dans un espace sans qualité laissé à l’abandon, plein de tous les fantasmes de la banlieue, de la violence, de la drogue, de l’abandon social, nous avons, Gabrielle et moi, changé la plastique du territoire. C’est ainsi que, en sortant de l’ombre et en investissant la ville en plein jour, les vogueurs performent le territoire. Comme on devient le vêtement que l’on porte, en posant en costumes dans leurs arrière-cours, ils devien- nent la ville et la transforment. Par leur force fragile, leur lueur de lucioles, ils résistent aux assignations et changent le territoire quand on voudrait croire que c’est le territoire qui change ceux qui le traversent. En embrassant ainsi le territoire, ils le performent, le recomposent ; ils proposent une façon particulière d’habiter la ville qui les a fait naître, dans sa désolation, sa violence, sa ségrégation. Ils réinventent sa géographie. Le voguing est né à Harlem dans les années 1960, au moment de la modernisation du magazine Vogue. La succession rapide des poses des man- nequins en couverture du magazine devient une danse, une réappropriation Frédéric Nauczyciel & Nacira Guénif-Souilamas | Performer le territoire * Hard Skin (Baltimore) HARD SKIN [LA PEAU DURE]

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La plasticité est l’une des qualités de la peau, celle d’être à la fois souple, flexible, et en même temps très résistante. La peau est ce qui se présente au monde, dans sa fragilité et sa

fermeté. Parfois s’expose. Elle est une ligne de partage qui sépare le corps du monde, le dedans et le dehors.

La plasticité traverse toute mon expérience de Baltimore, et ma rencontre avec les voguers, performeurs transgenres des ghettos noirs de la ville.

En photographiant Lo Bell en Gabrielle dans le décor de la saison 3 de la série télévisée américaine The Wire [« Sur écoute »], dans un espace sans qualité laissé à l’abandon, plein de tous les fantasmes de la banlieue, de la violence, de la drogue, de l’abandon social, nous avons, Gabrielle et moi, changé la plastique du territoire.

C’est ainsi que, en sortant de l’ombre et en investissant la ville en plein jour, les vogueurs performent le territoire. Comme on devient le vêtement que l’on porte, en posant en costumes dans leurs arrière-cours, ils devien-nent la ville et la transforment. Par leur force fragile, leur lueur de lucioles, ils résistent aux assignations et changent le territoire quand on voudrait croire que c’est le territoire qui change ceux qui le traversent.

En embrassant ainsi le territoire, ils le performent, le recomposent ; ils proposent une façon particulière d’habiter la ville qui les a fait naître, dans sa désolation, sa violence, sa ségrégation. Ils réinventent sa géographie.

Le voguing est né à Harlem dans les années 1960, au moment de la modernisation du magazine Vogue. La succession rapide des poses des man-nequins en couverture du magazine devient une danse, une réappropriation

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des signes du monde blanc. Il se performe habituellement dans des lieux sans public, devant des pairs lors de compétitions, de balls ; il déploie une singulière faculté cathartique de dépassement de soi, de métamorphose de son apparence et de son identité, jamais figée, jusqu’au point de rupture où se fait le choix définitif de traverser la frontière ultime : le passage d’un sexe à un autre.

S’il est au départ une expression de race et de genre, le voguing, dans sa capacité plastique à se morpher sans cesse et se réactualiser, finit par dépas-ser la culture noire américaine et la culture homosexuelle pour devenir une culture hors race, hors genre. Une ode à la féminité et à la beauté du ghetto.

Être transgenre, ce serait être dans cet espace à la fois clos et à la fois poreux, comme le serait la peau. Être transgenre, ce serait traverser les lignes de partage et ce faisant, les déplacer ou les faire disparaître. Ce serait être en mouvement de soi-même, un corps qui recompose l’espace : de la danse en somme.

En traversant plus tard la ville en voiture avec Lo Bell et mon amie et sociologue Nacira Guénif, nous avons évoqué ces lignes de partage, brouillé la carte dressée par les partages ségrégés entre blancs et noirs, entre pauvres et riches, entre hommes et femmes. En roulant dans la voiture aux abords des frontières de la ville, Lo Bell/Gabrielle nous livre le secret qui lui permet d’être tout entier Gabrielle à Baltimore et qu’il résume en deux mots : « Hard Skin » [Peau dure].

Et nous roulons en toute plasticité vers ce qui sera le texte ici présenté et l’un des épisodes de ma série The Fire Flies. Il prend la forme d’une conver-sation entre Nacira Guénif et moi-même, dans le souvenir de notre voyage en voiture avec Lo Bell/Gabrielle. Le texte sera au départ commissionné par la DATAR, Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale, service du Premier ministre. La DATAR avait en son temps lancé de grandes missions photographiques pour documenter le ter-ritoire français.

The Fire Flies signifie « les lucioles » et « le feu vole ». Le titre fait à la fois référence aux lucioles que Pier Paulo Pasolini ne se consolait pas de voir dis-paraître, métaphore des cultures populaires, et au livre de James Baldwin, The Fire, Next Time, qui évoque le terrible ébranlement des fondations de la société blanche américaine face à la légitimation de la présence noire américaine.

Hard Skin ne fait pas référence au film La Peau douce de François Truffaut, mais évoque une manière plastique d’être au monde, souple mais résistante, sans colère, un art d’être soi partout, debout, au centre.

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Frédéric Nauczyciel, décembre 2014.

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CONNAIS TOI TOI-MÊME, C’EST CE QUE JE FAIS, C’EST LA VIE DU GHETTO (DALE BLACKHEART)

NACIRA GUÉNIF-SOUILAMAS – Il y a quelque chose qui se dégage de tes photographies, ou de tes vidéos. Elles deviennent un lieu de passage, un lieu d’émotions, et puis, au-delà, un lieu de trouble. Elles font évoluer les représentations, voire les transforment complètement. Il s’en dégage un étonnement par rapport à ce qu’on prétend cartographier et dont on prétend rendre compte. À ce titre, tes comptes rendus sont singuliers. Dans ces désajustements, il y a une capacité à montrer la réalité qui enfin se donne à voir, qui enfin surgit. Durant les décennies passées en France, ce surgissement a été perdu, alors que par ton approche de Baltimore, ta manière d’entreprendre Hard Skin, tu ouvres une brèche.

C’est que l’existence des personnes excède largement ton propos et qu’il y a quelque chose qui échappe dans la prise de vue, mais qui convoque, requiert le spectateur. Il y a une sorte d’extension de la photographie, d’extériorité de sa mise en scène. La difficulté est justement de parvenir à rendre compte de ce qui n’est pas dans la photographie et qui conditionne l’existence de la photographie, à commencer par l’existence des personnes.

ÊTRE AU TERRITOIRE

FRÉDÉRIC NAUCZYCIEL – En 2010, l’année qui précède mon long périple à Baltimore, j’ai répondu à une commande du Centre de photographie de Lectoure dans le Gers : parler de la ruralité

aujourd’hui. J’y ai répondu avec un ensemble fini et définitif de 9 portraits picturaux réunis sous le titre Le Temps devant. En les réalisant, j’avais en effet la volonté de déplacer le regard et de solliciter l’attention du regardeur. Il me fallait répondre par un creux. La ruralité existe dans ces images à travers les gens qui y sont engagés. Et en cherchant à restituer leur engagement, il me fallait engager le corps dans l’image. J’ai opéré sous la forme de gestes répétés pour que, petit à petit, mes protagonistes possèdent parfaitement la pose dans leur corps et qu’ils contrôlent complètement la facture de l’image. Il y a déjà dans ce travail de répétition de gestes, dans cette recherche de l’engagement du corps dans l’image, une volonté politique, qui annonce Baltimore. Il y a déjà quelque chose de l’ordre de performer : c’est-à-dire qu’ils sont là, ils sont dans l’image. Parce qu’on peut ne plus rien représenter à force de vouloir représenter, les portraits du Gers s’attachent à la simple présence.[…]F.N. – En effet, chacune de mes productions photographiques est liée à un territoire. Précédemment en Europe pour Demeure intime, dans le Gers pour Le Temps devant ou aux portes de Paris pour Pantin, j’avais tenté de les représenter, en vain : l’attendu trop fort attaché à ces territoires que l’on a trop parcourus, trop vus, venait amoindrir le propos. Aussi, en entrant dans Baltimore, j’ai renoncé à ces images. Parce qu’encore une fois, les lieux sont contenus dans la façon dont les personnes les habitent. Parce ce que ce qui m’intéresse, ce sont les lignes de partage qui séparent des territoires symboliques et la relation intime de mes protagonistes avec ces territoires.

Entretien avec Frédéric Nauczyciel et Nacira Guénif-Souilamas, Hard Skin (Baltimore), Performer le territoire, texte extrait d’un entretien conduit par Céline Moyon

et Florian Muzard, chargés de mission à la DATAR, 2013.

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N.G.-S. – Alors, c’est toute la question d’habiter qui pose bien la distinction entre frontière et ligne de partage. Une frontière ce serait un lieu, un espace, ou en tout cas une ligne qui serait infranchissable. Alors qu’une ligne de partage précisément, c’est une ligne qui peut faire partage. Elle ne sépare pas seulement, elle peut aussi relier soit des territoires, soit des personnes, soit des groupes. C’est-à-dire : à quelle condition une frontière est, en fait, une ligne de partage, une ligne à partir de laquelle, même si ce sont des versants opposés, ils participent bien l’un de l’autre ? L’expression « ligne de partage » est en soi un paradoxe. C’est sans doute sur ce paradoxe qu’il faut jouer ; car cela participe d’un même mouvement, et cela obéit d’ailleurs à un même objectif technique. En réalité, les villes sont à la fois séparées et partagées. Et même si on a le sentiment qu’elles sont infranchissables, ces lignes sont des frontières symboliques. Ce sont des conventions que l’on transgresse. Traverser ou ne pas traverser requiert un choix. Tu montres bien dans ta façon de pérégriner dans Baltimore la manière dont les espaces sont investis : même si s’impose l’image d’une ville où certains espaces sont inaccessibles, la réalité est tout autre.

RESIGNIFIER LE TERRITOIRE

F.N. – Je suis allé à Baltimore sur les traces d’Omar, le personnage de la série télévisée culte The Wire [« Sur écoute »], un homme du ghetto noir, qui vole la drogue aux dealers. Omar définit sa propre justice selon son propre code de l’honneur

et en refusant les codes de la société ou ceux des gangs, il acquiert une forme d’invincibilité. Ce personnage a réellement existé à Baltimore, à ceci près que David Simon et Ed Burns, qui ont écrit la série, en font un homme homosexuel. Il redéfinit ainsi les conventions et les frontières symboliques. Il crée sa propre géographie dans la ville qu’elle soit physique, urbaine ou mentale ; sa propre géographie des comportements. Il ne se tient jamais là où on l’attend et l’on ne sait littéralement jamais par quelle rue il va arriver. En refusant les assignations, Omar cesse de se fondre dans la norme établie censée protéger et dans le même temps, contrôler. Il s’agit d’une posture selon moi politique, qui répond aux nouvelles réalités urbaines ; une forme nouvelle de dissimulation active qui m’évoque le fait qu’il doit exister, aux États-Unis comme en Europe, des gens qui cherchent à se redéfinir et à redéfinir les territoires qu’ils habitent. Une posture proche de ce qu’on appelle la Banjee Realness : le fait de performer l’attitude du ghetto de certains Noirs et Latinos américains homosexuels qui refusent la visibilité contrainte. C’est un double mouvement, à la fois de dissimulation et dans le même temps d’affirmation de leur culture d’appartenance. Je reconnais dans le personnage d’Omar la Banjee Realness réinventée, popularisée, sortie de l’underground.

Je pars sur les traces d’Omar à Baltimore et je rencontre la communauté des vogueurs. Le voguing est cette danse performative des communautés homosexuelles et transgenres noires américaines des ghettos, de Harlem d’abord, puis de toutes

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les villes noires comme Atlanta, Baltimore, Washington et maintenant de la côte ouest. Une danse qui retourne les signes du pouvoir blanc en s’appropriant les poses des mannequins en couverture du magazine Vogue. Née dans les années 1960 et performée dans les prisons comme dans les quartiers noirs, popularisée par Madonna dans les années 1990, le voguing a fait récemment son apparition sur la scène artistique de New York où l’art afro-américain devient pleinement partie prenante de l’art contemporain. J’arrive à Baltimore pour me rendre compte qu’il existe une ballroom scene (ainsi que l’on dénomme la communauté du voguing) extrêmement puissante, active, qui n’a plus rien à voir avec la scène médiatisée de New York. Une scène plus real, plus authentique. La ballroom scene est un microcosme de jeunes gens qui ne performent pas devant un public, mais qui performent pour eux-mêmes face à leurs pairs. Les défis qu’ils se lancent ont pour but d’apprendre à être le meilleur. Le fait de défier l’autre est une manière de se dépasser soi-même. C’est un apprentissage initiatique qui permet de se tenir debout dans la société américaine. C’est un apprentissage initiatique qui pousse à être de plus en plus soi-même, à se débarrasser de ses incertitudes et en même temps à n’être jamais figé dans ses certitudes. Cela oblige à aller au-delà de ses propres limites et d’aller au plus près de soi-même. Si être au plus près de soi-même c’est être une femme, alors c’est envisager les conséquences que cela peut avoir. On ne s’arrête pas au seuil de la transsexualité.

Quand ils ne sont pas en train de performer, flamboyants, costumés, les vogueurs de Baltimore sont Omar. Plus précisément, c’est la somme, la réunion de chacun d’entre eux qui compose Omar, une figure symbolique, emblématique, iconique et moderne de la masculinité en milieu urbain. Et je comprends que la Banjee Realness fait partie des ramifications et des évolutions du voguing sous l’influence des nouvelles cultures urbaines, du hip-hop, du RnB. Après les années 1980, le voguing est retourné dans l’underground pour ressortir hybridé, vivifié, réinventé. En insufflant une torsion dans l’écriture du personnage d’Omar, David

Simon et Ed Burns ont mis au jour des situations extrêmes et pourtant réelles dont on feint d’ignorer l’existence. C’est un choix scénaristique d’autant plus remarquable qu’Omar est devenu le personnage le plus populaire de la série, comme si cette Banjee Realness résonnait aujourd’hui pour tous.

Pour ma part, j’avais l’intuition en regardant The Wire que Baltimore agissait comme une métaphore des enclaves périphériques parisiennes. En me rendant à Baltimore, je me lance un défi, une commande passée à moi-même : représenter les possibles de la « banlieue » française, lovés dans les replis encore ignorés de son histoire récente, postcoloniale ; créer des images qui troubleraient notre vision européenne de l’urbain par une sorte de torsion de l’intérieur. Cette posture politique de l’antivisibilité, cette manière organique en perpétuel mouvement d’habiter le monde, m’intéresse artistiquement.

RECONFIGURER LE TERRITOIRE

F.N. – […] En allant à Baltimore pour comprendre la périphérie de Paris, j’avais en tête le grand Paris. Au retour de Baltimore, j’ai rencontré la toute jeune scène en éclosion des vogueurs parisiens. Ils habitent tous Aubervilliers, Saint-Denis, La Courneuve, Bobigny, La Défense. J’ai ainsi compris que la distinction de Paris et de sa banlieue n’était plus opérante et envisagé Paris avec ses pourtours

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et ses enclaves. J’ai redéfini la convention qui sépare Paris de sa proche banlieue – de la même façon que le langage est une convention qu’on peut redéfinir. On peut s’en affranchir. Je me positionne toujours à un endroit de ce type-là. Avoir la liberté de redessiner mon propre territoire, mais uniquement dans la mesure où il correspond à la façon dont mes protagonistes envisagent eux-mêmes ce territoire.

N.G.-S. – D’une certaine manière à Baltimore ou à Paris, la question n’est pas celle de la périphérie versus le centre. C’est celle d’un milieu hostile dans lequel il faut pouvoir exister. Et où il faut se donner les moyens d’exister. Est-ce que l’on transporte le milieu hostile avec soi ou pas ? Est-ce qu’il n’est pas généré par la personne elle-même ? En particulier dans les expériences transgenres : quel que soit l’endroit où la personne se trouve, elle va susciter une forme d’hostilité. Elle manifeste une volonté de faire face, elle exprime une puissance d’agir ; la puissance d’exister à travers une performance qui va, en quelque sorte, inévitablement produire le milieu hostile contre lequel elle va ou avec lequel elle va exister. Tout contre lequel elle existe, en fait, parce qu’elle a aussi besoin de cette sorte de confrontation pour exister.

Dans un tel contexte, tu éprouves les limites. Et cette épreuve, cette mise à l’épreuve des limites, est aussi une épreuve performative dans la manière de s’habiller, de choisir son accoutrement, de choisir avec beaucoup de soin sa posture, sa manière de se déplacer. À cet égard, il y a une recherche extrême, une sorte de sophistication qui est au fondement même de ce mode d’existence. En fait, le milieu hostile est un espace qu’il s’agit de pénétrer pour en recomposer les différentes dimensions. Voilà ce que parviennent à faire les vogueurs. Ils éprouvent les limites et les repoussent.

F.N. – C’est ce que dit Dale Blackheart, le vogueur de Baltimore avec lequel je travaille le plus étroitement : « Connais-toi toi-même, c’est ce que je fais, c’est la vie du ghetto ». Il redéfinit

ses frontières. Dans sa flamboyance, dans son expérience transgenre de la féminité dans le milieu hostile que constitue Baltimore, comme Omar, il redéfinit, dépasse ou porte avec lui l’hostilité pour que les frontières se déplacent. Il s’y rend visible ou invisible, il est en capacité d’y apparaître ou d’y disparaître à l’envie.

N.G.-S. – Les vogueurs ont conscience des enjeux, des limites, des pressions et, en même temps, des ressources dont ils disposent précisément pour entreprendre ce régime d’existence. En fait, ce sont elles et eux, parce qu’il y a aussi une certaine mobilité sexuelle et de genre qui est à l’œuvre. Autrement dit, il y a une condition préalable à cette manière d’exister pour outrepasser le régime de visibilité contrainte. C’est de prendre conscience de l’ensemble des formes de limitations dans lesquelles ces personnes se trouvent. Elles en ont acquis une intelligence très précise, très aiguë, peut-être même exacerbée, alors même qu’elles dépendent, souvent à leurs dépens, des espaces dans lesquels elles évoluent et de l’ensemble des limitations qui leur sont imposées. Et c’est à partir de ça qu’elles inventent cette alchimie, cette manière d’exister qui va à la fois leur permettre de prendre la mesure des limites qui leur sont imposées et de les dépasser, de constamment les déplacer – parce que je pense qu’il serait un peu illusoire d’imaginer qu’elles viennent à bout des limites existantes. Elles ne dissolvent pas ces limites, elles les transgressent, elles les dépassent, elles les reconfigurent. Elles ont compris que les limites n’ont pas vocation à disparaître. Par contre, elles parviennent à en jouer. Elles parviennent, non pas à exister avec, mais à s’inventer, littéralement, pour les transformer. Il faut être capable de surmonter l’ensemble des obstacles, des contraintes, y compris des violences qu’elles exercent. C’est une épreuve physique et sociale quotidienne. Il y a une âpreté de ce mode d’existence qui est proportionnelle à ses contraintes et explique l’extrême inventivité et la nécessité de mobiliser de multiples ressources, de formes de soi qui vont très au-delà de ce que font les personnes qui ne sont pas marginalisées, qui ne sont pas en butte à cette hostilité. Dans leur

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manière d’investir la ville, les vogueurs définissent des territoires incertains dont les frontières, pourtant, sont tangibles.

F.N. – En effet, en oubliant Omar pour travailler avec les vogueurs de Baltimore, je décide d’interroger ce qui pour moi constitue la puissance du voguing : sa capacité d’invention à l’intérieur de frontières, de contraintes, de limites très fortes. Sa capacité en permanence à se vivifier, à se réinventer me ramène à la définition d’un dispositif en art contemporain, capable de faire création tout en se renouvelant sans cesse.

Les catégories du voguing déploient toutes les variations entre l’extrême masculin et l’extrême féminin. C’est une manière d’apprendre à faire des choix dans la vie, des choix qui sont parfois définitifs. Les règles du voguing sont très fortes ; elles sont codifiées à l’extrême puisqu’elles doivent prendre en compte une variation infinie de situations et d’expressions du genre. Chaque situation nouvelle, chaque expression nouvelle de soi enrichit et complexifie les règles et les catégories de la communauté. Tout l’enjeu est de déplacer ces règles, voire de les rompre. En transgressant les règles pour faire surgir une chose à laquelle personne n’avait jamais pensé – dans son personnage, son alter ego, ou dans sa performance, dans sa bravoure, dans ce qu’on appelle la fierceness – la férocité – un vogueur va devenir légendaire. Parce qu’il fait avancer la communauté toute entière et en repousse les frontières. Être légendaire c’est,

dans le même temps, exister aux yeux de la communauté et à ses propres yeux. En existant à ses propres yeux, paradoxe merveilleux, il n’a plus rien à prouver et il peut devenir ce qu’il veut, où il veut, quand il veut. Il peut dépasser les limites de la communauté, aller dans le monde. Ce qui est aussi très beau dans le fait d’être légendaire, c’est que lui seul le sait. L’une des attitudes d’être légendaire, c’est de ne jamais le dire, de ne jamais s’en vanter, puisque, de toute façon, il est légendaire. C’est, à mon sens, le degré ultime de la performativité.

N.G.-S. – C’est une forme de souveraineté. C’est cela qui se joue. Pourquoi en parler dans un contexte territorial ? C’est qu’en fait, en se métamorphosant, ces personnages métamorphosent aussi le territoire dans lequel ils se trouvent, y compris ces espaces qui sont sans qualité, détruits. En fait, ces espaces-là sont nécessaires à l’invention de ces personnages aussi flamboyants, aussi souverains. Et, à leur manière, ils donnent à voir ces espaces-là différemment ; ils les donnent à vivre aussi différemment.

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N.G.-S. – Les vogueurs, dans le contexte d’une ville comme Baltimore, donnent à voir la codification des manières d’être visible : visiblement pas à sa place ou visiblement à sa place. La même personne peut ressentir l’une ou l’autre expérience. Ces personnages ont conscience d’être à leur place, ou de ne pas l’être. Ils savent qu’ils sont visiblement à leur place dans certaines situations, et pas dans d’autres. Comme s’ils incarnaient la frontière qui marque le passage de l’une à l’autre place. La ligne de partage parcourt alors la surface de la peau, est à fleur de peau, dans l’apparence et l’accoutrement queer (étrange, dérangeant), entre genre et race, ainsi donnés à voir.

Alors pourquoi « Hard Skin » ? Reprenons le récit : en fait, nous devons cette expression à un des personnages que tu côtoies. Une personne habitant Baltimore qui entretient un double mouvement dans sa manière d’exister : Lo Bell, alias Gabrielle. Nous avons parcouru Baltimore ensemble. Lors de ce périple j’ai été saisie par la relation très intime qu’il entretient avec ces espaces, avec ces lieux. Et son intimité consiste précisément à leur conférer un autre sens que celui qu’on leur attribue usuellement. Il les requalifie, il les recompose, il les réinvente, il les métamorphose. Et on se surprend après coup à poser sur ces lieux un autre regard.

Ce n’est pas juste une expérience esthétique. Il/elle y introduit une charge, une forme, quelque chose qui serait de l’ordre d’un possible qu’on serait bien en mal d’y trouver si on s’y égarait par hasard, ou par erreur. Autre chose commence à être insufflé dans ces lieux dès lors qu’ils sont investis par ces personnages.

MÉTAMORPHOSER LE TERRITOIRE

F.N. – La ballroom scene est composée de familles, des groupes d’adoption ayant chacun leur figure tutélaire, leur style, leur couleur. Je suis proche des

membres de la famille Revlon et dans ma traversée de Baltimore en leur compagnie, j’ai rencontré et travaillé avec des figures féminines et masculines. J’étais parfois incapable de savoir qui était une fille, qui était un garçon, ou bien encore qui était travesti et qui était transsexuel – ou plus exactement, engagé dans un processus de transsexualité ou de transsexualisation. Ce n’était plus là l’enjeu ni la question : je voulais être simplement au plus proche de ce que qu’ils sont. Afin de produire des images non attendues ou qui surprendraient nos attendus : des images où le territoire ne fait plus le sujet mais où le sujet fait le territoire.

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C’est à mon sens le cas du portrait de Gabrielle dans Park Heights, l’un des quartiers les plus abandonnés de Baltimore. Deux mois après avoir réalisé un portrait de la famille Revlon, je rencontre Lo Bell, incapable de reconnaître en lui Gabrielle, son alter ego. Nous décidons de photographier Gabrielle. Je lui demande de filmer toute la préparation préalable avec son téléphone. Je filme la transformation. Je mets ainsi en place un processus qui tend vers cette image, afin qu’il/elle soit dans une conscience pleine de ce qui est en jeu. Lo Bell vit chez sa grand-mère, dans le sous-sol de la maison. Il y a un accord tacite, un non-dit dans la famille : on connaît l’existence de

Gabrielle, mais elle doit se dérober aux regards. Nous quittons ainsi la maison par l’arrière-cour, pour nous rendre dans Park Heights, un décor à l’abandon de maisons vides et éventrées. Je n’ai jamais eu peur dans Baltimore parce qu’il y avait une évidence à ma présence, mue par la nécessité du travail. À Park Heights, j’étais inquiet. Je pense qu’il y avait un défi, une revanche de la part de Lo Bell à vouloir performer Gabrielle pour moi dans cet environnement. À la fois une forme d’insolence et de virulence ; et une manière, en me faisant faire l’expérience de Park Heights, de m’amener au plus près de sa propre expérience intime de cette ville et de ce quartier. Ce qu’elle résume sur le moment

par quelques mots : « tu es plus en sûreté ici que dans ma famille ».

N.G.-S. – La suite fut aussi inattendue, lors de notre rencontre à Baltimore. Lo Bell monte dans la voiture qui devient le lieu mouvant de la conversation. Elle traverse la ville et en même temps la conversation se déroule ; elle se déroule dans ce qui n’est plus un décor. Comme si la ville était le cadre nécessaire à ce qui se dit dans la voiture. Ce n’est pas fortuit. Il y a une relation étroite, intime entre les deux. Et, dans la minute qui suit, Lo Bell me tend son téléphone portable sur lequel il fait défiler des photographies. Il me dit en montrant une des

photographies avec sa perruque blonde : « je suis elle ». Comme s’il se présentait à moi : « je me présente à toi, je te présente moi ». Ce moi est multiple puisqu’il est à la fois la personne qui est à l’arrière de la voiture et la personne qui pose en perruque blonde sur l’écran du téléphone. Deux personnes à la fois distinctes et communes, qui sont nécessaires l’une à l’autre. Et celle dans la voiture m’explique comment celle qui est sur la photo

existe et à quelles conditions elle existe. Très vite dans l’entretien, il /elle dit : « tout ça c’est une affaire de hard skin », de peau dure ; c’est une affaire d’endurcissement ou de cuir dur. Ce n’est pas que la peau soit dure, c’est plutôt avoir le cuir résistant.

F.N. – Et plastique, c’est à dire extrêmement solide, qui puisse résister sans casser. Sans se blesser ; sans être blessé.

N.G.-S. – Exister en étant cette personne avec qui je parle jusqu’au personnage qu’elle s’invente. Il faut, effectivement, avoir beaucoup de plasticité et beaucoup de résistance.

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F.N. – Ce qui frappe chez Lo Bell, c’est sa réflexivité, sa capacité à analyser sa présence dans le contexte de Baltimore. Il nous dit qu’il a eu la chance d’aller vivre un an en Virginie, où le fait d’être noir, pauvre et homosexuel, mais d’abord noir et pauvre, n’est plus forcément un stigmate. En étant sorti de Baltimore, il a commencé à prendre conscience d’une image plus grande.

N.G.-S. – Il recadre. Il se dit qu’il peut exister en tant que Lo Bell et pas en tant qu’homme noir et pauvre. Il revient à Baltimore fort de ça. Alors qu’il pourrait décider de ne pas continuer à exister dans ce milieu hostile puisqu’il est déjà sorti de Baltimore.

F.N. – Revenir est un choix de sa part. Il n’est plus en obligation d’avoir une hard skin, il l’a. Et il peut donc exister dans un monde hostile ou non, et passer d’un monde à l’autre. Quand il revient dans le monde hostile, ce n’est pas un problème. Il sait faire. Certes, il a appris. Contrairement à ce qu’on pense, la plupart de celles et ceux qui pourraient quitter Baltimore font le choix d’y rester.

N.G.-S. – Non seulement elles/ils font le choix de rester à Baltimore, mais elles/ils font le choix de faire quelque chose de ce monde hostile. Non pas de le subir, non pas de l’ignorer ou de le fuir, mais de le transformer en une ressource personnelle,

en un environnement qui devient viable. Il faut être aguerri pour exister dans ce climat hostile dans lequel elles/ils évoluent et qui pourrait intoxiquer beaucoup d’autres. Et dans ce balancement, dans cette circulation entre différentes identités sexuées, différents personnages, différentes apparences, elles/ils mettent en évidence que le monde hostile est viable, dans la sophistication de leur invention personnelle. Alors même que tout porterait à les convaincre que l’hostilité est quelque chose d’extrêmement difficile à surmonter, qui incite à partir, à fuir, à se protéger. Lo Bell n’est pas dans une protection de soi, il sait s’exprimer, s’exposer en Grabielle. Et il s’expose d’autant

plus qu’il ne craint plus rien de ce monde hostile. Il ne l’abolit pas. Il peut traverser la ville et soutenir son regard, il a le cuir dur. Il l’affronte avec cette hard skin. Il ne le surmonte pas, il ne cherche pas à le surmonter, il ne cherche pas forcément à transformer le monde dans lequel il est ; il s’est transformé. Il/elle s’est transformé/e et parvient à habiter cette ville qui pourrait être réduite à ce qu’on en voit : un monde détruit et hostile, ne serait-ce qu’à lui-même. Un monde hostile à lui-même. Un monde qui ne parvient pas à surmonter toutes ses fractures, tout ses délabrements. Or,

c’est de ce délabrement que surgit une capacité à exister.

F.N. – Il tire sa force du fait d’être totalement Gabrielle lorsqu’il est dans le bus à six heures du matin alors qu’il rentre d’une boîte de nuit – et non pas Lo Bell en Gabrielle, ce qui lui amènerait une forme de fragilité face au regard des autres. Il dit, quand il parle de hard skin : « Je suis dans le bus, je n’ai pas le choix et je vois bien les regards des gens. J’ai deux possibilités : soit avoir peur, soit apprendre à ouvrir mon sac, à me remaquiller, à remettre mes cheveux en place et à être Gabrielle. » À partir du moment où il fait le

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choix d’être Gabrielle dans le bus, elle transforme le regard des autres passagers. Elle transforme le monde.

LES AILES DU DÉSIR

N.G.-S. – Elle oppose une résistance au regard émerveillant, entre désapprobation, dégoût et émotion, émerveillement. Ces regards pourraient la fragiliser ou la fissurer. En réalité, elle transforme ce regard pesant, elle le métamorphose. Elle tient face aux regards des autres. Autrement dit, ce qui peut sembler parfois difficile à percevoir, c’est que cela finit par s’étendre à la ville. Ce n’est pas juste une personne dans un bus qui est en train, en quelque sorte, d’acquérir son indépendance, d’affirmer son existence face aux autres, face à un regard qui voudrait la soumettre. C’est aussi l’histoire de toute une vie et de toute une ville qui se joue dans ces relations-là. Une vie, une ville qui, en fait, n’est pas jouée. L’incertitude dans la ville de Baltimore, apparemment perdue, est balayée par des êtres qui y existent et lui confèrent un autre sens. En l’habitant autrement, ils font confiance à cette ville qui a été complètement abandonnée de tous, y compris de ses responsables politiques. Et ces parcelles-là, ces fragments-là font que la ville change de sens. Elle est transfigurée. À l’image de ces créatures qui l’habitent et font le pari de la recréer. En se remettant d’aplomb, elles modifient le climat local. Cela ne se fait pas tout seul, mais cela finit par transpirer. Pour le dire dans le langage du secret : cela se sait. Quand bien même ce sont des scènes discrètes, parfois très confidentielles, ça finit par se savoir. Dans la manière dont elles/ils

existent, dont elles/ils se tiennent d’aplomb dans la ville, et qu’elles/ils ont l’aplomb de la traverser avec ce qu’elles/ils sont, avec cette constante ambivalence, cette circulation entre différentes apparences, il y a une espèce de pari qui est à l’œuvre. Le pari de se tenir debout dans ce monde-là sans rien révoquer de ce qu’il est, de son âpreté, de sa difficulté, de son état et en même temps, l’imaginer, le faire vibrer. Cette sorte de pulsation le fait exister différemment.

F.N. – Comme l’écrit Emanuel Xavier, poète nuyoricain (portoricain de New York) de la ballroom

scene new yorkaise des années 1990 dans son poème « Legendary » : « ils marchent sur le runway (podium) comme ils marchent sur l’eau, pour arriver à cette terre promise ».

N.G.-S. – Oui, il y a quelque chose d’une sorte d’investissement incarné, physique, remarquable. Le contraste – ou la contradiction de ce mode d’investissement de la ville – est fort avec ceux qui ne parviennent plus à mettre un pas devant l’autre et qui sont à deux doigts de s’affaisser.

F.N. – Il y a donc deux manières fondamentalement opposées d’investir ou de traverser la ville : il y

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a ceux qui ont renoncé, d’une certaine manière, dont l’expérience extrême est celle des corps des drogués aux coins des rues qui se penchent indéfiniment, sans jamais tomber complètement ; et ceux qui ne cessent de s’affirmer, de marcher dans la ville. Omar et les vogueurs appartiennent à cette seconde catégorie. Ils arrivent à faire vibrer la ville, à la transformer ou plutôt, à la redresser. Ils investissent cette notion attachée à la mode, qui est que tu deviens la ville que tu traverses comme tu deviens le vêtement que tu portes. Pour reprendre à mon tour le langage du secret : ils créent, et deviennent, des légendes urbaines.

N.G.-S. – Ils sont des êtres puissants. Cette puissance d’agir et cette manière de sortir de l’ordinaire sont inattendues et surprennent.

F.N. – Ils tirent cette puissance du fait qu’ils font le choix d’apparaître. Et, du même coup, de devenir, ou d’être, en capacité. En capacité de prendre le pouvoir, d’une certaine façon, à son échelle et en prenant le pouvoir, d’accepter d’apparaître. Comme, à mon sens, le mouvement des sans-papiers à Paris qui décident d’occuper des agences d’intérim ; qui décident d’apparaître à la télévision en prenant le risque de rendre visible leur illégalité. En apparaissant, ils deviennent intouchables. Donc le pouvoir n’est pas une chose qui est donnée. C’est une chose disponible, que tu as le choix de prendre ou pas. Et, d’un seul coup, en prenant ce pouvoir, tu (ré)envisages, d’abord, ce que tu es.

Cette capacité que Lo Bell a à Baltimore, il ne l’a pas en Virginie. Elle n’existe qu’en résistance, que

dans l’engagement qu’ils ont pour cette ville et qui donne un sens à leur présence. Ils sont engagés et investis là où il y a un sens à leur présence. Cela n’aurait en fait pour eux aucun sens, au sens métaphysique du terme, d’être en Virginie ou à New York. Sans ce sens, et donc sans direction, sans structure, le corps lâcherait. Être en capacité, cela parle de la capacité des gens qui occupent des territoires, les habitent, les performent et en retour les transforment, les métamorphosent. Ils ne se situent plus en termes de périphérie face au centre, ils sont le centre. En faisant le choix de rester dans leur ville, dans leur environnement

qui est peut-être périphérique, peut-être au bas de certaines échelles de valeurs, ils sont en capacité d’être. Dès lors, il ne faut plus changer les « banlieues », les nettoyer ou les rendre vivables. Elles sont ce qu’elles sont. C’est un mode de vie à part entière.

N.G.-S. – Ce qui est perçu comme un problème et contribue à assigner des individus, des groupes, des espaces devient pensable et possible autrement. Il n’y a pas un extérieur des déterminations, il y a l’envers des déterminations, c’est à dire qu’en retour, les déterminations deviennent des possibles. Cela joue aussi sur les

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déterminismes sociaux et il y a bien des manières de considérer que les déterminismes sociaux sont en fait des possibles sociaux. Il y a bien des manières de considérer que ces espaces ségrégés sont des possibles qui, en fait, ne sont pas investis, ne sont pas explorés. De la même manière que les identités peuvent être à la fois des enfermements, mais aussi des espaces de libération. Et c’est sur ce jeu-là qu’il s’agit de s’engager, c’est-à-dire que, s’il y a une réversibilité des sens alors il y a une réversibilité des possibles. Et tout ce qui est constitué aujourd’hui en France comme la banlieue, c’est-à-dire l’espace de l’impossible, est, en fait, un espace de possible.

F.N. – Ces possibles font exister des images que je n’avais pas anticipées, tellement évocatrices. Je pense à la présence de Justin que j’ai photographié dans les arrière-cours de Baltimore : on est, à la fois, dans les poubelles, dans un ghetto à l’abandon, et il y a un homme qui ne semble pas y être déplacé, mais qui porte pourtant des ailes sur le dos. Ce n’est pas du cirque ni du cinéma, c’est un documentaire onirique, à la fois réel et « real », c’est à dire authentique, féroce, performatif. Il y a une grande force dans la présence de cet homme. Cette image est le fruit de cette traversée, elle déborde le territoire par une présence vive.

N.G.-S. – Et la matière que tu fournis est une matière vive, presque incandescente, qui s’affranchit de la visibilité contrainte et peut éminemment déranger.

Elle sème le trouble. Cette intention-là est aussi la mienne. Je ne prétends pas, dans ma position de sociologue ou d’anthropologue, être dans une position où les objectivations supporteraient toute autre expression du monde sensible, je les attends. Et c’est en cela que le dialogue tel que nous l’entretenons m’est une idée nécessaire, y compris pour éprouver mes propres frontières, et mes propres limites.

← Toutes les images : Frédéric Nauczyciel, photogrammes du film The Fire Flies, Francesca, Baltimore, 2013.

Références :• The Wire, série télévisée en cinq

saisons de David Simon et Ed Burns, HBO, 2002/2008.

• Emmanuel Burdeau (éd.), The Wire : reconstitution collective, Paris, Éditions Les Prairies ordinaires, 2011, 182 p.

• David Simon, Baltimore, Paris, Éditions Sonatine, 2012, 936 p.

• Tiphaine Bressin, Jérémy Patinier, Strike a pose : histoire(s) du voguing, Paris, Des ailes sur un tracteur éditions, 2012, 267 p.

• Emanuel Xavier, Pier Queen, Pier Queen Productions, 1997, 45 p.

• Paris is Burning, documentaire de Jennie Levingstone, 78 minutes, 1990.

• The Fire Flies, Francesca, Baltimore, film de Frédéric Nauczyciel, 42 minutes, 2013

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Un après-midi, je travaillais avec Siins, et d’autres, dans un studio du Centre national de la danse. Siins a 18 ans, il est très grand, très imposant, très noir, très féminin. Ce matin-là, il arrive exaspéré au studio. « Je veux maigrir ». Il y avait, contenu dans sa voix, tous les regards de la rame du métro de la ligne 5 entre Bobigny et Pantin. « Tu vas perdre tes seins » lui répondis-je. Il me regarde interloqué, réfléchit une seconde, sourit et passe à autre chose.

J’écoutais un autre jour, à la Gaîté lyrique, la photographe et activiste sud africaine Zanele Muholi qui documente le combat de lesbiennes noires en Afrique du Sud. Elle remarquait que les espaces d’art en France lui semblaient majoritairement blancs et rarement métissés. Preuve en était le public qui assistait à la conférence.

C’était l’une des raisons qui m’avaient fait quitter – pour un temps – le monde du théâtre et de la danse. Non pas que les artistes en France ne puissent être préoccupés par ces questions. Je dirais plutôt qu’ils ne maîtrisent plus complètement les conditions de fréquentation des lieux où ils sont invités – ou parfois qu’ils dirigent. Vingt années de médiation culturelle n’ont fait qu’étendre le désert. Étrange paradoxe en effet : à force de voir des publics, on a fini par ségréger le public. Il n’y a qu’un seul public, et il faut le prendre d’assaut. Par surprise. Parfois de force. Mais avant tout : par la création elle-même. Ainsi à un autre moment, avec Siins et d’autres, nous avons occupé le Studio 13/16 du Centre Pompidou pendant 3 semaines consécutives. 3 semaines avec la toute jeune et très active scène transgenre caribéenne parisienne. La politique du

Studio 13/16, dont les activités sont destinées aux adolescents et jeunes adultes qui visitent le centre, est de ne pas chercher de public particulier. J’ai ainsi pu y formuler un étrange contrat : les ateliers étaient ouverts à ceux qui allaient les animer. Au fur et à mesure du travail, nous nous sommes appropriés le centre, avons débordé parfois le studio qui s’est petit à petit rempli d’un public tout à fait nouveau, majoritairement jeune et majoritairement noir, et très urbain en somme.Ici réside aujourd’hui une forme de résistance artistique : occuper entièrement les lieux qui nous sont mandatés, confiés ou prêtés. Je m’attache à y créer, coûte que coûte, un espace protégé où ce qui va advenir échappe à toute prédéfinition et il peut m’arriver de travailler contre les curateurs eux-mêmes. Parce que tant que l’expérience elle-même n’aura pas été traversée, il ne pourra y avoir que présupposé ou malentendu. Comme pour chaque acte de création, on ne pourra en mesurer l’étendue qu’au moment où l’œuvre est donnée à voir. Et il y a beaucoup de chances pour qu’elle soit comprise (au sens de prendre avec), et qu’elle trouve d’elle-même son public, si le lieu de présentation reste un lieu d’expérience. C’est absolument organique.

Et je repense à Siins : comment peut-il trouver l’espace symbolique qui lui permette de s’inventer complètement s’il n’y a pas de lieux physiques dédiés à l’invention ? Et, renversement : comment prétendre vouloir favoriser la création s’il n’existe pas dans notre vision de demain, des espaces imaginaires où un homme/femme comme Siins peut s’épanouir ?

Frédéric Nauczyciel, Un splendide renversement du regard,

Paris, juin 2014

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Et d’un coup, je relie directement le fait qu’il y ait moins de lieux véritables de création pour les artistes en France au fait qu’il soit de plus en plus difficile pour toute une génération française de pouvoir s’inventer. Je ne parle pas seulement des jeunes, je ne parle pas seulement des Noirs ou des Arabes, je ne parle pas seulement des transsexuels ou des homosexuels, je ne parle pas seulement des immigrés, je ne parle seulement des femmes, je parle de tous, car chaque individu a le droit d’inventer ce qu’il veut être et veut advenir – et d’affirmer ce qui est beau, à ses yeux. Et au bout du compte, on est bien au-delà des « questions de genre » ou des « questions de minorités ».

Encore un autre jour, je croise dans le métro, à la station Pantin, un homme très grand, très imposant et très noir, en short et sac à la main, visage enfantin et chaleureux. Son corps rond et fluide et ses gestes féminins me semblent d’un grand naturel et se fondent dans la proximité de trois femmes – africaines, françaises, afro-américaines, je ne saurais dire. J’aime à penser qu’il ne s’agit pas, à ce moment-là, de l’expression d’une orientation sexuelle particulière, mais plutôt une forme de stratégie pour adoucir et fluidifier l’image de son corps, comme pour adoucir les regards de la rame du métro de la ligne 5. Une autre manière d’être dans la ville. Un splendide renversement du regard, en somme.

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← Frédéric Nauczyciel, « Ratchets » (étude), 2013.