Pensée unique, fracture sociale, populisme

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PENSÉE UNIQUE, FRACTURE SOCIALE, POPULISME Comment la politique vampirise les idées nouvelles Philippe Cohen Gallimard | Le Débat 2014/1 - n° 178 pages 41 à 51 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-2014-1-page-41.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Cohen Philippe, « Pensée unique, fracture sociale, populisme » Comment la politique vampirise les idées nouvelles, Le Débat, 2014/1 n° 178, p. 41-51. DOI : 10.3917/deba.178.0041 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 31/03/2014 15h33. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 31/03/2014 15h33. © Gallimard

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PENSÉE UNIQUE, FRACTURE SOCIALE, POPULISMEComment la politique vampirise les idées nouvellesPhilippe Cohen Gallimard | Le Débat 2014/1 - n° 178pages 41 à 51

ISSN 0246-2346

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-debat-2014-1-page-41.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Cohen Philippe, « Pensée unique, fracture sociale, populisme » Comment la politique vampirise les idées nouvelles,

Le Débat, 2014/1 n° 178, p. 41-51. DOI : 10.3917/deba.178.0041

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Comment la politique vampirise les idées nouvelles

Autrefois, la politique était affaire de pro-grammes, de partis et d’idéologies. Les pro-grammes sont devenus des catalogues – les soixantes promesses de François Hollande – facilitant les bilans télévisuels de huit minutes (promesse n° 1: tenue; promesse n° 2: non tenue; promesse n° 3: tenue en partie, etc.). Aux partis se sont substitués des staffs et des écuries. Quant à l’idéologie, dont on a annoncé la mort avec soulagement et cymbales, on l’a remplacée par la chasse aux idées nouvelles. Or, ces dernières ne viennent jamais ou rarement des hommes et des femmes politiques eux-mêmes. Elles ont deux sources: d’une part, l’inspiration née de réussites étrangères (le «modèle allemand», «espagnol», «irlandais», version politique du benchmark en vogue dans le management); d’autre part, la production d’intellectuels. Ces derniers étaient autrefois dits «organiques». Ils

faisaient «corps» avec le parti, façon polie de dire qu’ils y jouaient le rôle de plantes vertes, dans la mesure où ils étaient peu associés à l’éla-boration de sa ligne politique. Dans la configu-ration actuelle, ce sont les artistes de variétés qui jouent les plantes vertes. Les intellectuels se sont émancipés des partis depuis plusieurs décennies. Ils produisent des idées politiques, des analyses, des visions nouvelles. Il y a quelques années, tous les partis ou courants avaient voulu se doter de clubs les accueillant, mais le bilan de cette inter-nalisation a été mitigé; autant puiser ce qui est neuf dans la sphère extérieure des productions d’idées que relaient les médias. Cette matière est parvenue à intéresser les politiques, désormais à l’affût d’idées nouvelles: ils la considèrent comme le carburant du «renouveau» qu’ils estiment indispensable à la pérennité de leur influence. Mais attention! Ces idées nouvelles telles que

Philippe Cohen est décédé le 20 octobre 2013. Il nous avait confié au début de l’été dernier cet article qui aura été son dernier. Sa publication nous donne l’occasion de saluer la mémoire d’un journaliste exemplaire.

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le terme «populisme» a fait son apparition dans le discours politique conventionnel sous la forme d’une sorte de spectre répulsif 1. Il servit à dési-gner le chant électoral des démagogues dévoyant les électeurs du chemin de la démocratie raison-nable. Le pic de cette réduction manichéenne de l’analyse politique a été atteint à l’occasion du référendum sur le Traité constitutionnel euro-péen, en 2005, l’unanimité de la caste média-tique en faveur du «oui» s’opposant à un «non» très majoritaire dans les couches populaires (ouvriers, employés, techniciens) et en forte pro-gression, par rapport au référendum de Maas-tricht, parmi les cadres et les classes moyennes. Le vote donnait aux européistes les plus engagés le choix entre le désespoir («Il faut changer le peuple», voire limiter la démocratie) et le désarroi, lui-même porteur du doute. Dès lors que le populisme séduisait une nette majorité de l’élec-torat, sa dénonciation obsessionnelle devenait un signe d’impuissance politique supplémen-taire. Il fallait donc «revoir le sujet», et peut-être l’extirper d’une axiologie trop simpliste qui fait de l’Europe un totem. Le mépris et l’insulte ne sont pas une politique. D’où l’intérêt suscité par les réflexions autour de la relégation géogra-phique des couches populaires et, plus globale-ment, des manifestations de ce néo-populisme apparu en France et en Europe.

Il n’est pas inintéressant de retracer la généa-logie de cette percée conceptuelle autour du populisme et des «oubliés» de la politique fran-çaise qui, on le verra, a fini par faire réagir l’en-semble des forces politiques françaises.

À la fin des années 1990, fortement influencé

l’on peut les voir apparaître sur la scène poli-tique n’ont rien de commun avec des proposi-tions de réformes dont le corps électoral a appris à se méfier depuis que celles-ci désignent, dans une grande majorité de cas, des mesures de régression sociale. Ces idées agissent plutôt à la manière d’un révélateur, donnant de la société une vision qui contredit les représentations que l’on en avait jusqu’alors. Un concept surgit, qui éclaire notre lanterne et ouvre soudain un champ de compréhension jusque-là inaccessible: ça fait «tilt». Fonctionnant comme des clés, des grilles de lecture, elles servent à bousculer les modes d’interprétation: leur renouvellement incessant témoigne d’une certaine frénésie à consommer de l’herméneutique, souvent partielle ou frag-mentaire…

La découverte de la «France péri-urbaine»

Il arrive cependant que dans ce «salon pro-fessionnel des concepts», où prolifèrent les publi-citaires, les intellectuels aux métiers imprécis et autres consultants, surgisse quelque pépite.

La dernière élection présidentielle a ainsi vu apparaître au premier plan, du moins parmi la foule des décrypteurs, commentateurs et ana-lystes dont s’est doté notre dispositif médiatique, le concept de «France péri-urbaine», au cœur d’un nouvel écosystème sémantique: gentrification des centres-villes, exode urbain, insécurité cultu-relle, paniques morales, classes populaires, invi-sibilité sociale, etc. Tous ces concepts renvoient à ce que l’on appelle le «populisme» et qui prend une place de plus en plus grande dans le paysage politique français et européen.

Dès le référendum de Maastricht et les élec-tions européennes de 1994, qui avaient consacré une percée des listes Tapie, de Villiers et Le Pen,

1. Sans aucune référence, d’ailleurs, à la première appa-rition historique d’un populisme revendiqué positivement à la fin du XIXe siècle aux États-Unis. Cf. sur ce sujet les ouvrages de Christopher Lasch et de Jean-Claude Michéa.

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sont beaucoup plus généreuses dans ces cités que dans les petites villes à la grande périphérie des villes. Dans les espaces péri-urbains et ruraux, où l’emploi ouvrier progresse fortement (plus de 27 % en 1999), les classes populaires cumulent plusieurs handicaps: accès à l’emploi plus difficile, formation professionnelle moins présente, accès à l’université plus difficile, moindre présence des services publics.

Guilluy décide de compiler toutes les données de cette nouvelle «géographie sociale» et d’en publier une analyse. Il signe un contrat d’édition chez Bayard. Surgit ensuite une difficulté à la remise du manuscrit: l’éditeur, qui a fait lire le texte à un sociologue, n’est pas convaincu par sa démonstration; il craint que l’analyse ne finisse par «justifier» le vote en faveur du Front natio- nal. Comme l’auteur, qui n’a œuvré ni dans le monde universitaire ni dans celui des médias, manque sérieusement de «réseaux», son texte lui reste sur les bras. Il décide alors de le publier chez L’Harmattan en 2000 4: pour rendre son analyse moins corrosive, et afin de la faire mieux connaître, il transpose son manuscrit en un Atlas des nouvelles fractures sociales en France; une nou-velle édition augmentée paraît chez Autrement en 2004 5. Curieusement, alors que la plupart des cartes publiées concernent les classes popu-laires reléguées dans les espaces péri-urbains et ruraux, l’éditeur fait figurer en couverture la mention suivante: «les classes moyennes oubliées et précarisées». L’ouvrage est remarqué, sans

par les thèses d’Emmanuel Todd sur les struc-tures familiales et l’analyse des immigrations, Christophe Guilluy, que l’on présente alors comme un «géographe consultant» – il travaille dans un bureau d’études dont les collectivités locales sont clientes –, s’aperçoit, à travers des travaux effectués dans un certain nombre de petites villes, que la situation sociale y est encore plus dégradée que dans les villes de banlieue, qui constituent alors l’alpha et l’oméga de la poli-tique de la Ville depuis le début de la décennie. Poursuivant sa réflexion, il comprend que, si l’on assiste à une recomposition sociale de la population des villes, surtout des plus grandes, celle-ci s’accompagne forcément d’une autre recomposition sociale, ailleurs, hors des espaces urbains… Les grandes agglomérations françaises combinent dans leur population une forte pro-gression des cadres supérieurs et des professions intellectuelles – on parlera bientôt des «bobos» – et une présence maintenue des immigrés. Petit à petit, dans les années 1990, les classes popu-laires – ouvriers et employés – sont reléguées hors des villes, dans des espaces péri-urbains et ruraux. Le déménagement des usines à l’exté-rieur des villes et le prix du foncier contribuent à accélérer le phénomène. Dans le même temps, la part des villes dans la progression du produit intérieur brut français s’est accrue au détriment des espaces non urbains. D’où le premier constat auquel aboutit Christophe Guilluy: «Pour la première fois dans l’histoire, les classes popu-laires ne sont pas là où se créent les richesses: 60 % de la population 2 (non urbaine) n’habite pas là où ça se passe. La mondialisation ne fonc-tionne que dans les grandes villes 3.» Conséquence immédiate: alors que les médias se focalisent sur les banlieues, en lesquelles ils perçoivent un concentré de l’injustice sociale, Christophe Guilluy, lui, constate que les politiques sociales

2. Le chiffre peut paraître considérable. En réalité, l’étonnement qu’il produit n’est que la conséquence de notre accoutumance aux vieilles catégories de l’INSEE: pour cette noble institution, la population rurale ne regroupe que les Français vivant dans des cités de moins de mille habitants.

3. Entretien avec l’auteur.4. Atlas des fractures françaises: les fractures françaises

dans la recomposition sociale et territoriale.5. Avec la collaboration de Christophe Noyé et Domi-

nique Ragu (cartographe).

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par les journalistes, des transformations sociolo-giques en cours et de cet exode urbain évoqué par Christophe Guilluy. Pour les deux auteurs, les scores flatteurs de Jean-Marie Le Pen en 2002 et de Nicolas Sarkozy en 2007 démontrent que ces deux candidats ont su, mieux que la gauche, s’adresser aux classes populaires relé-guées dans les zones péri-urbaines et rurales.

En quelques années, les idées de Christophe Guilluy se sont diffusées au sein de la sphère médiatique. Il publie des tribunes. La «gentrifi-cation» des centres-villes, nom scientifique donné à la «boboïsation», séduit les journalistes qui se reconnaissent dans ce phénomène comme dans un miroir agréable et gratifiant. Peu avant d’être nommé à Matignon, en mai 2005, le directeur de cabinet de Dominique de Villepin, Bruno Le Maire, le contacte. La jeune femme qui lui téléphone lui lance, enthousiaste: «Votre Atlas des fractures sociales est notre bible.» Il n’en sor -tira évidemment rien…

En 2010, Christophe Guilluy publie un nouvel ouvrage, Fractures françaises 8, dans lequel il appro-fondit son analyse. Désormais, l’inflation immo-bilière expulse aussi des centres-villes les classes moyennes inférieures, qui viennent encore grossir ce «peuple invisible», banni dans le dernier stade de la modernité. Le propos est plus mordant. L’auteur ne se contente plus d’observer, il dénonce les mystifications de l’époque: le mythe des classes moyennes, qui seraient le «ventre» social du pays, alors que les effets de la mondialisation tendent à paupériser non seulement les ouvriers mais aussi les professions intermédiaires et les cadres moyens; il pourfend la vision «d’une société

plus. Il faudra attendre la fin des années 2000 pour que l’idée d’une nouvelle géographie sociale s’impose dans le débat public.

Entre-temps, d’autres auteurs émergents, qui développent des thèses voisines de celle de Christophe Guilluy, tout en apportant souvent de nouveaux éléments. Le journaliste Éric Conan publie en 2004 un magistral La Gauche sans le peuple (Fayard) qui montre comment et depuis quand le PS a abandonné les classes popu-laires. En 2006, Philippe Guibert et Alain Mergier publient Le Descenseur social 6, note dans laquelle ils dénoncent la mystification persistante, héritée des années 1980, d’une classe moyenne domi-nante dans la société. En réalité, ouvriers et employés représentent 60 % des salariés, un électeur sur trois: «La société “post-industrielle” n’entraîne pas, loin de là, la disparition des milieux populaires, lit-on sous leur plume. Leur figure emblématique n’est plus le métallo, mais la caissière de supermarché, l’assistante mater-nelle ou le magasinier. Aussi disparates que soient leurs situations, il y a un problème commun, fon- damental que l’on peut résumer en une phrase: comment se débrouille-t-on lorsque l’on est le plus mal loti économiquement et le plus exposé à toutes les menaces sociales pour se construire une vie décente? Ce problème est celui des milieux populaires.» Ils en déduisent une conclusion poli- tique prédictive: ces classes populaires seront – comme toujours lorsqu’elles votent – l’enjeu central de l’élection présidentielle de 2007.

En 2009, Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin, respectivement chercheur en science politique et professeur de géographie, et tous deux socialistes, publient Recherche peuple déses-pérément 7. Ils mettent en garde le parti socia-liste: ses défaites électorales de 2002 et 2007 s’expliqueraient avant tout par une méconnais-sance, par les dirigeants socialistes tout comme

6. Le Descenseur social. Enquête sur les milieux populaires, Fondation Jean-Jaurès-Plon, 2006.

7. François Bourin, 2009.8. François Bourin, 2010.

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tophe Guilluy, cette «conscience de classe», alors que ladite classe s’est notoirement rétrécie, relève de la peur du déclassement: rendus plus vulnérables socialement, ouvriers et employés assimileraient leur non-appartenance à la classe moyenne «comme un décrochage définitif à l’égard de la société tout entière». Ils ne peuvent y consentir.

Arrive la campagne présidentielle de 2012. Christophe Guilluy s’attendait vaguement à être contacté par des candidats de gauche: ne posait-il pas implicitement la question de la reconquête des classes populaires? Et ses analyses n’avaient-elles pas été reprises et développées par quelques universitaires et intellectuels ainsi que des hommes et des femmes politiques socialistes? Oui, mais voilà, jusqu’alors, seuls Jean-Pierre Chevène-ment et Henri Emmanuelli l’ont sollicité.

Surprise, c’est l’inverse qui se produit, comme si tout l’establishment socialiste était déjà convaincu de ce que le «prolo» basique faisait maintenant partie de l’électorat naturel de la droite et du FN. À l’automne 2011, Jean-Baptiste de Froment, conseiller «opinion» de Nicolas Sarkozy, contacte Guilluy après l’avoir entendu dérouler ses thèses dans «Répliques», l’émission d’Alain Finkiel-kraut sur France Culture. L’entretien porte sur son dernier ouvrage. Quelques jours plus tard, le conseiller le rappelle, sur le thème «Le Président voudrait discuter avec vous». Guilluy hésite, puis accepte le rendez-vous, considérant qu’un entretien de trois quarts d’heure avec un pré-sident de la République, en présence de son conseiller, n’a nullement valeur d’engagement partisan. Comme souvent, l’ex-Président se

française divisée entre les exclus, essentiellement les minorités qui vivent en banlieue, et la classe moyenne», comme s’il n’y avait aucun problème social en dehors des banlieues; il dénonce la vision «à l’américaine» de ces mêmes banlieues, qui seraient sous-équipées à cause d’une discri-mination latente qui pousserait les habitants «français de souche» à les quitter, accentuant ainsi la ghettoïsation, depuis des années la prio-rité sociale des gouvernements. «Ce n’est pas le racisme, écrit-il, mais l’insécurité qui pousse les habitants à fuir les tours des banlieues.» Cette vision polarisée par les problèmes – réels par ail-leurs – de discrimination, assène-t-il, ne corres-pond pas à la réalité. Les départements qui comptent sur leur territoire de grandes banlieues urbaines bénéficient, écrit-il «d’une densité d’équipements publics supérieure à celle des ter-ritoires périurbains et ruraux». Citant une étude comparative entre Verdun et la commune de Villiers-sur-Marne, il montre que le programme de réhabilitation du quartier de la Haute-Noue à Villiers-sur-Marne bénéficie d’une dotation annuelle de 12 150 euros par habitant, quand le contrat de ville dont Verdun s’est doté n’alloue que 11,50 euros à chaque habitant! Un privilège qui s’ajoute à la différence de revenu par habi-tant supérieure de 20 % pour les citoyens de Vil-liers-sur-Marne. Enfin, les jeunes de Verdun mettent trois heures pour rallier Nancy contre 20 minutes pour ceux de Villiers-sur-Marne qui veulent rejoindre Paris. Bien sûr, l’exemple, précise-t-il, est extrême, mais l’État est loin d’avoir abandonné les ghettos, leur consacrant la somme de 40 milliards entre 2010 et 2013. Enfin, il fait émerger dans son ouvrage le concept d’«insé curité culturelle». Malgré la paupérisa-tion et le déclassement d’une grande partie des salariés, les trois quarts des Français pensent appartenir à la classe moyenne 9. Pour Chris-

9. L’auteur notre que le phénomène existe dans d’autres pays développés: 56 % des Suédois, 58 % des Japonais et 66 % des Américains déclarent appartenir à la classe moyenne.

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ment, la perte d’un monde. Brustier s’engage dans une approche gramsciste stimulante: ce que l’on appelle la droitisation du peuple serait avant tout un phénomène culturel.

Cette ébullition intellectuelle de la généra-tion des quadras semble trouver son débouché. Laurent Bouvet rencontre le candidat Hollande au début de sa campagne pour lui exposer les risques qu’encourt le PS à ne pas regarder ce qui se passe pour les électeurs qui habitent au-delà du périphérique et des banlieues. François Hol-lande semble attentif à son propos. Le mot «rural» apparaît même dans ses discours. Et lorsque, une fois parvenu au pouvoir, le gouvernement délibère sur la proposition du Qatar de financer des projets de création d’entreprises dans les banlieues françaises, Arnaud Montebourg impose que les territoires déshérités péri-urbains et ruraux soient intégrés dans le dispositif. On peut aussi attribuer la volonté du nouveau pouvoir de généraliser le haut débit Internet à tout le terri-toire national à cette prise de conscience de l’exil urbain des classes populaires reléguées dans des régions en voie de désertification.

En réalité, la stratégie électorale du candidat Hollande, et sa pratique une fois au pouvoir, ne s’éloigne guère des thèses du think tank Terra Nova. Pour des esprits «rationnels» – d’une rationalité court-termiste ou paresseuse, on choi-sira… –, le plus facile est de miser sur les classes moyennes/supérieures urbanisées et sur le vote des enfants d’immigrés. Tel est l’axe stratégique

montre à la fois intéressé et vite familier. Guilluy accepte ensuite de se rendre, le 17 octobre 2011, à un déjeuner à l’Élysée, en compagnie de plu-sieurs intellectuels, à l’occasion de la remise du rapport Kepel sur «les banlieues de la Répu-blique». Dans ce rapport, l’auteur explique l’ap-parition d’un islam radical par l’abandon des banlieues par l’État. La liberté de discussion faisant partie de la règle du jeu du déjeuner, Guilluy exprime son désaccord avec l’auteur sur plusieurs points de son rapport. Mal lui en prend: Gilles Kepel rend bientôt publique sa polémique avec Guilluy, insistant lourdement sur le fait que le Président se montre très familier avec lui, le tutoyant et lui donnant du «Christophe 10». Très vite, dans la presse, Guilluy passe pour le «gourou» de Sarkozy. Libération décortique «le livre de gauche qui inspire la droite». Le Figaro évoque «le livre dont s’inspire l’Élysée». En pleine résur-gence de l’anti-sarkozysme, cette mauvaise publi-cité gêne le géographe non seulement pour sa «réputation», mais aussi dans son travail, puis-qu’il œuvre pour des collectivités locales aussi bien de droite que de gauche.

Et ses idées, que deviennent-elles? Elles trouvent à gauche un relais parmi un petit groupe d’intellectuels et de chercheurs socialistes réunis autour de Laurent Bouvet, qui prennent bientôt le nom de «gauche populaire 11». Ce dernier enrichit le concept d’insécurité culturelle en montrant que la montée des forces populistes en Europe est déconnectée de la montée en puis-sance de la crise et du chômage, comme aux Pays-Bas, en Autriche ou dans les pays du Nord. Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin ajoutent à cet édifice politique le concept de «paniques morales», qui donne à lire le phénomène puis-sant d’anxiété qui s’est emparé des gens du peuple, une anxiété nourrie par l’insécurité, des manifestations d’islamisation et, plus confusé-

10. Tous ceux qui connaissent les habitudes du Pré-sident savent que cette familiarité, souvent gênante et déplacée, fait partie des us et coutumes de Nicolas Sarkozy. Michèle Tribalat a publié dans le mensuel Causeur un récit drôle mais convaincant de cet épisode germanopratin.

11. Groupe qui n’a rien à voir avec le groupe de vingt-trois députés de la gauche populaire, qui conteste la politique économique de François Hollande. Depuis, Laurent Bouvet et ses amis ont abandonné le label «gauche populaire».

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de l’immigration (de 50 %), instauration de sept heures de travail d’intérêt général pour tous les bénéficiaires du RSA, augmentation des petits salaires à travers la suppression des charges sociales acquittées par les smicards, contrôle plus drastique des chômeurs indemnisés, etc.

De son côté, Marine Le Pen entend porter haut et fort l’étendard des «oubliés», qui devient l’axe central de sa campagne. Elle privilégie les sorties au-delà du périphérique et des banlieues. La candidate frontiste devient même étonnam-ment calée en matière de politique agricole et des problèmes de la France rurale. Après l’élec-tion présidentielle, elle entreprendra, dans la perspective des élections municipales – elle est arrivée en tête dans 5 688 communes lors du scrutin présidentiel – une tournée de «la France des oubliés».

Résultat: le bloc UMP-FN rassemble 49 % du vote ouvrier au premier tour de l’élection prési-dentielle, soit dix points de plus que le total PS-Front de gauche. Configuration comparable parmi les employés: 46 % contre 40 %.

Quel sera le destin des idées développées par Christophe Guilluy, Laurent Bouvet, Gaël Brustier et consorts? Tout le problème est que le souci des nouvelles classes populaires atomi-sées débouche sur une remise en question de la politique économique menée depuis le traité de Maastricht et ses conséquences catastro-phiques sur l’industrialisation de la France. Si un nombre croissant d’intellectuels, d’écono-mistes et même de journalistes – Le Monde semble se convertir lentement à la cause de l’euro faible – en ont pris conscience, rares sont

correct. Puisque la situation économique va imposer des sacrifices, autant «mettre le paquet» sur le sociétal. Le droit de vote des immigrés, le mariage homo, le débat sur l’euthanasie confortent l’électorat urbain de la gauche. Quand on investit, c’est dans l’Éducation nationale, traditionnel vivier électoral de la gauche. Cette stratégie élec-torale paraît, certes, moins aventureuse que la patiente reconquête des classes populaires aux-quelles, d’ailleurs, on ne sait guère que proposer, compte tenu de la récession européenne, de la dégradation des comptes publics, et de l’absence de réflexion sérieuse sur la façon dont la France pourrait recouvrer une prospérité industrielle dont on a enfin compris qu’elle était la clef de la prospérité tout court. En outre, toute une gauche à la fois libérale et radicale, portée par Libération et les Inrocks, mais parfois aussi par Le Nouvel Observateur, stigmatise les «néo-réacs de gauche», qui, en se polarisant sur ces couches populaires et moyennes précarisées (celles parmi lesquelles le Front national a progressé de manière specta-culaire), risqueraient de briser le cordon sani-taire instauré dans les années 1970 autour du Front national. Dans un tweet qui provoque une polémique de plusieurs semaines, Sylvain Bour-meau, numéro deux de Libération, qualifie de «lepéniste» le concept d’insécurité culturelle évoqué par Laurent Bouvet: «Ceux qui à gauche accréditent les idées du FN sont encore plus dan-gereux que le FN 12.»

En revanche, les thèses de Guilluy font florès de l’autre côté de l’échiquier politique. La nou-velle terre promise électorale esquissée par ses recherches devient la cible centrale de la cam-pagne du Président. Le souci de répondre aux «paniques morales» de la France profonde – quitte à attiser les divisions dans le pays – se lit aisément dans son programme: forte limitation

12. On notera au passage le parfum de «social-fas-cisme» exprimé par cette formule, qui rappelle le moment politique des années 1930 durant lesquelles le Parti commu-niste allemand refusa de combattre le nazisme avec le Parti social-démocrate.

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Phares et Balises, en novembre 1994. Jacques Chirac est invité à une soirée du club chez Régis Debray (d’autres leaders politiques ont été ou seront également invités à leur tour). Après le topo du patron du RPR, l’un des animateurs, Jean-Claude Guillebaud, lui révèle qu’il y a dans la salle un jeune chercheur persuadé qu’il peut gagner l’élection présidentielle, car sa candida-ture peut rassembler le peuple inquiété par la mondialisation et par l’Europe autour d’elle, face aux balladuriens et aux socialistes qui se partagent les suffrages des classes moyennes aisées mais suscitent un réflexe répulsif au sein des classes populaires. On connaît la suite. Informés par l’écrivain Denis Tillinac, l’un des membres du club Phares et Balises, les conseil-lers de Chirac distribuent plusieurs centaines d’exemplaires de la note de Todd aux députés et sénateurs RPR et UDF. C’est le point de départ de la contre-offensive chiraquienne. Le candidat se retire dans une maison de campagne pour une «méditation politique» bien mise en scène dont il ressort un petit opuscule de campagne, La France pour tous. Quant à Emmanuel Todd, il devient, à son corps plus que défendant, le «gourou de Chirac» pour les médias. On lui attribue la paternité de la thématique de la «frac-ture sociale», expression qui apparaît bientôt dans la campagne chiraquienne. La formule sera ensuite – faussement 14 – attribuée à la plume de Chirac, Henri Guaino, et au conseiller de Pasqua, William Abitbol. Peu importent ces palinodies, même s’il est intéressant de noter que l’on

ceux qui sont capables d’en déduire un pro-gramme d’action pertinent 13.

De la «pensée unique» à la «fracture sociale»

Aux origines de l’idée de France péri-urbaine se trouve sans doute le concept de fracture sociale, qui a précédé et en même temps suscité celui de fractures territoriales. Petit rétropéda-lage dans le temps. Nous voici en 1994, après les élections européennes. Les listes dites «popu-listes» – celles de Tapie, de Le Pen et de De Vil-liers – totalisent 35 % des voix, à peine 5 % de moins que le total des listes de partis de gouver-nement PS et RPR-UDF. Animateur de la Fonda-tion Saint-Simon, Pierre Rosanvallon demande à Emmanuel Todd, dont on connaît les compé-tences en matière d’analyse de carte électorale, d’écrire une note sur ces résultats électoraux. Titrée «Aux origines du malaise électoral fran-çais», la note développe une thèse qui paraît alors iconoclaste: pour l’historien-démographe, «le PS est désormais à droite par sa sociologie électorale, même s’il s’en défend parfois en célé-brant fastueusement la mémoire de Jaurès». Plus étonnant, il relève, de façon presque iro-nique: «Jacques Chirac, sans l’avoir beaucoup cherché, est virtuellement de gauche.» Ces conclusions politiques sont assises sur une solide analyse des derniers scrutins (référendum de Maastricht et élections européennes) à partir de déterminants anthropologiques et historiques (les variables de l’égalité et de la religion) faisant ressortir les logiques des votes dans un contexte où toute la classe politico-médiatique est per-suadée de la prochaine victoire d’Édouard Bal-ladur à l’élection présidentielle de mai 1995. La note de Todd devient une véritable bombe poli-tique grâce à la réunion du club républicain

13. Jacques Sapir et Jean-Luc Gréau formulent souvent des propositions alternatives. Mais personne ne les discute, ce qui est plus confortable pour les partisans du statu quo européen.

14. La première occurrence de l’expression figure dans un article du Débat, écrit par Marcel Gauchet, en 1990, et intitulé «Les mauvaises surprises d’une oubliée: la lutte des classes» (n° 60, automne 1990).

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moins cette fois-ci, un concept était devenu, involontairement, une force matérielle, comme aurait dit Mao…

La «France péri-urbaine» et la «fracture sociale» sont des concepts descriptifs. On peut dire qu’ils viennent tous deux d’une sorte de matrice, mère de toutes les dissidences françaises contemporaines: la fameuse «pensée unique». L’invention du concept «pensée unique» est attribuée tantôt à Jean-François Kahn, tantôt à Ignacio Ramonet. Dans un éditorial du Monde diplomatique publié en janvier 1995, ce dernier considère la pensée unique comme «la traduc-tion en termes idéologiques à prétention uni-verselle des intérêts d’un ensemble de forces écono miques, celles, en particulier, du capital international». Il situe son origine au sortir de la Seconde Guerre mondiale, au moment des accords de Bretton Woods, dans les prémices de la guerre froide. Celle-ci serait donc à l’origine de toutes les nouvelles institutions internationales (FMI, Commission européenne, OCDE, Banque mondiale) qui vont établir les nouvelles normes du capitalisme. Quelques semaines auparavant, un autre journaliste du Monde diplomatique, Bernard Cassen, avait lui aussi utilisé l’expres-sion «pensée unique».

D’autres (version reprise par Wikipédia) veulent attribuer le premier usage du concept à l’essayiste Alain de Benoist, l’un des penseurs de la «nouvelle droite» qui a beaucoup évolué depuis. Celui-ci écrivait en septembre 1993: «Sait-on qu’il y a maintenant des “samizdats” qui fleurissent à Paris, sur le modèle de ceux qui

retrouvera la même «rivalité de paternité» latente (les intéressés sont trop fins pour la revendiquer ouvertement) autour du concept d’insécurité culturelle entre Christophe Guilluy et Laurent Bouvet.

Il est plus important de noter le quiproquo, ou la finasserie, qui s’est joué dans la campagne de Chirac autour de la thématique de la fracture sociale. En réalité, une relecture attentive de La France pour tous montre que Jacques Chirac, peu friand de concepts intellectuels, a interprété de façon presque inversée la thèse toddienne. Sa «fracture sociale» est ambivalente: d’un côté, il s’inquiète de la réapparition d’une «lutte des classes» opposant le peuple aux classes diri-geantes 15; de l’autre, les solutions proposées sont floues, s’inscrivent dans le cadre de l’Eu-rope sans en tirer les conséquences: comment donner la priorité à l’emploi sans évoquer la lutte contre la désindustrialisation déjà en marche? Par moments, Chirac semble même se rappro-cher de la vision balladurienne opposant les «inclus» aux «exclus». Mais quand ce dernier perçoit l’exclusion comme un mal nécessaire, inévitable pour l’entrée dans la modernité, Chirac en fait la priorité de son septennat. Balladur propose la charité pour les plus démunis, Chirac veut les réintégrer tout de suite dans la société, ce qui peut ouvrir en effet sur «une autre poli-tique», laquelle n’est cependant jamais définie. D’où le quiproquo engendré par sa campagne électorale, une partie de ses électeurs percevant une volonté de rupture avec la politique écono-mique quand lui-même cherchait avant tout à trancher avec son adversaire de droite. Finale-ment, ce quiproquo débouche sur l’épilogue de la petite histoire de la fracture sociale: les grèves de novembre et décembre 1995, saluées à l’époque à la «une» du Monde par Erik Israelevicz comme «la première grève contre la mondialisation». Au

15. «Une classe populaire formée d’ouvriers et d’em-ployés, mais aussi d’artisans, de commerçants, de cadres, de chefs de petites entreprises est de plus en plus coupée des sphères privilégiées» (Jacques Chirac, La France pour tous, NiL Éditions, p. 47).

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économique axée sur la lutte contre l’inflation et la baisse des dépenses publiques. La «pensée unique» se présente comme l’équivalent de la dénonciation de la formule anglo-saxonne «TINA» (There’s no alternative, «il n’y a pas d’alterna-tive»), attribuée à Margaret Thatcher; et l’affir -mation volontariste qu’une autre politique peut exister.

La formule «pensée unique» connut son apogée au milieu des années 1990, au moment de la campagne présidentielle de 1995, puis durant le mouvement de grèves de novembre et décembre 1995. Elle suscita d’abord une riposte de ceux qui se sentaient visés par elle. Ainsi Alain Minc rétorqua-t-il que ce n’était pas la pensée qui était unique mais la réalité, arguant que le marché était indépassable dans le monde contem-porain. Après avoir été au cœur d’une bataille idéologique, l’idée de pensée unique a été peu à peu banalisée. Les néo-libéraux l’intégrèrent dans leur corpus politique pour dénoncer les défenseurs d’un étatisme qu’ils jugent dépassé. Puis, le concept a été tant décliné – en cuisine, dans le sport, etc. – qu’il finit par tomber dans la signifiose, c’est-à-dire dans le cimetière des concepts vidés de tout sens.

Entre-temps, la publicité avait subtilisé le terme aux sciences humaines, et les agences de communication s’étaient employées à l’intro-duire et à en systématiser l’usage en politique.

circulaient clandestinement en Russie à l’époque soviétique? C’est un signe des temps. À l’Est, on peut aujourd’hui tout dire. À l’Ouest, et singu-lièrement en France, la machine à ostraciser étend son emprise par cercles concentriques. Les grands journaux n’en forment déjà plus qu’un, les chaînes de télévision n’en font plus qu’une, les principaux partis politiques ont tous le même programme. Partout se met en place le système de la pensée unique 16.»

En fait, il semble bien que la première occur-rence de la pensée unique se trouve sous la plume de Jean-François Kahn dans un éditorial publié en 1990 par L’Événement du jeudi, puis dans des chroniques sur Europe 1 17. Dans son esprit, l’expression désignait une forme de conformisme et de terrorisme intellectuel blo-quant l’expression de toute diversité dans la pensée. Mais, dans un premier temps, personne ne relève l’expression. Ce n’est qu’en 1994, au moment de la campagne présidentielle opposant Jacques Chirac à Édouard Balladur, qu’elle prend tout son sens lorsque Kahn dénonce l’unanimité médiatique qui se fait autour du candidat- Premier ministre.

La pensée unique précède donc de peu la fracture sociale. Elle apparaît d’emblée polysé-mique, comme le montrent les trois définitions qu’en donnent ses premiers porte-drapeau. Mais surtout, aucun des trois ne semble prendre en compte le contenu implicite de cette expression: «unique» semble en effet plus important que «pensée». En réalité, l’expression semble dire: «à pensée unique, monnaie unique» ou l’inverse, «à monnaie unique, pensée unique». De fait, pendant les années qui suivent, l’étendard de la lutte contre la pensée unique va regrouper tous les opposants au traité de Maastricht et à l’ortho-doxie qu’il engendre en faveur d’une politique

16. Dans la revue Éléments.17. Dans La Pensée unique (Fayard, 1995), Jean-Fran-

çois Kahn écrit: «L’aventure est étrange. Il y a cinq ans, je publiai dans L’Événement du jeudi un éditorial intitulé “Vers le triomphe de la pensée unique”, thème que je repris ensuite dans plusieurs chroniques à Europe 1. […] Que certains à gauche, qui reprirent l’expression à leur compte, n’y aient pas mis tout à fait la même intonation était sans importance puisque j’entendais décrire moins un contenu précis qu’un processus, une tendance. Je ne me doutais pas, je l’avoue, qu’une fraction de ce qu’on appelle la droite l’utiliserait à son tour pour la retourner contre sa concurrence et marquer – ou fonder – sa différenciation.»

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l’utilisent durant leur campagne à travers des slogans de nature simplificatrice. La rémunéra-tion des intellectuels est symbolique, la reprise de leurs idées par des personnalités politiques leur offrant ou renforçant leur notoriété média-tique 19, même si cette conséquence n’était pas forcément au cœur de leurs motivations.

Après une élection, la réalité du pouvoir poli-tique ou la représentation qu’en ont les élus – toujours plus réduite – aboutissent à ce que d’autres priorités s’imposent à eux. Les idées nouvelles finissent ainsi par se consumer au contact de la politique qu’elles étaient pourtant destinées à refonder. En réalité, la politique les vampirise en rétrécissant leur fonction à une dimension pré-électorale: il s’agit de la conquête et non de l’exercice du pouvoir. Le sentiment, de plus en plus répandu dans la classe politique, mais aussi parmi les électeurs, de l’impuissance publique tend à confiner malgré eux les intellec-tuels producteurs d’idées nouvelles dans le rôle de néo-consultants intermittents d’un spectacle politique de plus en plus détaché de l’action efficiente.

Philippe Cohen.

Les communicants s’affairent désormais autour de chaque candidat ou homme politique pour lui proposer un «concept» puis un «récit», comme l’a fort bien analysé Christian Salmon 18. Tout cet appareillage donne l’impression d’être cons-titué pour écarter de la politique ce qui en fut jadis le fondement: l’action. La sophistication des concepts, la force du verbe sans cesse recher-chée masquent le vide de l’action auquel renvoie le dispositif communicant une fois le candidat élu. L’élection de Jacques Chirac a été, en 1995, la caricature de ce processus, le villipendeur de la pensée unique devenant, quelques mois plus tard, le promoteur du plan Juppé directement inspiré des idées balladuriennes. Mais si l’on y réfléchit bien, chaque concept électoral – «Tout est possible», «Le changement, c’est mainte-nant» – est immédiatement déprécié par le can-didat censé appliquer le slogan mis en avant. Finalement, rien n’a été possible à cause de la crise, et le changement n’est pas le trait le plus marquant du début de l’ère hollandaise.

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Que retenir de tout cela? Que la politique contemporaine apparaît en définitive comme une sorte de lessiveuse des idées nouvelles. Les hommes politiques, ou plutôt leurs conseilleurs, sont aux aguets, avides de détecter des idées nouvelles, des concepts susceptibles de se distin-guer et d’émerger dans la grisaille de la scène politique. Invariablement, lorsqu’ils mettent le cap sur un intellectuel pour le concept dont il est porteur, ils manifestent leur enthousiasme, mul-tiplient les rendez-vous. Ils «achètent» le «pitch»,

18. Voir Storytelling, La Découverte, 2008, et, plus récemment, La Cérémonie cannibale. De la performance en poli-tique, Fayard, 2013.

19. Il arrive même que la notoriété médiatique se révèle un handicap sérieux pour une carrière universitaire. Citons, parmi d’autres, Emmanuel Brenner, auteur des Territoires de la République (Mille et une nuits), qui n’a pu accéder à un poste universitaire alors qu’il est un chercheur reconnu; Malika Sorel, rétive à jouer la carte de la lutte contre la dis-crimination ou, plus récemment, Laurent Bouvet, retoqué à la Fondation de sciences politiques alors qu’il était adoubé par le titulaire du poste.

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