Pegues - Apercus de philosophie thomiste et de propedeutique

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R. P . THOMAS PÈGUES, O. P. MAÎTRE EH THÉOLOGIE, RÉGENT D E S ÉTUDES A L'ÉCOLE THÉOLOGIQUE D E SAIKT-MAXIMKT (VAR) APERÇUS D E PHILOSOPHIE THOMISTE E T D E PROPÉDEUTIQUE PRÉCÉDÉS D'UNE LETTRE DE MoNSEIGXEUR RlVIERE, ARCHEVÊQUE B'AIX. PARIS ANDRÉ ÉDITEUR

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    R. P. THOMAS PGUES, O . P .MATRE EH T H O L O G I E ,

    RGENT D E S TUDES A L'COLE T H O L O G I Q U E

    D E SAIKT-MAXIMKT (VAR)

    A P E R U SD E

    PHILOSOPHIE THOMISTEET D E

    PROPDEUTIQUEPRCDS D'UNE LETTRE DE MoNSEIGXEUR RlVIERE,

    A R C H E V Q U E B ' A I X .

    P A R I S

    A N D R B L O T , D I T E U R

    A3CIE.NNE LIBRAIRIE ROGER ET CHERNOVIZ

    6, RUE DE LA SALPTftIRE, 6

    MCMXXVII

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    Biblio!que Saint Librehttp://www.liberius.net

    Bibliothque Saint Libre 2008.

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    NlHIL 0B3TAT.

    Fr. EMMANUEL LUSSIAA, 0. P. ,Lect. theol.

    Fr. M. LAJEUNIB, 0. P. ,

    Lect. theol.

    Imprimi potest.

    Fr. Lect. M.HILARIO TAPIE, 0 . P.,Prior Provincialis Prov, Tolosanae.

    Imprimatur.

    Parisiis, die 4* Aprilis 1937.

    V . DUPIN.

    Tous droits de reproduction et de traductionrservs pour tous pays.

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    LETTRE DE MONSEIGNEUR RIVIRE

    Archevque d'Aix

    Aix-en-Provence, le 19 fvrier 1927.

    MON RVREND PRE,

    C'est avec une vive satisfaction que j'apprends de vous lapublication des confrences philosophiques et thomistes quevous avez donnes, avec tant de succs, dans tout notre Midi, Marseille, Nice, Toulon, particulirement Aix; et

    avec une trs grande reconnaissance de ce que vous avezentrepris ce travail malgr vos multiples occupations.Quel bien n'avez-vous pas fait, dj, dans ces runions o

    se groupe autour de vous, depuis plusieurs annes, l'lite deceux qui pensent et veulent penser bien! Prtres, hommeset femmes du monde, officiers de marine Toulon, tu

    diants et tudiantes de l'Universit chez nous, sont venusrgulirement puiser dans vos leons la science du vrai etsatisfaire leur intelligence par la connaissance et la possession de ce logique et merveilleux systme o tout se tient,o chaque ide dcoule de la prcdente, devenue vidente,pour le devenir elle-mme et prparer, ainsi, la voie a celle

    qui suivra.Et quel moment avez-vous choisi pour cet enseignementpurement intellectuel? Celui, peut-tre, o il devient le plusncessaire la pauvre humanit!

    Celle-ci, en effet, oblige de refaire aprs la grande guerretant de choses matrielles, proccupe de la question pcu

    niaire, assoiffe, de plus en plus, de bien-tre et, hlas! dejouissances d'un ordre bien peu lev que procure l'argent,a dtourn presque toutes ses facults vers le ct pratique

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    VI LETTRE DE MONSEIGNEUR RIVIRE

    des sciences, et toutes les forces de lame humaine se dpensent tendre vers la solution de problmes, utiles sans doute,mais qui intressent surtout la partie la moins noble de nous-

    mmes. Quant la connaissance des grandes questions qui, travers les sicles, attirrent les esprits et sont primordiales ; quant la philosophie, qui, avant la thologie et prparant les voies de celle-ci, nous apprend sur l'tre en gnralet sur tous les tres, sur le temps, sur l'espace, sur la vie,sur nos sensations, sur nos facults, sur l'tre suprme consi

    dr par la raison avant que nous 1 adorions dans la Foi, surnotre but final et notre bonheur suprme, ce qui serait siutile et si intressant savoir, qui donc s'en proccupe? Quidonc a le temps de mditer ? Qui donc, mme, pense penser ?

    Et qui donc, encore, se donne la peine d'tudier les rgles

    logiques du raisonnement qui mne la possession de lavrit ou qui convainc des auditeurs? La plupart des discours que Ton entend, et Dieu sait si Ton en coute dansnotre pays et notre poque, laquelle prfre la parole l'action, sont sans suite, sans dductions, composs d'af-fimations sans preuves, de soi-disant conclusions qui ne sont

    amenes par rien! Qu'on essaye d'analyser les paroles lesplus en vogue; on y trouvera la recherche de faire natre desimpressions, non celle d'lever dans l'esprit des auditeursune certitude base sur des prmisses solides.

    Vos confrences, mon Rvrend Pre, ont t et sont, dansnotre Midi, un remde, et puissant, ce mal des esprits.

    Vous avez su garder autour de votre chaire ceux que votrerputation si justifie de confrencier et de professeur y avaitattirs et, malgr les cts souvent si ardus des sujets quevous traitiez, vous tes arriv ce que vos thses fussent,d'abord, comprises par l'auditoire vari devant lequel vousles exposiez et, ensuite, qu'il s'en imprgnt et prt le got

    de celte grande science philosophique. Combien, sans vous,seraient rests dans l'ignorance ou dans le doute sur biendes points dont ils font, maintenant, les bases de leur vie

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    L E T T R E D E M O N S E I G N E U R R I V I E R E V I I

    pensante, partant, ensuite, de leur vie agissante! Combien,sans vous, Sauraient peut-tre jamais song que ces idespouvaient tre souleves et dont l'esprit a t dvelopp

    dans le sens philosophique par vos leons !Les motifs de ce succs qui a dpass ce que nous atten

    dions est, d'abord, la source d'o vous faites driver versnous ces eaux de vrit : saint Thomas d'Aquin, le plus granddes philosophes chrtiens, peut-tre le plus extraordinairepenseur de l'humanit. De saint Thomas, votre pajole est

    imprgne, comme votre science; vous ne nous avez donnque du saint Thomas, et, travers vous, ce grand Docteura attir, sduit ceux qui ne le connaissaient pas parmi nous,comme, petit petit, il voit arriver lui les professeurs etles lves de tant d'Universits du monde qui ont l'instinctde revenir, par lui, la saine philosophie.

    Puis, vous avez une manire de prsenter saint Thomasqui augmente encore son attrait. Votre parole est simple,nette, facile suivre. En vous coutant, on a l'impression,d'abord, que tout cela est d'une facilit enfantine. Votre *verbe est vibrant, aussi, convaincu; l'heure de la confrencepasse comme quelques minutes, et que de fois vos mouvements sur la cause et l'effet, sur l'essence et l'existence, surla matire et la forme et autres sujets qui, il faut l'avouer,laissent d'ordinaire les auditeurs fort calmes, ont soulev lesvtres, comme l'auraient fait une grande envole sur la politique ou une dlicieuse posie, et vous ont attir de longs etvifs applaudissements ! D'autres leons ne m'ont jamais laisspareil souvenir, sinon celles qu'autrefois donnait la Minerve,

    Rome, celui qui devint le cardinal Zigliara. Lui aussi,comme vous, depuis, savait expliquer un article de saintThomas de telle faon que l'entendre tait une vritable jouissance non seulement intellectuelle, mais, encore, artistique,oratoire et, presque, musicale.

    Enfin, pour rendre encore vos confrences plus compltes,pour faire mieux comprendre vos thses, aprs qu'elles sonttermines, vous acceptez les objections et, par les rponses

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    VIII LETTRE DE MONSEIGNEUR RIVIRE

    improvises que vous savez y faire, illustrez encore plus vosdoctrines et clairez davantage les points les plus difficiles.Quel attrait, au moins pour moi, mon Pre, que ces petites

    joutes, o je sais d'avance que je serai toujours vaincu, maisdans lesquelles, avec tant de courtoisie, vous acceptez mesoppositions, mes critiques apparentes, et suscitez encore lesapplaudissements en faisant toucher terre votre adversaired'un moment ! Avec mille autres avantages, je trouve cettediscussion celui de me faire revivre ma jeunesse et les batail

    les intellectuelles du collge romain de mes vingt ans.Encore un motif, qui n'est pas petit mon ge, de ma reconnaissance.

    Les confrences que vous publiez aujourd'hui ont toutest prononces. Il tait utile qu'elles le fussent. Combienn'eussent pas ouvert un livre, et traitant de ces questions,

    qui sont alls vous entendre? Et le mouvement de votreparole, la chaleur de votre dbit, faisaient comprendre biendes choses que l'austrit d'un livre n'et pas laiss pntrer fond. Mais maintenant qu'elles ont t dites, vous avez

    jug, et vous avez eu raison, que ces grandes leons devaienttre crites. Est-il bien certain que tous les aient retenues?

    Et en entier? Et ceux-l mmes qui l'ont fait, n'ont-ils pasle dsir et le besoin de les retrouver, de les mditer encorepour se les identifier davantage et en possder mieux l'ensemble et le dtail? Puis, aussi, tant d'autres qui n'aurontpas eu le bien et la joie de vous entendre, pourront ainsivenir, pourtant, chercher dans votre livre les enseignements

    dont tous ont un tel besoin.Ce travail supplmentaire que vous vous tes impos tait

    donc bien utile et, encore une fois, je vous en flicite et vousen remercie et, souhaitant que votre nouvel ouvrage fasseconnatre la philosophie et saint Thomas comme ceux quiPont prcd, je vous prie, mon Rvrend Pre, de croire

    mon affection bien dvoue.f MAURICE,

    Archevque d'Aix.

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    AVANT-PROPOS

    Ce livre est un simple recueil. On y trouve, dans la premire forme o elles ont t conues et rdiges, les notesqui devaient servir de thme plusieurs sries de confrences donnes dans les principales villes de Provence et du lit

    toral : Aix, Marseille, Toulon, Nice.Il nous avait t demand, par un groupe choisi d'hommes

    du monde, que ft fait, pour eux et pour les esprits qui partageraient leurs gots, leurs besoins de s'instruire dans ledomaine des plus hautes disciplines, un expos de la philosophie d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin. Un premier

    essai de rponse, d'ailleurs 1res sommaire, avait fourni lamatire de trois ou quatre chapitres dans notre volume del'Initiation thomiste (p. 90-174). La pieuse avidit des auditoires auxquels nous nous adressions nous contraignit dvelopper, sans sortir des lignes essentielles que nous avionspris soin de fixer, ds le dbut, en conformit parfaite avec

    la pense la plus authentique et la plus pure d'Aristote et desaint Thomas, ces premires notions de philosophie et depropdeutique.

    Il ne faudrait pourtant pas, mme aprs ces dveloppements, chercher, dans le recueil que nous offrons au publiccultiv, l'quivalent absolu de ce qu'on appellerait ailleurs

    une trait de philosophie et de propdeutique. Des traitsproprement dits, surtout quand on les destine des tudiantsformels qui se prparent subir des examens, doivent rev-

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    X AVANT-PROPOS

    tir une autre forme et se prsenter avec un autre caractre.Ils comprennent jusque dans le dtail de ses divers aspectstout ce qui se rattache au sujet en question ; et leur expos

    a quelque chose de plus particulirement didactique ou technique, peu en harmonie avec les gots d'un auditoire dudehors.

    Toutefois, pour n'tre ni surcharg de dtails, ni mmeprsent sous une forme strictement didactique ou technique,notre expos ne devait pas laisser que d'tre rigoureusement

    doctrinal. Il s'adressait un public du dehors; mais unpublic choisi. Et nous nous sommes inspir de ce principe,que devant un tel public il devait tre possible de traitertoutes les questions vitales de la philosophie et de la prop-deutique dans ce qu'on appelait au XVII e sicle la languedes honntes gens. NVl-on pas dit que la philosophie, dans

    son fond essentiel, consistait, pour tout esprit capable derflexion, prendre conscience des vrits du plus lmentaire bon sens? Gomment supposer ds lors qu'on ne puisseen traduire la moelle en des termes accessibles tout espritcultiv ?

    La remarque s'impose avec plus d'opportunit, quand il

    s'agit d'un expos doctrinal qui s'autorise de l'uvre et de lapense de Thomas d'Aquin. Il n'y a certainement pas de tmrit dire que nul, dans l'ordre de renseignement doctrinalphilosophique, n'a traduit en termes plus limpides et plus la porte de tout esprit rflchi, une pense plus profonde,plus sre, plus harmonieuse, plus apte reposer l'intelligence

    dans la possession consciente de la vrit.Par l'accueil qu'ils ont fait notre expos, les auditoires

    multiples et divers auxquels il s'adressait nous ont donnl'impression, la certitude, que nous n'avions pas trop prsum d'un public d'lite et de la doctrine du Matre.

    Qu'ils veuillent bien agrer, ici, l'hommage de notre pro

    fonde gratitude pour la joie trs vive qu'ils nous ont donn degoter.

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    A V A N T - P R O P O S XI

    Au moment o ce recueil allait tre livr au public de choixqui l'avait provoqu ou qui devait pouvoir s'y intresser, descirconstances que nous aimons considrer comme providentielles nous ont amen entreprendre une uvre que lesamis de saint Thomas, connus ou inconnus, auxquels nous destinons ces Aperus de philosophie thomiste et de propdeuti

    que, nous sauront gr de leur signaler. Beaucoup d'entre eux,en effet, s'y trouveront directement intresss, puisqu'il s'agitd'une mise la porte du plus grand nombre possible, et dansdes conditions de facilit ou d'agrment exceptionnelles, desuvres originales du saint Docteur dans leur texte le plus puret le plus authentique.

    Depuis longtemps, nous avions entendu exprimer le dsirde voir enfin paratre une dition du texte de saint Thomasqui ft abordable tous ceux, dont le nombre grandit chaque

    jour, qui voudraient avoir ce texte entre leurs mains et enjouir plein cur. Il s'agissait du texte mme du saint Docteur,dans sa teneur originale; et mme de son texte seul, dans sa

    puret parfaite, dans sa simplicit, dans son intgrit, tel qu'ilavait d sortir de la plume ou des lvres de saint Thomasdictant ou crivant lui-mme ses ouvrages. Et l'on voulaitce texte en un format qui permt de le manier aisment, del'emporter avec soi, de le lire, de le savourer, de l'utiliserpour soi et pour les autres en vue d'une possession toujours

    plus parfaite de la doctrine du Matre par excellence que l'glise propose, de nos jours plus que jamais, aux esprits quiont faim et soif de la grande vrit divine.

    L'occasion, que nous avons appele providentielle, de satisfaire un dsir aussi louable, s'est prsente au lendemain desftes du VIe centenaire de la canonisation du saint Docteur

    et au cours de Tanne 1925 o l'on devait clbrer le VIIe

    centenaire de la naissance de saint Thomas. M. Andr Blot,successeur de Roger et Chernovitz, comme diteur de plu-

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    XII A V A N T - P R O P O S

    sieurs manuels classiques, en usage dans les sminaires deFrance et de l'tranger, se trouvait Saint-Maximin le jourdu 28 janvier, en la fte de la Translation des reliques de

    saint Thomas d'Aquin. II nous fit part du dessein qu'il avaitconu d'diter, pour les milieux ecclsiastiques, un manuelde thologie et de philosophie en harmonie parfaite avec lapense de l'glise et les directions des Souverains Pontifes.Et il nous demanda si nous ne pourrions pas, Saint-Maximin, nous charger de la rdaction de ces manuels.

    Sur la remarque faite par nous que le manuel par excellence devait tre assurment celui que saint Thomas lui-mme avait rdig cette fin, et qui est, pour la thologie,sa Somme thologique, et, pour la philosophie, ses merveilleux Commentaires sur Aristote, nous convnmes de nousmettre l'uvre pour prparer une dition de ces deux

    grands ouvrages du saint Docteur qui permettrait de lesplacer entre les mains des tudiants catholiques du mondeentier.

    Les deux premiers volumes de cette nouvelle dition ontdj paru. Ils comprennent la Prima Pars et la Prima-Secundae de la Somme thologique. La Somme thologique

    tout entire formera six volumes. Nous esprons, s'il plat Dieu, que chaque nouveau volume pourra paratre dans undlai trs rapproch. Aprs la Somme thologique, nous donnerons, en un volume, la Somme contre les Gentils. Et, toutde suite aprs, nous commencerons publier les Commentaires sur Aristote. Les autres uvres du saint Docteur vien

    dront par ordre d'opportunit en vue de leur utilisation pourles intelligences qui veulent vivre de la pense du Matrecontenue comme en ses rsums par excellence dans les deuxSommes et dans les Commentaires sur Aristote.

    Les rgles qui prsident cette nouvelle dition nous ontt traces par le dsir mme qui l'a motive et dont nous

    parlions tout l'heure.A cette fin, nous avons voulu que le format des volumes

    soit le plus facile manier. C'est un Yrai format de poche.

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    A V A N T - P H O P O S X I I I

    Il fallait d'autre part viter de multiplier les volumes, pourne point perdre, en raison d'une trop grande multiplicit devolumes, l'avantage assur par la rduction de format. Le

    but a pu tre atteint exactement par la mise en usage d'unpapier choisi tout exprs qui nous a permis de mettre toutela Prima Pars de la Somme thlogique en un volume de1400 pages, ne dpassant gure l'paisseur de 2 centimtres.Une reliure simple, trs lgante, achve de donner au volumel'aspect le plus attrayant en mme temps que la forme la

    plus commode.Ceci pourtant n'tait encore que l'extrieur. Et nous voulions, par-dessus tout, que notre nouvelle dition se recommandt par la perfection du texte et l'harmonie des caractres.

    Les caractres sont ceux de la maison Didot. Il et t dif

    ficile d'en avoir qui fussent plus adapts la mise en valeurdu texte qu'il s'agissait de faire lire.Quant au texte lui-mme, il est fix avec un soin dont nous

    voudrions qu'il en assure une lecture parfaite.Avant toutes choses, il fallait arrter la teneur mme du

    texte. Il existe dsormais un travail ralis sur ce point, qui

    jouit d'une autorit mrite. C'est le travail de l'dition lonine. Toute la Somme thologique a t publie. On y trouvele texte du saint Docteur tabli selon les rgles d'une criti-tique informe, attentive et comptente. Toutefois, parmi lesvariantes des divers manuscrits ou des diverses ditions, quel'dition lonine reproduit en note, distinctement de la leon

    qu'elle a choisie elle-mme, il en est qu'on garde le droit deprfrer. Et il n'est pas rare, en effet, que nous acceptionstelle ou telle autre leon, de prfrence. Parfois mme, quandces diverses leons existantes se sont prsentes commeinconciliables avec la pense manifeste de saint Thomas,nous avons rtabli le texte dans sa puret. Ceci est assur

    ment fort rare. Mais certains cas se sont prsents dontnous signalons quelques exemples dans le Monitum qui ouvrele premier volume de notre nouvelle dition.

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    XIV AVANT-PROPOS

    Le texte une fois tabli, une seconde tche s'offrait nous,la plus importante, en un sens, et la plus dlicate, celle laquelle nous apportons le soin le plus attentif. Nous vou

    lons parler de la disposition du texte et de la ponctuation.On sait qu' l'poque o saint Thomas crivait, l'ordonnancedu texte et sa ponctuation taient choses trs secondaires.L'auteur qui crivait ou dictait avait sa ponctuation dans sonesprit, en ce sens qu'il coupait ses phrases, s'il avait lesdicter ou les lire, selon que le sens l'exigeait. Maison n'a

    vait pas coutume de fixer, par des signes prcis et dtaills,les nuances de la pense qu'on portait lumineuse dans sonesprit. De l, pour le texte de saint Thomas, dans les diverses ditions qui se sont succd jusqu' nos jours, uneextrme diversit dans la manire de le ponctuer. Il est desditions qui sont tout fait dfectueuses, au point d'altrer

    et de dnaturer le sens du texte par leur mauvaise ponctuation. Que de fois, au cours de notre carrire professorale onous avions lire, expliquer le texte du saint Docteur queles tudiants avaient entre les mains, nous avons d signalerde ces sortes d'altrations dues une ponctuation dfectueuse !

    Mme dans les ditions plus soignes o l'on s'est proccup de ponctuer le texte selon que le sens le demandait, ilnous a souvent paru que des amliorations notables pouvaient tre faites. Et, sans nous flatter d'apporter une ponctuation qui soit absolue de tout point, nous esprons que lelecteur trouvera, dans celle que nous donnons, une facilit

    de lecture o le sens et la pense du saint Docteur clateronten pleine lumire. N'a-t-on pas dit qu'une ponctuation bienfaite quivaut une sorte de Commentaire? Si cela est vraide n'importe quel auteur, combien plus lorsqu'il s'agit d'unepense comme celle de Thomas d'Aquin si ordonne et siorganique!

    *

    Est-ce dire que mme ainsi dispos le texte de saint Tho-

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    AVANT-PROPOS XV

    mas se suffise absolument et ne demande aucune prsenta*tion ou explication complmentaire?

    Ici, il importe de distinguer.

    Il est manifeste, en effet, ds l'abord, que ceux qui n'entendent pas le latin ne sauraient se contenter du seul textede saint Thomas, crit en latin. De toute ncessit, ils doivent recourir une traduction ou un commentaire, quimette leur porte, dans la langue qu'ils entendent, la pense du saint Docteur.

    Ceux-l mme qui entendent le latin pourront avoir besoind'une certaine initiation qui les familiarise soit avec la langue, le style, la mthode de saint Thomas, soit avec sa pense. Toutefois, ceux-l, ds qu'ils auront t suffisammentinitis et entrans, devront viser non seulement recourirau texte du saint Docteur, dans la teneur de sa lettre, mais,

    selon qu'ils se perfectionneront dans le maniement de cetexte, se renfermer en lui et ne plus sortir de ses formulesdores.

    Car rien, absolument, ne saurait tre mis en comparaisonavec la perfection de ce texte, avec la plnitude, la profondeur et la transparence de ces formules, dont le P. Lacor-

    daire a pu dire que le style fait voir la vrit dans les plusgrandes profondeurs comme on voit les poissons au fond deslacs limpides ou les toiles au travers d'un ciel pur; styleaussi calme qu'il est transparent, o l'imagination ne paratpas plus que la passion, et qui cependant entrane l'intelligence . Il y rgne une telle matrise, une telle possession

    de la vrit, que dirons-nous encore avec le P.Lacordaire, quand on a tudi une question, mme dans de grandshommes, et qu'on recourt ensuite cet homme-l, on sentqu'on a franchi plusieurs orbes d'un seul coup et que lapense ne pse plus (Mmoire pour le rtablissement desFrres Prcheurs).

    Cette jouissance, nous y insistons, ne peut tre gotepleinement qu' la condition de savoir prfrer le texte desaint Thomas, et son texte seul, dans son absolue puret,

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    XVI VANT-PHOPOS

    absolument tout, dans Tordre de l'expos philosophiqueet thologique. Suivant le beau mot de Sa Saintet le papePie XI, Thomas d'Aquin a reu le charisme de la pense.

    Nul n'enrichit et forme l'esprit comme lui .Aussi bien nous voudrions que tous ceux qui peuvent

    recourir au texte du saint Docteurc'est--dire, en fait, tousceux qui entendent le latin, soit dans le monde universitaire,soit dans le monde ecclsiastique, soit mme parmi les personnes du dehors qui ont le got de l'tude, tous se met

    tent en mesure dgoter ainsi saint Thomas dans son texteTrs spcialement, nous formons ce vu pour la jeunes-e

    studieuse des Sminaires et des Universits. C'est directement leur intention que nous avons entrepris la nouvelledition des uvres de saint Thomas. Nous avons voulu quechacun pt avoir, son usage personnel, avec une facilit do

    maniement exceptionnelle, le texte du saint Docteur. Lesderniers Souverains Pontifes, surtout depuis Lon X.I1I, ov.lmanifest maintes fois leur dsir, leur volont mme de voirla Somme thologique devenir le manuel des tudiants da;;sles Universits et dans les Sminaires. La Sacre Congrgation des ludes, consulte cette fin, a rpondu que la

    volont des Souverains Pontifes, notamment de Sa Saintetle pape Pie X, dans son Motuproprio Doctoris Angeici .tait que dans les Universits on devait avoir la Somme tho-logique comme livre de texte en tout ce qui est de l'exposdoctrinal. Un nouveau dcret de la Sacre Congrgation,publi dans les cla Aposlolicae Scdis du mois de dcembre

    igs5, prcise, dans son formulaire, que la Somme thcologi-que doit tre le livre de texte que les tudiants aurontentre leurs mains, non seulement dans les Universits, maisaussi dans les Sminaires o Ton donne les grades acadmiques. Le dsir de l'glise est, n'en pas douter, que dansles milieux o l'on cultive la thologie, le texte de la Sommesoit entre toutes les mains.

    A ct de ce livre de texte, il est galement prescrit d'avoirun livred'informationpour tout ce qui regarde la partie pos-

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    A V A N T - P R O P O S X V I I

    live, historique, polmique. Les deux se complteront excellemment sous la direction des matres pour former des thologiens tels que l'glise les veut en ce moment de disette, de

    famine intellectuelle, o les fidles et les hommes du dehorsattendent du prtre catholique le pain substantiel de lavrit.

    Ce programme, trac par la sainte glise, nous a parudevoir se raliser plus excellemment en procurant aux tudiants des Sminaires et des Universits un texte de la

    Somme, et, dans la mesure o leur got les porterait yrecourir aussi, des autres uvres de saint Thomas, qui ft,nous l'avons dit, d'une puret parfaite, d'un maniementais, et qui se prsentt sans aucune addition de quelquenature qu'elle pt tre. Les explications ou les supplmentsd'information doivent tre rservs au professeur, qui, lui-

    mme, pourra s'aider, son choix, de tel ou tel livre, de telou tel manuel dj existant, ou qu'il rdigera lui-mme s'ill'estime prfrable. De la sorte, ce qui est de saint Thomasdemeure inviol et pur de toute surcharge et de toute altration, reprsentant ce qu'il y a de permanent, d'immuable,de haute et sereine et souveraine exposition doctrinale, dans

    la pense catholique; et, cependant, pleine satisfaction seradonne la lgitime activit des matres en mme tempsqu'aux justes exigences de la critique, de l'histoire, de lapolmique, de tout ce qui regarde le ct information ourudition dans les disciplines ecclsiastiques.

    Parmi les explications ou informations complmentaires

    destines accompagner, sur les lvres du professeur ou dansles livres suprieurs auquels on recourra, le texte de laSomme prsent en lui-mme dans son absolue puret, il enest qui seront particulirement utiles ou ncessaires, en vuede ce texte lui-mme et pour sa parfaite intelligence. Nousvoulons parler des explications philosophiques. Rien n'est

    plus indispensable l'intelligence de la Somme thologiqueet de toutes les uvres de saint Thomas, qu'une saine philosophie possde aussi excellemment qu'il sera possible. Sa

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    XVIII AVATT-PHOPOS

    Saintet le pape Pie XI, dans son Encyclique du i " aot T922sur les ludes ecclsiastiques, dfinissait la thologie : uneapplication de la philosophie aux choses de la foi. Et, en

    effet, la vraie thologie, la thologie qui ne se confond pasavec l'histoire des textes ou des doctrines, comme le remarquait encore le Souverain Pontife lui-mme dans l'Encyclique dont nous venons de parler, n'est pas autre chose quecette application constante de la philosophie ou des hautesdoctrines de la raison humaine aux choses de la foi, aux

    donnes de la Rvlation, aux articles mmes du symbole.Cela est vrai surtout de la thologie de saint Thomas danstous ses ouvrages, et, trs spcialement, dans sa Somme thologique.

    Encore est-il que ce n'est point n'importe quelle philosophie que saint Thomas, dans son uvre, a utilise pour l'ap

    pliquer aux choses de la foi et en constituer sa thologie,cette thologie qui devait tre proclame, par les SouverainsPontifes, la thologie mme de l'Eglise : Thomae doctrinamEcclesia suampropriam edixit esse (cf. Benot XV, encycliqueFausto appetente die, 29 juin 1921). La philosophie dont iluse, celle qu'i l suppose connue de ceux qui il s'adresse,

    celle qu'il tient pour l'expression de la vrit humaine etqu'il met au service de la foi, c'est la philosophie aristotlicienne. Il la possde lui-mme avec une telle perfection, illa manie avec une telle aisance, que c'est chaque instantet kpropos de tout qu'il en voque les principes essentielsou les points de doctrine fondamentaux. Ds lors, il devientvident que pour le suivre dans son expos thologique, pouravoir le sens prcis et saisir la porte de ses formules, deses dmonstrations, une connaissance suffisante de la philosophie aristotlicienne est absolument indispensable.

    Et qu'on veuille bien le remarquer. Ce n'est pas aumoment 011 on lit le texte de la Somme et l'occasion de ce

    texte, que doit se faire normalement l'explication philosophique exige pour l'intelligence de ce texle. Il faut, souspeine d'tre arrte chaque pas et de ne marcher que dans

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    AVANT-PROPOS XIX

    l'ombre ou l'obscurit, possder, au pralable, dans sonensemble, la connaissance suffisante de la philosophie quesuppose saint Thomas.

    Assurment, le moyen par excellence de la possder telleque saint Thomas la suppose est d'aller s'en pntrer danssaint Thomas lui-mme, l o il l'a expose exprojesso. Carcet expos, fait par lui, existe. Et il n'est pas autre que sesmerveilleux commentaires sur toute l'uvre philosophiqued'Aristote. De l notre dsir trs vif de voir introduire, dans

    les Universits et les Sminaires, comme livre par excellencede philosophie, ces commentaires mmes de saint Thomassur Aristote, C'est dans ce but que nous nous proposons depublier, ds que les deux Sommes auront paru, selon lamme mthode et dans le mme format, le texte de ces Commentaires. En attendant, nous nous permettons d'offrir aux

    professeurs de philosophie thomiste, comme instrument detravail pour leurs tudiants, ct des autres travaux plusdtaills et plus techniques, mais moins proccups peut-trede rsumer, dans ses grandes lignes, selon son conomieorganique, la pense authentique et toute pure d'Aristotevue la pleine clart de l'interprtation thomiste, ce modeste

    volume de nos Aperus.Comme nous l'avons dj fait remarquer, ils ne consti

    tuent pas un trait proprement dit de philosophie thomisteet de propdeutique. Et, ce titre, ils ne visent pas supplanter ou remplacer les excellents manuels de philosophiequi ont cours dans les Sminaires ou les Universits. Leur

    ambition se limite prsenter un expos sommaire, maissuffisant, croyons-nous, pour initiera ce que nous appellerions l'me de la pense aristotlicienne-thomiste, en vuesurtout de prparer la lecture et l'tude de la Sommethologique ou des autres uvres de saint Thomas tudiesdirectement dans leur texte.

    Leur caractre mme de notes rdiges en vue de confrences donner devant un public du dehors extrmementvari pourra paratre un garant de simplicit, d'ordre et de

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    X X AVANT-PROPOS

    clart pour que tous les esprits y trouvent, mis leur porte,ce premier aliment intellectuel destin Faire goter, danstoute sa saveur, le pain de la doctrine qu'on ira chercher

    directement dans les uvres thologiques de saint Thomas,notamment dans la plus excellente de toutes, sa Sommethologique.

    cette fin, nous avons appuy plus spcialement surl'expos de ce qui touche la raison en elle-mme et laconsidration de Tordre des choses vu la lumire de la rai

    son philosophique aristotlicienne. C'est, du reste, ce qu'ily a de plus important dans cette philosophie, soit qu'on laconsidre en elle-mme, soit qu'on la prenne titre de prparation thologique. Contrairement la critique kantienne,la saine raison proclame que la raison pratique dpend dela raison pure; et non, inversement, la raison pure de la

    raison pratique. Aussi bien, est-ce tudier, par la raisonpure, l'ordre des choses, que s'applique d'abord la philosophie aristotlicienne-thomiste. Et, sur cet ordre des chosesconnu par la raison pure, elle fixe, dans le domaine de la raison pratique, l'ordre de l'agir moral humain.

    Cet ordre de l'agir moral humain est command tout

    entier, sous son triple aspect d'thique, d'conomique et dePolitique, par la fin de l'individu humain et par le modedont cet individu humain vient l'tre. A cette double considration se rattache la clef d'or, qui permet de rsoudre,en l'harmonisant d'une faou merveilleuse, l'ternel problme des rapports de l'individu et de la socit, dnaturscomme plaisir dans les doctrines de la philosophiemoderne, surtout depuis Rousseau. Nous nous sommesappliqu, dans la partie morale, mettre en vive lumire cepoint de doctrine essentiel et qui, nous l'avons dit, commande tout dans cette partie de la philosophie.

    Pour la propdeutique, nous l'avons ramene, elle aussi,

    la considration essentielle ou centrale, d'o tout le restedpend, et qui simplifie excellemment toute l'conomie decette discipline : la considration de la socit, absolument

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    AVANT-PROPOS XXI

    unique et sans comparaison possible avec rien d'autre, queconstitue le fait catholique sous sa raison de tmoins quiportent un tmoignage donn par eux comme divin, et de

    fidles qui acceptent ce tmoignage, purement et simplement, tel que les tmoins le proposent et l'imposent au nommme de Dieu.

    *

    Nous voudrions que ces simples Aperus contribuassent,pour une part si minime soit-elle, faire mieux connatre,soit parmi les intelligences du dehors, soit parmi la jeunessestudieuse des Universits et des Sminaires, la pense philosophique d'Aristote interprte la lumire de saint Thomas,et, du mme coup, faciliter tous l'accs du chef-d'uvre

    par excellence de la pense humaine mise au service de lafoi : la Somme et l'uvre thologique de Thomas d'Aquin.L'accs direct la Somme thologique a t facilit, ces

    derniers temps, et l'est encore tous les jours, par de nombreux travaux. Pour notre modeste part, nous nous sommes appliqu raliser cette fin par divers ouvrages, gra

    dus selon les possibilits des diverses catgories de lecteurs.Celui que nous signalerons comme pouvant tre utilis partous est La Somme thologique de saint Thomas d'Aquin en

    Jorme de catchisme pour tous les fidles. Un double Extraitde ce livre a mis la doctrine essentielle de la Somme thologique la porte mme des enfants. Quant ceux qui dsi

    reraient recourir au chef-d'uvre de saint Thomas dans sateneur complte, ils en auront la facilit dans le Commentaire Jranais littral de la Somme thologique dont les derniers volumes sont en cours de publication.

    Cet ouvrage ne donne pas le texte latin de la Somme. Maisil en est la traduction littrale complte. Son caractre dis-

    tinctif est de fournir la traduction du texte dans sa litlra-lit la plus rigoureuse : de telle sorte que la pense du saintDocteur s'y retrouve sans l'ombre d'une altration. Toute-

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    X X T I A V A N T - P R O P O S

    fois, pour obvier recueil d'une traduction purement matrielle, qui courrait le risque d'tre peu attrayante et de nepouvoir se prter une lecture suivie, notamment pour ceux

    du dehors, la traduction se trouve claire, chaque pas, etmise en relief par un commentaire qui, d'une certainemanire, ne fait qu'un avec elle. La pense du saint Docteura pu tre, ainsi, chaque instant, expose et mise en valeurpour ceux qui n'auraient pu, par eux-mmes, en pntrertout de suite la plnitude de sens.

    Nous nous permettons de signaler, pour l'utilisation decet ouvrage, une exprience qui nous avait t communiqueet dont nous avons t l'heureux tmoin plusieurs reprises.Le Commentaire, ds son premier volume, fut conu, nousen prcisions tout l'heure la formule, en vue d'tre uneexplication littrale du texte de saint Thomas dans sa tota

    lit. 11 assumait le rle du professeur qui aurait pour but delire la lettre mme de la Somme thologique en prsenced'un public, cultiv sans doute, mais nullement spcialiste. cette fin, il ne laissait rien de ce qui aurait pu arrter lelecteur du dehors, sans l'claircir dans la mesure du possible; et, par-dessus tout, il s'attachait montrer le lien qui

    unissait entre elles jusqu'aux moindres parties de l'uvreimmense. Et, aussi bien, est-ce pour cela que le Commentaire a pu tre utilis, sous Jorme de lecture publique, dansles milieux les plus trangers au langage technique ou auxsubtilits de l'cole. En raison mme de l'heure propice ose crent et se multiplient, un peu partout, clos cercles tho

    mistes, jusque dans le monde, sans en excepter les milieuxfminins, l'utilisation du Commentaire pour la fin que noussignalons nous parat devoir tre des plus prcieuses.

    Elle entranera ncessairement, pour tous ceux qui aurontla facilit de recourir ensuite au texte latin, la mise profitde ce texte. Et c'est ceux-l que nous ddions, trs spcia

    lement, la nouvelle dition du texte latin que nous venonsd'entreprendre.Pour prparer plus immdiatement la lecture du texte

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    AVANT-PROPOS XXIII

    latin, dans sa seule teneur, nous avons voulu publier part,en une plaquette d'une centaine de pages, l'opuscule de saintThomas qui a pour titre De ente et essentia. Il est classique

    dans l'cole. On le regarde, juste titre, comme le programme gnial, trac par le saint Docteur, au dbut de sacarrire professorale, de tout son enseignement. Celui quipossderait la perfection, dans la littralit de son texte etdans le sens de la pense qu'il nous livre, les quelques pagesde cet opuscule, aurait la clef de toute l'uvre de saint Tho

    mas. D'autre part, il est facile d'apprendre, mme la lettre,le texte latin de ces quelques pages. Nous le reproduironsintgralement dans notre plaquette. En face du texte latin,nous donnerons la traduction franaise littrale. Et, en quelques pages qui suivront, nous mettrons en relief sa hautedoctrine.

    Comme introduction gnrale, doctrinale et historique,ou mme polmique, toute l'uvre de saint Thomas, nousrecommanderons trs spcialement le volume de l'Initiationthomiste.

    Fr. THOMAS-M. PGUES, 0. P. ,

    Matre en Thologie.Saint-Maximin,

    en la fte de saint Thomas d'Aquin,7 mars 1937.

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    C R I T I Q U E E T M T H O D E

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    I

    LA RAISON

    Une tude s'impose nous ds l'abord. Elle s'imposerait,de soi, indpendamment de toutes circonstances d'actualit.Mais l'tat des esprits, dans l'ordre surtout de la pense philo

    sophique universitaire, rend encore plus pressant, plus indispensable, le devoir de ne pas nous livrer aux recherches quincessiteront constamment la mise en uvre de notre raison, sans nous tre demand auparavant quelle est, en soi,quelle sera, dans ces recherches, la valeur de notre raisonelle-mme. C'est l'objet de ce qu'on est convenu d'appeler

    aujourd'hui, surtout depuis le rgne de la philosophie kantienne, la critique de la raison.

    Nul n'ignore que les rsultats de cette critique ont paru,un moment, compromettre la solidit de tout l'difice denos connaissances. La raison tait tenue, est tenue encorepar de nombreux esprits, pour peu prs incapable de nous

    donner aucune certitude. On distinguait, il est vrai, entrece qu'on appelait du nom de raison pure et ce qu'on appelaitdu nom de raison pratique, afin de rtablir l'aide de cettedernire raison ce qu'on ne croyait plus pouvoir sauver l'aide de la premire. Mais outre que la distinction taitmal fonde ou mal explique, elle tait d'une efficacit plus

    que douteuse pour le but qu'on dsirait atteindre.Aussi bien n'lait-il pas rare de se trouver en prsence

    d'esprits sincres, mais dconcerts, qui, ne croyant plus

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    4 CRITIQUE ET METHODE

    pouvoir rien esprer de la raison, et voulant cependantchapper la ruine de toute vie spirituelle, se jetaient per-dment dans le fidisme le plus aveugle.

    Voici l'extrait d'une lettre qui nous fut adresse par l'unde ces esprits : En appeler la raison pour tablir quoique ce soit, notamment dans l'ordre de la vrit religieuse,est une entreprise chimrique, voue d'avance l'chec. Iln'y a qu'une scurit, dans l'ordre qui lui est propre et quiest l'ordre de la foi, auquel appartiendra la rel igion; c'est

    l'autorit de l'glise. Qu'on ne puisse en appeler la raison, notamment sur la question de la religion, c'est que lesbases invoques par nous sont aujourd'hui dmolies, aunom mme del raison; telle l'ide de justice, fonde surla notion du bien et du mal; telle aussi l'ide de formespures, trituration de l'ide de forme, qui n'est qu'une vaine

    abstraction, ne reposant absolument sur rien. A notremanire de concevoir l'nigme universelle peut s'en opposerune autre ; la seule matire source de tout; la marche del'univers sans but; l'esprit humain fonction accidentelle dela vie crbrale, systme qui se dfend aussi bien quetout autre, si Ton n'admet que la raison. Il est impossi

    ble de laisser dire qu'au nom de la raison il en est diffremment, et de laisser supposer qu'il existe quelque part uncritrium de ce nom, auquel on peut tout rapporter, et quece critrium appartient l'un plutt qu' l'autre. Il convient, en effet, d'tre averti des critiques serres et sansdoute dfinitives qui ont t faites sur le mcanisme de

    notre raison et sur les limites qu'elles lui ont assignes. Cescritiques, ce sont les athes qui les ont faites, et si bienqu'ils ont ruin toutes les conclusions qu'on voulait imposerau nom de la prtendue raison, et non seulement dans lascolastique, mais encore dans les sciences exactes .

    Nous prmes la libert de rpondre notre distingu cor

    respondant : Si ce que vous dites est vrai, si parles critiques serres et sans doute dfinitives qu'ont faites les athesdu mcanisme de notre raison, se trouvent dmolies toutes

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    LA RAISON 5

    les bases des conclusions qu'on voudrait imposer au nom dela prtendue raison , sur quoi vous appuierez-vous pourimposer quelque chose?

    Sur la foi ?Mais qu'est-ce que la foi? La croyance la parole de

    Dieu propose avec autorit par l'glise. Or, vous nesavez, et ne pouvez savoir en vertu de la dmolition susdite ni si Dieu existe, ni s'il a parl, ni ce qu'est l'gliseni ce que vous tes vous-mmes, ni mme si vous tes.

    C'est le trou noir du nihilisme pur et simple.Mais, au fait, puisque les athes ont ruin toutes les

    conclusions qu'on voudrait imposer au nom de la prtendueraison et qu' on ne peut laisser dire ou supposer qu'ilexiste quelque part un critrium de ce nom auquel onpuisse tout rapporter , sur quoi repose leur dmolition?

    Est-ce avec leur raison et en s'appuyant sur un critrium dece nom qu'ils ont dmoli? Si oui, donc un critrium existe.Si non, leur dmolition n'est qu'une dmolition en peinture;et nous pouvons nous rire de leur prtention.

    Par ce simple extrait d'une correspondance toute rcente,on peut se rendre compte de l'opportunit de l'tude que

    nous abordons en ce moment. Il n'en est pas qui s'impose nous avec plus de rigueur.

    Cette tude est d'ailleurs du plus haut intrt pour lanature du rsultat auquel elle aboutit. Nous venons de l'entendre : on nous parle de critiques serres et sans doutedfinitives qui ont t faites sur le mcanisme de notre rai

    son et sur les limites qu'elles lui ont assignes , critiques si bien faites par les athes qu'ils ont dmoli toutes lesconclusions qu'on voulait imposer jusqu'alors au nomde la prtendue raison, et non seulement dans la scolastique,mais encore dans les sciences exactes .

    Nous pouvons laisser aux savants le soin de venger la

    raison dans leur domaine et la valeur des conclusions d'ordre scientifique qu'ils tablissent en son nom.

    Plaons-nous dans le domaine ou sur le terrain de la rai-

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    6 CRITIQUE ET MTHODE

    son en elle-mme, ou de la raison toute pure, qui est d'ailleurs le domaine le plus haut, duquel relvent tous lesautres, dans l'ordre humain.

    Et, considrer, de ce chef, la raison, tudier son mcanisme, fixer sa valeur par une critique aussi serre, assurment, et plus dfinitive que celle dont on nous parlait tout l'heure, nous aboutissons celte constatation j e ne dismme pas conclusion, tant l'vidence en est toute premire, que notre raison est faite pour le vrai, et que d'elle-mme

    elle nous le livre ncessairement, pourvu seulement quenous ne faussions pas son mcanisme.Qu'est-ce, en effet, que la raison? quel est son mcanisme?

    comment ce mcanisme fonclionne-t-il? o se trouve lapossibilit de le fausser?

    Notre dessein n'est pas d'tudier, en ce moment, la raison,

    considre du point de vue proprement psychologique, oudans ses rapports avec l'Ame humaine dont elle constitue lafacult royale. Celte tude viendra, quand nous nous occuperons de l'ordre des choses et de la nature des tres, parmilesquels nous nous trouvons nous-mmes.

    Pour le moment, considrons la raison dans son fonction

    nement, si je puis ainsi dire, ou dans sa mise en uvre,alors qu'elle produit son acte, ou plutt comme acte produitpar nous.

    Cet acte de la raison se dislingue de Pacte des sens. Autrechose est voir, entendre, toucher; autre chose raisonner oucomprendre. L'animal voit, entend; il ne comprend pas, il

    ne raisonne pas, au sens trs spcial o nous prenons cestermes et o nous les disons, quand il s'agit de nous. Je voistelle couleur, j entends tel son, je touche tel corps. Je comprends une proposition; par exemple que deux et deux fontquatre; qu'un tout est plus grand que sa partie et toutesautres propositions qui entranent immdiatement l'adhsionde mon esprit. Si je ne comprends pas tout de suite telleproposition, je demande qu'on me l'explique, qu'on me laprouve, qu'on m'en donne la raison, c'est--dire le pourquoi ;

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    LA. RAISON 7

    et quand cette raison, ce pourquoi m'est donn tel quemon esprit le voulait, aussitt je me rends, j'adhre laproposition que je ne comprenais pas d'abord. Grce cette

    raison ou ce pourquoi qui m'a t donn, maintenant jecomprends. Si, par exemple, on me dit que la ligne droiteest le plus court chemin d'un point un autre, et que, necomprenant pas tout de suite peut-tre, j demande pourquoi; si Ton me dit : Parce que tout autre chemin quecelui de la ligne droite entrane un dtour qui allonge le

    chemin, sur cette raison qui m'est donne je comprends etj'adhre sans rserve la premire proposition dont la vritne m'apparaissait pas tout d'abord. Dans ce cas, je suisarriv comprendre par voie de raisonnement.

    Donc comprendre et raisonner sont des actes qui nousappartiennent en propre, distincts d'autres actes qui nous

    appartiennent aussi, mais qui nous sont communs avec lesanimaux sans raison.

    Mais que sont bien ces actes de comprendre et de raison-uer qui sont en nous, qui constituent notre vraie vie pourautant qu'elle se distingue de celle de l'animal?

    Pour l'entendre, il nous faut videmment comparer l'acte

    du sens et celui de la raison.L'acte du sens, parler d'abord de son ct extrieur,

    est multiple. Il consiste voir des couleurs, entendre dessons, sentir des parfums, goter des saveurs, & exprimenter, par le toucher, les qualits sensibles des corps quinous entourent. Toutes ces perceptions d'ordre extrieur se

    concentrent au-dedans de nous, et nous pouvons lesretrouver, d'une certaine manire, mme si nos sens extrieurs ne sont plus en exercice. Aprs avoir vu un tableau,ou un paysage, mme si nous fermons les yeux, ou si lepaysage, le tableau ne sont plus l devant nous, il nous estpossible de les avoir sous forme d'image conserve dans

    notre imagination et notre mmoire.Jusqu'ici il n'y a pas eu acte de raison. Tous les actes que

    nous venons de dire peuvent se trouver, mme celui de l'i-

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    8 CRITIQUE ET MTHODE

    niaginalion ou de la mmoire, dans l'animal sans raison.O donc sera d'abord l'acte de raison, qui distingue

    l'homme de l'animal?

    Le voici. Et nous sommes dj au cur de notre sujet.L'acte o, d'abord, apparat la raison et par o l'homme sedistingue essentiellement de l'animal, sans que jamais ilspuissent se confondre, est celui qui n'a plus pour objet,comme tout l'heure, des couleurs, des sons, des parjums,des saveurs, des qualits sensibles, ou les images de tout cela;

    mais des choses, et des choses, comme telles, si l'on peutainsi dire ou sous leur raison la plus gnrale de choses ouralits. Toute ralit* quelle qu'elle soit, sous sa raison deralit, peut cire perue par notre raison et constitue sonobjet.

    Avec ceci pourtant, que notre raison peroit d'abord la

    ralit ou les ralits qui sont d'ordre sensible. Non pasqu'elle les peroive avec leur caractre de choses sensiblescomme telles. Comme telles, le mot mme l'indique, ellessont perues par les sens. Ce sont les sens, nous venons dele dire, qui peroivent la couleur, le son, l'odeur, la saveur,les qualits tangibles qui rendent ces ralits sensibles.

    Mais, sous le caractre de ralits sensibles, elles portent,inaccessible aux sens, leur caractre de ralits tout court,si l'on peut ainsi dire.

    C'est ce caractre de ralits tout court, qui sera l'objetpropre de la raison.

    On ne veut pas dire autre chose, quand on dit que la rai

    son a pour objet propre ce qui est, ou encore, d'un seul mot,Vitre.

    Mais puisque la raison a pour objet ce qui est, comme laYue a pour objet la couleur; et l'oue, le son; ou l'odorat,le parfum, n'est-il pas de toute vidence que la raisonpercevra ce qui est, comme la vue peroit la couleur, et

    l'oue le son, et l'odorat le parfum? Et de mme que l'il etl'oreille, s'ils sont sains et dans les conditions voulues pourvoir et pour entendre, ne se tromperont jamais dans la per-

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    LA RAISON 9

    ception de la couleur ou du son ; de mme la raison, si elle estsaine et qu'elle soit dans les conditions normales pour exercer son action selon qu'il convient la raison de l'homme,

    ne se trompera jamais dans la perception de la ralit, dece qui est, de l'tre.

    Oui; mais quelles sont, quelles doivent tre les conditions normales de la raison de l'homme dans l'exercice deson acte?

    C'est pour avoir mal prcis ces conditions que la critique

    moderne a abouti aux rsultats ngatifs que nous signalionstout l'heure.

    ristote et saint Thomas n'avaient pas ignor le problme.Ils l'avaient mme rsolu en pleine clart.

    La clefde cette solution nous est donne par saint Thomasdans une parole vraiment d'or, qu'il faut retenir. Le saint

    Docteur nous dit quelque part que notre raison a son origine dans le sens : ratio nostra orturn habel a sensu . Dansce texte, le mot raison est pris dans le sens o nous l'entendons maintenant, au sens d'acte de la raison. Si on l'entendait, en effet, au sens de la raison considre comme facultde l'me, ce serait une erreur, qui conduirait au matrialisme

    le plus grossier. Considre comme facult de l'me, la raison ne dpend en rien du sens. Elle lui est de tout pointsuprieure, tant d'ordre mtaphysique et spirituel, tandisque le sens est d'ordre physique et corporel, comme nousaurons l'expliquer plus tard.

    Mais comme acte de connatre, ou comme mise en uvre

    de la facult spirituelle, comme fonctionnement de cettefacult, la raison dpend du sens de la manire la plus absolue, dans Tordre naturel. Et cela veut dire que, naturellementparlant, nous n'avons ni ne pouvons avoir aucun acte de raison sans le concours des sens. Bien plus, c'est par le sens quecommencent toutes nos connaissances; et nos connaissances

    les plus spirituelles porteront toujours en elles la marqueou l'empreinte des connaissances sensibles qui les ont prcdes, dont elles sont une manation en quelque sorte.

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    IO CRITIQUE ET MTHODE

    II sufft, pour bien entendre cette doctrine si fconde et ensaisir la justification immdiate, de prendre garde au rapportqui existe, dans nos connaissances, entre l'image et l'ide

    d'une chose ou d'un objet quelconque peru par nous. L'image se prsente nous sous une forme concrte, prcise :c'est l'image de ce livre, de cette table, de cet arbre, avecleurs dimensions, leur couleur et autres particularits saisiesd'abord par nos sens et conserves fidlement ou combinesentre elles dans notre imagination. L'ide, au contraire, ne

    porte avec elle aucune de ces particularits. L'ide de livre,l'ide de table, l'ide d'arbre est dgage de toute dimensiondtermine, de toute couleur, de toute condition la limitant tel livre, telle table, tel arbre. Elle comprend et ditquelque chose qui n'est dterminment ou exclusivement nice livre, ni tel autre, ni cette table, ni telle autre, ni cet

    arbre, ni tel autre; mais qui cependant se retrouve en toutlivre, en toute table, en tout arbre. C'est un quelque chosede trs rel dans tout livre, dans toute table, dans tout arbre.C'est mme ce qu'il y a de plus rel et qui demeure toujourstant que le livre est livre, tant que la table est table, tantque l'arbre est arbre, quelles que puissent tre les modifica

    tions ou les altrations qui peuvent s'y produire en tant quetel livre, telle table, tel arbre. Ce quelque chose de commun tout livre, toute table, tout arbre, c'est cela mme quiconstitue l'ide de livre, l'ide de table, l'ide d'arbre.

    Et c'est cela mme qui est l'objet de la raison.Mais qui ne voit que cet objet de la raison n'est pas autre

    que l'objet du sens dpouill de ses caractristiques proprescomme objet du sens? Tout ce qui est dans l'ide est dansl'image ou dans l'objet extrieur que les sens ont peru d'abord; mais cela se trouve dans l'ide autrement que dansl'image et dans l'objet extrieur. Et quand nous disons autrement, nous ne voulons pas dire que ce soit modifi dans ce

    qui le constitue comme ralit ou comme objet; non, puisque ce qui est dans l'ide de livre, de table, d'arbre est biencela mme qui est dans le livre, dans la table, dans l'arbre.

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    LA RAISOff IX

    Mais nous voulons dire que dans l'ide cela se trouvedpouill des conditions particulires qui dans tel livre, danstelle table, dans tel arbre, le limitent ou le dterminent ce

    livre exclusivement, cette table, cet arbre.Celle diffrence que nous venons de marquer se retrouve

    en toutes nos perceptions sensibles et en toutes nos ides.Il n'est pas une de nos perceptions sensibles ou des imagesqui en rsultent qui n'ait le caractre de particularit quenous venons de dire. Il n'est pas une de nos ides, pas une

    des perceptions de notre raison, qui n'ait le caractre dedgagement ou d'abstraction dont nous venons de parler.

    Il faut d'ailleurs ajouter encore que, dans la gense de nosides, nous suivons Tordre ou la gradation de nos perceptions sensibles. La premire de toutes nos ides, celle qui, dfaut d'autre, se prsentera toujours, ds que nous ferons

    acte de connaissance la suite d'une perception sensible oud'une mise en activit de nos sens par un objet sensiblequelconque, c'est prcisment cette ide de chose abstraiteou dgage de cette chose-l ou de cet objet, quel qu'il soit,qui aura frapp nos sens. Car si tout livre convient dans l'ide de livre, toute table dans l'ide de table, tout arbre dans

    l'ide d'arbre, toute chose, toute ralit qui est, tout objetconvient dans l'ide de chose, de ralit, d'objet, de chosequi est, d'tre, en un mot.

    Et cette ide contient tout, puisqu'en dehors d'elle il n'ya que l'ide de non-chose, de non-tre, de nant, de rien.

    Mais si elle contient tout, elle contient tout sans rien pr

    ciser dterminment. L'ide de chose, en effet, ne dit point,d'elle-mme, telle chose dterminment, non pas seulementtelle chose au sens particulier dont nous parlions tout l'heure quand il s'agissait de l'image, mais mme telle choseau sens de nature dtermine, au sens de pierre, au sens d'arbre, au sens d'animal, au sens d'homme.

    Toutes ces ides plus dtermines pourront venir etdevront venir mesure que se perfectionnera la connaissancede l'acte de notre raison. Car si l'acte de notre raison en res-

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    12 CRITIQUE ET METHODE

    tait cette ide de chose tout fait gnrale, cette ided'tre, qui est la premire de toutes ses ides, dans sa gnralit indistincte, il serait tout ce qu'il y a de plus imparfait.

    Et il se perfectionne prcisment mesure que se distinguenten lui et par lui les divers tres ou les diverses choses, non pasdans Tordre des individus, mais dans Tordre des catgoriesou des degrs d'tre.

    Mais, parce que ce progrs ou ce perfectionnement de notreacte de raison se fait par une prcision successive et gradue

    des diverses ides, partir de la plus gnrale qui est l'ided'tre ou de chose, jusqu'aux ides distinctes pour chaquecatgorie d'tres ou de choses, qui composent Tensembledes divers tres ou des diverses choses dans leur hirarchie, cause de cela il faudra qu' mesure qu'il acquerra denouvelles ides ou de nouveaux aspects de la ralit, il

    prenne garde les bien saisir dans leur ordre.Prenons, par exemple, cet tre qu'est l'homme, abstrait

    d'ailleurs ou dgag de tel individu humain dans lequel ilest ralis. le considrer ainsi dans son ide propre, dansson ide d'homme, on y distingue l'ide de chose, ou deralit, d'tre, dont nous parlions tantt, qui est la base et

    au commencement de toutes les ides subsquentes plusdtermines; puis, l'ide de chose vivante; puis, l'ide dechose ou d'tre sensible; enfin, l'ide d'tre raisonnable. Pouravoir, dans sa ralit, Tide d'homme, il ne suffira pas deTune quelconque de ces ides; il les faudra toutes. Et il lesfaudra ordonnes entre elles, dans la gradation qui leur con

    vient. Notre acte de raison, pour tre parfait, devra se plier toutes ces conditions, suivre et fournir toutes ces tapes.Et c'est la perception successive de ces diverses ides, c'estleur ordonnance logique pour aboutir la dcouverte de cequi est Pide propre de chaque catgorie d'tres, qui constitue tout le travail de notre raison dans son acte de raison

    humaine.Elle procde essentiellement par voie d'abstraction, par

    voie d'abstraction portant sur les images venues des sens et

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    LA RAISON 13

    causes par les ralits du monde sensible. Dans ce procdd'abstraction, il n'est rien d'elle, comme condition pralable son acte, que la facult d'abstraire. Elle ne porte pas en

    elle son objet ou ce qui sera l'ide qui l'occupera et dont ellevivra. Celte ide lui vient tout entire, en ce qui est de sesnotes distinctives, du dehors, par la voie des sens, et selonque les objets ou les choses agissent sur ces sens. Si la raisona une part d'action dans la constitution de cette ide, ce n'estpoint pour lui donner ses caractres propres et distinctifs ;

    c'est uniquement pour les dgager, pour les abstraire desconditions particulires, qui, dans les diverses choses ouobjets sensibles existant en eux-mmes, les dtermineraient tel individu exclusivement. Toutes ces ides, quant leurslments simples, commencer par la toute premire, l'idede chose, l'ide d'tre, lui viennent ainsi. Dans celte premire

    ide, dans cette premire abstraction, dans ce premier acte,il est vident que notre raison ne saurait faillir. Elle abstraits cette premire ide par le jeu le plus essentiel de safacult d'abstraction. Elle ne saurait faillir, non plus, dansle fait de la percevoir, une fois abstraite, en elle-mme, puisque rien ne s'interpose entre cette ide ou celte chose abs

    traite et la facult de la raison dj destine percevoir toutce qui lui vient ainsi par voie d'abstraction. Il en sera demme pour toutes les autres abstractions ou choses abstraitesqui lui viendront par la mme voie. Seulement, mesureque se multiplieront chez elle ces sortes de choses ainsi l'tat d'abstraction, et que, par suite, sa connaissance sera de

    nature se perfectionner, allant du plus gnral au moins

    gnral et au caractre spcifique de chaque chose, il y auradanger ou possibilit, pour notre raison, de se mprendresur ces diverses abstractions, non pas sur chacune d'ellesprise part et sous le jet de l'abstraction, si Ton peut ainsidire, mais selon que leur coexistence au sein de la raisonelle-mme peut faire que celle-ci prenne l'une pour l'autrequand elle travaille les unir ou les dissocier, l'effet deprendre une vue plus prcise et plus complte des choses ou

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    l4 C R I T I Q U E E T M E T H O D E

    des ralits qui lui sont venues par mode d'abstractions partielles et successives.

    C'est donc quand elle travaille recomposer, au dedans

    d'elle-mme, le monde de la ralit selon qu'il est au dehors,qu'il y a, pour notre raison, possibilit de dfaillance etd'erreur. Tous les lments de cette ralit qui lui sont venuspar voie d'abstraction sont exacts, en eu x-mmes ; et, mesurequ'elle les percevait, notre raison ne pouvait faillir. Mais,parce qu'ils sont venus par voie d'abstractions successives et

    qu'ils demeurent dans la raison selon la multiplicit de cesabstractions, il faut, quand la raison travaille les comparer, les rapprocher ou les loigner, qu'elle prenne soigneusement garde leur nature propre et leur origine respective pour ne pas risquer d'attribuer telle chose abstraiteou telle notion d'tre ou, de chose telle ralit extrieure ou

    telle catgorie, tel tre, qui ne l'aurait pas en effet.Prenons un exemple. La perception sensible de n'importe

    quelle ralit ou de n'importe quelle chose extrieure nousdonne, sous le coup de l'abstraction, l'ide d'tre, au sensde chose, de ralit existante. Celte ide tant tout ce qu'ily a de plus gnral conviendra tout ce qui est. Seul, le

    nant devra en tre exclu.II s'ensuit que notre raison ne se trompera jamais en a

    disant d'un tre ou d'une chose quelconque. C'est l proprement le premier principe, dans l'ordre de nos connaissances.Il consiste en ce que Ton affirme ou Ton peut affirmer detoute chose l'ide de chose, de tout tre l'ide d'tre. Dans

    cette affirmation Terreur n'est pas possible, attendu quetoutes choses conviennent, eu effet, en ceci du moins qu'ellessont quelque chose. Toutes ne seront point telle chose : pierre,par exemple, ou arbre, ou animal, ou homme, ou ange, et,moins encore Dieu. Mais toutes, tout ce qui est, tout ce quiappartient au domaine de l'tre, conviendra en ceci, que cela

    appartient au domaine de l'tre, c'est--dire que c'est quelquechose, que ce n'est pas rien. Et cette notiou de quelque choseou d'tre Ieurconvicndra d'autantmieux, qu'ils seront davan-

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    LA RAISON i5

    tage quelque chose ; c'est--dire qu'ils auront plus de perfection dans l'ordre d'tre ou dans lejait d'tre quelque chose.Mais, tout ce qui est quelque chose, qui n'est pas rien, con

    viendra en ceci qu'il est quelque chose. Et, par suite, de toutce qui n'est pas rien, de tout ce qui est quelque chose onpourra dire, en effet, que ce n'est pas rien, que c'est quelquechose. Si on disait de tout ce qui est, ou de toute chose,qu'elle est telle chose, on courrait risque de se tromper, on setromperait autant de fois que les diverses choses ne sont

    pas telle chose. Mais en disant de toute chose ou de n'importequelle chose qu'elle est chose, il sera tout fait impossiblede se tromper jamais.

    On ne se tromperait que si on disait cette notion du nant.Mais cela mme n'est pas possible; puisque c'est supposerqu'on tiendrait le nant pour quelque chose : ce qui est

    absurde, impliquant la plus radicale de toutes les contradictions. Rien n'est plus contradictoire, en effet, que de dire oude supposer que le nant est quelque chose. Et s'il n'est pasquelque chose, on ne peut pas affirmer de lui l'ide ou lanotion de chose. Car si l'ide ou la notion de chose se dit oupeut se dire de tout ce qui est quelque chose, elle ne se dit

    que de ce qui est quelque chose. La premire, la plus radicale, la plus universelle, la plus inluctable, la plus videntede toutes nos affirmations est donc bien celle qui consiste affirmer ou pouvoir affirmer de toute chose le mot oul'ide de chose. C'est exactement ce qu'on veut dire quandon dit : ce qui est est.

    Et tel est le premier principe, ou la pierre de touche quipermettra toujours la raison de se tenir dans le vrai.Mais, nous l'avons dit, il n'y a pas que cette ide qui soit

    en nous par voie d'abstraction. Il est vrai qu'elle contienttout virtuellement; mais il est vrai aussi qu'elle ne contientdterminment aucun tre distinct.

    Il faut donc, pour que notre raison se perfectionne, qu'elleacquire d'autres ides qui lui permettront de connatredistinctement les divers tres.

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    i6 CRITIQUE ET MTHODE

    Ici viendront, normalement, les ides abstraites l'occasion des divers tres selon qu'ils sont perus par nossens, et qui tous, ncessairement, appartiennent au monde

    sensible ou au monde des corps. Telle sera, par exemple,l'ide de pierre, abstraite l'occasion de la perception de tellepierre; l'ide d'arbre, abstraite l'occasion de la perceptionde tel arbre ; l'ide d'animal, abstraite l'occasion de la perception de tel animal; l'ide d'homme, abstraite l'occasionde la perception de tel homme; ou, dans un sens plus

    superficiel, l'ide de couleur, de blanc, de rouge, etc., abstraite l'occasion de tel objet sensible color et color detelle couleur; de mme, pour l'ide de son, de son aigu, deson grave ; pour l'ide de parfum ; pour l'ide de saveur ;pour l'ide de froid, de chaud, de sec, d'humide, de dur et dersistant, ou de mou, de souple; pour les ides plus com

    plexes, en raison de ce qu'elles requirent l'usage ou l'exercice de plusieurs sens leur origine, comme les ides d'tendue, d'espace, de lieu, de mouvement, et le reste.

    Chacune de ces ides, prise sparment, et, nous le rptons, comme sous le jeu de la facult qui les abstrait au furet mesure, sont ncessairement vraies, tant dues l'action

    du sens extrieur frapp par son objet et au jeu essentiel denotre facult intellectuelle.

    Mais, aprs que la raison les a ainsi conues et les conserveen elle, il lui est naturel c'est en cela mme que consistesa vie propre de les confronter, de les rapprocher et de lesunir ou de les dissocier, pour prendre, nous l'avons dit, une

    conscience plus parfaite de la ralit ou du domaine de l'tre,qui est son domaine propre. Ce travail d'union ou de dissociation est ce que nous appelons, dans l'ordre de notre actede raison, l'office de juger. II consiste en ce que la raison,prenant une de ces notions ou de ces ides qu'elle a puises,comme nous l'avons dit, quant leur premire origine, dans

    le monde des sens, lui applique, en l'affirmant d'elle, uneautre notion, ou, au contraire, l'en carte, en la niant.

    Qui ne voit que si elle applique et affirme, quand les notions

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    LA RAISON 17

    ne correspondent pas un mme fonds de ralit, son affirmation sera fausse ; et de mme pour la ngation, dans l'hypothse contraire. Si, par exemple, prenant l'ide de mouve

    ment qu'elle a perue l'occasion d'un animal qui se mouvait, elle applique cette ide l'ide d'arbre ou l'ide depierre, et qu'elle dise : la pierre ou l'arbre marche, il est vident qu'elle dit faux ; parce que, dans la ralit de son ide,telle qu'elle a d tre dgage des choses perues par les sens,la pierre ou l'arbre ne marchent pas : Tune, tant, de soi,

    toujours immobile; et l'autre, demeurant fix au sol.Par o l'on voit que la fausset ou Terreur ne se peut trou

    ver dans Pacte de la raison qu'au sujet de l'opration quivient aprs la perception et qui consiste affirmer ou nier.Encore est-il qu'elle ne s'y trouve jamais que par une fautede la raison ou de la facult intellectuelle, qui a t inconsi

    dre dans son acte de juger. Car, si elle avait procd avecordre selon que l'exige la nature ou le caractre des notionsou des ides qu'elle manie, elle ne se serait pas trompe. C'est,du reste, pour cela qu'il est une discipline, dans l'ordre dessciences humaines, qui a pour objet d'apprendre la raisoncomment elle doit procder dans son acte djuger, et, ult

    rieurement, dans son acte de raisonner, pour viter l'erreur etdemeurer toujours dans le vrai.

    Cette science, ou cette discipline spciale, est la Logique.Au surplus, et quelque multiples ou complexes que puissenttre les prescriptions relatives cette science on les peutramener quelques prceptes trs simples qu'il est presque

    naturel toute raison humaine de saisir, sinon mme de sedonner immdiatement. Et c'est, savoir, pour l'acte de

    juger, qu il faut bien prendre garde la nature des notionsou des ides mises en prsence, afin de ne jamais se prononcer leur sujet qu' bon escient ; et, pour le raisonnement,de n'appeler claircir le rapport des deux premires notions

    demeur obscur, que des notions qui soient, en effet, dans unrapport de lumire avec les prcdentes.

    Il est vrai que ce rapport de lumire entre une notion nou-

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    i8 C R I T I Q U E E T M E T H O D E

    velle et deux autres notions jusque-l obscures, comme aussila lgitimit de l'acte de juger en affirmant ou en niant ausujet de deux notions mises en prsence, est cela mme con

    tre quoi la nouvelle critique, depuis Kant surtout, sembleavoir fait porter ses efforts avec le plus de subtile opinitret.On a dit que les jugements de notre raison, comme actes dela raison toute seule et moins qu'il ne s'y mlt quelquefait d'exprience, n'taient qu'un repli de la raison ou pluttd'une notion de la raison sur elle-mme et revenait une

    pure tautologie, dans laquelle on ne voyait pas trop de queldroit on affirmait ainsi d'une chose ou on niait d'elle quoique ce pt tre.

    Sans nous perdre dans toutes les subtiles considrations deFauteur de la Critique de la raison pure l'endroit de ce qu'illui a plu d'appeler des noms de jugement analytique, ou syn

    thtique soit a priori, soit a posteriori, qu'il nous suffise defaire remarquer que ses considrations pchent toutes par unvice d'origine. Il n'a pas donn l'abstraction son vritablerle dans la gense de nos connaissances intellectuelles. Ils'est reprsent notre raison comme portant en elle, antrieurement toute action du monde extrieur sur nos sens, des

    sortes de notions ou de catgories ou de cadres, dont il n'arrivait pas tablir ou justifier le bien fond l'endroit d'uneralit extrieure nous. De l toutes les difficults qu'il s'estcres comme plaisir pour lgitimer les actes de notre raison, surtout dans l'ordre de leur objectivit.

    Mais ces difficults disparaissent, du simple fait qu'on res

    titue notre acte de connaissance intellectuelle son caractreessentiel, qui est de se faire par voie d'abstraction. Ds lors,en effet, il devient vident qu'il n'y a pas prsupposer ennous, dans notre raison, des cadres, ou des catgories imaginaires. Notre raison, par elle-mme, n'a rien, nous l'avonsvu, que sa facult d'abstraire l'ide de l'image venue des sens,

    et de recevoir en elle, pour en vivre intellectuellement, celteide ainsi abstraite. Il suit de l que tout ce qu'il y aura enelle de prcis ou de positif et de distinct dans l'ordre de la

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    LA RAISON X 9

    ralit, lui sera venu, en premire origine, des ralits dudehors, imprimant en elle, par la voie de l'abstraction, leursnotes caractristiques d'ordre gnrique ou spcifique. D'au

    tre part, nous l'avons dit aussi, parce que ces notes ou cestraits caractristiques se sont imprims dans notre raison,non pas d'un seul coup, fixant dterminment et distinctement les traits spcifiques de chaque nature ou catgorie d'tre ;mais progressivement, lentement, et commencer par lestraits les plus gnraux convenant tout ce qui est, ou, suc

    cessivement ce qui, dans les diverses catgories, rpondd'abord ce qu'elles ont de commun, il s'ensuit que pouravoir la connaissance propre de chaque nature ou de chaquecatgorie d'tres, quant ce qui les constitue ou les fait trede telle espce dtermine, en quoi consistera, au sujet dechaque chose, la perfection dernire de notre intelligence

    dans son acte de connatre, notre raison ou notre intelligence devra considrer ces multiples et diverses notions, lescomparer, les grouper ou les sparer selon que le demanderala ralit de chaque nature constitue en elle-mme, dans savrit objective, vrit objective dont tmoigne l'image venuedu dehors par les sens, qui ont reu en eux l'empreinte des

    qualits accidentelles manifestant pour nous les natures oules substances qu'elles revtent, et qui les portent, et dontelles sont les proprits sensibles.

    Et telle est la raison profonde, essentielle notre mode deconnatre humain, de ces actes de jugement ou de raisonnement qui constituent la trame de notre vie pensante. Ni range,

    ni Dieu, n'ont, proprement parler, ces sortes d'actes. Leuracte de connatre se fait d'un seul coup. Ils peroivent directement et totalement, sous une seule raison et dans une seuleide, ce qui appartient distinctement chaque tre, non seulement quant ses caractres spcifiques, mais mme quantaux notes individuelles ou particulires qui l'affectent dans

    sa ralisation la plus concrte. Il n'est donc pas besoin, poureux, ni de facults spciales distinctes pour connatre le particulier ou le concret, et ensuite l'universel ; ni, dans la con-

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    20 CRITIQUE ET MTHODE

    naissance de l'universel, d'actes multiples percevant les diverstraits qui peuvent appartenir l'essence ou la nature de teltre, de telles catgories d'tres. Aussi bien leur connaissance

    n'a-t-elle point les caractres de la ntre. Elle est intellectuelle,certes ; et, au souverain degr, surtout en Dieu. Mais elle n'apas le caractre d'abstraction gradue, permettant de la distinguer, comme chez nous, de la connaissance du particulier,et amenant pour elle la ncessit de composer, de diviser, oudjuger et de raisonner, pour aboutir, par degrs, la con

    naissance propre et distincte de chaque nature, que notreraison obtient au terme de son procd intellectuel en concevant et en se formulant elle-mme la dfinition de cettenature.

    Mais notre raison, si elle procde comme il convient, aboutit de faon trs sre la dfinition dont il s'agit. Tous les l

    ments de cette dfinition lui sont venus, en premire origine,par la voie des sens, des ralits elles-mmes existant audehors, avec lesquelles nos sens nous mettent directement encontact. Ce contact de nos sens avec la ralit est tout ce qu'ily a de plus certain pour nous. C'est mme de l que vientpour nous, dans l'ordre naturel de nos connaissances, toute

    certitude ayant trait la perception immdiate de la ralit.Nos sens sont directement faits pour percevoir cette ralit ence qu'elle a de perceptible extrieurement ou par l'action dela ralit sur la facult de connatre. Chacun d'eux, s'il estdans son tal normal et dans les conditions normales requisespour que la ralit extrieure qui lui correspond en propre

    agisse sur lui, reoit cette action de faon ragir d'une raction vitale appartenant l'ordre du vivant de vie sensible, etproduit l'acte de connaissance sensible par lequel il peroitcet objet extrieur sous le caractre propre qui lui correspond :couleur, son, odeur, saveur, qualits tangibles. S'il s'agit decertains caractres moins spciaux et qui ne correspondent

    plus un seul sens, il y faudra plusieurs sens ; mais, en usantde tous les sens qui peuvent tre requis, le sujet connaissantpercevra sans erreur ces caractres communs : telle l'tendue,

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    LA RAISON 21

    ou la distance; tel aussi le mouvement, et autre ralit dumme genre.

    Pour n'avoir pas pris garde cette distinction si simple et

    que, dj, Aristote avait expressment marque, de nombreuxpenseurs, dans les temps modernes surtout, ont lev ladignit d'axiome ou de premier principe une erreur mortelle,qui est l'origine des garements de la mthode cartsienne etde la critique kantienne. On a dclar que nos sens nous trompent. Il s'ensuivait que nous ne pouvons faire aucun fond sur

    eux. Ds lors, il devenait ncessaire de chercher ailleurs unautre critrium de certitude. Et on s'est appliqu le trouverdans l'ordre de la raison toute seule. De l le Je pense, donc

    je suis de Descartes, ou YimpratiJ catgorique de Kant.On aurait pu s'viter des tourments inutiles et des efforts

    surhumains qui, du reste, taient vous, ncessairement, un

    insuccs radical, si, seulement, on avait pos, ceux qui affirmaient que nos sens nous trompent, une simple question. Ilsavaient coutume, en effet, d'apporter, comme exemple, telou tel phnomne, d'ordre extrieur, au sujet duquel, disaient-ils, nos sens taient pris en flagrant dfaut : ainsi le petitenfant qui voyant, pour la premire fois, la lune, croit qu'elle

    est l tout prs et tend la main pour la saisir; ou encore l'exprience du bton plong dans l'eau et qui, demeurant parfaitement droit, est vu par nous comme s'il tait tordu.

    A l'vocation de ces exemples et de tous autres semblables,d'o l'on concluait que les sens nous trompent, il devait suffire de demander : Mais vous, qui affirmez que, dans les cas

    dont il s'agit, les sens nous trompent, comment le savez-vous?Comment savez-vous que la lune est autrement distante quene le croit le petit enfant en la voyant? Comment savez-vousque le bton qui est vu tordu, plong dans l'eau, ne laisse pasque d'tre rellement droit? N'est-ce pas en usant de vos sens?C'est par le contrle des sens eux-mmes que vous vous rendez

    compte de la prtendue erreur que vous leur attribuez. Et, vrai dire, il n'y a aucunement erreur. Il y a seulement exerciceincomplet ou imparfait de vos sens. Les exemples dont il s'a-

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    22 CRITIQUE ET MTHODE

    git, en effet, portent sur ce qu'ristote avait dj appel dessensibles communs, c'est--dire des sensibles qui pour treperus demandent l'usage combin de plusieurs sens. Que cet

    usage se fasse dans les conditions voulues ; et les sens ne noustrompent pas plus sur ces sensibles communs, qu'ils ne noustrompent, chacun, quand il s'agit de son objet propre; pourvu,bien entendu, que le sens soit normal et normales aussi lesconditions de perception.

    S'il en tait autrement, que deviendrait toute notre vie

    humaine dans son exercice de chaque instant? que deviendraitaussi tout le progrs dont on est si justement fier aujourd'huiet qui repose sur l'application de nos sens? N'est-ce pas surcette application des sens que se fonde toute la valeur dessciences exprimentales, toute l'conomie des arts dans lesmultiples branches o s'exerce l'activit extrieure du genre

    humain ?Rien n'est plus certain, pour nous, que ce dont nos senstmoignent, quand il s'agit de l'ordre naturel de nos connaissances. Et c'est mme par l, nous l'avons dit, que dans cetordre naturel de nos connaissances, toute certitude s'tablitpour nous, en premire origine, puisque aussi bien tout ce

    qu'il y a de vrit objective ou de ralit dans la premire detoutes nos ides, l'ide d'tre, nous est venu, en premire origine, des sens.

    Ce sont les donnes des sens qui ont fourni notre raisonla premire matire, si l'on peut ainsi s'exprimer, de toutesses ides. Comme nous l'avons vu, chacune de ces ides, quant

    ses premiers clments ou ses diverses notes caractristiques par o notre raison arrive se faire une ide prcise etdistincte des divers tres, lui est venue des sens, l'aide oupar la voie de l'abstraction.

    Notre vie pensante tout entire, dans l'ordre naturel, sedroule utiliser, sur le plan intellectuel, ces donnes succes

    sives acquises par le procd d'abstraction. Et nous le faisons,comme nous l'avons dit, par l'acte du jugement dans lequelnous unissons ou sparons ces diverses acquisitions succs-

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    LA RAISON

    sives. Acte de jugement qui est tout ce qu'il y a de plus lgitime, de plus ncessaire aussi, et de plus fcond pour nous, la seule condition d'tre fait comme il convient ; c'est--dire

    d'unir ou de sparer les notions dont il s'agit selon que ledemande la ralit extrieure d'o elles nous sont venues, parl'entremise des sens, Taide du procd d'abstraction. Recomposer, dans notre esprit, ces diverses notions selon qu'ellesappartiennent, en effet, aux ralits du dehors, les voir intellectuellement dans les mmes limites d'tre qui sont relle

    ment les leurs, en les passant toutes au crible dernier ousuprme de cette premire notion d'tre, qui, par son universalit mme, nous permet d'apprcier ensuite et de graduertoutes les notes distinctives des divers tres, c'est l proprement le champ de notre activit intellectuelle, de notre vraievie pensante. Champ immense et magnifique, d'une richesse

    d'exploitation qu'il faut dire infinie, puisqu'il comprend toutle domaine de l'tre, hors duquel il n'y a plus que le nant.

    Et, sans doute, notre exploitation, laisse dans son ordrenaturel, ne sera pas tout ce qu'il y a de plus parfait. Ellen'arrivera pas puiser ou pntrer, par sa connaissance ousa prise de possession, tout ce domaine de l'tre, autant qu'il

    peut tre pntr. Notre raison procdant par voie d'abstraction sur les donnes venues du monde sensible ne connatradirectement que les natures des choses sensibles. Mais, enconnaissant ces natures, elle connatra, par voie de consquence, et titre de cause exige par elles, ce sans quoi cesnatures ne pourraient pas tre. Elle connatra aussi, par voie

    de comparaison ou d'analogie, ce qui dpasse ces natures :pour autant que voyant les limites de ces natures sensibles,dans le domaine de l'tre, elle pourra s'lever une certaineconception d'autres tres qui n'auront pas tre renfermsdans ces limites-l. Une telle connaissance ne sera qu'indirecte. Mais elle ne laissera pas que d'ouvrir, titre de pos

    sibilits de perfection dans l'ordre de la connaissance et del'tre, en des natures suprieures notre nature, et en nous-mmes si, par grce, nous y tions levs, des perspectivesproprement infinies.

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    Tel est l'apanage de notre raison, telle est sa prrogative.Elle n'a pas tre exalte au-del de ce qu'elle peut; mais ellene doit pas tre rabaisse au-dessous de ses droits et de ses

    privilges. Son acte de connatre n'est pas un acte qu'il failleconsidrer ou concevoir comme se tenant en soi et se suffisant lui-mme dans l'ordre de la connaissance. Rien n'est plusfaux, ni plus antihumain qu'une telle conception. L'acte deconnatre de notre raison est un acte qui se trouve en nous.Et, en nous, il n'y a pas, mme dans Tordre de la connais

    sance, que le seul acte de la raison. Il y a d'autres actes, distincts de celui-l, et qui le prcdent, et qui le conditionnent,et qui l'expliquent aussi en mme temps qu'ils le compltent.Ce sont les actes de connaissance appartenant l'ordre sensible et qui se font par nos facults sensibles, par nos sens soitextrieurs soil intrieurs. Cesactesdeconnaissanceparnos sens

    ne sont pas moins en nous que l'acte de connaissance de laraison. Notre acte de connatre pur et simple ne peut se faireet s'expliquer que par l'union de tous ces divers actes de connatre se compltant les uns les autres. Par nos sens nous saisissons le particulier, c'est--dire les tres concrets selonqu'ils existent en eux-mmes avec tous leurs caractres indivi

    duels. Celte connaissance-l, comme telle, nous laisse auniveau des animaux sans raison, qui la partagent avec nouset en qui, parfois ou sous certains aspects, elle est mme plusparfaite que chez nous. Mais il n'y a pas que cette connaissance-l chez nous. Et c'est par l que nous nous lverons,sans proportion, au-dessus des animaux qui n'ont que la con

    naissance sensible. Chez nous, en plus de la connaissance parles sens, il y a la connaissance par la raison. Cette connaissance par la raison se distingue de la prcdente, en ce que,par elle, nous ne saisissons plus le particulier ou le concret.Ce serait inutile et faire double emploi, puisque, cet effet,nous avons les sens. Mais, par la raison, nous saisissons, en

    l'abstrayant, ou en le tirant du particulier et du concret o ilse trouve et que nos sens nous ont livr, Yuniversel, ouplultce qui existe bien dans ce particulier et ce concret, mais sans

  • 8/2/2019 Pegues - Apercus de philosophie thomiste et de propedeutique

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    IiA. RAISON 25

    les notes individuelles qui le limiteraient ce particulier et ce concret. Nous saisissons, parla raison, les caractres gnraux, qui de soi, ne seront limits aucun tre individuel ou

    particulier. Et c'est par ce privilge de notre acte de raisonque nous sommes mis mme de prendre intellectuellementpossession de tout, non point prcisment des tres individuels qui sont l sous nos sens, mais l'occasion de ces tresparticuliers, perus par nos sens, de la nature de chacun deces tres, de leurs rapports, des exigences qui s'ensuivent, de

    l'ordre qu'ils constituent ou qu'ils impliquent et qui n'est pasautre que le domaine de l'tre dans son universalit.

    11 est vrai que nous n'en prenons possession que d'unemanire imparfaite, successive, lente, et en dpendance continue avec les tres particuliers sensibles d'o nous dgageonsnos ides. Mais il n'y a pas lieu de s'en tonner. C'est dans

    Tordre de notre nature humaine; puisque aussi bien nousn'avons pas que la raison pour connatre, nous avons aussinos sens. L'union des deux est pour nous indispensable. Vouloir les sparer, les dissocier, les opposer, c'est nous suicidernous-mme, dans l'ordre de la connaissance. C'est nous vouerau nant de notre vie proprement humaine. Si, au contraire,

    nous les maintenons unis, harmoniss, en dpendance hirarchise selon qu'il convient, nous sommes srs d'panouirnotre vie en pleine lumire, en pleine certitude, en repos intellectuel parfait.

    C'est cette lumire, cette certitude, ce repos intellectuel parfait que conduit la philosophie d'Arislote et de

    saint Thomas. Nul, mieux que ces deux incomparables gnies,n'a su donnera la raison humaine sa vraie place dans l'actede connatre. Nul n'en a mieux connu les rouages les plusdlicats, les ressorts les plus cachs. Nul n'a su la mettre enexercice comme eux et lui faire porter ses meilleurs fruits devri