Pascal Et La Machine - Nous Sommes Automate Autant Qu'Esprit

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Note de recherche

Blaise Pascal «Nous sommes automates autant qu’esprit»

Romain Peter - Master 1 Recherche - 2012/2013

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L’édition des Pensées utilisée ici est l’édition Sellier, qui possède sa numérotation propre. Sont indiquées ici, pour les fragments mentionnés au cours de l’analyse, les correspondances avec les éditions Lafuma, Brunschvicg et Le Guern.

Sellier Lafuma Brunschvicg Le Guern

45 11 246 9

59 25 308 23

94 60 294 56

158 125 92 116

159 126 93 117

454 252 325 469

527 634 97 541

655 808 245 664

680 418 233 397

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Notre recherche devra débuter par un «dégrossissement» de la machine pascalienne: il va falloir en dresser un premier portrait qui nous permettra d’en saisir les rouages sous l’angle adopté par l’apologiste. Ceci, afin de ne pas rester dans l’équivoque d’un concept qui, sous la plume de Descartes et d’autres modernes, est doté au XVIIe siècle d’une pluralité de sens. C’est donc à une analytique de la machine que nous nous attelons, par laquelle nous nous rendrons compte de l’étendue du mécanisme de la subjectivité dans la pensée de Pascal, en en détaillant les différents niveaux.

«Nous sommes automate autant qu’esprit» Cette affirmation qui ouvre le fragment 661 doit être vue comme le condensé définitif de la pensée pascalienne de la subjectivité. C’est autant un programme de recherche pour l’apologiste qu’un rappel pour le lecteur: «il ne faut pas se méconnaître». Tout examen de l’homme commence et aboutit au caractère mécanique de celui-ci. Malgré tout, cette thèse ne suffit pas à faire saisir toute l’originalité de la posture pascalienne, parce qu’elle semble faire écho à d’autre pensées du rouage qu’ont pu formuler ses prédécesseurs: mécanisme cartésien, dans le Traité des passions de l’âme, ou même dualisme corps/esprit antique, duquel la bipartition «automate-esprit» pourrait être perçu – à tort – comme une réactivation.Si Pascal tient une posture originale, c’est parce qu’il doit parvenir à s’extraire du dualisme, dont la pensée cartésienne n’est encore qu’une reconduction. Il faut donc s’avancer dans la lecture du fragment pour voir que Pascal y traite non pas d’une thématique relevant de la bipartition corps-esprit, mais de l’habitude. On retrouve là les grandes lignes de ce qui deviendra l’opuscule De l’Esprit Géométrique, où sont distingués les deux règnes de la créance – esprit et automate – ainsi que leur relative interdépendance.Il s’agit là de deux régions de la subjectivité clairement séparées, car l’apologiste n’hésite pas à les nommer «nos deux pièces». Il faudra d’emblée se garder d’y voir une pièce spirituelle et une pièce corporelle, car il est question ici de la pièce rationnelle et de la pièce de l’habitude. L’esprit est convaincu par les démonstrations, il examine les raisons, les connexions logiques: il s’agit là de ce que les philosophes ont généralement comme l’esprit général, l’esprit en son entier – par ce que Pascal verrait comme un défaut d’acuité. En d’autres mots: la puissance rationnelle, et même l’esprit géométrique. L’originalité de Pascal consiste à ne pas rejeter l’automate hors de l’esprit – et donc dans le corps – mais à affirmer que l’esprit au sens large consiste autant en cette puissance rationnelle qu’en cette partie automatique qu’est l’habitude.L’habitude, c’est en un sens la pente naturelle de l’esprit, qui l’incline à penser d’une certaine manière, à associer des éléments entre eux (le fragment 59 montre l’importance des lois d’association dans le raisonnement), à prendre certains raccourcis logiques, et à

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reproduire des schémas de raisonnement plusieur fois éprouvés. Elle «entraîne l’esprit sans qu’il y pense» [fr. 661], elle est donc une puissance au sein de la pensée qu’il faut distinguer de la puissance rationnelle. À partir de là, il n’est guère difficile d’imaginer comment cette coexsitance de deux puissances au sein de l’esprit humain va mener Pascal vers un examen en détail des différents jeux d’antagonisme ou de conciliation auxquels ces deux instances peuvent se prêter - nous y reviendrons plus tard.Pascal, ici, se révèle fidèle augustinien. La force de l’habitude fut une des grandes – et effroyables – découvertes de l’introspection augustinienne des Confessions. En [VIII:IX] dudit ouvrage, Augustin tente de jeter quelque lumière sur les errements incompréhensibles de la volonté. Comment se peut-il que l’on veuille une chose et ne la veuille pas simultanément, si ce n’est parce qu’il y a au sein de l’âme, en mouvement à l’encontre d’une volonté nouvelle, l’habitude d’une volonté passée sur laquelle le sujet butte, alors que cette dernière volonté est aussi la sienne ? Ainsi, déjà chez l’évêque d’Hippone la force de l’habitude était identifiée comme une puissance interne à la subjectivité, qui pouvait venir contrecarrer la pensée actuelle en lui opposant la puissance de pensées passées, résiduelles, habituelles. Néanmoins, la reprise pascalienne d’Augustin possède sa coloration propre: car si Augustin envisageait l’habitus comme une puissance qui contribue à déchirer l’âme [VIII:X], comme une «chaîne» qui maintient l’homme captif de ses mauvais penchants [VIII:XI], il en vient peut-être à négliger les aspects les plus positifs de cette habitude. Pascal corrigera le «pessimisme» augustinien en envisageant le problème non plus sur le mode de l’inquiet examen de conscience, mais sur celui, plus froid, de la géométrie. En effet, Pascal dépouille le problème de toute notion de «volonté»: abordé sous cet angle, ce problème mène presque inévitablement à la culpabilité, à la volonté faible qui succombe au péché plutôt que de le surmonter. Pascal préfère voir deux puissances neutres –esprit et automate, donc – ce qui dépouille l’examen de sa teinte affective. On objectera que l’esprit et l’automate ne correspondent pas strictement aux volontés actuelle et habituelle dont nous parlions plus haut, à quoi l’on répondra qu’au contraire, la réflexion de Pascal ne fait que reprendre l’exact schéma augustinien, en prenant seulement la liberté d’en renommer les termes. Ce qu’Augustin appelle les «ordres» que l’âme se donne à elle-même ne sont rien d’autre que les mouvements de la volonté nés d’une pensée ou d’un raisonnement actuel. L’âme raisonne, délibère, examine, autrement dit, elle fait usage de sa rationnalité pour parvenir à une vérité ou à une résolution vers l’action. Cette volonté actuelle se caractérise par son absolue actualité, elle n’est teintée d’aucune habitude, il n’y a rien en elle qui relève d’une temporalité passée. Ce qui se décide là ne naît que d’un raisonnement qui se déploie dans l’instant, de l’exercice au présent de la puissance rationnelle. De même, l’habitus augustinien recouvre entièrement l’automate pascalien, les deux terminologies servent à nommer un seul et même phénomène psychique: la force de l’habitude qui constitue une sorte de volonté sourde et ancrée au fond du sujet, automatique et autonome, et qui fait que le sujet est parfois plus «agi» qu’il n’agit véritablement.Ce que l’examen géométrique apporte à Pascal, c’est une conscience claire de la neutralité des deux «pièces» en question. L’automate, pas davantage que l’esprit, n’est voué à un rôle positif ou négatif. Il ne s’agit là que d’un rouage, sur lequel on ne doit pas poser un regard de confesseur, mais d’ingénieur. Si la répétition d’actes mauvais constitue un habitus mauvais, il faut nécessairement conclure que la répétition d’actes bons engendre un habitus sain. Pour lors, Pascal ne fait encore que rejoindre Aristote qui, dans l’Éthique à Nicomaque, préconisait la constitution d’un habitus de la vertu (II, 1 : «la vertu morale [...] est le produit de l’habitude»). L’habitude y conduit les dispositions naturelles vers leur perfection par l’exercice.Seulement, Pascal radicalise considérablement cet habitus, cet automate, en l’inculant dans le scénario de la grâce. À la fin du fameux texte du pari, Pascal encourage le libertin indécis à mimer la piété afin de «s’abêtir»: car ce n’est qu’en «inclinant la machine» [fr. 661] que l’on peut se préparer efficacement à la grâce. L’habitus peut donc servir au plus grand

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mal, au péché, comme à la plus grande rédemption. En lui retirant sa coloration morale négative, Pacal permet donc à l’automate de révéler ses ressources, susceptibles, nous y reviendrons, de jouer davantage pour le Bien que contre lui. C’est en ce point que l’on peut saisir toute la nouveauté de cette bipartition pascalienne, bien éloignée du mécanisme moderne et des avatars de la scission corps/esprit.

Élargissons dès lors la perspective, pour passer de la subjectivité de l’individu à la manière dont la communauté des individus présente elle-aussi des traces d’automatisme – car les Pensées ne sont pas seulement une psychologie ou une métaphysique, mais aussi une véritable anthropologie. Pour Pascal, l’aspect machinique de l’homme s’exprime de manière éclatante dans la coutume, à l’examen de laquelle il consacre quelques uns de ses plus pénétrants fragments.Afin de mieux saisir la pensée pascalienne de la coutume, nous nous proposerons de suivre la même méthodologie que celle qui nous a conduit à travers l’analyse de l’habitude: détailler point par point les affirmations de l’apologiste, en allant des vues les plus admises par la tradition pour parvenir jusqu’aux plus radicales, qui sont aussi les plus personnelles.Tout commence par la position sceptique. Pascal, en bon lecteur de Montaigne, affirme l’absence de fondement véritable à la coutume. Vérité et coutume n’entretiennent aucun lien de nécessité, autrement dit la vérité – et par extension la justice – se «verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps» [fr. 94] ce que le réel ne cesse de contredire. On connait la magnifique formule de Pascal, «trois degré d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité» [fr. 94 toujours]. Si l’on parle de coutume, c’est bien parce que le lien entre vérité et pratique dans les faits est si distendu – existe-t-il seulement ? – qu’il nous faut inventer le terme coutume pour parler de ce qui est à la fois interprétation et objet de croyance. La coutume, comme interprétation du vrai qui se présente sous les traits de la vérité et a force de loi, pour certains hommes d’une époque donnée, ne saurait pourtant abuser le philosophe sceptique; Pascal et Montaigne s’entendent pour faire tomber le masque. Pourtant, l’apologiste prend rapidement ses distances avec Montaigne. Ce dernier affirme en effet que «les lois se maintiennent en crédit non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité[...] Quiconque leur obéit parce qu’elles sont justes ne leur obéit justement pas par où il doit» [Essais, III, 13]. Montaigne, se laissant en quelque sorte griser par sa lucidité, ne voit pas, selon le jugement de Pascal, plus loin que le bout de son nez. Du constat de l’absence de fondement de la coutume, il en déduit immédiatement la nécessité de dépouiller les lois du prestige de la véracité, pour finalement n’y tenir, par une résignation cynique, qu’à cause de leur caractère-même de loi. Pour Pascal, c’est une inconséquence, qui dénote un manque de largeur de vue. Montaigne ne parle qu’aux sceptiques, aux esprits rompus à un examen critique sévère des usages humains, qui seuls sont capables de parvenir en bout de course à une telle résignation. «Mais le peuple n’est pas susceptible de cette doctrine». «Le peuple la suit par cette seule raison qu’il la croit juste» [fr. 454]. Montaigne ne perçoit pas le jeu d’illusion sur lequel repose nécessairement la coutume; dévoiler son absence de fondement, détruire la croyance en sa véracité, la fait instanténément disparaître, parce que la croyance constituait son seul fondement. Suivre la coutume parce qu’elle est coutume, donc, mais ne pas dévoiler au plus grand nombre sa nature contingente, artificielle, si l’on ne veut pas qu’elle disparaisse irrémédiablement. Si l’apologiste se décide tout de même à lever le voile dans ses écrits, c’est dans la mesure où une telle exhibition du néant qui supporte les institutions humaines est indispensable à la démonstration de la vanité de l’homme, tant individuellement que collectivement. Nous observons dès à présent les premiers «rouages» de la machine: un mécanisme d’auto-illusion qui fonde et maintient la coutume, et dont le déploiement mécanique

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obéit à des lois presque aussi certaines que celles de la physique. Pascal, dans le même fragment, illustre même le procédé, mécanique lui aussi, par lequel la coutume affermit son autorité sur le peuple. «Il les croit et prend leur antiquité comme une preuve de leur vérité». À chaque génération, la coutume consolide sa crédibilité parce qu’elle ajoute au nombre des témoins de sa véracité tout ceux qui y ont prêté foi. Il s’agit-là d’une véritable mécanique de la crédibilité qui progresse de manière exponentielle.Mais une fois terminé cet examen de la coutume sous son aspect social, collectif, Pascal s’attache à comprendre ce que cette coutume signifie du point de vue du sujet humain individuel; et c’est alors qu’il formule des idées les plus radicales et originales.Tout d’abord, il s’agit de montrer tout l’empire que la coutume possède sur l’existence de l’individu, sur son histoire en tant que sujet. «La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier: le hasard en dispose» [fr. 527]. Par «hasard», entendons hasard de la localisation géographique, hasard du lieu de naissance, car ce lieu fait grandir l’homme au milieu de certaines coutumes, qui vont déterminer les choix de tous ceux qu’elles tiennent sous leur emprise. «À force d’ouïr louer en l’enfance ces métiers et mépriser tous les autres, on choisit». Et si «la chose la plus importante» est déterminée par la coutume, combien plus doivent l’être les goûts, les opinions, les croyances ... Presque marxiste avant la lettre, Pascal perçoit bien que le contexte social – pour ne pas parler de contexte socio-économique – décide presque à la place du sujet de ses propres choix d’existence. C’est dire que le sujet est socialement et culturellement programmé pour vivre et penser de telle ou telle façon, par où l’on rejoint encore une fois l’automate.Pourtant, nous ne touchons pas encore aux idées les plus radicales de l’apologiste en matière de mécanique de la coutume. Car ici l’aspect machinique provient encore en quelque sorte de l’extérieur, il est inculqué au sujet par son contexte de vie. Il n’y aurait alors qu’à corriger ledit contexte et son emprise sur l’individu pour que l’homme se trouve libéré de l’automate. Pascal, cherchant à rendre manifeste la «misère de l’homme sans Dieu», ne peut se résoudre à une telle voie de la perfectibilité. C’est donc en radicalisant encore son approche de la coutume qu’il révèlera son originalité. «Qu’est-ce donc que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ?». Cette simple question lancée au lecteur fait voler un peu plus en éclat la conception classique du sujet, doté de principes naturels clairement identifiables, innées, distinguables du matériel acquis ultérieurement au gré des expériences. Pour Pascal, cette évidence est à revoir: qui saurait distinguer l’inné de l’acquis ? La coutume pourrait bien n’être qu’une seconde nature qui vient détruire la première, et même pire encore, la nature pourrait bien n’être qu’une «première coutume» [fr. 158 et 159]. Pascal pousse donc le problème jusqu’aux limites de l’intelligibilité, rendant douteuse jusqu’à l’existence d’une nature humaine à la naissance. Par ailleurs, si l’homme naît tout entier soumis à la coutume, comment pourrait-il être autre chose qu’un automate, agi de part en part par des nécessités qui lui échappent, et dont les actes «libres» ne seraient finalement que des habitus qui s’ignorent ?

On pourrait croire que ces réflexions sur l’habitude personnelle et la coutume suffiraient, pour l’apologiste, à justifier l’idée de l’automate. Mais ce serait passer sous silence un dernier pan de la réflexion sur la machine à l’oeuvre dans les Pensées. Cette dernière partie répond à un besoin précis, de nature logique, qui se pose dès lors que l’on affirme une forme quelconque de mécanisme de la subjectivité: si une machine dépend de certains paramètres, et comporte un nombre fini de fonctions, de «rouages», le nombre de résultats différents qu’elle est en mesure de produire doit être, lui aussi, fini. Il s’agit en fait du dernier repart de la théorie d’une liberté absolue du sujet: on aura beau mettre au jour des dizaines de «mécanismes» attestant de la réalité de la machine au sein de la subjectivité, la diversité des caractères et des destins d’existence, l’extrême singularité de chaque individu viendraient encore témoigner de la liberté fondamentale de l’être

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humain. Or, par un procédé de renversement qui lui est cher1, Pascal va reprendre à son compte ce concept de caractère pour montrer qu’au contraire, il est la pièce manquante d’une démonstration complète de l’automate. «Et s’il y en a d’ineffaçables à la coutume, il y en a aussi de la coutume contre la nature ineffaçables à la nature et à une seconde coutume. Cela dépend des dispositions». [fr. 158] Par disposition, il faut entendre complexion, et donc plus largement, caractère. Tous les mécanismes que nous avons observé depuis le début de notre analyse ne permettent de produire, par leur combinatoire, qu’un nombre limité de résultats. Mais si l’on conjugue tout cela à la diversité des dispositions, les possibilités sont démultipliées presque à l’infini. Un homme rencontrant des situations déjà singulière y réagirait selon l’action conjuguée de sa raison et des ses habitus, ce qui permettrait déjà de produire de nombreuses possibilités d’existences singulières pour l’homme. Mais si de surcroit chaque homme réagirt à tout cela en fonction d’une complexion ou d’une disposition singulière, alors la machine pascalienne est capable de produire des réponses à l’infini. On le voit, c’est donc la «disposition» qui permet de rendre compte de l’infinie diversité des caractères et des subjectivités dans le cadre d’une théorie de l’automate, d’une théorie mécaniste.Nous voilà donc en possession d’une première esquisse de la machine chez Pascal, qui, si elle s’avère encore statique, permet tout au moins de comprendre l’anatomie de l’automate avant de le mettre en mouvement. Nénanmoins, se pose encore avant cette «mise en marche» la question posée initialement quand au mécanisme chez Pascal: parvient-il à dépasser, au contraire de Descartes, le dualisme corps-esprit ? La réponse doit sans doute être nuancée. Il est indéniable que l’automate de Pascal n’est pas le corps; incliner l’automate ne décrit pas une pratique de l’auto-discipline corporelle, mais bien de la constitution d’un habitus spirituel ou intellectuel. Il relève de la prise de décision, et donc de l’esprit proprement dit, tout comme son émergence dans le domaine collectif, la coutume. Malgré tout, ne reste-t-il pas comme un résidu de corporalité dans cette mécanique de l’esprit ? Les sciences actuelles nous permettent sans doute de fournir une réponse qui, aussi anachronique soit-elle, ne trahit vraisemblablement pas l’esprit pascalien. L’automate semble en effet recouvrir tous les automatismes étudiés par la psychologie clinique et les sciences cognitives: lois d’associations, importance des schémas et de l’habitude, valeur de l’opinion d’autrui ... Il s’agirait donc de la partie proprement corporelle de l’esprit, à savoir le cerveau, ce qui empêcherait Pascal de quitter définitivement le terrain de l’opposition corps-esprit. Ne s’agissant toutefois que d’une interprétation, nous devons conclure que si reconduction il y a, elle se fait de manière extrêmement fine, et en accord avec les découvertes scientifiques ultérieures, ce qui confère à la théorie de l’automate une solidité certaine.

Une fois en possession de cette délimitation statique de l’automate, il nous faut observer la manière dont Pascal la «met en mouvement» - ou plutôt lui fait correspondre les mouvements que ses observations anthropologiques ont mis au jour. De façon générale, Pascal s’intéresse à la manière dont l’automate est amené à interagir avec l’esprit, avec la faculté rationnelle. Nous avons déjà observé plus haut qu’entre les deux, il s’agit de jeux d’opposition ou de conciliation, dont il s’agit pour l’apologiste de recenser toutes les combinaisons possibles au sein de ce qu’on pourrait appeler une topique de l’automate. Le premier rapport de force observable, celui qui saute immédiatement aux yeux, c’est celui de l’opposition entre l’esprit et la machine, entre la pensée actuelle et la force sourde des habitudes. Elle possède, comme nous l’avons dit, une forte coloration augustinienne, et Pascal dans son apologie lui octroie une large part de son examen anthropologique. En effet, il n’y a rien qui démontre mieux la «misère de l’homme sans

1. La rétorsion.

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Dieu» que cette difficulté qu’a l’homme de s’imposer sa pensée actuelle à lui-même. Le fragment 661 remarque que «la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues: elle incline l’automate, qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense». Tous les fragments concernant le ridicule de la coutume et des habitudes participent de ce dévoilement de l’opposition improductive entre automate et esprit: l’automate, en quelque sorte, tourne déjà par la seule force des habitudes, et celui-ci entraîne dans son mouvement l’esprit dont les pensées actuelles seront ou abandonnées, ou mieux encore, reflèteront l’inclinaison de l’automate. Cette configuration est donc celle de l’improductivité, ou de la production d’actes déterminés par des penchants et des inclinations, ce qui, du point de vue de l’apologiste, est plus lamentable encore que de ne produire aucun acte. Ce qui nous enseigne que la désolidarisation des deux «pièces» met à mal la capacité de l’homme à agir convenablement, à produire des actes qui sont l’expression de sa volonté propre et actuelle. Est-ce à dire que l’automate doit être vu comme un frein à l’action, comme le pensait Augustin dans le passage des Confessions déjà mentionné ? L’examen des autres configurations nous obligera à nuancer cette affirmation. Car en effet, la seconde combinaison que Pascal décrit va, quant à elle, à l’encontre de l’idée que l’on se fait du rapport entre automate et esprit. Si auparavant, nous avons vu l’automate oeuvrer contre l’esprit, il nous faut désormais voir comment l’esprit peut agir contre l’automate. Il ne sera pas question ici de mesures disciplinaires prises par l’esprit à l’encontre de l’automate, comme on s’y serait sûrement attendu, mais bien de la manière dont l’esprit vient détruire ce que l’automate avait patiemment édifié. De manière concrète: l’esprit démasquant la coutume. Nous avons vu précédemment comment Pascal à la suite de Montaigne affirme l’absence de fondement de coutume, mais refuse de publier ce caractère infondé à voix haute, de peur de faire s’écrouler les institutions en place. Ce choix de Pascal se justifie par un certain pragmatisme, mais nous croyons pouvoir donner à cette retenue critique un sens plus profond. En effet, mettre sous les yeux du peuple le néant qui sert de fondement à la coutume, c’est l’anénatir du même coup. Et comme la justice humaine n’est pas autre chose qu’une coutume qui varie selon les circonstances, détruire la coutume, c’est détruire l’édification juridique patiente et séculaire des institutions par la pensée de l’automate. Dans ce cas de figure, l’esprit démasquant l’automate, l’esprit contre l’automate, n’est pas plus productif que l’automate contre l’esprit. Ce cas de figure nous enseigne donc deux choses: premièrement, que l’automate n’est pas à identifier comme l’unique cause de l’improductivité de l’agir humain. Lorsque l’esprit va contre l’automate dans ce qu’il produit de plus utile pour le vivre-ensemble, il s’avère tout aussi néfaste que l’automate lorsque ce dernier entraîne la pensée. Deuxièmement, que les deux «pièces» désolidarisées ne produisent pas d’actes valables. Quelle que soit la pièce qui prend le dessus sur l’autre, l’antagonisme doit nécessairement déboucher sur des désagréments. Ce qui nous amène naturellement à envisager la dernière combinaison possible: l’automate et l’esprit agissant de concert. L’originalité de la pensée pascalienne s’exprime pleinement ici, parce qu’elle réconcilie le machinisme de l’esprit et la pensée libre en vue d’une théorie de l’action qui n’a pas à choisir entre déterminisme total ou liberté totale. On trouve une première mention de ce travail d’équipe dans le fragment 45: «Après la lettre qu’on doit chercher Dieu, faire la lettre d’ôter les obstacles, qui est le discours de la machine». Dans ce programme énigmatique, on perçoit déjà que la machine est susceptible d’un rôle positif dans l’accès à ce que le sujet peut espérer de plus grand – la Grâce. Mais quels sont donc ces obstacles, et comment la machine permet-elle de s’en débarasser ? C’est la fin du texte du pari qui nous en informe: «C’est que cela diminue les passions, qui sont vos grands obstacles» [fr. 680], et encore, «Mais apprenez au moins que votre impuissance à croire, puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez, vient de vos passions» [ibid.] Et la solution à la diminution des passions n’est autre qu’un certain usage de l’automate, usage rituel,

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cultuel, qui prépare le sujet à l’intervention divine. «Travaillez-donc, non pas à vous convaincre par l’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions» [ibid.] «Suivez la manière par où ils ont commencé: c’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. ... Naturellement, cela vous fera croire et vous abêtira» [ibid.] Pour l’apologiste, la seule voie vers une conduite saine – et sainte – consiste en l’exercice répété d’une conduite tempérante et pieuse afin de faire aller l’automate dans le bon sens, de s’en faire un allié plutôt qu’un obstacle. Ce travail concerté de l’esprit est souligné en plusieurs endroits qu’il convient de citer afin de montrer à quel point cette coordination est capitale pour Pascal: «Il faut acquérir une créance plus facile, qui est celle de l’habitude», «Enfin, il faut avoir recours à elle [la coutume] quand une fois l’esprit a vu la vérité, afin de nous abreuver et de nous teidre de cette créance, qui nous échappe à toute heure». [fr. 661] «Il y a trois moyens de croire: la raison, la coutume, l’inspiration. [...] il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume, mais s’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet» [fr. 655] Pascal énonce ici les règles d’une véritable éducation de l’automate, afin que les trouvailles de l’esprit soient confortées et conservées par lui. Si la démarche est d’inspiration résolument cartésienne – Les Regulae de Descartes prennent largement en considération les aspects techniques de la machinerie de l’esprit – la pensée pascalienne possède ceci de singulier qu’elle ne place pas ces considérations techniques comme des addenda à une méthodologie épistémologique, mais comme une composante de première importance lorsqu’il s’agit de trouver et de posséder une vérité.

Le fragment 655 introduit une nouvelle dimension à la question de la machine: en distinguant trois étapes de la créance, et donc de l’accession au salut – raison, coutume et inspiration – Pascal introduit une temporalité de la machine. Après l’analytique et la topique, c’est donc une temporalité de la machine que nous devons tenter de restituer. Cette tripartition a plusieurs occurences dans le texte des Pensées: le fragment 201, tiré de la liasse «Soumission et usage de la raison en quoi consiste le vrai christianisme» affirme en effet, «Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut». Réflexion, consolidation, soumission sont donc les trois étapes d’un chemin vers le salut. On remarquera avec étonnement que l’automate est mis sur un pied d’égalité avec la raison. À aucun moment l’apologiste ne dit, «le plus important est l’usage de la raison, à quoi l’on adjoindra quelques usages commodes pour la conserver». Mais il dit, «Quand on ne croit que par la force de la conviction, et que l’automate est incliné à croire le contraire, ce n’est pas assez» [fr. 661]. Raison et inspiration sont également indispensables au cheminement vers le salut, seule l’inspiration, logiquement, possède un statut supérieur – la formulation pascalienne le fait sentir jusque dans la construction formelle, puisqu’elle opère une sorte de césure entre raison et coutume d’un côté, inspiration de l’autre: «en se soumettant là où il faut» vient en surcroit, comme la Grâce elle-même vient en surcroit, ainsi qu’un don, dans le coeur de celui qui s’y est préparé. Il y a donc une inclusion de l’automate dans le scénario de la Grâce. Il nous reste à retracer précisément ce scénario, afin de bien faire voir le rôle singulier qu’y joue une machinerie qu’on aurait cru exclue de si hautes considérations. Partons donc de la tripartirion pascalienne: raison, coutume, inspiration. Cette formulation apparaît immédiatement insuffisante, parce qu’elle relève de l’épistémologie. Pascal décrit ici les trois étapes épistémologiques par lesquelles le sujet doit passer pour accéder à la Grâce, mais du point de vue du sujet, le chemin s’avère légèrement plus sinueux. En effet, si nous prenons l’exemple de ceux que Pascal considère comme les destinataires de son apologie, les libertins indécis, il nous est possible de retracer leur parcours intellectuel de la façon suivante: Tout d’abord, l’homme livré à lui-même cherche la vérité sur sa nature

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et sa destination en s’examinant lui-même. Par l’introspection, il plonge dans les méandres de sa subjectivité qu’il découvre complexe, floue, changeante, automatique. Il ne peut trouver aucun fondement sûr en lui. Cette étape, c’est celle des Confessions d’Augustin, réhabilitées contre les Méditations Métaphysiques et le fondement du cogito: l’homme qui s’examine lui-même en profondeur trouvera assez de raisons de penser qu’aucune certitude n’y réside, sans quoi il n’aurait pas fallu attendre le siècle de Descartes pour la découvrir. Les fragments 158-159 vont dans le sens de cette réfutation de la philosophie cartésienne: si l’on ne parvient même pas à distinguer avec certitude ce qui relève de nos principes naturels et ce qui relève de la coutume, comment une chose telle que le cogito peut-elle être possible ? Dès lors, s’il ne peut trouver de certitude en lui, il cherchera à la trouver en dehors de lui: confronté à toutes sortes d’opinions qui se prétendent vérités, il sera amené à découvrir également les Écritures, dont il devra bien admettre qu’elles recellent la seule vérité qui soit. C’est une fois que cette vérité est admise que la machine entre en jeu, en affermissant la croyance. Ainsi, elle prépare le coeur à reçevoir la Grâce, et sans cette machine la vérité nous sort de l’esprit, et perd le terrain qu’on avait préparé pour la Grâce: «cette créance qui nous échappe à toute heure» [fr. 661]. C’est ici que notre analytique de la machine nous est utile, parce qu’elle nous garde de cette erreur par laquelle on ne verrait la machine à l’oeuvre que dans l’affermissement de la croyance en une vérité acquise rationnellement. En effet, le cheminement que nous venons de reproduire serait stoppé net, dès sa première étape, si l’aspect machinique de la subjectivité de l’homme, ses innombrables rouages, sa soumission peut-être jusqu’au tréfonds à la coutume, n’attestaient pas de l’absence de certitude au sein-même du sujet. La machine est déjà à l’oeuvre dans le raisonnement, parce que toutes les manifestations machiniques sont là pour prouver à l’homme qu’il n’existe pas de certitude, ni en lui-même, ni dans les opinions des autres, qui ne sont que des coutumes et varient d’un méridien à l’autre. Il y a donc deux rôles de la machine dans le scénario de la grâce: un premier, négatif, par lequel elle montre que les ressorts de la subjectivité sont à la véritable racine des coutumes et des prétendues vérités, et un second, positif, par lequel la machine se saisit des vérités acquises pour les conforter, et produire sur leur base une coutume saine qui ouvre la voie à l’inspiration divine.

En procédant à une analyse en trois temps de l’automate pascalien, nous espérons avoir restituer ce que ce concept possède d’original, ainsi que ses généalogies probables remontant à Aristote, Augustin et Montaigne. Une analytique de la machine nous a permis de distinguer ces deux «pièces» que sont l’esprit et l’automate, et de démonter, par l’examen de l’habitude et de la coutume, que ce que Pascal désigne comme une bipartition du sujet ne se superpose absolument pas à la bipartition corps-esprit de la tradition philosophique antique, même lorsqu’elle est reformulée par Descartes. La topique de la machine a souligné que Pascal, avec un regard de géomètre et de mathématicien, envisage le conflit de la raison et de l’habitude non comme un drame, à la manière d’Augustin, mais comme une combinatoire entre différents termes. Ce qui lui permet de déduire une neutralité intrinsèque de l’automate qui avait échappé à l’évêque d’Hippone. Enfin, la temporalité de la machine a permis de situer le rôle de la machine dans l’économie du salut, en tâchant de ne pas oblitérer les aspects les plus fins de la pensée de Pascal, qui fait jouer la machine tant dans l’examen négatif auquel se livre la raison qui cherche la vérité que dans la préparation, une fois cette vérité trouvée, à l’inspiration divine.