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Pas envie d’être arabe

CHRO

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S 20

00-2

014 RIMA

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É C R I T S

Pas envie d’être arabea été publié sous la direction de Serge Théroux.

Conception de la couverture et design graphique : Les Éclaireurs Direction de l’édition : Renaud Plante Direction de la production : Marie Lamarre Révision : Jenny-Valérie Roussy Correction : Philippe Paré-Moreau

© 2014 Rima Elkouri et les éditions Somme toute

ISBN papier 978-2-924283-58-5   epub 978-2-924283-59-2   pdf 978-2-924283-60-8

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Dépôt légal – 4e trimestre 2014 Bibliothèque et Archives nationales du Québec   Bibliothèque et Archives Canada

Tous droits réservés   Imprimé au Canada

CHRONIQUES

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MOI

CHRONIQUES AUTOBIOGRAPHIQUES

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MOI

Je suis tombée dans le journalisme par ha sard. Depuis, je remercie le hasard.

En 1998, j’ai posé ma candidature à un stage en journalisme à La Presse un peu comme on envoie une bouteille à la mer. Un job d’été intéressant, me disais-je. Je ne m’attendais à rien. Surtout pas à ce que cet été devienne ma vie.

D’aussi loin que je me souvienne, ma mère affichait les chro-niques de Foglia sur la porte du frigo. Mais le journalisme n’avait jamais été considéré comme un métier envisageable pour une enfant d’immigrants comme moi. Dans ma famille, le vaste choix qui s’offrait à moi, c’était médecin ou encore… médecin. À la rigueur, généticienne « comme Albert Jacquard », précisait mon père. On ne quitte pas l’incertitude pour voir ses enfants choisir un métier incertain.

Contrairement à mon frère qui est devenu un brillant chirur-gien, je n’ai pas suivi le plan de carrière qui m’était assigné au berceau. C’est ainsi que je me suis retrouvée à La Presse. À l’époque, je terminais une maîtrise en littérature compa-rée sans trop savoir où cela me mènerait. Mais au bout de ce premier été dans une salle de rédaction, j’ai compris que

Chroniques autobiographiques

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j’avais toujours voulu être journaliste sans le savoir. Obser-ver le monde. Le questionner. Le raconter. Et recommencer. Y a-t-il vraiment un plus beau métier ?

Mille et quelques textes plus tard, je ne me lasse pas de ce travail en direct de la vie ni des fabuleuses rencontres qu’il me permet de faire.

Depuis 2001, j’ai le bonheur de faire de la chro nique, la forme la plus libre de journalisme. J’ai le privilège d’avoir une tri-bune et tout ce qui vient avec. Des pots et des fleurs. Des gens qui m’écrivent pour me confier leur vie. D’autres qui m’en-voient des insultes pré ventives. Des lecteurs adorables qui s’inquiètent des trop longs silences. D’autres un peu moins sympathiques qui aimeraient tant me faire taire.

C’est l’aspect du métier dont on me parle le plus souvent. Les réactions virulentes que des textes d’opinion peuvent sus-citer. Tous les chroniqueurs y ont droit. La seule différence dans mon cas, c’est le facteur « arabe » qui guide parfois les réactions. Ces fois où l’on s’attarde plus à ce que je suis qu’à ce que je dis.

Je ne suis pas une victime pour autant, tant s’en faut. Les victimes n’ont pas le luxe d’une aussi belle tribune. Je ne suis que témoin. Jour naliste un peu arabe et très chanceuse, deve-nue chroniqueuse un certain 10  septembre  2001. Témoin d’un malaise qui me dépasse, qui nous dépasse. Un malaise que j’ai tenté, au fil des chroniques, de retourner dans tous les sens. Pour voir au dos des clichés si l’on s’y trouve.

Rima Elkouri, Montréal, juillet 2014

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La Presse, 31 août 2011COMMENT JE SUIS

DEVENUE CHRONIQUEUSE ARABE

J’ai été nommée chroniqueuse à La Presse un certain 10 sep-tembre 2001. Le 11, bien malgré moi, je suis devenue chroni-queuse arabe.

Je n’ai jamais voulu de cette étiquette. Pas envie d’être arabe, c’était le titre de ma première chronique. Non pas qu’il y ait dans mes origines quoi que ce soit de honteux. C’est juste que l’idée de me retrouver dans le camp des suspects, aux côtés de millions de gens pas plus suspects que moi, ne m’intéressait pas.

Jusque-là, jusqu’au 10 septembre 2001, le racisme m’était une chose étrangère. Je suis née et j’ai grandi à Montréal, entourée de gens qui avaient des noms souvent bien plus exotiques que le mien. Mon père, qui a déposé ses valises au Québec en 1967, m’a toujours dit que nous étions « citoyens du monde ». Longtemps, je n’ai même pas su que j’étais une « minorité visible ». Le pire qui m’était arrivé, c’était de me faire traiter de chameau et d’en rire. Mais voilà que, du jour au lendemain, dans un univers médiatique post-11 septembre beaucoup plus homogène que ne l’est la société, j’étais devenue sans le savoir une sorte de porte-parole arabe par défaut. Que je le veuille ou non, ma parole individuelle était nécessairement lue par plusieurs comme une parole collective. Je n’étais pas assez arabe pour certains. Je l’étais trop pour d’autres. Coupable par association.

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Le 11 septembre n’a pas fait de moi une victime. Avoir une tribune où l’on peut défendre ses idées est un luxe que les victimes n’ont pas. La tragédie a plutôt fait de moi un témoin privilégié, à cheval entre deux mondes. En 10 ans, mon cour-rier est devenu un observatoire fascinant, souvent troublant. J’y ai observé la xénophobie de très près comme d’autres observent les punaises de lit. Régulièrement, depuis sep-tembre  2001, des lecteurs me somment de retourner dans « mon pays ». Ce qui est plutôt embêtant quand on vient d’une contrée exotique nommée Cartierville.

J’ai toujours été allergique au communautarisme. Je n’ai jamais prétendu parler au nom d’une communauté. Et quand bien même j’aurais voulu le faire… Quand on me dit « Vous, dans votre pays… », je ne sais pas de quel pays on parle. Il règne un tel désordre dans mes racines que tout le monde s’y perd, moi la première. Je suis un peu syrienne et un peu libanaise, même si, officiellement, ces deux peuples-là se détestent. Un peu sénégalaise, un peu française. Un peu armé nienne, même si je ne parle pas un traître mot d’ar-ménien. D’origine chrétienne, même si on me croit musul-mane. De langue maternelle arabe, même si je parle l’arabe avec un accent québécois. Gaspésienne par alliance, mon-tréalaise dans l’âme.

De mon observatoire, depuis 10 ans, j’ai vu et lu beaucoup d’ouverture, de mains tendues et de curiosité. Mais j’ai aussi vu, à mon grand désarroi, que le fait de cracher son mépris pour l’Arabe et le musulman devenait au fil du temps socia-lement acceptable. Au plus fort de la crise des « accommode-ments raisonnables », nourrie de populisme et de paranoïa post-11 septembre, les messages racistes faisaient partie de mon quotidien. Au début, j’en étais bouleversée. Avec le temps, je me suis habituée. J’envoie le tout directement à la poubelle. Pas de temps à perdre avec ces ignorants.

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L’ennui, c’est qu’ils ne sont pas toujours ignorants. C’est peut- être ce qui m’a le plus troublée depuis 10 ans. Ces messages qui suintent le racisme, venus de gens visiblement instruits. Cette haine qui n’a pas l’excuse de l’ignorance et qui se drape même de vertu. Le racisme sans faute d’orthographe me semble la pire forme qui soit.

En 10 ans, j’ai finalement appris que, peu importe qui l’on est vraiment, il est difficile d’échapper à ce que les autres voient en soi. Les clichés ont la vie dure. Très souvent, à la simple lecture de mon nom, on me prête des idées, des in-tentions ou encore des origines qui ne sont pas les miennes. « Vous êtes d’origine grecque ! » a un jour insisté, en ondes, un animateur de radio de Québec. Je venais de lui dire que non. Il a insisté sans malveillance, mais avec une assurance qui laissait pantois. J’ai presque eu envie de céder. Bon, OK, si vous insistez, juste pour aujourd’hui, je suis une chroni-queuse grecque. Depuis le temps que je rêve d’aller en Grèce… Ça me changera de Cartierville.

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PAS ENVIE D’ÊTRE ARABE

Depuis quelques jours, l’Arabe en moi a envie de se terrer dans un coin. Pas vraiment envie d’être arabe.

Mardi matin, quand j’ai vu les premières images de l’atten-tat, j’ai souhaité que les responsables de ces horreurs ne soient pas originaires du Moyen-Orient.

Sur le fil de presse, deux heures après l’attaque du World Trade Center, une dépêche bidon indiquait que l’Armée rouge japonaise avait revendiqué l’attentat. C’était pour se venger d’Hiroshima, lisait-on. Cinquante-six ans plus tard…

Ridicule, je le savais très bien. Mais j’aurais tellement voulu y croire.

J’appelle ma mère, vers 10 h, pour savoir si elle a des nouvelles des membres de la famille qui habitent à New York. Pas encore, me dit-elle.

– Les terroristes, tu crois que c’est des Arabes ?

– Pourquoi tu dis ça ? me lance-t-elle, irritée. Rappelle-toi Oklahoma. On avait tout de suite pointé les Arabes. Finale-ment, c’était un Américain.

De toute évidence, elle aussi aurait préféré que ce soit l’Armée rouge japonaise. Tout, sauf des Arabes.

La Presse,17 septembre 2001

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Au fond, qu’est-ce que ça peut bien changer pour nous que les coupables soient arabes ? En principe, rien. Dans le regard des autres, tout.

Suis-je arabe ? Un peu. Je suis née à Montréal, d’une mère sy -rienne d’origine arménienne et d’un père sénégalais d’origine libanaise. Tous deux Arabes chrétiens, arrivés ici en 1967.

Depuis mardi, je suis passée, bien malgré moi, dans le mauvais camp. Le camp des suspects. Le camp de ceux qui doivent s’égosiller à répéter que « terroriste » et « arabe » ne sont pas des synonymes. Le camp de ceux qui sont sur la défensive, qui ressentent le besoin de démontrer qu’ils sont des gens bien, de rappeler que les intégristes ne font partie ni de leur famille ni de leur entourage. Le camp de ceux qui doivent même prouver qu’ils sont humains, que la tragédie les a ébranlés comme tout le monde, qu’ils ont mal comme tout le monde, qu’ils compatissent, qu’ils condamnent.

Pas vraiment envie d’être arabe. Pas envie d’expliquer encore et encore, pas envie d’être jugée coupable par association. Pas envie de me buter à de l’ignorance et à des généralisa-tions stupides.

Aux États-Unis, on fait déjà état d’un terrible ressac anti-arabe. Des mosquées ont été vandalisées, des associations arabes et musulmanes ont reçu des menaces de mort, les responsables d’une école islamique à New York se sont fait dire qu’on allait peindre les murs de la ville avec le sang de leurs enfants.

À Montréal, des organisations arabes et musulmanes ont dit craindre aussi des dérapages. On a déjà signalé quelques incidents isolés, des accusations gratuites, des histoires de

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menaces de mort et de harcèlement. Des injures du genre : « Retourne dans ton pays, sale Arabe ! » Des gens ont peur. Des femmes voilées craignent de sortir.

Dans un bar de la rue Saint-Denis, la semaine dernière, le DJ a choisi de faire tourner la chanson New York, New York de Frank Sinatra, suivie de Killing an Arab, de The Cure…

Depuis quelques jours, les appels au calme se sont multi-pliés. Le premier ministre Jean Chrétien a demandé qu’on ne cible pas une communauté ou un groupe religieux en particulier. Bernard Landry a lancé le même message.

Y a-t-il vraiment des risques de dérapages haineux à Mon-tréal ? Je ne crois pas. La paix sociale reste cependant quelque chose de fragile, qui se tisse tout doucement et s’effrite facilement.

Quand la ville ronronne tranquillement, facile de clamer que le cosmopolitisme montréalais est un exemple pour le monde. Le test, le vrai, c’est quand rien ne va plus.

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PAS ENVIE D’ÊTRE ARABE (BIS)

Où en étais-je, déjà ? Excusez-moi si je suis un peu perdue, je reviens d’une autre planète.

Huit mois de congé de maternité, disons que ça vous éloigne un peu du feu roulant de l’actualité.

Sur la planète où j’étais, il n’y a eu ni guerre en Irak, ni décapitations en direct, ni même de terroristes qui tuent des enfants.

Non. Sur la planète où j’étais, un bébé est né. C’est tout.

De temps en temps, il m’arrivait de regarder par la fenêtre pour voir ce qui se passait à côté, sur la planète des hor-reurs. Et je désespérais aussitôt à l’idée que mon fils puisse grandir dans un monde aussi désolant. Vite, fermons la fenêtre. D’ailleurs, c’est l’heure du bain.

Cette semaine, je suis finalement sortie de ma bulle pour rejoindre le merveilleux monde de la « conciliation travail -famille ». J’ai dit « au revoir » à mon bébé, retrouvé mon bureau dans le désordre dans lequel je l’avais laissé, effacé les quatre millions de pourriels me demandant gentiment si je voulais des implants mammaires ou du Viagra. Non merci, ça va aller. Et voilà, tout est comme avant. Enfin, presque.

Ça me fait drôle de reprendre un 11 septembre. Non pas à cause des colonnes de fumée qui s’échappent toujours de chacun de ces « 1 » mis côte à côte. Mais parce que j’ai pris

La Presse, 11 septembre 2004

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officiellement la barre de cette chronique il y a trois ans, presque jour pour jour. C’était le 10 septembre 2001. On me demandait alors sur quoi porterait mon premier texte. Je me le demandais aussi. Nous étions jeunes et naïfs. Pour 24 heures encore.

Au péril de mon ego, je suis allée relire ma toute première chro-nique, rédigée à chaud, au lendemain du 11 septembre 2001. J’y disais que, moi qui suis un peu arabe née à Montréal de parents arabes chrétiens, un peu syriens, un peu libanais, un peu arméniens, un peu français, un peu sénégalais, donc moi qui suis, pour tout dire, un peu mêlée, je n’avais, en fait, pas vraiment envie d’être arabe. Non pas parce qu’il y avait là quelque chose de honteux. Mais parce que, bien malgré moi, à cause de cette bande d’intégristes qui venaient de foncer dans les tours du World Trade Center, je venais de passer dans le mauvais camp. Le camp des suspects et des coupables par association. Le camp de ceux qui doivent expliquer qu’« arabe » et « terroriste » ne sont pas des syno-nymes, que non, le cousin ne passe pas ses va cances dans les camps d’Al-Qaïda et que non, personne dans l’entourage n’est prisonnier d’une burqa, même si, oui, on l’avoue, il nous arrive à l’occasion de faire des courses chez Adonis.

Pas envie d’être arabe, disais-je donc. Qu’en est-il trois ans plus tard ? Pas plus envie. Mais pour des raisons différentes qu’au lendemain des attentats.

Aux États-Unis, on nous dit que le 11 septembre a poussé Arabes et musulmans à former un nouvel esprit de commu-nauté, même si, au départ, peu de choses les rassemblaient. Avant, on ne pouvait parler de « communauté musulmane » ou « arabe » chez nos voisins américains. Une telle entité n’existait pas : on compte plus de musulmans asiatiques ou

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afro-américains aux États-Unis que de musulmans arabes (la plupart des Arabes y sont chrétiens). Ce qui les unit désormais ? La défiance dont ils font l’objet. Au nom de la sécurité intérieure, le gouvernement américain les classe tous dans la même catégorie suspecte. « Nous sommes en train de pousser ces groupes à bâtir une coalition politique sur la base d’un ressentiment contre le gouvernement qui ne va pas être oublié de sitôt », écrivait récemment un pro-fesseur d’administration publique dans le Washington Post. Une nouvelle minorité est née, observait-il. Et avec elle, de nouvelles rancunes et de nouvelles sources de division.

Ici, bien que dans une moindre mesure, les attentats du World Trade Center ont eu le même effet rassembleur. Des lobbies arabes et musulmans dont on n’entendait aupa-ravant jamais parler se sont organisés, prêts à dénoncer les moindres dérives de l’obsession sécuritaire post-11 septembre. Prêts parfois aussi à sombrer eux-mêmes dans la dérive, en réclamant, par exemple, l’instauration d’un tribunal islamique en Ontario.

Pour ma part, trois ans après le 11  septembre, je n’ai pas davantage envie de choisir mon camp. De plus en plus, c’est l’idée même de communautarisme qui m’exaspère. Pous-sée à bout, cette logique anti-intégration où chacun défend son truc m’apparaît stérile. Tu m’humilies, je m’auto-idéalise, tu me maltraites, je me venge…

L’indignation sélective, ça ne m’intéresse pas. Bien sûr, quand on bafoue grossièrement les droits d’un citoyen d’origine arabe au nom de la sécurité nationale (le cas Maher Arar, par exemple), je m’insurge. Mais pas parce qu’il est arabe. Tout simplement parce que ses droits ont été bafoués. Et quand des imbéciles mettent le feu à la bibliothèque d’une

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école juive de l’arrondissement de Saint-Laurent, je m’insurge aussi. Non pas par rectitude politique. Mais par allergie à l’imbécilité haineuse.

La tribu, je n’en veux pas. « Si les hommes de tous pays, de toutes croyances se transforment aussi facilement en mas-sacreurs, si les fanatiques de tous poils parviennent aussi facilement à s’imposer comme les défenseurs de l’identité, c’est parce que la conception “tribale” de l’identité qui pré-vaut encore dans le monde entier favorise une telle dérive », écrit Amin Maalouf dans Les identités meurtrières. Malheu-reusement, note-t-il, on continue encore trop souvent d’ad-hérer à cette conception tribale. Par habitude, par manque d’imagination, par résignation.

Alors non, pas envie d’être arabe. Ni quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs. Humain, ça me convient très bien.

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