Parler des morts : l’éloge — à défaut, le silence (« De mortuis nihil nisi bonum ») de...

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Parler des morts : l’éloge — à défaut, le silence (« De mortuis nihil nisi bonum ») de Tchékhov à Joyce

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Parler des morts : lloge dfaut, le silence (De mortuis nihil nisi bonum) de Tchkhov Joyce mesure que les langues anciennes disparaissent des programmes denseignement, on constate un certain engouement pour un vernis de culture faisant appel au latin et au grec. Do, chez des internautes, un amateurisme prvisible concernant lexactitude des citations et leur attribution.

Grande perplexit devant De mortuis nihil nisi bonum [des morts, (il ne faut dire) que du bien], dont on trouve des variantes (phrase nominale, dans tous les cas) : De mortuis nihil nisi bene [des morts, (il ne faut parler) quen bien], De mortuis aut bene aut nihil [des morts, (il faut parler) soit en bien, soit pas du tout].

Being a Series of Problems in Executorship Law and Accounts H. Foulks Lynch, London, 1914 - 143 pages ; Price : 5 s.

Dtournement spirituel de citation. Louvrage technique est consacr lexcution testamentaire : Des morts, [nous ne nous occupons] que des biens.

Tchkhov joue plusieurs reprises avec la formule. Dans Platonov/Ce fou de Platonov ( Pice sans titre = Labsence de pre , Fatherlessness), I, 5, change entre les aristocrates Porphyre Smionovitch Glagoliev (Glagoliev pre) qui sadresse Platonov et Cyrille Porphyrivitch Glagoliev (Glagoliev ls) :

[ 1 :] De mortuis aut bene, aut nihil, ! [ 2 :] . - : de omnibus aut nihil, aut veritas Glagoliev pre De mortuis aut bene, aut nihil, Mikhal Vassilivitch ! Glagoliev ls Non Cest une nerie [littralement : une hrsie] en latin. mon avis : de omnibus aut nihil, aut veritas [= soit rien, soit la vrit, et a sapplique tous (ou : tout) ] (La dysgraphie mortius pour mortuis semble assez rpandue.) Dans la Mouette (), le rgisseur Chamraev rpond au mdecin philosophe, [:] . , . De gustibus aut bene, aut nihil. Je ne peux pas partager votre point de vue. Mais aprs tout, question de got : de gustibus aut bene, aut nihil. Tlescopage entre de gustibus (et coloribus) non disputandum, latin mdival, et notre aphorisme. Dicile de dcider si Chamraev plaisante et brocarde Dorn, ou bien si Tchkhov entend nous faire sourire dune prtention de Chamraev, lieutenant la retraite. In passing, Shamraevs Latin tag in Act I : De gustibus aut bene aut nihil is an absurd conation of De gustibus non est disputandum, and De mortuis, aut bene aut nihil what Shamraev in effect says, is : If you cant say anything good about taste, say nothing ! Stephen Mulrine, The Seagull, Nick Hern Books, London, 1997, p. xvii. SHAMRAEFF. I cannot agree with you ; however, that is a matter of taste, de gustibus. (traduction de Marian Fell, 1912)

Dorn :

Dans la nouvelle lOrateur (), le fonctionnaire qui va improviser loraison funbre dun assesseur de collge (8e classe dans la table des rangs, , de 1722 1917), esquisse un portrait de celui dont il va faire lloge :

, [ ], . , , . [ :] , , , . , aut mortuis nihil bene, - . Je connais votre secrtaire, dit-il en montant dans le acre. Un vieux renard et un malin (puisse le royaume des cieux laccueillir !), comme il y en a peu. Allons, a ne se fait pas, Gricha, dreinter les dfunts ! Non, bien sr, aut mortuis nihil bene, mais ctait un gredin quand mme. Ich kenne euren Sekretr, sagte er, in die Droschke steigend. Ein Spitzbube und eine Bestie war er, Gott hab ihn selig, wie man nicht so bald einen zweiten ndet. Grischa, auf einen Toten schimpft man doch nicht ! Ja, gewi, aut mortuis nihil bene, aber er war doch ein Gauner. (traduction : Alexander Eliasberg) Tchkhov a russi montrer la limite des connaissances du personnage tout en lui faisant exprimer le contraire du sens attendu : au sujet des morts, rien ( dire) de bien .

Joyce, de son ct, dans la sixime partie (Hades) de Ulysses, loccasion de lenterre-ment de Dignam, rapporte le monologue intrieur de Bloom et diverses facettes de sa mditation sur la mort : He [John OConnell, le fossoyeur] looks cheerful enough over it. Gives him a sense of power seeing all the others go under first. Wonder how he looks at life. Cracking his jokes too : warms the cockles of his heart. The one about the bulletin. Spurgeon went to heaven 4 a.m. this morning. 11 p.m. (closing time). Not arrived yet. Peter. The dead themselves the men anyhow would like to hear an odd joke or the women to know whats in fashion. A juicy pear or ladies punch, hot, strong and sweet. Keep out the damp. You must laugh sometimes so better do it that way. Gravediggers in Hamlet. Shows the profound knowledge of the human heart. Darent joke about the dead for two years at least. De mortuis nil nisi prius. Go out of mourning first. Hard to

imagine his funeral. Seems a sort of a joke. Read your own obituary notice they say you live longer. Gives you second wind. New lease of life. Il a lair de prendre a plutt gaiement. Lui donne une impression de puissance de voir tous les autres y passer les premiers. Me demande comment il voit la vie. Et puis sait raconter des blagues : lui rchaue le cur. Celle propos de la rubrique ncrologique : Spurgeon est parti pour le ciel ce matin 4 h. 23 h (heure de fermeture). Toujours pas arriv. Pierre. Les morts eux-mmes les hommes en tout cas aimeraient couter une blague de temps autre ou les femmes savoir ce qui est la mode. Une poire juteuse ou du punch pour dames, chaud, fort et sucr. Prserve de lhumidit. Il faut bien rire de temps en temps alors autant que ce soit de cette faon. Fossoyeurs dans Hamlet. Montre une profonde connaissance du cur humain. Nose pas blaguer au sujet des morts pendant deux ans au moins. De mortuis nil nisi prius [Des morts ne rien dire moins quau pralable]. Achever la priode de deuil dabord. Dicile dimaginer son propre enterrement. Donne limpression dune sorte de blague. Lire son propre avis de dcs gage de longvit dit-on. Vous donne un second soue. Nouveau bail vivre. Joyce tronque la formule usuelle et, utilisant nisi comme pivot, la complte par un emprunt la terminologie juridique (Common law), nisi prius, qui peut sappliquer une procdure ou une juridiction : enchanement brillant sur Darent joke about the dead for two years at least o les deux ans se rapportent la dure dun deuil.

Lventail des variantes du de mortuis conduit vite penser quil sagit dessais de traduction ou dadaptation (remontant quelle poque ? je nai pas trouv dattestation antrieure Sterne et Samuel Johnson). La source doit tre une maxime de Chilon (Diogne Larce, I, 70) : (Ne pas mdire de celui qui est mort), mme si lide gnrale apparat ailleurs, cf. Plutarque (Vie de Solon , on approuve fort une loi de Solon qui dfend de dire du mal des morts ; cho chez Dmosthne, Contre Leptine ne pas dire de mal du dfunt) et Thucydide (II, 45 , chacun se plat faire lloge de celui qui nest plus). Renzo Tosi, Dizionario delle sentenze greche e latine, rapproche un passage de lOdysse (XXII, 408-412) : aprs le massacre des prtendants, la nourrice (Eurycle, ) sapprte hurler de joie (). Mais Ulysse, en dpit de son dsir, la refrna et lui jeta ces paroles ailes :

, , .

Exulte dans ton cur ; contiens-toi, vieille, ne hurle pas ; il est impie de triompher sur des cadavres.

(trad. Philippe Jaccottet)

La maxime de dpart sous sa forme latine a t dtourne pour donner De mortuis nihil nisi bunkum Tout ce quon dit des morts nest que sornettes/fariboles (bunkum nonsense est un amricanisme remontant 1825, allusion Buncombe, Caroline du Nord) et date, mon avis, de lentre-deux-guerres ; je suis sr de lavoir lue dans un des ouvrages de Flix Boillot (alias Flix de GrandCombe), 1880-1961 : Le Vrai ami du traducteur (1931) ou bien Le Second Vrai ami du traducteur (1956) tous deux excellents.

Antoine Le Roux de Lincy [1806-1869], Le Livre des proverbes franais, II (1859) srie nXIV (proverbes moraux), p. 233 : Au mort et labsent, Injure ni tourment. (Recueil de Gruther*) * Janus Gruterus [1560-1627], latinisation de Jan de Gruytere ou Jan Gruter

Un mystre qui nen est pas un : nihil ~ nil. Hile est un terme de botanique dsignant la cicatrice dune graine qui correspond son point dattache au funicule ; ltymon hlum dsignait en latin le petit point noir lextrmit de la fve, do au gur une quantit ngligeable (cf. pas un brin). Voici ce quen dit le Dictionnaire de Gaot :

hlum : hilum putant esse, quod grano fab adhret, ex quo nihil et nihilum (Festus)

La ngation n (qui va subir une assimilation rgressive) va se souder avec hlum (qui va subir un abrgement radical : hlum, et une troncation), do nhl pas mme un hile ; le -h- tant purement graphique et les deux voyelles ayant le mme timbre, il se produit une contraction, nl ; le sens et lemploi nen sont pas modis. Les deux formes se sont maintenues cte cte : elles oraient, en versication, le choix entre une longue (un lment de sponde, par exemple) et deux brves (nale de dactyle ou dbut danapeste, lment de tribraque, par exemple).