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    Je suis n un 15 avril 1969, tt le matin, dansune des villes les plus bourgeoises de France, oma grand-mre maternelle avait lu domicile la mort de son mari. Parmi mes premiers souve-

    nirs figurent le balcon de son appartement, aucinquime tage, un balcon trs troit et lgre-ment en pente qui donnait le vertige. Avec monfrre an, de ce balcon un peu branlant, nousnous amusions jeter nos jouets sur la rampeen bton stri du garage, o passaient lentementles voitures. Mon arrire-grand-mre mater-

    nelle tait brsilienne. Elle souriait sans cesse etmontrait ses dents abmes par le tabac. Avec sesdoigts nerveux et fins, une fois pos son fume-cigarettes en corne, elle jouait avec son ternelcollier de perles grises et continuait de sourire.

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    Sa fille avait hrit de son sourire, de sa joiede vivre, de son excentricit et de son amour desenfants, les siens, ceux de sa fille et de son fils.Elle disait : Les enfants sont la seule magie. Femmes de la droite catholique provinciale etaristocratique, dont une partie de la famille vn-

    rait le gnral de Gaulle, une autre le hassaitpour avoir lch Alger, o tait n mon grand-pre maternel. Le dimanche, ma grand-mreinvitait djeuner trois tantes, Suzie, Thrseet Odette. Odette affichait toujours un visagerayonnant de joie, sans que personne sache trsbien pourquoi. Dans son regard bleu liquide pas-

    sait parfois comme un frisson, qui contractait sonil, lui donnant la transparence de la glace, puisune seconde aprs, elle retrouvait sa joie naturelleet des filaments mauves remontaient flotter lasurface de ses pupilles, qui se dilataient commedeux anmones. Plus tard, ses garements ontpris le dessus. Elle a t ma premire rencontreavec la fragilit des tres, que les enfants ignorent.

    Odette possdait une petite maison enNormandie. Aux vacances de Pques et de laToussaint, ma grand-mre nous y emmenait envoiture avec mes quatre frres et ma sur, nous

    Ne vous rsignez pas !

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    obligeant sortir tous les jours dans le jardin,malgr le froid mordant et la pluie glace quinous piquait les joues : Dehors ! Dehors lesenfants ! Prenez lair, il na jamais fait de mal personne ! Nous marchions des heures dansla fort de Lyons, cette htraie o coule une

    lumire verte le long des troncs lisses et espa-cs. Aprs les vacances, je retrouvais le collge

    jsuite de Saint-Louis-de-Gonzague, o jaipass douze ans. Les jsuites mont inculqu lesens de la discipline et du discernement. Leurenseignement ma t prcieux.

    Mes grands-parents paternels venaient

    de Lille, un autre morceau de France que jeconnaissais moins lpoque. Ils taient la dis-crtion et la tenue mmes, dans leurs vtementscomme dans leurs habitudes, ils parlaient peu,ne transigeaient pas avec les bonnes manires.Couple de la droite bourgeoise urbaine, quiavait ses valeurs et se disait librale, tant quela Bourse ne chahutait pas trop. Mon grand-pre peignait. Il avait un vrai talent. Il taitsans doute le plus original des deux. Il avait faitla guerre, avait t prisonnier en Allemagne.

    Aprs sa mort, nous allions rendre visite ma

    Ne vous rsignez pas !

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    grand-mre rue mile-Meunier, Paris, dansun appartement immense et sombre, dont laplupart des pices restaient fermes, les meublesrecouverts de housses blanches. la fin de lt,elle invitait toute notre famille dner. Ellenous servait un jambon sauce madre, le plat

    prfr de son fils, du fromage pte dure, desfraises. Allez ! Tu reprendras bien un peu de

    jambon ? Je nen reprenais jamais, je navaisquune hte, me lever de table, courir toutes

    jambes dans cette entre dont le parquet grin-ait si fort, claquer la porte dentre et meretrouver lair libre.

    Je ne me souviens pas de sa mort. Je me rap-pelle celle de ma grand-mre maternelle et lapeur qui mavait saisi en lapprenant, une peurpanique, de comprendre pour la premire foisque la vie pouvait finir, et surtout la vie de ceuxquon aime. Elle mavait appris lire. Je lui ait fidle en continuant lire, partout, tout letemps. Lire te rendra libre, disait-elle, et tesortira de ce quoi tu es destin. Elle avaitraison. Lire vous donne des rves quil fautbien accomplir ensuite. Lire vous rend librede vos choix et de vos rvoltes. Enferm dans

    Ne vous rsignez pas !

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