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Le premier XXIe siècle. De la globalisation à l’émiettement du mondeJean-Marie Guéhenno

Paris, Flammarion, 2021, 368 pages

Secrétaire général-adjoint des Nations unies auprès de Kofi Annan, chargé desopérations de maintien de la paix, diplomate – il a dirigé le Centre d’analyse etde prévision du Quai d’Orsay –, Jean-Marie Guéhenno est aujourd’hui professeurà Columbia. C’est dans une expérience du monde réel qu’il enchâsse une penséesingulière, servie par un esprit d’observation libre d’œillères et de préjugés.Guéhenno est un de ces auteurs qui ne prennent la plume que lorsqu’ils ontquelque chose d’important à dire. C’est ainsi que l’effondrement de l’URSS l’avaitamené à s’interroger sur l’avenir de la démocratie (1993), puis de la liberté (1999).

Comme dans La Fin de la démocratie, voici près de 30 ans, le regard reste désabusésur le prétendu triomphe de la démocratie qui aurait sanctionné l’effondrementde l’Union soviétique. Ce constat est aujourd’hui confirmé par la crise multiformede l’Occident. Démentie par la réalité de son indifférence aux massacres desannées 1990, sa prétention à l’universalisme de ses valeurs est en butte auxattaques contre son passé, son histoire coloniale, l’esclavage et son traitement despeuples autochtones. L’ordre multilatéral libéral tant vanté s’est avéré un manteaucommode pour habiller la domination américaine. Et l’irruption du phénomèneTrump a illustré la fragilité de la « roulette démocratique ».

Mais c’est plus encore dans l’exaltation de l’individu, après 1989, que l’auteur voitla racine du mal. Elle revient à tout subordonner à la poursuite, par chaque indi-vidu, de son intérêt au détriment de tout projet collectif : « L’égoïsme ontologiqueest devenu le fondement de la société. »

Un des corollaires en est la crise de la politique traditionnelle qui touche les partisclassiques les uns après les autres. Ce phénomène a été largement décrit déjà etc’est donc la nouvelle configuration du spectre politique qu’esquisse l’auteur, rele-vant une tendance à la fragmentation des sociétés, au profit de regroupementsqui se forment non plus, comme par le passé, autour d’« utopies de projet » maisd’« utopies identitaires » ou derrière des profils marqués par les violences et lespassions : ceux des Trump, Erdogan, Modi et Duterte…

Ces identités sont façonnées par les peurs et les clivages entretenus par des entre-preneurs politiques, rappelant parfois les pratiques des régimes fascistes del’Europe dans l’entre-deux-guerres. La coexistence de ces identités est égalementmarquée par une exigence de codification de la parole pour n’offenser aucuned’entre elles, et la propension des individus à se voir en victimes plus qu’encitoyens. Une des réactions les plus fréquemment observées est le repli sur desnationalismes défensifs et des valeurs conservatrices, jugées menacées par desprocessus dans lesquels tout se vaut.

Un autre facteur majeur de la métamorphose, observe Guéhenno, est le change-ment radical que les nouvelles technologies introduisent dans notre rapport au

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savoir et dans ses conditions de production. La profusion de réseaux sociaux,en particulier, modifie en profondeur la communication politique : en faisant del’individu un émetteur, en le débarrassant des filtres des médias traditionnels, ilslui insufflent un sentiment de toute-puissance qui « amplifie de façon radicale lemépris du savoir et de la recherche de la vérité ».

L’abolition des contraintes de la géographie distend le lien politique créé par laproximité, traditionnellement générateur de solidarité et de compromis. Et lebesoin de se faire entendre, par des positions le plus souvent radicales, nourritles réseaux sociaux, faisant, par la masse croissante des données, prospérer lesentreprises qui les gèrent. Moyennant quoi « le capitalisme de l’information auraremplacé le capitalisme des machines » avec, à la clé, un changement majeur durapport de force, autour de la collecte et de la maîtrise des données.

Pendant que cette concentration s’opère à l’Ouest, faisant des États et des géantsdu numérique les pourvoyeurs de sécurité et de « satisfaction commerciale et deconfort de vie », la Chine assure à ses citoyens, grâce à sa réussite économiquespectaculaire, une « confortable bulle de bonheur dont ils ne voudront pas sortir ».Cet avatar des « pilules du bonheur » d’Aldous Huxley permet au régime deproduire, en manipulant les esprits, « une certaine harmonie de la société ». Lesentreprises – essentiellement américaines – et l’État-parti chinois, en améliorantcontinûment leur capacité à façonner les désirs des individus, feraient ainsiconverger leurs sociétés vers des « post-démocraties » et une « post-dictature ».

Pour autant, la crise de légitimité des communautés politiques est une sourced’instabilité qui affecte l’ordre intérieur des sociétés et l’ordre établi des relationsinternationales : réhabilitation de la force, aversion pour le risque et demande deprotection, réduction de la démocratie à des processus au détriment des valeurs,domination de l’argent et inégalités dans la distribution des richesses, qui tendentà réduire l’individu à l’« homme unidimensionnel » décrit par Marcuse, défini parsa seule valeur économique… Ces dérives justifient la recherche de nouvellesformes de représentation et de délibération, pour « sauver l’autorité sans créer latyrannie ».

Concluant son essai par l’Europe, Guéhenno observe que les progrès réalisés versl’intégration l’ont été au prix d’une dépolitisation portée par les institutions – foidans le marché, orthodoxie budgétaire avant la crise sanitaire –, qui a « miné laconfiance dans le projet européen (et) débouché sur une impasse ». Cette entre-prise, note-t-il en citant Hubert Védrine, s’est d’ailleurs déroulée dans un mondeoù les États-Unis préservaient l’Europe de la « tragédie » de l’histoire.

Pour sortir de cette « impasse », l’Europe ne peut compter ni sur les menacesextérieures – facteurs de division plus que de cohésion –, ni sur la définition defugaces intérêts communs. Elle doit répondre à la demande, politique, de fron-tières, définir les limites de son universalisme et ne pas chercher, comme les États-Unis, à s’offrir en modèle. Elle doit aussi abandonner l’objectif d’une « union sanscesse plus étroite », renoncer à la fiction d’un « super-État continental », accepter

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la « géométrie variable » et séparer la logique de l’expertise, qu’incarne laCommission, de celle de la politique, que portent le Conseil et le Parlement.

* * *

Croisant anthropologie, sociologie, philosophie et géopolitique, Guéhenno poseun regard lucide sur notre époque, passant à la paille de fer quelques-uns desponcifs qui l’encombrent. Reliant politiques publiques, développements technolo-giques et évolutions sociétales, il examine leurs interactions, leurs conséquencesdans l’ordre intérieur des nations comme dans l’ordre international. La transfor-mation des rapports de force qui en résulte ouvre de nouvelles avenues, auxcontours encore largement inconnus mais aux directions identifiées avec finesse.

Au-delà des questions, très actuelles, sur les différents cercles de solidarité – etles fabriques politiques qui leur sont associées –, l’auteur aborde une autre problé-matique essentielle pour notre temps : la relation entre savoir et pouvoir, entrescience et politique. Il esquisse des lignes de force à même d’assainir cettenécessaire articulation, pour éclairer les débats publics sur la gestion des risquescollectifs par les gouvernants et les sociétés.

La densité de cette réflexion, le choix de l’auteur de penser contre soi-même, ainsiqu’il le concède dans son chapitre sur l’Europe, ses conjectures qui, à défaut d’êtredémontrables, devront se vérifier ou s’infirmer, et les inévitables angles morts,laissent ouvert un vaste espace de débat. Et c’est heureux. On pourra ainsi obser-ver que le propos porte avant tout sur les sociétés du monde occidental et, pareffet miroir, sur l’autre acteur majeur de ce « premier XXIe siècle », la Chine. Soitde deux à trois milliards d’individus sur les quelque huit qui peuplent la planète.Comment se positionnent les sociétés, en Afrique, dans le reste de l’Asie, parrapport au paradigme esquissé par Jean-Marie Guéhenno ? L’analyse méritecertainement d’être poursuivie au-delà des brèves références à Modi et Duterte.

La Chine, désignée comme rival stratégique par les États-Unis, est l’autre pôle dela réflexion de l’auteur qui met en garde, avec justesse, contre la tentation d’enfaire « comme l’Union soviétique naguère, un adversaire utile qui évite au mondeoccidental de regarder en lui-même ». Certes, concède-t-il, il ne s’agit de rienmoins que d’une « dictature redoutable », mais la tradition chinoise, héritée deConfucius et Mencius, est une clé de compréhension du « particulier », cette« dimension organique de chaque société », par contraste avec l’aspiration àl’« universel » de la tradition occidentale. Si Jean-Marie Guéhenno se défend detout relativisme, ses références à la « dimension, (au) lien, (à la) conception orga-nique », également employées à propos de la Russie et, in fine, de toutes les com-munautés humaines, laissent entier le débat sur l’articulation entre le particulieret l’universel.

Et la question s’impose de la qualification d’une dictature exercée par un particommuniste organisé selon les canons du léninisme – un produit de l’« universa-lisme occidental » tout de même… – pour « nous aider à comprendre le particu-lier ». Alors que Confucius, certes réhabilité par le régime, était associé au

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féodalisme et voué aux oubliettes par un maoïsme dont Xi Jinping se veut l’héri-tier. Et alors que l’« harmonie » de la société est obtenue par la « manipulationdes esprits », c’est-à-dire la propagande, la censure, le contrôle politique et larépression, toutes pratiques éloignées des valeurs de vérité et de liberté quiforment, à juste titre, la boussole de l’auteur pour son incursion dans ce « premierXXIe siècle ».

Pierre Buhler

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Relations internationales

LA PUISSANCE PAR L’IMAGE. LES ÉTATSET LEUR DIPLOMATIE PUBLIQUEChristian Lequesne (dir.)Paris, Presses de Sciences Po,2021, 208 pages

La diplomatie publique est-elle syno-nyme de soft power, ce concept exploré,popularisé et peaufiné par Joseph Nye ?C’est sur ce parallèle que s’ouvre le tra-vail collectif dirigé par ChristianLequesne, agrémenté de nombreusescartes fort utiles sur les diasporas, lesétudiants chinois à l’étranger, lesmédias et réseaux sociaux, les établisse-ments scolaires ou les organisationsnon gouvernementales (ONG). Commele titre et le sous-titre l’indiquent,dans « diplomatie publique » il y a« publique », et qui dit « publique » ditÉtat : il s’agit donc bien de stratégiesétatiques, dans une compétition mon-diale. Mais d’une stratégie qui ne sau-rait se résumer à une communicationinstitutionnelle, encore moins à desinstruments gouvernementaux.

Ce sont les États-Unis, nous rappelle-t-on,qui ont inventé l’acception moderne de ladiplomatie publique. Ensuite, les varia-tions furent nombreuses. On en retrouveplusieurs ici, dont on retiendra entreautres, après la discussion lancée parChristian Lequesne lui-même, la contri-bution claire et documentée de StéphanePaquin sur l’usage d’internet et desréseaux sociaux, le décryptage du récitchinois par Alice Ekman ou le point sur labataille des images par Tristan Mattelart.Des « Focus », comme autant d’encadrésen complément, viennent diversifier lesexemples : sur la diplomatie numérique

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d’Israël, la chaîne Russia Today, la pro-duction cinématographique (ou de séries)turque…

Après l’ouvrage de référence queconstitue l’énorme Routledge Handbookof Public Diplomacy dirigé par NancySnow et Nicholas J. Cull (Londres,Routledge, 2020, 2e édition), cet ouvrageplus ramassé offre une contributionfrancophone bienvenue. Celle-ci inter-vient à un moment où les questionssont nombreuses sur les stratégiesd’influence, notamment chinoises,russes, turques ou des pays du Golfe, etsur les capacités européennes pourrésister à ce mouvement, voire pour s’yinscrire. Si la France a longtempsconfondu diplomatie publique et actionculturelle extérieure, ce travail vientrappeler qu’il est bon d’élargir lespectre (L’Atlas de l’influence française auXXIe siècle de Michel Foucher – Paris,Robert Laffont, 2013 – l’avait déjàmontré). Les références bibliogra-phiques, nombreuses, les concepts évo-qués (la « twiplomatie »…), les chiffresprésentés, achèvent de nous convaincreque la question est digne d’intérêt.

En filigrane de cet ouvrage, une ques-tion demeure centrale : comment lesÉtats peuvent-ils, à l’appui de leur stra-tégie, utiliser les acteurs non étatiques ?Comment les démocraties, notamment,peuvent-elles rayonner grâce à l’audio-visuel extérieur sans commander lecontenu de celui-ci, ou tirer profit dutravail des ONG (voir le chapitred’Auriane Guilbaud), sans les prendrepour des supplétifs (ce qu’elles n’accep-teront pas) ? Comment, en d’autrestermes, inventer la diplomatie publiquedu XXIe siècle, qui est le contraire de ceque l’on appelait autrefois, un peu vite,« la propagande » ?

Frédéric Charillon

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HOW TO AVOID A CLIMATE DISASTER:THE SOLUTIONS WE HAVE AND THEBREAKTHROUGHS WE NEEDBill GatesNew York, Penguin RandomHouse, 2021, 384 pages

Bill Gates est, à l’instar d’Elon Musk,une boussole pour l’avenir économiqueet technologique de la planète. Il a sunon seulement créer l’une des pre-mières entreprises mondiales d’infor-matique, Microsoft, mais aussi établir laGates Foundation, qui jouit d’une légiti-mité mondiale, et depuis six ans laBreakthrough Energy Coalition, quivise à mobiliser le capital privé dansl’innovation pour la décarbonation, pre-nant des paris de long terme tout enmenant des initiatives philanthro-piques.

Bill Gates met en avant sa foi inébran-lable dans l’innovation et la technolo-gie, et montre que la décennie quis’ouvre est décisive pour « éviter lacatastrophe ». « We can do it », à condi-tion qu’il n’y ait pas de partis pris idéo-logiques mais une prise de consciencequ’il va falloir défier les lois de l’inertiedes systèmes énergétiques, en accélé-rant dans des proportions jamais vues.Dans un monde où l’accès à l’énergieest toujours dénié à presque un milliardd’habitants, où charbon et autres hydro-carbures sont dominants, il faudramobiliser toutes les technologies exis-tantes, investir massivement dans cellesqui nous manquent encore et organisertout cela de façon efficace, pour parve-nir à un net zéro, seul horizon qui sau-vera la planète. Tout cela en faisantattention à ne pas s’engager dans desinvestissements faisant baisser les émis-sions en valeur absolue sans permettred’arriver à la neutralité carbone en 2050.

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Bill Gates présente d’abord les donnéesde façon didactique puis détaille, pargrands secteurs d’émissions (énergie,agriculture, etc.), comment décarboner,décrivant défis et opportunités. La pri-mauté de l’électrification et de l’électri-cité est mise en avant, et des grandsprincipes d’action pour les politiquespubliques et les autres acteurs des sys-tèmes économiques sont énoncés, àcommencer par une tarification du car-bone. Certains postulats paraissenttoutefois irréalistes ou « arrangeants »,par exemple sur la capture directe duCO2 dans l’air, et surtout la capture etséquestration du CO2 à grande échelleet à bas coût.

Gates balaie ensuite rapidement lasobriété énergétique, et pour cause ; ilest l’un des plus grands émetteurs indi-viduels de gaz à effet de serre aumonde. Quiconque prend une fois unjet privé pulvérise tous les recordsd’émission, et la compensation de cesémissions relève de la poudre aux yeux.Cela dit, il peut investir dans l’innova-tion pour un transport aérien propre, etnul doute qu’il le fait déjà…

L’enjeu de la justice climatique etsociale n’est qu’effleuré, ce qui inter-pelle alors que les crises actuelles del’énergie et des chaînes de valeur vont,à maints égards, compliquer encore ladonne. Si les technologies pourrontfaire beaucoup, et si l’innovation ferades progrès extraordinaires dans lesprochaines années, trois grands obs-tacles se lèvent toutefois : l’acceptabilitésociétale, les populismes et les confron-tations géopolitiques. Et ce de surcroîtaux États-Unis, où Trump menace derevenir par la grande porte. Commentavancer en emmenant avec soi citoyenset consommateurs, sans renforcerclivages et inégalités, voire briser lesinstitutions ?

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Bill Gates a raison de mettre en avantun point essentiel : il faut laisser autantde place que possible à l’audace, auxexpérimentations, aux innovations, auxentrepreneurs. Un message central dece livre.

Marc-Antoine Eyl-Mazzega

GÉOPOLITIQUE DE L’ARCTIQUEThierry GarcinParis, Economica, 2021, 256 pages

L’Arctique condense à elle seule denombreux enjeux contemporains quimobilisent la communauté internatio-nale : changement climatique, exploita-tion des ressources naturelles,gouvernance multiscalaire, applicationd’un cadre normatif et réglementaire,doctrines stratégiques, etc. Dans ceprécis à la fois synthétique et exhaustif,Thierry Garcin expose les évolutionshistoriques de la zone circumpolaire etmet en perspective les grands défisactuels qui l’entourent.

Des expéditions scientifiques du XIXe

siècle à l’affirmation des ambitions géo-économiques de la Chine au cours de cepremier quart du XXIe siècle, l’Arctiquese positionne comme un objet géopoli-tique à part entière et intégré dans lacompétition mondiale entre grandespuissances. Parmi les dix chapitres quisubdivisent l’ouvrage, plusieursmettent en lumière trois points fonda-mentaux : les dimensions juridiques,économiques et stratégiques.

Dans cet environnement avant toutmaritime, le règlement des différendsjuridiques reste soumis au cadre norma-tif régi par la convention de MontegoBay (1982). Si la signature, en sep-tembre 2010, d’un traité bilatéral entre

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la Norvège et la Russie sur la délimita-tion de la frontière maritime constitueune avancée remarquable, la questionde la délimitation du plateau continen-tal des cinq États riverains n’est pasencore résolue. Autre enjeu de poids :le respect des droits des populationsautochtones est aussi une composanteprimordiale dans l’application despolitiques régionales et locales desÉtats arctiques.

Dans une rivalité géostratégique en ges-tation, les grandes puissances – parmilesquelles Chine, États-Unis et Russie –se livrent une bataille pour l’accès auxressources (halieutiques, fossiles etminérales). Les voies de passage mari-time, qui s’ouvrent grâce au réchauffe-ment accéléré de l’Arctique, sont à cetégard un élément essentiel pour accéderà ces différentes richesses et les exportersur le marché international.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, larégion polaire s’est aussi introduitedans l’environnement stratégique pourdevenir un des théâtres de la dissuasionnucléaire durant la guerre froide. Sil’auteur apporte un éclairage sur lesforces militaires en présence, les consé-quences de l’annexion russe de laCrimée en 2014 sur la région (multipli-cation des manœuvres militaires, ren-forcement des infrastructures, etc.) sontpeu commentées.

On remarque enfin que l’auteur accordeun long développement aux enjeuxautour du Groenland, dans un chapitrecomplet. Le croisement des intérêtspolitiques et économiques ainsi quel’importance géostratégique de cettevaste île, en particulier pour l’Unioneuropéenne, sembleraient rendreinéluctable une indépendance – selon lathèse ici défendue –, conclusion logiqued’un long processus entamé dès le

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milieu du XXe siècle. Si cette indépen-dance demeure pourtant à ce jour bienincertaine, le livre rappelle à juste titrele poids des États-Unis, qui voient leGroenland comme un « tremplin » àpartir duquel projeter leur puissance.

Dense, cette seconde édition décritl’ensemble des dynamiques en œuvredans la région polaire. En offrant unesomme pluridisciplinaire, l’auteur livreune grille de lecture stimulante pour lesétudiants et tous ceux qui souhaitentsaisir la complexité d’un espace enpleine mutation.

Florian Vidal

GÉOPOLITIQUES DE LA CULTURE.L’ARTISTE, LE DIPLOMATE ETL’ENTREPRENEURBruno Nassim Aboudrar, FrançoisMairesse et Laurent MartinParis, Armand Colin, 2021,320 pages

Après une pause forcée pendant plu-sieurs mois du fait de la crise sanitaire,le secteur culturel se relance, au cœurd’enjeux géopolitiques et géoécono-miques. Forte du succès de Squid Game,la Corée du Sud affirme sa puissanceen matière d’industries culturelles. Et laFrance cherche à améliorer son lien avecles pays africains en lançant le proces-sus de restitution d’œuvres d’art pilléespendant la colonisation ; vingt-six sta-tuettes viennent ainsi d’être rendues auBénin. Deux exemples qui montrent quela culture est loin d’être anecdotiquedans les relations internationales. Lesujet n’ayant été que peu étudié, on nepeut que se réjouir de la publication decet ouvrage signé de trois professeursde Sorbonne-Nouvelle, au titre qui

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interpelle par son choix de mettre leterme géopolitique au pluriel.

Le sujet est abordé sous trois prismes :ceux des artistes, des diplomates et desentrepreneurs. Les auteurs s’interrogentd’abord sur le rôle des artistes, notam-ment face à l’épineuse question desnationalités – la figure de Léonard deVinci a récemment fait l’objet de que-relles entre l’Italie et la France, chaquepays réclamant l’exclusivité du peintrené en Toscane et mort à Amboise. On seconcentre ici sur les arts visuels, maisd’autres genres pourraient donner unmême écho. Les artistes se retrouventau cœur d’enjeux qui vont jusqu’àinfluer sur leur esthétique.

Puis les auteurs se penchent sur le rôlejoué par les États : quelles sont leursmotivations à investir dans ce secteur ?« Pour les “petits pays”, ces secteurs sontun moyen de se distinguer, d’exister àmoindres coûts ; ils permettent aux puis-sances moyennes d’amplifier leur voix etde compenser leur faiblesse économiqueet militaire relative ; quant aux grandespuissances, l’art et la culture font partiedes vecteurs d’une hégémonie globale ».Les auteurs s’intéressent en particulieraux États-Unis, à la Chine et à la France.Le fonctionnement des agences interna-tionales, comme l’Unesco, est aussianalysé.

Quant à la troisième partie, elle sepenche sur les industries culturelles.Les auteurs reviennent sur la domina-tion des industries d’Amérique duNord et d’Europe, mais aussi sur leursmutations, notamment numériques.Certains secteurs, comme le livre ou lejeu vidéo, sont davantage liés auxgroupes privés que d’autres, comme lethéâtre ou la danse, ces derniers dépen-dant principalement des subventionspubliques.

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L’ouvrage se clôt habilement sur unesuccession de cartes, où l’on peut parexemple discerner l’implantation descentres Rousskii Mir, peu connus et des-tinés à populariser la culture russe. Cer-taines cartes manquent toutefois delisibilité. Les données relatives àl’industrie culturelle chinoise paraissentquelque peu la sous-estimer, notam-ment en ce qui concerne les services destreaming.

Reste que le constat posé par l’ouvrageest implacable : « Si l’affrontement selimite au nombre de musées construitsou au nombre de brevets scientifiquesdéposés, il s’agira d’une guerre sansmorts ni destructions, ce dont on nepourra que se réjouir. Cela n’en sera pasmoins une guerre. »

Antoine Pecqueur

Économie

LA FINANCE AUTORITAIRE.VERS LA FIN DU NÉOLIBÉRALISMEMarlène Benquet et ThéoBourgeronParis, Raison d’agir, 2021,168 pages

Lorsque David Cameron annonce en2013 un référendum sur la sortie ou lemaintien du Royaume-Uni dansl’Union européenne, c’est un coup detonnerre dans l’économie britannique.Une grande majorité du patronat – dontla puissante City of London Corpora-tion qui gère la finance londonienne –ne veut surtout pas sortir d’une union

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économique et politique dont elle tireprofit. Empêtré dans des calculs visantles faveurs de l’aile la plus à droite del’échiquier politique, David Camerontente pourtant le coup, certain que lecamp du Remain l’emportera. La suiteest connue. Les auteurs de cet ouvrage,Marlène Benquet et Théo Bourgeron,respectivement chargée de recherche auCNRS ainsi qu’à l’université Paris Dau-phine, et chercheur à l’université ParisNanterre et à l’University College deDublin, s’attellent à décrire, dans cecontexte, le coup de force de la financedite autoritaire.

Ils analysent avec précision les sourcesde financement des camps du Remain etdu Leave, identifiant les rapports deforce antagonistes à l’intérieur du sec-teur de la finance : les banques, les insti-tutions financières et les assurances ontfinancé le premier camp tandis que leshedge funds et le capital-investissementle second. Ce dernier camp a pu aussicompter sur les puissants relais idéolo-giques des think tanks de Tufton Streetà Londres, réunis dans le réseau AtlasNetwork, dont le projet politique sertleur cause. Pour ces relais, le régimepolitique d’accumulation s’appuyantsur un État régulateur des marchésfinanciers doit être renversé au profitd’idées libertariennes, dans le prolonge-ment d’une partie de l’école autri-chienne (Ludwig von Mises, FriedrichHayek), qui promeuvent une économiede transaction de gré à gré, appuyée surun État autoritaire à même de faire res-pecter un système social basé sur uneliberté totale, sans considération d’unquelconque bien commun. En l’absenced’un régime de justification et de dispo-sitifs de compensation des inégalités, ilne reste que l’usage de la force commemode de régulation de la vie sociale.

Le poids considérable des hedge funds etdu capital-investissement au Royaume-Uni explique ce rapport de force, diffi-cilement exportable pour le moment

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dans un pays comme la France. Mais lesauteurs notent que des stratégies ana-logues sont observables aux États-Unis,avec la mise en place progressive denouveaux rapports de force mondiaux.Le régime d’accumulation libertarien-autoritaire participe à la définitiond’une nouvelle situation géopolitique.L’ordre international néolibéral instau-rait une bipartition du monde radicale.D’un côté : les pays du Nord, liés entreeux par des accords de toutes sortes– militaires à travers l’Organisation dutraité de l’Atlantique nord (OTAN), éco-nomiques à travers les grands traitéscommerciaux régionaux, politiques àtravers l’Union européenne et le G7. Del’autre : les pays du Sud, terrain de jeudes forces capitalistes du Nord, poussésaux conflits de toutes sortes : conflitscommerciaux à travers un dumpingsocial et fiscal sans fin, mais aussiconflits militaires soutenus par le Nordpour l’accès aux ressources, aux mar-chés et à la main-d’œuvre. L’ordre inter-national qui monte annonce la fin decette bipartition du monde. Mais ce nesont pas les conflits du Sud qui cessent :c’est le pacte de non-agression taciteentre États du Nord qui est rompu.

Vincent Piolet

POWER SHIFT: THE GLOBAL POLITICALECONOMY OF ENERGY TRANSITIONSPeter NewellCambridge, Cambridge UniversityPress, 2021, 352 pages

Peter Newell livre une analyse dense etdocumentée des enjeux institutionnels,économiques et financiers de la transi-tion énergétique.

Il rappelle l’ampleur et le caractèreinédits de la crise climatique et des

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mutations nécessaires pour la surmon-ter : cette crise résulte d’années de déniclimatique, d’une longue incapacité àreconnaître l’épuisement des ressourceset de la réticence à considérer l’efficacitéénergétique ainsi que la réduction de lademande en énergie.

Face à ce constat, Peter Newell proposeune réflexion autour de cinq grandsenjeux pour modifier les relations depouvoir actuelles et engager les muta-tions nécessaires. Il s’intéresse toutd’abord aux différentes façons de« penser » la transition énergétique.Cette première partie aborde des ques-tions parfois très techniques, maisappuyée sur une littérature riche desdifférentes théories de la transition.

L’auteur aborde ensuite l’organisationde la production d’énergie, estimantnécessaire de modifier sa gouvernanceet son financement. Il défend notam-ment l’idée que la transition ne pourrapas se faire grâce aux mécanismes demarché – remettant ainsi en causel’efficacité des marchés du carbone. Lerôle de la finance dans cette transitionest également analysé : elle a un rôleimportant à jouer à condition qu’ellesoit « régulée » et réorientée versl’investissement long terme et bas-carbone. Ce qui implique de sortird’une logique de recherche de rende-ment rapide et maximal.

La partie suivante aborde les questionsde gouvernance de la transition énergé-tique et l’auteur y insiste sur le rôle clédes États. Enfin, la mobilisation de lasociété civile est analysée dans une der-nière partie : l’histoire nous apprendque la mobilisation « massive » de lasociété civile est nécessaire aux change-ments profonds et durables dans lemonde de l’énergie.

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L’auteur montre qu’il n’y aura pas detransition énergétique socialement justesans transitions économique, financièreet politique. Il met en garde contre lerisque d’une transition top-down menée,gouvernée, par les acteurs en place (lesincumbents) qui reproduirait leslogiques de production intensive etextractive actuelles, et se traduirait parune aggravation des inégalités. PourPeter Newell, la transition souhaitableet juste socialement devra passer parune décentralisation de la production etde la gouvernance de l’énergie, pourredonner le pouvoir aux « communau-tés ». Ce qui implique un vrai change-ment de nos modèles énergétiques.

L’ouvrage de Peter Newell reflète toutela complexité du lien de nos sociétésavec l’énergie, et l’ampleur des muta-tions nécessaires pour réussir la transi-tion. Il pâtit cependant du manque defil conducteur et d’un cadre analytiqueclairement défini qui en faciliteraient lalecture. L’ouvrage complexe et parfoistechnique semble ainsi s’adresser à unpublic déjà averti et connaisseur desenjeux globaux liés à l’énergie et à latransition vers une économie bas-carbone. Il n’en reste pas moins unesource d’informations, d’exemples his-toriques et de réflexions pertinents,voire incontournables, pour com-prendre les implications institution-nelles, économiques, financières etsociétales de la transition énergétique àl’échelle globale.

Aurore Colin

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Sécurité / Stratégie / Terrorisme

WAR TIME: TEMPORALITY AND THEDECLINE OF WESTERN MILITARY POWERSten Rynning, Olivier Schmitt etAmélie Theussen (dir.)Washington D.C., BrookingsInstitution Press, 2021, 334 pages

Dans cette somme dirigée par StenRynning, Olivier Schmitt et AmélieTheussen, chercheurs passés par l’uni-versité du Danemark du Sud, les auteurstentent de saisir l’impact de la « tempo-ralité » et de ses représentations sur lesmodes opératoires employés par lesparties combattantes, et sur l’issue desconflits. Mises bout à bout, les normesd’une époque et les représentations liéesà l’emploi des technologies alimententun paradigme « temps de guerre » queles auteurs invitent à déconstruire, pourmieux penser l’avenir.

Ces dernières années, les pays occiden-taux ont été défiés, parfois mis en échec,par des acteurs qui leur ont imposé untempo et des conceptions sur l’emploide la force différents. Outre l’emploi dutemps court à travers la stratégie du« fait accompli » en mer de Chine, oucelui du temps long des « guerres sansfin » en Irak et en Afghanistan, les inter-actions avec ces rivaux stratégiquesremettent en question des normes occi-dentales profondément ancrées, commeles frontières entre temps de paix/temps de guerre ou le « monopolemilitaire » évoqué par Norbert Elias.

Le renoncement des sociétés occiden-tales à poser clairement le débat sur lecoût et les apports des interventionsexpéditionnaires est l’une des causes

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probables expliquant l’affaissement du« militarisme civique » – le consente-ment citoyen à l’effort militaire.L’incompréhension du public, les déca-lages constatés entre annonces initialeset réalité des opérations ont pu greverla capacité des pays occidentaux àplacer leurs efforts financier et militaireau juste niveau des enjeux de chaquethéâtre d’opérations.

Le culte de la vitesse, mantra des arméesoccidentales ces dernières décennies, apu créer une distorsion supplémentaire.Ce primat de la vitesse, il est vrai, n’estpas sans fondement. Parmi les transfor-mations prévisibles de l’art de la guerre,des technologies émergentes commel’Intelligence artificielle ou l’hypervélo-cité favoriseront vraisemblablement lesacteurs ayant la « gâchette » la plusfacile, selon le principe Use it or lose.Néanmoins, en réduisant les affairesmilitaires à une gestion de paramètrestechnico-opérationnels – ou derisques –, la quête de la vitesse occulte,de fait, une partie de la dimensionpolitico-stratégique inhérente à chaqueconflit.

Relativement marginale dans un débatstratégique occidental technocentré, « latemporalité » insère avec pertinenceune analyse des perceptions dans laconduite des conflits. Scénarios àl’appui, les auteurs proposent uneimmersion dans différents cas de figure.L’horizon retenu – 2024-2025 – est suf-fisamment proche pour développer desscénarios élaborés, et permet de tester,par exemple, une hypothétique Organi-sation du traité de l’Atlantique nord(OTAN) sans les États-Unis. À la ques-tion d’ensemble de l’ouvrage – détermi-ner si le déclin de l’Occident est enmarche –, les auteurs apportent des clésde compréhension aussi utiles qu’origi-nales. Le caractère novateur de leur

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approche ne réside pas seulement dansl’emploi de scénarios prospectifs toutau long de l’ouvrage. Elle apparaît éga-lement dans le souci de Sten Rynning,Olivier Schmitt et Amélie Theussend’user d’une approche non dogma-tique, réservant une part égale auxaspects « idéels » et « matériels » desrelations internationales, trop souventétudiés séparément.

Morgan Paglia

MARS ADAPTING: MILITARY CHANGEDURING WARFrank G. HoffmanAnnapolis, Naval Institute Press,2021, 368 pages

« L’histoire suggère avec force que plu-sieurs organisations militaires ont faitmieux que d’autres pour changer, alorsque diverses ont échoué. Il serait utileque nous comprenions pourquoi cer-taines sont meilleures et comment ellessurpassent la concurrence. » Voilàl’objectif du dernier ouvrage deFrank G. Hoffman, officier des Marinesà la retraite et chercheur à la NationalDefense University de Washington.L’auteur propose une théorie del’apprentissage organisationnel, large-ment développée en introduction et enconclusion, qui s’appuie sur quatrecapacités : le leadership, la cultureorganisationnelle, les mécanismesd’apprentissage et ceux de dissémi-nation.

Pour défendre cette théorie, Frank G.Hoffman étudie quatre cas historiques(hélas tous américains), qui constituentle cœur de l’essai. Le premier est celuide la guerre sous-marine américainedans le Pacifique pendant la Seconde

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Guerre mondiale. Les résultats des sixpremiers mois de la guerre sont trèsdécevants et l’adaptation prend dutemps. Certes, les changements tac-tiques sont rapides, notamment pourévoluer vers des attaques de nuit ensurface. Mais alors que la culture orga-nisationnelle de l’US Navy favorise lesévolutions techniques, la résolutiond’un problème sur les torpilles Mark 14sera beaucoup plus lente, freinée par lecaractère bureaucratique de l’insti-tution.

Le deuxième cas d’étude est celui de lapuissance aérienne américaine pendantla guerre de Corée, où l’US Air Force afait preuve d’une remarquable capacitéd’adaptation. Alors qu’au début de laguerre froide, l’appui au sol ne fait paspartie de ses priorités stratégiques, cetype de mission va s’avérer indispen-sable. Pour s’en acquitter, l’US Air Forcedoit même reconvertir 187 F-51 Mustangà propulsion à hélice, ou encore utiliserdes bombardiers B-29, destinés à desopérations dans la profondeur, contredes cibles tactiques.

Avec le troisième cas, l’auteur établitque, contrairement à ce que de nom-breux historiens ont avancé, l’US Armya cherché à se transformer face aux défisrencontrés pendant la guerre du Viet-nam de 1965 à 1968. Quelques exemplesconnus sont le développement del’assaut par air (Air Assault) ou la miseen place du programme Civil Opera-tions and Rural Development Support(CORDS). Toutefois, l’US Army « n’apas assez questionné la validité oul’efficacité de ce qu’elle faisait et a conti-nué à améliorer sa capacité à fairemieux la mauvaise chose […]. »

La dernière étude s’attache aux Marinesdans la province d’Al-Anbar, en Irak, de

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2004 à 2007. L’adaptation et l’apprentis-sage ont bien eu lieu. En témoignent laremarquable évolution tactique entre lapremière tentative de reprise decontrôle de Falloujah en avril 2004 et ladeuxième en novembre de la mêmeannée, ou les processus menant àdavantage utiliser le levier tribal poursécuriser la province. Pour autant, dufait du manque d’efficacité du comman-dement pour la diffusion des leçonsidentifiées, l’ajustement n’a pas étérapide.

En se focalisant sur une théorie del’apprentissage organisationnel et enmettant particulièrement en valeur lefacteur culturel, Frank G. Hoffmanapporte une très intéressante contribu-tion à une littérature sur le sujet quis’est beaucoup développée ces der-nières années. L’ouvrage, clair et docu-menté, est à conseiller à tous ceux quis’intéressent aux questions d’innovationet d’adaptation dans les conflits armés.

Rémy Hémez

NONSTATE WARFARE: THE MILITARYMETHODS OF GUERILLAS, WARLORDS,AND MILITIASStephen BiddlePrinceton, Princeton UniversityPress, 2021, 464 pages

Une idée reçue veut que les acteurs nonétatiques combattent différemment desarmées classiques. La réalité ne reflètecependant pas forcément ce constat : leHezbollah n’a-t-il pas, par exemple,cherché à tenir certaines portions de ter-rain en 2006 au Liban, loin donc dumodèle de la guérilla ? À partir de ceconstat, Stephen Biddle, professeurd’Affaires publiques et internationales à

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l’université de Columbia et auteur del’ouvrage de référence Military Power:Explaining Victory and Defeat in ModernBattle (Princeton University Press, 2004),expose et conceptualise les différentschoix stratégiques et tactiques desacteurs non étatiques.

Pour ce faire, il déploie une « nouvellethéorie » où leur comportement n’estpas classé selon la typologie conven-tionnel/guérilla/hybride, mais plutôtpositionné par rapport à deux types-idéaux militaires : le « napoléonien » etle « fabien ». L’archétype napoléoniencorrespond à l’utilisation « de forma-tions exposées reposant sur une puis-sance de feu massive pour défendre ousaisir du terrain qui ne sera pas volon-tairement abandonné », l’emploi de laforce brute, de troupes en uniformesavec une ligne de front bien identifiable,etc. La méthode fabienne – en référenceà la stratégie de l’empereur romainQuintus Fabius Maximus Verrucosus(280-203 avant J.-C.) face à Hannibal –est « une absence absolue de volontéd’accepter de s’exposer ou de défendredu terrain ». Elle implique égalementl’accent sur la dispersion, la dissimula-tion et le rejet de l’armement lourd,même s’il est disponible.

Pour tester sa théorie, S. Biddle déve-loppe cinq cas d’espèce : le Hezbollahau Liban en 2006, l’armée du Mahdi enIrak de 2003 à 2008, l’Alliance nationalesomalienne en 1992-1994, les combatsen Croatie en 1991-1995 et le Viêt-Congen 1965-1968. Pour chacun, l’auteurouvre par un résumé des évènements,puis analyse les variables déterminantla position de l’acteur non étatique surle spectre fabien-napoléonien. Il prenden compte trois « variables indépen-dantes » : la culture tribale, l’équipe-ment, les enjeux et les institutions, ainsique six « variables dépendantes » liées

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au comportement militaire : la furtivité,la saisie et la tenue du terrain, la disper-sion, l’équilibre entre force brute etcoercition, la possibilité de distinguerentre combattants et civils et l’organisa-tion du théâtre de guerre.

S. Biddle conclut que la spécificité desméthodes employées par les acteursnon étatiques est de degré plutôt que denature. Il insiste sur le fait qu’elles’explique certes par les conditionsmatérielles d’exécution des combats,mais surtout par les données politiquesinternes aux organisations. Certainsacteurs non étatiques demeurent inca-pables d’exploiter la technologie dispo-nible. Ainsi, pour prédire leurcomportement au combat, l’analyse deleurs institutions et des enjeux de laguerre est plus fondamentale que cellede la technologie disponible.

Bien que l’on puisse douter de la réellenouveauté de la théorie de S. Biddle,son analyse tactico-opérative est claire,intéressante et excellemment étayée. Lesconclusions qu’il en tire ouvrent unvaste champ de réflexion.

Rémy Hémez

THE STRATEGY OF DENIAL: AMERICANDEFENSE IN AN AGE OF GREAT POWERCONFLICTElbridge A. ColbyYale, Yale University Press, 2021,384 pages

Le livre d’Elbridge Colby propose uncadre théorique permettant de définir lafuture politique de défense américaine. Ilpart de l’hypothèse selon laquelle celle-ci sera fonction de la compétition entreles États-Unis et la Chine, et soutient que

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Washington doit mettre en place une« coalition anti-hégémonique » s’ap-puyant sur ses alliés régionaux (l’Austra-lie, le Japon et la Corée du sud). L’arméeaméricaine aurait alors pour vocation deconduire une stratégie dite de « déni »,qui consiste plus spécifiquement à pré-venir une invasion de Taïwan par lesforces armées chinoises.

L’ouvrage se veut à la fois prospectif etprescriptif. Le lecteur pourra toutd’abord apprécier l’effort de théorisationdont fait preuve Colby. Le manuscritexplore les hypothèses d’affrontement etd’escalade entre Washington et Pékindans le détroit de Taïwan, et l’auteurn’hésite pas à aller loin dans la réflexionin abstracto sur la montée aux extrêmeset la guerre sous le seuil nucléaire. Dansses meilleurs passages, le livre peut rap-peler l’âge d’or de la littérature straté-gique américaine, celui des années 1950-1960, lorsque Herman Kahn et AlbertWohlstetter imaginaient l’inimaginable.Ne rechignant pas à discuter les hypo-thèses les plus originales, Colby discutepar exemple de friendly proliferation – siWashington aidait Tokyo et Séoul à semunir de l’arme nucléaire.

On peut néanmoins rester sur sa faimdevant un essai qui demeure un exerciceheuristique qui, non seulement ne sefrotte pas au débat académique autourde la rivalité sino-américaine, mais nes’aventure pas non plus au plan des poli-tiques de défense. Aucune recommanda-tion concrète ne ressort de l’exposé deColby, si ce n’est d’accroître les moyensde l’armée américaine pour contenir lamontée en puissance de la Chine.

C’est aussi là peut-être la limite del’ouvrage : son sino-centrisme réduittoutes les autres problématiques straté-giques contemporaines (Russie, terro-risme, Iran) à des sujets anecdotiques

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qui ne devraient pas ou peu alimenterles réflexions sur le format des arméesaméricaines. De même, la vision desalliances et des partenariats américains,que ce soit en Asie ou en Europe, esttrop superficielle pour rendre comptedes enjeux autour de l’architecture desécurité indopacifique et de l’ambiva-lence avec laquelle un certain nombrede pays perçoivent un tel discoursaméricain.

Le texte est souvent très stimulant dansson exploration des possibles conflitsfuturs, mais il repose sur des présuppo-sés assez communs quant à la vocationdes États-Unis, le bien-fondé d’une coa-lition consistant à contrecarrer « l’hégé-monie », bien évidemment chinoise. Iln’échappe donc pas à l’effet de mode :voici 15 ans, l’intellectuel néoconserva-teur Norman Podhoretz prédisait dansun essai polémique l’émergence de la« Quatrième Guerre mondiale » contreles forces islamistes. Il affirmait alors,avec la même ténacité que Colby, quece combat serait structurant pour lefutur des États-Unis. Le livre de Podho-retz a logiquement mal vieilli et on peutse demander avec le recul si un tel sortn’attend pas celui d’Elbridge Colby.The Strategy of Denial est donc peut-être,et surtout, un instantané, particulière-ment instructif pour un public euro-péen, sur les visions américainescontemporaines de la Chine.

Jean-Loup Samaan

THE CHANGING OF THE GUARD:THE BRITISH ARMY SINCE 9/11Simon AkamLondres, Scribe, 2021, 704 pages

Plusieurs auteurs se sont déjà penchéssur les échecs militaires britanniques en

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Afghanistan et en Irak, comme FrankLedwidge dans Losing Small Wars etInvestment in Blood ou plus récemmentBen Barry dans Blood, Metal and Dust.Dans ce volumineux et brillant essai, lejournaliste britannique Simon Akam seconcentre sur le rôle de la culture del’armée britannique dans ces échecs.

En 8 parties et 24 chapitres, il dresse unehistoire non officielle de l’engagementbritannique dans ces deux longuesguerres. Il procède par épisodes, analy-sant notamment la préparation dans lescamps d’Allemagne et du Canada,l’invasion de l’Irak, l’opération Charge ofthe Knights (Irak, 2008), les combatsdans le Helmand, mais égalementl’acquisition d’équipements en urgence,les accusations de crimes de guerre oula réforme du système régimentaire.Son propos s’appuie sur environ 260entretiens menés durant trois ans, ainsique sur des documents en sourcesouvertes, et des observations nourriesde voyages sur ces théâtres d’opéra-tions et un engagement militaire d’uneannée.

La mosaïque de ces expériences brossele tableau d’une armée éprouvant degrandes difficultés à s’adapter auxconditions des opérations à Bassora etdans le Helmand, elle qui pourtant abeaucoup vanté ses expériences enmatière de contre-insurrection et qui,après la guerre du Golfe et l’interven-tion en Sierra Leone, était souvent pré-sentée comme « la meilleure petitearmée du monde ».

Au fil des chapitres, quelques thèmesrécurrents se dégagent. C’est le cas destensions qui se font jour au sein de la« relation spéciale » entre États-Unis etRoyaume-Uni en raison des restrictionsimposées aux opérations militaires par

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le gouvernement britannique, de cer-taines tactiques considérées commedépassées ou d’un équipementinadapté mettant les soldats britan-niques en danger. Simon Akam met, demême, en lumière de nombreux aspectsdysfonctionnels et contradictoires de lavie militaire britannique : par exemple,l’acceptation généralisée de la consom-mation excessive d’alcool.

Une des grandes qualités du livre estque l’auteur pousse très souvent le lec-teur à la réflexion sur des sujets peuexplorés. C’est le cas lorsqu’il soulignel’impact sur le comportement des mili-taires de la large diffusion des vidéosde combats prises par les soldats eux-mêmes. C’est aussi vrai quand il inter-roge le système d’attribution demédailles, peu équitable et qui, surtout,encouragerait un comportementinadapté à une campagne de contre-insurrection en survalorisant la violenceet l’agressivité au combat.

La thèse centrale de l’auteur est lemanque de responsabilité du haut com-mandement britannique. Aucune dis-cussion n’aurait véritablement étémenée en interne pour comprendre lesraisons des échecs en Irak et en Afgha-nistan. Surtout, dans un chapitre inti-tulé « Blame Game », l’auteurs’interroge : comment, lorsqu’un conflita si mal tourné à tant de niveaux, lesresponsables peuvent-ils être promus etfélicités pour le rôle qu’ils y ont tenu ?

On pourra reprocher à Simon Akamune vision excessivement critique del’armée britannique, d’autant qu’il véhi-cule en parallèle une image avanta-geuse de celle des États-Unis. Ce livreconstitue néanmoins une lecture indis-pensable pour tous ceux qui s’inté-ressent aux guerres d’Irak etd’Afghanistan et à l’armée britannique.

Rémy Hémez

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CYBER-ATTAQUES : L’AMÉRIQUE DÉSIGNESES ENNEMISMark CorcoralParis, L’Harmattan, 2021,200 pages

Dans les discours politiques et média-tiques sur les cyberattaques, l’attribu-tion publique – l’imputation officiellede l’opération – reste perçue commesource de dilemme en raison des diffi-cultés techniques de la preuve. Onobserve pourtant une tendance crois-sante de certains gouvernements à fran-chir le pas. Depuis 2014, les États-Unissemblent avoir fait de cette attributionpublique la pierre angulaire de leurréponse aux cyberattaques, jusqu’à sus-citer parfois un mouvement collectif ence sens, il est vrai dans le cadre de leursalliances et partenariats stratégiques.

Mark Corcoral s’efforce ici d’élucidercet apparent paradoxe. En s’appuyantsur l’analyse primordiale de ThomasRid et Benjamin Buchanan en 2015 – quimontre que l’attribution est aussi unprocessus politique et social –, l’auteurinterroge la fonction de l’attributionpublique dans la politique étrangèreaméricaine. Dans une approche plura-liste fortement teintée de sociologiecompréhensive, l’analyse qu’il fournitde la stratégie déclaratoire américaine etde ses implications normatives permetde mettre en lumière deux logiques àl’œuvre.

D’une part, l’attribution publique sertun objectif de communication, l’influ-ence des États-Unis devant s’exercerpour façonner les normes de comporte-ment. Le dévoilement de l’identité del’agresseur permet de circonscrire lechamp de confrontation du cyberespacepour le conformer aux préférences stra-tégiques ou géopolitiques américaines.

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Cette dimension joue tout autant sur lascène internationale que dans l’arènepolitique et bureaucratique américaineen diminuant l’incertitude qui entouresouvent les cyberattaques.

D’autre part, cette stratégie légitime unensemble de mesures destinées àrépondre à l’attaque mais aussi à dis-suader les potentiels agresseurs. En cesens, l’attribution participe d’unelogique de stigmatisation, d’intimida-tion et de réaction élargie (incluant dessanctions financières et judiciaires ainsique des actions de perturbation opéra-tionnelle). Sur ce deuxième point,l’auteur souligne les limites de la capa-cité américaine à contraindre les adver-saires et à résoudre l’épineuse questiondes vulnérabilités des États-Unis dansle domaine numérique.

Appuyées sur de solides référencesempruntées à de nombreux champsacadémiques, mais également sur deséléments empiriques, les analyses del’auteur permettent d’ouvrir la boîtenoire des politiques publiques enmatière de cybersécurité et de cyber-défense. En se focalisant sur les signifi-cations internationales de l’attributionpublique par les États-Unis, MarkCorcoral interroge le paradoxe – et doncles limites – de la posture hégémoniquede ces derniers. Il permet également desituer le cyberespace comme théâtre etenjeu dans le champ géopolitique. Laréflexion pourrait être prolongée parune analyse des implications sur la sta-bilité internationale de l’attributionpublique et de ce qu’elle légitime.

Cet ouvrage est donc incontournable àla fois pour l’étude de la politique étran-gère américaine et pour l’analyse despolitiques de cyberdéfense. Sur le pre-mier point, il jette une lumière sur lesreprésentations et les paradoxes de la

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puissance aux États-Unis. Sur le second,il ouvre la voie à des études compara-tives sur la pratique, ou l’abstention, enmatière d’attribution publique descyberattaques.

Stéphane Taillat

I, WARBOTKenneth PayneLondres, Hurst, 2021, 336 pages

« Le génie est sorti de la lampe » et iln’est pas possible de l’y renvoyer. Telest le constat de Kenneth Payne, profes-seur de relations internationales auKing’s College de Londres, à propos del’arrivée de l’Intelligence artificielle (IA)et des robots sur le champ de bataille.

Reprenant à son compte le titre ducélèbre roman I, Robot d’Isaac Asimov(1950), l’auteur propose un panoramades enjeux, opportunités et risquesassociés au recours aux systèmes intelli-gents sur les théâtres d’opérations, qu’ilreplace dans le contexte plus large del’histoire des capacités et concepts mili-taires. Comme il le souligne, l’IA peutaméliorer les capacités des armées dansdes domaines tels que la reconnaissanceet le ciblage, grâce à la vitesse de traite-ment et à la reconnaissance visuelle. Lessystèmes autonomes s’annoncent parailleurs plus rapides, endurants et coor-donnés sur le champ de bataille. Ils per-mettent de plus une réduction descoûts, et un meilleur emploi des capaci-tés humaines. En revanche, ils sontbeaucoup moins performants dans lessituations exigeant de la créativité et del’intuition – intrinsèquement humaines.

Si les réflexions sur l’autonomie dessystèmes d’armes et de combat se mul-tiplient depuis quelques années,

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l’approche de Kenneth Payne sedémarque par son originalité. Elles’attache en effet à dépasser les considé-rations tactiques et techniques pourréfléchir aux implications stratégiquesdes technologies émergentes. L’IA nechange pas uniquement la donne sur leterrain, nous dit en substance KennethPayne, mais également dans les états-majors, où elle aide les officiers géné-raux et les responsables politiques àprendre des décisions cruciales pourl’issue du conflit – y compris desdécisions de vie et de mort.

L’IA ne modifie pas seulement lamanière de combattre, mais encore laprobabilité que la guerre survienne, etla pensée produite à son sujet. Lesmachines risquent en effet d’abaisser leseuil d’entrée en conflit et d’enclencherdes dynamiques d’escalade irrémé-diables, rendant les stratégies de dissua-sion caduques. Avec un examenméticuleux des cas potentiels de recoursà l’IA sur le champ de bataille et dansles états-majors – des drones sanspilotes aux algorithmes d’aide à la déci-sion en passant par les chars robotisés –,Kenneth Payne dessine les contours dela guerre de demain. Que deviendra« l’art de la guerre » si les stratégiesmilitaires sont conçues par des IA ?Aussi brillante que soit l’IA d’un pointde vue tactique, avance l’universitairebritannique, elle ne sera jamais un véri-table stratège.

I, Warbot ouvre de nouvelles perspec-tives dans le débat sur l’utilisation desystèmes d’armes autonomes dans lesfutures guerres. L’auteur achève saréflexion en évoquant la nécessité d’uneréglementation internationale de cestechnologies émergentes. Insistant à lafois sur les dangers qu’emportent lesarmes autonomes et sur leur intérêtmilitaire, Kenneth Payne appelle de ses

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vœux leur régulation. Si leur interdic-tion préventive – défendue par la Cam-paign to Stop Killer Robots depuis 2013 –n’est déjà plus envisageable, et pourraitmême s’avérer contre-productive, il estencore possible de bâtir un cadre nor-matif et opérationnel pertinent, pouréviter les dérives les plus graves. Legénie est bel et bien sorti de la lampe,mais il est possible de lui fixer deslimites et de le contraindre à respectercertaines règles fixées par l’homme.

Laure de Rochegonde

OPERATION: JUSAN. A STORY OF RESCUEAND REPATRIATION FROM ISLAMIC STATEErlan KarinLondres, The MomentumPublishing Company, 2021,258 pages

Erlan Karin est kazakh, spécialiste desquestions de sécurité, et sa carrière aoscillé entre université, haute adminis-tration et politique. Son parcours aty-pique et sa proximité avec les autoritéslui ont permis de suivre de près uneopération hors du commun. Baptisée« Jusan », du nom d’une plante dessteppes d’Asie centrale, elle a consisté àrapatrier 613 ressortissants kazakhsdepuis la zone syro-irakienne entre jan-vier et septembre 2019 : 33 hommes,160 femmes et 420 enfants (dont32 orphelins) ont ainsi pu regagner leurpays après avoir passé plusieurs annéesau sein de groupes djihadistes.

La décision de rapatriement a été prise– et assumée publiquement – par lesprincipaux responsables politiques, àcommencer par le président de la Répu-blique Noursoultan Nazarbaïev. Ce der-nier a présenté les rapatriés comme des

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innocents attirés par la propagandetrompeuse de Daech, et retenus enotages par cette organisation terroriste.Jusan est ainsi décrite comme une opé-ration humanitaire visant à sauver descompatriotes en danger, ce récit bien-veillant ayant notamment pour but defaciliter l’acceptation des « revenants »par la population.

Les autorités kazakhes ne sont évidem-ment pas naïves, et savent qu’une telleopération comporte des risques. Cer-tains adultes sont restés fidèles à Daechjusqu’à l’ultime bataille de Baghouz etdemeurent radicalisés. Même lesenfants peuvent susciter quelquescraintes car la propagande de l’Étatislamique a diffusé des vidéos de pré-adolescents – y compris des Kazakhs –exécutant des otages. Toutefois, les ser-vices de renseignement ont estimé qu’ilétait moins risqué de rapatrier ces indi-vidus que de les laisser en zone syro-irakienne. Parmi les arguments avancésfigurent les conditions de sécuritédégradées dans les camps de prison-niers djihadistes tenus par les Kurdes,et l’éventualité de fuites.

À leur retour au Kazakhstan, la totalitédes hommes et seulement 16 femmesont fait l’objet de poursuites. L’auteurne donne malheureusement aucuneinformation sur le processus judiciaire(incriminations, peines encourues, etc.).En revanche, il s’attarde sur les mesuresde réhabilitation déployées pour lesfemmes et les enfants. La prise encharge est structurée autour de troispiliers : social, médico-psychologique etidéologico-religieux. Les premiers résul-tats seraient encourageants : à la mi-2020, sur les 160 femmes rapatriées, 38seraient totalement déradicalisées, 90auraient fait des progrès significatifs et15 seraient encore radicales.

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Pour ce qui est des enfants, Erlan Karinne donne pas de statistiques aussidétaillées, mais il laisse entendre que,globalement, leur réinsertion se passebien. Il insiste sur le fait que le Kazakh-stan a pris la bonne décision en les rapa-triant quand ils étaient encore trèsjeunes, plutôt que de les laisser grandirdans un environnement dangereux etsusceptible de les radicaliser.

En somme, l’opération Jusan est présen-tée comme un succès, même si l’auteurse garde de conclusions hâtives : unbilan plus fiable ne pourra être réaliséque dans quelques années. Quoi qu’ilen soit, le cas du Kazakhstan contrasteavec celui de la plupart des pays occi-dentaux, dont les gouvernantsrechignent à rapatrier « leurs djiha-distes » et adoptent une approche deretours au compte-gouttes. Il suggèrequ’une autre voie est possible.

Marc Hecker

Europe

HANDBUCH ZUR DEUTSCHENEUROPAPOLITIKKatrin Böttger et Mathias Jopp (dir.)Baden-Baden, Nomos Verlag,2021, 704 pages

Katrin Böttger et Mathias Jopp publientune deuxième édition, révisée, de leurouvrage collectif consacré à la politiqueeuropéenne de l’Allemagne. Le projetest largement celui de l’Institut de poli-tique européenne de Berlin (Institut fürEuropäische Politik) que Mathias Jopp

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a dirigé pendant de longues années etdont Katrin Böttger est l’actuelle direc-trice.

Pour comprendre les caractéristiques dela politique européenne de l’Allemagne,cet ouvrage est incontournable. Il com-prend 32 contributions, chacune d’entreelles d’une bonne vingtaine de pages.L’ouvrage n’a pas été conçu pour« rendre hommage » à la politique euro-péenne de Berlin : dans la bonne tradi-tion des instituts de rechercheallemands qui sont financés par l’Étatallemand tout en pouvant se montrercritique à son égard, les analysespassent en revue l’ensemble de la poli-tique européenne de l’Allemagne touten observant une distance critique etobjective.

L’ouvrage s’organise en six grands cha-pitres. L’introduction (ou premier cha-pitre), ainsi que le chapitre deuxétudient les principes de base et lesgrandes orientations de la politique deconstruction européenne de la Répu-blique fédérale, son ancrage dans la Loifondamentale, l’emprise du droit euro-péen sur le système politique allemandet le bénéfice économique quel’Allemagne tire de son appartenance àl’Union européenne (UE). Le chapitretrois analyse l’interaction entre la poli-tique intérieure et la politique euro-péenne de l’Allemagne, en analysant leprocessus de prise de décision euro-péenne au sein du gouvernement alle-mand, l’implication du Parlementeuropéen et de la chambre des Länderdans ce même processus, le rôle de laCour constitutionnelle de Karlsruhe, ladimension européenne présente dansles programmes des partis, l’action deslobbies allemands gravitant autour deBerlin et Bruxelles, ainsi que le poids del’opinion publique dans la définition de

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la stratégie européenne du gouverne-ment fédéral.

Les chapitres quatre et cinq étudient lesgrands enjeux de la politique euro-péenne, mettant à chaque fois en évi-dence le positionnement allemand :pour le chapitre quatre il s’agit des poli-tiques budgétaires et des politiques deredistribution financière, de la politiquemonétaire (zone euro), du marché inté-rieur, de la protection du consomma-teur, ainsi que des politiquesclimatiques, environnementales,sociales et sécuritaires (sécurité inté-rieure) ; le chapitre cinq étudie les poli-tiques extérieures de l’UE et lepositionnement allemand : politiquecommerciale, politique étrangère et dedéfense commune, élargissement àl’Est, politique de voisinage et politiqueméditerranéenne. Le chapitre six pré-sente quatre visions de la politiqueeuropéenne de l’Allemagne, venues depays voisins (France, Royaume-Uni,Italie et Pologne). Enfin, le chapitre septpropose une conclusion qui analyse lapolitique allemande vis-à-vis de l’UEsous l’angle de la théorie des relationsinternationales. Une chronologie et unetrès vaste bibliographie sont présentéesen fin d’ouvrage.

Le Handbuch zur deutschen Europapolitikest une source inépuisable d’informa-tions sur tous les aspects de la politiqueeuropéenne de l’Allemagne. Voici doncun ouvrage aussi peu léger qu’indis-pensable.

Hans Stark

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Afrique

LE PIÈGE AFRICAIN DE MACRON. DUCONTINENT À L’HEXAGONEAntoine Glaser et Pascal AiraultParis, Fayard, 2021, 272 pages

Cet ouvrage entend relier la politiqueafricaine aux enjeux intérieurs et non aureste de la politique étrangère, il inclutune interview très libre du présidentsur l’Afrique, en dépit des critiques quilui sont adressées dans l’ouvrage.Celles-ci sont dominées par l’argumen-tation de la postface : EmmanuelMacron a voulu s’attacher durablementles jeunes de la diaspora africaine enFrance, mais ses déconvenues effectivesrisquent d’avoir un effet boomerang« dans l’Hexagone » et pour sa candida-ture à un second quinquennat.

Le tableau général est celui d’une perted’influence diplomatique et écono-mique de la France en Afrique, dont lechef de l’État est conscient et qu’ilentend stopper par une politique nou-velle, définie une fois pour toutes àOuagadougou en novembre 2017. Lelivre montre – de manière peu tra-vaillée, sans note, ni bibliographie, niindex… – qu’en dépit de ses ambitionspanafricaines, la « logique militaire s’estimposée au Sahel » : le président « n’apas toujours vu monter les périls dansl’ancien pré carré français, en particulieren Afrique de l’Ouest », tandis qu’ilcultivait une « démocratie rêvée » dansles pays anglophones et lusophonescomme marqueur conceptuel de saprésidence.

L’interview confirme ce biais. Emma-nuel Macron, qui n’a de son propre

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aveu qu’une culture livresque limitéesur l’ensemble du continent africain(Kourouma, Gide, Camus), y reconnaîtun rejet quasi instinctif de l’Afriquefrancophone pour son stage de l’ENA,en demandant à partir au Nigeria où« ils n’ont aucun complexe vis-à-vis dela France ». Partie sans doute la plusintéressante d’un livre à grande valeurdocumentaire, le long monologue datéde septembre 2020 confirme les diffi-cultés relationnelles du président avecses pairs africains francophones, et sou-ligne dans un style à la fois obscur etfamilier son dédain des règles protoco-laires attachées à sa fonction, son obses-sion des relations directes avec lasociété civile et sa détestation d’une« Françafrique » dont il estime qu’elledisparaîtra de soi. Selon lui, « ce truc vapasser… C’est générationnel ».

Rétrospectivement, avec le début deretrait de Barkhane, l’interview rendperplexe. Emmanuel Macron y affirmeen effet que « l’impact et l’effet de laTask Force Sabre et des forces spécialesne sont pas réalisables sans l’opérationBarkhane… Il faut des soutiens, il fautdu renseignement. »

De l’analyse d’Antoine Glaser et PascalAirault, on retiendra particulièrementles pages consacrées au Conseil prési-dentiel pour l’Afrique, à son histoire età son fonctionnement. La nouvelleinstance informelle, constituée d’amiciprincipis choisis dans l’élite de la dias-pora, a tendance, disent les auteurs, à se« bunkériser ». Le chapitre consacré à lavingtaine de « députés-missionnaires »d’origine africaine dans la majorité pré-sidentielle – phénomène sans précédentà l’Assemblée nationale – est égalementoriginal, même si ses développementsfrisent parfois la lettre confidentielle oula chronique mondaine.

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Les importants chapitres sur un francCFA échouant à devenir l’« eco », et surla francophonie « réinventée » avec leRwanda, présentent les mêmes défautsde personnalisation outrancière desévénements et des décisions. Mais, der-rière l’anecdote, l’ensemble du livredessine le caractère aventureux d’unepolitique africaine d’Emmanuel Macrontoujours en mouvement.

François Gaulme

Moyen-Orient

LE MILIEU DES MONDES. UNE HISTOIRELAÏQUE DU MOYEN-ORIENT DE 395 ÀNOS JOURSJean-Pierre FiliuParis, Le Seuil, 2021, 384 pages

Le nouvel ouvrage de Jean-Pierre Filiu,professeur des universités et historien,propose une brillante synthèse histo-rique sur ce « milieu du monde » qu’aété le Moyen-Orient au cours dessiècles. Retenant comme point dedépart la fondation de l’Empire romaind’Orient en 395, il aborde les grandespériodes omeyyade, abbasside, byzan-tine, ottomane, et débouche sur la situa-tion la plus immédiate caractérisée, enparticulier depuis 2011, par le retour dela Nahda, le mouvement de renaissancearabe né au XIXe siècle, avec des soulè-vements démocratiques qui n’enfinissent pas de déstabiliser les régimesautocratiques au pouvoir.

L’auteur insiste sur le rôle central duMoyen-Orient. Au carrefour des trois

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continents que sont l’Asie, l’Afrique etl’Europe, il est « à bien des égards leberceau de l’humanité mais aussi terrede brassage et d’échanges, dans laguerre comme dans la paix ». Son his-toire a été et reste tragique : cette régionest une « terre de sang », hier commeaujourd’hui. L’auteur entend cependantse garder de toute « inclination à lasanctification », même si cette région avu se fonder les trois religions mono-théistes, au profit d’une approche souli-gnant une histoire politique mettantl’accent sur « le processus de constitu-tion des pouvoirs et de leurs espaces dedomination ».

L’intérêt, voire la fascination, del’Europe pour cette région ne date pasd’hier, mais c’est au XIXe siècle qu’ilsont été en quelque sorte conceptualisésaussi bien par le Royaume-Uni que parla France ou la Russie. C’est l’amiralaméricain Alfred Mahan qui crée le motMiddle East, région se situant à la croi-sée du canal de Suez et de la route desIndes, qu’il estime être la clé de l’hégé-monie mondiale. La découverte dupétrole en Perse en 1908 en a fait lepoint de rencontre et d’affrontement detous les impérialismes, y compris amé-ricain, bien que plus tardivement.

L’auteur met bien en valeur « le mythed’un Moyen-Orient gérable depuisl’extérieur ». Toutes les grandes puis-sances se sont essayées à cette mise entutelle, avec beaucoup de déboires.Dans les années récentes, les États-Unisont largement contribué au chaosactuel. Les trois décennies de domina-tion américaine « se soldent sous nosyeux par un désengagement où laconfusion le dispute à l’humiliation ».La leçon va-t-elle être tirée de cetteexpérience par la Russie qui fait unretour en force, et la Chine dont la pré-sence économique se double d’une

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volonté d’affirmation de la Route de laSoie ? Cette évolution sera intéressanteà suivre.

L’Europe voit dans le Moyen-Orientune menace pour sa sécurité ets’inquiète de la politique agressive,voire aventuriste, des puissances régio-nales que sont la Turquie, l’Iran etl’Arabie Saoudite. Elle a la tentation des’appuyer sur des régimes autocra-tiques dans l’espoir vain qu’ils réus-sissent à assurer la stabilité de cetespace stratégique en pleine mutation.Jean-Pierre Filiu, pour sa part, penseque la seule solution viable est que lespeuples puissent se réapproprier « avecle récit de leur propre histoire le droitde définir leur destin », en clair que ladémocratie puisse enfin prévaloir surles autocraties. On ne peut que le sou-haiter avec l’auteur, mais le chemin serasans doute long et difficile.

Denis Bauchard

L’ANTI-DÉMOCRATIE AU XXIe SIÈCLE.IRAN, RUSSIE, TURQUIEHamit BozarslanParis, CNRS Éditions, 2021,288 pages

C’est sous l’angle des relations d’État àÉtat, et de l’impact sur la géopolitiquedu triangle qu’ils forment, que le trioIran/Russie/Turquie est en généralétudié. Hamit Bozarslan traite le sujetpar un tout autre biais, celui de la com-paraison entre trois régimes, aux ori-gines très différentes mais dont ladynamique interne comporte de trou-blantes similitudes.

Son livre met en lumière une scène pri-mitive des années 1970 à 1990, qui dans

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les trois pays est marquée par une cer-taine ouverture démocratique et libé-rale. La sortie radicale du modèledémocratique s’accompagne, dans lestrois pays, d’une lecture ultra-conserva-trice d’une histoire mutilée. Une nationmalheureuse, amputée dans son terri-toire et s’appuyant sur une mystiquereligieuse est appelée à trouver en elle-même, mais surtout dans une imagemythifiée d’elle-même, les ressourcesd’une révolte contre l’ordre occidentalétabli. D’autres phénomènes seretrouvent dans les trois pays, à desdegrés divers et sous des formesvariables, tels que le maintien d’unefaçade démocratique, la dominationd’élites kleptocratiques, le recours à unappareil sécuritaire parallèle, un dis-cours paranoïaque axé sur une réalitéalternative, et bien sûr l’identificationdu destin national à un homme provi-dentiel.

Pour Hamit Bozarslan, la nature pro-fonde de ces trois régimes est difficile àsaisir, comme c’était le cas pour lesrégimes totalitaires entre les deuxguerres mondiales. Ils sont, pour notreauteur, l’anti-démocratie au XXIe siècle,comme les totalitarismes constituaientau XXe siécle l’alternative à la démocra-tie. La grande force de la démonstration– savante voire parfois érudite –d’Hamit Bozarslan réside dans cequ’elle ne résulte ni d’une analyse pure-ment idéologique, ni d’une vision« civilisationnelle » du type de cellerendue célèbre par Samuel Huntington.Il n’y a évidemment pas une « civilisa-tion » irano-russo-turque, non plusqu’une idéologie commune aux troiscas étudiés. Pourtant, à partir de res-sorts historiques, culturels, politiquesdistincts, les trois régimes se rejoignentdans un ethos anti-occidental qui serenforce au fil des années.

On objectera bien sûr : la Chine n’est-elle pas le vrai leader du mouvement

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anti-démocratique ? En termes géopoli-tiques sans doute, mais l’étude d’HamitBozarslan fait apparaître combien dansle cas des régimes du Guide, deVladimir Poutine et de Recep TayyipErdogan, nous avons affaire à des enne-mis intimes de la démocratie – presquedes ennemis de l’intérieur, puisqu’ils nerépudient pas officiellement les prin-cipes du système politique qu’ils com-battent. N’y a-t-il pas d’autres régimesdans ce cas, ou d’autres aspirants à unesorte de contre-révolution démocra-tique, dans les rangs par exemple despopulistes en vogue depuis quelquesannées (Orbàn, Bolsonaro, Modi, etc.) ?On peut en débattre, mais il est vrai quechacun des trois régimes étudiés parHamit Bozarslan représente un défi sys-témique à la démocratie libérale, venantde pays qui ont un poids géopolitiqueet un substrat historique incontestables.Outre qu’il offre une mine d’informa-tions précises, ce livre invite le lecteur àrevoir en profondeur la dialectique dela démocratie et de l’anti-démocratie ennotre siècle.

Michel Duclos

LE GÉNÉRAL ET LE POLITIQUE. LE RÔLEDES ARMÉES EN TURQUIE ET EN ÉGYPTEClément Steuer et Stéphane Valter(dir.)Paris, L’Harmattan, 2021,264 pages

Cet ouvrage collectif vient renforcer unappareil d’études français peu fournisur la question des armées en politique.Longtemps, l’étude de l’armée d’unpays donné a fait courir le risque de sevoir assimilé à son objet d’étude… Enrevanche, dès les indépendances, leschercheurs anglo-saxons ouvraient des

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champs de travail considérables pourtenter d’analyser la place, l’influence etl’impact des armées nouvelles en poli-tique, et en tirer les premiers travauxconceptuels. En France, ceux qui selivrèrent à cet exercice furent rares.Mustapha Benchenane pour les arméesen Afrique ; l’auteur de ces lignes, surle Maghreb, Dominique Bangoura éga-lement sur l’Afrique, Alain Roussillonpour l’Égypte et l’Algérie, RémyLeveau, Élizabeth Picard et quelquesautres s’essayèrent à ce délicat travail.

Pourtant le besoin était là. Dans denombreux pays, l’armée avait« envahi » l’État, ou était la faiseuse deroi. Mais cette question épineuse eutlongtemps du mal à s’intégrer auxcadres idéologiques conceptuels de larecherche. Pourtant, très vite, dans cespays l’armée envahit le champ politiquejusqu’à le phagocyter, comme enAlgérie par exemple.

En Turquie, après Atatürk, l’armée seconfondit avec le kémalisme et avecl’économie nationale. En Égypte, le prixà payer pour les leaders successifs futd’assurer la fidélité de l’armée par unmodèle élargi de prébendes assurant unstatut privilégié du soldat de base augénéral. C’est au moment où Moubarakvoulut passer à un système héréditairede pouvoir que l’armée laissa faire larue, qui le renversa.

Curieusement, ce furent les révolutionsdémocratiques arabes, réussies ou non,qui relancèrent l’intérêt pour les mili-taires en politique. Une étude compara-tive entre la Turquie et l’Égypte est doncparticulièrement utile, et ce travail col-lectif vient à point nommé. D’autantque, dans ces deux pays, la relation

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politico-militaire est à fronts renversés.D’un côté, au Caire, à l’issue de« l’expérience » démocratique Morsi,l’armée a renforcé son emprise sur lepays via la figure du maréchal-présidentAl-Sissi. De l’autre, en Turquie, Erdoganet ses proches ont achevé leur mainmisesur l’armée via la purge qui suivit lecoup d’État manqué (monté ?) del’été 2016.

Cet ouvrage, fruit d’un colloque tenu àPrague en 2017, propose plusieurs lec-tures croisées, à parts égales analysescomparatives ou études spécifiques parpays. Sont ainsi sollicités : Jean Marcou,Aurélien Denizeau, Julien Théron,Richard Yilmaz, Paul Cormier, NicolasMonceau, Clément Steuer, VictorSalama et enfin Stéphane Valter.

Le livre se clôt sur une analyse compa-rative de Michel Bozdémir sur ladouble filiation historique et sociolo-gique des deux armées (toutes deuxavatars de feu l’empire ottoman et, cha-cune à leur manière, « État dansl’État »).

Seul regret, à l’exception de ce dernierchercheur, les auteurs sont avant toutdes spécialistes des pays concernésinterrogeant la question militaire.L’approfondissement des questionsconceptuelles sur le rôle des armées enpolitique (dans la logique des Anglo-Saxons) est peu traité, sauf succincte-ment chez Valter.

Au-delà de cette critique limitée, ils’agit là d’un livre fort utile pour appré-hender deux réalités politico-stratégiques en mouvement.

Jean-François Daguzan

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