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Sommaire

LLLLes AAAAnnonces

LLLLe DDDDossier : L'intérêt de l'enfant Actes du colloque du 22 mars 2016

LES CONTOURS DE LA NOTION DE L’INTERET DE L’ENFANT, par Aurélia FAUTRE-ROBIN L’INTERET DE L’ENFANT ET L’ANTICIPATION FAMILIALE, LE ROLE ET LES CONSEILS DU NOTAIRE POUR PRESERVER L'INTERET DE L'ENFANT LE NOTAIRE EST-IL SUFFISAMMENT ARME POUR MENAGER L'INTERET DE L'ENFANT ET OPTIMISER SON AVENIR FACE A UNE SITUATION DE HANDICAP ?

par Agnès GOUNY-FONTFREYDE et Arthur BOUZAT L’INTERET DE L’ENFANT EN DROIT DE LA FILIATION, par Vincent BONNET L’INTERET DE L’ENFANT DANS LA JUSTICE FAMILIALE, par Jocelyne RUBANTEL INTERET DE LA FAMILLE ET INTERET DE L’ENFANT : CONVERGENCE OU CONFLIT ?, par Sylwia WYSZOGRODZKA L’INTERET DE L’ENFANT A LA LUMIERE DU DROIT EUROPEEN DES DROITS DE L’HOMME, par Arnaud PIROT

TTTTable des matières

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Mentions légales

La Revue (Centre Michel de l'Hospital)

ISSN 2273-872X

éditeur

Centre Michel de l'Hospital CMH EA 4232 Ecole de droit-Université d'Auvergne

41 boulevard F. Mitterrand CS 20054

63002 CLERMONT-FERRAND Cedex 1 [email protected]

directeur de la publication

Jean-Baptiste PERRIER, Professeur de droit privé et de sciences criminelles, Directeur du Centre Michel de l'Hospital CMH EA 4232

réalisation

Audrey VITALIEN-CHARBONNEL, Secrétaire du Centre Michel de l'Hospital

comité de rédaction

Marie-Elisabeth BAUDOIN, Maître de conférences HDR en droit public à l'Université d'Auvergne Anne-Blandine CAIRE, Professeur de droit privé et de sciences criminelles à l'Université d'Auvergne

Frédéric CHARILLON, Professeur de science politique à l'Université d'Auvergne Allison FIORENTINO, Maître de conférences HDR en droit privé et en sciences criminelles à l'Université d'Auvergne

Anne JACQUEMET-GAUCHE, Professeur de droit public à l'Université d'Auvergne Nicolas LAURENT-BONNE, Professeur d’histoire du droit et des institutions à l'Université d'Auvergne

Vincent MAZEAUD, Professeur de droit privé et de sciences criminelles à l'Université d'Auvergne

parution

n° 9, décembre 2016

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LLLLes AAAAnnonces

Dernière publication http://cmh.u-clermont1.fr/content/news/5984

Penser l'ordre juridique médiéval et moderne. Regards croisés sur les méthodes des juristes (I)

Actes du colloque Penser l'ordre juridique médiéval et moderne. Regards croisés sur les méthodes des

juristes (I), 21-22 janvier 2016, Clermont-Ferrand Sous la direction de Nicolas LAURENT-BONNE, Pr d'histoire du droit et des institutions et Xavier

PREVOST, Pr d'histoire du droit et des institutions, archiviste paléographe diplômé de l'École des chartes LGDJ, Coll. Contextes, 2016, 246 p.

A paraître – Souscription http://cmh.u-clermont1.fr/content/news/5944

Etat du droit – Etats des droits. Mélanges en l'honneur du Professeur Dominique Turpin. Textes réunis par Claire Marliac. Editions du Centre Michel de l'Hospital-LGDJ Lextenso, Collection des Mélanges.

Bon de souscription à télécharger : suivre le lien ci-dessus.

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LLLLe DDDDossier

L'intérêt de l'enfant

Actes du colloque du 22 mars 2016

sous la direction de Jean-François RIFFARD, Professeur de droit privé et de sciences criminelles, et avec les étudiants du Master 2 "Droit civil"

Les contours de la notion de l’intérêt de l’enfant Aurélia FAUTRE-ROBIN, Maître de conférences en droit privé et en sciences criminelles Université d'Auvergne L’intérêt de l’enfant et l’anticipation familiale : Le rôle et les conseils du notaire pour préserver l'intérêt de l'enfant Agnès GOUNY-FONTFREYDE, notaire Le notaire est-il suffisamment armé pour ménager l'intérêt de l'enfant et optimiser son avenir face à une situation de handicap ? Arthur BOUZAT, notaire assistant Conseil régional des Notaires d'Auvergne L’intérêt de l’enfant en droit de la filiation Vincent BONNET, Directeur du Master 2 Droit notarial, Université de Bourgogne L’intérêt de l’enfant dans la justice familiale Jocelyne RUBANTEL, Présidente du Tribunal de Grande Instance de Montluçon Intérêt de la famille et intérêt de l’enfant : convergence ou conflit ? Sylwia WYSZOGRODZKA, Maître de conférences en droit privé et en sciences criminelles Université d'Auvergne L’intérêt de l’enfant à la lumière du droit européen des droits de l’homme Arnaud PIROT, doctorant en droit privé, Ecole doctorale 245, Clermont-Ferrand

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LES CONTOURS DE LA NOTION DE L’INTERET DE L’ENFANT

Aurélia FAUTRE-ROBIN, Maître de conférences à l’Université d'Auvergne, CMH EA 4232

e Professeur Lequette a écrit que l’intérêt de l’enfant exprime "l’un des rares consensus de la société occidentale"1. Personne ne serait contre l’intérêt de l’enfant. Mais, le consensus – si rare – ne reposerait-il pas ici sur une incertitude bien commode ? Nul n’est contre la

satisfaction de cet objectif tant qu’il est livré à son seul énoncé, dès lors que chacun est alors en mesure de décider ce qu’il implique au regard de ses propres valeurs. La part d’ombre attachée à l’expression permet son acceptation générale. Cette part d’ombre n’est guère douteuse. A en croire la doctrine et les praticiens, il y aurait là "une boîte où chacun met ce qu’il souhaite trouver"2. Une notion "parfaitement fuyante"3, "un concept flou"4, "insaisissable »5, ou "magique"6 pour reprendre la célèbre expression de Carbonnier. Si tel est le cas, il faut croire, a priori, que la réflexion qui m’a été confiée est sinon impraticable, au moins semée de beaucoup d’embûches. Pourtant, précisément puisqu’il ne m’est pas demandé de définir l’intérêt de l’enfant mais d’en préciser les contours, les craintes initialement suscitées par le choix du sujet – sans disparaître – s’estompent, et il convient de s’en féliciter. En effet, plus la place de l’intérêt de l’enfant est prépondérante en droit de la famille, plus il importe d’identifier au mieux cette notion. Or, l’un des principaux traits caractéristiques du droit contemporain de la famille est d’être pédocentrique7. Centré sur l’enfant, il ne se contente plus d’une prise en compte de l’intérêt de l’enfant, il organise une véritable promotion de cet intérêt. Ainsi, l’intérêt de l’enfant est le dénominateur commun des réformes contemporaines du droit de la famille parce qu’il serait devenu "le critère le plus pertinent pour faire évoluer" 8 cette matière. L’intérêt de l’enfant n’est pas seulement le fil conducteur des réformes, il est aussi l’élément essentiel qui doit guider le juge dans sa décision9. Tandis que par un texte de portée générale il est demandé aux juges aux affaires familiales de veiller "spécialement à la sauvegarde des intérêts des enfants mineurs"10, et aux juges des enfants de se prononcer "en stricte considération de l’intérêt de l’enfant"11, les textes spécifiques, dont ils font respectivement application, ne cessent de leur rappeler cet objectif. La prise en compte de cet intérêt est par exemple spécifiquement rappelée au juge aux affaires familiales concernant : le maintien des relations avec les ascendants12 et avec la fratrie13, le changement de résidence des parents séparés14, l’exercice de

1 Y. Lequette, note sous CA Paris, 18 déc. 1973 et 1er juill. 1974, Journal du droit international, 1975, p. 532. 2 F. Dekeuwer-Défossez, "Réflexion sur les mythes fondateurs du droit contemporain de la famille", RTD civ., 1995, p. 250, spéc. p. 265. 3 M. Gobert, "L’enfant et les adultes (A propos de la loi du 4 juin 1970)", JCP G, 1971, I, 2421. 4 P. Murat, "Droit de la famille", in Chronique sous la direction de J. Rubellin-Devichi, JCP G, 2015, I, 982, spéc. § 7. 5 I. Théry, "La référence à l’intérêt de l’enfant", "Du divorce et des enfants", in O. Bourguignon, J.-L. Rallu, I. Théry, Du divorce et des enfants, Paris, PUF-INDE, 1985, p. 34. 6 J. Carbonnier, note sous. CA Paris, 30 avr. 1959, D., 1960, Juris., p. 673, spéc. p. 675. 7 Terme employé par le Doyen Carbonnier, Droit civil, t. 2, La famille, les incapacités, PUF, coll. Thémis, 8ème éd., 1969, p. 370. 8 Rapport Ass. nat., n° 2832, du 25 janv. 2006, au nom de la mission d’information sur la famille et les droits des enfants, présidé par P. Bloche, p. 5. 9 En ce sens, O. Laouenan, parle de véritable boussole pour les parents et pour les magistrats : "Les conventions sur l’autorité parentale depuis la loi du 4 mars 2002", JCP G, 2003, I, 149, spéc. p. 1301. 10 Art. 373-2-6 al. 1 C. civ. 11 Art. 375-1 C. civ., L. n° 2004-1 du 2 janv. 2004. 12 Art. 371-4 C. civ. 13 Art. 371-5 C. civ. 14 Art. 373-2 al. 3 C. civ.

L

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l’autorité parentale par un seul parent15 ou par un tiers16, l’homologation de conventions portant sur les modalités d’exercice de l’autorité parentale17, l’exercice du droit de visite du parent au domicile duquel l’enfant n’est pas établi18, etc.19. La loi du 14 mars 2016, relative à la protection de l’enfance, entrée en vigueur il y a à peine quelques jours20, ne fait pas exception à ce renvoi permanent à l’intérêt de l’enfant21. Dans ces conditions, toute entreprise visant à éclairer la notion présente un intérêt certain. Immédiatement, il importe de relever la polysémie des deux termes qui composent l’expression d’intérêt de l’enfant. Si le terme d’enfant comme celui d’intérêt possède plusieurs sens prédéterminés, il faut préciser lequel de ces sens est mobilisé par l’expression d’intérêt de l’enfant. Regroupé sous l’expression d’intérêt de l’enfant, l’enfant s’entend le plus souvent comme "l’être humain dans les premières années de sa vie (…)"22, celui qui n’est pas encore adulte, celui qui juridiquement n’a pas atteint l’âge de dix-huit ans23. Moins souvent, l’enfant sera celui qui, sans considération d’âge, s’inscrit dans une généalogie en étant le fils ou la fille de24. De son côté, l’intérêt dont il est question ici n’est assurément ni la "somme qui rémunère un créancier pour l’usage de son argent par un débiteur pendant une période déterminée"25, ni ce qui "captive l’esprit"26, mais "ce qui importe, ce qui convient à quelqu’un"27. L’étude dissociée des termes qui composent la notion n’est évidemment pas suffisante. Il serait tentant il est vrai de soutenir que l’intérêt de l’enfant ne peut tout simplement pas être défini et ce d’autant plus, nous l’avons signalé, que le sujet retenu ne l’impose pas. Pourtant cette définition existe. Il suffit de consulter un lexique des termes juridiques pour le constater. L’intérêt de l’enfant y est défini comme "ce que réclame le bien de l’enfant"28. Sans doute est-il permis d’aller plus en avant. Ne peut-on pas en effet soutenir qu’il est dans l’intérêt de l’enfant, d’être protégé et progressivement préparé à affronter la pleine capacité qu’acquiert chaque individu à sa majorité ? Protection et autonomie29 apparaissant comme étant les deux composantes contemporaines de l’intérêt de l’enfant30.

15 Art. 373-2-1 C. civ. 16 Art. 373-3 al. 2 C. civ. 17 Art. 373-2-7 al. 2 C. civ. 18 Art. 373-2-9 al. 3 C. civ. 19 Concernant le juge des enfants, la prise en compte de cet intérêt est spécifiquement rappelé au juge des enfants concernant : la détermination du lieu (art. 375-7 al. 3 C. civ.) et des modalités (art. 375-7 al. 4 C. civ.) d’accueil de l’enfant faisant l’objet d’une mesure d’assistance éducative. De même s’agissant de la remise provisoire du mineur à un centre d’accueil et d’observation (art. 375-5 : L. n° 2016-297 du 14 mars 2016 JORF, n° 0063 du 15 mars 2016 ; entrée en vigueur le 16 mars 2016). 20 L. n° 2016-297 du 14 mars 2016, préc. 21 V. par exemple l’alinéa 2 de l’article 353 du Code civil dans sa rédaction issue du 14 mars 2016 relative à l’audition de l’enfant en matière d’adoption. 22 Le nouveau Petit Robert, 2009, v. Enfant, p. 868 et s. 23 Art. 388 C. civ. La Convention relative aux droits de l’enfant du 20 nov. 1989 définit l’enfant en retenant une définition similaire puisqu’elle affirme, en son article 1er, qu’ "au sens de la Convention, un enfant s’entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable". La polysémie du mot enfant a conduit la Cour de cassation à confirmer cette dernière définition. Elle a en effet précisé que la Convention de New York, "concerne l’enfant, défini comme l’être humain n’ayant pas atteint l’âge de la majorité" : Cass. civ. 1re, 25 juin 1995 : RTD civ., 1996, p. 873, obs. J. Hauser ; D., 1998, Juris., p. 453, note L. Brunet. 24 Par exemple, l’article 361 du Code civil renvoie, s’agissant de l’adoption simple, à un certain nombre de dispositions applicables en matière d’adoption plénière. Ainsi, l’article 361 déclare notamment applicable à l’adoption simple, l’article 353 en vertu duquel l’adoption n’est prononcée que "si les conditions de la loi sont remplies et si l’adoption est conforme à l’intérêt de l’enfant". Or, en matière d’adoption simple, l’enfant peut être majeur. De même lorsqu’il est question d’accès aux origines personnelles, il est fait référence à l’intérêt de l’enfant de connaître ses origines sans considération d’âge (V. ex. CEDH, 13 fév. 2003, Odièvre c. France : JCP G, 2003, II, 10049, note A. Gouttenoire et F. Sudre ; JCP G, 2003, I, 120, note P Malaurie ; Rev. trim. dr. h., n° 58, 1er avr. 2004, p. 405, note V. Bonnet ; LPA, 3 oct. 2002, n° 198, p. 6, note O. Roy. 25 Le nouveau Petit Robert, 2009, v. Intérêt, p. 1354. 26 Ibid. 27 Ibid. 28 G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, 9ème éd., 2011, v. Intérêt, p. 560. 29 Terme devant être entendu comme le "pouvoir de se déterminer soi-même" : G. Cornu, Vocabulaire juridique, préc.,v. Autonomie, p. 106.

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Pour être parfaitement exact, le propos n’est juste que s’agissant de l’intérêt de l’enfant mineur. L’enfant majeur considéré sous l’angle de sa filiation peut certes avoir encore besoin que ses intérêts soient protégés dans certaines situations, mais il n’a plus à être préparé au passage à la majorité. Rapidement il apparaît que la notion d’intérêt de l’enfant est relativement hermétique aux affirmations d’ordre général, sauf à s’en tenir à des présomptions, à l’image de ce que fait parfois le législateur. Ainsi, le législateur présume-t-il qu’il est dans l’intérêt de l’enfant d’être élevé par ses deux parents31, d’avoir des liens avec ses ascendants32, de ne pas être séparé de sa fratrie33, d’être entendu par le juge lui-même34, etc. L’affirmation n’a cependant une véritable portée générale que lorsqu’il est question de présomption irréfragable, ce qui est relativement rare35. La plupart du temps, les présomptions posées n’ont pas ce caractère, de sorte qu’il est des hypothèses où l’intérêt de l’enfant commande de ne pas être élevé par ses deux parents, de ne pas voir ses ascendants, d’être séparé de ses frère et sœur… Se pose alors la question de la détermination de cet intérêt. Par ailleurs, l’intérêt de l’enfant n’est pas toujours présumé, le texte se contentant de subordonner, totalement ou partiellement, l’application de la règle à ce que réclame l’intérêt de l’enfant, sans préjuger dans un sens ou dans un autre ce qu’implique cet intérêt36. Il n’y a là rien de surprenant. Pareille situation est induite par la nature même de la notion d’intérêt de l’enfant. Précisément, l’objectif de la présente contribution est de mettre en lumière cette nature en donnant à la notion d’intérêt de l’enfant son exacte qualification, pour en tirer les conséquences qui s’imposent au regard des craintes que suscitent parfois une telle notion. Il apparaît en effet que si, livrée à elle-même, la notion d’intérêt de l’enfant est une notion indéterminée (I), elle n’est pas pour autant indéterminable (II).

I. L’INTERET DE L’ENFANT : UNE NOTION INDETERMINEE La notion d’intérêt de l’enfant est une notion indéterminée, non seulement parce que, à juste titre, la majorité de la doctrine y voit une notion dite à contenu variable (A), mais aussi parce que certains vont plus loin en affirmant, de façon sans doute plus discutable, l’appartenance de la notion d’intérêt de l’enfant à la sous-catégorie la plus indéterminée des notions à contenu variable que constitue les notions dites floues (B).

30 Sur cette question, A. Fautré-Robin, Le juge et l’évolution contemporaine du droit de la famille, Thèse, Dijon, 2012, spéc. § 24, p. 53 et § 58 et s., p. 85 et s. 31 Art. 372 et s. C. civ. 32 Art. 371-4 C. civ. 33 Art. 371-5 C. civ. 34 Art. 388-1 al. 1 C. civ. Ce n’est que lorsque son intérêt le commande qu’une personne désignée par le juge peut se substituer au juge dans cette tâche. 35 On songe à l’obligation qui est faite au juge d’auditionner l’enfant discernant qui le demande. Le juge ne saurait arguer de l’intérêt de l’enfant pour exclure sa demande. L’intérêt de ce dernier à être entendu est irréfragablement présumé dès lors qu’il est discernant : Art. 388-1 C. civ., L. n° 2007-293 du 5 mars 2007. 36 Art. 373-2-9 C. civ. (modalités d’exercice du droit de visite : espace de rencontre) ; Art. 373-2 al. 3 C. civ. (changement de résidence par les parents séparés) ; Art. 264 al. 2 (maintien du nom d’usage des époux après divorce dans l’intérêt du demandeur ou des enfants) ; Art. 353 C. civ. (conformité de l’adoption plénière à l’intérêt de l’enfant) ; Art. 361 (conformité de l’adoption simple à l’intérêt de l’enfant), etc…

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A. La qualification de notion à contenu variable L’individualisation du droit de la famille, ce droit de la famille sur mesure, à la carte, célèbre par l’expression "à chacun sa famille, à chacun son droit"37 passe, notamment, par une libéralisation de la norme, entendue comme son aptitude à s’ouvrir au changement et à la diversité par un effort de rationalisation du langage. C’est pour servir cet objectif de libéralisation de la norme que sont mobilisées les notions à contenu variable et partant la notion d’intérêt de l’enfant. Reste toutefois à démontrer que la notion d’intérêt de l’enfant présente bien toutes les caractéristiques nécessaires pour être coiffée de ce qualificatif, ce qui implique préalablement de définir les notions à contenu variable. A minima, les notions à contenu variable peuvent être définies comme des notions présentant un certain degré d’indétermination, délibérément exploité, en vue de permettre l’adaptabilité de la norme qui la contient38. Ce faisant, trois critères étroitement liés et unanimes mis en avant par la doctrine39, constituent l’essence des notions à contenu variable, ou dites seulement indéterminées selon le critère qu’il s’agit de valoriser : le degré d’indétermination, l’intention, législative ou jurisprudentielle, et la recherche d’adaptabilité. Le degré d’indétermination est vraisemblablement le critère le plus difficile à identifier dans la mesure où il ne peut pas faire l’objet d’une évaluation objective. La difficulté ne doit cependant pas être exagérée. Si l’indétermination est une caractéristique propre au langage, y compris juridique, personne ne conteste que toutes les expressions linguistiques ne présentent pas le même degré d’indétermination. Ce dernier peut varier de façon très nette d’une notion à une autre40, et sur l’échelle de variabilité s’opposent ainsi des notions relativement précises et des notions fortement indéterminées. C’est à cette dernière extrémité que se situent les notions à contenu variable. Au demeurant certains indicateurs existent. "En fait, l’indétermination d’une expression linguistique dépend avant tout de la nature de l’appréciation que le récepteur doit réaliser pour la comprendre"41. Plus cette appréciation est de l’ordre de l’observable, du constatable, plus la notion est précise. En revanche, plus l’appréciation relève de l’évaluation, de l’estimation, plus la notion est indéterminée. L’important degré d’indétermination de la notion d’intérêt de l’enfant, et donc la satisfaction de ce premier critère de qualification, n’appellent pas de longues observations. Les développements introductifs ont mis en évidence la résistance que la notion offre à l’analyse, conduisant la plupart des auteurs à constater l’impossible définition de la notion. A l’évidence, si le juge observe plus qu’il n’estime la minorité d’un enfant, il estime plus qu’il n’observe l’intérêt de l’enfant.

37 J. Carbonnier, Essais sur les lois, éd. Defrénois, 1979, p. 167. 38 A. Fautré-Robin, Le juge et l’évolution contemporaine du droit de la famille, préc., spéc. § 568, p. 552 et s. 39 En dépit de la réticence de celle-ci à poser clairement une définition. 40 Dans ce sens notamment, A.-J. Arnaud (sous la dir. de), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, LGDJ, 1993, p. 297 ("l’indétermination est une caractéristique du langage (…)") ; F. Haid, Les "notions indéterminées" dans la loi. Essai sur l’indétermination des notions légales en droit civil et pénal, Thèse Aix-en-Provence, 2005, spéc., § 3, p. 17 ; C. Thibierge, "Le droit souple. Réflexion sur les textures du droit", RTD civ., 2003, p. 599, spéc. p. 611. 41 F. Haid, Les "notions indéterminées" dans la loi. Essai sur l’indétermination des notions légales en droit civil et pénal, préc., spéc. § 20, p. 40.

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Le degré d’indétermination de la notion d’intérêt de l’enfant, aussi élevé soit-il, ne saurait à lui seul permettre de qualifier la notion de notion à contenu variable. Encore faut-il être en présence d’une notion dont l’indétermination est volontairement exploitée. Cette caractéristique42 conduit à voir dans le recours aux notions à contenu variable une véritable "technique législative"43, la traduction d’ "un choix de politique législative"44. En réalité, dans la mesure où une notion à contenu variable peut être contenue dans un texte international – et tout spécialement la notion d’intérêt de l’enfant45 – ou même être d’origine exclusivement jurisprudentielle46 –, il est plus juste de dire que la notion à contenu variable est une notion dont l’indétermination est délibérément exploitée par celui qui y recourt. Cette intention n’est pas toujours aisée à cerner. Les débats parlementaires pourraient se révéler à cet égard particulièrement utiles mais il faut bien reconnaître que rares sont les cas où le législateur déclare expressément recourir à telle ou telle notion en raison de son degré d’indétermination et la notion d’intérêt de l’enfant ne fait pas exception. Le plus souvent, le législateur se contente de mettre l’accent sur le besoin d’adaptabilité du droit qui constitue le dernier critère de définition unanimement reconnu47. Les notions à contenu variable "se présentent comme des outils d’adaptation des normes juridiques"48. Elles offrent à la norme qui la contient une double capacité d’adaptation. Non seulement la règle peut s’adapter au changement temporel, mais elle peut encore s’adapter à la diversité des cas particuliers. Or assurément, ce que commande l’intérêt de l’enfant aujourd’hui n’est pas ce qu’il commandait hier – en atteste la vision dite moderne de l’intérêt de l’enfant faisant coexister la protection historiquement requise par cet intérêt et l’objectif plus contemporain d’autonomisation de l’enfant49. Surtout, ce que requiert l’intérêt d’un enfant n’est pas nécessairement ce que requiert l’intérêt d’un autre. Autrement dit, l’objectif escompté est que, par le recours à la notion d’intérêt de l’enfant, la norme qui s’y réfère soit en mesure d’anticiper des évolutions tout aussi certaines qu’imprévisibles, et d’absorber une diversité autrement insaisissable. Dire que la notion d’intérêt de l’enfant est une notion à contenu variable revient à considérer que la notion d’intérêt de l’enfant n’a pas plusieurs sens possibles. Contrairement aux polysémies, la notion à contenu variable n’a pas une pluralité de sens déterminé à l’avance. Elle a "un sens unique qui se décline au gré des applications que l’on en fait"50.

42 Relevée par de nombreux auteurs, notamment, J. Carbonnier, "Les notions à contenu variable dans le droit français de la famille", in J. Carbonnier 1908-2003, Écrits, textes rassemblés par R. Verdier, PUF, 2008, p. 649, spéc. p. 650 ; V. Fortier, "La fonction normative des notions floues", RRJ, 1991-3, p. 755, spéc. § 4 et 5, p. 758 ; C. Pomart, La magistrature familiale vers une consécration légale du nouveau visage de l’office du juge de la famille, Thèse Lille II, L’Harmattan, coll. Logique juridique, 2003, spéc. § 31, p. 49 ; R. Théry, "L’intérêt de la famille", JCP G, 1972, I, 2485, spéc., § 3 ; M. Henry, "L’intérêt de la famille réduit à l’intérêt des époux", D., 1979, Chron., p. 179, spéc. § 1, p. 179 ; J.-L. Bergel, "Avant-propos (au congrès de l’Association Internationale de Méthodologie Juridique)", RRJ, 1988-4, p. 805, spéc. p. 807. 43 J. Carbonnier, "Les notions à contenu variable dans le droit français de la famille", préc., spéc. p. 650. Également, S. Frémeaux, "Les notions indéterminées du droit de la famille", RRJ, 1998-3, p. 865, spéc. § 3, p. 867. 44 C. Pomart, La magistrature familiale vers une consécration légale du nouveau visage de l’office du juge de la famille, préc., spéc. § 127, p. 114. 45 Spécialement la Convention internationale des droits de l’enfant, dite convention de New York, du 20 nov. 1989 qui prévoit par exemple en son article 3-1, que toutes les décisions prises concernant l’enfant doivent l’être en considération de "l’intérêt supérieur" de ce dernier. 46 A l’image du motif légitime susceptible de faire échec à l’expertise biologique de droit en matière de filiation : Cass. civ. 1re, 28 mars 2000 : Bull. civ., I, n° 103, p. 69 ; Dr. fam., juin 2000, Comm., n° 72, p. 13, note P. Murat ; RTD civ., 2000, p. 304, obs. J. Hauser ; Defrénois, 2000, art. 37194, note J. Massip. 47 Notamment, P. Courbe, Droit de la famille, Armand Colin, coll. U, 4ème éd., 2005, spéc. § 23, p. 13 ; G. Cornu, Droit civil, Introduction, Les personnes, préc., spéc. § 178, p. 78 ; J. Carbonnier, "Les notions à contenu variable dans le droit français de la famille", préc., spéc. p. 657 et s. 48 C. Pomart, La magistrature familiale vers une consécration légale du nouveau visage de l’office du juge de la famille, préc., spéc. § 111, p. 103. 49 Sur l’essor de cet objectif dans le droit contemporain de la famille : A. Fautré-Robin, Le juge et l’évolution contemporaine du droit de la famille, préc., spéc. § 59 et s., p. 86 et s. 50 C. Pomart, La magistrature familiale vers une consécration légale du nouveau visage de l’office du juge de la famille, préc., spéc. § 36, p. 56. Bien entendu la polysémie des termes qui compose la notion d’intérêt de l’enfant ne saurait être étendue à l’expression elle-même.

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Ceci étant dit, est-il possible de préciser davantage la qualification en rattachant la notion d’intérêt de l’enfant à une des différentes sous-catégories de notion à contenu variable ?

B. La qualification de notion floue Dès lors qu’il convient de prendre la mesure de l’indétermination de la notion d’intérêt de l’enfant, le traditionnel découpage entre les notions standards et les autres notions à contenu variable est riche d’enseignement. Quand bien même la notion de standard a fait l’objet de très nombreuses définitions51, il semble aujourd’hui qu’un consens se soit formé autour de la définition proposée par le Professeur Rials52. Selon lui, "le standard est une technique de formulation de la règle de droit qui a pour effet une certaine indétermination a priori de celle-ci"53 et qui "vise à permettre la mesure de comportements et de situations en terme de normalité" 54 . Par cette double référence à l’indétermination et à la normalité, cette définition appuie l’idée selon laquelle le standard est une notion à contenu variable, mais que toutes les notions à contenu variable ne sont pas des standards. Les notions susceptibles de revêtir cette dernière qualification doivent procéder par un important renvoi à la normalité, entendue non seulement comme ce qui est55 , mais aussi comme ce qui est communément admis comme devant être56. Même avec une perception particulièrement large de la normalité, il est difficile de voir dans la notion d’intérêt de l’enfant un standard. La référence à la normalité ne semble que secondaire lorsqu’il s’agit de prendre en compte l’intérêt de l’enfant ou plus généralement l’intérêt d’une personne ou d’une institution57. Soutenir que la notion d’intérêt de l’enfant n’est pas un standard est loin d’être dépourvu d’intérêt. Pareille exclusion implique que la normalité ne s’offre pas – pas suffisamment – comme point de repère aux récepteurs de la notion, ce qui accroît la part d’indétermination de la notion d’intérêt de l’enfant58. S’il est possible de classer les notions à contenu variable en deux catégories, certains auteurs proposent d’aller plus loin encore en distinguant trois catégories suivant une échelle d’indétermination59.

51 V. F. Haid, Les "notions indéterminées" dans la loi. Essai sur l’indétermination des notions légales en droit civil et pénal, préc., spéc. § 74 et s. p. 122 et s. L’auteur rappelle les définitions originelles du standard et leurs évolutions. 52 Parmi les nombreux auteurs, P. Orianne, "Les standards et les pouvoirs du juge", RRJ, 1988-4, p. 1037, spéc. p. 1038 ; D. Pinard, "Le droit et le fait dans l’application des standards et la clause limitative de la charte canadienne des droits et libertés", RRJ, 1988-4, p. 1069 ; P. Trudel, "La programmation de haute qualité : repères sur le rôle des standards dans la réglementation canadienne de l’audiovisuel", RRJ, 1988-4, p. 989. 53 S. Rials, Le juge administratif français et la technique du standard (essai sur le traitement juridictionnel de l’idée de normalité), LGDJ, coll. Bibliothèque de droit public, 1980, spéc. p. 47. 54 S. Rials, Le juge administratif français et la technique du standard (essai sur le traitement juridictionnel de l’idée de normalité), préc., spéc. p. 120. 55 C’est ce que M. le Professeur Rials appelle le "sens descriptif" de la normalité : S. Rials, Le juge administratif français et la technique du standard (essai sur le traitement juridictionnel de l’idée de normalité), préc., spéc. p. 75 et s. 56 C’est ce que M. le Professeur Rials appelle cette fois le "sens dogmatique" de la normalité : S. Rials, Le juge administratif français et la technique du standard (essai sur le traitement juridictionnel de l’idée de normalité), préc., spéc. p. 75 et s. 57 F. Haid, Les "notions indéterminées" dans la loi. Essai sur l’indétermination des notions légales en droit civil et pénal, préc., spéc. § 80, p. 130. 58 Parce que le standard conduit à "une comparaison entre l’objet auquel on entend l’appliquer et un autre, idéal, pris pour modèle" identifiable par tous, l’indétermination de la notion s’en trouve réduite : P. Orianne, "Les standards et les pouvoirs du juge", préc., spéc. p. 1038-1039. 59 C. Pomart, La magistrature familiale vers une consécration légale du nouveau visage de l’office du juge de la famille, préc., spéc. § 40 et s., p. 58 et s.

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Ainsi, il y aurait les standards60, constituant les notions à contenu variable présentant le moins d’indétermination, leur malléabilité étant réduite par renvoi à un comportement type justifiant une appréciation in abstracto. A l’étage supérieur se situeraient les notions cadres, moyennement indéterminées. L’indétermination de ces notions, et par ricochet leur flexibilité, est jugée plus importante en raison de l’absence de référence à un modèle, conduisant le récepteur à procéder à une appréciation in concreto qui élargit considérablement les possibilités d’application de la notion. Toutefois, l’indétermination de ces notions61 serait canalisée par les précisions annexes apportées par le législateur qui, le plus souvent, ne se contenterait donc pas d’une simple référence à la notion. Enfin, au dernier étage, les notions floues qui se résumeraient à la notion d’intérêt, intérêt de la famille, de l’un des conjoints ou encore de l’enfant. Les notions floues – auxquelles appartiendrait donc la notion d’intérêt de l’enfant – sont considérées comme très indéterminées puisque non seulement ces notions portent le poids de l’indétermination qui découle d’une appréciation in concreto62, mais en outre, aucun effort de précision de la notion ne serait fait63 par le législateur notamment. Aussi séduisante que soit cette classification, celle-ci paraît devoir être contestée64. Le cloisonnement des notions ne semble pas pouvoir se faire de manière aussi hermétique. Pour illustration, le discernement de l’enfant s’apprécie bien in concreto et le législateur ne précise pas cette notion. Faut-il en conclure que la notion de discernement est une notion floue et non une notion cadre alors que l’auteur de cette classification déclare que les notions floues se limitent à la notion d’intérêt65 ? Par conséquent, plutôt que de chercher à enfermer les notions à contenu variable dans des compartiments, il est possible d’attribuer à chacune d’entre elles des caractéristiques qui tantôt rassembleront des notions tantôt les opposeront. L’exercice suffit à renseigner sur le degré d’indétermination des notions et sur la façon dont le récepteur doit procéder. Les critères de classification précédemment utilisés peuvent utilement être repris : renvoi à la normalité, effort de définition ou de précision et procédé d’appréciation. Ainsi est-il permis d’observer, au regard de ces critères, que la notion d’intérêt de l’enfant présente une indétermination, et partant une capacité d’adaptation, particulièrement élevée. Rarement précisée66, elle n’offre pas la normalité comme point de repère et s’apprécie in concreto, pour multiplier à l’infini les hypothèses d’application. Il en résulte que s’il est discutable de qualifier la notion d’intérêt de l’enfant de notion floue, le constat selon lequel la notion d’intérêt de l’enfant est une des notions à contenu variable les plus indéterminées qui soient, paraît pleinement justifié. Cela est d’autant plus vrai que la notion d’intérêt de l’enfant peut conduire le

60 Tels que l’ordre public, les bonnes mœurs ou encore le bon père de famille. 61 Telles que la possession d’état. 62 Se distinguant sur ce point des standards. 63 Se distinguant sur ce point des notions cadres. 64 Il y a assez peu d’illustrations de cette intervention législative encadrante propre à caractériser les notions cadres en dehors de la notion de possession d’état (art. 311-1 C. civ.), qui présente la particularité d’être une notion purement juridique, les exemples sont assez peu nombreux. Par ailleurs il n’est pas toujours aisé d’identifier ces précisions législatives. Par exemple, dans l’article 220-1, faut-il voir dans la notion de mise en péril des intérêts de la famille une précision apportée à la notion de gravité, tel que peut le laisser croire la présence de l’adverbe "ainsi", ou une condition autonome, tel que le suggère la conjonction de coordination "et" ? Sur ce débat, v. J.-L. Piotraut, "La notion de gravité dans le Code civil", Gaz. Pal., 17-19 sept. 2000, Doctr., p. 1612, spéc. § 18, p. 1618. 65 C. Pomart, La magistrature familiale vers une consécration légale du nouveau visage de l’office du juge de la famille, préc., spéc. § 43, p. 60. De même, où ranger la notion d’"état actuel des connaissances" de l’article 375 alinéa 4 du Code civil ? Cette notion choisie par le législateur pour permettre au texte qui la contient d’évoluer au gré des progrès réalisés en la matière s’apprécie in abstracto, l’état actuel des connaissances doit être perçu de la même manière pour tous. Cela suffit-il à y voir un standard ? 66 La précision pouvant être considérée comme caractérisée lorsque l’intérêt de l’enfant fait l’objet de présomption simple.

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récepteur de la notion à se projeter dans l’avenir. Quoi de plus difficile que de présager l’avenir d’autrui67 ? En recourant à la notion d’intérêt de l’enfant, il s’agit de préparer la norme qui la contient à appréhender l’imprévu. La démarche ne fait donc que poser les jalons de l’individualisation recherchée. Aussi, destinée à passer au filtre de l’appréciation de son récepteur, la notion indéterminée n’en est pas moins déterminable.

II. L’INTERET DE L’ENFANT : UNE NOTION DETERMINABLE Déconnectée du fait, la notion d’intérêt de l’enfant reste immobile. Il appartient alors à l’auteur judiciaire de la détermination de l’intérêt de l’enfant – en premier lieu le juge – de donner de la consistance à la notion. Toutefois, entre difficulté et crainte d’un paternalisme judiciaire, l’œuvre de détermination confiée au juge est sujette à quelques appréhensions (A). Et ce sont d’autres inquiétudes que suscite l’aide qu’il lui est alors apportée pour l’accomplissement de cette tâche (B).

A. La détermination de l’intérêt de l’enfant par le juge :

entre difficulté et crainte d’un paternalisme judiciaire Tenu de statuer, partiellement ou totalement, ou même de concilier les intéressés, en fonction de ce que requiert l’intérêt de l’enfant, le juge a la charge de déterminer ce que commande cet intérêt au gré des situations qui se présentent à lui. C’est alors son pouvoir d’appréciation, tourné vers les faits qu’il s’agit d’appréhender68, et non l’opération d’interprétation portant sur le droit dont il est question de discerner le véritable sens69, qui est mobilisé. Or, individualiser l’application de la règle de droit en demandant au juge d’apprécier l’intérêt de l’enfant revient à lui offrir une liberté à la hauteur des difficultés auxquelles il doit faire face. Très souvent, en effet, lorsqu’il s’agit de rendre opérationnel la notion d’intérêt de l’enfant, ou plus généralement les notions à contenu variable, par le pouvoir d’appréciation du juge, il est question d’"intuition"70, d’"improvisation"71 ou encore de "représentation abstraite"72. Ces formulations ont le mérite de mettre l’accent sur le caractère particulièrement subjectif de l’appréciation. Cette subjectivité tient au degré d’indétermination des notions à contenu variable. Chacun des récepteurs aborde ces notions avec les connaissances et l’expérience qui lui sont propres. Ce faisant, la notion d’intérêt de l’enfant peut être déclinée en autant de versions qu’il existe de personnes susceptibles de les apprécier, tout autant d’ailleurs qu’il y a de personnes au regard desquelles ces notions sont appréciées. Il faut ainsi observer un rapport de proportionnalité entre le degré d’indétermination de la notion, la subjectivité de l’appréciation qui en est faite et la liberté de celui qui y procède.

67 Le Doyen Carbonnier y voyait à juste titre "une difficulté extrême" : J. Carbonnier, "Les notions à contenu variable dans le droit français de la famille", préc., p. 654. Difficulté que souligne également, A. Atiback, "L’intérêt de l’enfant dans les procédures d’assistance éducative", Dr. fam., avr. 2006, Études, n° 18, p. 4, spéc. § 3, p. 4 ; M. Donnier, "L’intérêt de l’enfant", D., 1959, Chron., p. 179, spéc. p. 181. 68 G. Cornu, Vocabulaire juridique, préc. V. Appréciation, p. 76. 69 G. Cornu, Vocabulaire juridique, préc. V. Interprétation, p. 565. 70 J. Carbonnier, "Les notions à contenu variable dans le droit français de la famille", préc., spéc. p. 653. 71 F. Terré, D. Fenouillet, Droit civil. Les personnes. La famille. Les incapacités, Dalloz, coll. Précis Dalloz. Droit privé, 7ème éd., 2005, spéc. § 324, p. 298. 72 S. Frémeaux, "Les notions indéterminées du droit de la famille", préc., spéc. § 10, p. 872.

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Avec des notions telles que la notion d’intérêt de l’enfant, la liberté du juge semble atteindre son paroxysme au point que les craintes d’un paternalisme juridique73 ou d’un arbitraire74 dans tout ce que ce terme peut avoir de péjoratif75, se manifestent avec acuité. Les craintes sont d’autant plus importantes que la notion d’intérêt de l’enfant conditionne à elle seule, ou dans des proportions importantes, l’application de plus en plus de textes76. En outre, l’activité de contrôle de la Cour de cassation, de nature à rassurer, est relativement réduite en présence de notions à contenu variable. Suivant la technique de lecture des arrêts de la Cour de cassation qui a pu être développée par certains auteurs 77, il est permis d’observer une mise en retrait de la Cour de cassation qui se traduit aussi bien par une absence de contrôle de l’appréciation que par le caractère exceptionnel du contrôle de la qualification juridique des faits78. S’il n’est pas nouveau de présenter le risque d’arbitraire qui s’attache à la liberté que les notions à contenu variable confèrent au juge, il est en revanche bien moins fréquent de mettre l’accent sur la complexité face à laquelle cette même liberté place le juge. La démonstration n’en est pourtant pas moins importante. Il est tout aussi regrettable que le juge dépasse le cadre de sa mission en tombant dans le paternalisme ou l’arbitraire, qu’il ne parvienne pas à l’accomplir en raison de sa complexité. Il faut reconnaître que ce que le législateur attend du juge l’expose à des difficultés considérables. Quel facteur prendre en compte pour donner de la consistance à la notion ? Surtout, quelle importance accorder à chacun de ces éléments ? Dans quelle mesure les considérations de temps ou d’argent, d’âge ou plus largement de maturité, de sentiment..., doivent-elles jouer ? Même l’exercice de motivation des décisions fondées sur l’intérêt de l’enfant peut se révéler particulièrement difficile. D’un côté, il faut fournir suffisamment de justifications, ce que ne saurait satisfaire une motivation exagérément lapidaire79. La liberté du juge implique, au contraire, de détailler pour rassurer. Mais, de l’autre, la recherche d’acceptabilité de la décision commande plutôt de ne pas exposer avec trop de précisions les carences et les échecs éventuels du milieu familial80. Ce travail d’équilibriste achève une mission d’ensemble dont l’exercice mobilise avec une intensité particulière toutes les qualités et le talent du juge de la famille. Dans ces conditions, l’aide qu’il est en mesure de recevoir pour accomplir sa tâche est une question déterminante.

73 V. J. Rubellin-Devichi, "Le principe de l’intérêt de l’enfant dans la loi et la jurisprudence française", JCP G, 1994, I, 3729, spéc. § 7, p. 90. 74 J. Hauser, "Décadence et grandeur du droit civil français des personnes et de la famille à la fin du XXème siècle", in Droit des personnes et de la famille, Mélanges D. Huet-Weiller, LGDJ, Presses universitaires de Strasbourg, 1994, p. 235, spéc. p. 241. 75 L’arbitraire n’est pas seulement ce "qui dépend de la seule volonté", il renvoie aussi notamment à l’idée de bons plaisirs et de caprices : Le nouveau Petit Robert, 2009, v. Arbitraire, p. 129. Sur le sens péjoratif, également, G. Cornu, Vocabulaire juridique, préc. p. 78. 76 Dans ce sens notamment, art. 371-4 C. civ. dans sa rédaction issue de la loi n° 2002-305 du 4 mars 2002 relative à l’autorité parentale (qui convertit le droit des grands-parents en un droit pour l’enfant) modifié par la loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 sur la protection de l’enfant (qui substitue à la notion de motif grave pouvant faire échec à l’exercice de ses relations, la notion d’intérêt de l’enfant). 77 M.-N. Jobard-Bachellier et X. Bachellier, La technique de cassation. Pouvoirs et arrêt en matière civile, Paris, Dalloz, coll. Méthode du droit, 5ème éd., 2003, spéc. p. 82 et s. 78 Sur cette question, concernant spécifiquement la notion d’intérêt de l’enfant, A. Fautré-Robin, Le juge et l’évolution contemporaine du droit de la famille, préc., spéc. § 617 et s., p. 599 et s. 79 Si la motivation ne peut pas être absente (CEDH, 19 fév. 1998, Higgins c. France : RTD civ., 1998, p. 156, obs. J.-P. Marguénaud) elle ne peut pas non plus être trop laconique (CEDH, 29 mai 1997, Georgiadis c. Grèce : RGDP, 1998, p. 239, obs. J.-F. Flauss). 80 Dans le même sens, S. Frémeaux, "Les notions indéterminées du droit de la famille", préc., spéc. § 16, p. 876.

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B. Les aides à la détermination de l’intérêt de l’enfant par le juge :

entre ressource offerte à la réflexion et captation du pouvoir décisionnel La notion d’intérêt de l’enfant est un puissant vecteur de collaboration. Les parents, ou plus généralement l’entourage de l’enfant, l’enfant lui-même, l’expert et l’enquêteur social, sont autant de personnes susceptibles d’aider le juge dans sa mission de détermination de l’intérêt de l’enfant. Particulièrement concernés par l’intérêt de leur enfant, les parents sont censés être en mesure d’éclairer le juge sur ce que cet intérêt commande. Ils peuvent, comme d’autres membres de la famille, aider à identifier les difficultés et les besoins de l’enfant. En outre, ils peuvent aider à évaluer le discernement de l’enfant qui, sous couvert de remplir cette condition, pourra directement concourir à la détermination de son propre intérêt. En effet, "la détermination de l’intérêt de l’enfant ne peut être recherchée, la plupart du temps, sans la participation de l’intéressé"81. L’affirmation paraît non seulement exacte d’un point de vue matériel, mais elle l’est également d’un point de vue juridique depuis la réforme du 5 mars 200782 imposant l’audition de l’enfant discernant qui demande à être entendu83. Néanmoins, tout aussi enrichissante que puisse être la rencontre du juge et de l’enfant, cet exercice place le juge dans une situation dont personne ne peut raisonnablement contester la complexité84. Entendre l’enfant, ce n’est pas entendre n’importe qui. Entendre l’enfant, c’est être en mesure d’appréhender un discours parfois peu structuré et toujours influençable. C’est pourquoi le juge doit être en mesure de relativiser le discours de l’enfant tout en ne succombant pas à la tentation de retirer tout crédit à ses propos. Il lui faut encore être capable d’interpréter les non-dits85 tout en trouvant le moyen de mettre l’enfant en confiance afin que sa parole se libère. La tâche est d’autant plus périlleuse que l’enfant n’a semble-t-il pas toujours une perception très positive du juge. Les rares études réalisées en la matière montrent que, notamment chez les enfants de neuf-dix ans. "Le juge est globalement perçu comme une autorité intransigeante"86, "un personnage tout puissant"87, dont "le rôle pénal et répressif est largement mis en avant"88. Enfin, il faut prendre garde à ce que l’enfant ne se substitue pas au juge. S’il est vrai que certains magistrats s’inquiètent du fait que l’enfant devienne, trop souvent, "le décideur"89 au lieu et place du juge, en matière de détermination de l’intérêt de l’enfant, c’est essentiellement l’allégeance faite au discours de l’expert et de l’enquêteur social qui suscite le plus de craintes.

81 Ph. Bonfils et A. Gouttenoire, Droit des mineurs, Dalloz, coll. Précis, 1re éd., 2008, spéc. § 83, p. 46. Dans ce sens, Mme Azogui-Chokron, vice-présidente du tribunal de grande instance de Paris déclare qu’ "il est toujours très intéressant pour un juge d’entendre les enfants, […]. Ce n’est pas toujours facile à organiser mais, lorsque nous pouvons le faire, cela nous aide" : Table ronde du 23 nov. 2005, rapport de l’assemblée nationale, n° 2832, du 25 janv. 2006, au nom de la mission d’information sur la famille et les droits des enfants, présidé par P. Bloche, p. 66. 82 L. n° 2007-293 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection de l’enfance : JO, 6 mars 2007, p. 4215 ; loi modifiant l’article 388-1 du Code civil. 83 Cette forme de collaboration imposée n’est pas née avec la réforme de 2007. En matière d’assistance éducative, le juge des enfants était déjà tenu, et reste tenu, d’entendre "le père, la mère, le tuteur, la personne ou le représentant du service à qui l’enfant a été confié et le mineur capable de discernement" (art. 1182 CPC). La collaboration imposée de l’enfant est donc généralisée. 84 Difficulté que les juges reconnaissent volontiers, v. C. Perrin, "L’expertise judiciaire en droit de la famille", in Dossier Preuve en droit de la famille (2e partie), AJ fam., janv. 2008, p. 29, spéc. p. 30. 85 C. Perrin, "L’expertise judiciaire en droit de la famille ", préc., spéc. p. 30. 86 J.-L. Viaux, "Aspects psychologiques de la confrontation de l’enfant à la justice", Dr. fam., juill.-août 2006, Colloque, n° 30, p. 9, spéc. § 6, p. 9. 87 Ibid. 88 Ibid. 89 M. Juston, "Le juge aux affaires familiales et l’évolution de la famille. Nouvelles lois, nouvelles pratiques ?", Gaz. Pal., 4-5 avr. 2008, Doctr., p. 717.

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Apportant au juge des connaissances techniques ou humaines, le rapport de l’expert et de l’enquêteur constitue une ressource offerte à la réflexion du juge en charge de déterminer l’intérêt de l’enfant. Mais entre la simple ressource mise à la disposition du juge et la captation du pouvoir décisionnel, le curseur est difficile à placer. Les recours à l’expertise pour déterminer l’intérêt de l’enfant90, notamment l’expertise psychologique, serait de plus en plus fréquente91. L’essor pris par la notion d’intérêt de l’enfant en droit de la famille n’est pas sans rapport avec ce recours accru aux expertises qui, comme partout ailleurs, permet au juge de couvrir sa décision d’un voile de scientificité92 en vue d’en faciliter l’approbation. A ceci s’ajoutent les incitations faites au juge. En effet, certains rapports officiels93, mais aussi les débats parlementaires94 attestent d’une volonté forte de mobilisation de l’expert s’agissant de prendre la mesure de l’intérêt de l’enfant, spécialement en matière de fixation de la résidence. On comprend alors que l’expert est un allié de choix dans l’œuvre de détermination de l’intérêt de l’enfant. Néanmoins usant d’un savoir porteur de vérité – même si cette vérité est concernant l’intérêt de l’enfant nécessairement relative – l’expert comble un défaut de savoir du juge, faisant redouter que le siège de la décision finale ne se déplace du juge vers l’expert. Pareille crainte se retrouve, pour des raisons différentes, en matière d’enquête sociale, elle aussi particulièrement fréquente dès lors qu’il convient de déterminer l’intérêt de l’enfant. Il faut d’abord se souvenir que si ordonner une enquête c’est bien ordonner une mesure d’instruction95, l’enquêteur social n’est pas pour autant un expert96. Par conséquent il s’agit bien d’un collaborateur à part entière dans l’exercice de détermination de l’intérêt de l’enfant. Comme l’expert, l’enquêteur livre au juge diverses informations. Surtout, il jouit d’un pouvoir tout à fait particulier en étant autorisé à proposer au juge la solution qu’il estime la plus adaptée97. Fondé sur les diverses constatations opérées, le conseil directement prodigué tire sa force non plus d’un défaut de savoir-faire du juge mais d’un défaut de pouvoir faire de ce dernier98. Le travail réalisé par l’enquêteur social, qui consiste à "recueillir des renseignements sur la situation de la famille et les conditions dans lesquelles vivent et sont élevés les enfants"99, pourrait tout à fait être mené par le juge en personne. La meilleure preuve de cette aptitude du juge réside dans le fait que ces enquêtes soient parfois confiées à d’anciens magistrats. La seule véritable raison pour laquelle le juge n’y procède pas lui-même, c’est qu’il n’en a pas matériellement le temps. Ajouté à ce défaut de pouvoir faire, la situation de confort que représente pour le juge la

90 Qu’il soit question de statuer sur la résidence de l’enfant (par exemple, Cass. civ. 1re, 16 avr. 2008 : il y est fait état des "différents rapports d’expertise" et notamment du rapport d’expertise psychologique) : inédit, n° 07-13232), de décider des relations de ce dernier avec ses grands-parents (Par exemple, Cass. civ. 1re, 14 janv. 2009 (il y est fait état d’une "expertise médico-psychologique") : inédit, n° 08-11035) ou encore de prononcer une adoption (Par exemple, Cass. civ. 1re, 4 déc. 1990 (il y est fait état de "plusieurs avis médicaux" et notamment du rapport d’un psychologue quant au rejet d’une demande d’adoption plénière) : inédit, n° 89-18683). 91 Ce phénomène d’accroissement n’est pas nouveau : v. M. King et C. Kratz, "La notion d’intérêt de l’enfant en droit : vecteur de coopération ou interférence ?", Droit et société, 22-1992, p. 607, spéc. p. 625. 92 M. King et C. Kratz, "La notion d’intérêt de l’enfant en droit : vecteur de coopération ou interférence ?", préc., spéc. p. 609. 93 Par exemple, la mission d’information sur la famille et les droits de l’enfant dans son rapport du 25 janv. 2006 qui invite le juge à prendre l’avis d’un psychologue pour estimer la conformité du choix de la résidence alternée à l’intérêt de l’enfant : Rapport Ass. nat. n° 2832 du 25 janv. 2006, au nom de la mission d’information sur la famille et les droits des enfants, présidé par P. Bloche, p. 225. 94 Par exemple, Débats parlementaires, JO, Ass. nat., 1re séance du jeudi 14 juin 2001, p. 4249 (C. Robin-Rodrigo) : souhait qu’intervienne, notamment en cas de grave conflit, un pédopsychiatre capable d’évaluer l’impact chez les jeunes enfants de la résidence à retenir. 95 L’enquête sociale est ainsi rangée dans le Code de procédure civile parmi les mesures d’instruction. La définition des mesures d’instruction renvoie d’ailleurs bien aux enquêtes : v. Mesure (d’instruction), G. Cornu, Vocabulaire juridique, préc., spéc., p. 652. 96 L’agencement des textes l’illustre d’ailleurs parfaitement. Le Code de procédure civile consacre à l’enquête une section distincte de celle relative à l’expertise et le Code civil mentionne toujours distinctement l’enquête et l’expertise (V. par exemple art. 373-2-11 C. civ.). 97 Art. 1072 CPC. 98 Dans le même sens, T. Garé, "L’enquête sociale dans la désunion des parents. Aspects juridiques", RTD civ., 1987, p. 692, spéc. § 7, p. 696. 99 Art. 373-2-12 al. 1 C. civ.

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réception de solutions préconstituées et "la part belle"100 faite à l’enquêteur social, apparaît évidente. Reste qu’il est possible de se demander si "proposer au juge des solutions n’est (…) pas déjà exercer le pouvoir juridictionnel en lieu et place du magistrat"101. L’enquêteur social qui propose une solution commandée par l’intérêt de l’enfant ne serait-t-il pas l’auteur véritable de la détermination de cet intérêt ?

100 V. Egéa, La fonction de juger à l’épreuve du droit contemporain de la famille, Thèse Aix-Marseille, Defrénois, coll. de Thèses, 2010, spéc. § 12, p. 17. 101 T. Garé, "L’enquête sociale dans la désunion des parents. Aspects juridiques", préc., spéc. § 37, p. 712.

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L’INTERET DE L’ENFANT ET L’ANTICIPATION FAMILIALE (1)

LE ROLE ET LES CONSEILS DU NOTAIRE POUR PRESERVER L'INTERET DE L'ENFANT

Agnès GOUNY-FONTFREYDE, Notaire aux Martres-de-Veyre

ans le cadre de sa famille légitime. Dans le cadre de la famille recomposée.

I. PRESERVER L'INTERET DE L'ENFANT DANS SA FAMILLE LEGITIME

(PERE ET MERE COMMUNS)

Trois points seront abordés succinctement : Comment préserver l'intérêt de l'enfant ? - lors d'un changement de régime matrimonial (ou modification) - en cas de divorce ou de séparation de ses père et mère - en cas de décès d'un parent ou des deux

A. Lors d'un changement de régime matrimonial (ou toute modification) Le 1er alinéa de l'article 1397 du Code civil dispose : "Après deux années d'application du régime matrimonial, les époux peuvent convenir, dans l'intérêt de

la famille, de le modifier, ou même d'en changer entièrement, par un acte notarié." Le législateur a bien précisé que tout changement de régime matrimonial se fait dans l'intérêt de la famille. La famille au sens juridique du terme est composée des parents et des enfants ; aussi, antérieurement à la loi du 1er janvier 2007, tout changement de régime matrimonial devait être homologué judiciairement, que les parents aient des enfants majeurs ou des enfants mineurs. Compte tenu de l'impact que peut avoir un changement ou une modification du régime matrimonial tant à l'égard des parents entre eux qu'à l'égard de leur progéniture, le notaire joue un rôle prépondérant dans l'élaboration des nouvelles dispositions qui doivent prendre en compte l'intérêt des époux, mais également l'intérêt des enfants. La loi du 1er janvier 2007 a instauré deux procédures distinctes :

Si les époux ont des enfants majeurs :

Après signature chez le notaire de l'acte authentique, une lettre d'information doit être adressée en recommandé avec avis de réception aux enfants majeurs, qui ont un délai de trois mois pour faire opposition éventuellement à la décision de leurs parents. En cas d'opposition, les époux ont toujours la faculté de demander que les nouvelles dispositions de leur régime matrimonial soient homologuées judiciairement.

D

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Il est donc impératif que le notaire informe bien les époux des conséquences du changement de régime envisagé et propose un rendez-vous commun avec les enfants pour une meilleure compréhension.

Si les époux ont des enfants mineurs :

L'intérêt de l'enfant mineur est préservé par une homologation judiciaire de l'acte authentique contenant les nouvelles dispositions du régime matrimonial envisagé par les parents. Je ne rentrerai pas dans les détails de l'homologation judiciaire, car ce sujet est plus du ressort des avocats ou des juges. Mais je dois préciser qu'en vingt-cinq ans de carrière, voire plus, je n'ai jamais eu aucun refus d'homologation pour un changement de régime matrimonial, que ce soit d'une communauté en séparation de biens ou l'adoption d'une communauté universelle avec attribution au survivant des époux ou avec stipulation d'une clause de préciput. Il ne fait aucun doute que les notaires conseillent bien leurs clients... et que les changements sont donc envisagés tant dans l'intérêt des époux que dans l'intérêt des enfants. Bien souvent ces changements sont opérés également pour la préservation du patrimoine et pour permettre en conséquence une mutation des biens du vivant des père et mère au profit de leurs enfants. On voit là un intérêt patrimonial par le biais d'une donation ou donation-partage.

B. En cas de divorce ou de séparation du couple, comment préserver l'intérêt de

l'enfant ? Le notaire intervient le plus souvent pour la liquidation des biens, mais pas seulement. Il est fréquent d'envisager avec les futurs "ex-époux" le devenir de leurs enfants mineurs voire majeurs (combien d'enfants majeurs vivent encore au domicile de leurs parents, soit qu'ils sont étudiants ou que leurs faibles ressources ne leur permettent pas d'envisager une location, ou encore il peut y avoir des "Tanguy" et ceux-là aussi, il faut savoir les protéger, ce sont souvent de "grands sensibles"). En étant plus sérieuse, on peut affirmer que la séparation des parents ne se fait jamais sans dégâts

collatéraux quel que soit l'âge des enfants.

Mais nous allons envisager plus spécialement la sauvegarde de l'intérêt de l'enfant mineur en cas de séparation de ses père et mère. Le plus critique s'avère être la garde des enfants mineurs : avantages et inconvénients de la garde alternée – garde confiée à la mère ou au père en raison de leur disponibilité, de leur emploi du temps, de la distance, etc.... Cette décision crée souvent des différends dans le couple et en cas de mésentente, cela reste du ressort du juge qui pourra se prononcer après présentation par l'avocat de critères objectifs pour le choix d'une solution ou d'une autre, et ce dans l'intérêt de l'enfant. Mais très souvent, le rôle du notaire est prépondérant, notamment pour les couples non mariés pour lesquels un jugement n'est pas nécessaire (pour cause, il n'y a pas divorce puisqu'ils ne sont pas mariés), mais une convention amiable rédigée par acte authentique concernant tous les effets de la séparation (tant à l'égard de la garde des enfants mineurs que la liquidation des biens indivis) qui s'avère nécessaire afin de fixer définitivement les accords des parties et notamment établir à l'égard des enfants mineurs toutes les conventions nécessaires à leur bien-être : garde alternée, vacances scolaires chez le père, chez la mère, pension alimentaire, etc.

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Tout cela devant être établi avec la plus grande vigilance sur les conseils du notaire ou de l'avocat.

C. Comment préserver l'intérêt de l'enfant en cas de décès d'un parent

ou des deux parents ? L'administration légale pure et simple et l'administration sous contrôle judiciaire ont été supprimées par l'ordonnance du 15 octobre 2015. La gestion des biens du mineur est désormais soumise au seul régime de l'administration légale. La loi distingue : les actes d'administration et les actes de disposition dans le but de préserver l'intérêt de l'enfant.

- Les actes d'administration relèvent de la gestion courante du patrimoine du mineur. Il s'agit des actes qui permettent l'exploitation ou la mise en valeur des biens. Les actes d'administration ne font courir aucun risque anormal au patrimoine en question et ne modifient pas sa nature. L'un ou l'autre des parents ou les deux parents peuvent effectuer des actes d'administration sans avoir à solliciter l'autorisation du juge des tutelles.

- Les actes de disposition sont des actes importants qui engagent le patrimoine du mineur, qui modifient sa nature ou qui l'exposent à un risque anormal. Depuis le 1er janvier 2016, les deux parents peuvent effectuer ensemble des actes de disposition sur le patrimoine du mineur. L'autorisation du juge des tutelles est toutefois nécessaire : - en cas de désaccord entre les parents - pour un certain nombre d'actes de disposition spécifiés par la loi. Afin de préserver l'intérêt de l'enfant mineur, l'autorisation du juge des tutelles reste obligatoire pour la souscription d'un emprunt au nom du mineur, la vente ou l'apport en société d'un immeuble ou d'un fonds de commerce, la renonciation à un droit ou à une succession, etc ; et même avec l'autorisation du juge des tutelles, les parents ne peuvent pas effectuer certains actes de disposition, qui sont donc strictement interdits par la loi. Parmi ces actes, citons : l'exercice d'une activité professionnelle au nom du mineur ou encore l'aliénation gratuite de biens ou de droits appartenant au mineur. Lorsque les titulaires de l'autorité parentale, que sont les parents, ne peuvent plus l'exercer, une tutelle est ouverte pour les enfants mineurs. Le juge constitue un conseil de famille qui nomme un tuteur et un subrogé tuteur. Un enfant mineur est placé sous le régime de la tutelle : - si ses deux parents sont décédés - ou s'ils font l'objet tous les deux d'un retrait de l'autorité parentale - ou si l'enfant n'a ni père ni mère Le juge constitue un conseil de famille composé de quatre membres, choisis en fonction de l'intérêt de l'enfant, en veillant à ce que les deux branches paternelles et maternelles soient représentées. Le conseil de famille est chargé de régler les conditions générales de l'entretien et de l'éducation du mineur eu égard à la volonté que les père et mère ont pu exprimer.

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Il est à préciser que le tuteur peut avoir été désigné par le dernier des parents vivants, par testament ou déclaration devant notaire. Le rôle du notaire est primordial : connaissant la famille souvent sur plusieurs générations, il sera à même d'apporter tous les conseils nécessaires dans le choix du tuteur. Il pourra de même conseiller aux parents de nommer un tuteur aux biens et un tuteur à la personne, dans l'intérêt de l'enfant, pour veiller à son éducation. Je n'en dirai pas plus à ce sujet qui sera traité plus longuement par Arthur Bouzat dans le cadre du mandat de protection futur pour autrui.

II. SAUVEGARDE DE L'INTERET DE L'ENFANT DANS LA FAMILLE RECOMPOSEE Quel peut être le rôle du notaire pour sauvegarder les intérêts de l'enfant dans la famille recomposée ? Quelles peuvent être les solutions envisagées pour protéger éventuellement ses propres enfants à l'égard de son deuxième conjoint ou à l'égard des enfants de ce dernier ? Il sera toujours tenu compte des spécificités de chaque couple, de chaque famille et des intérêts familiaux et patrimoniaux. Une solution valable pour certains ne le sera pas pour d'autres. En conséquence, l'étude de la famille et de son patrimoine est des plus importantes avant de proposer telle ou telle solution. Aussi, j'ai fait le choix de vous parler de l'adoption de l'enfant du conjoint en prenant un exemple concret, parce que c'est une solution fiscale intéressante mais qui ne présente pas que des avantages ; elle est à conseiller avec parcimonie. De plus en plus, les couples ayant des enfants, souvent mineurs, se séparent, trouvent un autre conjoint et fondent une nouvelle famille. Les familles recomposées sont de plus en plus fréquentes et après quelques années de vie commune, ils s'interrogent sur le devenir de leur conjoint et de leurs enfants. Prenons le cas de Monsieur Pierre Dupont, marié en premières noces avec Madame Yvette Durand ; ils ont deux enfants communs, âgés de deux et trois ans. Le couple divorce. Dans le jugement de divorce, est prévue une garde alternée pour les enfants mineurs. Monsieur Pierre Dupont trouve une nouvelle compagne, Mademoiselle Marie Martin, qui elle-même a un enfant mineur d'une précédente union. Les années passent, le couple vit heureux dans une maison appartenant personnellement à Monsieur Dupont. Les trois enfants s'entendent très bien. Mais le décès d'un proche les fait s'interroger sur leur situation, et ils consultent leur notaire : Que se passerait-il en cas de décès de l'un ou de l'autre? Quel serait le devenir des enfants qui sont encore mineurs ? Si Madame survit à Monsieur, pourrait-elle rester dans la maison avec les enfants ? etc. Nombreuses sont les questions qu'ils se posent. En effet, leur situation n'est pas simple :

Si Madame décède en 1er : son enfant sera bien entendu sous l'administration légale de son père et pourra se voir séparer de sa deuxième famille et notamment de ses "frère et sœur" (qu'il considère comme tels) et avec lesquels il a partagé tous ses jeux et occupations depuis plus de dix ans.

Si Monsieur décède en 1er : la situation serait encore plus critique. Madame n'est pas héritière

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comme n'étant pas mariée, la maison appartient à Monsieur et dépend donc de sa succession. Son ex-épouse, la mère des deux enfants mineurs, est en droit de demander la vente de la maison pour le compte de ses enfants mineurs comme étant héritiers directs de leur père décédé (et ce, avec l'autorisation du juge des tutelles). Quels pourraient être les conseils donnés par leur notaire pour préserver avant tout l'intérêt des enfants mineurs ? Plusieurs solutions pourraient être proposées : - mariage de Monsieur Dupont et Mademoiselle Marie Martin - signature d'une donation entre époux permettant au conjoint survivant (à Madame Marie Martin, si elle survit à Monsieur) de bénéficier de la jouissance des biens et notamment lui permettre de demeurer dans la résidence principale avec les enfants - et éventuellement envisager l'adoption de leurs enfants respectifs, afin qu'ils héritent par parts égales et bénéficient des mêmes avantages fiscaux. Si cette solution est retenue par Monsieur Dupont et Mademoiselle Martin, il faut bien prendre en compte tous les paramètres. On comprend aisément que leur succession respective sera donc dévolue aux trois enfants par égalité. Il s'agit là d'une adoption simple qui crée un nouveau lien de filiation et de parenté entre l’adoptant et l’adopté. Mais, contrairement à l’adoption plénière, elle ne rompt aucun lien entre l’adopté et sa famille d'origine. Tous les liens subsistent avec la famille biologique. L'adopté simple a vocation à hériter dans ses deux familles. D’une part, il conserve ses droits successoraux dans sa famille d’origine. D’autre part, il bénéficie des mêmes droits que les enfants biologiques de l’adoptant.

L'adoption simple est possible quel que soit l'âge de l'adopté ; il peut être majeur. Néanmoins, s’il a plus de treize ans, son consentement est nécessaire. Le nom de l’adoptant s’ajoute en principe au nom de l’adopté. Il peut même le remplacer. Cependant, l'adopté peut dans l'acte notarié contenant consentement à adoption demander au Tribunal à conserver son nom patronymique (ce que l'on voit souvent pour les "Messieurs adoptés" qui préfèrent conserver leur nom, les dames portant le plus souvent le nom du mari). Le consentement à adoption est établi par acte authentique à la requête de l'adoptant. L'adopté mineur âgé de moins de treize ans ne peut consentir à son adoption, le consentement est donné par son représentant légal. L'enfant adopté a les mêmes droits et les mêmes devoirs à l'égard de l'adoptant qu'à l'égard de son auteur biologique. Il en va de même pour l'adoptant. L'enfant adopté sera héritier au même titre que les enfants légitimes et pourra bénéficier des mêmes avantages fiscaux. Dans l'hypothèse où Monsieur Dupont et Mademoiselle Marie Martin ne souhaiteraient pas convoler, la situation serait plus délicate.

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Ils pourraient toujours envisager un testament pour préserver tant les droits du conjoint non marié que les droits des enfants, mais la finalité sur le plan civil et fiscal ne serait pas optimale même s'ils pensent à signer un PACS. Par contre, si Monsieur Dupont et Mademoiselle Martin sont mariés et signent une donation entre époux, l'enfant de Monsieur Dupont peut se trouver également désavantagé car la succession de son père pourrait être dévolue à son épouse survivante pour un/quart en pleine propriété et trois/quarts en usufruit. Il est souvent légitime d'avantager le conjoint survivant pour de multiples raisons : biens communs ou indivis acquis grâce aux économies du couple provenant de leur travail, ou travaux importants financés par les deux dans la maison appartenant personnellement à Monsieur ou à Madame. Cependant préserver les droits du conjoint ou ceux des enfants peut s'avérer parfois délicat, mais rien n'est immuable et une décision prise à un moment donné peut s'avérer ne plus correspondre à sa situation familiale des années plus tard. C'est pourquoi il ne faut pas hésiter à consulter un "homme de loi" ou une "femme de loi" qui saura apporter les bons conseils au bon moment.

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L’INTERET DE L’ENFANT ET L’ANTICIPATION FAMILIALE (2)

LE NOTAIRE EST-IL SUFFISAMMENT ARME POUR MENAGER L'INTERET DE L'ENFANT ET

OPTIMISER SON AVENIR FACE A UNE SITUATION DE HANDICAP ?

Arthur BOUZAT, Notaire assistant

orsque l'on aborde le thème de l'intérêt de l'enfant, plusieurs notions viennent quasiment instantanément à l'esprit du praticien : la prévoyance, la protection, ou encore la transmission du patrimoine pour assurer une meilleure autonomie à l'enfant tout au long de sa vie.

Néanmoins, il est des cas particuliers où tous ces objectifs prennent un nouveau sens, un sens accru. Tel est le cas par exemple de l'enfant face à sa situation de handicap. Face aux difficultés rencontrées par leurs enfants handicapés tout au long de leur vie, de nombreux parents peuvent ressentir une crainte, voire une certaine angoisse en lien avec l'avenir de leurs enfants, et notamment sur ce qu'il leur adviendrait s'ils n'étaient plus en capacité de prendre soin d'eux. Ce réflexe est d'autant plus compréhensible au regard de certains chiffres. Selon un sondage IFOP réalisé fin 2006 pour l'Association des paralysés de France, plus d'une personne handicapée sur deux vivrait avec moins de mille euros par mois. La situation ne semble pas en voie d'amélioration lorsque l'on s’aperçoit qu'en 2015, soit dix ans après le vote de la loi pour "l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées", beaucoup d'efforts restent à fournir afin d'intégrer ces jeunes, que ce soit à l'école ou dans le monde du travail et de l'entreprise. Nous noterons en effet que de nombreux obstacles sont fréquemment invoqués et ressentis comme de réelles injustices, comme le manque d'offres d'emplois ouvertes aux personnes handicapées, de dispositifs d'accompagnement ou encore de volonté de certaines entreprises en matière d'intégration. Certaines aides sont néanmoins proposées aux familles : on pense notamment aux allocations, aides à hospitalisation ou encore au placement en établissement. Au rang des premières se trouve l'allocation aux adultes handicapés (AAH) créée par la loi du 31 juillet 1971, reprise et améliorée en 1975 et 2005. Celle-ci garantit un revenu minimum à toute personne handicapée qui n'est pas en mesure de bénéficier d'un avantage au moins équivalent à cette allocation. Puis vient la "prestation de compensation" pour répondre aux différents besoins de la personne handicapée (aide humaine ou aide technique). Viennent pour terminer les aides à hospitalisation ou au placement en établissement, qui contrairement aux précédentes peuvent faire l'objet d'une récupération possible contre la succession du bénéficiaire quand les héritiers ne sont ni le conjoint survivant, ni les enfants, ni les parents, ni la personne qui a assumé la charge effective et constante du bénéficiaire. Cependant, si ces aides sont nécessaires, elles sont généralement insuffisantes.

L

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Face à ce constat alarmant souvent couplé de drames humains, le professionnel du droit aura très souvent un rôle primordial de conseil à jouer, afin de trouver des solutions pour préparer au mieux ces familles soucieuses de l'avenir de leurs enfants. Se pose alors la question suivante : sommes-nous suffisamment armés pour ménager l'intérêt de l'enfant et préparer son avenir face à une situation de handicap ? Seront abordés successivement deux points : le premier relatif à la possibilité de nommer par anticipation une ou de plusieurs personnes à l'effet de s'occuper effectivement de l'enfant handicapé et de son patrimoine lors du décès de ses parents (I), puis le second, qui aura pour objectif de transmettre le patrimoine des parents sans perturber le fonctionnement des aides, et sans soumettre les différents biens à une fiscalité rédhibitoire. Nous verrons à ce sujet que des outils classiques du notariat peuvent être optimisés, et que des instruments financiers externes et efficaces commencent à voir le jour (II).

I. LA MISE EN PLACE DE DIFFERENTS MANDATS COMME PALLIATIF A CERTAINS

INCONVENIENTS DE LA DESIGNATION D'UN TUTEUR PAR VOIE TESTAMENTAIRE

A. Les incertitudes face à la désignation d'un ou plusieurs tuteurs par voie

testamentaire L'une des premières préoccupations des parents du mineur en situation de handicap est souvent de savoir qui va "prendre le relais" et s'occuper de lui dans l'hypothèse de leur pré-décès. Dans ce cas et lorsqu'aucune disposition particulière n'a été prévue par les parents, s'ouvre ce que l'on appelle la tutelle "dative" : le conseil de famille est alors convoqué (soit d'office à l'initiative du juge des tutelles, soit de façon provoquée par les parents, alliés ou le Ministère Public). Une fois réuni, le conseil de famille désigne un tuteur. Dans le cadre de cette désignation, le conseil de famille jouit d'une liberté quasi totale, pouvant même aller jusqu'à désigner une personne étrangère à la famille alors que certains de ses membres auraient pu prétendre à cette charge. Une limite peut néanmoins contraindre le conseil dans son choix, puisque des incompatibilités ont été listées par le législateur au sein de l'article 395 du Code civil. Cette très grande liberté offerte au conseil de famille peut devenir une source d'inquiétude pour les parents. La question est donc de savoir si ces derniers peuvent désigner par avance le tuteur de leur enfants, si d'aventure une mesure de tutelle devait s'ouvrir. La réponse se trouve aux termes de l'article 403 du Code civil, lequel dispose que le droit individuel de choisir un tuteur, qu'il soit ou non parent du mineur, n'appartient qu'au dernier vivant des père et mère s'il a conservé, au jour de son décès, l'exercice de l'autorité parentale. Ledit article précise dans son deuxième alinéa que cette désignation ne peut être faite que dans la forme d'un testament ou d'une déclaration spéciale devant notaire. Il en résulte que la désignation d'un tuteur au sein d'un écrit qui ne respecte pas les conditions de validité d'un testament (manuscrit, daté et signé) est nulle et ne sera pas appliquée. Le notaire jouera ici pleinement son rôle, puisqu'il est très généralement le dépositaire des testaments de ses clients, et qu'il en assure la conservation, ainsi que le cas échéant la notification au fichier central des dispositions de dernières volontés. Attention cependant, si les parents préfèrent la forme d'une déclaration spéciale devant notaire, il conviendra dans l'acte de se limiter à la désignation du tuteur.

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La question de la désignation du tuteur par anticipation pour le mineur peut également se poser pour un incapable majeur. La Cour de cassation a eu l'occasion de se prononcer sur cette question au cours d'une période où le Code civil en son ancien article 397 ne prévoyait aucune tutelle testamentaire des majeurs. Cette absence n'a pourtant pas empêché la Cour de valider la désignation par disposition testamentaire d'une tutrice par le père d'un incapable majeur102. La réponse est aujourd'hui apportée par l'article 448 du Code civil lequel dispose que les parents ou le dernier vivant des père et mère ne faisant pas l'objet d'une mesure de curatelle ou de tutelle, qui assument la charge matérielle et affective de leur enfant majeur, peuvent désigner une ou plusieurs personnes chargées d'exercer les fonctions de curateur ou de tuteur, à compter du jour où eux-mêmes décéderont ou ne pourront plus continuer à prendre soin de l'intéressé. Là encore, il conviendra de passer par le testament ou la déclaration spéciale devant notaire, étant donné que cette désignation devra être réalisée en respectant les dispositions de l'article 1255 du Code de procédure civile. Selon la situation particulière de chaque famille et notamment de la consistance du patrimoine à administrer, il sera parfois opportun de prévoir non pas la désignation d'un tuteur unique, comme le veut le principe selon lequel la tutelle est normalement assurée par un seul tuteur, mais la division de cette charge entre plusieurs tuteurs pour exercer en commun la mesure de protection. Notons qu'il est admis que cette possibilité prévue aux termes de l'article 405 du Code civil concernant la tutelle dative est applicable à la tutelle testamentaire. Plus concrètement, il s'agit le plus couramment de la distinction entre un tuteur aux biens et un tuteur à la personne. Les différents tuteurs désignés seront ainsi indépendants les uns des autres, mais devront s'informer mutuellement des décisions qu'ils prennent (article 405 alinéa 3 du Code civil). Si, en théorie, cette solution présente certains avantages (notamment celui de laisser à une personne qualifiée le soin de veiller aux intérêts patrimoniaux de l'enfant mineur ou majeur protégé), elle n'est pas dénuée d'inconvénients : bien que les tuteurs soient indépendant entre eux, il arrive parfois que cette indépendance ne soit que théorique, comme le démontre une jurisprudence fournie en la matière, puisque bien souvent le tuteur à la personne demandera une autonomie financière pour parvenir à sa mission, et que le tuteur aux biens ne sera pas réellement maître du budget, devant répondre aux exigences pratiques du tuteur à la personne. La désignation du tuteur par voie testamentaire peut donc être une solution intéressante pour des parents soucieux de l'avenir de leur enfant. Néanmoins, on s’aperçoit que cette solution n'est pas dénuée d'inconvénients : qu'en est-il par exemple de la désignation testamentaire de tuteurs différents par des parents dont l'ordre des décès ne peut pas être établi ? Pour sortir de situation parfois compliquées, voire inextricables, le législateur a mis en place d'autres solutions, au rang desquelles se trouve notamment le mandat de protection future pour autrui.

B. La construction conventionnelle d'un régime de protection sur-mesure Bien souvent, la conclusion d'un mandat de protection future pour autrui permettra de protéger les intérêts à la fois personnels et patrimoniaux de l'enfant handicapé. Néanmoins, il conviendra dans certaines situations d'envisager de le compléter avec un autre mandat, le mandat à effet posthume.

102 Cass. 1re civ., 31 mars 1992 : Bull. Civ. 1992, I, n° 99.

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Le mandat de protection future est une innovation de la loi du 5 mars 2007103. Sa définition n'ayant pas été donnée par le législateur, celui-ci peut se résumer pour Maître Philippe Potentier, docteur en droit et notaire, comme "un mandat de représentation d'une personne physique, lorsque celle-ci, hors d'état de manifester sa volonté, ne peut plus pourvoir seule à ses intérêts, dans les actes de la vie civile, personnelle et patrimoniale". Toute la question est de savoir s'il existe une possibilité de conclure un mandat de protection future, non pas pour soi-même, mais pour son enfant handicapé, qu'il soit mineur ou majeur. La réponse est clairement oui : en effet, l'article 477 alinéa 3 du Code civil dispose que "les parents ou le dernier vivant des père et mère, ne faisant pas l'objet d'une mesure de curatelle ou de tutelle ou d'une habilitation familiale, qui exercent l'autorité parentale sur leur enfant mineur ou assument la charge matérielle et affective de leur enfant majeur peuvent, pour le cas où cet enfant ne pourrait plus pourvoir seul à ses intérêts pour l'une des causes prévues à l'article 425, désigner un ou plusieurs mandataires chargés de le représenter. Cette désignation prend effet à compter du jour où le mandant décède ou ne peut plus prendre soin de l'intéressé". La protection envisagée par le législateur est d'abord patrimoniale : nous passerons sur la différence de pouvoirs conférés au mandataire, selon que l'acte sera authentique ou sous seing privé, puisque par définition le mandat de protection future pour autrui ne peut être passé que par acte notarié (article 477 alinéa 4 du Code civil). En pareil cas, et sauf stipulation contraire, le mandataire pourra effectuer les actes patrimoniaux que le tuteur a le pouvoir d'accomplir seul ou avec une autorisation (actes conservatoires, d'administrations ou de dispositions). Cependant, le mandataire ne pourra jamais accomplir seul certains actes, tels que les actes de disposition à titre gratuit, où l'autorisation du juge des tutelles sera requise. Contrairement à la désignation testamentaire d'un tuteur, il est question ici de convenir d'une protection "cousue main", organisant la protection d'une manière beaucoup plus globale et complète. L'idée principale du mandat de protection future notarié est qu'il est l'objet d'une très grande liberté rédactionnelle. Le notaire conseillera utilement son client sur la position du curseur à adopter en fonction de la protection qu'il veut apporter au bénéficiaire du mandat. Face à une situation de handicap, une solution pourrait être de confier au mandataire les pouvoirs les plus étendus, en prévoyant l'intervention du juge pour les actes les plus importants, tels que ceux relatifs au logement du bénéficiaire du mandat de protection. Nous n'avons pour le moment évoqué que la partie patrimoniale de la protection proposée par le mandat de protection future. Or, face au handicap, on ne peut limiter la protection accordée à l'enfant à la gestion de son patrimoine. Il sera essentiel de prévoir d'étendre les pouvoirs du mandataire à la protection de sa personne. Il sera également utile de prévoir des clauses spécifiques inhérentes à la situation de handicap du bénéficiaire, telles que réclamer le versement de la prestation de compensation, consentir au projet de prise en charge favorisant le développement de l'enfant placé en établissement médico-social ou encore organiser un contact périodique entre l'enfant et les services sociaux.

103 Loi n° 2007-308 du 5 mars 2007.

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Précisons que, là encore, il pourra être prévu un mandataire unique ou au contraire plusieurs mandataires, aux pouvoirs que l'on pourra aménager et sectoriser à volonté. Contrairement à la désignation testamentaire d'un tuteur, il est question ici de convenir d'une protection cousue main, organisant la protection d'une manière beaucoup plus globale et complète. Le rédacteur disposera d'une très grande liberté dans l'établissement de son acte. Il conviendra cependant d'être prudent et de ne pas en abuser sous peine d'imprécisions et de difficultés d'application. En pareil cas, le juge pourrait alors être tenté d'écarter la convention au profit d'une mesure de protection légale. Dans certaines situations, il pourra être utile de doubler le mandat de protection future avec un mandat à effet posthume. Prenons un exemple plus concret, tiré du sujet qui avait été proposé lors de la 2e édition du prix Jean-Louis Magnan de 2014 : Monsieur A, chef d'entreprise, est divorcé de Madame B. De cette union est issu un fils unique C, lourdement handicapé. Monsieur A n'a pour seule famille que son fils C, et son frère D. Dans cette situation, il est indispensable de conclure un mandat de protection future au profit de C. Ce mandat devra être conclu pour le cas du pré-décès de Monsieur A et Madame B, ou pour le cas où ces derniers ne seraient plus en mesure de veiller sur lui. Seulement, au vu du patrimoine important et particulier de Monsieur A, on peut se demander si ce mandat de protection, nécessaire, sera bien suffisant. En cas de pré-décès de Monsieur A, son fils C viendra recueillir seul sa succession, qui comprendra alors non seulement le patrimoine privé de Monsieur A, mais aussi son patrimoine professionnel, c'est-à dire-l'entreprise. Au vu de l'activité professionnelle de Monsieur A et de la présence d'une ex-épouse et mère de son enfant, la conclusion d'un mandat à effet posthume pourra se révéler très utile, en prévoyant par exemple que son frère, Monsieur D, soit désigné comme mandataire pour gérer le patrimoine privé, c'est-à-dire l'intégralité du patrimoine sauf l'entreprise, alors que cette dernière sera administrée pour le compte de l'enfant C par une personne qualifiée, telle qu'un salarié de l'entreprise qui sera rémunéré pour ce service (par exemple sur la base d'un pourcentage du chiffre d'affaires réalisé sous sa coupe). La protection de la personne de l'enfant handicapé et de son patrimoine étant assurée, il convient maintenant d'étudier les différentes possibilités pour lui permettre de disposer de ressources nécessaires sa vie durant.

II. LES PRECAUTIONS A METTRE EN ŒUVRE POUR TRANSMETTRE SON PATRIMOINE

A UN ENFANT HANDICAPE DANS DES CONDITIONS OPTIMALES L'objectif va être de transmettre des ressources et du patrimoine à l'enfant handicapé, d'une part sans offrir de biens à une éventuelle action en récupération de certaines aides sociales et sans soumettre les héritiers à une fiscalité rédhibitoire en cas de pré-décès de l'enfant handicapé (A), et d'autre part sans perturber le fonctionnement des aides dont celui-ci pourra éventuellement bénéficier sous diverses conditions (B). On peut en effet souligner que la quasi-totalité des aides proposées sont attribuées en fonction des ressources de leur bénéficiaire (comme l'aide sociale à domicile, l'accueil temporaire en établissement d'hébergement, l'allocation compensatrice tierce personne, la prestation de compensation du handicap et l'allocation adulte handicapé) et que certaines d'entre elles, comme l'aide sociale à domicile ou

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l'accueil temporaire en établissement d'hébergement, sont récupérables sur la succession, sauf si les héritiers sont le conjoint, les enfants, les parents ou la personne qui a assumé effectivement et constamment la charge de la personne handicapée.

A. Une optimisation de la transmission par le recours aux outils classiques

du notariat Au vu du temps qui nous est imparti, nous ne pourrons pas aborder tous les outils de transmission auxquels nous pourrions avoir recours. Nous ne reviendrons pas notamment sur les avantages de la donation-partage, devenue courante, qui sera le plus souvent couplée avec les propositions qui vont suivre. Il convient de rappeler que les différentes solutions que nous allons aborder doivent être adaptées au cas par cas, notamment au vu du patrimoine, de la composition de la famille et du type de handicap rencontré (celui-ci laissera-t-il la possibilité d'avoir des descendants, va-t-il altérer l'espérance de vie de l'enfant ?).

Première proposition : la transmission en usufruit

La transmission en usufruit permet aux parents de l'enfant vulnérable de lui conférer la jouissance d'un bien immobilier (de son logement, par exemple) ou encore de lui conférer des revenus viagers en cas de transmission de biens frugifères. La nue-propriété de ces mêmes biens pouvant alors être attribuée à ses frère et sœur, cette technique permettra d'éviter une fiscalité rédhibitoire au décès de l'enfant à protéger. Deux limites existent cependant : - si cette solution permet de ne soumettre le patrimoine à aucune récupération, elle peut moduler les allocations, car les revenus perçus seront pris en compte dans le calcul des différentes aides ; - la seconde limite, elle, n'est pas d'ordre économique, mais d'ordre juridique : attention au respect de la réserve héréditaire, puisque celle-ci doit être servie en pleine propriété. N'attribuer des biens qu'en usufruit à l'enfant vulnérable peut donc se révéler imprudent. Précisons que des outils de gestion de patrimoine peuvent venir corriger partiellement cette limite, notamment en créant une société civile à laquelle on apportera l'usufruit d'un bien et en transmettant les parts de ladite société à l'enfant handicapé. Attention, cependant, à bien prendre en compte l’âge et l’espérance de vie de l’enfant vulnérable car l’apport de l'usufruit ne pourra être fait que pour une durée maximale de trente ans.

Deuxième proposition : la donation avec charges

Les parents peuvent envisager de transmettre différents biens à charge pour les donataires d'assurer l'avenir d'une personne déterminée, en l'occurrence l'enfant vulnérable dans le cas qui nous occupe. Le conseil du rédacteur d'acte sera ici encore primordial, puisqu'il conviendra d'attirer l'attention des parties sur l'évolution de la personne à protéger, au vu de son handicap et de son âge. L'acte devra donc être rédigé avec précision en évitant des stipulations trop générales. Deux types de charges peuvent être imposés : les charges en nature (obligation de soins) et le versement d'une rente.

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Il convient d'être très prudent en ce qui concerne les charges en nature, puisque comme nous l'avons dit, la situation de la personne à protéger peut évoluer, mais celle du donataire également. C'est pour cela qu'il peut être utile de prévoir que la charge en nature se transformera en rente viagère, si le débiteur de la charge est dans l'impossibilité matérielle de l'exécuter. En ce qui concerne la donation contre versement d'une rente à une personne déterminée, il peut être utile de prévoir dans l'acte que le non-paiement de la rente entraînera de plein droit la révocation de la donation. Attention, là encore, à un inconvénient : la rente versée au profit de l'enfant vulnérable sera prise en compte dans le calcul des allocations qui lui sont versées.

Troisième proposition : les donations graduelles et résiduelles

La donation graduelle est une donation à charge pour le gratifié de conserver les biens et de les transmettre à son décès à un second gratifié désigné dans l'acte. La liberté résiduelle est elle aussi une donation avec charge, laquelle consiste à transmettre les biens subsistants à son décès à un second gratifié, également désigné dans l'acte. On perçoit donc l'intérêt de ces mécanismes dans la mise en place de la protection de l'enfant vulnérable : les parents vont pouvoir l'avantager en lui garantissant certains biens et revenus, sans pour autant que cela soit fait au détriment de ses frère et sœur. Si on prend l'exemple d'une donation graduelle, des biens seront attribués à l'enfant vulnérable desquels il pourra retirer des revenus, sans pour autant pouvoir les aliéner. Cette inégalité sera corrigée à son décès, dès lors que le donateur aura prévu que ces mêmes biens soient alors transmis à ses frère et sœur. Quant au choix entre ces deux types de donation, le notaire conseillera utilement le donateur en fonction du bien concerné : une donation résiduelle peut être conseillée face à un bien peu frugifère (ce qui permettra de le vendre en cas de besoin de la personne vulnérable) ou graduelle face à un bien frugifère (les revenus étant alors suffisant pour le protéger). Ce système a donc deux avantages : le premier est que, par le jeu de cette transmission en deux temps, les biens ne seront pas concernés par une éventuelle action en récupération. Le second avantage est fiscal : ce type de donation évite une taxation fiscale lourde, puisqu'au second décès, les biens sont réputés transmis au second donataire d'après le degré de parenté du disposant. Par ailleurs, les droits acquittés par le premier donataire sont imputés sur les droits dus sur les mêmes biens par le second.

B. Les solutions complémentaires apportées par le recours à d'éventuels

supports financiers En évoquant le terme "supports financiers", il ne fait nul doute que l'on parle en réalité des contrats d'assurance-vie. En effet, en ce qui concerne les autres placements, il n'y aura pas de conseils particuliers à donner aux clients, excepté de privilégier des placements sur des livrets d'épargne réglementés, puisque les intérêts de ces derniers (livrets A, livrets d'épargne populaire et livrets de développement durable) ne sont pas pris en compte dans les conditions de ressources considérées pour l'octroi de la plupart des aides sociales.

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Si, de manière générale, les contrats d'assurance-vie bénéficient de règles avantageuses, tant sur le plan civil que sur les plans fiscal et social, des dispositifs particuliers ont été mis en place pour faire face à la situation de handicap. Sur le plan civil, tout d'abord, la transmission au moyen d'un contrat d'assurance-vie présentera l'avantage de rester en dehors du règlement de la succession du souscripteur. En effet, le capital ou la rente stipulés payables lors du décès de l'assuré à un bénéficiaire déterminé ou à ses héritiers, ne font pas partie de la succession de l'assuré. En conséquence, le capital ou la rente stipulés payables au décès du contractant à un bénéficiaire, ne sont pas soumis ni aux règles du rapport, ni de la réduction. Ces principes connaissent cependant une limite : le rapport sera dû dès lors que les primes versées sont manifestement exagérées au vu des facultés du souscripteur. Sur le plan fiscal ensuite : les sommes versées à un bénéficiaire ne font pas partie de la succession de l'assuré et échappent en principe à toute taxation. Cette exonération de principe en cas de décès est cependant doublement limitée : - les primes versées après soixante-dix ans sont soumises aux droits de succession pour leur fraction qui excède 30 500 euros, si le contrat a été souscrit depuis le 20 novembre 1991 - un prélèvement spécifique de 20 % frappe les sommes versées par l'assureur au-delà de 152 500 euros par bénéficiaire, lorsque ces sommes correspondent à des primes versées depuis le 13 octobre 1998. Sur le plan social enfin, la présence d'un contrat d'assurance-vie ne devrait pas venir impacter le fonctionnement ou l’octroi des aides sociales, puisque la valeur de rachat du contrat n'est prise en compte que dans le patrimoine du souscripteur. Un contrat non dénoué ne sera donc pas pris en compte dans le cadre de l'étude de la demande d'aide sociale du bénéficiaire. En cas de contrat dénoué en revanche, la rente versée au bénéficiaire pourrait entraîner la révision de l'aide sociale. Cette dernière affirmation est cependant à tempérer, puisque le capital ou la rente versé dans le cadre d'un contrat de rente survie ne sont pas pris en compte dans les ressources de la personne handicapée pour le calcul de l'aide sociale. Le contrat "rente-survie" est un contrat souscrit par les parents d'un enfant en situation de handicap pour lui assurer des ressources en rente ou en capital, lorsqu'ils ne seront plus en vie. Ce type de contrat est donc plutôt avantageux, mais il n'est pas dénué d'inconvénients : la cotisation annuelle à verser par les parents peut être très importante puisqu'elle est calculée en fonction de la rente souhaitée, de leur âge à la souscription et de la différence d'âge avec la personne à protéger. Dernier type de contrat particulier : le contrat d'épargne-handicap, qui ne répond pas à la même logique : ce ne sont pas, contrairement aux contrats de rente-survie, des contrats d'assurance en cas de décès, mais des contrats en cas de vie qui sont souscrits sur la tête de la personne handicapée. Ainsi, une personne handicapée qui dispose d'un capital (suite à une donation-partage par exemple) pourra le placer sur un contrat d'épargne-handicap. Si la sortie du contrat se fait en rente viagère, celle-ci ne sera prise en compte dans le calcul de l'aide sociale qu'au-delà d'un certain seuil. Il convient de préciser que ces contrats bénéficient tous deux d'une réduction d'impôt égale à 25 % du montant des primes ou de la fraction des primes représentative de l'opération d'épargne pris dans la limite de 1 525 euros plus 300 euros par enfant à charge.

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Pour conclure très rapidement, je dirai que les outils pour préparer l'avenir de l'enfant handicapé existent, mais que cette réflexion doit se faire de manière globale, dans la concertation de tous les membres de la famille, mais aussi après consultation de plusieurs professionnels qui ont des compétences complémentaires, aux rangs desquels se trouvent notamment les avocats, les experts-comptables et les notaires.

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L’INTERET DE L’ENFANT EN DROIT DE LA FILIATION

Vincent BONNET, Directeur du Master 2 Droit notarial,

Université de Bourgogne

e tiens avant tout à remercier les étudiants du Master 2 de droit civil de m’avoir invité à participer à un colloque au thème toujours très intéressant et d’une actualité constante, comme le montre l’adoption toute récente de la loi relative à la protection de l’enfance104.

Lorsqu’il m’a été indiqué que je pourrai exprimer un choix parmi les thèmes possibles, celui de l’intérêt de l’enfant en droit de la filiation m’est apparu comme une évidence – non seulement en raison de mon goût personnel pour le droit de la filiation, bien sûr, mais aussi en raison de ce que l’intérêt de l’enfant y joue sans doute un rôle un peu à part, en comparaison de celui qui est le sien dans d’autres domaines du droit de la famille. Je félicite Madame Fautré-Robin d’avoir réussi à définir brillamment l’intérêt de l’enfant, c’était une gageure, mais il faut reconnaître que dans le thème qui m’est imparti, ce n’est pas tellement le contenu de cette notion qu’il importe de définir, mais plutôt la place que le droit de la filiation lui fait. L’article 3-1 de la CIDE, dans sa traduction française maladroite, prévoit que "dans toutes les décisions qui concernent les enfants, (qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs,) l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale". Je précise que j’entends par droit de la filiation l’ensemble des règles qui déterminent les modes d’établissement et de contestation du lien de filiation – et non ses effets. Or, en cette matière il faut bien reconnaître que ce critère ne semble avoir qu’une place réduite. Les raisons en sont au nombre de deux principales. La première, me semble-t-il, tient au caractère amphibologique du mot "enfant". Pour reprendre une formule célèbre du Professeur Hauser, le mot désigne aussi bien le "petit homme", l’être humain fragile et mignon qui mérite une protection particulière en raison de son jeune âge, que le "petit d’homme", celui ou celle qui est issu d’un autre être humain, le fils ou la fille de. Or, si on est souvent tenté d’imaginer que le mauvais sort qui est fait de la filiation d’un enfant est celui d’un petit être sans défense, il faut se rendre compte que l’enfant qui réclame le droit de connaître son origine ou qui agit en recherche de paternité, est souvent un grand gaillard dans la force de l’âge ou une vieille dame qui fait des confitures pour ses petits-enfants. Il va de soi que la filiation concerne tout être humain dès sa naissance, et donc le "petit homme", mais il faut aussi avoir à l’esprit que le petit deviendra grand et que les décisions qui sont prises pour lui quand il est nourrisson auront des répercussions toute sa vie d’adulte, jusqu’à sa mort, et même au-delà. Or l’intérêt de l’infans, celui de l’ado ou celui de la femme ou de l’homme mûrs, ne sont évidemment pas les mêmes : la filiation d’une personne devrait-elle évoluer au fur et à mesure qu’elle prend de l’âge ?

104 Le style oral de l’intervention a été conservé. Cf. L. n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfance, JO 15 mars 2016

J

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La seconde raison tient au fait que le droit de la filiation est une construction qui repose sur des valeurs culturelles ou morales multiples, que le législateur n’est pas prêt à sacrifier au nom d’une seule qui serait l’intérêt de l’enfant, fût-il supérieur. Tout ne peut pas se résumer à l’intérêt de l’enfant. Si on embrasse le droit de la filiation de manière générale – comprenant non seulement la filiation charnelle, mais aussi les filiations alternatives (par adoption, par PMA) –, on voit que finalement, la prise en compte de l’intérêt de l’enfant est tantôt circonscrite, tantôt inexistante.

I. LA PRISE EN COMPTE GENERALEMENT CIRCONSCRITE DE L’INTERET DE L’ENFANT Si l’on croit constater – et pour certains regretter – que la prise en compte de l’intérêt de l’enfant est extrêmement réduite, c’est parce qu’en réalité, il existe deux approches différentes de l’intérêt de l’enfant, l’une objective et l’autre subjective, l’une générale et abstraite, l’autre particulière et individuelle. Or s’il est vrai qu’en matière de filiation, l’approche subjective n’est que résiduelle (B), c’est parce que l’analyse objective apparaît comme prédominante (A).

A. La prise en compte prédominante de l’intérêt objectif de l’enfant Le droit de la filiation, comme je l’ai déjà dit, est un ensemble de règles pour lequel un certain équilibre a été particulièrement recherché par le législateur, équilibre entre différentes considérations. Parmi les éléments pris en compte (comme l’intérêt des parents, la paix des familles, l’intérêt de l’Etat…) figure évidemment l’intérêt de l’enfant. Il est vrai que lorsque l’on relit le rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance du 4 juillet 2005, sauf erreur de ma part, il n’est fait aucune mention de cette notion – les objectifs poursuivis résidant dans la simplification de la matière, l’égalité, l’équilibre entre les composantes biologiques et affectives à travers la stabilité de la filiation, etc. Toutefois, cette absence de référence formelle au critère est trompeuse. En effet, l’ordonnance se présente comme une sorte de parachèvement de la loi du 3 janvier 1972 qui, pour le coup, avait pris en compte l’intérêt de l’enfant dans ses objectifs. On sait ainsi que la loi de 1972 avait poursuivi deux objectifs qui relevaient de toute évidence de cette considération : l’égalité entre les filiations ; la vérité de la filiation – sous-entendu la vérité biologique, chaque enfant devant bénéficier le plus souvent possible d’une filiation correspondant à la réalité biologique. L’ordonnance de 2005 poursuit dans la même veine : l’égalité est devenue parfaite par la suppression formelle de la distinction entre filiation légitime et filiation naturelle (sur le fond, cette égalité avait déjà été établie par différentes lois relatives aux successions, au nom de famille, à l’autorité parentale). Quant à la vérité biologique, l’ordonnance n’a fait que consacrer l’évolution amorcée par la loi de 1972 et accentuée par la jurisprudence, en ouvrant le plus possible les actions judiciaires et en admettant la preuve directe de la réalité ou de la fausseté du lien de filiation. Toutefois, par souci d’équilibre face à une situation de filiation vécue, le législateur a considéré que l’intérêt de l’enfant consiste aussi à lui faire bénéficier rapidement d’une filiation stable – d’où une restriction des délais pour agir et des obstacles à l’action en présence d’une possession d’état. C’est bien l’intérêt de l’enfant qui est ici pris en considération.

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Cette appréciation objective imprègne tout autant le droit de l’adoption et le droit des PMA. Pour l’adoption, toute la procédure est imprégnée de l’intérêt de l’enfant objectivement compris, depuis les conditions pour qu’un enfant soit adoptable ou pour être candidats à l’adoption, jusqu’au prononcé de l’adoption par un tribunal et sans doute son caractère irrévocable (sauf l’adoption simple), en passant par la procédure administrative d’agrément, et le placement. De même pour la filiation issue d’une PMA : l’exigence que la demande émane d’un couple stable, l’autorisation du juge pour un don d’embryon qui opère un contrôle proche de celui de la procédure d’adoption, la possibilité d’imposer l’établissement de la filiation, l’interdiction de contester la filiation105. Tous ces éléments ont été choisis et déterminés en fonction, notamment, d’un intérêt objectivement apprécié de l’enfant. Dès lors, la place de l’intérêt subjectif ne peut être que résiduelle.

B. La prise en compte résiduelle de l’intérêt subjectif de l’enfant Il est très rarement énoncé en la matière que le juge statue en fonction de l’intérêt de l’enfant. C’est normal, puisque tout a normalement déjà été prévu par le législateur – y compris la part que le juge (c’est bien sûr lui le mieux placé) peut ou doit accorder à l’intérêt subjectif de l’enfant. Il n’y a réellement que dans le cadre de la procédure d’adoption qu’un tel critère doit être pris en considération. Il s’agit d’ailleurs d’un critère non seulement obligatoire (art. 353 C. civ.), mais aussi en principe exclusif (sauf art. 353, al. 2, vérification que l’adoption n’est pas de nature à compromettre la vie familiale) du prononcé de l’adoption de l’enfant (l’accord de l’enfant étant d’ailleurs exigé s’il a plus de treize ans, et depuis la loi du 14 mars 2016 sur la protection de l’enfance, l’enfant doit être entendu s’il est discernant). De même, l’intérêt subjectif de l’enfant intervient pour le rejet d’une demande de déclaration judiciaire d’abandon lorsqu’un membre de la famille de l’enfant, dont les parents se sont manifestement désintéressés pendant un an, demande à en assumer la charge (art. 350, al. 4). L’article 350 a été abrogé par la loi du 14 mars 2016 et remplacé par une section créant la déclaration de délaissement familial (art. 381-1s.), mais le nouvel article 381-2 al. 3 reprend la même solution avec la même condition. L’intérêt subjectif de l’enfant en matière d’adoption est ici si fort que la Cour de cassation, dans un arrêt du 22 septembre 2014, n’hésite pas à le faire prévaloir sur une fraude perpétrée par un couple, fraude ayant consisté de la part de la mère à recourir seule à une IAD autorisée en Belgique, ce qui est illicite en France. L’adoption de l’enfant par la compagne de la mère a été considérée comme conforme à l’intérêt de l’enfant en dépit de la fraude. Cette prise en compte de l’intérêt subjectif de l’enfant est évidemment légitime, dans la mesure où l’adoption est normalement une institution toute tournée vers l’enfant (donner une famille à un enfant qui n’en a pas) et que, compte tenu du traumatisme déjà subi par l’enfant abandonné, il est nécessaire de faire en sorte que l’adoption ne sera pas pour lui un second traumatisme. En revanche, l’intérêt subjectif de l’enfant ne trouve pas sa place dans le droit de la filiation charnelle, puisque le législateur l’a déjà pesé de manière objective, en fonction de valeurs qui ne relèvent pas toutes de l’intérêt de l’enfant. Autrement dit, les résultats d’une action en recherche de filiation ou,

105 Il est vrai que la Cour de cassation a récemment décidé que les règles particulières édictées aux articles 311-19 et 311-20 ne s’appliquent qu’aux filiations des enfants issus de PMA exogènes, ce qui ne change rien à la démonstration. Cass. 1re civ., 16 mars 2016, n° 15-13.427.

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surtout, d’une action en contestation de filiation, ne doivent dépendre que de la réalisation ou non des conditions prévues par la loi, au premier chef desquels la preuve de la réalité biologique. Or un certain nombre de juridictions du fond ont eu la tentation de se fonder sur l’article 3-1 CIDE pour rejeter la demande d’expertise (TGI Lyon, 5 juillet 2007 ; Cass. civ. 1re 30 septembre 2009), dont la Cour de cassation a pourtant décidé qu’elle est de droit sauf motif légitime de ne pas l’accorder (Cass. 1re civ., 28 mars 2000). Mais on voit bien qu’à travers le refus de l’expertise, c’est le refus de la contestation de la filiation qui motive la solution. Malgré l’arrêt de 2009, la Cour de cassation a heureusement plusieurs fois pris le contrepied de cette jurisprudence (en dernier lieu le 14 janvier 2015) en décidant que la Cour d’appel, en se fondant sur l’intérêt supérieur de l’enfant pour refuser l’expertise, n’avait pas caractérisé un motif légitime de la refuser. Il faut dire que la ficelle est grosse dans ces décisions. Parfois, et de manière plus inquiétante, c’est le résultat même de l’action en contestation qui est directement examiné à l’aune de l’intérêt de l’enfant. Fort heureusement, les juges le plus souvent ne font que dire que ce résultat est conforme à l’intérêt de l’enfant. Ne s’agit-il alors que d’un contrôle formel ? Un arrêt de la Cour d’appel de Douai, du 22 octobre 2001, a toutefois refusé d’annuler une reconnaissance, à la demande du père véritable prétendu, au motif que cela conduirait à détruire la vie de famille construite autour de la paternité juridique du défendeur. De telles décisions sont rares et la Cour européenne des droits de l’homme, dans son arrêt Mandet c. France du 15 janvier 2016, admet que les juridictions françaises estiment que la contestation de la filiation et la poursuite de la vérité biologique sont dans l’intérêt de l’enfant – l’essentiel étant que cette recherche de l’intérêt de l’enfant soit bien réalisée par le juge. Cette décision est rassurante, mais risque aussi de multiplier les décisions qui se prêteront à cette recherche. Du coup, les risques se multiplieront aussi qu’un juge considère que la vérité biologique est contraire à l’intérêt de l’enfant, mettant ainsi à bas tout l’équilibre voulu par le législateur.

II. LA PRISE EN COMPTE PARFOIS INEXISTANTE DE L’INTERET DE L’ENFANT A observer le droit positif de la filiation de près, on se rend compte que le législateur ou le juge ne prennent pas toujours en compte l’intérêt de l’enfant, soit qu’ils manifestent une indifférence à son égard (A), soit que sciemment ils décident de le sacrifier (B).

A. L’indifférence à l’égard de l’intérêt de l’enfant Dans un tel cas, l’attitude du législateur ou du juge n’est pas a priori critiquable, en ce sens que le texte adopté ou la décision rendue ne portent pas atteinte à l’intérêt de l’enfant. Sauf que parfois, l’appréciation qui est faite de l’innocuité de la décision au regard de l’intérêt de l’enfant est sujette à discussion. L’adoption, pourtant conditionnée par l’intérêt objectif et subjectif de l’enfant, est parfois le siège de dispositions non justifiées par l’intérêt de l’enfant, même si celui-ci n’est pas en soi remis en cause. C’est le cas lorsque le législateur assouplit les conditions d’accès à l’adoption. L’exemple le plus flagrant et le plus récent réside dans la loi du 17 mai 2013, qui a ouvert le mariage aux couples homosexuels et a ainsi permis à ces derniers d’accéder à l’adoption en tant que couples. On voit bien que cette loi n’a pas été adoptée dans l’intérêt objectif de l’enfant, mais dans celui des couples homosexuels afin de

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satisfaire leurs revendications. On voit aussi du coup toute la différence qu’il y a entre la loi de 2013 et la loi de 1966 qui avait ouvert l’adoption à des personnes seules – pour répondre à une offre d’enfants adoptables, très importante à l’époque. Il va de soi que les adoptions demandées par les couples homosexuels seront prononcées selon le critère de l’intérêt subjectif de l’enfant, et que rien ne permet a priori de dire qu’une adoption par un couple homosexuel est en soi contraire à cet intérêt. Le problème est ailleurs, il est dans la finalité de l’institution de l’adoption. Celle-ci est de plus en plus détournée de sa finalité essentielle et devient une technique pour donner un enfant à une famille qui n’en a pas, plutôt que l’inverse. L’ouverture de l’adoption aux couples homosexuels risque de conforter les citoyens dans l’idée déjà trop répandue qu’il existerait un droit à l’adoption, voire un droit à l’enfant, que tout un chacun pourrait revendiquer ou tenter de mettre en œuvre par tout moyen, idée qui peut aboutir à tous les abus que nous connaissons, en particulier dans le cadre de l’adoption internationale. Quant aux gestations pour autrui (GPA) auxquelles des couples français ont eu recours – valablement – à l’étranger, la Cour de cassation a décidé, dans l’affaire Mennesson notamment, que ces procédés étaient contraires à l’ordre public international français et que, par conséquent, la filiation (paternelle et maternelle) des fillettes issues de ces pratiques ne pouvait pas être transcrite valablement en France. Ce qui est intéressant dans cet arrêt (6 avril 2011), c’est que la Cour de cassation a considéré que cette solution ne portait pas atteinte à l’intérêt des enfants. La Cour ne prétend pas que l’intérêt de l’enfant est de ne pas avoir de filiation de droit français, elle ne considère pas non plus que cet intérêt doit être primé par la lutte contre les GPA, mais que le refus de la filiation est conciliable avec l’intérêt des enfants, puisqu’elles peuvent faire valoir en France leur filiation de droit américain et continuer d’ailleurs de vivre sur le sol français. Ici, l’inconvénient de la solution, au regard de notre thème, tient à ce que la Cour de cassation procède à une appréciation discutable de l’intérêt (objectif apparemment) de l’enfant, car nul ne peut nier que la vie des fillettes (et de leurs parents) sera forcément plus compliquée que ne le prétend la Cour et qu’au fond l’intérêt de l’enfant risque bien de se retrouver sacrifié sur l’autel de la défense d’une valeur objective qu’est l’interdiction des GPA.

B. Le sacrifice de l’intérêt de l’enfant Il faut bien reconnaître que la pesée objective ou subjective de l’intérêt de l’enfant par le législateur ou par le juge conduit parfois à adopter des solutions qui sont manifestement contraires à l’intérêt de l'enfant. Dans les filiations charnelles, le droit sacrifie à plusieurs reprises l’intérêt même objectif de l’enfant. Et c’est bien normal, puisqu’il s’agit d’un droit dont on a dit qu’il établit un équilibre entre différentes considérations qui ne touchent pas toutes à l’intérêt de l’enfant. Chacun appréciera alors si la loi devrait être modifiée dans un sens ou dans un autre. Le premier exemple qui vienne à l’esprit est celui de la prohibition de l’inceste, qui a conduit le législateur à interdire la double filiation à l’égard d’un enfant issu d’une relation incestueuse – c’est-à-dire des relations de deux personnes qui ne peuvent pas se marier entre elle (art. 310-2). Et loin de s’atténuer, cette prohibition a été renforcée par l’ordonnance de 2005. La filiation de l’enfant ne peut être établie qu’à l’égard d’un seul des parents, l’autre ne peut l’être par quelque moyen que ce soit. Or, l’intérêt d’un enfant n’est-il pas d’avoir une filiation établie à l’égard de ses deux parents ? Cet intérêt est sacrifié au regard du grand tabou un peu irrationnel que constitue encore l’inceste dans

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notre civilisation. Le second exemple trouve sa source bien sûr dans le droit pour la femme d’accoucher anonymement. La CEDH, qui reconnaît le droit pour l’enfant de connaître ses origines, a eu beau valider par deux fois le système français (arrêts Odièvre, 13 février 2003 et Godelli, 25 septembre 2012), en raison d’un prétendu équilibre apporté par la loi du 22 janvier 2002 instaurant le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles, il n’en reste pas moins qu’en réalité, l’intérêt de l’enfant est sacrifié au profit de celui de la mère qui peut toujours refuser de lui révéler son identité. Le dernier exemple réside dans l’article 16-11 du Code civil qui interdit tout prélèvement sur le cadavre du parent prétendu, rendant ainsi impossible toute preuve scientifique de sa paternité ou de sa parenté, et risquant de rendre vaine toute action en recherche de paternité ou de maternité après le décès du parent. L’intérêt que trouverait ainsi l’enfant à établir sa filiation et à connaître son père ou sa mère se trouve sacrifié au nom d’une valeur, supérieure apparemment, qui est la protection du corps humain… Dans le domaine des filiations alternatives, on retrouve les GPA et les arrêts de la Cour de cassation postérieurs à l’arrêt Mennesson, dans lesquels la Cour de cassation a modifié le fondement de son refus de reconnaître les filiations issues d’une GPA valide à l’étranger au profit de la fraude à la loi ! Ce fondement est très dangereux car la fraude, en raison de l’adage fraus omnia corrumpit, emporte tout sur son passage – et la première chambre civile, dans un arrêt du 13 septembre 2013, n’a pas hésité d’ailleurs à décider qu’ "en présence de cette fraude, ni l’intérêt supérieur de l’enfant que garantit l’article 3-1 de la CIDE, ni le respect de la vie privée et familiale au sens de l’article 8 Conv EDH ne sauraient être utilement invoqués". L’intérêt de l’enfant est donc cette fois sciemment sacrifié au regard de l’interdiction de la GPA et le refus de lui faire produire effet, même lorsqu’elle a été valablement utilisée à l’Etranger. Il est donc piquant de constater que la CEDH a condamné la France dans les affaires Mennesson et Labassée (26 juin 2014) au nom justement de l’intérêt de l’enfant, pour ce qui concernait au moins le refus d’établir la filiation paternelle correspondant à la réalité biologique – ce qui n’a pas manqué d’entraîner un revirement de jurisprudence de la part de la Cour de cassation qui, le 3 juillet 2015, a admis la transcription de l’acte de naissance d’une fillette née en Russie, rejetant ainsi le pourvoi du procureur qui faisait valoir que le refus de transcription n’était pas contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant… Mais sans dire que la nouvelle solution est conforme à cet intérêt de l’enfant. Cette succession de décisions donne le tournis et l'on finit par s’y perdre – et c’est peut-être une raison de plus, s’il en était besoin, de ne laisser qu’une place réduite à l’intérêt de l’enfant.

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L’INTERET DE L’ENFANT DANS LA JUSTICE FAMILIALE

Jocelyne RUBANTEL, Présidente du Tribunal de Grande Instance de Montluçon

a justice familiale doit être définie. Elle ne se limite pas simplement aux procédures de divorce et aux procédures de Juge aux affaires familiales hors divorce ou après divorce, même si dans un premier temps, on pense spontanément à elles.

La justice familiale recouvre des contentieux beaucoup plus diversifiés : la filiation, les changements de régimes matrimoniaux, les tutelles mineurs, mais aussi l’assistance éducative, et même la justice pénale de la famille.

I. QU’EST-CE QUE L’INTERET DE L’ENFANT ? Si le juge des enfants est saisi parce que les parents, témoins de Jéhovah, refusent une transfusion sanguine estimée indispensable par les médecins, l’intérêt de l’enfant peut paraître simple à déterminer. Mais dans la plupart des cas, cette notion, simple en son apparence, recouvre des réalités particulièrement complexes. Il est particulièrement difficile de le définir, car on peut considérer qu’il varie du point de vue de chaque partie : - la loi nous dit que l’intérêt de l’enfant, dans le cadre de la séparation, est de maintenir des liens avec chacun de ses parents - le parent qui estime que l’enfant serait en danger avec l’autre parent, soutiendra que son intérêt est de ne pas avoir de contacts du tout, ou de n’avoir que des contacts très limités - le parent, à qui il est reproché une incapacité de prise en charge, ou un danger dans la prise en charge, va se retrancher derrière le texte. En cas de conflit sur le lieu de scolarisation de l’enfant, quid de l’intérêt de l’enfant ? En cas de conflit sur l’éducation religieuse, même question. Lorsque des parents s’opposent sur les modalités de la résidence, résidence exclusive chez l’un des parents ou résidence alternée, là encore, le texte ne constitue pas une aide définitive. Il s’est d’ailleurs développé un vent de cette époque, il est devenu presque insupportable qu’un couple qui se sépare se dispute. Mais est-ce conforme à l’affectif ? Les conflits ne permettent-ils pas d’évacuer un certain nombre de problèmes ? Il est significatif de constater que la majorité des dossiers dont sont saisis les juges aux affaires familiales après divorce ont pour origine un consentement mutuel qui ressemble bien souvent à un couvercle mis sur une cocotte prête à exploser.

L

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Or, si dans un premier temps, le couple essaye ainsi de se montrer "civilisé", sans se disputer, les causes de la rupture, les souffrances ne sont pas exprimées et vont trouver à se dire dans les relations avec les enfants. Et souvent, pour éviter le conflit, les parents en viennent à convenir d’une résidence alternée dans laquelle l’enfant est pris en otage, supposé changer de maison chaque semaine, mais aussi de mode éducatif, et avec une communication quasi inexistante entre les parents. Or, on constate très concrètement les limites et risques de telles pratiques. Ainsi, j’ai eu à connaître la situation d’une jeune fille de quinze ans qui devait prendre un traitement antidépresseur. Elle changeait de résidence chaque semaine, et le père, très rigide, imposait des règles de vie quotidienne d’une rigueur absolue, tandis que la mère, extrêmement souple, n’en n’imposait pratiquement aucune. L’enfant n’avait pas supporté ces changements de règles de vie hebdomadaires, et son équilibre psychique avait été totalement perturbé.

II. L’INTERET DE L’ENFANT DANS LA JUSTICE CIVILE

A. Appréhension de la notion d’intérêt de l’enfant En matière de tutelles mineurs, pour le juge des tutelles, l’intérêt de l’enfant peut paraître plus simple à définir : s’il s’agit d’accepter ou pas une succession, l’appréciation reposera sur des éléments matériels clairs, la composition de la succession, composition active et passive. Mais si les membres du conseil de famille s’opposent sur le lieu de scolarisation de l’enfant, on retombe dans la même difficulté. Un exemple concret : un jeune homme de seize ans s’était vu confier au moment du décès de sa mère à son beau-père, lequel l’a ainsi élevé pendant plus de dix ans, aucun des membres de la famille n’ayant pu ou voulu prendre en charge l’enfant. Le mineur avait saisi le juge des tutelles en demandant à être confié à sa tante, invoquant le fait que son beau-père ne le supportait plus, qu’il lui avait cassé son téléphone, et lui interdisait en excès des sorties. Il décrivait le fait que son beau-père lui imposait de multiples corvées ménagères, qui venaient limiter son temps de loisir avec ses camarades. Il affirmait que sa tante et son oncle étaient prêts à le recueillir. Le beau-père n’est pas venu à l’audience. Il est en effet apparu qu’en réalité, le jeune, voyant la convocation, l’avait subtilisée dans le courrier de son beau-père. Par ailleurs, sa tante, présente à l’audience, expliquait qu’elle n’était pas certaine que son conjoint accepterait d’avoir l’adolescent à la maison en permanence, eux-mêmes n’ayant pas d’enfant et n’étant pas forcément prêts à bouleverser leurs conditions d’existence. L’audition du beau-père donnait à voir une situation différente de celle décrite : un adolescent en rébellion, qui voulait s’affranchir des règles de vie imposées par son beau-père, qui bravait son autorité, et qui s’était illusionné sur l’accueil par sa tante. Le jeune demandait alors à aller en foyer. Cette situation était particulièrement douloureuse pour le beau-père qui disait s’être engagé moralement auprès de son épouse pendant sa maladie à prendre en charge l’enfant, quoi qu’il advienne. Quel était l’intérêt de l’enfant ? Le maintenir dans ce qui était sa famille, mais qu’il dénigrait, au risque de le voir se mettre en danger ? Le confier à une tante qui manifestement n’était pas complètement prête à l’accueillir ? Le placer en foyer, avec les perturbations que cela allait entraîner chez lui, avec un risque majeur de désillusion puisque son problème était en réalité de s’affranchir des règles posées par un adulte ?

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Un autre exemple illustre parfaitement cette difficulté : une jeune fille de quinze ans et demi, roumaine, rom, avait été placée dans un foyer car elle était arrivée en France avec une personne se présentant comme un oncle, et qui a été mis en examen dans l’est de la France car il "achetait" des jeunes filles pour les marier sur le territoire français ou les faire mendier. Les éléments recueillis montraient que la jeune fille avait en réalité été vendue par ses parents, lesquels n’avaient pu être interpellés. Après avoir séjourné en foyer pendant presque un an, cette jeune fille exprimait le désir de repartir en Roumanie, chez l’une de ses tantes, estimant que sa vie était là-bas, et qu’elle n’avait rien à faire en France où elle n’avait pas d’attaches. Quel était l’intérêt de l’enfant ? La laisser en foyer où elle était certes protégée d’une éventuelle nouvelle tentative de sa famille, mais avec le risque qu’elle fugue du foyer comme elle le laissait entendre, et qu’elle rejoigne la Roumanie dans des conditions particulièrement dangereuses, ou bien l’autoriser à repartir, avec l’inquiétude que l’on pouvait avoir eu égard aux antécédents et au fait qu’il était impossible de recueillir des éléments certains concernant cette tante, dont l’existence était invoquée ? En matière de filiation, pour l’établissement d’une filiation, on pourrait penser qu’il est de l’intérêt de l’enfant de voir sa filiation établie à l’égard d’un homme, puisqu’il pourra ainsi bénéficier d’une contribution alimentaire qui lui permettra d’avoir des conditions de vie matérielle plus confortables, un financement de ses études. L’on sait aussi que l’établissement de la filiation va entraîner pour lui une obligation alimentaire envers son ascendant, et que cette obligation, eu égard au rallongement de la durée de vie, au coût des maisons de retraite, n’a rien de théorique. Certes, cette question est tranchée juridiquement : l’enfant a un droit de voir établir sa vérité biologique. Ce qui résout une partie du problème juridique, mais laisse à mon sens, entière, la question de son intérêt. Pour la contestation de filiation, là encore, la position de la Cour européenne tranche une partie du problème. Mais, on sait aussi que les histoires au sein des familles peuvent conduire à laisser croire à un enfant pendant des années qu’il est le fils ou la fille d’un homme, pour ensuite lui asséner qu’il n’en est rien. On sait que, parfois, des filiations sont établies au regard des histoires d’amour des mères. Le nouveau compagnon reconnaît un enfant sachant qu’il n’est pas le père, puis conteste cette filiation au moment du désamour, sans hésiter à infliger ainsi un coup très dur à l’identité de l’enfant, un changement de nom éventuel, la perte d’une fratrie. En matière de changements de régimes matrimoniaux, appréhender l’intérêt de l’enfant peut paraître simple puisqu’il s’agit là de préserver leurs intérêts pécuniaires. Néanmoins, peuvent se jouer des éléments affectifs perturbants pour l’enfant, dans certaines situations. S’agissant des adoptions, et d’abord des adoptions plénières, l’intérêt de l’enfant peut là aussi paraître simple puisque sont concernés des enfants qui n’ont pas de filiation, et qui vont ainsi trouver une identité, une famille, un entourage familial, affectif, une garantie en terme d’éducation. Mais dans le fond, est-ce si vrai ? Quand on prononce une adoption, on crée des droits à l’enfant, mais aussi des devoirs, et c’est un pari sur l’avenir. Rien ne permet d’avoir la garantie que l’enfant sera bien traité, choyé, on peut ainsi le "livrer" à une famille maltraitante.

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Par ailleurs, l’adoption n’est pas toujours vécue par un enfant comme une chance. J’ai ainsi le souvenir d’un jeune homme de vingt-six ans, qui avait un lourd passé pénal et qui reprochait à ses parents de l’avoir adopté, et qui les haïssait littéralement, considérant qu’ils l’avaient privé de ses origines coréennes. Pour les adoptions simples, l’intérêt de l’enfant est parfois difficile à déterminer. Comment va réagir le parent, à l’égard duquel la filiation est établie, et qui va voir son enfant adopté simplement par un autre, souvent le nouveau compagnon ou la nouvelle compagne de l’autre parent ? Cette adoption peut sembler être un avantage pour l’enfant, qui bénéficie de droits nouveaux. Mais, dans le même temps, on peut s’interroger : cette situation ne va-t-elle pas conduire à un éloignement entre l’enfant et son parent biologique ? quel est l’intérêt des autres enfants de la famille des adoptants ? Dans le domaine du juge des enfants, la question est encore plus cruciale. Quel est l’intérêt de l’enfant : certes l’ordonnance de 1945 donne des pistes, des axes de réflexion, mais qui s’avèrent justement les éléments qui vont permettre les contestations les plus fortes des décisions prises par les juges des enfants. Ils doivent, dit le texte, toujours veiller au maintien des liens avec la famille biologique, mais c’est en même temps elle qui est la source du danger dans la plupart des cas. Si le juge des enfants décide de placer l’enfant, il réduit très fortement ce lien, s’il ne le place pas et préfère une assistance éducative, et que des violences sont exercées sur l’enfant, alors sa décision sera nécessairement critiquée.

B. Comment déterminer l’intérêt de l’enfant

1) Le juge dans les contentieux de la filiation peut désigner un administrateur ad hoc, mais la réalité montre qu’il ne s’agit pas d’une garantie absolue, loin s’en faut. Les difficultés résident dans le choix de l’administrateur ad hoc, choix souvent très restreint selon les régions. Il s’agit souvent d’associations, qui vont nécessairement recourir à un avocat dans les procédures où la représentation est obligatoire. Il faut ensuite des avocats formés, prêts à assurer cette mission. Les Barreaux ont beaucoup travaillé sur cette question, et ont essayé de mettre en place des désignations fondées sur le volontariat, et les avocats se sont parfois formés. Mais parfois, on constate de réelles difficultés : les prescriptions ne sont pas toujours soulevées, et des conclusions se limitent à dire que l’administrateur ad hoc s’en rapporte à droit. Parfois également, l’avocat est dans une très grande difficulté pour assurer sa mission. L’administrateur ad hoc et lui seront soumis à la bonne volonté du parent demandeur ou défendeur, qui n’a pas toujours intérêt à favoriser le contact entre l’enfant et celui chargé de le représenter et de s’exprimer en son nom. Ces désignations sont néanmoins indispensables, malgré les limites concrètes qu’on peut y voir. Elles peuvent permettre d’au moins s’assurer que l’enfant est informé de la procédure menée par l’un de ses auteurs, qu’il va pouvoir en comprendre les enjeux, qu’il va pouvoir s’exprimer sur un changement de nom. Elles peuvent aussi révéler des situations totalement contraires à ce qui est affirmé au tribunal.

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J’ai ainsi le souvenir d’une procédure où un homme avait saisi le tribunal pour faire établir sa filiation sur un enfant âgé de presque sept ans. La mère affirmait ne pas comprendre la démarche alors qu’elle ne connaissait pas le père. L’administrateur ad hoc a rencontré et entendu l’enfant qui l’identifiait comme son père, puisqu’il exerçait un droit de visite tous les quinze jours, qu’il passait ses vacances avec lui et ce, depuis sa naissance.

2) Les auditions de mineurs par le Juge aux Affaires Familiales sont de droit, si l’enfant en fait la demande, dès lors qu’il est en âge de le faire. Elles sont à l’appréciation du juge, si les parents en font la demande. Or, on constate dans la pratique que beaucoup d’auditions officiellement sollicitées par l’enfant qui écrit directement au juge, sont de fait, demandées par l’un des parents, et lorsque l’enfant est entendu, il va dire "c’est ma maman qui a voulu que je vous dise que.." ; ou l’enfant va rester mutique, ou s’effondrer en larmes. On imagine ce que peut représenter pour un enfant son audition par un juge, son entrée dans un palais de justice, de plus en plus sécurisé avec portique de sécurité, agent de surveillance, fouille, et alors qu’il est investi par un parent d’une mission – critiquer l’autre parent – alors qu’au fond de lui, il voudrait dans de nombreux cas, que les choses redeviennent comme avant, quand papa et maman vivaient ensemble.

3) Les enquêtes sociales sont des investigations plus complètes, et elles peuvent permettre d’obtenir des éléments plus précis et certains permettant de déterminer l’intérêt de l’enfant, ce d’autant que différents points de vue seront exprimés (famille paternelle, famille paternelle, proches, enseignants...). Mais ces mesures sont coûteuses, longues et peuvent être de qualité très variables.

4) Les expertises psychologique ou psychiatrique peuvent être un atout. Mais d’expérience, on voit que les psychologues, très conscients du risque de manipulation de l’enfant, sont souvent très prudents. Par ailleurs, face à la pénurie de psychologues, de psychiatres, il est difficile d’obtenir la réalisation de telles mesures. Le risque est également de voir un juge, incapable de décider, se réfugier derrière l’intérêt de l’enfant pour ne pas juger, multiplier les mesures d’investigations de toutes natures, ce que l’on peut comprendre. Comment déterminer l’intérêt de l’enfant lorsque vous êtes celui qui connaît le moins l’enfant, que les parents sont a priori les mieux placés pour le savoir, mais que l’intervention du juge devient indispensable en raison de leur mésentente ? Ce tableau peut paraître pessimiste, mais l’expérience montre que si des dossiers restent conflictuels pendant toute la vie des enfants, jusqu’à ce qu’ils deviennent adultes, beaucoup de parents retrouvent leur capacité à agir dans l’intérêt des enfants. Après une période très conflictuelle, une décision demandée au juge après une bataille terrible, on constate souvent que quelques mois après, la décision du juge n’est plus appliquée, et que les parents ont trouvé une solution radicalement différente dont ils demandent l’homologation.

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III. L’INTERET DE L’ENFANT DANS LA JUSTICE PENALE DE LA FAMILLE

A. Un intérêt protégé lorsque l’enfant est la victime directe de l’infraction Lorsque l’enfant est directement victime des faits poursuivis (violences, agressions sexuelles, viols...), il sera représenté si ses parents se constituent partie civile, ou par un administrateur ad hoc en cas de défaillance des parents, ou si ceux-ci sont poursuivis. Beaucoup de chemin a été accompli dans le recueil de la parole de l’enfant, les enquêteurs ayant été formés à ces auditions. De même, le législateur a imposé que l’audition de l’enfant soit filmée, pour éviter qu’il soit interrogé à de multiples reprises. Pour autant, il est bien souvent de le réentendre, voire de le confronter à l’adulte gardé à vue ou mis en examen. Et il est très rarement prévu d’accompagnement spécifique de l’enfant, pendant l’acte, mais aussi après, pour l’aider à gérer les émotions violentes qu’il peut ressentir, et cette culpabilité latente chez les enfants victimes.

B. Un intérêt souvent négligé et parfois même ignoré Il est encore des domaines où l’enfant est l’oublié de ces procédures et dans lesquelles son intérêt n’est aucunement pris en considération. C’est tout particulièrement le cas des violences commises par un conjoint sur l’autre. Les enquêteurs, face à une dénonciation de violences conjugales, ont une tendance très naturelle, et qui se comprend, à recueillir le témoignage du ou des enfants. Qui mieux que l’enfant qui partage le quotidien de celui qui est soupçonné, est le mieux à même de décrire une situation ? Mais ensuite, l’enfant est bien souvent abandonné à son sort. Il ne s’agit pas d’un manque de sensibilité des enquêteurs et/ou des magistrats du parquet. Simplement, ils n’ont ni le temps, ni les moyens, ni les solutions juridiques pour y parvenir dans la plupart des cas. Si un mari frappe son épouse, et que l’épouse n’est pas en mesure de protéger ses enfants, le procureur de la République saisira le juge des enfants, qui pourra mettre en place une mesure de protection. Mais parfois, la mère sera en mesure de protéger l’enfant, et le juge des enfants ne sera pas saisi. Certes l’enfant sera protégé physiquement par la mère. Mais qui va l’aider à gérer l’après-audition ? L’auteur des violences conjugales peut se voir imposer un contrôle judiciaire, ou même être déféré en comparution immédiate. Dans ce cas, l’intérêt de l’enfant, ou à tout le moins sa protection, sont assurés de manière ne serait-ce que temporaire. Mais dans de nombreux cas, il regagne le domicile familial, et l’enfant se retrouve face à son parent, contre lequel il a témoigné, et doit bien souvent supporter une culpabilité liée à son audition, sans que quiconque ne s’intéresse plus à lui. Or, personne ne sera là pour évoquer avec lui cette culpabilité, et l’aider à s’en défaire. De surcroît, la pratique montre que les conjoints victimes de violence sont bien souvent ambivalents. Ils vont dénoncer une situation, puis ensuite, reprendre la vie commune, nier à nouveau la réalité des faits. Or, là encore, l’enfant qui a été appelé à témoigner est laissé dans de nombreux cas seul pour affronter cette situation.

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Il nous reste beaucoup de chemin à accomplir si l’on veut réellement définir, faire vivre et protéger l’intérêt de l’enfant. Il serait nécessaire que les réformes ne soient pas faites dans l’urgence, mais au terme d’une réflexion menée en profondeur. La notion d’intérêt de l’enfant est particulièrement difficile à appréhender. C’est tout l’intérêt du colloque que vous aviez voulu organiser.

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INTERET DE LA FAMILLE ET INTERET DE L’ENFANT : CONVERGENCE OU CONFLIT ?

Sylwia WYSZOGRODZKA,

Maître de conférences à l’Université d’Auvergne, CMH EA 4232

a notion d’intérêt de la famille est connue du droit des régimes matrimoniaux qui, cependant, ne s’intéresse pas directement à l’intérêt de l’enfant. De prime abord, l’on pourrait toutefois considérer que tout acte conforme à l’intérêt de la famille est nécessairement conforme à

l’intérêt de l’enfant, en ce qu’il est l’un des membres de la famille. À titre d’illustration, cette convergence d’intérêts se produirait lorsque les parents décident d’adopter le régime matrimonial de la séparation de biens pour protéger le patrimoine familial. En effet, selon une conception traditionnelle, la famille est fondée sur le mariage ; elle est ainsi composée des conjoints et des enfants qui naissent du couple. L’union des époux résultant du mariage, ainsi que leur régime matrimonial engendrent "une institution qui est la famille, dont le mariage est l’acte fondateur"106. Il est donc naturel que le droit des régimes matrimoniaux prenne en compte non seulement les intérêts des époux, mais aussi l’intérêt de toute la famille, y compris donc celui de l’enfant. En revanche, selon une conception plus moderne, la famille ne se limite pas au couple marié et aux enfants communs, mais son cercle s’étend aux enfants de l’un ou de l’autre époux, notamment dans le cadre des familles recomposées107. Il faut également prendre en compte les enfants adoptifs ou illégitimes d’un seul époux qui vivent parfois au sein du foyer et font partie du groupe familial. Néanmoins, même dans ce genre d’hypothèses, un lien étroit existera entre le statut patrimonial des époux et la situation des enfants. Le Code civil prévoit expressément quatre hypothèses dans lesquelles le juge est amené à intervenir lorsque l’intérêt de la famille est menacé. Cela peut avoir lieu en cas de changement de régime matrimonial ou dans certaines situations de crise conjugale. Tout d’abord, en vertu de l’article 1397 du Code civil, le juge aux affaires familiales, saisi d’une demande d’homologation du changement de régime matrimonial, doit s’assurer que le changement est conforme à l’intérêt de la famille108. En particulier, il doit apprécier la situation dans son ensemble et peut ainsi homologuer une convention dont les effets ne sont pas bénéfiques pour tous les membres de la famille, comme cela peut se produire en cas d’adoption du régime de communauté universelle avec clause d’attribution intégrale qui avantage le conjoint survivant au détriment des enfants109. Afin de vérifier la conformité du changement avec l’intérêt de la famille, le juge procède "à toutes les investigations utiles" ; il a la faculté d’entendre les personnes qui peuvent l’éclairer et celles dont les intérêts risquent d’être affectés par sa décision (article 27 du Code de procédure civile). Ainsi, le juge peut ordonner une enquête afin d’entendre les enfants susceptibles d’être désavantagés ou lésés par la convention

106 B. Beignier, Régimes matrimoniaux, Montchrestien 2012, p. 191, n° 96. L’auteur souligne que "le régime matrimonial (…) est, certes, un contrat, mais lié à un autre contrat plus essentiel encore qu’est le mariage". 107 F. Terré, Ph. Simler, Droit civil, Les régimes matrimoniaux, 6e éd. 2011, Dalloz, n° 249. 108 L’homologation, depuis la loi du 23 juin 2006, n’est uniquement nécessaire que dans des cas exceptionnels, en présence d’enfants mineurs ou en cas d’opposition d’un enfant majeur, des parties au contrat de mariage modifié ou des créanciers. 109 Cass. civ. 1re, 6 janv. 1976, n° de pourvoi 74-12212 ; D. 1976, 253, note A. Ponsard ; JCP 1976, II, 18461, note J. Patarin ; Defrénois 1976, I, p. 787, note A. Ponsard.

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modificative110. Toutefois, il convient de préciser que l’homologation judiciaire du changement est exceptionnelle et dans la plupart des cas, il appartient au seul notaire de vérifier la conformité du changement avec l’intérêt de la famille. Le notaire doit donc non seulement rédiger la convention, mais aussi mettre en garde les époux quant aux droits de leurs enfants et quant au risque d’une éventuelle opposition, laquelle conduira nécessairement à un contrôle du juge111. Puis, le juge peut intervenir dans des situations de crise familiale. L’article 217 du Code civil prévoit qu’un époux peut être autorisé par la justice à passer seul un acte pour lequel le concours ou le consentement de son conjoint était nécessaire (telle la vente du logement familial), si le refus du conjoint n’est pas justifié par l’intérêt de la famille112. Ensuite, les pouvoirs d’un époux peuvent être réduits sur le fondement de l’article 220-1 du Code civil113. Selon ce texte, si l’un des époux manque gravement à ses devoirs et met ainsi en péril les intérêts de la famille, le juge aux affaires familiales peut prescrire toutes les mesures urgentes que requièrent ces intérêts. Il peut, à titre d’exemple, limiter le pouvoir de disposition d’un époux lorsqu’il dilapide ses biens114. Enfin, il existe une possibilité de modification judiciaire des pouvoirs d’un époux sur ses biens propres lorsque le couple est soumis à un régime de communauté. L’article 1429 du Code civil prévoit qu’un époux peut, à la demande de son conjoint, être dessaisi de ses pouvoirs d’administration et de jouissance lorsqu’il met en péril les intérêts de la famille en laissant dépérir ses propres biens ou en dissipant ou détourant les revenus qu’il en tire115. Malgré cette prise en compte de l’intérêt de la famille en droit des régimes matrimoniaux, la notion n’est pas définie par le Code civil. Le concept est vague et flou, son contenu est variable et difficile à cerner116. Un large pouvoir d’appréciation est ainsi laissé aux juges du fond pour esquisser ses contours. Par l’arrêt rendu le 6 janvier 1976, la Cour de cassation a affirmé au sujet de la modification du régime matrimonial que "l’existence et la légitimité d’un tel intérêt doivent faire l’objet d’une appréciation

d’ensemble, le seul fait que l’un des membres de la famille risquerait de se trouver lésé n’interdisant pas nécessairement la modification ou le changement envisagé"117. Cette appréciation d’ensemble peut aboutir à une prise en compte de l’intérêt collectif de la famille ou à une protection renforcée d’un ou de plusieurs intérêts individuels au sein de la famille. La Cour de cassation laisse au juge du fond le soin de faire la balance entre les divers intérêts en présence pour identifier l’intérêt légitime. Le juge du fond doit donc trancher en cas de conflit, lorsque l’intérêt d’un membre de la famille s’oppose aux intérêts des autres. Il doit décider notamment si l’intérêt d’un ou de plusieurs enfants mérite une plus grande protection que celui d’un conjoint, comme

110 En ce sens M. Storck, J.-Cl. Notarial Répertoire, Fasc. 50 : Contrat de mariage. Modifications postérieures à la célébration du mariage. - Conditions du changement conventionnel de régime matrimonial, n° 69 – 70. 111 M. Storck, J.-Cl. Notarial Répertoire, Fasc. 50, n° 29 et n° 83. 112 La requête est adressée au juge des tutelles lorsqu’un époux est hors d’état de manifester sa volonté, mais elle est présentée au juge aux affaires familiales dans les autres cas (art. 1286 CPC). 113 V. art. 220-1 à 220-3 du Code civil. 114 V. P. Voirin, G. Goubeaux, Droit civil. Tome 2, Régimes matrimoniaux. Successions – Libéralités, LGDJ, 27e éd. 2012, p. 30, n° 35. 115 Ou dans une autre hypothèse : lorsqu’il est, d’une manière durable, hors d’état de manifester sa volonté. Ses pouvoirs sont transférés au conjoint (ou à un administrateur provisoire) qui doit, après avoir utilisé les revenus aux charges du ménage, employer l’excédent au profit de la communauté. 116 F. Terré, Ph. Simler, Droit civil, Les régimes matrimoniaux, 6e éd. 2011, Dalloz, n° 248 et s. 117 Cass. civ. 1re, 6 janv. 1976, préc. ; v. aussi : Cass. civ. 1re, 30 sept. 2009, n° de pourvoi 08-13220.

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cela peut être le cas lors de la vente d’un appartement commun susceptible d’héberger les enfants du couple pendant leurs études. L’intérêt pris en compte peut être de nature patrimoniale ou extrapatrimoniale, mais le plus souvent l’intervention du juge en droit des régimes matrimoniaux concernera la protection d’un intérêt patrimonial118. En tout état de cause, l’intérêt doit être d’ordre familial, comme l’exigent les articles précités du Code civil. Toutefois, en raison de la diversité des situations, l’intérêt de chaque famille peut être différent119. En outre, comme le soulignent certains auteurs, l’intérêt de la famille se décompose en plusieurs intérêts individuels, ceux de chaque enfant et de chaque conjoint au sein de la famille120. Aujourd’hui, on doute parfois de l’existence d’un ou de plusieurs intérêts collectifs et convergents, propres au groupement familial. Comme le remarque Madame Judith Rochfeld, "au vu du mouvement actuel d’exaltation de l’individualisme et des droits subjectifs de chacun de ses membres, la famille s’imposerait bien davantage comme le réceptacle de l’expression et de la défense des intérêts distincts de chacun"121. L’intérêt de la famille peut être considéré comme l’intérêt du groupe formé par les époux et leurs enfants. Il semble ainsi possible d’identifier une dimension collective de l’intérêt de la famille, l’intérêt de l’enfant se confondant alors souvent avec l’intérêt du groupe familial (1ère partie). Mais, puisque la famille contribue à la défense de l’intérêt individuel de chacun de ses membres122, l’intérêt de la famille aura, de plus en plus souvent, une dimension plus individuelle et l’intérêt de l’enfant s’opposera à l’intérêt d’un autre membre de la famille, en l’occurrence, celui de l’un des conjoints (2e partie).

I. CONVERGENCE DE L’INTERET DE L’ENFANT

ET DE L’INTERET DU GROUPE FAMILIAL L’intérêt de l’enfant est souvent protégé en droit des régimes matrimoniaux lorsqu’il correspond aux besoins de tous les autres membres du groupement familial, ce qui permet de constater la convergence totale d’intérêts au sein d’une famille (A). Il arrive toutefois que l’intérêt de l’enfant se confonde avec les nécessités d’une partie seulement de la famille, l’on pourra, dans ces cas, parler d’une convergence partielle d’intérêts (B).

A. Convergence totale d’intérêts Habituellement, ce sont les époux qui veillent à la protection des intérêts de toute la famille, et en particulier de ceux de l’enfant. En effet, aux termes de l’article 213 du Code civil, "les époux assurent ensemble la direction morale et matérielle de la famille" et "ils pourvoient à l’éducation des enfants et préparent leur avenir". Dans une grande majorité des cas, les décisions du couple concernant notamment le changement de régime matrimonial respecteront les besoins de tous les membres de la famille. De plus, lors du changement de régime matrimonial, une double "vérification" est parfois exercée quant au respect de l’intérêt de la famille. Le premier contrôle, obligatoire, est effectué par le

118 V. F. Terré, Ph. Simler, Droit civil, Les régimes matrimoniaux, 6e éd. 2011, Dalloz, n° 143. 119 J. Rochfeld, Les grandes notions du droit privé, Puf, 2e éd. 2013, n° 19, mentionne la famille au sens restreint, donc les époux et leurs enfants (une "famille-foyer, ou nucléaire, composée du couple de parents et de leurs enfants"), ainsi que "les familles monoparentales, composées d’un enfant et d’un parent" et "selon les configurations élargies, les familles recomposées". 120 V. M. Storck, J.-Cl. Notarial Répertoire, Fasc. 50, n° 85 ; J. Rochfeld, Les grandes notions du droit privé, Puf, 2e éd. 2013, n° 19. 121 J. Rochfeld, Les grandes notions du droit privé, Puf, 2e éd. 2013, n° 19. 122 En ce sens M. Storck, JCl. Notarial Répertoire, Fasc. 50, n° 85.

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notaire, rédacteur de la convention modificative et le second contrôle, exceptionnel, par le juge qui homologue la convention en cas d’opposition de certaines personnes ou en présence d’un ou plusieurs enfants mineurs. Ce contrôle renforcé diminue donc considérablement les risques d’atteinte aux droits de l’enfant. Certains auteurs constatent ainsi que "les cas où le projet de modification heurterait l’intérêt de la famille se réduisent, à vrai dire, aujourd’hui à une coquille vide"123. D’autant plus que, dans la pratique, les décisions de rejet d’une demande d’homologation sont extrêmement rares124. Cette totale convergence des intérêts, résultant d’une décision du couple, peut avoir lieu en particulier lorsque les parents choisissent de passer d’une communauté à une séparation de biens afin de préserver le patrimoine familial du passif professionnel d’un époux exerçant une profession à risques125 ou en cas de remplacement d’un régime communautaire par un régime séparatiste pour faire face à des situations de crise126. La volonté de protéger les intérêts patrimoniaux de toute la famille légitime l’adoption de la séparation de biens, quand l’un des époux est atteint d’une maladie qui l’empêche de travailler et que l’autre désire exercer une profession indépendante127. L’adoption d’un régime séparatiste peut aussi être justifiée en présence d’enfants adultérins, afin de pouvoir délimiter les masses successorales128. Le changement inverse peut aussi protéger les intérêts des enfants et du couple. Peut ainsi être considérée comme conforme à l’intérêt de la famille, l’adoption d’un régime communautaire pour permettre à la femme de participer à l’enrichissement patrimonial du ménage, notamment lorsqu’elle cesse toute activité professionnelle pour se consacrer à son foyer129. Un autre choix, celui de la communauté universelle avec clause d’attribution intégrale au conjoint survivant, est fait dans l’intérêt de tous les membres de la famille lorsqu’il permet de simplifier le règlement de la succession et d’éviter des conflits avec les héritiers130. Il peut, en effet, être de l’intérêt de tous de différer le partage afin de procéder à une liquidation unique et globale131. L’attribution intégrale de la communauté au conjoint survivant peut parfois empêcher l’indivision avec un enfant très jeune et faciliter ainsi la gestion des biens dépendant de la communauté, dans l’intérêt non seulement du conjoint, mais aussi de cet enfant132. L’intérêt de la famille est conforme aussi avec l’adoption d’une communauté universelle en présence de deux enfants majeurs, lorsque l’un d’eux est un handicapé mental, placé sous tutelle133. En effet, dans un tel cas, l’objectif principal est de permettre au conjoint survivant de subvenir au besoin de l’enfant handicapé, ce qui ne risque pas de porter atteinte à ces intérêts.

123 Mémento Pratique Francis Lefebvre, Droit de la famille 2014-2015, n° 5260. 124 Comme le précise M. Storck, JCl. Notarial Répertoire, Fasc. 50, n° 109 ; en 2012, sur 1601 demandes d’homologation de changement de régime matrimonial (procédures obligatoires et procédures sur opposition), seules 1,7 % ont été rejetées (source : Sénat, projet de loi n° 175, 27 nov. 2013, relatif à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, étude d’impact, art. 2-2°). 125 V. à titre d’illustration : CA Agen, 22 juin 2000, JurisData n° 2000-124432 ; CA Versailles, 17 mars 1994, JurisData n° 1994-041995 ; CA Poitiers, 10 juin 1992, JurisData n° 1992-044368 ; CA Besançon, 15 janv. 1987, JurisData n° 1987-040381; CA Reims, 24 mars 1983, JurisData n° 1983-043565 ; CA Paris, 13 oct. 1983, JurisData n° 1983-028039. 126 V. M. Storck, JCl. Notarial Répertoire, Fasc. 50, n° 90. 127 TGI Chaumont, 12 juill. 1969, JCP 1969, II, 16075. 128 En ce sens CA Colmar, 6 janv. 1988, JurisData, n° 1988-044997. 129 Ch. Vernières, in Dalloz action. Droit patrimonial de la famille 2014, chap. 123, Conditions du changement de régime matrimonial, n° 123.63. 130 V. à titre d’illustration : CA Bordeaux, 3 mars 2010, JurisData n° 2010-003725 ; CA Paris, 2 mai 2007, JurisData n° 2007-333667 ; CA Paris, 29 mars 2007, JurisData n° 2007-334373 ; CA Toulouse, 17 nov. 2005, JurisData n° 2005-293379 ; CA Paris, 20 janv. 1998, JurisData n° 1998-020679 ; CA Dijon, 9 juill. 1996, JurisData n° 1996-056128 ; CA Pau, 19 janv. 1988, JurisData n° 1988-041000. 131 Cass. civ. 1re, 17 juin 1986, pourvoi n° 84-17292, Bull. civ. 1986, I, n° 174 ; JCP N 1986, II, 251, note Ph. Simler ; CA Aix-en-Provence, 25 oct. 2007, JurisData n° 2007-357768. 132 CA Poitiers, 19 déc. 1968, JCP G 1969, II, 15802, note J. Patarin. 133 CA Aix-en-Provence, 16 nov. 2004, JurisData n ° 2004-267391 ; JCP N, janv. 2006, comm. 1005.

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Dans ce genre de situations, les intérêts de l’enfant et des conjoints se rejoignent, les changements décidés par le couple sont alors nécessairement conformes à l’intérêt de toute la famille.

B. Convergence partielle d’intérêts Il existe d’autres hypothèses, dans lesquelles les intérêts non de tous, mais au moins de la plupart des membres de la famille, convergent. Cela se produit souvent en cas de conflit au sein du couple. Dans ce cas, le juge peut intervenir sur le fondement de l’article 217 du Code civil, dans le cadre de l’autorisation judiciaire d’agir seul, ou sur le fondement de l’article 220-1 du Code civil, dans le cadre des mesures urgentes, ou encore sur le fondement de l’article 1429 du Code civil en ce qui concerne le transfert de pouvoirs dans le régime de communauté. La décision judiciaire, prise pour protéger l’intérêt de la famille, sera alors favorable à l’un des deux conjoints et à l’enfant. Quant à l’autorisation d’agir seul qui peut être demandée par un époux, le caractère justifié ou non du refus du conjoint au regard de l’intérêt de la famille est souverainement apprécié par les juges du fond qui procèdent à "une évaluation d’ensemble"134. L’autorisation judiciaire d’agir seul est souvent accordée quand ce refus peut en fait être considéré comme un caprice135 ou, du moins, ne présente pas de caractère légitime. Cette autorisation est souvent demandée afin d’apurer un passif commun136. Ainsi, un époux a été autorisé à vendre une maison de campagne afin d’acquitter une partie des dettes communes, malgré l’opposition du conjoint qui invoquait l’intérêt de la famille137 ou à vendre une résidence secondaire peu occupée par les époux afin d’éviter des charges importantes et des risques de dépréciation138. Les juges ont tranché dans le même sens à propos du logement familial quand la vente projetée avait pour but de ne pas aggraver un déficit et de parvenir à une gestion plus saine du budget familial139, en cas de vente d’une officine de pharmacie en vue d’apurer au mieux le passif du fonds140 ou en cas de vente d’un fonds de commerce laissé à l’abandon avant que son prix ne soit trop faible141. Dans ce genre de décisions, l’intérêt de la famille ne se confond pas obligatoirement avec le seul intérêt des époux, mais peut concerner également l’intérêt des enfants. Une autorisation de disposer seul des droits garantissant le logement familial pourrait d’ailleurs être justifiée par la protection d’un intérêt extra-pécuniaire, par exemple, lorsqu’un logement vétuste entraîne une maladie chez un enfant142. L’autorisation de vendre donnée à un conjoint et allant à l’encontre de la volonté de l’autre devra alors être considérée comme accordée dans l’intérêt de la famille. En revanche, quand le refus du consentement est tout à fait justifié, eu égard à l’intérêt de la famille, la décision judiciaire pourra opposer le conjoint voulant agir seul au reste de la famille et notamment à l’enfant. Les juges ont pu ainsi refuser la vente d’un appartement commun susceptible d’héberger les enfants du couple pendant leurs études143 ou la vente du logement où la femme résidait avec ses

134 Cass. civ. 1re, 19 oct. 1999, n° 97-21466, Bull. civ. 1999, I, n° 284, p. 185. 135 En ce sens B. Beignier, Régimes matrimoniaux, n° 27. 136 V. notamment Cass. civ. 2e., 23 juin 1993, n° 92-10949, JCP G, 1994, I, p. 3733, n° 5, obs. G. Wiederkehr (l’autorisation de la vente du domicile conjugal appartenant en propre à la femme, car cette opération était nécessaire pour payer des dettes relatives à l’immeuble en cause). 137 Cass. civ. 1re, 31 janv. 1974, n° de pourvoi 71-14700, Bull. civ. I, 1974, n° 37. 138 CA Paris, 11 sept. 1997, JurisData n° 1997-022796 ; JCP G, 1998, I, 135, obs. G. Wiederkehr. 139 Cass. civ. 1re, 30 sept. 2009, n° de pourvoi 08-13220, Bull. civ. I, 2009, n° 196. 140 Cass. civ. 1re, 22 nov. 2005, n° de pourvoi 03-13621, Bull. civ. I, 2005, n° 440, p. 368. 141 CA Grenoble, 7 nov. 1972, Gaz. Pal., 1973, 1, 286. 142 L’exemple évoqué par V. Fraissinier, "L’intérêt de la famille : une notion "standard" à contenu variable", LPA, 28 déc. 2007, n° 260, p. 4. 143 CA Bordeaux, 7 oct. 1997, JurisData n° 1997-047893.

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enfants mineurs144. Quant aux mesures urgentes de l’article 220-1 du Code civil, l’intérêt d’un conjoint et de ses enfants a été préservé, à titre d’exemple, lorsqu’un tribunal a interdit à un époux alcoolique d’utiliser un véhicule automobile, compte tenu de l’importance des conséquences financières pouvant résulter d’un accident de la circulation qui serait provoqué par le mari145 ou en cas de mauvaise gestion du mari qui entraînait des risques patrimoniaux considérables et nécessitait l’interdiction de disposer et de déplacer les meubles146, ou encore en cas d’immatriculation au nom de l’épouse de la moitié des actions appartenant à la communauté pour prévenir la dilapidation de la communauté par un époux infidèle147. L’application de telles mesures démontre que, dans de nombreuses hypothèses, l’intérêt individuel de l’enfant, le plus souvent de nature patrimoniale, se confond avec l’intérêt du groupe familial. Le juge peut en outre, sur le fondement de l’article 220-1 du Code civil, soumettre au double consentement des conjoints les actes qui relèvent en principe de la gestion concurrente ou de la gestion exclusive. Ainsi, dans une affaire, lorsque le mari a placé une somme d’argent importante gagnée lors d’une loterie sur son compte personnel sans l’accord de son épouse, le juge a constaté que cet acte était contraire aux intérêts de la famille et a prononcé l’interdiction d’effectuer tout acte de disposition sans le concours de la femme. De plus, il existait en l’espèce un risque de transfert transfrontalier de l’argent sur un compte à l’étranger. Une autre interdiction a dès lors été ordonnée à l’encontre de l’époux fautif, celle de transférer les fonds sur tout autre compte que celui du ménage148. Dans des situations de crise, il est aussi possible de nommer un administrateur provisoire de la communauté, par exemple lorsqu’un époux ne paie pas les charges afférentes aux immeubles communs dont il assure la gestion149. En temps ordinaire, les deux époux, ou tout au moins l’un d’eux, veillent alors à la préservation des intérêts de toute la famille et de chaque enfant, mais en cas de conflit opposant le couple et l’enfant, le juge sera souvent amené à intervenir pour protéger, si nécessaire, l’intérêt de l’enfant.

II. LE CONFLIT ENTRE L’INTERET DE L’ENFANT ET L’INTERET D’UN CONJOINT Le conflit d’intérêts peut exister entre un enfant et l’un des conjoints. On a pu observer que "l’intérêt de la famille est invoqué à travers l’intérêt de l’un de ses membres", ainsi "la jurisprudence est (…) obligée de constater que l’avantage" d’un membre, "peut s’accompagner d’un désavantage pour d’autres membres de la famille, en d’autres termes qu’il peut exister à cet égard une hiérarchie des intérêts au sein de la famille"150. Pour déterminer quel est l’intérêt de la famille le juge doit donc confronter les intérêts divergents des membres d’une famille. Cette appréciation diffère souvent selon que les époux ont des enfants communs ou des enfants non issus du mariage en question151. Afin de peser les intérêts de chacun, la jurisprudence applique souvent le critère de la "protection suffisante des droits", permettant de sacrifier les intérêts du conjoint au bénéfice de l’enfant (A) ou, au contraire, de privilégier l’intérêt du conjoint sur celui de l’enfant (B).

144 CA Paris, 10 févr. 1999, JurisData n° 1999-023030. 145 TGI Saint-Brieuc, 1er juin 1967, Gaz. Pal., 1967, 2, 13. 146 TGI Nevers, 13 juill. 1971, D. 1971, 643. V. aussi à propos de l’habilitation de l'épouse à recouvrer des créances de la communauté : TGI Nevers, 9 nov. 1973, JCP 1974, IV, 6420. 147 TGI Digne-les-Bains, 1er juill. 1972, D. 1973, 259, note Cl.-I. Foulon-Piganiol ; JCP 1973, II, 17443, note D. Mayer. 148 CA Lyon, 28 sept. 2004, JurisData n° 2004-264540. 149 Cass. civ. 1re, 5 nov. 1996, n° 94-14160, Bull. civ. 1996, I, n° 374, p. 262. 150 F. Terré, Ph. Simler, Droit civil, Les régimes matrimoniaux, 6e éd. 2011, Dalloz, n° 250. 151 M. Storck, JCl. Notarial Répertoire, Fasc. 50, n° 91.

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A. L’intérêt de l’enfant préféré à l’intérêt du conjoint Le conflit d’intérêts entre un enfant et l’un des conjoints peut avoir lieu en cas de changement de régime matrimonial. La protection prioritaire de l’intérêt de l’enfant peut justifier, à titre d’exemple, le passage d’une communauté à une séparation de biens afin d’identifier et séparer le patrimoine de chacun des époux en présence d’un enfant naturel152. A l’aide de l’ "appréciation d’ensemble" de l’intérêt de la famille, les juges peuvent constater que l’atteinte aux intérêts d’un ou de plusieurs membres de la famille n’interdit pas nécessairement la modification envisagée. La modification peut être considérée comme justifiée, lorsqu’elle répond au souci d’assurer la situation pécuniaire du conjoint survivant sans nécessairement protéger l’intérêt de l’enfant. Toutefois, l’homologation est souvent refusée lorsque le conjoint survivant dispose déjà d’un patrimoine propre considérable et que rien ne justifie le sacrifice que le changement envisagé imposerait aux enfants153. Une telle décision peut être rendue par le juge quand les époux ne démontrent pas que l’adoption du régime de la communauté avec attribution intégrale au conjoint survivant serait conforme à "l’intérêt de la famille", si chacun des époux a des biens lui permettant de vivre confortablement après le décès de l’autre et s’il existe un conflit familial entre les parents et les enfants que l’adoption d'un nouveau régime ne pourrait qu’alimenter154. La demande de changement pour un régime de communauté universelle a été ainsi rejetée dans une affaire où la situation du conjoint survivant pouvait être suffisamment protégée dans un régime de communauté réduite aux acquêts, grâce à l’importance des biens communs et l’existence d’une donation au dernier vivant, d’autant plus que le changement était motivé essentiellement par l’hostilité des parents à l’égard de leurs gendre et belle-fille155. Le juge a refusé l’homologation aussi lorsque l’enfant unique des demandeurs était invalide à 80 %, qu’il existait une situation très conflictuelle au sein de la famille et que les parents souhaitaient avant tout écarter le plus longtemps possible leur enfant unique de ses droits d’héritier156. Dans certaines hypothèses, il est donc dans l’intérêt de la famille de protéger plutôt l’enfant que d’attribuer un avantage patrimonial complémentaire à l’un des conjoints, surtout lorsque les droits du conjoint sont assurés de manière suffisante par le régime matrimonial en cours.

B. L’intérêt du conjoint préféré à l’intérêt de l’enfant L’intérêt de l’enfant est dans de nombreux cas considéré comme supérieur à celui d’un autre membre de la famille. Toutefois, sa protection n’est pas assurée de manière absolue et l’intérêt d’un conjoint peut être parfois jugé plus "légitime" que celui de l’enfant157. En cas de changement de régime matrimonial, la jurisprudence considère parfois que si d’autres instruments permettent de protéger les intérêts potentiellement menacés de l’enfant, le changement de régime par le couple devrait être

152 Cass. civ. 1re, 17 fév. 2010, n° 08-14441, Bull. civ. 2010, I, n° 42. 153 V. à titre d’illustration : CA Paris, 24 juin 1982, JurisData n° 1982-023895. 154 CA Paris, 18 mai 2006, JurisData n° 2006-309778. 155 Cass. civ. 1re, 9 oct. 1991, n° 89-21742, JurisData n° 1991-002861. V. aussi M. Storck, JCl. Notarial Répertoire, Fasc. 50, n° 94. 156 CA Paris, 25 mars 2003, JurisData n° 2003-224495. 157 V. à titre d’exemple CA Toulouse, 31 mai 1995, JurisData n° 1995-044562.

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admis. Les intérêts d’un enfant peuvent alors être sacrifiés au bénéfice des intérêts d’un autre membre de la famille. Ainsi, la modification du régime matrimonial peut être considérée comme conforme à l’intérêt de la famille si elle permet la réalisation des devoirs d’assistance et de prévoyance résultant du mariage, donc lorsqu’elle satisfait à "un devoir de famille" à l’égard du conjoint158. Il convient de rappeler que, selon de nombreuses décisions, "l’existence et la légitimité d’un tel intérêt doivent faire l’objet d’une appréciation d’ensemble, le seul fait que l’un des membres de la famille se trouve lésé n’interdit pas nécessairement la modification envisagée"159. À titre d’illustration, l’intérêt de l’enfant a été sacrifié dans une décision qui a homologué le changement de régime matrimonial des époux qui désiraient opter pour la communauté universelle. En l’espèce, la protection du conjoint survivant était nécessaire afin d’éviter une action en partage qui viserait le domicile conjugal ou entraînerait des conséquences préjudiciables. Les juges ont assimilé ici l’intérêt de la famille à l’intérêt d’un conjoint pris isolément160. La jurisprudence décide souvent qu’une communauté universelle avec attribution intégrale au conjoint survivant est justifiée, en présence d’enfants communs, par le souci de conserver au survivant son cadre de vie et de lui épargner les démarches d’une liquidation161. Un tel changement peut, d’ailleurs, être justifié même en présence d’enfants non communs dès lors que l’action en retranchement leur est ouverte (article 1527, al. 2 et 3 du Code civil)162. En effet, la loi du 3 décembre 2001 a apporté une protection aux enfants naturels en leur étendant l’action en retranchement163. Puisqu’une clause d’attribution de la communauté au conjoint survivant risque d’être défavorable aux enfants, le juge doit apprécier concrètement la conformité de la clause à l’intérêt de la famille164. Il prend en compte les particularités de chaque situation, telles que le patrimoine des conjoints et des présomptifs héritiers165, l’existence de donations ou de donation-partage antérieurement consenties166 ou encore l’âge et l’état de santé de l’enfant167. L’enfant en tant qu’être vulnérable nécessite certainement davantage de protection, mais cela n’est pas le cas des enfants âgés de plus de quarante ans, installés et à l’abri du besoin et lorsque leurs parents sont très âgés. Pour les juges du fond "dès lors que l'adoption du régime de la communauté universelle (…) préserve l'autonomie et l'indépendance du conjoint survivant à l'égard des enfants en lui laissant l'entière jouissance du patrimoine commun, lui épargnant les tracas et le coût d'une ouverture de succession et d'éventuels désaccords successoraux entre les enfants, le souci d'assurer la situation pécuniaire du conjoint survivant répond à un intérêt

158 En ce sens M. Storck, JCl. Notarial Répertoire, Fasc. 50, n° 91 et n° 94. Quant aux décisions jurisprudentielles : Cass. civ. 1re, 6 janv. 1976, préc. ; CA Nîmes, 15 oct. 2008, JurisData n° 2008-002536 ; CA Toulouse, 29 mars 2005, JurisData n° 2005-279377 : "Ce choix constitue un acte d'assistance et de prévoyance, même s'il avantage le conjoint en présence d'enfants communs, dès lors qu'il ne porte pas atteinte aux droits des héritiers réservataires mais diffère seulement jusqu'à la mort du conjoint survivant la dévolution des biens concernés" ; v. aussi CA Aix-en-Provence, 6 janv. 1986 : JurisData n° 1986-045943. 159 Cass. civ. 1re, 6 janv. 1976, préc. ; Cass. civ. 1re, 17 juin 1986, n° 84-17292, Bull. civ. 1986, I, n° 174, JCP N 1986, II, p. 250, obs. Ph. Simler ; Cass. civ. 1re, 22 juin 2004, n° 02-10528 ; CA Paris, 17 déc. 1999, JurisData n° 1999-104194. 160 CA Bourges, 20 juin 2000, JurisData n° 2000-118578 ("Doit être confirmé le jugement qui dès lors que ce changement vise à protéger l'épouse survivante, les circonstances de l'espèce permettant de penser que dans le cas du prédécès de son père, la fille des époux chercherait par tous moyens à assouvir la rancœur irraisonnée qu'elle éprouve contre sa mère"). 161 CA Paris, 10 févr. 2000, JurisData n° 2000-112372 ; CA Aix-en-Provence, 6 janv. 1986, préc. 162 Cass. civ. 1re, 20 nov. 2001, n° 99-12778, JurisData n° 2001-011920. 163 L’article 1527, alinéa 2 du Code civil prévoit que "au cas où il y aurait des enfants qui ne seraient pas issus des deux époux, toute convention qui aurait pour conséquence de donner à l'un des époux au-delà de la portion réglée par l'article 1094-1 (...) sera sans effet pour tout l'excédent". 164 M. Storck, JCl. Notarial Répertoire, Fasc. 50, n° 92 et n° 94. 165 CA Versailles, 29 mai 1997, JurisData n° 1997-043811. 166 CA Paris, 4 mai 1999, 17 déc. 1999, JurisData n° 1999-104194 ; CA Paris 10 févr. 2000, JurisData n° 2000-112372 ; CA Versailles, 29 mai 1997, préc. 167 En particulier si l'enfant est handicapé : CA Lyon, 5 juin 2001, JurisData n° 2001-157312.

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familial de nature à justifier le changement de régime matrimonial d'époux libérés de toute obligation d'éducation et/ou d'entretien à l'égard de leurs enfants devenus autonomes"168. L’intérêt de l’enfant, même lorsqu’il est né hors mariage, ne fait pas non plus obstacle au changement de régime matrimonial en cas d’un passage de la communauté légale à une séparation de biens. L’intérêt d’un conjoint, et par cela même de la famille, peut nécessiter de mettre le patrimoine immobilier, comprenant le domicile conjugal, à l’abri des créanciers professionnels du mari. De plus, un tel changement, permet à l’épouse d’éviter les difficultés potentielles dues à la liquidation d’une communauté en cas de prédécès du mari169. Les juges sacrifient dans ce genre de situations l’intérêt de l’enfant lorsque la mesure appliquée ne lui est pas "trop défavorable". Pour conclure, il convient de constater que, certes, la Convention de New York des Droits de l’Enfant exige que "dans toutes les décisions qui concernent les enfants (…), l’intérêt supérieur de l’enfant soit une considération primordiale"170, mais en droit des régimes matrimoniaux, l’intérêt de l’enfant n’est pas considéré comme "supérieur" lorsque sa protection peut être assurée autrement que par l’instrument en question171, donc lorsque les droits de l’enfant sont suffisamment protégés ou encore lorsque l’atteinte aux droits de l’enfant n’est qu’hypothétique, comme cela peut arriver en cas de succession différée et d’adoption par les parents du régime de la communauté universelle.

168 CA Versailles, 25 sept. 2003, n° de RG 2003-861. 169 Cass. civ. 1re, 19 déc. 2012, n° 11-25197. En l’espèce, l’adoption du régime de la séparation de biens est intervenue après trente ans de mariage, la même année que la décision qui a déclaré la paternité du mari à l’égard de sa fille née hors mariage. 170 Convention Internationale des Droits de l’Enfant, article 3.1, adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 20 nov. 1989, à New York. 171 A titre d’exemple, grâce à l’action en retranchement et non par un refus d’homologation d’une convention.

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L’INTERET DE L’ENFANT A LA LUMIERE DU DROIT EUROPEEN DES DROITS DE L’HOMME

Arnaud PIROT,

Doctorant en droit privé à l’Université d’Auvergne, CMH EA 4232

e récents débats sur la gestation pour autrui ont animé la jurisprudence, la doctrine et par-delà, la société tout entière. L’origine de ces débats réside dans deux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, rendus le 26 juin 2014, sanctionnant la France pour ne pas

permettre, en toute hypothèse, la retranscription des actes de naissance d’enfants nés de gestation pour autrui à l’étranger172. La sanction dressée à la France par la Cour européenne des droits de l’homme repose sur le manquement des autorités françaises qui n’ont pas tenu compte de l’intérêt des enfants nés de gestation pour autrui à l’étranger et dont les parents tentent, en vain, de procéder à la retranscription de leur acte de naissance à l’état civil français. Ces deux arrêts témoignent du profond attachement que porte le droit européen des droits de l’homme à la notion d’intérêt de l’enfant173. Le droit européen des droits de l’homme est le droit issu de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme de 1949, telle qu’interprétée par la Cour européenne des droits de l’homme174. Ce faisant, ce droit est très majoritairement – pour ne pas dire exclusivement – un droit prétorien dont les principes généraux le gouvernant sont égrainés au fil de la jurisprudence de la Cour. Quant à l’intérêt de l’enfant, il est qualifié de notion standard du droit qui doit permettre d’ajuster les règles de droit selon les situations factuelles dans lesquelles elles sont appelées à être appliquées175. Cette qualification met en lumière l’obstacle qui se dresse devant toute entreprise de définition ab initio de l’intérêt de l’enfant. Ce dernier ne peut être apprécié qu’au regard des spécificités d’une espèce donnée. A cet égard, le droit européen des droits de l’homme n’offre pas plus d’éléments de définition de l’intérêt de l’enfant. Toutefois, il rend la notion saisissable. Nonobstant l’absence de référence directe à la notion d’intérêt de l’enfant dans les articles stricto sensu de la Convention européenne des droits de l’homme176, la Cour européenne des droits de l’homme n’ignore pas l’intérêt de l’enfant, loin s’en faut.

172 CEDH, 26 juin 2014, Labassee c. France, req. n° 65941/11 et Mennesson c. France, req. n° 65192/11 ; AJDA 2014, p. 1763, chron. L. Burgogue-Larsen ; D. 2014, p. 1797, note F. Chénedé ; Ibid., p. 1773, chron. H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon ; Ibid., p. 1787, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; Ibid., p. 1806, note L. d’Avout ; AJ fam. 2014, p. 499, obs. B. Haftel ; Ibid., p. 396, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RDSS 2014, p. 887, note C. Bergoigan Esper ; RTD civ. 2014, p. 616, obs. J. Hauser ; Ibid. p. 835, note J.-P. Marguénaud. 173 La notion d’intérêt de l’enfant fait l’objet d’une consécration internationale au sein de l’article 3 § 1 de la Convention Internationale des droits de l’enfant du 20 nov. 1989. 174 O. Jacot-Guillamod, "Règles, méthodes et principes d’interprétation dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme", in La Convention européenne des droits de l’homme, L.-E. Pettiti (dir.), 2e éd., 1999, Economica, p. 41 sq. 175 V. en ce sens M. Fabre-Magnan, "Les trois niveaux d’appréciation de l’intérêt de l’enfant", D. 2015, p. 224. 176 Il est fait une référence indirecte à l’intérêt de l’enfant à l’article 5 du protocole additionnel n° 7 à la Convention qui est relatif à l’égalité entre époux.

D

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L’article 8 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme prévoit que chaque individu a droit au respect de sa vie privée et familiale. L’article 8 § 2 prévoit, quant à lui, la faculté qu’ont les Etats parties à la Convention de procéder à des ingérences dans les droits garantis au § 1. Lorsqu’un individu entend saisir la Cour européenne sur le fondement de l’article 8, il va très souvent reprocher à l’Etat d’avoir pris une mesure constitutive d’une ingérence dans son droit au respect à la vie privée ou à la vie familiale. Aussi, conformément à l’article 8 § 2, la Cour s’attache à vérifier que la mesure litigieuse est prévue par la loi, qu’elle est nécessaire dans une société démocratique et la Cour opère un contrôle de proportionnalité entre la mesure litigieuse et le but poursuivi par celle-ci. Dans le cadre de son contrôle de proportionnalité177, la Cour européenne des droits de l’homme vérifie que les Etats ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts en présence dans une espèce donnée. Dans les hypothèses où la situation d’un enfant est en jeu, la Cour s’assure qu’il a été procédé à une mise en balance entre les intérêts de l’enfant, ceux des parents éventuellement, ceux des tiers également et bien-sûr l’intérêt général. Ces divers intérêts, parmi lesquels il doit être ménagé un juste équilibre, sont parfois, même souvent, divergents et contradictoires. C’est dans ce contexte que la Cour européenne des droits de l’homme a eu à appréhender la notion d’intérêt de l’enfant. La place et le rôle que la Cour européenne des droits de l’homme confère à la notion d’intérêt de l’enfant dans son œuvre jurisprudentielle ne sont pas toujours évidents. Pourtant, la problématique est cruciale, l’influence du droit européen des droits de l’homme n’est, en effet, plus à démontrer. Il est dès lors possible de s’interroger sur l’appréciation de la notion au niveau européen, tant l’acception retenue peut posséder une empreinte sur le droit interne. La Cour européenne des droits de l’homme a fait de l’intérêt de l’enfant la clef de voûte de son contrôle de proportionnalité (I), elle en a également fait un instrument redoutable lui permettant d’assurer l’hégémonie du droit européen des droits de l’homme sur les autres sources du droit (II).

I. L’INTERET DE L’ENFANT :

CLEF DE VOUTE DU CONTROLE EUROPEEN DE LA PROPORTIONNALITE La Cour européenne des droits de l’homme a, d’une part, érigé l’intérêt de l’enfant en point focal de nombreux contentieux et, ce faisant, a instauré une véritable exigence de primat à accorder à l’intérêt de l’enfant (A). D’autre part, se livrant à une nécessaire appréciation in concreto de l’intérêt de l’enfant, la Cour a mis, un temps, en lumière l’inopérance de toute tentative de définition abstraite du contenu de l’intérêt de l’enfant (B).

A. L’exigence de primat à accorder à l’intérêt de l’enfant La Cour européenne des droits de l’homme affirme, de manière constante, que dans le cadre de la mise en balance des intérêts, à laquelle doivent procéder les Etats, l’intérêt de l’enfant – fût-t-il supérieur – doit constituer la principale considération et ce, dans toutes les hypothèses où la situation d’un enfant

177 V. Goesel-Le Bihan (dir.), "Les figures du contrôle de proportionnalité en droit français", Actes du Colloque de La Réunion, 4 et 5 juin 2007, n° spécial, LPA 2009, n° 46.

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est en jeu. Dans une affaire relative au refus de prononcer l’adoption d’un enfant par les juridictions belges178, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle qu’elle a pour rôle de vérifier que, conformément à sa jurisprudence relative à l’article 8, l’intérêt de l’enfant en tant que composante du droit au respect à la vie familiale constitue la principale considération des juridictions internes dans l’évaluation des intérêts concurrents en présence179. En l’espèce, un couple de ressortissants belges était titulaire d’une Kafala à l’égard un enfant180, en vertu du droit marocain, qui sollicitait de pouvoir adopter ce même enfant. Les juridictions belges ont motivé leur refus de prononcer l’adoption en estimant que l’intérêt de cet enfant n’était pas d’avoir deux statuts juridiques différents dans deux Etats. En effet, l’enfant était toujours doté d’une filiation à l’égard de ses parents biologiques au Maroc. Ce dernier ne reconnaissant pas l’existence du principe même de l’adoption, quand bien même l’enfant aurait été adopté en Belgique, aux yeux de la loi marocaine l’enfant serait resté en toute hypothèse lié juridiquement à ses parents biologiques. Il n’en va pas différemment en matière de retrait de l’autorité parentale et de la suppression des droits de visite et d’hébergement d’un parent à l’égard de son enfant. La Cour européenne des droits de l’homme rappelle que l’éclatement d’une famille constitue une ingérence très grave. Dès lors, pareille ingérence doit reposer sur des considérations inspirées par le seul intérêt de l’enfant181. Si la Cour européenne des droits de l’homme use du truchement de l’article 8 de la Convention pour assoir sa jurisprudence, il ne faut pas s’y méprendre. L’intérêt de l’enfant, et lui seul, commande sa jurisprudence. La Cour n’hésite pas à estimer que dans l’équilibre à ménager entre les intérêts des enfants et les intérêts des tiers, l’intérêt des enfants doit passer avant toute autre considération182. Plus encore, la Cour européenne des droits de l’homme évoque même que cette considération primordiale de l’intérêt de l’enfant est un principe essentiel. Elle a ainsi jugé que, dans son contrôle de proportionnalité, elle devait avoir égard au principe essentiel selon lequel, chaque fois que la situation d’un enfant est en cause, son intérêt supérieur doit primer183. La position de la Cour européenne des droits de l’homme à cet égard ne surprend pas. La Convention internationale des droits de l’enfant du 20 novembre 1989 prévoit en son article 3 § 1 que "dans toutes les décisions qui concernent les enfants, (…), l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale". Toutefois, en posant cette exigence de primauté à accorder à l’intérêt de l’enfant dès que la situation d’un enfant est en cause, la Cour européenne des droits de l’homme a instauré une véritable obligation positive mise à la charge des Etats parties à la Convention européenne des droits de l’homme184.

178 CEDH, 16 déc. 2014, Chbihi Loudoudi et autres c. Belgique, req. n° 52265/10, Rev. crit. DIP 2015, p. 432, note F. Marchadier ; AJ fam. 2015, p. 47, obs. E. Viganotti. 179 Ibid., § 131. 180 Sur le régime de la Kafala, v. notamment M.-C. Le Boursicot, "La situation des enfants recueillis en kafala", RJPF 2006-10/60. 181 CEDH, 13 juill. 2000, Scozzari et Giunta c. Italie, req. n° 39221/98 et n° 41963/98, § 130. 182 CEDH, 6 juill. 2004, Piss c. France, req. n° 46026/99, inédit. 183 CEDH, 14 janv. 2016 Mandet c. France, req. n° 30955/12, § 43 ; CEDH, 26 juin 2014, Mennesson c. France, préc., § 81. 184 Sur la théorie des obligations positives, v. notamment F. Sudre et alii., La Convention européenne des droits de l’homme, 10ème éd., 2015, PUF.

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Indépendamment de la solution factuellement retenue par les juridictions nationales, leur décision encourt la censure de la Cour de Strasbourg pour violation de la Convention si elles n’ont pas pris en considération, avant toute autre chose, l’intérêt de l’enfant. Partant, lorsque la situation d’un enfant est en jeu, les autorités publiques, et notamment les juridictions nationales, doivent prendre des mesures qui sont commandées par l’intérêt de l’enfant. Dès lors qu’une telle exigence est posée – et imposée – faut-il encore déterminer le contenu et l’appréciation à donner à cet intérêt de l’enfant. A cet égard, la jurisprudence casuistique de la Cour européenne des droits de l’homme a démontré, un temps au moins, l’inopérance de toute tentative de définition abstraite du contenu de l’intérêt de l’enfant. A l’aune d’une appréciation in concreto, consubstantielle à la notion d’intérêt de l’enfant, la Cour a également mis en lumière l’ambivalence de l’intérêt de l’enfant.

B. La nécessaire ambivalence de l’intérêt de l’enfant tributaire d’une

appréciation in concreto Le contrôle opéré par la Cour européenne des droits de l’homme a mis en exergue l’ambivalence du contenu de l’intérêt de l’enfant. La Cour exige nécessairement que cet intérêt soit apprécié in concreto, autrement dit, à la lumière des circonstances particulières et factuelles de chaque espèce. Dans un même contentieux, voire dans une même espèce, l’intérêt de l’enfant peut revêtir deux aspects contradictoires et opposés. Tel est le cas en matière d’exercice de l’autorité parentale. Selon la Cour européenne des droits de l’homme, l’intérêt de l’enfant recouvre deux aspects. L’aspect positif conduit à un droit au maintien des relations parents-enfants185. L’aspect négatif permet la rupture des liens entre un enfant et son ou ses parent(s) lorsque, notamment, l’enfant est en situation de danger186. L’hypothèse topique est celle d’une mesure de placement prise par un juge des enfants. Ce dernier va estimer que sa décision de placement de l’enfant est commandée par l’intérêt supérieur de celui-ci, tandis que les parents privés de leur enfant peuvent être tentés d’invoquer que l’intérêt supérieur de leur enfant commandait, au contraire, que soient maintenues les relations entre eux. Face à ces deux intérêts contradictoires, la Cour européenne des droits de l’homme vérifie que l’intérêt supérieur de l’enfant a été convenablement interprété par les juridictions nationales à la lumière des faits de chaque espèce187. En matière d’autorité parentale, la Cour européenne des droits de l’homme adopte un contrôle très large puisqu’elle ne concède qu’une étroite marge d’appréciation aux Etats, compte tenu du consensus européen qui existe sur le principe selon lequel un enfant doit être maintenu avec ses parents. L’ambivalence que peut revêtir l’intérêt de l’enfant a été mise en exergue avec beaucoup plus d’acuité en matière de filiation, et plus précisément en matière de contestation de paternité. Les hypothèses ici sont topiques. D’une part, un homme dont la filiation est établie à l’égard d’un enfant souhaite contester sa paternité, notamment parce qu’il pense ou sait ne pas être le père biologique de

185 CEDH, 29 juin 2004, Volesky c. République Tchèque, req. n° 63627/00, § 118. 186 CEDH, 13 juill. 2000, Scozzari et Giunta c. Italie, préc., § 169. 187 Ibid., § 170 sq.

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l’enfant. D’autre part, un tiers qui prétend être le père biologique d’un enfant souhaite contester la filiation de celui que le droit tient pour père de l’enfant. Dans ces deux hypothèses, le père souhaitant contester sa filiation et l’homme souhaitant obtenir l’annulation d’une filiation pour ensuite pouvoir établir la sienne, vont invoquer très généralement le fait que leur démarche est commandée par l’intérêt de l’enfant consistant à connaître sa véritable filiation, et ainsi ses origines. A l’inverse, pour faire obstacle à une telle démarche, la notion d’intérêt de l’enfant, résidant dans le maintien d’une filiation stable, même non conforme à la vérité biologique, mais correspondant dans certains cas à une vérité affective, peut être invoquée. A cet égard, peuvent s’opposer deux intérêts de l’enfant. Le premier consiste à connaître sa véritable filiation, le second réside dans le maintien d’une filiation stable même si éventuellement non conforme à la vérité biologique. La Cour européenne des droits de l’homme a pu ainsi juger conventionnel le refus opposé par des juridictions nationales à un père souhaitant contester sa paternité, car non conforme à la vérité biologique188. Accueillir la démarche du père heurterait l’intérêt de l’enfant qui résidait en l’occurrence dans le maintien d’une filiation stable189. Pour ce faire la Cour européenne des droits de l’homme, outre une appréciation in concreto, retenait une appréciation subjective de l’intérêt de l’enfant notamment à la lumière de la volonté de l’enfant qui en l’occurrence n’avait pas exprimé le souhait de connaître la vérité biologique190. La Cour européenne des droits de l’homme constatait, en revanche, une violation de l’article 8 dans les hypothèses où les Etats n’avaient pas permis à un père de contester sa filiation, lorsque l’enfant en question s’était associé à la démarche et souhaitait que son état civil soit mis en conformité à la vérité biologique, ce qui emporte que soit annihilé un lien de filiation non conforme à la vérité biologique. Dans ces hypothèses, la Cour faisait alors observer que le refus des juridictions nationales heurtait les aspirations des individus en présence et ne bénéficiait en fait à personne191. Dès lors, pour trancher lequel des intérêts de l’enfant devait primer l’autre, la Cour européenne des droits de l’homme adoptait une appréciation subjective à la lumière de la volonté de l’enfant, en plus de la classique appréciation in concreto. Cela justifiait qu’au gré des espèces, tantôt ce soit tel intérêt de l’enfant qui prime l’autre et inversement. La conséquence principale de cette approche concrète et subjective était simple : il ne pouvait être déterminé de manière abstraite le contenu de l’intérêt de l’enfant. Cet intérêt devait être apprécié concrètement, de manière contingente à chaque espèce donnée. Toutefois, la Cour européenne des droits de l’homme a opéré un revirement spectaculaire de jurisprudence, ce qui est suffisamment rare pour le mettre en exergue, par un arrêt Mandet c. France rendu le 14 janvier 2016192.

188 V. notamment CEDH (déc.), 24 août 2010, I.L.V. c. Roumanie, req. n° 4901/04 ; CEDH, 6 déc. 2011, Iyilik c. Turquie, req. n° 2899/05. 189 CEDH, 6 déc. 2011, Iyilik c. Turquie, préc., § 34. 190 CEDH (déc.), 24 août 2010, I.L.V. c. Roumanie, préc., § 45. 191 V. notamment CEDH, 10 oct. 2006, Paulik c. Slovaquie, req. n° 10699/05, RLDC 2007, p. 41, note F. Dekeuwer-Défossez ; CEDH, 25 fév. 2104, Ostace c. Roumanie, req. n° 12547/06, RLDC 2014, n° 114, p. 43, note K. Ducrocq-Pauwels. 192 CEDH, 14 janv. 2016, Mandet c. France, préc.

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En l’espèce, il s’agissait de l’hypothèse où un tiers, revendiquant être le père biologique de l’enfant, entendait contester la filiation paternelle dont bénéficiait l’enfant à l’égard du mari de sa mère, afin de pouvoir ensuite établir sa propre filiation à l’égard de cet enfant. Les juridictions nationales avaient décidé d’annuler la filiation du mari de la mère de l’enfant, alors même que l’enfant avait fait part de son souhait que le mari de sa mère demeure son père, quand bien même il ne soit pas son père biologique. Les époux Mandet et leur enfant, devenu majeur, avaient saisi la Cour européenne des droits de l’homme en estimant que les juridictions nationales ont méconnu l’intérêt supérieur de l’enfant qui, selon eux, résidait dans le maintien d’une filiation stable et conforme à une profonde et sincère vérité affective. Le raisonnement retenu par les juges du fond est pour le moins déroutant. Faisant fi de la situation factuelle dans laquelle se trouvait l’enfant Mandet, écartant également la volonté de ce dernier qui ne souhaitait pas que sa filiation à l’égard du mari de sa mère soit détruite, les juges du fond se sont sentis investis "d’une responsabilité de rechercher les origines de l’enfant et donc sa véritable filiation"193. En l’occurrence, l’intérêt supérieur de l’enfant, qui est le motif principal de leur décision, a été apprécié de manière totalement abstraite au détour d’un attendu selon lequel "l’intérêt de l’enfant est avant tout de connaître ses origines"194. Bien que la Cour de cassation ait rejeté le pourvoi formé par les époux Mandet, il était permis de penser qu’une telle solution, et surtout une telle appréciation abstraite de l’intérêt de l’enfant, allaient passer sous les fourches caudines de la Cour européenne des droits de l’homme, et ce notamment à la lumière de sa jurisprudence qui prévalait jusque lors. La Cour européenne des droits de l’homme abandonne sa jurisprudence antérieure en se refusant à contrôler l’opportunité de l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant faite par les juridictions françaises. En effet, elle se borne à constater que les juridictions nationales n’ont pas omis d’accorder un poids décisif à l’intérêt supérieur de l’enfant et qu’elles avaient jugé en substance que l’intérêt de l’enfant résidait moins là où le voyait l’enfant lui-même, à savoir dans le maintien d’une filiation stable, que dans la connaissance de sa véritable filiation et de ses origines.

Les conséquences de cet arrêt Mandet c. France sont loin d’être négligeables. En validant une appréciation totalement abstraite de l’intérêt de l’enfant, érigé tel un présupposé quasiment irréfragable, il s’agit de procéder à une détermination ab initio du contenu même de l’intérêt supérieur de l’enfant en matière de filiation. Ces considérations, relatives à la place et à l’appréciation de l’intérêt de l’enfant au sein du droit européen des droits de l’homme, démontrent l’attachement que la Cour européenne des droits de l’homme porte à l’intérêt de l’enfant. Cependant, cet attachement s’est parfois mué en une instrumentalisation de la notion d’intérêt de l’enfant par la Cour européenne des droits de l’homme pour assurer l’autorité du droit européen des droits de l’homme sur les autres sources du droit.

193 Ibid., § 14. 194 Ibid., § 56.

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II. L’INTERET DE L’ENFANT :

VECTEUR DE L’AUTORITE DU DROIT EUROPEEN DES DROITS DE L’HOMME Ce phénomène d’instrumentalisation de l’intérêt de l’enfant pour soutenir l’autorité du droit européen des droits de l’homme s’apprécie à deux égards. D’une part, et de manière très remarquable, par le truchement de l’intérêt de l’enfant, la Cour européenne des droits de l’homme a asservi une convention internationale (A). D’autre part, l’intérêt de l’enfant est un incontestable vecteur de la fondamentalisation du droit prônée par la Cour européenne des droits de l’homme (B).

A. L’affirmation de l’autorité de la Convention européenne des droits de

l’homme sur les conventions internationales procédurales La Convention de La Haye du 25 octobre 1980 relative aux aspects civils de l’enlèvement international d’enfant prévoit en substance que l’intérêt supérieur de l’enfant est toujours de retourner auprès du parent qui en a été privé du fait de son enlèvement par l’autre parent. La Cour européenne des droits de l’homme a eu à connaître de nombreuses affaires en la matière195. L’hypothèse est encore une fois topique : un parent décide de partir à l’étranger avec son enfant, privant ainsi l’autre parent de celui-ci. Le parent privé de l’enfant, conformément à la Convention de La Haye, saisit rapidement les autorités de son Etat pour qu’elles mettent tout en mesure pour localiser l’enfant et engager une procédure judiciaire afin qu’il soit ordonné le retour de l’enfant. Toutefois, le parent ravisseur, qui dispose factuellement d’une vie familiale avec son enfant, même dans une telle situation créée illicitement, soutient devant la Cour européenne des droits de l’homme que la décision ordonnant le retour de l’enfant auprès de l’autre parent est une ingérence dans son droit au respect à la vie familiale. Dans un premier temps, la Cour européenne des droits de l’homme se bornait à vérifier que les juridictions nationales avaient bien fondé leur décision de retour de l’enfant sur l’intérêt supérieur de celui-ci, tel que prévu par la Convention de La Haye196. La Convention de La Haye a pour objet, sauf rares exceptions197, d’assurer le retour en toutes circonstances de l’enfant enlevé. Partant, la Cour européenne des droits de l’homme en était arrivée "à justifier les applications mécaniques nationales les plus brutales de la Convention de La Haye toujours supposées conformes à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme"198, dans la mesure où l’intérêt supérieur de l’enfant est toujours d’être reconduit le plus promptement possible vers le parent dont il a été séparé.

195 V. notamment CEDH, 5 févr. 2015, Phostira Efthymiou et Ribeiro Fernandes c. Portugal, req. n° 66775/11 ; CEDH, 22 juill. 2014, Rouiller c. Suisse, req. n° 3592/08 ; CEDH, 26 nov. 2013, X. c. Lettonie, req. n° 27853/09 ; CEDH, 6 juill. 2010, Neulinger et Shuruk c. Suisse, req. n° 41615/07, D. 2010, p. 2062, obs. I. Gallmeister ; AJ fam. 2010, p. 482, pratique A. Boiché ; RTD civ. 2010, p. 735, note J.-P. Marguénaud ; CEDH, 6 déc. 2007, Maumousseau et Washington c. France, req. n° 39388/05. 196 CEDH, 6 déc. 2007, Maumousseau et Washington c. France, préc., § 60. 197 V. in fine l’article 13 de la Convention de La Haye du 25 oct. 1980 relative aux aspects civils de l’enlèvement international d’enfant. 198 J.-P. Marguénaud, "L’intérêt supérieur de l’enfant, instrument d’hégémonie de la Convention EDH sur les conventions procédurales", RTD civ. 2010, p. 735.

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Dans l’affaire Maumousseau et Washington c. France199, une Cour d’appel avait ordonné le retour immédiat d’une fillette de quatre ans, déplacée illicitement par sa mère en France, alors que la famille était initialement établie aux Etats-Unis. Un procureur accompagné d’officiers de police judiciaire avait alors entrepris d’extirper la fillette de son école maternelle nonobstant l’opposition de la mère de celle-ci, du personnel de l’école ainsi que d’une partie des habitants de la commune. A l’instar d’une partie de la doctrine, il était permis de douter qu’une opération de police aussi traumatisante pour une enfant de quatre ans ait parfaitement correspondu à son intérêt supérieur200. La mère de l’enfant a saisi la Cour européenne des droits de l’homme arguant de ce que l’intérêt supérieur de sa fille n’avait pas été convenablement apprécié par les autorités chargées de l’exécution de la décision de retour de l’enfant. Dans son arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme estime qu’accueillir les arguments de la mère de l’enfant reviendrait à vider la Convention de La Haye tant de sa substance que de son objet premier, qui est d’empêcher le parent ravisseur de parvenir à légitimer juridiquement, par le passage du temps, une situation de fait qu’il a créée201. Ainsi, comme l’a exprimé un auteur, cette position de la Cour européenne des droits de l’homme mettait l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme sous la coupe de la Convention de La Haye202. Dans un second temps, la Cour européenne des droits de l’homme a opéré un véritable revirement de jurisprudence dans une affaire Neulinger et Shuruk c. Suisse qui a fait l’objet d’un arrêt de grande chambre203. En l’espèce, il s’agissait d’une mère qui avait fait sortir clandestinement son fils d’Israël et à laquelle le tribunal fédéral suisse avait ordonné d’assurer le retour de l’enfant dans son pays. Par seize voix contre une, les juges européens ont estimé qu’il y aurait violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme dans le chef de la mère et du fils, si la décision du tribunal fédéral était exécutée. En l’espèce, l’arrêt de grande chambre proclame que la Cour est compétente pour rechercher si les tribunaux internes ont, dans l’application et l’interprétation de la Convention de La Haye, respecté les garanties de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en tenant compte de l’intérêt supérieur de l’enfant204. Selon la Cour, le scénario d’un retour de l’enfant en Israël, sachant que la mère risquait l’emprisonnement si elle retournait en Israël, ne pouvait être conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant205. Ce n’est donc plus l’application de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme qui est tributaire de la conception de l’intérêt supérieur de l’enfant au sens de la Convention de La Haye, mais l’interprétation de la Convention de La Haye qui est soumise à la conception de l’intérêt supérieur de l’enfant, rattaché à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme206.

199 CEDH, 6 déc. 2007, Maumousseau et Washington c. France, préc. 200 J.-P. Marguénaud, loc. cit. 201 CEDH, 6 déc. 2007, Maumousseau et Washington c. France, préc., § 73. 202 J.-P. Marguénaud, loc. cit. 203 CEDH, 6 juill. 2010, Neulinger et Shuruck c. Suisse préc. 204 Ibid., § 134 sq. 205 Ibid., § 149. 206 J.-P. Marguénaud, loc. cit.

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Dans cette optique, la Cour rappelle dans cet arrêt pour la première fois depuis l’arrêt Loizidou c. Turquie207, que la Convention européenne des droits de l’homme est un "instrument de l’ordre public européen pour la protection des êtres"208, tandis que la Convention de La Haye n’est rien d’autre qu’un instrument de nature procédurale qui doit donc s’effacer. Il faut également souligner dans cet arrêt l’affirmation selon laquelle il résulte de l’article 8 que le retour de l’enfant ne saurait être ordonné de façon mécanique dès lors que la Convention de La Haye s’applique209. Tel est probablement le prolongement d’un phénomène beaucoup plus classique qui est la stigmatisation européenne de l’application mécanique et aveugle des règles de droit et des interdictions générales et absolues. A ce titre, l’intérêt supérieur de l’enfant est un incontestable vecteur de la fondamentalisation du droit prônée par la Cour européenne des droits de l’homme, sur lequel il faudra encore compter à l’avenir.

B. L’intérêt de l’enfant constitutif d’un vecteur de la fondamentalisation du droit La fondamentalisation du droit est désormais un phénomène connu et bien engagé en France210. Sans prétendre définir ni présenter ce mouvement, on peut toutefois étudier l’influence et plus encore l’irruption des droits fondamentaux au sein du droit interne. La Cour européenne des droits de l’homme est bien-sûr un acteur incontournable en la matière. Bien plus que des décisions concrètes égrainées au fil de sa jurisprudence, la fondamentalisation du droit promue par la Cour européenne des droits de l’homme conduit à appréhender et à concevoir le droit autrement. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme a démontré son attachement à la primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant211, sa détermination à rendre inopérante l’application des lois qui font payer aux enfants les fautes de leurs parents, sa méfiance viscérale à l’égard de l’application aveugle d’interdictions générales, et ce au moins depuis l’affaire Mazurek c. France212. Dans cette affaire plus que connue, la Cour européenne des droits de l’homme avait déclaré inconventionnelle un pan entier de la législation française qui instaurait des droits successoraux différents en fonction de la filiation des enfants en distinguant les enfants légitimes, naturels et adultérins213. Le principe de non-discrimination214, combiné avec la protection des biens215, a permis à la Cour de constater une violation de la Convention par la France. Bien que la Cour n’y fasse aucune référence216, la notion d’intérêt de l’enfant et en l’espèce des enfants – de manière générale – n’est pas

207 CEDH, 23 mars 1995, Loizidou c. Turquie, série A, n° 310, § 95, JDI (Clunet), 1997, p. 273, note P. Tavernier ; RTDH 1998, p. 77, comm. J.-P. Cot. 208 CEDH, 6 juill. 2010, Neulinger et Shuruk c. Suisse, préc., § 133. 209 Ibid., 138. 210 V. notamment E. Picard, "L’émergence des droits fondamentaux en France", AJDA 1998, n° 7, p. 6 sq. ; M. Fabre-Magnan, "Le statut juridique du principe de dignité", Revue française de théorie, de philosophie et de cultures juridiques, 2014, n° 58, p. 167 sq. ; R. Dumas, Vers le droit fondamental des affaires : essai sur la fondamentalisation des sources du droit des affaires, Thèse dact., 2005, Limoges. 211 J.-P. Marguénaud, "La revalorisation de l’intérêt de l’enfant né à l’étranger d’une gestation pour autrui", RTD civ. 2014, p. 835. 212 CEDH, 1er févr. 2000, Mazurek c. France, req. n° 34406/97, D. 2000. P. 332, note J. Thierry ; ibid., p. 626, chron. B. Vareille ; GAJC, 12e éd., 2007, n° 99 ; RDSS 2000, p. 607, obs. F. Monéger ; RTD civ. 2000, p. 311, obs. J. Hauser ; ibid., p. 429, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid., p. 601, obs. J. Patarin 213 V. notamment, art. 760 (anc.), C. civ. 214 Article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme. 215 Article 1er du protocole additionnel n° 1 à la Convention européenne des droits de l’homme. 216 Ce qui en l’occurrence est cohérent, M. Mazurek était âgé de cinquante-huit ans.

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totalement absente de cette décision. A ce titre, la Cour européenne des droits de l’homme a souhaité exprimer son hostilité profonde à cette conception française qui visait à punir un enfant du fait des circonstances de son engendrement, pour lesquelles seuls ses parents peuvent être tenus responsables217. A l’aune de cette jurisprudence, les arrêts Labassée et Mennesson contre la France218 , de la Cour européenne des droits de l’homme, apparaissent cohérents et prévisibles. La philosophie qui gouverne, en partie, la position de la Cour est bien la même. La législation française et la jurisprudence, en refusant de faire produire en toute hypothèse des effets juridiques aux gestations pour autrui réalisées légalement à l’étranger, sanctionnaient les enfants du fait des circonstances de leur engendrement219. A l’aune de l’intérêt supérieur de l’enfant, la Cour européenne des droits de l’homme exhorte la France et notamment la jurisprudence à ne pas systématiquement, de manière abstraite et générale, refuser de transcrire, ne serait-ce qu’en partie, les actes de naissance de ces enfants nés de gestation pour autrui220. De manière prospective, il est probable que l’intérêt de l’enfant ainsi revalorisé continue à remettre en cause des interdictions abstraites indifférentes à la cruauté de leur application concrète. Dans ce sens, un jour la question se posera de savoir si l’interdiction générale et absolue d’établir le double lien de filiation incestueux prévue à l’article 310-2 du Code civil est conforme au droit européen des droits de l’homme par le prisme de l’intérêt supérieur de l’enfant, notamment221. Les hypothèses ne sont pas aussi marginales qu’on peut le penser et au sein de celles-ci, des enfants peuvent s’accommoder de savoir que leur père est aussi le frère de leur mère. Par conséquent leur intérêt supérieur ne commanderait-il pas qu’ils puissent établir leurs deux liens de filiation quand même bien incestueux ? La question mérite d’être posée. Quant à la réponse, elle ne viendra peut-être pas de la Cour européenne des droits de l’homme, mais de la Cour de cassation qui, lasse d’être tenue au rang de spectatrice d’un débat se déroulant entre les juges du fond et la Cour européenne des droits de l’homme222, et dans un mouvement affirmé de mutation de son office223, a décidé de faire sien le contrôle de proportionnalité de la Cour européenne des droits de l’homme. Partant, cela présage que l’intérêt supérieur de l’enfant n’aura de cesse d’être revalorisé et sera sans doute le motif et le justificatif de profondes mutations du droit à venir.

217 CEDH, 1er févr. 2000, Mazurek c. France, préc., § 54. 218 CEDH, 26 juin 2014, Labassee c. France, préc. et Mennesson c. France, préc. 219 H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon, "Ne punissez pas les enfants des fautes de leurs pères", D. 2014, p. 1773. 220 En tenant compte notamment des hypothèses dans lesquelles l’un ou les deux parents d’intention, à l’origine du projet parental, est ou sont le ou les parent(s) biologique(s) de l’enfant. 221 Certain estime que c’est le principe de non-discrimination qui devrait permettre la remise en cause de cette interdiction. V. en ce sens S. Perrin, "La filiation de l’enfant issu d’un inceste absolu : vers la fin d’une discrimination ?", Dr. fam. 2010, n° 6, étude 16. 222 V. in fine Ph. Jestaz, J.-P. Marguénaud, C. Jamin, "Révolution tranquille à la Cour de cassation", D. 2014, p. 2061. 223 Entretien avec Bertrand Louvel, Premier président de la Cour de cassation, "Pour exercer pleinement son office de Cour suprême, la Cour de cassation doit adapter son mode de contrôle", JCP G 2015, n° 43, p. 1122 sq.

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Table des matières

LLLLes AAAAnnonces

LLLLe DDDDossier

L’intérêt de l’enfant Actes du colloque du 22 mars 2016

LES CONTOURS DE LA NOTION DE L’INTERET DE L’ENFANT, ................................................. 6 par Aurélia FAUTRE-ROBIN I - L’intérêt de l’enfant : une notion indéterminée .................................................................................. 8

A - La qualification de notion à contenu variable ........................................................................... 9 B - La qualification de notion floue ............................................................................................... 11

II - L’intérêt de l’enfant : une notion déterminable ............................................................................... 13

A - La détermination de l’intérêt de l’enfant par le juge : entre difficulté et crainte d’un paternalisme judiciaire ................................................................................................................. 13 B - Les aides à la détermination de l’intérêt de l’enfant par le juge : entre ressource offerte à la réflexion et captation du pouvoir décisionnel .............................................................................. 15

L’INTERET DE L’ENFANT ET L’ANTICIPATION FAMILIALE (1), ............................................... 18 LE ROLE ET LES CONSEILS DU NOTAIRE POUR PRESERVER L'INTERET DE L'ENFANT par Agnès GOUNY-FONTFREYDE I - Préserver l'intérêt de l'enfant dans sa famille légitime (père et mère communs) ............................ 18 II - Sauvegarde de l'intérêt de l'enfant dans la famille recomposée ..................................................... 21

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L’INTERET DE L’ENFANT ET L’ANTICIPATION FAMILIALE (2), ............................................... 24 LE NOTAIRE EST-IL SUFFISAMMENT ARME POUR MENAGER L'INTERET DE L'ENFANT ET OPTIMISER SON AVENIR FACE A UNE SITUATION DE HANDICAP ? par Arthur BOUZAT I - La mise en place de différents mandats comme palliatif à certains inconvénients de la désignation d'un tuteur par voie testamentaire ........................................................................... 25

A - Les incertitudes face à la désignation d'un ou plusieurs tuteurs par voie testamentaire ...... 25 B - La construction conventionnelle d'un régime de protection sur-mesure............................... 26

II - Les précautions à mettre en œuvre pour transmettre son patrimoine à un enfant handicapé dans des conditions optimales .............................................................................................................. 28

A - Une optimisation de la transmission par le recours aux outils classiques du notariat ........... 29 B - Les solutions complémentaires apportées par le recours à d'éventuels supports financiers 30

L’INTERET DE L’ENFANT EN DROIT DE LA FILIATION, ........................................................... 33 par Vincent BONNET I - La prise en compte généralement circonscrite de l’intérêt de l’enfant ............................................. 34

A - La prise en compte prédominante de l’intérêt objectif de l’enfant ........................................ 34 B - La prise en compte résiduelle de l’intérêt subjectif de l’enfant .............................................. 35

II - La prise en compte parfois inexistante de l’intérêt de l’enfant ........................................................ 36

A - L’indifférence à l’égard de l’intérêt de l’enfant ...................................................................... 36 B - Le sacrifice de l’intérêt de l’enfant .......................................................................................... 37

L’INTERET DE L’ENFANT DANS LA JUSTICE FAMILIALE, .......................................................... 39 par Jocelyne RUBANTEL I - Qu’est-ce que l’intérêt de l’enfant ? .................................................................................................. 39 II - L’intérêt de l’enfant dans la justice civile ......................................................................................... 40

A - Appréhension de la notion d’intérêt de l’enfant .................................................................... 40 B - Comment déterminer l’intérêt de l’enfant ............................................................................. 42

III - L’intérêt de l’enfant dans la justice pénale de la famille ................................................................. 44

A - Un intérêt protégé lorsque l’enfant est la victime directe de l’infraction .............................. 44 B - Un intérêt souvent négligé et parfois même ignoré ............................................................... 44

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INTERET DE LA FAMILLE ET INTERET DE L’ENFANT :

CONVERGENCE OU CONFLIT ?, ...................................................................................................... 46 par Sylwia WYSZOGRODZKA I - Convergence de l’intérêt de l’enfant et de l’intérêt du groupe familial ............................................ 48

A - Convergence totale d’intérêts ................................................................................................. 48 B - Convergence partielle d’intérêts ............................................................................................. 50

II - Le conflit entre l’intérêt de l’enfant et l’intérêt d’un conjoint .......................................................... 51

A - L’intérêt de l’enfant préféré à l’intérêt du conjoint ................................................................ 52 B - L’intérêt du conjoint préféré à l’intérêt de l’enfant ................................................................ 52

L’INTERET DE L’ENFANT A LA LUMIERE

DU DROIT EUROPEEN DES DROITS DE L’HOMME, .................................................................... 55 par Arnaud PIROT I - L’intérêt de l’enfant : clef de voûte du contrôle européen de la proportionnalité ............................ 56

A - L’exigence de primat à accorder à l’intérêt de l’enfant .......................................................... 56 B - La nécessaire ambivalence de l’intérêt de l’enfant tributaire d’une appréciation in concreto58

II - L’intérêt de l’enfant : vecteur de l’autorité du droit européen des droits de l’homme .................... 61

A - L’affirmation de l’autorité de la Convention européenne des droits de l’homme sur les conventions internationales procédurales ................................................................................... 61 B - L’intérêt de l’enfant constitutif d’un vecteur de la fondamentalisation du droit ................... 63