p1.storage.canalblog.comp1.storage.canalblog.com/17/21/732131/72115689.docx · Web viewSur ces...

27
Fragments d’une politique législative du travail par Alain Supiot (Institut d’études avancées de Nantes) Quelles sont les raisons profondes de l’incapacité de la Gauche européenne à proposer une autre voie que l’ultralibéralisme ? Pourquoi semble-t-elle condamnée à « accompagner » sur le mode compassionnel la dégradation des conditions de vie et de travail engendrées par la globalisation 1 ? Ou bien à se réfugier dans un catéchisme révolutionnaire oublieux de la faillite du communisme réel ? Ces interrogations étaient déjà celles du grand intellectuel et syndicaliste Bruno Trentin (1926-2007), dont le maître livre doit prochainement paraître en version française sous le titre La Cité du travail 2 . Titre qui résume la réponse avancée par Trentin : c’est parce qu’elle a déserté la question du travail et de ses transformations que la Gauche s’est condamnée à l’aveuglement et l’impuissance. Publié d’abord en italien en 1997 3 , le livre de Trentin n’a malheureusement rien perdu de son actualité. L’actualité de la campagne présidentielle confirme le bien-fondé de son diagnostic (I) en même temps qu’elle invite à esquisser les grandes lignes de ce que pourrait être une véritable politique législative du travail (II) I – Le manque d'une politique du travail Selon le candidat des primaires citoyennes « Les mots qui manquent le plus dans la situation dans laquelle nous sommes en France sont “fierté“, “dignité“, “considération“» 4 . Bruno 1 Sur ces effets globalement négatifs, voy. le dernier rapport du BIT sur le travail dans le monde : World of Work. Report 2011, Genève, BIT, 2011, XIX+ 140 p., disponible ainsi qu’un résumé en français sur le site oueb du BIT. 2 B. Trentin, La Cité du travail, Paris, Fayard, 2012, coll. « Poids et mesures du monde », préf. Jacques Delors. 3 B. Trentin, La città del lavoro. Sinistra e crisi del fordismo, Milan, Feltrinelli, 1997, 270 p. Add. du même auteur 4 F. Hollande, Libération du 4 octobre 2011 1

Transcript of p1.storage.canalblog.comp1.storage.canalblog.com/17/21/732131/72115689.docx · Web viewSur ces...

Fragments d’une politique législative du travail

par Alain Supiot

(Institut d’études avancées de Nantes)

Quelles sont les raisons profondes de l’incapacité de la Gauche européenne à proposer une autre voie que l’ultralibéralisme ? Pourquoi semble-t-elle condamnée à « accompagner » sur le mode compassionnel la dégradation des conditions de vie et de travail engendrées par la globalisation1 ? Ou bien à se réfugier dans un catéchisme révolutionnaire oublieux de la faillite du communisme réel ? Ces interrogations étaient déjà celles du grand intellectuel et syndicaliste Bruno Trentin (1926-2007), dont le maître livre doit prochainement paraître en version française sous le titre La Cité du travail2. Titre qui résume la réponse avancée par Trentin : c’est parce qu’elle a déserté la question du travail et de ses transformations que la Gauche s’est condamnée à l’aveuglement et l’impuissance. Publié d’abord en italien en 19973, le livre de Trentin n’a malheureusement rien perdu de son actualité. L’actualité de la campagne présidentielle confirme le bien-fondé de son diagnostic (I) en même temps qu’elle invite à esquisser les grandes lignes de ce que pourrait être une véritable politique législative du travail (II)

I – Le manque d'une politique du travail

Selon le candidat des primaires citoyennes « Les mots qui manquent le plus dans la situation dans laquelle nous sommes en France sont  “fierté“, “dignité“, “considération“»4. Bruno Trentin aurait sans doute pensé pour sa part que le mot qui manque le plus dans la situation dans laquelle nous sommes est “travail“. Lors des élections présidentielles de 2007, la gauche avait si complètement laissé tomber la question du travail, que M. Sarkozy n’eut qu’à se baisser pour la ramasser et la placer, avec un indéniable sens politique, au cœur de sa campagne électorale. S’adressant « à la France qui se lève tôt », il l’engagea à « travailler plus pour gagner plus » et son vibrant plaidoyer pour « la valeur travail » fut l’une des clés de sa victoire électorale. La traduction juridique de ce programme électoral fut la loi du 21 août 2007 « en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat », dite « loi TEPA »5, dont le contenu a révélé l’étrange conception que la nouvelle majorité présidentielle se faisait du travail. La « faveur » témoignée au travail ne s’est traduite dans cette loi ni par une amélioration de ses conditions d’exécution ni par une augmentation des salaires, mais par une baisse de

1 Sur ces effets globalement négatifs, voy. le dernier rapport du BIT sur le travail dans le monde : World of Work. Report 2011, Genève, BIT, 2011, XIX+ 140 p., disponible ainsi qu’un résumé en français sur le site oueb du BIT.2 B. Trentin, La Cité du travail, Paris, Fayard, 2012, coll. « Poids et mesures du monde », préf. Jacques Delors. 3 B. Trentin, La città del lavoro. Sinistra e crisi del fordismo, Milan, Feltrinelli, 1997, 270 p. Add. du même auteur4 F. Hollande, Libération du 4 octobre 20115 Sur cette loi, v. G. Vachet, Moins d’impôts, moins de cotisations = plus de travail? Dr. Soc. 2007, 1199 ; A. Derue, La loi pour le pouvoir d'achat ; Loi numéro 2008-111 du 8 février 2008 pour le pouvoir d'achat, JCP E. du 20 nov. 2008, 64.

1

la fiscalité, dont les premiers bénéficiaires ont été les entreprises (dont on a réduisait les charges sociales sur les heures supplémentaires, les incitant ainsi à ne pas embaucher), les propriétaires d’immeubles (dont on défiscalisait les intérêts d’emprunt), les héritiers (dont on allégeait considérablement les droits de succession) et les titulaires de grandes fortunes (qu’un « bouclier fiscal » renforcé immunisait contre toute augmentation d’impôts).

Placer de telles mesures sous l’égide de la « valeur travail » ne pouvait se faire bien sûr qu’au prix d’une perversion sémantique, consistant à baptiser « travail » le capital et la rente. On peut s’indigner d’une telle perversion du langage, mais elle n’a rien qui puisse surprendre. Dans un ordre politique dont la clé de voûte est la maximisation des utilités individuelles, la parole est condamnée à perdre sa valeur, chacun étant incité à prêter aux mots le sens le plus conforme à ses intérêts du moment. La pratique consistant à ignorer la loi de la langue et à mettre sous un mot son contraire, n’est donc pas limitée au « travail ». Elle participe du refus plus général de l’hétéronomie, qui caractérise ce que le philosophe Dany-Robert Dufour appelle la Cité perverse6. Aussi hédoniste et « décomplexée » soit-elle, une telle Cité présente toutefois l’inconvénient de n’être point durable. Lorsque les mots subvertissent la réalité, celle-ci finit nécessairement par se venger et dissiper les illusions qu’une armée de courtisans et de prédicateurs s’employaient à entretenir. Dans le fameux conte d’Andersen – L’habit neuf de l’empereur – c’est un enfant qui ose dire que le roi est nu, ramenant ainsi le public à la décence et la raison. On se souvient de la fin de l’histoire « Il n’a rien sur lui cria finalement tout le peuple ! L’empereur frissonna, car il lui semblait bien que ces gens avaient raison, mais il se dit qu’il lui fallait subir la procession jusqu’au bout. Il se redressa plus fièrement encore, et les chambellans continuèrent à porter avec respect la traîne qui n'existait pas »7. Qui pervertit le sens des mots finit toujours par être ainsi pris à son propre piège et ne peut renouer avec le sens commun sans se disqualifier lui-même. Il lui faut faire comme si tout allait bien tout en sachant que rien ne va plus, et se soumettre au principe de réalité sans le dire. De fait, le gouvernement actuel continue de vanter les mérites de la loi TEPA tout en détricotant à bas bruit celles de ses dispositions dont le coût, l’iniquité ou l’inefficacité ont éclaté au grand jour8.

Au moment où s’engage une nouvelle campagne présidentielle, la Droite risque donc fort de ne plus pouvoir se faire l’avocate du travail et le slogan du « travailler plus pour gagner plus » rejoindra au musée des fusils politiques à un coup, celui de la « fracture sociale », agité en 1995 et oublié en 2002. La Gauche aura-t-elle l’idée de s’en saisir à son tour pour affronter les bouleversements considérables dont il fait l’objet ? Rien n’est moins sûr si l’on en juge par la consultation des « trente propositions » qui résument le programme du parti socialiste pour 2012. Aucune de ces propositions n’est consacrée au travail, qui se trouve seulement évoqué à propos du revenu agricole (proposition 9), de l’âge de la retraite (proposition 16), de la fiscalité (proposition 18), et de l’immigration (proposition 27)9. Silence redoublé lors des « primaires citoyennes », durant lesquelles

6 D.-R. Dufour La Cité perverse : Libéralisme et pornographie, Paris, Denoël, 2009, 388 p.7 Voir les différentes versions linguistiques de ce conte écrit originellement en danois sur le site <www.andersen.sdu.dk>8 Cf. Loi n° 2011-900 du 29 juillet 2011 de finances rectificative pour 2011, supprimant le « bouclier fiscal ». Add. les dispositions du projet de loi de financement de la sécurité sociale, adopté le 5 octobre 2010, prévoyant de réintégrer les heures supplémentaires dans la base servant au calcul de l’allégement des cotisations patronales sur les bas salaires (Liais. Soc. n°15965 du 27 octobre 2011) 9 www.parti-socialiste.fr/static/11069/les-30-propositions-le-4-pages-110384.pdf?issuusl=ignore

2

le travail a rejoint la situation internationale et les révolutions arabes dans la liste des questions dont ni les candidats, ni les journalistes qui les interrogeaient, ne semblaient avoir cure.

Selon Trentin c'est l'adhésion de la Gauche à l’idéologie de la rationalisation industrielle et à l’organisation “scientifique“ du travail, qui la rend aujourd'hui incapable de répondre aux défis de la globalisation. Adhésion critique, qui n’a pas été sans débats et sans résistances de la part de courants demeurés minoritaires, mais qui l'a emportée dans l’entre deux guerres aussi bien en terre communiste que capitaliste. Cette adhésion a fait disparaître le travail de l'horizon politique de la Gauche et a cimenté ce que Trentin appelle le « compromis fordiste », consistant à compenser financièrement les conséquences d’une aliénation au travail jugée inévitable dans son principe. L'un des éléments de ce compromis a été, dans tous les pays industriels, l'acceptation de l'idée selon laquelle la "rationalisation du travail" relèverait d'une technique politiquement neutre. On a donc considéré que la question de la justice sociale ne concernait pas le contenu et le sens du travail, mais seulement les contreparties, en temps et en argent, de son aliénation au travail. C'est pourquoi le droit, dit « du travail », issu de la seconde révolution industrielle est bien plutôt un droit des relations professionnelles, qui règle les termes de l'échange salarial. Il a pour paradigme l’emploi salarié, qui insère un statut de nature à garantir la sécurité physique des travailleurs, à limiter la durée de leur travail et leur assurer un salaire décent, mais qui ignore le travail lui-même. Le périmètre de la justice sociale a été restreint aux termes de cet échange salarial, c’est-à-dire à des quantités de temps et d’argent, tandis que la dimension qualitative du travail, son sens et son organisation, étaient censés relever d’une pure rationalité technoscientifique. L’essor d’une politique de l’emploi s’est ainsi payé d’une dépolitisation du travail.

Les révolutions du travail

Pour croire ce compromis durable, il fallait avoir oublié l’instabilité inhérente aux formes d’organisation de l’industrie moderne. Trentin rappelle l’observation de Marx selon laquelle cette dernière est par nature révolutionnaire et « bouleverse, avec la base technique de la production, les fonctions des travailleurs et les combinaisons sociales du travail, dont elle ne cesse de révolutionner la division établie en lançant sans interruption des masses de capitaux et d’ouvriers d’une branche de production dans une autre » ce qui « finit par détruire toutes les garanties de vie du travailleur, toujours menacé de se voir retirer, avec le moyen de travail les moyens d’existence »10. C’est à une destruction de ce genre qu’ont été exposées depuis trente ans, d’abord les classes populaires, puis aujourd’hui les classes moyennes des pays qui avaient adopté le compromis fordiste. L’effacement des frontières du commerce, la révolution numérique et le déploiement de l’armée de réserve des travailleurs des continents émergents, se conjuguent pour saper les bases de l’Etat social (emploi salarié, sécurité sociale, services publics) et permettre un retour en force du travail marchandise.

Ceci devrait conduire la gauche à reconsidérer les bases du compromis fordiste et en particulier son adhésion à la conception du travail qui avait présidé à la seconde révolution industrielle. Ce retour critique est indispensable en effet pour qui prétend

10 K. Marx, Le Capital, Livre premier, Ch. XV, §.9, in Œuvres. Économie, Paris, Gallimard, La pléiade, 1965, p.991.

3

mettre au centre de son projet politique la possibilité pour chacun de se réaliser soi-même dans des œuvres utiles à tous. Au lieu de quoi elle s’est enfoncée dans des impasses dont Trentin dresse un réquisitoire sans complaisance : sa croyance dans l’autonomie du politique et la priorité qu’elle accorde à la conquête du pouvoir ; sa soumission aux impératifs de la gouvernabilité ; son indifférence à l'expérience concrète que les salariés ont du travail ; sa vision purement quantitative d’un travail « partageable » et ses dérives néocorporatistes. Pour sortir de ces impasses, il faudrait qu'elle prenne la mesure des transformations du travail engendrées par la révolution numérique dans un contexte de globalisation des marchés et des capitaux. Ces transformations se sont jusqu’à présent traduites pour les travailleurs par une augmentation simultanée des responsabilités et de la précarité, et par une restructuration permanente des cadres institutionnels de leur action.

Comme les deux précédentes révolutions industrielles, celle-ci rend inopérantes les formes antérieures d'organisation ou d'action collective, et oblige à concevoir un cadre institutionnel propre à mettre le développement technique au service du progrès social. Le problème essentiel auquel on se trouve aujourd’hui confronté est donc de penser cette troisième révolution, d’en comprendre les ressorts afin d’en saisir les opportunités pour la liberté et la justice sociale. Cet impératif n’est pas seulement politique et juridique, il est aussi économique. A l’heure où la déréglementation des marchés financiers a précipité le monde dans une crise financière sans précédent, la vraie richesse sur laquelle peuvent compter les peuples ne se trouve pas dans les coffres des banques mais dans leurs capacités de travail. C’est de ces capacités qu’il faut partir si l’on veut sortir des impasses actuelles et cela implique de ne pas considérer le travail comme une ressource exploitable ou un capital humain, mais comme un lieu essentiel de la réalisation de soi.

Le travail imaginé

Pour s’engager dans cette voie, il faut d’abord prendre acte de la force des systèmes de représentation qui, tout à la fois, structurent une civilisation et la font évoluer. Depuis le Moyen Age et l’installation dans les églises d’horloges astronomiques offertes à l’adoration des fidèles, l’essor techno-scientifique de l’Occident a été porté par différents types d’imaginaire social, qui ont modelé notre représentation du travail. L’homme-machine des Temps modernes était réduit à un jeu de forces physiques asservi à la cadence de la chaîne de production11. Son corps devait se plier au modèle de l’horloge, cher à de La Mettrie12. «  Les manœuvres sur machines, observait Simone Weil, n'atteignent la cadence exigée que si les gestes d'une seconde se succèdent d'une manière

11 Les temps modernes de Chaplin [1936] constituent la plus géniale et cruelle critique de la théorie de l’homme machine. V. plus généralement sur la perception artistique de la mécanisation de l’humain Véronique Adam, Anna Caiozzo (dir.) La fabrique du corps humain : la machine modèle du vivant, Grenoble, CNRS MSH-Alpes, 2010, 388 p.12 « Nous sommes dans le cas d’une montre qui dirait ‘Quoi ! c’est ce sot ouvrier qui m’a faite, moi qui divise le temps ! moi qui marque si exactement le cours du soleil ; moi qui répète à haute voix les heures que j’indique ! non cela ne se peut pas’ » J.O. de La Mettrie, L’homme machine, [1748], Paris, Gallimard, 1999, pp. 210-211. Le subtil et courageux La Mettrie se laisse porter ici par l’imaginaire social de son temps, alors même qu’il perçoit clairement lui-même que l’esprit humain, à rebours de la régularité et de la prévisibilité de l’horloge, est animé par « le chaos et la succession rapide de nos idées », qui « se chassent, comme un flot pousse l’autre », et qu’il compare notre imagination « à un oiseau sur la branche, toujours prêt à s’envoler » (op. cit. pp. 172-173). Notre civilisation aurait été tout autre si elle avait donné le pas à ces images possibles de l’homme-oiseau ou de l’homme-fleuve dans sa représentation de l’humain.

4

ininterrompue et presque comme le tic-tac d'une horloge, sans rien qui marque jamais que quelque chose est fini et qu'autre chose commence. Ce tic-tac dont on ne peut supporter d'écouter longtemps la morne monotonie, eux doivent presque le reproduire avec leur corps »13. Selon le mot célèbre de Taylor, on ne demande pas alors à l’ouvrier de penser. Bien plus on le lui interdit, en réduisant son travail à une succession de gestes simples et mesurables. La qualification professionnelle et ses mystères doivent se fondre dans le fonctionnement exotérique et transparent de l’usine14. Dans un tel univers industriel, le travail était ramené à sa plus simple expression de travail de bête de somme. L’ouvrier était privé à l’usine de l’expérience proprement humaine du travail, qui consiste à réaliser quelque chose qu'on a d'abord imaginé.

A ce modèle physique de l’horloge, qui dès le XVIIIe siècle conduisait à voir dans l’homme lui-même une machine, s’est ajouté au XIXe siècle le modèle biologique de la sélection naturelle, qui a conduit au darwinisme social et continue de sévir sous les espèces de l’ultralibéralisme et de la compétition de tous contre tous. A ces représentations, qui ne s’annulent pas mais se superposent, s’ajoute aujourd’hui celle de l’homme programmable, portée par la cybernétique et la révolution numérique. Son modèle n'est plus l'horloge et son jeu de forces et d'engrenages, mais l'ordinateur et son traitement numérique des signaux. L'ordinateur obéit à des programmes plutôt qu'à des lois. Autorisant une extériorisation de certaines facultés cérébrales de l'être humain, il ouvre une ère nouvelle dans notre rapport aux machines, aussi bien que dans le contenu et l'organisation de notre travail.

Il y a dans cette conception réifiée du travail l’expression d’un imaginaire social typique de la modernité, dont Cornelius Castoriadis a magistralement dévoilé la dimension potentiellement délirante : « Traiter un homme en chose ou en pur système mécanique n’est pas moins, mais plus imaginaire que de prétendre voir en lui un hibou, cela représente un autre degré d’enfoncement dans l’imaginaire ; car non seulement la parenté réelle de l’homme avec un hibou est incomparablement plus grande qu’elle ne l’est avec une machine, mais aussi aucune société primitive n’a jamais appliqué aussi radicalement les conséquences de ses assimilations des hommes à autre chose, que ne l’a fait l’industrie moderne de sa métaphore de l’homme-automate. Le sociétés archaïques semblent toujours conserver une certaine duplicité dans ces assimilations ; mais la société moderne les prend, dans sa pratique, au pied de la lettre de la façon la plus sauvage »15. La participation de la gauche politique et syndicale à cet imaginaire de l’homme automate l’a conduite, non seulement à abandonner le contenu même du travail à une pseudo rationalisation techno-scientifique, mais encore à faire sienne le projet d’extension à la société toute entière du modèle d’organisation de l’entreprise. On sait que Lénine voyait dans le taylorisme « un immense progrès de la science »16 et que la révolution bolchevique aurait selon lui atteint son but le jour où « la société toute entière ne sera plus qu’un seul bureau, un seul atelier »17. Trentin cite quant à lui Gramsci, selon lequel la division du travail 13 S. Weil, Expérience de la vie d’usine [1941], repris in La condition ouvrière, Paris, Gallimard, 1964, p. 337/8. Sur la distinction entre la cadence et le rythme dans la réflexion de S. Weil, je me permets de renvoyer à « La pensée juridique de Simone Weil », in Mélanges à la mémoire de Yota Kravaritou: a trilingual tribute, Bruxelles, ETUI, 2010, p. 551.14 Faut-il rappeler l’étymologie de « métiers » qui jusqu’au XVIIIe siècle portèrent le nom de « mystères », ainsi que le rappelle Marx (op. cit, p. 989) ?15 C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 238.16 Cité par. J. Querzola, « Le chef d’orchestre à la main de fer. Léninisme et taylorisme », in Le soldat du travail, Recherches, n°32/33, sept. 1978, p. 58.17 Lénine, Que faire ? (1902) cité par J. Querzola, op. cit. p. 70.

5

industriel faisait ressentir au prolétaire «  la nécessité que le monde entier soit comme une seule et immense usine, organisé avec la même précision, la même méthode, le même ordre dont il constate qu’il est vital dans l’usine où il travaille  »18.

La volonté d’étendre à la société toute entière ce que l’on imagine être une organisation scientifique du travail n’a nullement disparu de nos jours. Elle a seulement changé de forme. Son modèle n’est plus celui des lois la physique classique, mais celui des algorithmes de la cybernétique. La révolution numérique va ainsi de pair avec celle qui se donne à voir en matière juridique, où l'idéal d'une gouvernance par les nombres tend à supplanter celui du gouvernement par les lois. A toutes les échelles de l'organisation du travail – celles de l'individu, de l'entreprise et de la nation – on demande désormais moins aux hommes d’obéir à des prescriptions que d'atteindre des objectifs, dont la réalisation est évaluée au regard d'indicateurs chiffrés. A toutes ces échelles se pose la question de la domestication par les hommes des nouvelles techniques immatérielles, qui peuvent aussi bien contribuer à libérer qu'à écraser leurs capacités de création.

II – Les trois dimensions d'une politique du travail

Une politique législative qui voudrait rompre avec l’imaginaire cybernétique et se fonder sur les réalités du travail, ne devrait donc négliger aucune de ces trois dimensions car elles sont étroitement liées. Les salariés, les entreprises et les Etats, sont aux prises avec un même processus de réification qui les incite à réagir plutôt qu’à agir et leur fait perdre leur capacité de maîtriser leur destin. Une politique du travail cohérente devrait donc se déployer aussi bien en droit administratif et en droit commercial qu’en droit du travail. Le préalable d’une telle politique serait de renoncer aux gadgets technocratiques coûteux et inefficaces qui ont jusqu’ici tenu lieu de politique de l’emploi19 et de redonner force à la démocratie sociale, sans laquelle la sphère dirigeante est condamnée à s’enfermer dans des représentations macroéconomiques déconnectées de l’expérience diversifiée du travail que peuvent avoir les salariés, les fonctionnaires et les entreprises.

Le sens du travail

Concernant tout d'abord l'échelle individuelle, la Révolution numérique oblige à reposer la question du sens et du contenu du travail, qui avait été évacuée du champ juridique dans le cadre du "compromis fordiste". Surgit en effet avec elle un risque ignoré des précédentes révolutions industrielles : celui d'atteinte à la santé mentale20. Dans l’univers fordiste, le travailleur risquait de perdre sa santé physique et parfois sa vie, il était exposé à l’abrutissement, mais il ne risquait pas de perdre la raison. L'analyse juridique permet de dater assez précisément la naissance et l'extension de ce nouveau

18 Gramsci, La settimana politica. L’operiao di fabbrica (février 1920), in L’Ordine nuovo, p. 433, cité par B. Trentin, in La città del lavoro, Milano, Feltrinelli, 1997, p. 142.19 Le consternant « contrat entre générations » brandi par le candidat du parti socialiste n’a de ce point de vue rien à envier à la loi TEPA ou au CPE et est promis, s’il voit le jour, au même échec (dont les raisons sont connues et analysées depuis plus de vingt ans : v. Les sans emploi et la loi, Quimper, Calligrammes, 1988, 288 p.). 20 L. Lerouge, La reconnaissance d’un droit à la santé mentale au travail, Th. Nantes, LGDJ, 2005 ; N. Maggi-Germain, Travail et santé, Dr. Soc. 2002, 485 ; P.-Y. Verkindt, Travail et santé mentale, SSL 2003, n°1112.

6

risque. Il apparaît pour la première fois dans le code français du travail en 1991 et c'est en 2010 que les troubles mentaux et du comportement ont été introduits dans la liste des maladies professionnelles de l’OIT. Des cas de suicides sur les lieux du travail ont commencé à être rapportés par les médecins du travail vers la fin des années 199021. Leur nombre a cru ces dernières années, non seulement en Europe (spécialement en France), mais aussi dans des entreprises des pays émergents qui importent les mêmes méthodes d’organisation du travail (notamment en Chine22). Ce phénomène est apparu dans un contexte de montée du stress et de dépressions nerveuses liées aux conditions de travail23.

Ces nouvelles formes de déshumanisation du travail ne sont pas une fatalité, ni la rançon inévitable du progrès technique. Bien au contraire les nouvelles technologies de l’information peuvent être un formidable instrument de libération de l'Homme lorsqu’elles lui permettent de concentrer les forces de son esprit sur la part la plus créative de son travail, i.e. la plus poétique - au sens premier du terme. Mais ces possibilités sont ignorées dès lors qu’on pense le travailleur sur le modèle de l’ordinateur au lieu de penser l’ordinateur comme un moyen d’humaniser le travail. Assujetti au temps instantané de l’informatique, absorbé dans une représentation virtuelle du monde et évalué à l’aune d’indicateurs de performance sans rapport avec les conditions de son exécution, le travail n’est plus ce mode essentiel d’inscription de l’être humain dans la réalité du monde, qui lui permet d’avoir et garder raison. Il l’enferme au contraire dans un système de signifiants sans signifiés, qui exige de lui une « réactivité » sans limite en même temps qu’il le prive de toute réelle capacité d’action, i.e. de la capacité d’agir librement, à la lumière de son expérience professionnelle et au sein d’une communauté de travail unie par l’œuvre à accomplir. Là où le taylorisme misait sur l’entière subordination des travailleurs à une rationalité qui leur restait extérieure, il s’agit maintenant de tabler sur leur programmation, c’est-à-dire d’étendre aux esprits des disciplines jusqu’alors réservées aux corps en usant massivement de psychotechniques24. L’entretien d’évaluation est la plus emblématique de ces nouvelles pratiques d’entreprise, qui doivent tout à la fois permettre au salarié « de donner un sens à son travail et de comprendre sa place dans l’entreprise » et à cette dernière « de mobiliser au maximum l’engagement individuel source de performance »25. Sont ainsi métamorphosées à des fins économiques les vieilles techniques religieuses et judiciaires de l’aveu. Mais là où ces dernières signifiaient le pouvoir subjectif d’assumer sa conduite,

21 Cf. l’état des lieux dressé à l’époque dans un rapport conjoint de l’OMS et l’OIT : G. Harnois & Ph. Gabriel, Mental Health at work: impact, issues and good practices, Genève, WHO/ILO, 2000, 66 p.22 Un cas particulièrement médiatisé, mais non isolé, a été celui du plus grand fabricant mondial de composants électroniques, l’entreprise Foxconn Technology, sous-traitante des firmes Apple, Dell ou Nokia, où 11 jeunes salariés se sont donnés la mort durant le seul premier semestre 2010 (cf. Libération du 3 juin 2010)23 N. Maggi-Germain, Le stress au travail, RJS 3/03, Chr. 191. P. Adam, La prise en compte des risques psychosociaux par le droit du travail français, Dr. ouv. 2008, 313.24 Ce déplacement a été très tôt perçu et analysé par Robert Castel (in La gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse, Paris, Minuit, 1981, spéc. Chapitre 4 : « La nouvelle culture psychologique », p. 155 et suiv.).25 Cf. M. Thévenet et al. Fonctions RH. Politiques, métiers et outils des ressources humaines, Paris, Pearson éducation, 2009, pp. 107 et 110. Sur la place de cet entretien dans l’histoire des théories du management, v. L. Cadin, F. Guérin et F. Pigeyre, Gestion des ressources humaines, Paris, Dunod, 3e éd. 2007, Chapitre 7 : « L’appréciation ». Et sur les origines de l’idée de « mobilisation maximale », voy. E. Jünger, Die totale Mobilmachung [1930], trad. fr. « La Mobilisation totale », in L. Murard et P. Zylberman, Le soldat du travail, Recherches n°32/33, sept. 1978, pp.34-53 (article séminal qui a inspiré le concept d’État total développé ensuite par Carl Schmitt).

7

l’entretien psychothérapeutique devient « signe de consentement des sujets à leur dépropriation »26.

Dans ce contexte, c'est la notion de "régime de travail réellement humain", présente dans la Constitution de l'OIT, qu'il conviendrait de revisiter, en lui donnant un contenu normatif adapté à ces nouvelles formes de déshumanisation. Les efforts déjà engagés pour les juguler permettent d’identifier les différents terrains où pourrait se développer une politique législative du travail cohérente. Le plus fertile est sans doute celui de la santé et de la sécurité au travail. La négociation collective s’est saisie – à ce jour sans grand effet pratique – de la question du « stress au travail »27, tandis que la loi est intervenue pour tenter de limiter le « harcèlement moral »28. Mais c’est surtout la jurisprudence qui, en consacrant une obligation de sécurité de résultat à la charge de l’employeur, a engagé une dynamique abondamment analysée par la doctrine29. On assiste dans ce contexte à l’essor de notions nouvelles, telles la « pénibilité »30 ou la « charge physique ou nerveuse »31 de travail, qui impliquent une évaluation qualitative. L'autre terrain où ancrer une politique du travail est celui du pouvoir de direction de l’employeur. La loi et la jurisprudence se sont efforcées d’encadrer l’usage des nouvelles technologies numériques, mais aussi biologiques, qui exposent le salarié à des formes nouvelles de contrôle et de surveillance32. La Cour de cassation a aussi posé quelques digues face à la montée des nouvelles techniques d’évaluation et de direction par objectifs mises en œuvre dans les entreprises33. Ces deux terrains se recoupent dès lors que la protection de la santé peut conduire à une limitation du pouvoir de direction de l’entreprise. La Cour de cassation a ainsi admis qu’indépendamment de toute intention de nuire, un harcèlement moral pouvait être inhérent à certaines méthodes de gestion34.

26 Cf. Marcel Gauchet et Gladys Swain, La pratique de l’esprit humain, Paris, Gallimard, 1980, p. 406.27 Accord cadre européen sur le stress au travail, transposé en France par l’ANI du 2 juillet 2008. Voy. C. Sachs-Durand, La transposition dans les Etats membres de l’accord conclu par les partenaires sociaux au sein de l’Union européenne sur le stress au travail, RDT 2009, p. 243.28 C. trav. , art. 1152-1 et suiv. Pour un état actualisé de la notion, v. C. Leborgne-Ingelaere, Entre intention de nuire et obligation de sécurité de résultat de l’employeur : le harcèlement moral en question, JCP, S, 2010, 1125.29 Cf. en dernier lieu le dossier Protection de la santé et charge de travail publié dans cette revue en juillet-août 2011, avec les contributions de M. Blatman, E. Lafuma, M. Grévy, P. Lokiec, L. Gamet et J.-D. Combrexelle.30 La loi du 21 août 2003 portant réforme des retraites prévoyait sur ce sujet une négociation qui s’est soldée par un échec. V. F. Héas, Les négociations professionnelles relatives à la pénibilité au travail, Dr. Soc. 2006, 834 ; Pénibilité et droit du travail, JCP, S, 2009, 1038 ; Le législateur s’est donc saisi de la question à l’occasion de la réforme des retraites : Loi du 9 nov. 2010, C. trav. art. L. 4121-1 et D.4121-25. Add. B. Lardy-Pélissier, La pénibilité : au-delà de l’immédiat et du quantifiable, RTD 2011, 160.31 C. trav. art. L.3221-4. V. E. Lafuma, Charge de travail et représentants du personnel, Dr. Soc. 2012, 758.32 H. Bouchet, La cybersurveillance sur les lieux de travail, Rapport CNIL mars 2004, disponible sur le site oueb de la Documentation française; J.-E. Ray, Le droit du travail à l’épreuve des NTIC, Paris, éd. Liaisons, 2001, 247 p. ; et du même auteur Droit du travail et TIC, Dr. Soc. 2007, 140 et 275 ; L. Flament, La biométrie dans l’entreprise, JCP, S. 2006, 1468 ; A . de Senga, Autorisations uniques de la CNIL de mise en œuvre de dispositifs biométriques, Dr. ouv. 2007, 31.33 F. Waquet, L’évaluation des salariés, SSL 10 juin 2003, n°1126 ; et du même auteur, Les objectifs, Dr. Soc. 2001, 120 ; S. Vernac, L’évaluation des salariés en droit du travail, D. 2005, Chr. 924. Add. Soc. 28 nov. 2007 (Groupe Mornay) n°06-21964, Bull. civ. V, n°201 (obligation de consulter le CHSCT pour la mise en œuvre d’entretiens annuels d’évaluation dont « les modalités et les enjeux étaient manifestement de nature à générer une pression psychologique entraînant des répercussions sur les conditions de travail »).34 Soc. 10 nov. 2009, Association Salon Vacances Loisirs, n°07-45321, Bull. civ. n°247, Dr. Soc. 2010, 109, obs. Chr. Radé.

8

Et elle a reconnu au juge le droit de suspendre la mise en œuvre de modes d'organisation du travail susceptibles de compromettre la santé mentale des salariés35.

Apparaissent ainsi les linéaments d’un droit des salariés à débattre du contenu et de l’organisation de leur travail, droit qui puise dans l’obligation de sécurité de l’employeur une force normative infiniment plus grande que celle dont pouvait disposer le droit d’expression directe. Suspendu à une évanescente « démocratie dans l’entreprise », ce dernier est tombé en léthargie après avoir fait couler beaucoup d’encre au début des années 8036. Rétrospectivement, il fait toutefois figure de signe avant-coureur d’une modification profonde de l’appréhension juridique du travail. Prises ensemble, les dispositions éparses adoptées ces dernières années pour cantonner les effets les plus dangereux de nouvelles formes de management, dessinent en effet un nouveau champ juridique, où le travail est appréhendé dans ses modalités singulières d’organisation et d’exécution, et non plus comme une simple quantité d’énergie physique ou mentale. Cette conception purement quantitative d’un travail « abstrait », dont le temps serait la seule unité de mesure, inspirait encore les lois des 35 heures, les condamnant du reste à un échec prévisible et prévu37. Elle n’est plus tenable dès lors que ce ne sont pas seulement les machines et les produits utilisés dans l’entreprise qui sont dangereuses, mais la manière dont le travail y est conçu et organisé. Ces nouveaux dangers peuvent d’autant moins être ignorés qu’ils n’affectent pas seulement la sécurité des travailleurs, mais aussi celle des tiers. Le lien étroit qui unit la sécurité du travail et celle du service rendu n’est pas limité en effet aux secteurs d’activité où il est déjà explicitement reconnu (comme les transports ou la santé) mais il les affecte tous38 et son importance est décuplée en cas de mise en danger de la santé mentale des salariés.

Ce glissement d’une mesure quantitative du travail à son évaluation qualitative va de pair avec l’émergence d’un état professionnel des personnes, embrassant l’ensemble d’une vie de travail et dont l’emploi salarié n’est que l’une des modalités possibles. Les perspectives tracées en ce sens ont contribué au renouvellement des objectifs de l’action syndicale, désormais formulés en termes de « sécurité sociale professionnelle » (CGT) ou de « sécurisation des trajectoires professionnelles » (CFDT)39. L’état professionnel est la base juridique qui assure une personne de la place qu’elle occupe dans la production et la répartition des richesses et lui permet de s’engager librement dans le jeu des échanges en contractant avec autrui. Elle trouve notamment à s’exprimer dans une

35 Soc. 5 mars 2008, Snecma, n°06-45888, Bull. civ. V, n°46, Dr. Soc. 2008, 605, note P. Chaumette.36 Le « droit d’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail » reconnu aux salariés par la loi du 4 août 1982, fait aujourd’hui l’objet du Titre 8 du Livre du code du travail consacré à la négociation collective (art. L. 2281-1 et suiv.). Aujourd'hui endormies, ces dispositions ne demandent qu’à être réveillées.37 Je me permets de renvoyer sur ce point à la critique du « partage du travail » publiée dans cette revue bien avant l’adoption de ces lois : « Le travail, liberté partagée » Dr. Soc. 1993, 715.38 V. sur le cas du bâtiment, les travaux de N. Jounin (Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Paris, La Découverte, 2008, 275p.) qui montre le lien entre l’hyperprécarisation du travail sous-traité et la multiplication de malfaçons dont l’actualité nous donne chaque jour de nouveaux exemples (V. en dernier lieu les avatars de la construction du Centre hospitalier sud-francilien analysés par B. Piriou et R. Ferrari in Le Monde du 7 oct. 2011)39 Sur ces notions, voy. les contributions de J.-Chr. Le Duigou, P.-Y. Verkindt et J.-P. Le Crom réunies dans ce numéro en hommage au professeur Jean-Pierre Chauchard.

9

lecture renouvelée du vieux concept de capacité juridique40, en l’ouvrant aux capacités de fait et à la capacité collective41.

Tout cela est perdu de vue avec l’économisme ambiant, qui confond le droit avec un système de réglage en temps réel (dit de « régulation ») et le travail avec un « capital » (humain). Tel est le cas de la politique de flexicurité aujourd’hui promue par la Commission européenne et abondamment relayée par une multitude de rapports et d’experts, qui ont en commun d'envisager le droit du travail comme une variable d'ajustement des politiques économiques42. Le rapport de la commission de Virville a ainsi formulé en 2004 une cinquantaine de propositions « pour un code du travail plus efficace » 43. Le rapport Cahuc-Kramarz44, a inspiré la création des contrats nouvelle embauche (CNE) et première embauche (CPE), promis au naufrage politique et juridique que l'on sait. Les rapports Camdessus45 et Attali46, ont relayé en France l’appel des organisations économiques internationales47 à une « fluidification » du marché du travail susceptible de « dynamiser » la croissance.

Il suffit de comparer terme à terme les concepts respectivement véhiculés par les notions de « flexicurité » et de « droits économiques et sociaux » (flexibilité/liberté –employabilité/capacité – capital humain/état professionnel) pour saisir ce qui les sépare : dans un cas, l’on prend pour point de départ l’infaillibilité supposée du Marché, et l’on s’efforce de procurer en temps réel aux entreprises une « ressource » humaine qui réponde à ses exigences ; dans l’autre on prend pour point de départ la créativité des hommes et l’on s’efforce de construire un Droit et une économie qui leur permettent de l’exprimer48. Les politiques de flexicurité ne sont pas porteuses d’une libération du travail, mais d’un enfoncement dans sa réification.

Les communautés de travail

40 Cf. S. Godelain, La capacité dans les contrats, Th. Nantes, LGDJ, 2007 ; et allant dans le sens défendu par cette thèse : Soc. 23 oct. 2007, n° 06-4950, publié au Bull., RDT 2007, 687, obs. A. Lyon-Caen (consacrant l'obligation pour l'employeur « de veiller au maintien de (la) capacité (des salariés) à occuper un emploi ». Add. S. Deakin & A. Supiot Capacitas. Contract Law and the Institutional Preconditions of a Market Economy, Oxford, Hart, 2009, 171 p. .41 Rapp. l’idée de « capabilities » avancée par le prix Nobel d’économie Amartya Sen : A. Sen, Development as Freedom, Oxford University Press, 1999 ; R. Salais et R. Villeneuve (dir.), Développer les capacités des hommes et des territoires en Europe, Lyon, ANACT, 2006 ; J. De Munck et B. Zimmermann, La liberté au prisme des capacités. Amartya Sen au-delà du libéralisme, Paris, Ed. EHESS, 2008, 329 p.42 Commission européenne : « Vers des principes communs de flexicurité : Des emplois plus nombreux et de meilleure qualité en combinant flexibilité et sécurité » (COM [2007] 359 final, du 27 juin 2007). Cette notion est aussi mise en avant par les partisans de l’importation en France du « modèle nordique » (A. Lefebvre et D. Méda, Faut-il brûler le modèle social français ?, Seuil, 2006).43. Sur ces deux rapports, publiés l’un et l’autre par La Documentation française, v. SSL n° 1153 et  1154. Add. le rapport Besson Flexisécurité en Europe (fév. 2008). 44 De la précarité à la mobilité : vers une sécurité sociale professionnelle Rapport du 2 décembre 2004, Liaisons soc. V no 10/2005 du 11 fév. 2005.45 M. Camdessus, Le sursaut. Vers une nouvelle croissance pour la France, Rapp. au min. des finances, La Doc. Fr. 2004.46 Commission Attali « pour la libération de la croissance française » 300 propositions pour changer la France, 2008 ; add. la critique percutante d’A. Lyon-Caen, Le songe d’Attali, RDT 2008, 65.47 OCDE Réglementation relative à la protection de l’emploi et performance du marché du travail, 2004. 48 Rapp. F. Gaudu, La Sécurité sociale professionnelle, un seul lit pour deux rêves, Dr. Soc. 2007.393

10

Le droit de l’entreprise est le deuxième domaine où déployer une politique du travail. Tout produit ou service un peu élaboré est en effet le fruit d’un travail collectif, dont la réalisation requiert des cadres institutionnels suffisamment stables. Pour pouvoir affronter la compétition sur les marchés où elle opère, une entreprise doit créer en son sein les conditions d’une coopération entre les travailleurs qui opèrent pour elle. La manière de concevoir et d’organiser cette coopération diffère selon les cultures nationales49 et ces différences se donnent à voir en droit comparé des sociétés commerciales50. On sait que le modèle allemand de la Mitbestimmung est celui qui accorde la place la plus grande aux travailleurs, dont les représentants participent, aux côtés de ceux des actionnaires, au contrôle et à la surveillance des dirigeants de l’entreprise. Dans la tradition de Common Law au contraire, l’entreprise est la chose des seuls actionnaires (les shareholders) et les salariés sont considérés comme des fournisseurs parmi d’autres, sans droit particulier sur sa direction et son organisation. A grands traits, on peut ainsi opposer une culture juridique anglo-américaine selon laquelle l’entreprise est d’abord et avant tout un objet de propriété pour les actionnaires, et une culture germanique qui y voit davantage un sujet économique, poursuivant ses intérêts propres, qui ne se confondent ni avec ceux des salariés ni avec ceux des actionnaires.

Depuis trente ans, la vogue de la Corporate governance a fait de la conception anglo-américaine le modèle à suivre, conduisant même certains juristes à voir dans sa généralisation « la fin de l’histoire » des sociétés commerciales51. Le pouvoir s’est ainsi déplacé des mandataires sociaux vers les actionnaires et s’est imposée une conception financière de l’entreprise, consistant à y voir un objet de spéculation plutôt qu’une institution. Les dispositifs juridiques qui assuraient la stabilité de son organisation et la pérennité de son action ont cédé le pas face à des mesures visant au contraire à faciliter ce que la Commission européenne appelle « la recomposition permanente du tissu productif »52. La normalisation comptable a suivi le mouvement, en faisant du cours de bourse le critère de la juste valeur (fair value) de l’entreprise53 . La France n’a pas été en reste dans ce mouvement d’alignement, qui a été promu par les organisations patronales54 et suivi aussi bien par des gouvernements de gauche que de droite. Particulièrement représentative de cette inspiration, est la loi Strauss-Kahn du 2 juillet 1998 qui, rompant avec un interdit séculaire, a permis aux sociétés commerciales de racheter leurs propres actions55. En principe ce sont les actionnaires qui financent l’entreprise, ce qui justifie leur droit aux dividendes. Autoriser le rachat d’actions inverse ce lien d’obligation qui était au fondement du droit des entreprises, en sorte que 49 Cf. l’étude devenue classique de Ph. d’Iribarne, La logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Paris, Seuil, 1989, 279 p.50 R. Kraakman et alii (dir.) The Anatomy of Corporate Law: A Comparative and Functional Approach, Oxford University Press, 2004, 248 p.51 H. Hansmann & R. Kraakman, The End Of History For Corporate Law, Georgetown Law Journal, 2001, 439. 52 Commission européenne, Restructurations et emploi - Anticiper et accompagner les restructurations pour développer l'emploi: le rôle de l'Union européenne [COM/2005/0120 final]53 Cf. S. Jubé, Droit social et normalisation comptable, Paris, LGDJ, coll. Droit et Economie, 2011, 673 p.54 Cf. les rapports Viennot (1995 et 1999) et Bouton (2002), consolidés en 2003 sous la forme d’un  code de conduite adopté par le Medef et l’AFEP intitulé Le gouvernement d’entreprise des sociétés cotées www.ecgi.org/codes/documents/cg_oct03_fr.pdf. Les déboires ultérieurs de M. Bouton à la tête de la Société Générale (affaire Kerviel en 2008, scandale né d’une débauche de stocks-options en 2009) jettent une lumière crue sur la valeur de ses recommandations de 2002, intitulées « Pour un meilleur gouvernement des entreprises cotées ».55 Loi n°98-546 du 2 juillet 1998. C. com. art. L. 225-207 et suiv.

11

ce sont ces dernières qui financent les actionnaires56. Cette réforme a comblé les vœux de cette catégorie particulière d’actionnaires qui attendent de l’entreprise, non pas tant qu’elle entreprenne, c’est-à-dire qu’elle déploie sur le long terme une activité économique rentable, mais bien plutôt qu’elle rapporte le plus d’argent possible dans le moins de temps possible. Autrement dit, elle a favorisé la spéculation au détriment de l’investissement.

Du point de vue de la théorie juridique, les réformes inspirées par la doctrine de la Corporate governance ont ainsi entraîné une mutation de ce que l’on nomme « entreprise ». La notion d’entreprise se trouve on le sait au point de contact du droit des contrats, du droit des personnes et du droit des biens. Un contrat de société donne naissance à une personne morale qui va pouvoir « entreprendre », c’est-à-dire agir librement sur les marchés, et c’est seulement si cette action se révèle une source durable de profits que l’entreprise fera figure de bien fructifère. Autrement dit l’entreprise se déploie à la fois sur le plan des choses et sur celui des personnes. C’est ce second plan que finit par écraser sa soumission au pouvoir d’actionnaires qui spéculent sur elle au lieu d’investir en elle. Ainsi assujettie à l’intérêt financier à court terme de ses actionnaires, l’entreprise n’est plus une personne juridique responsable agissant librement sur les marchés de produits et services, mais elle est elle-même l’un des biens en circulation sur le marché financier. Elle se trouve dès lors vouée à la restructuration permanente, au gré des fusions, acquisitions, cessions, qui ne sont plus des événements exceptionnels, des périodes de transition délicates et dont on sait le péril, mais un mode « normal » d’existence. Cette réification de l’entreprise la situe non plus dans l’action, mais dans la réaction aux signaux boursiers (dont l’unité de temps est la microseconde). Comme l’indique explicitement la substitution du terme de gouvernance à celui de gouvernement57, le travail de ses dirigeants relève alors du même imaginaire cybernétique que celui qui pèse sur leurs salariés, avec les mêmes effets de déconnection du monde réel.

Cette confusion des registres de la personne et de la chose a du reste une portée plus vaste en droit des affaires, où la déréglementation des techniques de titrisation du crédit a conduit à métamorphoser les liens personnels en biens négociables. On a cru là aussi que la puissance du calcul (en l’espèce des calculs de probabilités inhérents à la mutualisation du risque d’insolvabilité) permettrait de liquider la dimension personnelle et irréductiblement qualitative des opérations de crédit. Ce processus de liquidation juridique de la part proprement humaine de l’activité économique est attisé par la libre circulation des capitaux et des marchandises, qui a émancipé les grandes entreprises de la tutelle des États en même temps qu’elle les a précipitées dans une sorte de vide institutionnel et exposées à de nouveaux risques, qu’elles tentent de conjurer en invoquant leur capacité d’autorégulation ou leur « responsabilité sociale ».

L’impact de ces transformations sur les conditions de travail est beaucoup plus grand que les réformes du droit du travail. Une fois métamorphosée en objet spéculatif, une entreprise ne peut plus procurer à ses salariés le cadre stable d’une coopération efficace.

56 Cf. J.-L. Gréau L'avenir du capitalisme, Paris, Gallimard, 2005, p. 174 et suiv.57 La notion de gouvernance nous vient de la cybernétique (cybernétique a été construit sur le grec kubernetes) qui l'associait à la régulation (inhérente à tout système homéostatique) dans une théorie globale des systèmes (mécaniques, biologiques et humains) censée nous prémunir de l'arbitraire ainsi que du désordre entropique. V. N. Wiener, The human use of human beings (Cybernetics and Society), Boston, Houghton Mifflin, 1950, trad. fr. Cybernétique et société, UGE-Éd. des Deux Rives, 1962, 250 p..

12

Elle diffuse au contraire en son sein la logique de concurrence généralisée dont elle est devenue l’un des jouets, ce qui mine les collectivités de travail et plonge ses salariés dans un climat de révolution permanente incompatible à un engagement durable et loyal dans l’exécution de leurs tâches. Traités eux-mêmes comme le bétail d’une ferme qui serait tous les jours à vendre, incapables de s’identifier à une direction qui passe de mains en mains et que l’entrelacs des participations financières rend de moins en moins identifiable, soumis à des politiques de précarisation de l’emploi et d’individualisation des rémunérations, les salariés ne trouvent alors plus dans l’entreprise le cadre stable où déployer leur créativité, mais un climat pathogène dont il rêvent de sortir à la première occasion58.

Il y a quelques années déjà que les dirigeants économiques les plus sagaces, à rebours des apôtres de la Corporate governance ou des juristes prêchant « la fin de l’histoire » des sociétés commerciales, avaient diagnostiqué l’atout que représentait pour l’Europe le modèle continental d’entreprise59. Le succès d’une entreprise dépend grandement de sa capacité de constituer et mobiliser des communautés de travail autour d’objectifs communs qui donnent sens à l’œuvre de chacun. C’est pourquoi dans le modèle « fordiste » ou « toyotiste », l’entreprise s’efforçait de fidéliser ses travailleurs qualifiés au moyen de divers avantages liés à l’ancienneté. En retour ces salariés puisaient en elle une part de leur identité professionnelle et lui témoignaient une forme de loyauté minimale, garante de la qualité du travail accompli. C’est parce qu’elle n’a pas renoncé à ce modèle, et que ses entreprises demeurent largement entre les mains d’un capitalisme familial échappant à l’emprise des marchés financiers, que l’Allemagne reste compétitive sur les marchés internationaux60, et non pas en raison de sa prétendue détermination à réduire drastiquement le niveau des salaires et de la protection sociale. Il serait bon de s’en souvenir au moment où ceux-là même qui, hier encore, ne juraient que par le modèle anglo-américain, prétendent aujourd’hui aligner l’économie française sur le modèle allemand, en n’en retenant que les aspects les plus contestés et contestables.

Une politique législative du travail devrait donc s’efforcer de rendre aux entreprises leur capacité d’entreprendre, en réduisant leur assujettissement aux impératifs à court terme des marchés financiers. Une telle politique ne consisterait pas seulement à revenir sur certaines des réformes adoptées sous l’empire de la Corporate governance, telles le droit pour les sociétés de racheter leurs propres actions ou la faveur accordée aux modes de rémunération qui font du cours de bourse l’horizon temporel de leurs dirigeants. Elle viserait plus généralement à restaurer ces deux conditions de l’action d’entreprendre que sont la liberté et la responsabilité. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut évoquer ici quelques-uns des domaines ou une telle politique pourrait se déployer. Celui des normes comptables n’est pas le moins important et des propositions de réformes précises existent61, de nature à restituer une certaine place aux capacités de travail dans la représentation de la valeur des entreprises et de les arracher au temps

58 Sur ces effets démobilisateurs, v. les recherches conduites au CNAM par Y. Clot, Le travail à cœur, Paris, La Découverte, 2010, 190 p. Selon une enquête menée en 2011 par le cabinet Mercer auprès de 2000 salariés, 30% des salariés, "songent en ce moment sérieusement à quitter leur entreprise". Un chiffre en hausse de 57% par rapport à 2007 (Cf. L’Usine Nouvelle, du 26 sept. 2011). 59 Cf. D. Kalff, An Unamerican Business: The Rise of the New European Enterprise Kogan Page Ltd, 2005, 224 p., trad.. fr. L'entreprise européenne. La fin du modèle américain, Paris, Vuibert, 2005, 235 p.60 Cf. I. Bourgeois (dir.) PME allemandes, les clés de la performance, Cergy, Centre d’information et de recherche sur l’Allemagne contemporaine, 2010, 144 p.61 Voy. S. Jubé, Droit social et normalisation comptable, op. cit., p. 455 s.

13

instantané de la comparaison des performances financières, temps que Samuel Jubé qualifie justement d’entropique62, car il est celui de l’inexorable désorganisation des organisations. Lutter contre ce temps entropique passerait également par des dispositions qui réserveraient la participation aux organes de direction des entreprises à ceux de leurs actionnaires qui se lieraient contractuellement à elles pour une certaine durée. Des dispositions de ce genre, qui existaient encore il y a peu en droit néerlandais, pourraient en droit français user du mécanisme des actions de préférence pour mettre les directions des entreprises à l’abri des spéculateurs63. La déconnection du pouvoir et des responsabilités, autorisée par les organisations en réseaux, l’essor de la sous-traitance et le développement de la figure de l’employeur dépendant, appellerait elle aussi une intervention législative d’ensemble, qui pourrait s’appuyer sur les dispositions éparses qui visent déjà à en combattre les effets les plus nocifs64. Enfin le législateur pourrait intervenir pour en finir avec l’interprétation actuelle de l’envers de l’article L. 1224-1 (ex. art. L.122-12) du code du travail par la Cour de cassation, qui conduit à traiter les salariés comme du bétail qu’on peut vendre avec le fonds auquel il est attaché, sans avoir besoin de son accord65, ni même de l’informer de ce changement66. Le transfert automatique des contrats de travail est un droit des salariés et ne doit pas être interprété comme une obligation pesant sur eux67. Pour être légitime une telle obligation devrait être subordonnée à la conclusion d’un accord collectif avec le repreneur qui réglerait les modalités sociales de ce transfert. Faute d’un tel accord, chaque salarié pourrait user de la liberté de choix laissée depuis longtemps aux journalistes en pareille hypothèse : accepter le transfert de son contrat ou bien faire l’objet d’un licenciement pour cause économique avec les garanties afférentes68. Comme celle des normes comptables ou des droits attachés aux actions, une telle réforme serait de nature à éviter que l’impératif de liquidité que les marchés financiers font peser sur les entreprises ne se traduise par la liquidation du « facteur humain », qui constitue l’essentiel de leur richesse et détermine leur capacité stratégique à entreprendre. Ce n’est pas d’un manque de vitesse que souffrent aujourd’hui les entreprises, mais d’un manque de stabilité et c’est pourquoi le législateur devrait s’efforcer de ramener un minimum de viscosité dans les rouages de l’économie.

En guise de conclusion : le travail des nations

A supposer qu’une majorité présidentielle ait demain le souci de définir et de mettre en œuvre avec les partenaires sociaux une vraie politique législative du travail, cette

62 S. Jubé, op. cit., n°800, p. 558 et suiv.63 C. com. L.228-11. Voy.. B. Dondero, Le pacte d’actionnaires : le contrat dans la société, Journal des sociétés, 2008-4, 42.64 Cf. la belle thèse d’Elsa Peskine, Réseaux d’entreprise et droit du travail, Paris, LGDJ, 2008, préf. A. Lyon-Caen, 360 p.65 Soc. 9 nov. 2005, Dr. Soc. 2006, 521, obs. Mazeaud ; 4 avr. 2006, RTD 2006, 174, obs. Ph. Waquet.66 Soc. 18 nov. 2009, n° 08-43397 et 08-43398, Bull. civ. V, n°256. Cette interprétation est contraire aux dispositions de l’art. 7, al. 6 de la directive européenne n° 2001/23/CE du 12 mars 2001, qui impose une telle information individuelle lorsqu’il n’existe pas de représentation du personnel dans l’entreprise. 67 Cf. Les salariés ne sont pas à vendre. En finir avec l’envers de l’article L.122-12, Dr. Soc. 2006, 264 ; et dans le même sens P. Rodière, Faut-il reconnaître au salarié le droit de refuser le transfert de son contrat de travail ? RDT 2007, 215. Et contra : Y. Chagny, RDT 2007, 215 ; Add. C. Marzo et F. Lecomte, Le refus d’être transféré : droit comparé, Dr. Soc. 2010, 698.68 C. trav. art. L. 7112-5

14

dernière ne pourra être cantonnée au droit du travail ou au droit commercial, car la possibilité de réformes efficaces en ces domaines est suspendue à la manière dont la question du travail est traitée à l’échelle nationale. Bien qu’évoquée par certaines normes de l’OIT69, cette échelle est plus familière aux économistes qu'aux juristes et c'est sans doute à Robert Reich qu'on doit la première étude synthétique de l'impact de la globalisation sur "le travail des nations"70. On peut se faire une première idée de cet impact, en étudiant les réformes qui visent depuis 20 ans à importer dans le secteur public les modes de gestion du secteur privé. Cet alignement a été promu par la doctrine dite du New Public Management, selon laquelle les États doivent être soumis aux mêmes règles de fonctionnement que les entreprises opérant sur des marchés concurrentiels. C’est-à-dire qu’ils doivent réagir à des signaux chiffrés qui, à la manière des prix du marché, seraient une image vraie du monde où ils opèrent. Cet imaginaire cybernétique s’est déployé aussi bien dans la gestion du secteur public71 que dans les orientations de politique économique générale72. Dans les deux cas la réalisation d’objectifs chiffrés est devenue le but de l’action publique, but dont la réalisation est mesurée au moyen d’indicateurs de performance.

On se situe bien ici dans l’héritage léniniste consistant à projeter sur l’organisation de la société toute entière les méthodes d’organisation « scientifique » du travail en vigueur dans les entreprises. Mais en franchissant un pas de plus dans la mécanisation du pouvoir. Pour Lénine en effet, le dépérissement du politique au profit d’une régulation technoscientifique de la société devait se traduire par l’arrivée au pouvoir des ingénieurs et des agronomes73. Lesquels, pour être des techniciens, n’en demeuraient pas moins des hommes. Tandis qu’aujourd’hui ce sont les algorithmes des ordinateurs du High Frequency Trading qui se trouvent au cœur de la régulation des marchés financiers74. Et les signaux émis par ces marchés guident à leur tour l’ensemble des politiques publiques, via notamment la notation des dettes souveraines. Jamais n’a parue

69 La convention 150 de l’OIT [1978] emploie, sans la définir, la notion de « politique nationale du travail » (V. J. Bessiere, L’activité de l’inspecteur du travail dans un contexte de fortes évolutions, Dr. Soc. 2011, 1021).70 The Work of Nations. Preparing Ourselves for 21st Century Capitalism, Alfred A. Knopf, 1992, 331 p. Ici encore le mot « travail » a manqué à l’éditeur de la traduction française, publiée sous le titre : L’économie globalisée, Paris, Dunod, 1993, 336 p.71 Avec comme dispositifs emblématiques la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) et la Révision générale des Politiques Publiques (RGPP). V. La Révision générale des Politiques Publiques , Revue Française d’Administration Publique, n°136, oct. 2010. Spec. S. Kott, La RGPP et la LOLF : consonances et dissonances, RFAP 2010, 88172 Avec en ligne de mire les critères de convergence économique du Traité de Maastricht et plus récemment la notation privée des dettes publiques.73 «Nous assistons ici à un tournant de grande importance qui marque, en tout cas, le début de grands succès du pouvoir soviétique. On verra désormais monter à la tribune des congrès de Russie non seulement des hommes politiques et des administrateurs, mais aussi des ingénieurs et des agronomes. C'est le départ d'une époque très heureuse, où l'on pratiquera de moins en moins de politique, où l'on en parlera moins souvent et moins longuement, et où ce sont les ingénieurs et les agronomes qui auront la parole » Lénine Rapport d’activité du Conseil des commissaires du peuple au VIIIème congrès dessoviets de la R.F.S.F.R.).74 Les algorithmes des ordinateurs chargés du High Frequency Trading  permettent de passer plusieurs dizaines d’ordres par milliseconde. Aujourd’hui 90% des ordres envoyés sur le marché actions en Europe sont émis par ces « traders à haute fréquence ». Ces chiffres sont encore plus importants aux Etats-Unis, où on lui impute plusieurs "flash crash" de Wall Street dont celui du 6 mai 2010 (Cf. "High-Frequency Trading", New-York Times du 10 oct. 2011). La Commission européenne a annoncé en octobre 2011 son intention de réglementer ces pratiques dans le cadre d’une révision de la directive « MIF » 2004/39/CE concernant les marchés d’instruments financiers.

15

aussi proche la réalisation de la prophétie du dépérissement du gouvernement des hommes au profit de l’administration des choses. Jamais non plus il n’a été aussi évident que le rêve d’une mise en pilotage automatique des affaires humaines était voué à tourner au cauchemar. C’est de cet imaginaire cybernétique dont nos dirigeants doivent se déprendre s’ils veulent agir et entraîner leurs électeurs dans l’action, et non pas seulement réagir aux signaux des marchés, des agences de notation ou des sondages d’opinion.

Les nouveaux indicateurs développés pour les besoins de cette « gouvernance » des affaires publiques ne visent pas seulement en effet à éclairer, mais surtout à programmer l’action des États et des agents publics, en leur assignant l’amélioration d’un score relativement aux performances de leurs compétiteurs75. Erigée en dogme, auquel les gouvernants sont eux-mêmes asservis quelle que soit leur orientation politique, l’amélioration de ce score justifie des sacrifices humains d’un nouveau type, qui sont à l’échelle de la nation ce que les réductions de salaire ou d’effectifs sont à l’échelle de l’entreprise. Ce changement d’échelle est lourd de dangers lorsque ce sont des peuples entiers, tel aujourd’hui le peuple grec, qui se trouvent sacrifiés sur l’autel de la bonne gouvernance76. Car il faut alors choisir entre la démocratie et la gouvernance. Une majorité d'électeurs peut avoir du mal à admettre que la cause première de la faillite successive des marchés financiers en 2008 et des Etats en 2011, n'est nullement à rechercher dans les politiques qui depuis trente ans ont obéi à la dogmatique ultralibérale, mais bien plutôt dans la "fainéantise" des chômeurs, dans "l'invasion" d'immigrés fuyant des pays ruinés par la libéralisation des échanges, dans la "générosité" des systèmes de retraite ou dans les "privilèges" exorbitants dont jouiraient les infirmières, les policiers ou les instituteurs; et qu'il faille non pas remettre en question la suppression des frontières commerciales et la déréglementation des marchés du travail, mais "passer la vitesse supérieure" dans cette direction, ainsi que l'a préconisé l'OCDE en réponse à la crise de 200877. Il s’agirait là, selon le président sortant de la Banque centrale européenne, d’impératifs techniques et non de choix politiques78. A l'instar du travail des salariés dans une entreprise, le travail des nations, et notamment celui des pays de la zone euro, devrait donc être soumis à une organisation scientifique qui échappe au débat politique. Dès lors que l'on admet que gérer un pays et gérer une entreprise sont une seule et même chose, il est non seulement concevable, mais indispensable de mettre un pays sous la tutelle d’administrateurs judiciaires, et de procéder à la liquidation de ses actifs79, à défaut de pouvoir licencier ses habitants.

75 R. Salais, Usages et mésusages de l'argument statistique : le pilotage des politiques publiques par la performance, Revue Française des Affaires sociales 2010/1-2, p. 127 et suiv.. 76 On évoquera ici ce que Georges Bataille écrit de l’acmé des sacrifices « La consumation intense exige au sommet des victimes qui ne soient plus seulement la richesse utile d’un peuple, mais ce peuple lui-même (…) On ne saurait aller plus loin dans le désir de consumer la substance vitale. On ne saurait même aller plus imprudemment. Un mouvement de consumation aussi intense répond à un sentiment de malaise en créant un malaise plus grand. Ce n’est pas l’apogée d’un système religieux, c’est plutôt le moment où il se condamne » (G. Bataille, Théorie de la religion, Paris, Gallimard, 1973, p.83).77 Titre de l'éditorial du Rapport Objectif croissance 2010 de l'OCDE. Disponible sur le site oueb de cette organisation.78 V. en ce sens les déclarations de M. Trichet in Le Monde diplomatique, nov. 2011, pp. 10-11. Son successeur M. Mario Draghi, est lui aussi un pur technicien, qui va avoir à administrer aux grecs la correction qu'appelle les fantaisies comptables auxquelles s'était livré leur gouvernement sur les conseils de Goldman Sachs, dont il était à l'époque le vice-président, chargé des dettes souveraines pays européens (Cf. Le Monde du 14 juin 2011).79 Y compris certains de ses territoires, plusieurs députés allemands ayant appelé la Grèce à vendre certaines de ses îles (Cf. Le Figaro Economie du 5 mars 2010).

16

Consulter ces derniers sera alors jugé aussi « irresponsable », que de laisser un entrepreneur en faillite à la tête de ses affaires.

Cette mise sous tutelle des États a été pratiquée depuis trente ans à grande échelle dans les pays du sud soumis aux plans d’ajustement structurel du FMI, avec les résultats catastrophiques que l’on sait pour leurs populations80. Elle s’étend aujourd’hui aux États européens. Après qu’ils eurent pris en charge la facture de l’implosion des marchés financiers en 2008, argument est tiré des dettes ainsi souscrites pour les obliger à privatiser ce qui reste de services publics et à déréglementer complètement les marchés du travail81. Le mot d’ordre de Friedrich Hayek visant à « détrôner la politique » et à instaurer une « démocratie limitée » qui mette hors de portée électorale la question de l’organisation et de la rémunération du travail82 est ainsi en passe de se réaliser en Europe. Cette dernière, en même temps qu’elle se place dans la dépendance économique de la Chine, finirait ainsi de s’aligner sur le régime d’économie communiste de marché, en vigueur dans ce pays83. L’exemple chinois serait du reste là pour nous convaincre que la démocratie est un luxe qu’on ne peut plus se permettre en matière économique. Ce serait oublier que la Chine, à la différence de l’Europe, n’a renoncé ni à la maîtrise politique de sa monnaie, ni à celle de ses frontières commerciales, nonobstant son adhésion à l’OMC. Et qu’en revanche si les institutions de l’Union européenne échappent pour l’essentiel à la sanction électorale, ce n’est pas encore le cas des gouvernements nationaux84. S’il y a donc quelque chose que l’Europe devrait retenir du modèle chinois, c’est la nécessité de remettre de la politique dans l’économie et la finance, de contrôler ses frontières et de développer la formation et les capacités de travail de ses citoyens. La démocratie politique et sociale est une force qu’il faut développer dans les États membres et construire au niveau de l’Union, car elle seule permet d’asseoir un projet collectif sur l’expérience des peuples, et pas seulement sur le savoir des experts.

80 V. le bilan accablant de ces plans établi par J. Stiglitz, ancien vice-président de la Banque mondiale, in Globalization and its Discontents, WW. Norton, 2002, trad.. fr La grande illusion, Paris, Fayard, 2002, 324 p. 81 C’est ainsi qu’en Italie, une loi de finances rectificative vient de permettre de déroger par accord d’entreprise au droit du licenciement  : Legge n. 148 del 14 settembre 2011 modifiant l’art. 8 du D.-L del 13/8/2011, (Gazzetta Ufficiale, serie generale, n. 216 del 14 settembre 2011).82 Cf. F.A. Hayek, Droit, législation et liberté. Une nouvelle formulation des principes de justice et d'économie politique vol. 3 : L’ordre politique d’un peuple libre, PUF, 1983, p. 153 et suiv.83 Sur ce concept d’économie communiste de marché, voy. L’esprit de Philadelphie, Paris, Seuil, 2010, p. 38 et suiv. 84 C’est ce fait d’évidence qui a conduit le Bundesverfassungsgericht à subordonner tout nouvel engagement européen de l’Allemagne à l’autorisation de son Parlement (Décision 2 BvE 2/08 du 30 juin 2009, consultable sur le site de la Cour < www.bundesverfassungsgericht.de> avec des traductions anglaise et française).

17