Otto Rank - Au Dela Du Freudisme - La Volonte Du Bonheur

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Au-del du freudisme. La volont du bonheur.

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Otto Rank (1884-1939), Au-del du freudisme. La Volont du Bonheur (1929)74

Otto Rank (1884-1939)(1929)

Au-del du freudisme

La Volontdu Bonheur

Wahrheit und Wirklichkeit

Traduction de Yves Le Lay

Un document produit en version numrique par Pierre Tremblay,

Collaborateur bnvole

Courriel: [email protected] le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales

Une collection dveloppe par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimien collaboration avec la Bibliothque

Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Cette dition lectronique a t ralise par Pierre Tremblay,

collaborateur bnvole, [email protected] la bibliothque virtuelle Les Classiques des sciences sociales

partir de:

Rank, Otto (1884-1939)

Au-del du freudisme. La Volont du Bonheur (1929)Traduction de Yves Le Lay.

Librairie Stock, Paris; 1934. 181 p.

Polices de caractres utilises:

Pour le texte: Times New Roman, 12 points.

Pour les citations: Times New Roman, 10 points.

Pour les notes de bas de page: Times New Roman, 10 points.

dition lectronique ralise le jeudi, 22 septembre 2002 avec le traitement de textes Microsoft Word 2000 sur WindowsXP.

Mise en page sur papier format

LETTRE (US letter, 8.5 x 11)

OTTO RANK

AU DEL DU FREUDISME

LA VOLONTDU BONHEUR

traduit de l'allemand par

YVES LE LAY

JSUS: Je suis venu dans le monde pour rendre tmoignage la vrit.

PILATE : Qu'est-ce que la vrit ? .

1934

LIBRAIRIE STOCK

DELAMAIN ET BOUTELLEAU7, rue du Vieux-ColombierPARIS

Table des Matires

AvertissementINTRODUCTION La naissance de lindividualitCHAPITRE I Volont et ContrainteCHAPITRE II Connatre et VivreCHAPITRE III Vrit et RalitCHAPITRE IV Le Soi et lIdalCHAPITRE V Cration et CulpabilitCHAPITRE VI Bonheur et DlivranceAVERTISSEMENT

Table des MatiresL'tude que nous publions aujourd'hui en franais introduit pour la premire fois dans mes conceptions psychologiques l'lment de la volont, facteur fondamental de notre personnalit qui rgit et rsume toute notre vie psychique. Si en anticipant l'expos qui va suivre, je voulais dfinir ce que je conois par ce terme, je pourrais dire en paraphrasant Descartes : volo ergo sum. (Je veux, donc je suis). Le grand partenaire de la volont, la fois son matre et son serviteur, c'est la conscience.

Comment ces deux forces en se confrontant, en s'enchevtrant et en voulant se soustraire l'une l'autre crent la grande tourmente de l'homme : la culpabilit, les pages suivantes vous en feront le rcit.

Le savant filtrage que la conscience impose au vouloir fait que cette force se ramifie en crant deux mondes opposs : la vrit et la ralit, Pour dire plus exactement, il s'agit ici moins d'une opposition que de deux aspects diffrents, car jaillies de la mme source elles ne font que se muer l'une dans lautre. Tout est en perptuel mouvement, et c'est ce point de vue dynamique qui nous empche de les dlimiter rigoureusement. Or, pour ne point fausser, en le fixant, les ides rsumes ici, nous leurs avons laiss leur forme spontane, telles qu'elles se sont prsentes notre esprit au moment de la rflexion.

Ceci dit, jimplore lindulgence du lecteur franais, tellement pris de clart et de prcision; mais quil ne se dcourage point ! Cette tude il faut la vivre et non pas la connatre.

INTRODUCTION

LA NAISSANCE DE L'INDIVIDUALIT

Table des MatiresLvnement le plus important dans la vie dun homme est le moment o il prend conscience de son moi.

TOLSTO

Les ides rsumes dans les chapitres qui vont suivre constituent une conclusion provisoire de la thorie du psychique expose, il y a prs de vingt cinq ans, dans mon uvre de jeunesse l'Artiste (der Knstler). En continuant suivre et approfondir cette conception, j'ai t peu peu conduit une psychologie gntique et constructive qui, la suite de mes travaux analytiques, s'est finalement cristallise en une psychologie de la volont. Et celle-ci a fini par jeter de si vives clarts sur les fondements psychologiques de la thorie de la connaissance et de la morale, qu'elle m'a conduit une philosophie du psychique, dont je voudrais tracer ici les grandes lignes, rservant son application thrapeutique pour un autre ouvrage.

J'ai t d'abord entirement sous l'influence de la psychologie matrialiste de Freud, et c'est en termes de biologie mcaniste, conformes son idologie des sciences naturelles, que j'ai expos ma conception du gnie crateur (l'Artiste). Mais depuis, enrichi par l'exprience, il m'est devenu possible d'exprimer ces mmes problmes gnralement humains en un langage plus accessible. Le moment dcisif de cette volution est marqu par la publication, en 1923, du Traumatisme de la naissance, o j'oppose l'impulsion cratrice de l'individu, tudie dans l'Artiste, la cration de l'individu lui-mme; cration non seulement physique, mais aussi psychique, sorte d'exprience de renaissance, que je considre, du point de vue psychique, comme l'acte crateur de l'homme. Car il y a en lui autre chose que la naissance de l'individu, moi psychique sortant du moi corporel; l'homme y est la fois crateur et crature, ou, plus exactement, de crature il devient crateur - dans le cas idal, crateur de son moi, de sa personnalit.

La naissance de l'individualit, considre comme consquence psychologique du traumatisme de la naissance, exige une mthode diffrente d'examen et d'exposition. Dans le Traumatisme de la naissance, j'avais pris pour point de dpart l'interprtation nouvelle d'une exprience dtermine de la situation thrapeutique. Comme dans l'Artiste, je m'tais efforc de l'largir, jusqu'au gnralement humain et la civilisation. Aujourd'hui, ma conception s'appuie au contraire sur l'ide gnralement humaine, cosmique si l'on veut, d'me, pour essayer de rassembler toutes ses manifestations dans le foyer d'une individualit. Il ne s'agit ni de rduire ce qui est gnral et surindividuel ce qui est personnel et concret, ni de vouloir expliquer l'un par l'autre. Quoiqu'il paraisse, et si mme parfois nous nous laissons entraner de telles tentatives, ce n'est nullement l l'intention de cette tude; elle se propose au contraire de mettre en parallle les deux mondes du macrocosme et du microcosme, et de montrer, dans la mesure du possible, comment ils dpendent l'un de l'autre et ragissent l'un sur l'autre. Un tel programme rend naturellement invitables certaines considrations sur l'histoire des civilisations, ne serait-ce que pour caractriser, dans quelques unes de ses manifestations typiques, le grand partenaire de l'individu.

Mais la tche essentielle pour le dveloppement de la psychologie gntique est de dfinir l'acteur et spectateur principal, le moi-individuel, dans son double rle. Ce double rle ne consiste pas seulement tre acteur en mme temps qu'observateur de soi, c'est quelque chose de plus. Pour l'homme civilis, en effet, le milieu, ce n'est plus la ralit naturelle, adversaire extrieur dou d'une puissance vritable; cest une ralit artificielle, cre par lui-mme, dont nous appelons civilisation les formes extrieures et intrieures. Mme quand il lutte contre l'extrieur, l'homme civilis n'est gure aux prises avec un adversaire naturel ; au fond, c'est a lui mme qu'il a affaire, sa propre cration, telle qu'elle se reflte en particulier dans les murs et les coutumes, la morale et les conventions, les institutions sociales et culturelles. Ce phnomne est d'une importance fondamentale si l'on veut comprendre les rapports de l'homme avec le monde extrieur et avec ses semblables. La psychologie matrialiste de Freud mettait surtout en relief l'influence que peut exercer l'ensemble des facteurs extrieurs, le milieu si l'on veut, sur le dveloppement de l'individu et la formation de son caractre. Dj dans l'Artiste, j'avais oppos ce principe biologique le principe spirituel si important pour le dveloppement de ce qui est proprement humain. Il repose, selon moi, sur l'ide essentielle que ce monde intramental venu de l'extrieur (introjet par identification) est devenu, au cours des temps une puissance indpendante, qui, son tour, se projette vers l'extrieur cherchant l'influencer et le modifier pour que leur accord soit de plus en plus parfait. C'est en pela que consiste, en somme, la cration, elle s'oppose l'adaptation et doit tre considre comme un phnomne de volont. Dans ce qui va suivre, nous chercherons surtout montrer comment la psychologie de la volont en conoit les dterminantes psychologiques et les facteurs dynamiques.

Cette ide que l'individu influence et transforme le milieu renferme celle de cration (type artiste) qui n'avait aucune place dans le monde freudien, puisque toutes les manifestations individuelles y sont regardes comme des ractions contre des influences sociales, ou des instincts biologiques, rduites, par consquent, des facteurs extra-individuels. Selon Freud, l'individu est, au fond de son tre (le a), soumis aux grandes lois de la nature ( l'invitable rptition), tandis que son caractre personnel se compose d'une foule d'identifications auxquelles le sur-moi parental servirait de base. Peut-tre est-ce vrai grosso modo pour la grande masse, pour la moyenne; mais on n'expliquera jamais ainsi le type crateur ou j'avais dj rang, dans l'Artiste, le nvros qui en est un spcimen rat. Dans ce rapide aperu, je voudrais provisoirement me borner dfinir le type crateur : un tre dou d'une aptitude, encore dfinir, utiliser les facteurs instinctifs lmentaires en vue d'une cration volontaire, apte, en outre, pousser le dveloppement de ses forces suprieures, par del les identifications de la morale du sur-moi parental, pour former un idal qui guide et domine consciemment cette volont cratrice dans le sens de la personnalit. L'essentiel c'est qu'il tire de soi-mme son idal personnel, qu'il le forme au moyen de facteurs non donns, mais choisis par lui, et cherche consciemment le raliser.

Dans ce type, le moi prend un dveloppement considrable et se rvle crateur; chez Freud, il tait en quelque sorte coin entre deux puissances invincibles: le a intrieur et le sur-moi venu de l'extrieur, dont il n'tait gure que l'instrument passif. Pouss par la libido du a et inhib par les facteurs moraux venus des parents, il tombait au rang de valeur ngligeable, presque sans fonction propre et forcment sans volont de crer ou mme simplement de poursuivre consciemment un dessein. Or, le moi individuel est bien autre chose que le scne o se droule le conflit continuel entre ces deux grandes puissances. Non seulement il est le soutien des valeurs suprieures, mme fondes sur des identifications avec autrui; il est encore le reprsentant temporel de la force cosmique primitive, quel que soit le nom qu'on lui donne, sexualit, libido ou a. Sa vigueur est d'autant plus grande qu'il la reprsente plus largement: c'est la vigueur de cette force primitive reprsente dans l'individu que nous appelons volont. Cette volont devient cratrice quand, travers le moi, pour ainsi dire, elle parvient au sur-moi o elle cre ses propres idals; ces derniers proviennent donc, en dernire analyse, du a, mais certainement pas de l'extrieur. Cela nous explique pourquoi le moi est beaucoup plus puissant chez tout crateur, quel qu'il soit, que chez l'homme moyen, ainsi qu'on peut le voir, non seulement chez l'homme de gnie, mais aussi chez le nvros dont l'hypertrophie du moi produit la nvrose, qui est une cration comme une autre. Le type crateur, dont le nvros infrieur reprsente le rat, ne se distingue donc pas seulement par sa plus forte disposition instinctive, mais aussi par l'laboration toute particulire qu'il lui fait subir, dont le rsultat principal est la formation d'un idal tir de soi (fond sur ses propres dispositions instinctives) et dont nous retrouvons le ngatif dans la cration des symptmes nvrotiques. Mais tandis que le nvros renforce ses inhibitions contre la puissance de son moi instinctif au point de perdre finalement toute aptitude vouloir et agir, il se produit, chez le crateur, une transposition des instinct qualitativement diffrente; elle se manifeste psychologiquement par la formation d'un idal personnel dont l'influence se fait sentir au mme instant dans le travail conscient de la volont cratrice. Cela seul peut expliquer la puissance du travail crateur; lide fade et terne de sublimation, qui mne dans la psychanalyse une existence d'ombre, ne peut y russir. On peut dire, selon nous, que chez l'homme, certaines manifestations instinctives ne sont parfois qu'un faible et insuffisant reflet de ce que voudrait la force cratrice de la volont. Autrement dit, ce ne sont pas les produits de la fantaisie qui remplacent la ralit non atteinte; au contraire, toute la ralit accessible n'est qu'une ple compensation de l'inpuisable volont.

La comprhension psychologique du type crateur et de son rat, le nvros, nous montre donc qu'il faut considrer le moi non seulement comme le thtre de la lutte qui se livre entre les instincts (le a) et les inhibitions (le sur-moi), mais qu'il faut aussi voir en lui le support conscient d'une tendance ascentionnelle, le reprsentant autonome du vouloir et du devoir, comme idal personnel. La premire thorie freudienne de la ralisation du dsir se rapprochait plus de cette connaissance que sa doctrine ultrieure des instincts, simple transposition biologique des dsirs inconscients. Il est facile de reconnatre dans le dsir freudien lancienne volont des psychologues d'cole, quelque peu dguise, il est vrai, en philosophie romantique de la nature; or le dsir inconscient, ainsi que je l'exposais dans l'Artiste, correspond en ralit une pousse instinctive qui, plus tard, fut mme attribue au a surindividuel, Et, Freud lui-mme dut finalement reconnatre dans le moi et le a que la tendance consciente du moi raliser le dsir, que dsigne si excellemment la volont, a une porte beaucoup plus grande qu'il ne l'avait avou, tandis que la tendance instinctive a, chez l'homme, une porte beaucoup moindre qu'il n'avait pens; elle est en effet inhibe par les puissances vigoureuses du sur-moi, et j'ajoute, elle est dirige par la formation d'un idal personnel. On le voit aussi nettement dans le phnomne du rve, o Freud a dcouvert la tendance l'accomplissement du dsir. Les dsirs conscients du jour ont parfois assez de force pour s'accomplir durant le sommeil, alors que les dsirs inconscients, donns comme plus forts (tendances instinctives), sont presque chaque fois bloqus par les barrires morales (censure de Freud) dont le sommeil n'a pas supprim la vigilance.

En tenant compte de tous ces faits et considrations, la psychanalyse et vit de surestimer ce qu'il y a dans l'homme d'inconsciente impulsivit, et de sous-estimer son moi volontaire et conscient; mais une sorte de contrainte psychique, dbordant de beaucoup la psychologie personnelle de son crateur, devait l'en empcher. Avant d'tudier l'origine et la nature de cette contrainte, je tiens dire brivement pourquoi j'emploie ce terme de contrainte. La psychanalyse tout entire, tant thorique que pratique, n'est qu'une glorification, unique en son genre, de la conscience et de sa puissance; je l'avais dj indiqu dans l'Artiste. Or, Freud appelle sa doctrine : Psychologie de l'inconscient et tient ce qu'elle soit prise pour telle. Elle l'est aussi, en quelque manire; mais mesure qu'elle devenait doctrine de l'inconscient, elle cessait d'tre psychologie. Doctrine de l'inconscient, elle s'est transforme peu peu en un fondement biologique de la psychologie et c'est ainsi que j'essayai de la prsenter dans l'Artiste; ses mcanismes de la transformation du sur-moi constituent, par contre, une base de la caractrologie. Quant au domaine propre de la psychologie, le moi conscient avec son vouloir, son devoir et sa sensibilit, elle l'a trait quelque peu en martre, le plaant presque totalement sous la tutelle des forces extra-individuelles du a et du sur-moi. En thorie du moins ! Car dans la pratique, la psychanalyse n'est qu'une glorification de la puissance de la conscience : elle l'est dans sa valeur thrapeutique, puisque c'est par la prise de conscience de ses motifs inconscients, que la nvrose se gurit; elle l'est dans sa valeur culturelle, que j'ai prsente dans l'Artiste comme un largissement immense de la conscience dans le dveloppement de l'humanit; elle l'est enfin dans sa propre valeur scientifique, puisqu'elle est une connaissance et un savoir concernant une portion de l'inconscient : la nature.

Avant d'examiner comment a pu se produire une telle contradiction entre la thorie et les faits, sur lesquels elle repose ainsi que les conclusions auxquelles elle conduit, rsumons rapidement les facteurs sous-estims par la psychanalyse. C'est dabord l'importance du dedans indpendant du dehors; puis celle de la volont cratrice et enfin celle du devoir conscient. Nous savons maintenant que tous ces facteurs sont troitement lis l'un lautre, qu'ils se conditionnent rciproquement, quen un certain sens, ils reprsentent la mme chose. Pour point de dpart nous avons pris le dedans devenu tel aprs avoir t d'abord le dehors, et dont le reprsentant est, pour nous comme pour Freud, le sur-moi, dans la mesure o il est fait d'identifications. Si nous comprenons dans cet extrieur aussi le a, supra-individuel dans une certaine mesure, puisqu'il appartient lespce que Jung appelle inconscient collectif ou racial, il nous restera, comme noyau individuel propre, le moi, en qui nous avons trouv le reprsentant du vouloir crateur ou, plus gnralement, de la personnalit consciente. Une fois reconnue sa puissance - et la psychanalyse l'avait fait, pour la nier plus tard - des perspectives plus vastes et plus intressantes s'ouvrent devant nous dont l'ancienne psychologie ne pouvait avoir la moindre ide - bien qu'elle et compris l'importance de la volont consciente - parce qu'elle ignorait compltement le point de vue dynamique; la psychanalyse, qui le connaissait, y voyait une force biologique purement instinctive; nous la considrons aujourd'hui comme une puissance cratrice individuelle.

Il en rsulte avant tout une possibilit de rpercussion cratrice de cette volont personnelle renforce sur le a instinctif hrit; d'autre part, les formes du sur-moi sont, leur tour, influences par l'idal personnel cr. Le premier effet nous conduit dans le domaine le plus important, mais aussi le plus obscur, de toute la psychologie : celui de la vie affective, tandis que l'effet de la volont personnelle englobe tous les phnomnes rels de sublimation, le spirituel, au sens large. Bref, c'est ici seulement que nous pntrons dans le domaine vritable de la psychologie, celui du vouloir et du devoir purement spirituels, et non biologiques ou moraux, sans aucune contrainte surindividuelle, domaine de la libert, au sens mtaphysique que lui donnait Kant, c'est--dire par del toute influence extrieure. La psychanalyse n'a gure fait qu'effleurer le problme de la vie affective, car les sentiments inconscients, qu'elle supposait correspondre aux dsirs inconscients, ne se laissaient pas ramener aussi facilement que ces derniers la vie instinctive. Faute d'une meilleure explication, peut-tre pourrait-on admettre que les affects correspondent de tels sentiments inconscients; mais il n'en est pas moins indniable que toute la sphre sentimentale, avec sa gradation de fines nuances, est un phnomne de conscience aussi bien que lhomme tout entier. On peut accepter ici la dfinition freudienne de la conscience: un organe des sens destin a percevoir les qualits psychiques . Il est probable qu'antrieurement la conscience ne fut gure qu'un sens percepteur de qualits extrieures (psychologie sensorielle), elle l'est d'ailleurs encore; plus tard vint s'y ajouter la fonction de percevoir les qualits internes; un degr ultrieur de dveloppement fit d'elle un organe indpendant, dou dune activit propre et destin matriser en partie les mondes interne et externe. Finalement, la conscience devint un instrument d'observation et de connaissance de soi (conscience de soi); comme tel, elle atteint, dans la psychanalyse, et dans la psychologie de la volont qui la continue, son degr suprme de dveloppement et de connaissance de soi. La puissance accrue de la conscience permet donc au moi individuel de se librer non seulement de la domination des forces naturelles qui l'entourent, mais encore de cette contrainte biologique la rptition du a hrit; en mme temps, grce la formation d'un idal, il fait de plus en plus sentir son influence positive sur le dveloppement du sur-moi et, finalement, sur le monde extrieur o s'exerce sa force cratrice et dont la transformation par l'homme se rpercute en lui et dans son dveloppement intrieur.

Nous voici donc ramens de la volont la conscience; car nous tenons rester dans le domaine de la psychologie. Si importante et fondamentale que soit la volont - quoi que l'on entende par ce terme - pour provoquer chez l'individu l'action, le sentiment et la pense, il est bien certain cependant que nous ne pouvons saisir tous ces phnomnes que de et par la conscience. En ce sens profond, il ne peut, de toute ncessit, y avoir d'autre psychologie que celle de la conscience. Bien plus ! Ce ne pourra tre qu'une psychologie de la conscience dans les diffrentes phases, formes et nuances de son dveloppement. Nous aurons examiner plus tard cette relativit non seulement de toute connaissance consciente, mais encore de tous les phnomnes de conscience. L'essentiel, pour l'instant, est de poser le problme : nous ne percevons jamais les facteurs actifs de notre vie psychique que par l'intermdiaire de la conscience; or cette conscience n'est ni stable, ni constante, ni immuable. D'o une foule de difficults dont l'ignorance rend impossible toute psychologie et dont la connaissance constitue la tche essentielle de cette science. Ces difficults consistent d'abord en ce que nous ne percevons les phnomnes de volont que par l'intermdiaire de la conscience; puis, en ce que cette conscience n'offre notre considration de ces phnomnes aucun point d'appui solide, parce qu'elle se modifie, se dplace, slargit sans cesse; ceci nous conduit au troisime point, le plus important peut-tre, savoir que nous ne pouvons considrer ces fluctuations des phnomnes de conscience qu'au moyen d'une sorte de super-conscience que nous appelons conscience de soi.

Ces difficults se compliquent encore notablement ds que nous nous rappelons que les phnomnes de volont dterminent, ou du moins influencent, dans une trs large mesure, la conscience elle-mme et son dveloppement. A peine pouvonsnous donner une ide de cette norme complexit en disant que nous sommes en prsence d'interprtations et rinterprtations continuelles : la volont, sur ses diffrents plans, interprte sans cesse la conscience qui fut vraisemblablement elle-mme, l'origine, un phnomne de volont, un instrument de ralisation du vouloir avant de s'lever, d'abord au rang de puissance consciente de soi contrlant le vouloir et, finalement, de superconscience analytique qui, son tour, interprte sans cesse la volont et ses phnomnes pour les asservir, tout moment, ses propres intrts. Par consquent, pour faire de la psychologie proprement dite, gardons-nous de dpasser par une thorie nouvelle ces processus continuels d'interprtation rciproque. Toute thorie, quelle qu'elle soit, cherche opposer aux centaines de tentatives spontanes d'interprtation que font volont et conscience, un seul et unique essai considr comme constant, durable, vrai . Or, nous l'avons vu, rien n'est moins psychologique, puisque l'essence mme des processus psychiques, c'est le changement et la variabilit des interprtations possibles. L'obsession de la thorie correspond simplement au dsir d'un appui solide, d'une constante, d'un repos dans la fuite de la vie psychique.

Est-il possible d'chapper cette ternelle obsession interprtative, ou ne pourrions-nous, du moins, nous reposer un instant en dehors d'elle? Une chose est certaine : c'est que nous n'y parviendrions pas au moyen de l'analyse historique ou gntique.

Car les derniers lments auxquels nous arrivons ainsi sont eux-mmes toujours des phnomnes d'interprtation; en outre, il est invitable que la recherche analytique de ces lments soit continuellement la proie de cette folie interprtative de la conscience comme de la volont. Il ne nous reste donc, du point de vue psychologique, qu' reconnatre ces difficults. Peut-tre pourrions-nous encore essayer de comprendre pourquoi il doit en tre ainsi. Ce serait le problme psychologique pur, au del duquel commence immdiatement le genre d'interprtation que nous appelons connaissance, au sens le plus large du terme. Cette connaissance n'est point une comprhension interprtative; c'est une exprience immdiate, une forme de la cration, la plus noble peut-tre dont l'homme soit capable; c'en est certainement la plus dangereuse, car elle peut finalement conduire la souffrance quand elle vient entraver la vie au lieu d'en tre la joyeuse affirmation. C'est ce contraste entre connaissance et exprience qui aboutit au problme vrit ou ralit que nous examinerons dans les pages suivantes. Dans l'opposition d'tats d'me aussi dsirs que le bonheur et la dlivrance, nous finirons par retrouver ce double rle de la conscience ou connaissance consciente, source de toute joie comme de toute souffrance.

Dans cette introduction, je voudrais bien poser le problme et marquer l'importance que prend la connaissance pour la comprhension de notre vie psychique. Nous avons cherch, tout l'heure, un moyen d'chapper cette contrainte interprtative o volont et conscience se torturent mutuellement. Ce genre de connaissance mrite, plus que tout autre, le nom de philosophie, puisqu'il dirige son effort non seulement vers tel ou tel contenu, mais vers l'essence mme des phnomnes. Pas plus que l'artiste ou le croyant, le philosophe ne puise exclusivement dans sa propre personnalit. Ce qui se manifeste chez tous sous des formes diffrentes, c'est la fois quelque chose de supra-individuel, de primitif, de cosmique, qui possde une valeur gnrale humaine ou universelle. Nous nous heurtons aussitt au problme de la forme, le principal au point de vue psychologique. Or chez l'individu crateur, l'homme de gnie, ce qui se manifeste, ce qui devient plus ou moins conscient, ce n'est pas seulement une partie de l'lmentaire, c'est aussi et autant l'individuel, le personnel et c'est de la proportion de ces deux lments, de leur mlange et de leur action l'un sur l'autre que dpendent l'tendue et le degr de gnralit de la connaissance. De toute faon, l'individu court le danger, ou du moins la tentation, d'interprter l'universel, devenu, conscient en lui, selon le dveloppement de sa personnalit, c'est--dire, en langage psychologique, il tente d'y voir l'expression de sa volont et non d'une contrainte sur-individuelle. Telle est la psychologie de la Weltansehauung. Si toute thorie est, en somme, un moyen d'chapper au doute que comporte toute interprtation, cette psychologie reprsente au contraire l'exprience cratrice immdiate, non seulement de l'individu lui-mme, mais aussi du cosmos qui se manifeste en lui.

Nous retrouvons ici encore, au sommet suprme de la conscience humaine et de son expression cratrice, le mme conflit fondamental entre volont et contrainte, qui se poursuit d'une manire ou d'une autre travers l'volution tout entire de l'humanit et de l'veil de sa conscience. C'est seulement dans l'individu crateur que se manifeste chaque fois ce conflit, dont la meilleure explication nous semble tre celle-ci: c'est en l'homme que la nature prend de plus en plus conscience d'elle-mme et, en mme temps que l'homme acquiert de lui-mme une connaissance plus profonde (que nous appelons individualisation), il cherche se librer de plus en plus du primitif. A chaque degr du dveloppement, c'est donc une sparation convulsive et continuelle de la collectivit qu'entreprend toujours nouveau l'individu : j'appellerais volontiers ce processus : naissance jamais acheve de l'individualit. Car toute la suite du dveloppement, depuis l'instinct aveugle en passant par la volont consciente, jusqu' la connaissance consciente de soi, semble correspondre une srie ininterrompue de naissances, renaissances et nouvelles naissances allant de la mise au monde de lenfant par sa mre en passant par la naissance de l'individu qui sort de la masse, jusqu' celle de luvre cre par l'individu, pour aboutir enfin celle de la connaissance, fille de l'uvre. Cest ainsi que l'opposition entre volont et conscience, o nous avons vu le problme psychologique par excellence, correspond, en quelque manire, au contraste biologique entre procration et naissance. Quoiqu'il en soit, nous trouvons dans tous ces phnomnes, jusqu'au sommet spirituel le plus lev, la lutte et la douleur de la naissance, de la sparation de l'univers,unies aux plaisirs et la volupt de la procration, de la cration d'un cosmos individuel, qu'il s'agisse de l'enfant de notre chair, ou de l'uvre de notre puissance cratrice ou d'individualit spirituelle. Au fond, cest toujours, et ce notre volontsera toujours, un acte de notre volont, aspiration intrieure vers la libert, que nous opposons la contrainte extrieure du rel.

I

VOLONT ET CONTRAINTE

L'homme craint ce qui ne peut rien sur lui et il le sait; et il dsire ardemment ce qui ne peut lui tre utile, et il le sait; mais en vrit ce dont l'homme a peur est en lui-mme et en lui-mme ce quoi il aspire.

RABBI NACHMAN.

Table des MatiresLa rintroduction, dans la psychologie, de la notion de volont rsout toute une srie de problmes avec tant de facilit satisfaisante, que certains pourraient y voir une sorte de deus ex machina. Pourtant, je sais parfaitement que telle ne fut pas mon intention; au contraire, j'ai consacr de longs et laborieux efforts rechercher, sans y parvenir, une solution satisfaisante certains problmes soulevs nouveau par la psychanalyse. J'eus lutter contre des prjugs de toutes sortes et, finalement, il m'apparut d'abord qu'il tait ncessaire de voir en la volont un facteurpsychologique de premier ordre; et bientt, cela me sembla tout naturel. Cette vidence me parut telle que je me dis alors que seule une rsistance norme peut empcher de reconnatre toute l'importance de la volont comme force psychique de premier plan.

Voici comment s'est pos moi ce problme gnral, dpassant de beaucoup la critique psychanalytique : pourquoi faut-il nier la volont, dont le rle est pourtant si grand dans la ralit? ou bien, anticipant sur la dfinition de tout l'heure, pourquoi la volont passe-t-elle pour mauvaise, malfaisante, condamnable, indsirable, alors que c'est elle, cratrice consciente et positive, qui nous faonne en mme temps que le monde qui nous entoure? La question ainsi pose, on voit tout coup que cette contradiction, ncessaire semble-t-il, constitue non seulement le problme fondamental de toute psychologie, mais aussi la base de tout dogme religieux comme de toute spculation philosophique. Bref: si toute religion, comme toute philosophie, a et reconnat avoir, une tendance moralisatrice, toute psychologie a eu, elle aussi, et aura ncessairement, cette mme tendance tant qu'elle ne sera pas mme, pour le rsoudre, de se placer par-de-l le problme de la volont. La haute estime en laquelle on tient religion et philosophie vient prcisment de leurs tendances moralisatrices et de leurs contenus moraux; l'orgueil des psychologues ne veut rien de semblable pour leur science. Certes la psychologie ne devrait pas moraliser; mais elle l'a fait ncessairement, tant qu'elle s'est occupe du contenu de la vie psychique, qui est imprgne et pntre de principes moraux. C'est surtout vrai de l'orientation thrapeutique de la psychanalyse et c'est, mes yeux, ce qui fait sa valeur comme mthode d'ducation. Or elle a t contrainte tantt de justifier tantt de nier ce caractre morale-pdagogique, parce qu'elle est aussi une psychologie thorique.

En dpit de l'allure antimorale que prend la psychanalyse, la volont - ou ce qu'elle entend par ce terme - est encore, pour elle, aussi malfaisante que pour l'homme de l'ancien testament, le bouddhiste ou le chrtien; elle est aussi condamnable que pour Schopenhauer ou d'autres philosophes qui misaient, contre elle, sur la raison; aussi condamnable que pour ces malades qui souffrent, prcisment de ce conflit.

Le problme n'est donc pas spcifiquement psychanalytique, il n'est pas mme purement psychologique; c'est un problme de civilisation humaine. Pour le rsoudre, un seul point de dpart possible : le fait psychologique fondamental, que la volont est malfaisante, qu'il faut la condamner ou la justifier; ce fait, il faut le comprendre et l'expliquer, au lieu de le critiquer ou de le prendre comme hypothse, ou encore de voir en lui le phnomne irrductible comme la fait la psychanalyse avec son concept de culpabilit. C'est l, justement, que commence la vritable psychologie. L'incapacit de la psychanalyse franchir ce point s'explique par son caractre de mthode thrapeutique. Ses connaissances sont issues de la thrapeutique qu'elle fut ses dbuts; or, de par sa nature mme, la psychothrapie tend ncessairement la morale ou au moins l'tablissement de normes. Qu'il s'agisse du concept mdical de normalit ou de l'ide sociale d'adaptation, jamais la thrapeutique ne peut tre sans prjuge parce qu'elle part de ce principe que quelque chose doit tre autre qu'il n'est, peu importe la formule choisie. La psychologie, elle, a pour tche de dcrire ce qui est, comme c'est et, si possible, d'expliquer pourquoi il doit en tre ainsi. La psychanalyse, Janus au double visage, a t contrainte de confondre ces deux principes diamtralement opposs; pour l'avoir mal compris et pour l'avoir ni plus tard, l'on s'est trouv dans le dsordre actuel, avec une thrapeutique tendances psychologiques et une thorie tendances moralisatrices, l'inverse de ce qui devrait tre.

L'explication plus prcise de cet tat de fait paradoxal nous permettra de mieux comprendre les problmes de la volont qui en forment la base. On croyait, au dbut, que le malade souffrait de la rpression des tendances, du refoulement, parce que, videmment, il repoussait la tendance considre comme mauvaise, immorale. On peut trs bien imaginer une thrapeutique dont lefficacit reposerait sur l'autorisation, donne l'individu par une autorit (mdecin ou prtre) ou par un tre aim, d'accorder satisfaction aux instincts. Elle lui dirait; il n'y a l rien de mal, comme tu le crois; cela est bien (ncessaire, beau, etc.). Ce genre de thrapie a toujours exist, et existe encore: dans la religion, dans l'art, dans l'amour. La psychanalyse, elle-mme, a commenc ainsi; elle en est, dans l'ensemble, reste l. Elle a pratiqu d'abord cette mthode directement; Freud ne conseillait-il pas ses malades une vie sexuelle normale (ce qui psychologiquement quivalait une autorisation). Mme dans tous les modes compliqus de la thrapeutique et de la thorie psychanalytiques, c'est toujours cette seule tendance justificatrice, qui constitue l'agent rellement efficace. Mais on dit maintenant: vos mauvais dsirs - dont on cite comme exemple (prototype) la pire chose que l'on puisse vouloir, les dsirs d'Oedipe et ceux de castration - n'ont rien de mauvais, ou, du moins, vous n'en tes point responsables, puisqu'ils sont universels ! Et ce n'est pas l une simple vrit. Leffet thrapeutique est certain, du moins sur les esprits croyants - sans ironie, au sens psychologique du terme, - sur les hommes qui cherchent toujours une excuse leur vouloir et qui en trouvent une maintenant dans le a qui remplace Dieu. Et une fois que les hommes ont pntr ce qu'on appelle la duperie sacerdotale , au fond un mensonge contre soi-mme, ils ont, en somme, compris tous les genres de duperies thrapeutiques personnelles; de l leur souffrance; l est la source de la nvrose. Quand je dis pntr, je n'entends pas dire : consciemment; mais le sentiment de culpabilit, que l'humanit prouve encore, qu'elle prouve mme de plus en plus, en dpit d'une absence apparente de responsabilit, est la meilleure preuve de l'chec actuel de cette thrapeutique, qui, en un certain sens, a toujours chou, puisque son efficacit ne fut jamais que partielle.

Dans ce que j'avais appel dj dans l'Artiste: les thrapeutiques spontanes de l'humanit - religion, art, philosophie - c'est cette consolation qui agit cause de son caractre universel d'abord, puis parce que c'est l que l'homme s'accuse, en mme temps, de cette mauvaise volont qu'il voudrait renier. Par le rite, la jouissance artistique, l'enseignement, l'homme reoit d'autrui, prtre, artiste ou sage, dcharge et consolation. Mais ce qui domine dans le contenu de ces systmes thrapeutiques, c'est l'accusations le chtiment sous forme d'humilit religieuse, de soumission Dieu, de tragiques crimes et chtiments et de justification par raction thique. Bref, dans toutes ces projections du grand conflit de la volont, lhomme s'avoue, d'une faon ou de l'autre, pcheur, coupable et mchant. C'est exactement ce mme processus de justification et d'autoaccusation que nous voyons se drouler dans la psychanalyse, masqu ici par la terminologie psychothrapeutique, particulire notre poque prise de sciences naturelles, mais o il semble invitable cependant d'introduire les concept et symboles des systmes antrieurs. Dans sa, technique, la psychanalyse est consolation et justification tout autant que le peut tre de par sa nature n'importe quelle thrapeutique; elle tranquillise l'homme propos de sa mchancet, en lui disant que la cause en est dans la nature humaine et que tous sont comme lui. Mais c'est au dtriment du contenu de son systme, de sa thorie comme pour toutes les tentatives de justification faites jusqu'ici par l'humanit. Dans la thorie, la tendance est mauvaise, mprisable, repoussante, l'homme est insignifiant, vain, un jouet du a et des instances du sur-moi, le sentiment de culpabilit est, et reste, la dernire ralit, impossible supprimer.

Il en rsulte que, dans la psychanalyse, la thorie est la contre-partie aussi ncessaire de la thrapeutique que le systme religieux ou dogme ecclsiastique est la ncessaire contre-partie de la pratique rituelle du crmonial d'expiation. Elle la complte, de mme que l'uvre cre par l'individu complte (et n'exprime pas seulement) ce qui fut rellement vcu. La psychanalyse ne peut donc pas tre une psychologie indpendante et sans prjugs : elle ne peut tre que le contre-poids indispensable de la pratique thrapeutique et, souvent, sa bonne tout faire. videmment elle est aussi psychologie, mais psychologie du thrapeute qui a besoin d'une thorie de ce genre pour justifier son action autant que pour dnoncer en mme temps son attitude moralo-pdagogique. Alors elle redevient elle-mme l'objet d'une psychologie qui va demander son tour, pourquoi le thrapeute - quel qu'il soit - a besoin d'une justification et pourquoi prcisment de celle-l ? Dire que la thorie psychanalytique repose sur les expriences de la pratique thrapeutique et que c'est l ce qui fait sa valeur, notamment comme science, est une objection insuffisante. La thorie psychanalytique ne repose que sur une exprience unique : celle de la situation analytique essentiellement thrapeutique; donc fonde sur les rapports du malade avec son mdecin. Comme le malade est l'objet, on devrait avoir une psychologie de l'tre souffrant, dont les diverses expriences ajoutes donneraient une psychologie gnrale de l'homme. Pourtant, mme dans ce cas, ce ne serait encore que la psychologie d'une partie, la plus nombreuse, je l'accorde, de l'humanit, de ceux qui ont besoin de secours. La psychologie de l'aide, du thrapeute, serait encore faire et cet aspect de la nature humaine est au moins aussi important que l'autre.

Mon affirmation va plus loin. Je prtends que la psychanalyse nous livre beaucoup plus qu'il ne semble de la psychologie du thrapeute, dont la volont est active, mais qu'elle nous la prsente comme psychologie du malade qui cherche aide et dont la volont est nulle. Cela ne diminue en rien la valeur psychologique de la psychanalyse qui, je crois, permet d'tudier les problmes fondamentaux de la vie psychique de l'homme mieux qu'on ne le fit jamais auparavant. Mettons-nous d'accord sur certaines questions principales, dont l'lucidation nous permettra d'utiliser avec fruit les voies ouvertes par la psychanalyse, sans quoi nous serions obligs d'errer encore sans trve, sans en avoir tir aucun enseignement. En un mot, dans sa psychologie de l'homme normal, du type moyen, la psychanalyse nous donne, en ralit, la psychologie du crateur, non seulement de Freud - comme Michaelis l'a expos admirablement pour ce cas particulier - mais celle du crateur type. Elle nous livre la psychologie du type de l'homme de forte volont qui, lui-mme presque Dieu et crateur d'hommes, doit, dans son systme, renier sa ressemblance la divinit avec toutes ses caractristiques et se dpeindre comme un petit tre faible et sans ressources, autrement dit, comme un tre qui cherche consolation et secours.

Quelle vrit tragique dans la destine, invitable semble-t-il, du type crateur ! Le reniement continuel que l'on rencontre dans l'uvre, dans le systme, vient troubler ce merveilleux tableau. On peut faire de l'uvre, ne de cette lutte surhumaine avec soi, une infaillible rvlation de suprmes vrits psychologiques de valeur gnrale; elle s'expliquerait alors comme une raction nouvelle contre le contenu du systme; toutefois cette prtention nous dvoile certains traits mesquins qui risquent d'branler l'uvre sa base mme. Nietzsche, qui a connu jusqu' la lie tout ce qu'il y a de tragique dans la destine du crateur et qui, dans son amor fati, avouait tre prt payer son d, est, et a t selon moi, jusqu' prsent le seul et unique psychologue. Il fut, en tout cas, le premier reconnatre et tenter d'viter le danger moral dans la psychologie et dans la philosophie. Il y aurait bien mieux russi, autrement dit, il aurait pay moins cher, s'il avait compris que la morale est ncessaire dans toute psychologie (y compris la psychologie thrapeutique) au lieu de faire ce sujet une magistrale analyse des philosophes. En tout cas il a vue le problme et il eut raison d'y reconnatre un danger, surtout pour lui; mais il en fit un danger gnral, ce fut sa vritable erreur. De ce point de vue en tout cas, il est bien moins philosophe, cest--dire moraliste, que Freud par exemple, et, par suite, il est bien plus psychologue que ce dernier. Il est certain que son indpendance, si chrement achete, de toute profession et emploi, joue ici quelque peu. Il n'tait pas un thrapeute ayant besoin d'une justification psychologique; il n'tait pas mme un malade cherchant aide, malgr toutes ses maladies. Il tait lui-mme, premire condition ncessaire au psychologue; aussi ft-il le premier, et le seul, qui pt dire oui la mauvaise volont, qui la glorifit mme. Ce fut l sa vritable cration psychologique. Il la paya, non de systmes et de rationalisation scientifique, mais de souffrance personnelle et d'exprience.

L'uvre de Nietzsche est donc celle-ci : s'appuyant sur la grandiose dcouverte de la volont, par Schopenhauer, il a spar la volont du problme de la culpabilit (la morale). Il n'a pas rsolu compltement le problme; il ne le pouvait, parce que lexprience analytique tait pour cela ncessaire. Je n'entends pas les expriences cliniques de l'analyste; mais, et surtout, l'exprience qu'a l'humanit de la psychanalyse. Nietzsche ragit par l'affirmation de la volont la ngation dans le systme de Schopenhauer; de mme la thorie de Freud, est, elle aussi, contre Nietzsche, comme un retour un pessimisme et un nihilisme presque schopenhaueriens. Je ne doute pas que ma psychologie de la volont, issue de mon exprience personnelle, ne soit, son tour, une rponse la conceptien freudienne de la volont mauvaise; j'essaierai par la suite, de montrer que toute l'histoire de l'humanit est, dans l'individu et dans l'espce, une succession d'actions et de ractions volontaires, d'affirmations et de ngations. En outre, je montrerai, dans l'volution historique de ce conflit de la volont ainsi que dans ses manifestations individuelles qu'il ne s'agit pas ici non plus d'une simple rptition selon le pessimisme freudien, mais qu'on est en prsence d'une volution constante en rapport avec l'largissement de notre conscience et le dveloppement de notre conscience du moi. La thorie de Freud n'est pas une rptition de la thorie, trs proche parente, de Schopenhauer; ma psychologie de la volont n'est pas davantage une rptition de la volont de puissance de Nietzsche, par laquelle il introduisait clandestinement, en somme, une chelle des valeurs dans la psychologie. Ces comparaisons n'ont d'autre but que de mettre en relief un lment commun de l'exprience psychologique qui dtermine ncessairement ces ractions. C'est lui, prcisment, qui forme le sujet de notre tude.

En soi, la volont n'est ni si mauvaise que la croit, avec le vieux Testament, l'antismite Schopenhauer, ni si bonne que le malade Nietzche la voudrait voir, dans la glorification qu'il en fait. Elle est un fait psychologique et le vrai problme de la psychologie est le suivant : premirement d'o vient-elle et comment s'est-elle dveloppe dans l'homme ? puis, ensuite, pourquoi devons-nous ou bien la condamner comme mauvaise , ou la justifier comme bonne, au lieu d'en reconnatre et d'en affirmer le caractre ncessaire? La premire question, pistmologique, de l'origine et de l'importance psychologique de la volont clairera la deuxime, qui est morale; mais en y rpondant, nous devrons nous garder d'introduire des jugements de valeur, tant que nous n'en connatrons pas l'origine psychologique. Cela veut dire que nous devons viter aussi dans la psychologie les points de vue thrapeutique, celui de Freud, ou pdagogique, celui d'Adler, ou thique, celui de Jung; sinon, nous tomberions dans la mme erreur capitale. Nous savons dj que la thrapeutique doit justifier la volont; le malade n'a-t-il pas chou dans la ngation qu'il en fait donc, cause du sentiment de culpabilit ? Sa recherche de l'aide est prcisment l'expression de ce conflit de sa volont. La volont est mauvaise dans la pdagogie; il n'est point besoin de le dmontrer, car la pdagogie est, de toute vidence, une briseuse de volont, comme la morale en est la limitation, et la thrapeutique, la justification.

Il faut viter d'introduire dans la psychologie des lments thrapeutiques, donc des apprciations morales; avant d'esquisser une philosophie du psychique , je dois m'expliquer davantage ce sujet. Bien que ma psychologie de la volont ne soit pas ne de mes seules expriences analytiques, mais aussi de mes tudes philosophiques, pdagogiques, religieuses et culturelles, je ne veux cependant pas nier que ce furent surtout des expriences analytiques qui me permirent de cristalliser en un vnement psychique unique ces divers lments de valeur ingale. Si je me propose d'exposer ailleurs ces expriences ce n'est pas que la place me manque; des raisons spciales m'y obligent : je ne voudrais pas mler deux points de vue qui reprsentent deux conceptions diffrentes du monde. Cette dissociation extrieure cependant ne serait pas une garantie absolue de la sparation intrieure; si mon travail d'analyste ne mavait conduit, en mme temps, une technique qui s'efforce de s'carter d'une thrapeutique tendance moralopdagogique. Qu'est donc cette mthode, va-t-on demander, et quel est son but si ce n'est la rducation, puisque la gurison de souffrances morales est, de toutes faons, impossible ? Nous rpondrons d'un mot : c'est le dveloppement de soi ! Autrement dit, l'homme doit devenir, par lui-mme, ce qu'il est, et non se laisser modeler, par l'ducation ou la thrapeutique psychanalytique, comme c'est le cas aujourd'hui, en un bon citoyen qui accepte, sans protester, les idals de tous et n'a pas de volont personnelle. Telle est en effet, Keyserling le remarquait judicieusement, l'intention avoue de la cure pdagogique nivelante d'Adler, - et Prinzhorn a su le voir - l'intention inavoue, mais claire, de Freud et de sa psychanalyse, extrmement conservatrice, sous ses allures rvolutionnaires. Si l'on comprenait, si peu que ce ft, la psychologie de la volont, on saurait, du reste, que ce conservatisme est le meilleur moyen de susciter des rvolutionnaires, des hommes de volont; ils sont, il est vrai, le plus souvent, pousss dans la nvrose, par le poids crasant de la majorit, ds qu'ils cherchent exprimer leur volont. Non, l'homme qui souffre de l'oppression qu'exercent sur la volont la pdagogie, la socit et la morale, doit rapprendre a vouloir, et c'est en n'imposant pas (par la force) sa volont que lon se procurera la meilleure garantie contre les ractions excessives. L'homme doit raliser en lui ce qu'il est, il doit le vouloir lui-mme et le faire, sans contrainte, sans justification et sans prouver le besoin d'en rejeter la responsabilit.

J'aurai l'occasion d'exposer ma faon de comprendre et d'appliquer la mthode qui conduit ce but. Pour l'instant, je n'ai d'autre dsir que d'expliquer comment et dans quelle mesure je puis utiliser mes expriences pratiques pour fonder ma psychologie de la volont : elles ne sont pas thrapeutiques , au sens moralopdagogique, mais constructives. Autrement il m'et t impossible de comprendre le rle immense et gnral de la psychologie de la volont. Dans l'analyse freudienne, le malade est, pour ainsi dire, mesur selon une chelle minima, comme un myope par l'oculiste qui cherche corriger la vue. Cette chelle, ce sont les fantmes effrayants des complexes d'Oedipe et de castration avec, comme accessoires, toutes les tendances sadistes, cannibales et narcissiques. A cette mesure, l'homme civilis d'aujourd'hui se sent videmment meilleur que le pire des sauvages, en aucun cas plus mauvais, et c'est ce qui justifie la thrapeutique. Qu'on ne se mprenne pas ! Je ne songe pas plus en rire que de l'utile profession d'oculiste ou de la vue normale de mon chauffeur. Mais si un peintre myope peint mieux sans lunettes, ne serait-il pas insens de l'habituer en porter, sous prtexte qu'il verrait alors aussi bien que son voisin le banquier ? Il est aussi insens de vouloir duquer un homme, dont le dveloppement de soi est entrav, en s'appuyant sur le complexe d'Oedipe, auquel il cherche prcisment chapper. On peut, certes, obtenir des gurisons l'aide de ce dcalogue mythologique en guise de formule de confession; mais encore faut-il savoir o l'on va, non par un amour fanatique de l'honntet, mais pour agir vraiment au mieux. De plus, il faut tre prt avouer que cette thrapeutique prend pour fondement la morale judo-chrtienne qu'elle cherche conserver; or, ce sont justement les hommes qui l'ont dpasse qui forment le contingent principal de nvross; on ne peut donc les gurir au moyen de la morale dont ils souffrent. La valeur thrapeutique du complexe d'Oedipe vient de ce qu'il est une forme mythologique du quatrime commandement, dont on retrouve peut-tre un cho dans la lgende grecque d'Oedipe, mais qui n'en exprime pas la signification, comme je vais le montrer.

Ainsi que je l'avais indiqu dans ma Psychologie gntique , le complexe d'Oedipe ne peut traduire, psychologiquement, autre chose qu'un grand conflit de la volont - videmment pas le premier - entre l'individu qui grandit et la volont contraire d'un code moral plusieurs fois millnaire que reprsentent les parents. Rien dire contre ce code. Il doit bien avoir quelque valeur puisqu'il s'est maintenu et semble avoir pendant longtemps conserv avec lui l'humanit. L'enfant doit s'y soumettre, non parce que son devoir est de laisser son pre en vie et de ne pas pouser sa mre, mais parce qu'il ne faut pas qu'il s'imagine pouvoir faire tout ce qu'il veut, pour qu'il ne s'avise mme pas de le vouloir. Mais il y a encore une autre raison qui nous oblige respecter ce code moral du vieux testament, contre lequel toute la haine des juifs est peut-tre, au fond, dirige. Il semble bien que c'est aux ractions qu'il a provoques que nous devions tous les grands rvolutionnaires de la pense et de l'action, qui ont fait table rase du pass sous cette pression de milliers d'annes, la volont se renforce, s'entrane, en cherchant, il est vrai, les voies et les dguisements les plus varis, pour se raliser finalement et - ce but une fois atteint - se renier dans le sentiment de la culpabilit.

C'est ici qu'une thrapeutique constructive, pas ncessairement individuelle, pourrait apporter son aide. Il ne faudrait pas pourtant qu'elle ressemblt la thrapie mdicale normative comme celle qu'applique Freud, dans la situation analytique; n'interprte-t-il pas, en effet, comme rsistance , la contre-volont du malade, ne sous la pression autoritaire du mdecin ? Voil le pige moral, o tombe, sans retour, l'analyste, parce qu'il agit en mdecin de la socit et non de l'individu. En face de ce reprsentant de la volont sociale, analogue aux parents, se dresse mme chez le malade de trs faible volont, sa volont personnelle, que le mdecin interprte selon la sienne et dans le sens de ses idals sociaux et moraux, comme une rsistance , autrement dit comme quelque chose qu'il faut surmonter, briser, et non encourager et dvelopper, ce qui supposerait non seulement de la comprhension, mais aussi du courage. Alors la thrapeutique individuelle dgnre en une ducation collective, fonde sur les conceptions traditionnelles de la morale judo-chrtienne. Nous aurons tudier ailleurs dans quelle mesure laffranchissement de la volont, tel qu'il est admis et recommand par la pdagogie moderne, exerce une influence psychologique et dans quelle mesure cet affranchissement est justifi. Quoi qu'il en soit, il me parat plus facile de corriger que de prserver ou duquer, cause de la tendance naturelle la gurison de soi, une hypergurison (Ostwald); tandis que la tendance l'autoducation, si elle existe, est plus difficile veiller et dvelopper parce qu'elle a pour condition premire l'acceptation par l'individu de sa propre volont. Tel est le but que ma technique constructive, dveloppe d'aprs des cas individuels, se propose d'laborer en un principe d'individualisation. J'en remets l'expos plus tard; car il faut que le problme psychologique fondamental de la volont et de la contrainte ait t d'abord reconnu et accept.

II

CONNATRE ET VIVRE

Table des MatiresComme le poisson qui ne peut vivre hors des sombres abmes.

L'homme ne doit jamais aspirer connatre lessence de l'homme.

LAO-TSE.

Nous voici revenus notre point de dpart : la matrise de la contrainte extrieure par la libert intrieure de la volont. Il nous faut maintenant, aprs ce retour nocopernicien la volont consciente comme centre de la psychologie sinon de lunivers, - montrer comment nous nous reprsentons, grands traits une philosophie du psychique. Et avant tout: qu'est-ce que la volont ? Nous appelons volont la pulsion leve par la conscience jusqu' la sphre du moi. Cette pulsion

bien que dirige, et domine, se manifeste librement au dedans de la personnalit (elle est donc cratrice, vers le dehors comme vers le dedans). Ce qui nous intresse en premier lieu c'est son action intrieure, d'abord sur le a , la vie instinctive, ensuite sur les instances suprieures du sur-moi et les formations idales du soi. Si la volont cratrice reprsente la manifestation consciente de la pulsion - l'acte, au sens banal - le sentiment reprsente la perception consciente de la pulsion, autrement dit, la tonalit affective de quelque chose vouloir. Dans les deux cas c'est la qualit de la conscience qui confre au phnomne sa vritable signification psychologique.

L'influence qu'exerce la conscience sur la formation de l'idal du moi a, d'autre part, un double effet dans le domaine moral: l'un actif et l'autre passif, qui correspondent, dans la sphre psychique pure, l'acte volontaire et la perception du sentiment. Effet actif dans l'expression cratrice de l'idal du moi tel qu'il apparat dans l'uvre; effet passif dans l'laboration des normes dtermines de l'thique, de l'esthtique, de la logique en vue de l'action cratrice, parce que, sans elle, il n'est aucune action possible. Bien plus ! Ces normes qualifient davantage le contenu de l'instinct pur, spcifi dj par la qualit de la conscience; elles dpassent le contenu, atteignent le formel en prescrivant, pour ainsi dire, la seule forme possible dans laquelle tel individu dtermin peut raliser et objectiver le contenu donn la tendance impulsive. Bref, le moi dtermine, sous forme d'intrts dfinis (vouloir) dans la sphre de perception de la vie affective, les tendances leves par la prise de conscience jusqu' la sphre volontaire, et leur ralisation dans l'acte ou l'uvre dpend des formes spirituelles, si l'on veut des catgories psychologiques, cres par la formation de l'idal personnel. Tel est le schma d'une psychologie constructive de la volont, au centre de laquelle nous replaons le moi conscient, avec tous ses anciens droits et ses privilges nouvellement acquis.

Un pas seulement conduit de cette psychologie constructive une considration plus vaste, que jappelle Philosophie du psychique , parce qu'elle embrasse non seulement le problme psychologique de la volont et de la contrainte , mais aussi le problme d'pistmologie critique de la vrit et de la ralit, ensuite le problme moral de cration et de la culpabilit, et, finalement, le problme religieux du bonheur et du salut . Je crois quil est impossible de traiter, ou de comprendre, lun sans l'autre. Car, au moment de toute activit, se manifeste un vouloir qui, a son tour, produit, avec une implacable, et jusqu'ici inexplicable, certitude, une raction que la psychanalyse appelle le sentiment de culpabilit. Malgr tous ses efforts, ce sentiment est rest jusqu'ici une nigme; il a mme conduit des mprises et a drout, mon avis, toute la psychologie - y compris la psychanalyse. Car ce sentiment de culpabilit, qui semble apparatre aussi invitablement, ds que fonctionne le mcanisme psychique, que la chaleur de frottement dans la marche d'une machine, nous pousse rationaliser nos motifs, interprter nos sentiments, falsifier la vrit, douter du droit de notre vouloir. Mais du moment que nous rintgrons la volont dans ses droits psychologique, la psychologie tout entire devient psychologie de la conscience, ce quelle est videmment. Et la psychologie de linconscient nous apparat alors comme une des multiples tentatives de lhumanit pour nier la volont, afin de rejeter la conscience de la responsabilit qui en dcoule. Linvitable sentiment de culpabilit marque simplement lchec de la tentative; il est, si lon veut, un retour nvrotique de la responsabilit renie. Cette intronisation de la volont consciente dans ses droits psychologiques nest pas un retour en arrire qui nous loignerait des connaissances psychanalytiques; cest un progrs ncessaire qui le dpasse, qui renferme en lui la comprhension psychologique de la conception psychanalytique du monde.

Dans Le Moi et le a, Freud dcrit une tape dvolution de notre vie psychique, qui peut avoir exist une fois (et qui reparat peut-tre, en une certaine mesure, dans le dveloppement de lenfant): cest le moment o, pour la premire fois, le moi lve timidement la tte au-dessus du a - peut-tre mme contre lui dj - et se heurte aux instances morales du sur-moi, telles qu'elles sont extrieurement reprsentes par l'autorit des parents. Mais une voie longue et complique spare le moment o le moi surgit du sein du a, de celui o cette conscience du moi atteint son apoge - dans la conscience de soi; et cette voie, Freud ne la suit pas; il ne la voit mme pas, puisquil cherche toujours interprter l'individualit daujourd'hui d'aprs un stade antrieur. Or, depuis le temps o s'organisa la domination patriarcale - et malgr qu'elle existe encore en droit - le moi conscient de l'individu est devenu lui-mme un tyran orgueilleux, qui - tel Napolon - ne se contente pas du poste de gnral en chef ou de premier consul, et bientt ne se contente plus du rle d'empereur au milieu de rois, mais veut devenir le matre de l'univers tout entier. C'est l que gt l'invitable tragique du moi et c'est de l que provient sa culpabilit. Psychologiquement parlant, comme nous l'exposons dans notre esquisse d'une psychologie constructive, le moi devient peu peu l'interprte et l'excuteur conscient du moi impulsif; tant qu'il ne fut, ou ne put tre, que cela, il ne rencontra point d'obstacle dans les normes thiques : l'homme fut d'accord avec lui-mme, comme il l'tait avec la nature avant le dveloppement du moi conscient. Le drame intime que nous appelons conflit et la culpabilit qui y est attache ncessairement, n'apparaissent, dans notre vie profonde, qu'au moment ou l'affirmation je veux , vient s'ajouter une tendance contradictoire.

Cela s'accompagne d 'une modification de la conscience ainsi que de la volont. La conscience, originairement simple expression et instrument de la volont, devient une force indpendante qui, non seulement peut tayer et renforcer la volont par rationalisation, mais est en outre mme de l'inhiber en la niant.

D'autre part, la volont, jusqu'alors simplement excutrice, devient maintenant cratrice, d'abord sous forme ngative, par ngation. Le pas suivant, dont le but est de justifier et de maintenir cette ngation, conduit dj la cration positive de ce qui doit tre, donc en s'appuyant sur la formation personnelle de l'idal du moi, de ce qui est comme le moi le veut. En termes psychologiques : comme le moi veut le a. Mais je crois que cet idal propre du moi ne transforme pas seulement le a mais quil est aussi consquence d'un a dj influenc par la volont propre.

Peut-tre ces ides sembleront-elles certains des jeux de mots. C'est une suspicion laquelle sont en butte, on le sait, la plupart des discussions philosophiques, et aussi les formules psychologiques. Or le langage, qui est l'unique matriel des recherches psychologiques et des exposs philosophiques, est, . bon droit, renomm pour sa profondeur philosophique peu prs inpuisable. Il me parat certain que l'expression verbale elle-mme est dj une formule psychologique, peut-tre mme une interprtation. Au lieu dune Philosophie de la grammaire laquelle pourrait donner lieu l'opposition freudienne du je et du a , nous voulons illustrer au moyen de la langue image et plastique de la symbolique mytho-religieuse les ides formules ici en termes psychologiques. Le noyau de toute tradition mythoreligieuse est l'orgueil et la chute tragique du hros, qui meurt de sa propre prsomption et de la faute qui en dcoule. C'est l le mythe qui se droule toujours nouveau dans les divers stades de l'volution humaine sous les deux aspects de l'individu qui veut et qui a conscience de soi. Le mythe des hros montre surtout l'homme qui veut; le mythe religieux, l'homme qui doit. Le mythe biblique du pch originel est une grandiose reprsentation du drame humain de l'inluctable progrs de la conscience. Parce qu'il se croit semblable Dieu dans son omniscience, par le fait mme qu'il a une conscience, l'homme sort de la nature, il devient malheureux parce qu'il perd sa relation ingnue avec l'inconscience, la nature. Nous voyons ici pour la premire fois - dans notre expos, mais non dans l'histoire de l'humanit -, que linconscience, l'union avec la nature, sont salutaires, bienfaisantes et que la conscience est nfaste. Or c'est justement le contraire que prche la psychanalyse - dans sa thrapeutique, car, dans sa thorie, il lui faut bien glorifier l'inconscient, pour dcharger la conscience.

Je ne puis, cette place, pntrer plus avant dans la signification du mythe du pch originel. Je tiens cependant expliquer en quoi il diffre du mythe des hros tel que nous le trouvons dans la Grce classique. L, l'homme, le hros, apparat comme crateur, homme d'action; sa ressemblance avec Dieu s'exprime dans ses exploits; ainsi Promthe qui prtend crer les hommes comme les Dieux. Le mythe biblique, au contraire, ne met pas cette ressemblance avec Dieu sur le plan de la cration, mais sur celui de la connaissance, autrement dit, cette ressemblance est faite de savoir, de conscience de soi. L'opposition des deux mythes, religieux et hroque, n'indique pas seulement une opposition de race, d'poque, de degr d'volution diffrent; elle est en mme temps, l'opposition de deux conceptions du monde ou mieux, de deux grands principes, que nous cherchons condenser ici dans les deux termes de vivre et connatre. Le mythe des hros reprsente le vcu, l'acte, la volont que toute conscience ne pourrait qu'entraver, ainsi qu'il est exprim aussi dans la lgende d'Oedipe (Voir plus loin, page 83). Mais le hros y trouve sa fin, invitablement, puisque son ignorance ncessaire et voulue est prcisment la condition de son acte. Le mythe religieux reprsente le savoir, la connaissance (de Dieu, donc de soi-mme); ici la souffrance de l'homme vient de ce que la connaissance de soi empche l'action nave, l'entrave, tourmente l'homme sans lui procurer ni la satisfaction, ni la libration que donne l'actions, qu'il ne peut plus entreprendre, parce que, dj, il pense, il sait trop. C'est alors que l'homme aspire au retour l'inconscience nave, source du salut, maudissant le savoir si chrement achet. La morale du mythe hroque affirme que si l'on avait comprisl'orgueil de sa propre volont, on aurait pu viter la chute - ce qui n'est pas exact - mais en tout cas, il fait du savoir la source du salut et du vouloir fort et actif, une fatalit.

On voit ici encore qu'il ne peut davantage y avoir de critrium du bien et du mal qu'il n'y a de critre absolu du vrai ou du faux, puisqu'ils alternent l'un avec l'autre. Le problme psychologique qui s'impose nous une fois le mythe compris, est, selon moi, le problme originel (fondamental) de toute psychologie, que je voudrais formuler ainsi : pourquoi faut-il donc toujours considrer comme mauvais ou faux un aspect quelconque et, par suite, comme bon ou juste l'autre aspect ? Ce problme psychologique originel, on ne peut le rsoudre en disant que nous nous comportons ainsi parce que cette tradition nous a t transmise par nos parents, qui eux-mmes la tenaient des leurs, et ainsi de suite jusqu'au couple primitif. C'est l'explication que donne la Bible, et aussi Freud dans son hypothse de la horde primitive. Notre thique individuelle ne s'explique pas par l'histoire, mais par la psychologie. Elle n'est pas la somme des morales accumules au cours de milliers d'annes; elle n'aurait d'ailleurs pas pu se transmettre pendant des sicles, s'il n'y et eu, dans l'individu mme, quelque chose qui correspondt cette morale; c'est ce qui a t reconnu par tous les grands penseurs et magistralement expos par Kant. En tout cas ce n'est que de l'individu, et non de l'espce et son histoire, que nous pouvons esprer une rponse. Ce problme premier apparat aussi dans toute mythologie et dans toute religion qui part de lui pour expliquer et comprendre comment le mal, le pch, la culpabilit, naquirent au monde ou, en langage psychologique, pourquoi nous sommes contraints de former en nous ces concepts. Toutes rpondent finalement cette question en disant que la volont consciente, le vouloir humain, oppos l'tre naturel, est la source du mal originel, que nous appelons, en psychologie, le sentiment de culpabilit. Dans les systmes religieux de l'Orient, c'est la notion du mal; pour les Juifs, celle du pch, dans le christianisme, celle de culpabilit. Cette mtamorphose tient au dveloppement de la volont consciente, dont nous avons vu que la premire manifestation tait un reniement, une ngation. cause de son origine ngative la volont est toujours mauvaise, comme par exemple chez Schopenhauer, qui remonte aux doctrines orientales correspondantes.

La notion de pch concerne, selon l'expos biblique, le degr suivant de dveloppement o la volont s'affirme avec une opinitret consciente, autrement dit, o le savoir marque le dbut de lorgueil. Enfin la notion chrtienne de culpabilit qui nous domine encore autant que la notion juive de pch, marque la raction contre les tendances cratrices positives de la volont de l'homme, contre sa prtention d'tre non seulement omniscient, semblable dieu, mais lui-mme dieu crateur.

On pourrait tre tent de rappeler ici le complexe paternel de Freud, et de faire driver cette volont cratrice du complexe d'Oedipe. Mais cela n'expliquerait pas l'acte spcifique de cration; c'est l une faiblesse de la conception psychanalytique, que Freud a comprise. Pour Freud, ce que nous appelons volont s'puise, ' pour ainsi dire, dans des identifications avec le pre, dans le dsir de prendre sa place. Cette conception nous semble n'tre qu'une ngation de sa propre volont que l'on attribue au pre (identification) ou Dieu. Pour Adler, au contraire, franchement parler, la volont, ce n'est pas l'identification au pre, c'est la protestation contre le pre, le vouloir-autre-chose, et ce n'est encore qu'un mode d'interprtation - exact certes - mais unilatral. Or la volont est les deux la fois, ou mieux, elle n'est ni l'un ni l'autre, elle est positive et ngative, volont et contre-volont dans le mme individu, au mme moment, comme je l'avais expos dans l'Artiste. A un certain stade de dveloppement la volont se projette sur le pre, s'objective en lui, parce qu'il reprsente une volont forte, parce qu'il en est, en ralit, un symbole ou qu'il reprsente une rsistance contre elle. Le problme proprement dit gt en l'homme mme c'est--dire non seulement par del l'identification, mais aussi par del le biologique, et le sentiment de culpabilit provient non seulement de la volont de prendre la place du pre, alors qu'on ne le doit pas faire, mais aussi de ce que, conformment l'volution, on doit devenir pre, crateur, et qu'on ne le veut pas. Le problme psychologique essentiel est donc le suivant : d'o proviennent, d'une part, le Je ne dois pas et, d'autre part, le Je ne veux pas ?

Le pre n'est pas le prototype du vouloir, il n'en est que la reprsentation - mme pas la premire. De mme, Dieu n'est pas seulement un pre grandi, comme le veut Freud, il est un idal, cr notre image, bref, une projection du moi qui veut consciemment. Cette justification religieuse acquiert un caractre beaucoup plus grandiose parce que le pre rel, faible reprsentant de cette volont, n'est pas pris en considration et ne trouble pas, si l'on peut dire, la merveille de la projection du moi. Le pre n'est donc qu'une premire personnification modeste du vouloir conscient, qui bientt ne se contente pas de cette reprsentation relle, et dont le degr prochain de dveloppement, plus superbe encore, est symbolis par le Dieu crateur tout puissant et omniscient. Dans les mythes religieux, la volont cratrice personnelle est personnifie en dieu, et l'homme se sent coupable ds qu'il a la prtention d'tre son gal, cest--dire de s'attribuer lui-mme cette volont. Dans les mythes hroques, au contraire, lhomme apparat lui-mme sous l'aspect crateur et c'est dieu, c'est--dire sa propre volont, qui porte la responsabilit de sa souffrance et de sa chute. Ce ne sont l que des phnomnes extrmes de raction de l'homme qui oscille entre la ressemblance la divinit et son nant, dont la volont s'est veille la connaissance de sa puissance et dont la conscience le fait frissonner en prsence d'elle. Seulement, le mythe des hros essaie de justifier la volont cratrice en magnifiant ses rsultats, tandis que la religion rappelle l'homme qu'il n'est qu'une crature soumise aux puissances cosmiques. Ainsi la volont cratrice produit automatiquement comme raction la culpabilit aussi srement que l'arrogance du maniaque est suivie d'une dpression humiliante. En un mot volont et culpabilit sont deux aspects complmentaires d'un seul et mme phnomne, ainsi que Schopenhauer l'a senti et compris le plus profondment parmi les modernes l'aide des doctrines hindoues. Il en rsulte qu'une philosophie de la volont doit tre ou bien profondment pessimiste si elle met l'accent sur la culpabilit, ou bien profondment optimiste comme celle de Nietzsche si elle affirme la puissance cratrice de la volont.

Dans la psychanalyse, les deux aspects subsistent cte cte, non en une harmonieuse union, mais sous l'apparence d'une de ses multiples contradictions inconciliables. Comme thrapeutique, l'analyse est optimiste, croit mme l'existence du bien dans l'homme et une sorte d'aptitude au salut et la possibilit de l'atteindre. Dans la thorie elle est pessimiste : l'homme n'a ni volont, ni puissance cratrice; il est pouss par le a, inhib par les autorits du sur-moi, il est esclave et pourtant coupable. Contradiction si vidente qu'on ne peut que s'tonner qu'elle ait t possible. Il faut bien reconnatre en elle un problme psychologique qui dpasse de beaucoup une critique de la psychanalyse. La notion de culpabilit ou de pch suppose la volont libre, comme le jour suppose la nuit. Quand il n'existerait mme aucune des multiples preuves de la libert intrieure du vouloir conscient, le fait que l'homme a conscience de la culpabilit suffirait pour mettre tout--fait hors de doute la libert de la volont, comme nous lentendons psychologiquement. L'homme, disons-nous, ragit comme s'il tait coupable; or il le fait parce qu'il est psychologiquement coupable, parce quil se sent responsable; aussi n'est-il pas de psychanalyse au monde qui puisse escamoter ce sentiment de faute en recourant des complexes aussi archaques qu'on voudra. Il faut, de plus, non seulement permettre l'individu de vouloir mais le pousser une volont autonome pour donner au moins une justification constructive au sentiment de culpabilit auquel il ne saurait chapper. Ce qui ne doit tre fait ni par rationalisation de nature religieuse, pdagogique ou thrapeutique, mais par le travail crateur personnel, par l'action mme.

Nous pouvons dire ici d'o provient, au fond, le sentiment de culpabilit, ce qu'il signifie. Nous avons confront plus haut volont et conscience et nous avons vu que lon interprte tantt l'une tantt l'autre comme mauvaise ou fausse , selon qu'est mis au premier plan l'aspect vcu ou l'aspect connu, ce qui dpend d'autre part de la prdominance momentane d'une sphre sur l'autre. Dans la perception consciente des phnomnes de volont, l'aspect connaissance se trouve accentu tandis que le contenu actuel du vouloir est l'aspect vie. Ce n'est qu' partir du moment o l'apprciation morale dfavorable , qui vient du dehors gner l'individu dans les vnements de son enfance, se trouve transfre du contenu du vouloir sur la volont elle-mme, que surgit, du conflit externe de volont, le conflit thique interne qui aboutit, par reniement de la volont personnelle, au sentiment de culpabilit. Ce sentiment est aussi dtermin par l'aspect volontaire et cette double origine en fait une force d'une insurmontable rsistance. Car c'est contre cette suprmatie de la conscience qui dresse elle-mme les normes thiques du juste et de l injuste (non pas les rgles morales du bien et du mal) pour l'individu, que ragit la volont en condamnant la conscience qu'elle sent tre une entrave; et c'est l ce que nous dcouvrons comme sentiment de culpabilit. Ainsi le sentiment de culpabilit est une simple consquence de la conscience ou, plus exactement, il est la conscience qu'a l'individu de son vouloir. La signification du pch originel n'est-elle pas: le savoir est pch, la connaissance cre la culpabilit ? La conscience, qui par ses normes thiques, inhibe la volont est perue par cette dernire comme aussi mauvaise que la volont personnelle par la conscience et cette inhibition rciproque de la volont et de la conscience se manifeste en nous sous forme de sentiment de culpabilit. Ce dernier est donc, en somme, une consquence de la conscience hypertrophie de soi; il est mme au fond, cette conscience dans son aboutissement le plus funeste : la conscience morale. Nous ne pourrons nous occuper ici des diverses possibilits d'inhibition de la conscience, d'une part et, d'autre part, de paralysie de la volont, bien que les formes et degrs diffrents des ractions nvrotiques les rendent comprhensibles. Ce qui importe ici, c'est de reconnatre que le type nvrotique ne reprsente pas une forme de maladie, mais le type individualiste de notre poque, chez qui la srie des notions : mal, pch, culpabilit a fini par se dvelopper en une conscience angoissante de cette relation.

Le type nvrotique de notre poque, que nous ne rencontrons pas seulement dans la clientle du psychiatre ou dans les consultations du psychanalyste, n'est donc rien d'autre que la continuation du type ngatif d'homme qui a exist tant que notre me a t en proie au conflit de la volont, et dont il montre, dvelopp l'extrme, l'un des aspects. C'est l'homme chez qui se manifeste une volont aussi forte que chez l'actif crateur avec cette diffrence que, chez l'homme souffrant qu'est le nvrotique, cette volont apparat dans sa qualit premire ngative de contre-volont et qu'au mme instant la connaissance consciente la peroit sous forme de sentiment de culpabilit. Ceux que l'on appelle nvross ne forment donc pas une classe de malades dont la socit doive chercher hter la gurison; ils reprsentent simplement une exagration extrme du type humain d'aujourd'hui, leur gurison - individuelle et sociale - ne se peut obtenir que d'une seule manire, toujours la mme : sous forme de thrapeutique individuelle, de rforme gnrale de l'ducation ou enfin au moyen d'une Weltanschauung reposant sur la connaissance de ce que nous venons de dcrire. Car une conception du monde est toujours indispensable la thrapeutique individuelle ou sociale, et plus on se regimbe contre cette hypothse moins on a de chance de dcouvrir une base solide en vue de rformes ducatrices ou de succs thrapeutiques. Bien plus! On est surpris de la facilit avec laquelle on les atteint sans grande peine, quand on ne cherche point transformer l'homme, mais qu'on l'autorise tre ce qu'il est, sans qu'il se sente, pour cela, coupable ou infrieur. Le nvros - nous le sommes tous un certain degr - souffre prcisment de ce qu'il ne s'accepte pas lui-mme, de ce qu'il ne peut pas se supporter, pourrait-on dire; il se voudrait autre. C'est pourquoi la thraeutique ne peut tre corrective, mais bien affirmative; elle doit faire d'un tre humain ngatif, souffrant de sa culpabilit, un tre positif, volontaire et actif. Cet tre a toujours exist lui aussi, bien que sa vie psychique se soit toujours complique et endolorie au fur et mesure du renforcement de la conscience.

Nous sommes donc des tres humains que leur conscience, leur trop grande connaissance de soi, a toujours gns ou entravs dans leur vie, type dont Shakespeare a magistralement dcrit la psychologie dans Hamlet, mais qui n'a t totalement compris qu' notre poque, qui en produit en abondance. Nous ne devons pas oublier cependant que la connaissance a aussi un aspect crateur, comme la montr, par exemple, Shakespeare lui-mme, en crant le type d'Hamlet. Car il est vident qu'il tait, lui aussi, Hamlet, ce qui ne l'empcha pas et c'est en quoi il diffre de son hros - de trouver en ce conflit une force cratrice, au lieu de n'y rencontrer que des entraves. Donc, quand elle pousse la cration, la connaissance peut aussi remplacer le vcu, en est mme une forme. Elle est alors une victoire intime de la volont, si l'on peut s'exprimer ainsi, et non une victoire extrieure; elle est victoire de la volont, bien que l'individu doive la payer cher. Le hros actif, qui reprsente la force consciente de la volont, peut agir parce qu'il ne connat que sa volont, dont il ignore l'origine et les motifs; c'est prcisment ce qui cause sa perte, car il ne peut prvoir les consquences de ses actes. L'homme passif qui souffre ne peut agir parce que la conscience qu'il a de soi entrave la volont, ce qui se traduit par le sentiment de culpabilit avant l'action. Le type crateur spirituel, que j'ai appel artiste , vit dans un continuel conflit entre ses deux extrmes. Il le rsout - pour lui et pour les autres - en transposant en connaissance l'affirmation de la volont; en d'autres termes, il manifeste spirituellement sa volont et transpose en formation d'idal thique, l'invitable sentiment de culpabilit qui l'peronne vers un dveloppement plus haut de soi et le rend capable d'tre de plus en plus sublime.

III

VRIT ET RALIT

L'erreur seule est la vie et le savoir est la mort.

SCHILLER.

Table des MatiresDans le prcdent chapitre, nous avons examin le contraste entre connatre et vivre, dveloppement de la conscience qui, d'outil de la volont, devient la tourmentante conscience qu'a de soi l'individu moderne. Donc la connaissance, entendue comme connaissance de soi, conduit finalement une perception constante de soi qui, toujours prsente aussi dans l'vnement vcu, - le trouble sensiblement quand elle ne l'entrave pas. ce dveloppement de la conscience en auto-inhibition nvrotique de l'vnement, correspond le dveloppement graduel de la nvrose, d'abord problme de la volont, en un problme de la conscience. Si d'abord la volont tait mauvaise et sa ngation cause de toutes les souffrances, maintenant c'est le savoir conscient de nous-mmes et de nos problmes, en d'autres termes, la dcouverte de ce processus de ngation, qui est le mal, le pch, la faute.

Le problme de la conscience prsente cependant un autre aspect, oppos ce passage la torturante conscience de soi: c'est celui de la conscience, source de plaisir. Outil primitif de la volont et instrument de sa ralisation ou de sa justification, la conscience est une source de plaisir au mme titre que la russite de la volont. La conscience qui dit oui la volont, qui approuve sa ralisation est la source du plaisir en soi. Dans cette acception psychologique, plaisir et peine ne sont que deux aspects conscients diffrents des phnomnes de volont. La russite de la volont, qui se manifeste dans le vcu, la conscience de cette russite dans l'vnement, tel est le mcanisme du sentiment de plaisir que nous appelons bonheur. C'est, en quelque sorte, une jouissance double, ddouble; dans la ralisation de l'acte volontaire d'abord, et, en mme temps, dans le miroir rflchissant de la conscience qui dit oui une fois encore cette ralisation. Ce n'est qu'une fois que la conscience s'est mise au service de la contre-volont, donc lorsqu'elle se manifeste en refoulement et en reniement, que nous prouvons la peine; de la rencontre du sentiment de peine et de la conscience simultane que nous en avons, vient le sentiment de douleur, contraire au bonheur, qui est aussi un phnomne rflexe de la conscience. Ces ractions se rapportent l'attitude prsente de la conscience vis--vis de la manifestation volontaire rvle dans l'acte. La connaissance, au contraire, est plutt un processus historique, qui suit le vivre et le sentir souvent presque sans intervalle. La connaissance spare la conscience de ce qui est vcu; elle est elle-mme une consquence de cette sparation et tend conserver ce qui fait plaisir, en garder le souvenir, renier et oublier ce qui est dplaisant.

Pourquoi la russite n'est-elle jamais totale ? Cest le problme non seulement de la nvrose, mais de toute souffrance humaine. En d'autres termes, comment se fait-il que la conscience, d'abord organe de plaisir au service de la ralisation de la volont, puisse devenir, par suite de la ngation de la volont, un organe de douleur ? La cause en est, je crois, ce que la conscience possde, ds l'origine, un aspect ngatif, tout comme la volont. Le ct ngatif de la conscience, c'est sa liaison au rel, de mme que c'est l'existence de la volont d'autrui qui fait natre la contre-volont. Originairement la conscience, grce aux organes des sons, nous met en relation avec la ralit; donc elle possde, comme elle, l'aptitude crer la douleur. Autrement dit, la conscience, c'est la ralit intriorise que nous prouvons douloureusement pendant le temps et dans la mesure o la volont est incapable de la plier son service, de la soumettre, comme elle s'efforce de le faire avec la ralit extrieure. En ce sens tout ce qui s'oppose notre volont comme un obstacle est rel, qu'il s'agisse de ralit extrieure ou de la ralit intrieure de la conscience.

La sphre dans laquelle se droulent tous ces phnomnes de volont et de conscience que sont les plaisirs et les douleurs que nous prouvons ou les phnomnes psychiques du bonheur et de la souffrance, c'est la sphre affective, aussi voisine du vouloir que de la conscience, et en laquelle se heurtent et se confondent toutes ces tendances. Aussi la vie affective reprsente-t-elle la plus puissante force intrieure. Elle est aussi plus forte que la tendance sexuelle qu'on peut toujours dompter, et satisfaire de quelque manire. Il n'en est pas de mme de la vie affective, impossible dominer et satisfaire, dont l'essence mme rside en ces deux impossibilits.

Considrons d'abord quel est le rapport de la vie affective avec la sphre de la volont : nous constatons qu'il est double. Tout ce que nous appelons sentiment au sens troit du mot, amour, reconnaissance, nostalgie, tendresse, amollit et brise en dfinitive, la volont. Non seulement le sentiment soumet notre volont celle d'autrui, il est lui-mme un flchissement de la volont, une sorte de soumission personnelle notre fiert. Quand nous voulons nous dfendre de ce flchissement, nous prouvons de la honte; son affirmation prend la forme de l'amour, son reniement, celle de la haine (endurcissement de la volont). Nous touchons ainsi le deuxime ct du rapport entre la volont et la vie sentimentale : les affects. Par ce terme nous comprenons une forme de rsistance au sentiment, qui, bien que passif, est en quelque sorte ramen la sphre volontaire. Colre, dpit, haine, sont des confirmations, des exagrations de toute notre volont ngative qui se met en garde contre l'amollissement sentimental imminent, en faisant entrer le sentiment dans la sphre volontaire. D'autre part, la volont, qui affirme le sentiment, ou mieux encore qui se dissout en lui, aboutit non seulement la soumission autrui, mais galement ce que nous appelons l'abandon, sorte de dtente de la volont qui rend heureux.

Les relations de la vie affective avec la vie sexuelle, dont on a tant parl sans les avoir jamais comprises, nous les tudierons au chapitre : Bonheur et dlivrance et nous porterons maintenant notre attention vers les rapports entre la sphre affective et la conscience. De l'affermissement de la conscience manifest dans l'affect, nous dirons seulement qu'il subjugue momentanment la volont pour l'obliger ensuite justifier la manifestation affective. Quand cela ne russit pas, le sentiment, reni d'abord, reparat bientt dans la raction du repentir, qui peut briser compltement la volont. L'influence du sentiment, phnomne volontaire, sur la sphre de la conscience, apparat l o la volont renie la mollesse sentimentale, sans cependant la pousser jusqu' sa totale ngatien: l'affect. Il est vrai que cette ngation ne reste pas sans influence sur la sphre sentimentale, puisqu'elle s'y traduit par la transmutation des sentiments positifs (amour) en un sentiment de culpabilit, rsultat encore une fois d'un chec du reniement. Son influence sur la conscience est de plus varie et a de plus graves consquences; elle s'exerce la fois sur tous nos actes et sur notre pense. Nous sommes ainsi ramens au thme : Vrit et ralit.

Tout cela tient de la nature primitive du reniement, tentative pour opposer la ralit pnible l'affirmation de sa volont. Bientt cependant le mcanisme de reniement est employ intrieurement; il se manifeste alors dans le domaine sentimental, par l'affectivit, dans le domaine de la conscience, par le refoulement. En deuxime lieu, en dcoulent tous les processus mentaux connus sous les noms de dformation, rationalisation, justification et doute. Le refoulement, je l'ai expliqu ailleurs, c'est le reniement poursuivi jusqu la pense consciente ; il apparat lorsque l'individu prend conscience du reniement sentimental et veut dsormais refouler le contenu du souvenir, pour se dbarrasser du sentiment, issu pourtant du domaine de la volont. Ce refoulement peut donc ne pas russir du tout, ou ne russir quen partie; dans ce cas, c'est le doute qui met en question la ralit du pens, donc la vrit puisqu'il ne peut ni la refouler consciemment, ni la renier sentimentalement. Le doute est donc originairement destin branler la vrit, il est le reprsentant intellectuel du reniement, et ce n'est qu'en deuxime lieu qu'il conduit la recherche ardue de la vrit et de la certitude. Et c'est toujours l'ancien duel que nous retrouvons, aussi implacable, aussi opinitre que le conflit primitif de la volont, avec cette diffrence qu'il a pass du domaine de la volont et du sentiment celui de la conscience. Aussi le doute rsiste-t-il tous les arguments puisque c'est la vrit qu'il repousse, de mme que les arguments sont sans effet sur la contre-volont, dont le doute n'est que la manifestation intellectuelle.

Si le doute reprsente la contre-volont consciente, la vrit est le reprsentant intellectuel de la volont. On pourrait dire grosso modo : le vrai, c'est ce que je veux, c'est--dire : ce que j'lve au rang de vrit, ou, en langage banal, ce que je veux croire. Il ne s'agit pas ici non plus du contenu ; il ne s'agit pas de dcider ce qu'est la vrit, mais de savoir ce qui est vrit. Ainsi pos, le problme contient en soi sa solution, comme la rponse laconique de Pilate la prtention de Jsus de rvler la vrit? Or la vrit n'est pas seulement une notion subject