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Les Cahiers nouveaux N° 86 Septembre 2013 92 Orgues 92-96 Pierre Decourcelle Facteur d’orgue Anne Froidebise Conservatoire royal de Liège Professeur d’orgue Qu’évoque pour nous le son de l’orgue ? Ce son soutenu nous est familier, le grand public l’associe à l’église voire à la religion. Il l’associe à l’édifice de pierre résonnant longuement, à la puissance, à l’écho. C’est la raison pour laquelle le son de l’orgue laisse rarement indifférent, engendrant fascination ou rejet. Mais hors de l’église, ce son est très présent aussi dans la musique de fond qui nous accompagne ou nous envahit partout. Nous entendons à notre insu un son qui l’imite, produit par des moyens électroniques. Il fait partie de notre environnement sonore. Aujourd’hui l’orgue à tuyaux constitue par sa propre complexité, par sa valeur patrimoniale et son rôle artistique et social, un microcosme foisonnant. Patrimoine « extra » ordinaire l’orgue, vraiment ? Mystérieux, méconnu, encombrant voire embar- rassant, certainement. Parmi les centaines d’instruments que compte la Wallonie, l’orgue est parfois extraordinaire et de grande valeur ou extrêmement ordinaire et de peu d’intérêt patri- monial. En cela il ne se distingue guère des autres éléments du mobilier des églises, puisque c’est Travail du bois en atelier. Photo Guy Focant, © SPW

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  • 92Les Cahiers nouveaux N° 86 Septembre 2013

    92

    Orgues

    92-96Pierre DecourcelleFacteur d’orgue

    Anne FroidebiseConservatoire royal de LiègeProfesseur d’orgue

    Qu’évoque pour nous le son de l’orgue ? Ce son soutenu nous est familier, le grand public l’associe à l’église voire à la religion. Il l’associe à l’édifice de pierre résonnant longuement, à la puissance, à l’écho. C’est la raison pour laquelle le son de l’orgue laisse rarement indifférent, engendrant fascination ou rejet. Mais hors de l’église, ce son est très présent aussi dans la musique de fond qui nous accompagne ou nous envahit partout. Nous entendons à notre insu un son qui l’imite, produit par des moyens électroniques. Il fait partie de notre environnement sonore. Aujourd’hui l’orgue à

    tuyaux constitue par sa propre complexité, par sa valeur patrimoniale et son rôle artistique et social, un microcosme foisonnant.

    Patrimoine « extra » ordinaire l’orgue, vraiment ? Mystérieux, méconnu, encombrant voire embar-rassant, certainement. Parmi les centaines d’instruments que compte la Wallonie, l’orgue est parfois extraordinaire et de grande valeur ou extrêmement ordinaire et de peu d’intérêt patri-monial. En cela il ne se distingue guère des autres éléments du mobilier des églises, puisque c’est

    Travail du bois en atelier.Photo Guy Focant, © SPW

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    instruments à vent existent sur toute la surface du globe depuis que l’homme chante, danse et joue de la musique. Dès le 5e siècle avant J.-C. le principe d’une « machine-orgue » produisant un son continu indépendant du souffle humain est connu et décrit. Il s’agit déjà de libérer de l’air sous pression afin de faire résonner des tuyaux. Mais c’est en Europe occidentale que va com-mencer, dès le Moyen Âge, le développement de l’orgue-instrument de musique. Les différentes parties qui le composent, le buffet, la souffle-rie et la distribution du vent, la mécanique de transmission, le clavier et la tuyauterie y sont déjà bien établies et, quelle que soit leur évolu-tion, restent à travers les siècles les éléments fondamentaux de l’orgue. L’histoire de la facture d’orgues commence donc très tôt et va de pair avec l’histoire de la musique d’orgue. Aujourd’hui, c’est encore un élément de singularité, l’orga-niste dispose d’une littérature musicale riche de huit siècles et l’histoire se poursuit heureuse-ment puisque les compositeurs contemporains continuent à écrire pour l’orgue.

    Le buffet constitue l’enveloppe extérieure de l’orgue. C’est un support et une protection de tous les éléments qui y sont enfermés. Il joue aussi un rôle acoustique, en réfléchissant les sons et en les dirigeant dans la bonne direction. Ses dimensions et sa forme dépendent du concept de l’instrument qu’il abrite et de son organisation interne. Le buffet de l’orgue est marqué par le style décoratif de son époque et de la région où il se trouve. Autrefois sa réalisation était confiée à la corporation des menuisiers et des sculpteurs. C’est l’élément visuel le plus fort de l’orgue, celui qui impressionne, même si l’orgue se tait. Et pourtant l’essentiel de l’instrument, c’est-à-dire toute la partie proprement instrumentale, réside à l’intérieur du buffet, à l’abri des regards. Les tuyaux, la mécanique de transmission, la console, la soufflerie et la distribution du vent, l’harmo-nisation du son, relèvent du métier de facteur d’orgues. La facture d’orgue est un métier d’art qui recouvre un très vaste domaine de compétences, à com-mencer par un grand savoir-faire technique :

    — la conception de l’ouvrage : plans et élévation de la tribune et du buffet, plans des mécaniques, calculs de la résistance des matériaux et des leviers, calculs des débits de vent, calculs des tailles des tuyaux ;

    — une excellente maîtrise du travail du bois puisque l’instrument en est essentiellement construit (buffets, sommiers, mécaniques, cla-viers, soufflets, porte-vent, tuyaux) ;

    — une excellente maîtrise du travail du métal où la soudure est omniprésente : alliages d’étain-plomb pour la fabrication de la plupart des tuyaux ; du laiton qui entre dans la fabrication des jeux d’anche ; du fer (parfois forgé) pour les supports, les bras des pilotes ;

    — un savoir-faire dans l’utilisation et la mise en œuvre des différentes peaux et parchemins qui servent à l’étanchéité ;

    — une connaissance dans le domaine électrique (ventilateur, transmissions électriques) ;

    Travail du métal in situ.Photo Guy Focant, © SPW

    là que les gestionnaires du patrimoine lui sont confrontés. Mais si on tente de le comparer à l’édi-fice, aux tableaux, sculptures et autres pièces du mobilier, son caractère « extra » ordinaire apparaît. En plus de ce qu’on voit, il produit du son, c’est un instrument de musique, un monument sonore. Si par malheur l’abandon l’a rendu muet, une fois restauré, il ne pourra être réaffecté à aucun autre usage que celui de sa vocation première : chanter. Et pour qu’il puisse chanter, il faut qu’il fonctionne et qu’intervienne un acteur humain, l’organiste.Là réside la grande différence avec les autres domaines du patrimoine. L’orgue n’a tout son sens que s’il fonctionne et il ne peut pas fonc-tionner seul.Parmi les instruments de musique, l’orgue occupe aussi une place « extra » ordinaire. Les percussions, les cordes frottées et pincées, les

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    Reconstruction d’un orgue Renaissance en accord avec le buffet ancien (1600). Église Saint-Jacques, Liège.Photo Guy Focant, © SPW

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    — une connaissance dans le domaine pneuma-tique (ventilateur, soufflets et transmissions pneumatiques).Outre ce savoir-faire technique, le facteur d’orgue doit avoir connaissance de l’histoire et des styles de l’orgue, surtout s’il est amené à faire des res-taurations d’orgues historiques.Et par-dessus tout, le facteur d’orgue doit avoir une excellente oreille musicienne et une connais-sance approfondie du processus d’harmonisation du son ; c’est de ce point essentiel que dépend la qualité musicale d’un orgue.Pour sa construction, l’ouvrage technique de référence est, et reste encore aujourd’hui, le cé-lèbre traité du bénédictin français Dom François Bedos de Celles, L’Art du facteur d’orgue, 1766-1778. Le style de l’orgue classique tel que le décrit Dom Bedos va ensuite évoluer aux siècles suivants vers l’orgue romantique, symphonique, néoclassique, néobaroque… La facture va voir ainsi apparaître de nombreuses inventions mé-caniques, pneumatiques, électriques et électro-niques, toutes destinées au confort du jeu, mais celles-ci n’ont pas agi fondamentalement sur le principe premier de l’orgue, à savoir la produc-tion du son par des tuyaux.Le meilleur moyen d’appréhender cet artisanat multiséculaire est de participer à une visite d’ate-lier que les manufactures organisent régulièrement

    avec un succès grandissant. Ces ateliers sont des entreprises dont la taille varie de une à quinze personnes. Les deux plus grandes manufactures du pays sont wallonnes et travaillent aussi pour d’autres pays d’Europe et du reste du monde.

    À quelques exceptions près on trouve un orgue dans chaque église. Il faut compter aussi ceux des chapelles d’écoles et d’hôpitaux, des académies de musique et conservatoires, des particuliers et des grandes salles de concert. L’estimation est simple, il y a des milliers d’orgues sur le territoire du pays. Comment gérer tout ce patrimoine ? En effet, ce grand « paysage d’orgues » présente une variété de situations et d’instruments qu’il serait tentant de classifier comme suit :

    — les orgues qui sont joués régulièrement, épiso-diquement ou jamais ;

    — ceux qui sont entretenus régulièrement, épiso-diquement ou jamais ;

    — les orgues neufs, construits dans les trente dernières années et les orgues plus anciens ou très anciens ;

    — les orgues présentant un ensemble cohérent entre buffet et partie instrumentale ;

    — les buffets d’orgues anciens, abritant un instru-ment neuf reconstruit en accord stylistique avec le meuble ;

    Reconstruction d’un orgue classique français en accord avec le buffet ancien (ca 1780). Leuze-en-Hainaut.Photo Guy Focant, © SPW

    Orgue classé patrimoine exceptionnel (ca 1670). Longueville (Chaumont-Gistoux).Photo Guy Focant, © SPW

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    — les buffets d’orgue anciens, abritant un instru-ment d’une époque plus tardive ou un instrument neuf sans aucun rapport avec le meuble ;

    — ceux qui bénéficient d’un classement comme monument en raison de leur valeur ;

    — ceux qui bénéficient d’un classement de « patri-moine exceptionnel » pour leur valeur, leur rareté, la cohérence entre buffet et partie instrumentale et le taux élevé d’éléments d’origine conservés.On peut y ajouter, de manière subjective, les orgues de valeur situés dans des lieux quel-conques qui n’intéressent personne et les orgues quelconques situés dans des hauts-lieux du patrimoine.

    Aujourd’hui comme hier, l’orgue concerne beau-coup de monde. C’est un instrument de musique, c’est parfois aussi un monument classé, il se trouve le plus souvent dans un lieu public et fonctionne au service de la communauté. Il joue un rôle social et artistique indéniable. Si son entretien dépend des autorités religieuses ou des autorités publiques, son usage et son éventuel rayonnement sont directement liés au contexte humain dans lequel il se trouve. Il faut que le clergé et les habitants du lieu soient soucieux de la musique de qualité à l’église, du maintien du patrimoine et du lien avec les générations passées, du « plus » qu’un bel instrument apporte. L’orgue constitue parfois le seul élément de valeur

    et de fierté d’un village. Cette énumération ne doit rien au rêve idéalisé, on l’entend formuler de cette façon par des citoyens isolés ou des membres d’associations qui se sont battus pour leur instrument, surtout dans les milieux ruraux. Il faut avoir vécu avec eux l’émotion du son retrouvé d’un orgue qui fonctionne à nouveau, après des années de mutisme ou du premier son d’un nouvel orgue installé dans une église pour ressentir toute l’importance de l’instrument pour la collectivité. Les organistes professionnels et amateurs, les étudiants qui se spécialisent dans les écoles su-périeures, les élèves des académies de musique, les organistes liturgiques et les amoureux de l’art font vivre l’orgue. Ils se regroupent dans de mul-tiples associations, se déplacent volontiers pour découvrir des instruments, c’est un monde de passionnés qui continue à soutenir l’intérêt pour l’orgue. Et l’instrument en a besoin car il vit une situation paradoxale.Paradoxale puisque, depuis des siècles, son af-fectation est liée à l’Église qui connaît aujourd’hui une baisse très sensible de la pratique religieuse ; cela entraîne la désaffection des lieux de culte et parfois la fermeture d’églises. Mais d’autre part l’orgue reste en beaucoup d’endroits un instru-ment culturellement très vivant. En effet, il n’y a jamais eu autant d’événements autour de l’orgue qu’aujourd’hui : concerts, associations nom-breuses, visites, stages d’été, concours sur des instruments prestigieux, enregistrements et pour s’en convaincre (et aussi être informé), il suffit de consulter les nombreuses revues spécialisées tant en Belgique (L’Organiste, Orgelkunst…) qu’à l’étranger. Ce sont des dizaines de concerts que ces revues annoncent !Doit-on avoir des craintes pour l’avenir de l’orgue à cause de l’abandon de sa fonction première dans le culte ? Sans aucun doute et il faut rester vigilant et attentif aux instruments de qualité qui risquent de disparaître. Mais par ailleurs on peut espérer que l’avenir ne soit pas trop sombre quand on voit les associations culturelles prendre le relais, les budgets publics pour la restauration des orgues historiques ou les budgets privés qui permettent de construire de nouveaux instru-ments… Les budgets culturels pour les activités et les concerts autour de l’orgue ne sont pas en reste. Bien sûr rien n’est jamais acquis dans ce domaine et les inquiétudes du milieu organistique sont bien compréhensibles.

    Quelle que soit sa valeur artistique, l’orgue à tuyaux est un instrument de musique sorti des mains d’un artisan. Ce n’est pas un produit d’usine standardisé, numéroté, fruit d’une technologie bientôt dépassée. L’orgue a toujours fait l’objet d’un choix et d’un investissement coûteux, porté par toute une communauté. Pendant des siècles sa musique a accompagné la vie de milliers de personnes. C’est un élément du patrimoine à part entière, et à ce titre, s’il doit faire l’objet d’une décision quelle qu’elle soit : entretien, restaura-tion, protection, démontage voire déménagement, il mérite toujours des mains compétentes, de l’attention et du respect.

    Façade de buffet d’orgue de 1685, instrument de 1933. Saint-Hubert.Photo Guy Focant, © SPW