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Optique fantastique, traitementde la photographie ettransgression des limites duvisible chez Marie NdiayeNora Cottille-FoleyPublished online: 10 Nov 2009.

To cite this article: Nora Cottille-Foley (2009) Optique fantastique, traitement de laphotographie et transgression des limites du visible chez Marie Ndiaye, ContemporaryFrench and Francophone Studies, 13:5, 547-554, DOI: 10.1080/17409290903333274

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Contemporary French and Francophone StudiesVol. 13, No. 5, December 2009, 547–554

OPTIQUE FANTASTIQUE, TRAITEMENT DE LA

PHOTOGRAPHIE ET TRANSGRESSION DES

LIMITES DU VISIBLE CHEZ MARIE NDIAYE

Nora Cottille-Foley

Marie NDiaye explique lors d’une interview qu’elle ne peut ecrire ni des contesfantastiques, ni des romans realistes car ses romans participent des deux types derecit (Nicolas, « Le coeur dans le labyrinthe », par. 22). D’ailleurs, selonTzvetan Todorov, le fantastique lui-meme est un genre en suspens ou encore undoute fugitif du lecteur pris entre la raison et le merveilleux (Todorov 165). Enfait, dans l’œuvre de NDiaye, l’inquietante etrangete propre au fantastique estutilisee pour exprimer le sentiment d’etrangeite de personnages quireconnaissent dans le regard d’autrui leur propre visibilite ethnique - unevisibilite qui n’est cependant jamais donnee a voir au lecteur (Cottille-Foley 17).Par le biais du fantastique, la litterature NDiayenne evite toute reificationidentitaire, suscitant ainsi l’incertitude plutot que la connaissance cartesienne.Deux romans - En Famille et Autoportrait en vert - permettent tout particuliere-ment d’eclairer la subversion des limites du visible chez NDiaye. Dans l’uncomme dans l’autre, le fantastique est une optique qui permet de remettre enquestion la garantie d’authenticite empiriquement pretee tout autant a l’organede la vue qu’a la photographie.

En Famille revient constamment sur le probleme epineux du statut de laphotographie dans un recit ou l’apparence de la narratrice souleve la question dustigmatisme associe a certaines formes de visibilite ethnique. L’apparencephysique de Fanny, la narratrice, est la cause absente du recit, ce dont il estquestion mais qui n’est jamais explicite dans le texte. Il s’agit d’une visibilite

ISSN 1740-9292 (print)/ISSN 1740-9306 (online)/09/050547–8 � 2009 Taylor & Francis

DOI: 10.1080/17409290903333274

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raturee productrice d’etrangeite, que les autres personnages voient mais dont lelecteur ne saisit que partiellement la nature. Dans ce roman se cotoientl’inquietante etrangete et le sentiment d’etrangeite - c’est a dire ici, le sentimentd’etre percu comme etranger par un environnement familier et pourtanthostile. Le unheimlich freudien a penetre la maison familiale dont Fanny sepercoit comme un element non integre. Le recit entretient un rapport critique al’usage social de la photographie de famille decrit par Bourdieu dans Un ArtMoyen comme indice et instrument d’integration au groupe (Bourdieu 38–54).En Famille se joue de la perception populaire qui prete des proprietesidentificatrices a la photographie. Lorsque la narratrice, a force d’efforts, reussita se procurer une photographie qui pourrait l’aider dans sa quete identitaire,celle-la est aussitot perdue ou dechiree. Les cliches sont incapables de revelerl’identite. Ainsi, les instantanes pris par le cousin Eugene durant sa propreceremonie de mariage ne revelent que « d’etranges figures imprecises etrougies » (193). Lorsque Fanny trouve enfin une photographie de sa tante Leda,tante dont elle cherche a decouvrir les traits pour mieux l’identifier, elle nedecouvre qu’une masse grasse, floue et indifferenciee avant de comprendrequ’un magazine dissimule le visage de sa tante (60). La metalepse des niveauxnarratifs ajoute a la confusion interpretative, brouillant les limites et les contoursde l’objet photo. Des photos d’enfants epinglees au hasard sur les murs d’unechambre se confondent avec les memes enfants, tres nombreux, qui chahutentdans cette piece (59). Plutot que de contribuer a la cohesion du groupe familial,les photos des enfants semblent redoubler le malaise et l’inquietude quel’exuberance agressive et quasi animale de leurs jeunes modeles provoque chezla narratrice. Cette approche de la photographie permet a NDiaye de denoncerl’interpretation litterale tout autant d’un texte que d’une image. Dans lesexemples donnes, la photographie ne peut etre garante d’identite car elle n’estpas auto-suffisante. Elle-meme signe, elle entre dans un systeme de signifiantsinstables et potentiellement denues de sens. La tante Colette, detentricelegitime du droit de nommer et d’identifier les membres de sa famille, utilise lesphotos tant convoitees par Fanny pour lui indiquer sa non-appartenance. Lameme photo, differemment interpretee, peut donc valider ou invaliderl’appartenance au groupe. L’obsession photographique de Fanny et la deroutepsychologique qui s’ensuit, la resistance du medium aux attentes de sonutilisateur, ne vont pas sans rappeler la pulsion scopique qui, selon Max Milner,caracterise le fantastique. Selon Milner, l’invention et l’utilisation, aux XVIIIe etXIXe siecles, d’appareils optiques tels que la longue-vue, le microscope ouencore la lanterne magique, pour n’en citer que quelques-uns, influencentle developpement d’un autre type d’imagination, traduit en litterature par lefantastique. Selon Milner, ces appareils optiques « permettaient de penser lerapport fascinant et deceptif qui existe entre la realite et la conscience qui lareflete, la deforme ou la transfigure » (Milner 23). Le fantastique, inspire parces appareils optiques, peut donc adopter une esthetique qui ne soit pas fondee

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sur la mimesis mais qui puisse cependant rendre compte, mais rendre compteautrement, d’un suppose Reel dont la manifestation visible devient elle-memesujette a caution. Dans En Famille, l’appareil optique qu’est l’appareil photopermet lui aussi de penser le rapport deceptif entre les phenomenes visibles et laconscience qui les deforme, notamment par le prisme de ses prejuges raciaux.L’utilisation d’une optique fantastique dans l’approche du vecu des personnagespermet a l’auteure de remettre en question les fondements de nos prejuges faceau visible. C’est cette optique elle-meme, ce regard de l’auteur, qui devient lesujet meme d’Autoportrait en vert. Speculaire, le recit est a bien des egardsl’etrange et fantastique autoportrait d’un regard.

L’Autoportrait en vert publie dans la collection Traits et Portraits des editionsMercure de France poursuit la mise en scene de la relativite du visible dejaamorcee dans En Famille. Plus que d’un autoportrait, il s’agit ici du recit d’unregard, celui d’un auteur - ou encore de son double fictif - sur le monde quil’environne. Le regard, ou plutot les regards, croises ou solitaires, concentres ouaffoles, extralucides ou aveugles, sillonnent le recit. Le desir de voir et celui den’avoir pas vu se succedent, se chevauchent, s’annulent et se reproduisent. Lesregards des personnages sont pris dans l’anamorphose du verre. La mere ported’epaisses lunettes aux montures monstrueuses derriere lesquelles ses yeuxroulent eperdument a la recherche d’un sens a la vie qui lui echappe, l’amied’enfance deforme son regard d’etranges lentilles de contact vertes, le regard dupere, vitreux, semble deja engourdi dans l’absence sensorielle de la mort. Lerecit commence in media res par le spectacle de villageois contemplant laGaronne et attendant avec inquietude les heures suivantes car l’inondationmenace. Puis le recit se poursuit par analepses avec retours frequents etrythmiques au present de la narration, celui de la contemplation nerveuse de laGaronne. La derniere image du roman est celle d’une plaine submergee et depassants regardant « le simple spectacle de l’eau qui se trouve ou elle ne devraitpas etre » (94). Il apparaıt donc que le regard encadre le recit, le sous-tend parles implications du temps de la narration et lui fournit son intensite dramatique.C’est finalement l’insolite du spectacle – l’eau hors de ses limites, sorte deHorla liquide – qui en est l’objet et l’aboutissement.

L’episode succedant a l’introduction se penche sur la dialectique ambigue duvoir et du non voir, et en particulier sur l’active participation de la consciencedans l’organe de la vue. La narratrice, roulant chaque jour devant une maison enapparence deserte, finit par y deceler une presence feminine. Cette vision n’estpas donnee soudainement par l’objet, elle ne s’impose pas a l’organe, mais doitpeu a peu se detacher de son mouvement inverse, le non voir. Le passage debutepar ce paradoxe: « Comme je la voyais chaque jour devant sa maison, il m’a etelongtemps impossible de distinguer entre cette presence verte et sonenvironnement » (9), antinomie qui revient a dire qu’elle ne la voyait pasparce qu’elle la voyait. Croyant enfin apercevoir quelque chose, la narratrice endemande la confirmation a ses enfants qui affirment, eux, categoriquement,

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n’avoir rien vu. Au cours du roman, l’apparition prend forme et identite,intervient dans la vie de la narratrice, s’installe momentanement chez elle, lasuit dans ses deplacements, pour un jour disparaıtre aussi furtivement qu’elleetait apparue. La narration ici se fait ludique et exige la complicite du lecteurdans son rapport au reel et a l’imaginaire. Mais si le regard semble se posercomme le vecteur d’une interiorite, il ne faudrait pas non plus le reduire a l’undes termes d’une opposition binaire entre d’une part l’image garanted’authenticite et, d’autre part, l’image chimerique. Les deux regards s’epousentet se conditionnent, posant la question du rapport entre le langage et laperception.

Les photos inclues dans Autoportrait en vert repondent au texte. Selon ladescription meme de la collection Traits et portraits, les illustrations « habitent leslivres comme une autre voix en echo, formant presque un recit souterrain »(Mercure de France, Collections, par. 3). On peut trouver deux types dephotographies dans ce roman, les unes signees Julie Ganzin, les autres provenantd’une collection particuliere. Les oeuvres de Ganzin inclues dans ce romanrepresentent des paysages au premier plan desquels figure le plus souvent lasilhouette floue et insaisissable d’une femme absorbee dans la contemplation, etqui apparaıt de dos ou de cote. Les photos de Julie Ganzin reinscrivent dans letexte la double nature du regard dans le roman, regard qui revele et regardrevele. C’est le rapport d’une presence feminine floue et non identifiable au reelsuppose qu’est le paysage qui nous est donne a voir.

Quant aux photographies issues d’une collection privees, l’auteure a confielors d’une interview qu’elle ne savait que faire de cette demande dephotographies de la part des editions Mercure de France. Elle aurait trouve cescliches plus ou moins par hasard : il s’agissait, nous dit-elle, de plaquesphotographiques qu’elle aurait sauvees du rebut auxquelles elles auraient etejetees (Asibong et Jordan 196). En impliquant que ces photos se sont en quelquesorte imposees d’elles-memes au texte, qu’elles l’ont penetre de leur presencesans calcul litteraire, l’auteure donne ainsi a l’image inanimee un pouvoirmysterieux defiant le temps et l’espace. Elle fait de l’objet photo un objetfantastique. Dans un double mouvement dialectique, parce que l’auteureprononce hors texte le recit de ces photos, parce qu’elle leur donne une originemysterieuse, elle les reinscrit dans un discours fictionnel tout en continuant abrouiller les frontieres de la creation litteraire.

La photo fait ainsi partie d’une dialectique entre l’image et le langage ou ellefait echo au texte et ou le hors texte lui fait echo. La femme verte mentionneepar la narratrice comme cette presence qui « me voit qui la regarde sans lavoir » (12) se trouve refletee dans la photo inseree a ce moment du texte. Ils’agit d’une photographie d’une femme portant des vetements du tournant dusiecle. Elle se tient debout et fait face a l’appareil photo, une main sur la hancheavec, derriere elle, une maison dont la surface est striee par les branches sansfeuilles d’un lierre. Les branches ont monstrueusement prolifere et s’etendent

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meme aux volets d’une fenetre ouverte, empechant ainsi leur mouvement etmenacant de penetrer ou d’avoir penetre l’espace d’ombre et d’obscuriteinterieure sur lequel ouvre la fenetre. Se surimposant a cette striure, des tachesde moisissure a l’effet marbre semblent peu a peu gagner la photo. La partieinferieure du meme cliche semble avoir progressivement perdu sa couleur, cequi a pour effet d’absorber la robe du sujet dans l’ombre du sol, faisant ainsiecho a la fenetre qui la surplombe presque directement dans la verticalite. Uneligne irreguliere blanche, au milieu de la photo, strie verticalement l’image,comme si elle avait ete pliee en deux, et souligne encore le lien entre l’ombredu premier plan, et celle de l’arriere plan sur lequel la fenetre donnemysterieusement. Les bords de la photo sont irreguliers et incluent une partienoire, celle de la pellicule non exposee a la lumiere, donc hors surfacephotographiee. La photographie fonctionne a plusieurs niveaux. Selon ClementRosset dans son ouvrage Fantasmagories, la nature morte est un paradoxe carl’arret du temps opere par le peintre ou le photographe lui permet d’echapper ala decomposition (Rosset 33–4). Mais ici, la materialite organique de laphotographie se fond monstrueusement au sujet represente. Les limites du reelet du fictif sont ainsi transgressees par une serie de metalepses. Les contours etles limites de l’objet photo sont remis en question. La moisissure etend sacontagion a la photo et se fond a l’autre contagion, organique elle aussi, dulierre sur la maison. Elle fait reference a un hors-texte aussi bien qu’a unelement textuel, celui des crues de la Garonne. La menace de l’inondation, etles references psychanalytiques possibles a un retour du refoule, et donc auunheimlich freudien, sont ainsi subrepticement exprimees. La facon dont la robedu sujet se fond a l’ombre organique de l’objet photo permet d’exprimervisuellement l’arrachement du voir au non voir qui represente l’effort du regardde l’auteure, sa vision extralucide, sa propre optique fantastique.

Dans le texte, cette optique se traduit par un effet de regard dedouble selonlequel, comme si elle regardait a travers une paire de jumelles, la narratrice voita la fois un personnage et son double decale. Croyant reconnaıtre son amieCristina, la narratrice discute avec une femme dont elle doute de l’identitejusqu’a voir Cristina sur l’autre cote du trottoir s’avancer vers elle. Or, par uneffet de psittacisme, ou encore de redoublement de la vue decaleetemporellement, les deux femmes lui tiennent exactement le meme propos.Le discours de la fausse ou de la vraie Cristina, si tant est que l’on puisse encorea ce moment du recit chercher a faire une distinction qui s’avere de plus en pluspuerile, indique lui aussi, en abyme, la possibilite d’une vision autre. Elle relateavoir surpris une scene interdite qui vient contredire les apparences. S’etendrendue chez ses parents qui s’occupaient de ses propres enfants pour lesvacances d’ete, Cristina, constatant un silence deroutant, choisit de passer parune breche dans la haie de la propriete puis, depuis la terrasse, regarde a traversla porte vitree pour surprendre les pleurs de son pere et ses plaintes vindicativescontre ses petits-enfants. La scene interdite, prise dans l’anamorphose du verre

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de la porte vitree, elle meme comme encadree par la breche dans la haie, revelela fictionnalite de l’amour grand-parental. Ainsi, tout devient factice, l’objetrepresente tout autant que le reel auquel il fait reference. La narratrice, dans uncommentaire digne de La Cantatrice Chauve de Ionesco, ajoute qu’elle doutevraiment qu’il s’agisse la de son amie Cristina car celle-ci, lui semble-t-il, n’apas d’enfants.

Le theme du double est repris par l’organisation des photos sur les pages dulivre. Une grande partie des photos de la collection particuliere apparaissent endouble, cote a cote et reliees par une bordure noire qui semble faire reference ala pellicule. Mais dans chaque paire, le cote exterieur de chaque photo a etedecoupe, la photo placee a gauche etant plus courte de ce cote la, tandis que lapartie droite manque a sa soeur jumelle, comme si une pellicule cinematique sederoulait devant nos yeux, et qu’une partie seulement de ce deroulement ait pus’inscrire sur la page. Du fait de ce manque, elles sont toutes deux legerementdifferentes, montrant et dissimulant une facette differente de leur environne-ment, de leur reference au reel. La representation photographique est ainsisubtilement donnee comme interpretation. Mais cette decoupe differente dureel a aussi pour effet de decentrer tres legerement le sujet, de le decalerdifferemment dans chaque image. Ceci provoque un sentiment de tres legere etsubliminale inquietante etrangete ou le familier est toujours legerementdifferent, une difference due a l’ineluctable passage du temps mime par l’effetde pellicule cinematographique, auquel n’echappe pas l’objet photo.

Ce decalage entre l’image memorisee qu’on a de l’autre et la manifestationponctuelle d’une apparence toujours differente, cette double vision qu’al’auteure d’un etre et de son reflet fantastique produisent dans le texte uneconfusion identitaire proche de l’absurde. Peu a peu le recit devoile nonseulement les figures imaginaires qui peuplent l’esprit de la narratrice, maisencore les conflits familiaux qui informent cette confusion. La fertilite debrideede ses parents et de la narratrice elle-meme imposent a l’œuvre une sorte demultiplication contagieuse du meme, d’un meme pourtant toujours different. Siles debordements de la Garonne manifestent le retour du refoule, ce refoulefigure dans le texte sous la forme d’une photographie miniature enterree puisfinalement deterree par la narratrice. Il s’agit d’une carte postale envoyee par samere et dans laquelle elle annonce a la narratrice la naissance d’une petite-sœur,Bella, dont la photographie est imprimee sur un timbre factice colle en double acote du timbre officiel. Affolee, la narratrice, dont la voix narrative est de plusen plus sujette a la modalisation fantastique decrite par Todorov, enterre la cartepostale dans un enclos a poule, par une nuit de pleine lune. Les deux registresreferentiels renforcent, l’un sur le mode vulgaire de l’enclos a poules, l’autre del’evocation romantique et fantastique de la nuit de pleine lune, l’image de lafertilite. Les grossesses de la mere s’etendraient ainsi de l’adolescence a l’age de47 ans. Cette fertilite debridee caracterise aussi la narratrice qui ponctuele texte de la mention de ses nouvelles grossesses: cinq sont mentionnees dans le

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texte, ce qui bien entendu contredit la biographie de NDiaye et confirme que lanarratrice est un double fictif de l’auteure. Cette fertilite fantastique faitfinalement reference au pere, dont la tres nombreuse progeniture - un fait quanta lui mentionne maintes fois dans l’œuvre de Ndiaye - condamne la fille aınee dela narratrice, un double elle aussi puisqu’elle se prenomme Marie, a se sentir« diluee dans la flopee de la posterite » (86). Tout le texte mene finalement a cepere dont il est question ailleurs, a ce pere au regard vitreux qui ne peutreconnaıtre ses enfants car il ne les voit plus. Sa cecite est double puisque,contrairement a sa fille, il meprise la litterature et se targue de ne jamais lire defiction. Doublement aveugle donc, incapable de voir tout autant ce qui s’imposea la vue que ce qui s’arrache du non voir, le pere ne peut fournir lareconnaissance identitaire que ses enfants et petits-enfants viennent chercheraupres de lui.

En fin de compte, Autoportrait en vert est une facon decalee de representer lavision de l’auteure. Ses personnages dedoubles offrent un decentrement legerqui permet d’aborder les mythes informant le grand œuvre. La narratrice n’estpas exactement l’auteure. C’est un personnage fictif qui affirme peu a peu, au fildu recit, la part d’imaginaire de sa propre voix. La dialectique du voir et du nonvoir permet de remettre en question les frontieres poreuses entre le texte etl’image, entre le texte et son hors texte, entre l’image et son support, entrel’autobiographique et l’autofabulation, entre le moi et l’autre. La nature dufantastique tel qu’il caracterise l’œuvre de NDiaye est donnee a lire et a voircomme un regard autre sur le reel.

Works Cited

Asibong, Andrew and Shirley Jordan. ‘‘Rencontre avec Marie Ndiaye.’’ Revue desSciences Humaines 293 (2009) : 187–199.

Barthes, Roland. La Chambre claire. Paris: Gallimard, 1980.Bourdieu, Pierre. Un Art moyen. Paris: Les Editions de Minuit, 1965.Colonna, Vincent. Autofiction et autres mythomanies litteraires. Paris : Tristram, 2004.Cottille-Foley, Nora. « Les mots pour ne pas le dire ou encore l’indicibilite d’une

visibilite frottee de fantastique dans les oeuvres de Marie NDiaye ». Revue desSciences Humaines 293 (2009) : 13–23.

Eliade, Mircea. Le Sacre et le profane. Paris: Gallimard, 1965.Freud, Sigmund. L’inquietante Etrangete et autres essais. Paris: Gallimard, 1985.Mercure de France, les collections. Mercure de France. 30 aout 2007 5http://

www.mercuredefrance.fr/collections.htm4.Milner, Max. La Fantasmagorie, essai sur l’optique fantastique. Paris, Presses

Universitaires de France, 1982.NDiaye, Marie. Autoportrait en vert. Paris: Mercure de France, 2007.—. En Famille. Paris: Les Editions de Minuit, 1991.

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Nicolas, Alain. « Le coeur dans le labyrinthe. » L’Humanite. 1er fevrier 2007.5http://www.humanite.fr4.

Rosset, Clement. Fantasmagories. Paris: Editions de Minuit, 2006.Todorov, Tzvetan. Introduction a la litterature fantastique. Paris: Seuil, 1970.

Nora Cottille-Foley is Associate Professor of French at the Georgia Institute of

Technology, in Atlanta, Georgia. She is particularly interested in questions of identity

and gender in contemporary texts. Other interests include the representation of space

as well as the relationship of the novel to photography. Recent articles on Marie NDiaye

and Annie Ernaux have appeared in French Studies French Forum and La Revue des

Sciences Humaines.

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