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octobre 2015 n° 34 Bulletin mensuel Quintes-feuilles

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 octobre  2015   n°  34    

 

       

 

   

 

 

 

     

Bulletin mensuel Quintes-feuilles  

   

 

 

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Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 34 octobre 2015  

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Histoire littéraire Baudelaire pédéraste ? Complément d’enquête et essai de synthèse sur un vieux débat

On me pardonnera de commencer par un souvenir personnel qui est en

rapport direct avec la question posée. J’expliquerai en fin d’article les raisons de cette entrée en matière.

En 1984 ou 1985, ayant fait quelques découvertes concernant l’écrivain germano-hongrois Karl Maria Kertbeny, j’avais contacté par courrier l’un des grands spécialistes de Charles Baudelaire, Claude Pichois (1925-2004), et j’avais eu la surprise de recevoir un coup de fil immédiat de cet univers-sitaire. Il se trouve que, au temps de sa jeunesse, Claude Pichois avait mis au jour les archives de Philarète Chasles, dans lesquelles figuraient des lettres de Kertbeny. Au tout début de sa carrière universitaire, Pichois avait intelligemment exploité son heureuse découverte1, ce qui avait motivé mon envie de le contacter. Je voulais notamment lui faire savoir que Kertbeny avait eu en 1864, à Bruxelles, une conversation avec Baudelaire au sujet de la pédérastie de quelques auteurs français2, ce qui témoignait de l’intérêt

singulier du poète pour ce sujet. Après une discussion téléphonique policée que

j’imagine très décevante pour Claude Pichois en raison du fait que je n’étais ni hongrois ni magyarophone, je soumis à cet érudit un paragraphe d’un essai sur Kertbeny, paragraphe qu’il jugea trop didactique, mais qui me valut une petite discussion sur Charles Baudelaire. Je me souviens très bien d’une sorte de recommandation insistante de Claude Pichois : il fallait se préserver du ridicule de déceler un homosexuel en la personne de toutes nos gloires littéraires ; et il fallait se garder, en particulier, d’argumenter la pédérastie de Baudelaire. À l’époque, la phrase du poète que j’avais en tête au sujet de sa prétendue pédérastie et qui mettait très astucieusement un arrêt à toute supposition en ce sens3, jointe à l’image de l’égérie Jeanne Duval présente dans Les Fleurs du mal, m’avaient fait Mot de Baudelaire à Kertbeny, l’invitant à assister acquiescer sans restriction, au téléphone, les propos de à sa dernière conférence sur les excitants Claude Pichois, qui s’en trouva, je le crois, rasséréné et heureux : d’instinct, j’avais senti chez lui une sourde hostilité à l’égard de cette hypothèse que Roger Peyrefitte était l’un des rares à défendre sur d’honnêtes arguments4.

                                                                                                               1 Claude Pichois – « Un épisode des relations littéraires franco-hongroises : Kertbeny, Ph. Chasles, Thalès Bernard et Saint-René Taillandier de 1847 à 1860 ». Revue de Littérature comparée, 1951, 25, pp. 65-84. 2 Ce point est abordé dans : Iwan Bloch – « Ist Alfred de Musset der Verfasser von Gamiani ? » Zeitschrift für Sexaulwissenschaft. II. 1915, p. 175. Voir par ailleurs Helga Hadju - Un ami hongrois de Baudelaire – Cahiers de littérature comparée, 1948 : 50-57. Hadju, qui avait eu accès aux archives de Kertbeny conservées au Musée National Szécsény à Budapest, donne les dates précises des différentes rencontres entre Baudelaire et Kertbeny à Bruxelles. 3 « C’est moi-même qui ai répandu ce bruit, et l’on m’a cru... » Baudelaire [Correspondance] Lettre à Mme Paul Meurice en date du mardi 3 janvier 1865. 4 Roger Peyrefitte – Notre amour. Flammarion, 1964, pp. 69-74. Sans vouloir me lancer dans un procès posthume à l’égard des idées de Claude Pichois, j’exprime malgré tout l’impression forcément subjective qu’il m’a laissée, d’être hostile à l’homosexualité et aussi à ma personne.

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Aujourd’hui, disposant d’éléments supplémentaires, je désapprouverais les conseils de Claude Pichois : je pense que la thèse d’un Baudelaire pédéraste refoulé et malheureux est loin d’être ridicule, et qu’il faut au contraire lui accorder quelque crédit. Voyons ce qui motive cette opinion.

Une étape importante de mon revirement sur cette question tient à la découverte, dans les registres

des pédérastes de la préfecture de police de Paris5, du nom d’un ami de jeunesse de Baudelaire, et lui-même poète remarquable, l’Antillais Alexandre Privat d’Anglemont6. L’étape suivante passe, curieusement, par une lettre de Baudelaire à Banville que Claude Pichois et W.T. Bandy ont découverte et publiée7, lettre où il est question précisément de Privat d’Anglemont. Baudelaire écrit :

« J’ai de sérieuses raisons pour avoir une peur de tous les diables de Privat, tâchez de lui boucler la langue, il saura ce que cela veut dire. »

Pourquoi Baudelaire redoutait-il tant Privat d’Anglemont – pourtant réputé pour ses inventions fantaisistes et le peu de crédit qu’il fallait en conséquence accorder à ses propos ? Quel secret liait les trois poètes, puisque Banville connaissait sans doute l’explication de la crainte qu’avait Baudelaire que Privat fît des révélations ? Claude Pichois et W.T. Bandy interprètent cette peur de tous les diables d’une manière qui me paraît insatisfaisante : ils évoquent une question d’attribution de poèmes de forme classique publiés par l’un et l’autre des deux amis dans la revue L’Artiste. Quand bien même ces poèmes seraient très licencieux, attribuer à Baudelaire des vers qui reviendraient à Privat – ou l’inverse –, ne tirerait pas à conséquence. En vérité, tout suggère que Baudelaire, Privat d’Anglemont et Théodore de Banville partageaient un secret un peu plus lourd que celui de savoir qui, au juste, avait contribué à l’écriture de tel ou tel poème impudique...

Privat d’Anglemont

Dès lors, il me parut légitime de réexaminer l’hypothèse de la pédérastie de Baudelaire. Rappelons que la première pierre à cette thèse avait été fournie par Charles Cousin (1822-1894), un condisciple au lycée Louis-le-grand, qui avait fait une allusion claire aux raisons du renvoi de Baudelaire de leur lycée, en avril 1839 : Cousin, pour euphémiser son propos, cite le vers le plus célèbre de la seconde églogue de Virgile, et surnomme Corydon son ancien camarade8. Cette révélation stimula les recherches de quelques érudits qui confirmèrent le renvoi de Baudelaire au motif qu’il avait non seulement refusé au sous-directeur de l’établissement de lui donner un billet qu’un jeune ami lui avait glissé, mais qu’il avait effrontément avalé ledit billet ! Quel secret Baudelaire a-t-il voulu cacher ?

Rappelons ensuite l’argument psychologique avancé par Roger Peyrefitte, qui analyse finement les vers suivants du poème Tous imberbes alors, sur les vieux bancs de chêne, extrait des Fleurs du mal où Baudelaire évoque ses années d’école et de lycée :

Et puis venaient les soirs malsains, les nuits fiévreuses Qui rendent de leur corps les filles amoureuses Et les font, aux miroirs – stérile volupté – Contempler les fruits mûrs de leur nubilité. Les soirs italiens, de molle insouciance, Qui des plaisirs menteurs révèlent la science

Peyrefitte s’étonne de la mention de jeunes filles à une époque où ni les écoles ni les lycées n’étaient mixtes. Et il demande très pertinemment si l’on a jamais surpris une fille de cet âge devant un miroir, dans la posture d’une contemplation narcissique de son corps, contemplation qui, en outre,

                                                                                                               5 Transcrit dans : Le Registre infamant. Paris, Quintes-feuilles, 2012. 538 p. 6 Pour sa biographie, cf. Willy Alante-Lima– Alexandre Privat d’Anglemont, le funambule. Editions du Parc / Sépia. 2012. 7 Bandy W.T. et Pichois Cl – Du nouveau sur la jeunesse de Baudelaire. Une lettre inédite à Banville. Revue d’Histoire littéraire de la France. Janvier-mars 1965. pp. 70-77. 8 Voyage dans un Grenier par Charles C... De la Société des Amis des Livres. Paris, Damascène Morgand & Charles Fatout. 1878. p. 11.

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fait naître des désirs, puis des plaisirs menteurs. Ce comportement narcissique conduisant à l’onanisme n’est-il pas plutôt le propre des garçons ? Pour Peyrefitte, Baudelaire a décrit là une scène garçonnière qu’il avait observée au lycée, qui lui fut peut-être même familière – et qu’il avait des raisons de transposer chez le sexe opposé.

Marcel Proust, quant à lui, citant Baudelaire (Car Lesbos entre tous m’a choisi sur la terre / Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs) s’est interrogé sur les raisons pour lesquelles le poète s’était fait le chantre privilégié de Lesbos, mère des jeux latins et des voluptés grecques, sans opposer, contrairement à Vigny, Sodome et Gomorrhe. Et il jugeait « profondément mystérieux » ce choix de Baudelaire.

Puisque Alexandre Privat d’Anglemont a fourni un premier élément de suspicion, sinon « à charge », il était logique d’en chercher aussi chez d’autres amis proches de Baudelaire. Parmi ceux-ci figure le célèbre Félix Tournachon dit Nadar (1820-1910). Notons que, de même qu’il présenta Baudelaire à Théodore de Banville, c’est encore Privat d’Anglemont qui présenta Baudelaire à Nadar, au temps de leur jeunesse.

Dans un ouvrage écrit à 88 ans, et publié de manière posthume, en 1911, Nadar livre ses souvenirs sur Charles Baudelaire, souvenirs qu’il dédie à Jacques Crépet9. Titre éclairant de ces mémoires : Charles Baudelaire intime, le Poète Vierge. On doit sans doute à la gêne qu’éprouva Nadar de révéler trop brutalement les choses, son style allusif et donc quelque peu sibyllin pour nous, qui n’avons pas connu l’un des personnages-clés dont il parle, une sorte de don Juan plutôt laid, dont les aventures féminines se comptaient malgré tout par milliers. Nadar est conscient d’aborder une question très délicate concernant son ami Baudelaire :

« J’ai hésité longtemps... Le très cher est pour moi là, – toujours – en sa chaste, tressaillante réserve de sensitive, sa répugnance native, son horreur de tout stupre, comme tenant par delà la mort son rideau baissé...

Et pourtant, il nous faut dès l’abord remuer les impuretés, toucher à des cendres, puisque c’est de là que doit se révéler un Baudelaire inattendu,

insoupçonné, pour nous avéré : le Poète Vierge. » Nadar commence ses confidences (les « impuretés ») par un portrait

détaillé de celle qui fut un temps sa propre maîtresse avant de devenir l’égérie de Baudelaire, la grande, belle et très mystérieuse mulâtresse Jeanne, au patronyme incertain de Duval, sur laquelle son ami don Juan lui donne des détails très intimes. Ce don Juan était grand amateur de « la Vénus noire » en général. Parmi les détails qu’il livre sur la belle Jeanne Duval, un premier indice concernant la chasteté de Baudelaire vis-à-vis des femmes : la tranche d’horaire très restreinte (deux heures, de deux à quatre heures de l’après-midi) pendant laquelle le poète était autorisé à lui rendre visite, le mot visite étant à prendre ici dans son sens le plus honnête qui soit. Nadar s’étonne avec ironie que l’odeur du cuir chevelu de la grande et belle Jeanne, que son donjuanesque ami, pourtant très amateur des odeurs suaves de la Vénus noire, avait décrite comme incommodante par moments, ait pu faire l’objet de célèbres vers élogieux de Baudelaire10...

Nadar va beaucoup plus loin dans ses affirmations. Son argument principal est de dire qu’au sein du groupe d’amis intimes qu’il composait avec Baudelaire, Banville, Asselineau, le statuaire Christophe, Rops et Jean Vallon, les vies de chacun étaient, pour chacun, transparentes. Or, tous s’étonnaient de constater que Baudelaire, lorsqu’il résidait à l’hôtel Pimodan, s’abstenait de fréquenter les femmes alors que celles-ci s’offraient aux plaisirs de tous :

                                                                                                               9 Jacques Crépet (1874-1952) était le fils d’un ami de Baudelaire, Eugène Crépet (1827-1892). Il continua l’œuvre de son père qui avait acheté les archives de Baudelaire et les avait colligées. Il publia notamment une étude biographique sur Baudelaire rédigée par Eugène Crépet et mise à jour par ses soins. Son fils lui-même, Jean Ziegler (1907-2001), continua cette œuvre, puisqu’il est l’auteur avec Claude Pichois de la biographie de Baudelaire publiée par Fayard en 2005. 10 Vers souvent cités : « Comme d’autres esprits voguent sur la musique / Le mien, ô mon amour, nage sur ton parfum ». Poème La Chevelure des Fleurs du mal.

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« Cénobite de l’hôtel Pimodan, le seuil de son appartement demeurant vierge de tout pas féminin, nous restions troublés, sans comprendre, nous entr’interrogeant plus d’une fois : nos yeux voyaient-ils clair ? Cette obstinée quiétude était-elle bien sincère, cette abstention forcenée réelle ? Devions-nous chercher et trouverions-nous à l’article « Cas rares » du Dictionnaire des Sciences Médicales l’explication de ce nihilisme spécial ? »

Les filles complaisantes interrogées, notamment des modèles d’artistes, (Nadar donne une liste) répondaient « Baudelaire ? Ah ! non, par exemple ! Celui-là, jamais !!! »

La certitude que le groupe d’amis avait acquise sur la chasteté de Baudelaire, sur sa virginité, semble trouver un démenti flagrant dans l’œuvre du poète. Nadar en a bien conscience, mais il réfute les objections :

« À notre conviction de plus en plus tenace, objections, contradictions n’ont pu très naturellement manquer. Du premier intéressé tout d’abord dont, prosateur ou poète, plus d’une ligne s’accuse lascive, parfois même répugnante. C’est le verbe qui supplée le geste, le rêve qui se venge de la réalité. Le délinquant ira pour mieux tricher jusqu’à se faire simulateur11. »

Un autre camarade de Baudelaire, l’écrivain Jules Levallois (1829-1903), confirme le côté simulateur et cabotin du poète :

« À quel point finissait chez lui la vérité et commençait le mensonge ? C’est ce qu’il était difficile de distinguer, ce que lui-même peut-être ne savait pas, ce qu’il sut de moins en moins. [...] Ses enthousiasmes étaient artificiels comme ses dégoûts. [...] Tout en lui était factice et prémédité, tout en vue de la galerie, se composât-elle d’une seule personne. [...] La griserie chez lui était purement cérébrale ; elle suffisait à en faire un parfait cabotin, car c’est là son vrai nom12.»

Les contemporains qui ont bien connu Baudelaire suggèrent donc que ses amours féminines (charnelles pour Jeanne, extatiques pour Mme Sabatier) pourraient bien n’être que le fruit de ce que le poète appelait la « maîtresse des facultés » : son imagination. Mais Baudelaire lui-même n’en a-t-il pas esquissé l’aveu ? Dans un brouillon de préface rédigé en vue d’une troisième édition des Fleurs du mal, que Charles Asselineau cite dans son livre sur le poète, Baudelaire écrit :

« Mon goût diaboliquement passionné de la bêtise me fait trouver des plaisirs particuliers dans les travestissements de la calomnie. Chaste comme le papier, sobre comme l’eau, porté à la dévotion comme une communiante, inoffensif comme une victime, il ne me déplairait pas de passer pour un débauché, un ivrogne, un impie & un assassin. »

Asselineau ajoute ce commentaire : « ces derniers mots donnent la clef des inconséquences dont s’indignaient les simples, & qui n’étaient que forfanteries & mystification13. »

Nadar surenchérit sur la pudeur farouche de l’auteur des Fleurs du mal à l’égard des femmes en parlant d’une forme de misogynie. Les aphorismes qu’il puise dans les notes de Crépet en fournissent un aperçu :

« Vous savez bien que j’ai d’odieux préjugés à l’endroit des femmes. Bref, je n’ai pas la foi. » (À Mme Sabatier)

« La femme sotte et fastidieuse. » « Nous aimons les femmes à proportion qu’elles nous sont plus

étrangères. » « Dans la vie, la palme de la perversité reste à la femme. » « J’ai toujours été étonné qu’on laissât les femmes entrer dans les

églises. Quelle conversation peuvent-elle avoir avec Dieu ? » « Toute femme est incapable de comprendre même deux lignes du

catéchisme. » (Lettre à Champleury.) « Dans la jeune fille, toute l’abjection du voyou et du collégien. » « De la nécessité de battre les femmes. »

À quoi il convient d’ajouter :

                                                                                                               11 Nadar – Charles Baudelaire intime. Le Poète Vierge. Obsidiane, 1911, p. 92 [Souligné par moi.] 12 Jules Levallois – Mémoires d’un critique : milieu de siècle. Paris, A la librairie illustrée. 1896, pp. 96-98. 13 Charles Asselineau – Charles Baudelaire, sa vie et son œuvre. Paris, Alphonse Lemerre, 1869, pp. 74-75. [souligné par moi.]

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« La femme ne sait pas séparer l’âme du corps. Elle est simpliste, comme les animaux. – Un satirique dirait que c’est parce qu’elle n’a que le corps. »

Bien entendu, Nadar n’est pas dupe de ce qu’il appelle des « pétitions de principes », mais le fait que celles-ci contredisent ce que Baudelaire a écrit par ailleurs comme poète, explique qu’il faille accorder du poids au comportement (cohérent) de l’homme, plutôt qu’à ses écrits (contradictoires). Et le titre que Nadar donne à son témoignage fournit la conclusion de ses observations personnelles comme celles de ses amis : pour lui, Baudelaire, vis-à-vis des femmes, était resté vierge.

Quid alors de ses premières amours de lycéen, réprimées, envers un ou plusieurs camarades ? La coercition a-t-elle convaincu Baudelaire que de telles amours étaient impossibles ? Ou bien ne les a-t-il vécues qu’avec des marins, lors de son long voyage forcé, à l’âge de vingt ans, vers les îles Mascareignes ? La beauté à la fois enfantine et virile de Baudelaire à vingt ans, la séduction de sa voix, sa longue, épaisse et soyeuse chevelure noire14, ont dû troubler plus d’un marin, au cours de son voyage interrompu aux Mascareignes, avant d’embarquer pour l’Inde, sur cet autre océan où la splendeur éclate / Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité. Peut-être alors a-t-il pensé :

Maudit soit à jamais le rêveur inutile Qui voulut le premier, dans sa stupidité S’éprenant d’un problème insoluble et stérile Aux choses de l’amour mêler l’honnêteté15

D’où sans doute, par la suite, ces regrets :

L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs, Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ? Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs, Et l’animer encor d’une voix argentine, L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs16 ?

L’éventuelle pédérastie de Baudelaire reste donc une hypothèse plausible. Cette hypothèse est en

tout cas compatible avec ses deux maladies vénériennes connues (blennorragie à 18 ans, syphilis à 20 ans) qui pourraient expliquer la « chasteté » ultérieure de Baudelaire, sa répugnance native, son horreur de tout stupre qui ont tant étonné Nadar et ses amis.

Je crois en fin de compte avoir montré que la question posée mérite d’être prise au sérieux, et non repoussée d’un revers de main, avec mépris.

Comme promis en introduction, revenons, pour conclure, sur le souvenir personnel qui m’a permis de présenter mon sujet, car il s’agit d’expliquer ce choix. Je voulais montrer que l’attitude de Claude Pichois, réputé, de son vivant, comme le plus grand spécialiste de Baudelaire, nous livre une clé d’un processus simple et universel : en fonction de la personnalité et de l’autorité des exégètes, un personnage historique peut voir son image figée, son caractère se verrouiller avec plus ou moins de force dans une vérité quasi intangible. C’est le cas pour Baudelaire, immortalisé dans la posture qu’il lui plaisait de prendre, tout à la fois subversive et convenable : chantre des paradis artificiels auxquels il ne céda qu’un court moment de sa vie (selon le témoignage de Jules Levallois), et auteur de poèmes célébrant Lesbos – alors qu’il ne connut peut-être intimement des voluptés grecques que le seul versant masculin. Si cette image trompeuse est précisément celle que le poète lui-même avait souhaité laisser à la postérité, faut-il pour cela s’en tenir à ce qui serait une mystification, pour la seule raison que celle-ci possède une fascinante et consolante beauté ?

Jean-Claude Féray

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                                                                                                               14 Description empruntée aux Souvenirs de Théodore de Banville sur Baudelaire (1882). 15 Les Fleurs du mal [poème Femmes damnées supprimé à la suite du procès de 1857]. 16 Les Fleurs du mal : poème Moesta et errabunda.

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Pèlerinage Saint-Aubin, l’ultime demeure d’Astolphe de Custine17

La famille d’Astolphe de Custine résidait en Normandie, au château de Fervaques, lorsque la marquise, née Léontine de Saint-Simon de Courtomer, s’éteignit, sans doute de tuberculose, en juillet 1823. Un an plus tôt, elle avait donné le jour, le 19 juin 1822, à un fils unique, Louis Philippe Enguerrand de Custine. Ce fils unique qu’Astolphe adorait (« il était beau comme un ange et promettait d’avoir autant d’esprit que de bonté » devait mourir avant d’atteindre l’âge de quatre ans, le 2 janvier 1826. Quelques mois plus tard, le 13 juillet 1826, ce fut au tour de la mère d’Astolphe, Delphine de

Sabran, de mourir à Gex, au cours d’un voyage en Suisse. À cette époque, la toute petite paroisse de Saint-Aubin-sur-Auquainville qui se trouvait sur

l’immense domaine du château de Fervaques, existait encore de manière indépendante. Léontine, épouse d’Astolphe, Enguerrand, leur fils, et Delphine, mère d’Astolphe, furent ensevelis dans l’église de cette paroisse, construite au XVIe siècle, et remaniée sous Louis XV.

En décembre 1831, une ordonnance royale rattacha ladite paroisse à Auquainville qui possédait déjà une église, de sorte que la chapelle de Saint-Aubin perdit son importance locale. Aussi fut-elle cédée par la suite : elle devint, quelque temps, une propriété privée.

On sait qu’Astolphe vendit le château de Fervaques et partagea ses activités entre son hôtel particulier à Paris, rue de la Rochefoucauld et son château de Saint-Gratien. Il n’avait donc plus, comme attache normande, que la chapelle Saint-Aubin où reposaient les siens. Lorsqu’il mourut brutalement en 1857, dans son château de Saint-Gratien, sa dépouille fut rame-née, selon ses vœux, en Norman-die pour être ensevelie dans la crypte familiale.

Cédée par sa dernière pro-priétaire, Mme de Bonnafos, à la commune d’Auquainville, la cha-pelle de Saint-Aubin a été res-taurée avec le soutien financier de membres de la famille Bonnafos et d’une trentaine d’autres particuliers.

En retrait de la petite route qui y mène, et très difficilement repérable, l’église et son cimetière constituent un petit havre de paix en pleine nature.

                                                                                                               17 Dans Le Registre infamant (Quintes-feuilles, 2014) dix-sept pages sont consacrées à la vie et aux amours d’Astolphe de Custine [pp. 241-258].

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Le tableau du retable de la chapelle représente l’agonie du Christ au Jardin des Oliviers. Les deux statues de part et d’autre de la chaire représentent, l’une saint Aubin, l’autre saint Sébastien.

Deux plaques de marbre blanc indiquent l’endroit de la crypte où repose la famille d’Astolphe. La plaque de gauche porte l’inscription : « ICI REPOSENT DAME AIMÉE LÉONTINE DE SAINT SIMON DE COURTOMER NÉE LE 12 FEVRIER 1803 MARIÉE LE 13 MAI 1821 À ASTOLPHE LOUIS LÉONOR MARQUIS DE CUSTINE DÉCÉDÉE LE 7 JUILLET 1823 ET LOUIS PHILIPPE ENGUERRAND DE CUSTINE, LEUR FILS UNIQUE NÉ LE 19 JUIN 1822, DÉCÉDÉ LE 2 JANVIER 1836 »

Et la plaque de droite : « ICI REPOSE DAME LOUISE DELPHINE ELÉONORE MÉLANIE DE SABRAN VEUVE DE MONSIEUR AMAND LOUIS PHILIPPE FRANÇOIS MARQUIS DE CUSTINE, NÉE À PARIS LE 18 MARS 1770, DÉCÉDÉE À BEX EN SUISSE LE 13 JUILLET 1826. »

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La petite plaque de marbre indiquant que le cercueil du marquis a été ajouté en 1857 dans le caveau familial des Custine, a été apposée à droite, sur le mur.

Avant de quitter l’église Saint-Aubin, j’ai pu actionner, presque religieusement, la cloche qui date de 173918 et la faire retentir le plus discrètement possible, de manière à ne pas troubler le calme de ce havre de paix...

NB : Les photos qui accompagnent cet article ont été prises en septembre de cette année, quelques jours avant l’anniversaire de la mort d’Astolphe de Custine. Je remercie très chaleureusement la municipalité d’Auquainville de m’avoir guidé et de m’avoir permis de pénétrer dans la chapelle pour ce pèlerinage.

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Patrimoine Le château de Fervaques

Delphine, François-René et Astolphe

« Figurez-vous un grand château trop bas pour sa longueur, (puisqu’il a plus de deux cents pieds de long et que le second étage est déjà en mansardes), mais relevé par des toits d’ardoise très pointus [...] »                                                                                                                18 Une affichette de l’église reproduit l’inscription gravée sur cette cloche : « L’AN 1739 GUILLAUME PIERRE MILLECENT DE LA BEUVINIERE CURE DUDIT LIEU + HAUT ET PUISSANT SEIGNEUR MESSIRE AUGUSTE LEON DE BULION CHEVALIER DE BONNELLES, SEIGNEUR ET PATRON DE SAINT AUBIN ET AUTRES LIEUX, JACQUES LEMIERE TRESORIER EN CHARGE. »

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C’est ainsi qu’Astolphe de Custine décrivit le château de Fervaques, où il passa une grande partie de son enfance et de sa jeunesse.

Aujourd’hui propriété d’une association appelée LE KINNOR, qui s’occupe de l’insertion et de l’intégration des handicapés et des non handicapés, le château de Fervaques garde davantage l’empreinte de Delphine de Sabran que celle de son fils Astolphe de Custine. Le marquis y a pourtant vécu de nombreuses et heureuses années, ainsi qu’il l’a écrit à Varnhagen von Ense : « Je m’endors ici dans toutes les illusions de l’enfance. »

Le platane d’Orient à embase conique, vieux de plus de cinq siècles, et la façade du château

Delphine de Sabran avait acheté le château en octobre

1803 et l’avait tout de suite fait aménager pour y vivre et y recevoir ses amis. Le plus illustre d’entre eux fut François-René de Chateaubriand avec qui elle resta liée pendant vingt ans. On sait combien Delphine vénérait son grand homme. On raconte que vers la fin de sa vie, faisant visiter à un ami son domaine, et évoquant Chateaubriand, elle présenta ainsi l’une des pièces du château : — Voilà le cabinet où je le recevais. — C’est donc ici qu’il a été à vos genoux ! À quoi Delphine répondit : — C’est peut-être moi qui étais aux siens...

Depuis la mort de sa mère, survenue à Bex le 25 juillet

1826, Astolphe gardait trop de souvenirs douloureux à Fervaques pour y demeurer longtemps.

Le château fut vendu en 1828, et l’on sait que Balzac rêva de l’acheter, sans parvenir à convaincre Mme Hanska de débourser la somme requise.

Une association s’emploie à faire revivre ce passé littéraire et romantique du château de Fervaques en y organisant chaque année une manifestation culturelle en fin de la première semaine de juillet.

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La rivière La Touques et la poterne d’entrée du château Façade du château de Fervaques

[Photos du château de Fervaques prises le 20 septembre 2015, à l’occasion des journées du patrimoine.] ❀

NB : Le livre Chateaubriand et Madame de Custine – Épisodes et correspondance inédite, Plon, 1893, présenté par É. Chédieu de Roberthon, est disponible sur Gallica. L’écrivain normand Claude Le Roy a retracé la vie de Delphine dans un libre publié récemment : Delphine de Custine, Reine des roses. Editions H & D, 2012. [Collection Grandes Figures de Normandie.]

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J e u Résultat du concours lancé en juin dernier

Rappelons qu’il s’agissait d’inventer un autre titre

au tableau reproduit ici et, surtout, de commenter la scène que l’artiste a peinte.

Le concours n’a guère suscité l’enthousiasme. À notre grande surprise, personne n’a songé à disserter sur la jalousie de la Muse, laquelle écarte d’un geste autoritaire – en le priant de se rhabiller –, le jeune garçon qui s’était proposé comme modèle à son camarade. Il est vrai qu’il était délicat de parler de cette intrusion féminine abusive, mettant un terme au plaisir de deux garçons, provoquant la déception chez le plus jeune et le désarroi chez son camarade dessinateur dont le visage s’empourpre et qui fait mine de chercher un arbre pour modèle : c’était une façon

d’évoquer, par l’exemple, le rôle joué par les féministes dans la diabolisation de ce qu’il est convenu d’appeler « pédophilie » dans nos sociétés occidentales. Une telle dissertation exigeait un sens aigu de la nuance et une grande intelligence, afin de ne pas tomber dans le piège de la misogynie. Le titre du tableau aurait pu être : l’Anti-Muse garçonnière.

En fin de compte, nous avons choisi le texte qui suit parce que l’auteur fait preuve d’une grande habileté, de culture et d’humour (bien que cet humour s’exerce un peu à nos dépends). L’auteur de ce texte primé a commencé par retrouver le nom du peintre et le titre initial du tableau, ce qui n’était pas indispensable : Musa Regina, par Henry O. Walker (1904). Il lui reste à se manifester, car il nous a contacté sous un pseudonyme. Voici son essai :

Le Petit Prince

Toge, sceptre et couronne de laurier : est-ce une évocation royale, ou impériale, que l’artiste souhaite nous montrer ici ? Non, de toute évidence, car ces attributs du pouvoir réunis – qui paraissent importés – ne sont pas au cœur de l’œuvre, et servent seulement à lui donner son titre : La Muse Reine, ou plus

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précisément Musa Regina en latin – langue morte, donc langue de la mise à distance. Pour notre part, nous baptiserons cette fresque « Le petit prince », et défendrons ce choix anachronique dans ce qui suit.

C’est un garçon. Mettons les pieds dans le plat. Le cœur de cette œuvre – comme celui de beaucoup –, c’est un garçon. Une personnification, dira-t-on. Oui, mais sachons reconnaître que l’allégorie, la personnification, ne sont jamais que des prétextes au Beau. On ne sculpte jamais que des allégories, on ne peint jamais que des muses et des anges, et c’est le hasard qui fait que ces figures de la Liberté ont des seins, des hanches dénudées et des croupes saillantes.

Quel est le prétexte de cette œuvre ? Autrement dit, quelle est la personnification qui la justifie ? J’y vois celle de l’écriture, par cet adolescent penché sur un simulacre de pupitre, la plume levée, le regard perdu au loin, en quête d’inspiration. D’autres y verraient celle du dessin, et le sujet étudiant son modèle – disons un mouton... L’auteur, Henry Walker, qui n’a pas connu Saint-Exupéry, pensait nous montrer une muse reine, c’est-à-dire sans doute une allégorie de l’inspiration... et de sa recherche. S’est-il abusé ? Regardons de plus près.

C’est une recherche. Le regard perdu au loin de l’adolescent n’est pas seul : il est rejoint par celui d’un blondinet, qui, derrière lui, semble danser et jouer de sa nudité avec sa toge. « Aimer, c’est regarder ensemble dans la même direction », nous disait Antoine de Saint-Exupéry. Le regard convoitant et convoité se mêlent ici, se croisent, s’intersectent. Il n’y a que deux personnages sur ce tableau, sur cette fresque. Comment ne pas les réunir ? Ils le sont par le regard, par notre regard, par notre désir. Peu importe le reste. À la pâleur du corps de l’un répond le doux bronzage du second, sa jeunesse plus grande, sa souplesse et son charme envoûtant ; les visages sont plus colorés que les corps, presque rougissant pour celui de l’écrivain – ou, selon mon interprétation, de l’Écriture. Rougissant, ou victime d’un jeu de lumières ? Objet d’une lutte intérieure peut-être, d’une recherche ardente – écrire est un exercice difficile et semé d’embûches, témoin le pupitre aux branches épineuses ; témoin encore la lutte des deux personnages en arrière plan, la Distraction aux couleurs chaudes, blonde, envoûtante et captivante, et l’Inspiration, froide et féminine, leur conflit symbolisé par cette main qui repousse, qui écarte. Avouons que la Distraction l’emporte en charmes, et que l’Inspiration paraît bien fade, dans cette optique. Mais il ne s’agit que d’une interprétation. Or il nous semble que toutes les interprétations possibles auront ceci en commun, qu’elles évoqueront systématiquement en leur cœur : la Recherche. Recherche de quoi ? De l’Inspiration, du Beau, de l’Ecriture,... du trèfle quintéfolié ?

Manque de naïveté. La naïveté, on le sait, fut perdue quand Adam et Eve croquèrent la pomme, et découvrirent leur nudité, qu’ils s’empressèrent de masquer. Ne sommes-nous pas frappés ici par ces semi-nudités, par cette bienséance déguisée en hasard des draps qui tombent et voilent ce qu’il ne faut pas voir ? L’auteur de cet œuvre avait-il lu Molière, et pensait-il que « par de pareils objets les âmes sont blessées / Et cela fait venir de coupables pensées » ? Douloureux sacrifice à la morale chrétienne ! Il aurait pu se souvenir des Anciens, qui n’avaient pas ces préventions. Il aurait pu, enfin, prévenir l’objection que Saint-Exupéry formulera quarante ans plus tard dans son Petit Prince : « La perfection est atteinte, non pas lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter, mais lorsqu’il n’y a plus rien à retirer.

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