mai2013$n°5$ · 2014. 10. 5. · Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 5 mai 2013 4 !! Documents...

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mai 2013 n°5 Bulletin mensuel Quintes-feuilles

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  • mai  2013     n°5    

     

           

     

       

     

     

     

         

    Bulletin mensuel Quintes-feuilles  

       

     

     

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  • Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 5 mai 2013  

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    À paraî tre La couverture initialement prévue pour Olmetta ou l’Amour et l’Ange de

    Renaud Icard, couverture dont nous avons donné un aperçu dans le Bulletin mensuel du mois de février a été critiquée par quelques lecteurs. Elle reprenait une ébauche pour Le Sommeil d’Endymion par Anne Louis Girodet de Roucy Trioson (1767-1824), ébauche qui représentait le corps alangui d’Endymion. Comme ces critiques nous ont paru légitimes, nous avons abandonné cette esquisse de Girodet-Trioson au profit d’un dessin de Gustave Moreau (1826-1898) réalisé à Rome en 1858. Ce peintre, en effet, a souvent représenté des adolescents plus proches par leur morpho-logie svelte et juvénile de l’âge du héros du roman, Olmetta.

    Rappelons que notre édition d’Olmetta comprend en annexe cinq chapitres inédits que l’auteur avait écartés de l’édition Wolf de 1946. Elle est en outre enrichie de poèmes et d’aphorismes sur les garçons et sur l’amour, ainsi que d’une préface de Jean-Loup Salètes, petit-fils de Renaud Icard. Enfin, une postface fournit des clés qui éclairent les intentions de l’auteur et enrichissent la lecture du roman.

    Olmetta ou l’Amour et l’Ange paraitra à la fin de ce mois ou au tout début du mois de juin.

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    Document Un très court chapitre de Fantoches de Renaud Icard sur l’abbé Calès.

    En livrant, dans le numéro de février de ce Bulletin mensuel, un chapitre concernant Montherlant, extrait de Fantoches, les mémoires inédits de Renaud Icard, nous avons eu l’occasion de souligner l’intérêt et l’agrément de ces témoignages sur certains personnages ou certaines scènes historiques, rendues souvent « de manière féérique » par leur auteur.

    Jean Paulhan manifesta de la curiosité pour Fantoches qui lui parut « fin et plaisant ». Dans une lettre à entête de la NRF adressée à Icard le 15 avril 1966, il ajouta : « Votre titre est-il tout à fait justifié ? J’aurais parfois voulu qu’il le fût davantage : le fil qui réunit vos personnages, si différents par ailleurs, n’est guère fait que de votre gentillesse amusée. L’Herriot 1, entre autres, qui m’a intéressé, me laisse un peu dans le doute. »

    Jean Paulhan transmit Fantoches à Marcel Arland, dont nous ignorons la réaction. On peut supposer que son avis ne fut pas globalement favorable, puisque ces mémoires de Renaud Icard ne furent pas publiés par Gallimard.

    Le pont de Tencin par l’abbé Calès

                                                                                                                   1 Avant d’être maire de Lyon de 1905 à 1957, Édouard Herriot fut professeur de rhétorique au Lycée Ampère de Lyon, et il eut Renaud Icard pour élève. Cette année-là, le lycéen Renaud Icard obtint le premier prix de français.

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    Quoi qu’il en soit, voici — ainsi que nous l’avions annoncé dans notre n° 2 — un autre chapitre, l’un des plus courts de Fantoches, qui concerne un personnage haut en couleurs, l’abbé Calès.

    Ce personnage, qui s’y connaissait justement en matière de couleurs puisqu’il fut un peintre très estimé, connut de son vivant une incontestable notoriété. Comme il est aujourd’hui malheureusement un peu oublié, il est nécessaire de le présenter en deux mots. Calès, que Renaud Icard orthographie à tort avec deux l [: Callès, je me suis permis de corriger] s’appelait de son vrai nom Calestroupat. Calès est donc l’apocope, enrichi d’un accent grave, de son patronyme. Son prénom de Jean-Pierre lui venait de son grand-père paternel.

    Jean-Pierre Calestroupat dit l’abbé Calès est né à Vienne le 31 août 1870, au sein d’une fa-mille extrêmement modeste : son père, Barthé-lémy Calestroupat, était, au moment de son mariage, « apprêteur de drap », et sa mère, Claudine Courtial, était domestique. Jean-Pierre effectua des études classiques au Petit Séminaire et se destina à la prêtrise. Il fut nommé curé de la ville de Tencin en 1902, poste qu’il occupa jusqu’à sa retraite, laquelle précéda de plusieurs années sa mort, survenue à l’âge de 91 ans, le 15 octobre 1961. Sa véritable passion était la peinture, Chantourne et le pont de Tencin et il se faisait une joie de représenter des paysages, surtout ceux du Grésivaudan, en toutes saisons. Il orna son église de quelques-unes de ses plus belles œuvres, que l’on peut retrouver au Musée de Grenoble ou dans des collections privées. Deux monographies lui ont été consacrées2. Voici l’hommage assez surprenant que Renaud Icard rendit à ce prêtre connu pour son originalité et son franc-parler, deux caractéristiques qui lui causèrent quelques ennuis avec la hiérarchie catholique.

    Les deux garçons de l’abbé Calès

    Tous les curés de la terre ne se ressemblent pas ; il faut de la diversité pour faire un monde. C’est un truisme, mais une chance : on peut choisir.

    Le rôle du Curé d’Ars fut de conduire à la félicité des brebis perdues ; celui de l’abbé Calès de faire admirer les beautés de la nature, œuvre sublime du Créateur. Entretemps, par des paroles martelées, des présentations plus ou moins inattendues, d’assener aussi quelques vérités aux hypocrites de son temps. Avec des coloris de prestige, en un brio de jeune homme, il a magnifié de son

    Le col des Ayes et les orges murissant pinceau dans une pâte riche les monta- gnes et la plaine de l’Isère qui relie la capitale de la Savoie à celle du Dauphiné. S’il inquiéta parfois ou scandalisa certaines autorités ecclésiastiques, ses dons généreux et sa charité d’apôtre l’ont bien absous. Et son verbe cru réjouissait les visiteurs.

                                                                                                                   2 Maurice Hocquette, L'abbé Calès, peintre, curé de Tencin, Éd. des 4 Seigneurs, 1972. Isabelle Lazier et Maurice Wantellet, Abbé Calès, un homme un peintre, Musée de l’Ancien Évêché.

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    Je revois son cabinet de travail ; bric-à-brac, marché aux puces, où des poupées fréquentaient des livres précieux, des esquisses de maîtres, des statues religieuses de bois, et ce plafond surprenant d’aquarium où des poissons rouges chassaient des bulles d’air.

    Voici mon garçon, me dit-il un jour en me présentant un jeune serviteur que n’effrayaient ni le désordre, ni les poussières, car il les respectait définitivement sans y toucher. Mais dans le jardin clos, à l’abri des regards profanes, tel un Nijinsky, et peut-être comme David devant l’arche, il se livrait à la joie des danses échevelées dans le costume éternel de l’Apollon Sauroctone. L’abbé Calès en éprouvait un plaisir d’artiste évident, en attendant plus d’un mécompte, car son protégé, d’humeur vagabonde, devait laisser ailleurs des traces irrégulières. Mais l’abbé, plein d’indulgence, songeant peut-être à Madeleine pécheresse, levait les épaules et retrouvait une candide sérénité devant sa palette.

    Il aimait aussi le camping et me racontait en un style à faire rou-gir des aubépines de désopilantes aventures. J’ai constaté que depuis son départ dans l’éden des artistes qui ne meurent jamais, on a retiré de l’église toutes les peintures, ses meilleures, qu’il avait offertes au Seigneur, et que des successeurs avisés ont sans doute converties en espèces solides pour leurs aumô-nes, étant entendu que charité bien ordonnée commence par soi-même.

    Sur les propos de l’abbé Calès, on pourrait écrire un livre

    La vallée du Grésivaudan bien français, de valeur au moins égale à ceux de son vieil ami Henri

    Bordeaux, mais moins chastes, et pour tout dire rabelaisiens. Je ne doute pas que parmi les assidus attentifs de ses dernières années – car il vécut très vieux – certains en aient beurré leur miel. Pour leur recueil, j’offre en hommage cette courte interview.

    Moi — Monsieur le Curé, que pensez-vous du Ciel ? Lui — Je pense qu’il fait beau et que ce petit nuage s’inscrit parfaitement dans le paysage. Moi — Je ne vous parle pas de peinture ; je parle du paradis où nous irons un jour. Lui — C’est votre espérance ? Pas moi. Je n’ai pas du tout envie d’aller m’embêter au ciel. Dieu

    le père me fiche la frousse. Moi — Oh ! Monsieur le Curé ! Lui — Vous trouvez qu’il fait bien son boulot ? Comme une nouille. Alors, les guerres, les

    misères, ça ne l’intéresse pas, ce monsieur ? Qu’est-ce qu’il fait là-haut ? Je vous dis que Dieu est un type sans entrailles, un Moloch, et que s’il n’existait pas, cela vaudrait rudement mieux.

    Moi — Mais, Monsieur le Curé, vous blasphémez ! Ici, l’abbé Calès prend son temps, avec un sourire en coin. Lui — Attendez, je n’ai pas fini. Car malgré lui je suis tranquille.

    Parce que, heureusement, comme pour moi, il y a son garçon. Et l’abbé debout commence à parler de l’Évangile ; c’est un

    discours magnifique, exaltant et de quelle grandeur ! Personne devant moi n’a jamais parlé ainsi de l’Évangile.

    Si j’osais m’exprimer en son langage, il fait la pige au Curé d’Ars. L’abbé Calès Et je pense que, de son trône, Dieu le Père quand même le bénit.

    Extrait de Fantoches de Renaud Icard. Droits de reproduction réservés.

    NB : Dans le numéro de juin de ce Bulletin, nous reproduirons un poème intitulé La Danse d’Akleiüs de Georges de Manthé, qui évoque un plaisir semblable à celui auquel se livrait l’éphèbe de l’abbé Calès.

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    Documents Quatre lettres inédites de Tony Duvert à Jean-Pierre Joecker.

    Les archives de la revue Masques, sauvegardées par Alain Sanzio après la disparition de Jean-

    Pierre Joecker, ont été déposées l’année dernière à la BNF. Ces archives contiennent seize lettres de Tony Duvert adressées à J-P Joecker. Nous reproduisons ci-dessous quatre d’entre elles3, qui nous paraissent apporter un éclairage intéressant sur Tony Duvert ainsi que sur sa dispute avec Jean-Luc Pinard-Legry et Leïla Sebbar. Pinard-Legry est l’auteur avec Benoît Lapouge d’un livre intitulé L’enfant et le pédéraste (Le Seuil, 1980) qui commençait par le récit d’un viol qu’il avait subi, enfant ; Leïla Sebbar a écrit Le pédophile et la maman (Stock, 1980). Le différend entre Tony Duvert et ces auteurs est évoqué plus bas dans l’analyse critique du livre de Pierre Verdrager L’enfant interdit (cf. Libre expression).

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    Lundi. [Ajouté au crayon par Alain Sanzio : 24/3/80] Cher Jean-Pierre,

    Merci de tes deux lettres. J’ai bien ri de savoir que Pinard ne voulait plus de ce débat à cause

    de ma lettre. Que craint-il ? Une paire de gifles ?! Il y a, dirait-on, des gens qui sous-estiment les risques qu’ils prennent quand ils écrivent des âneries malfaisantes...

    De toute façon, tu avais deviné juste : je n’aurais pas la liberté d’aller à Paris pour ça. Non seulement mon roman n’en finit plus, mais j’en interromps la rédaction pour écrire un petit pamphlet, intitulé l’Enfance au masculin, et qui est – indirectement, car j’ai mieux à faire que de réfuter des conneries – une réponse à Pinard et Sebbar (ah celle-là !). Je répugne, tu le sais, à tout travail « théorique » sur la pédérastie : je ne pense honnêtement pas que les conditions socio-culturelles qui permettraient de disposer d’un matériau de pensée non orienté soient réunies : le pédé n’est pas libre, l’enfant n’est pas libre non plus, on ne sait rien sur rien, on n’a même pas la peine de répéter la même chose sous plusieurs formes. D’autant que le livre sera très bien soutenu, je crois, par l’éditeur, qui, si puritain qu’il soit, a été passablement écœuré par l’imbécillité

    des Pinard-Sebbar. Le bouquin va donc être très vite achevé et publié. A part ça, on m’a proposé d’écrire qqs lignes sur ces merdes pour Libé ; j’ai

    fait un mini-article de mauvaise humeur, destiné à un public non spécialisé. Pas sûr que ça passe, on verra bien.

    Voilà où j’en suis. Je suppose que Masques, en s’adressant à ce qu’il y a de groupes pédophiles, pourrait faire le débat que tu souhaites ; je ne sais s’il s’y dira des choses intelligentes, mais en tout cas, ça fera du papier imprimé.

    Bien désolé, à cause de ces urgences, de ne pas pouvoir non plus accepter les autres propositions. Mauvaise période. Ça va passer.

    Au fait, j’espère que tu vas faire réellement ces articles sur nos penseurs violés. Tu t’exprimes avec une telle modération que c’est peut-être juste ce qu’il faut – en attendant mieux !

    Amitiés Tony

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                                                                                                                   3 Mes remerciements à Alain Sanzio qui m’a permis de prendre un cliché de ces lettres avant le départ des archives de Masques à la BNF.

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    jeudi [ juin 1980]

    Cher Jean-Pierre,

    Hélas, je continue de travailler avec la même peine et la même lenteur que depuis toujours. Mon

    malheureux roman aura bien un an de retard sur les engagements que j’avais pris, et je doute qu’on puisse le faire paraître avant janvier. Il faudra que je me prive encore de Goncourt cette année ! Ah là là. Ça arrangerait pourtant bien mes finances – qui sont passées du catastrophique à l’invraisemblable. Mais, après tout, j’aime vivre ainsi ; et, plus je vieillis, plus ça me fait plaisir. Maso, hein.

    L’enfant au masculin (titre définitif) sera seulement achevé ces jours-ci ; j’en ai fait un petit livre ultra-personnel, et non pas une « réponse » dans le genre du Bon sexe. Les auteurs mis en cause, en effet, sont de trop menu fretin pour mériter [mots rayés] qu’on leur consacre un bouquin. Au moins, Hachette, ça a eu son million d’exemplaires et ses traductions (jusqu’ici, moi, on n’a traduit mon Bon sexe qu’en Espagne !), j’avais à qui parler. Tandis que les Legry-Sebbar... L’idée simplissime que développe, à sa façon, mon Enfant, c’est qu’on ne doit surtout pas séparer homos adultes et homos mineurs – enfants ou ados à nos comportement éventuels – dans les luttes pour ces libertés : car c’est bel et bien dans le dressage du mineur que les hétéros fabriquent de toutes pièces la minorité que nous sommes et que nous ne devrions pas être. Hétérosexualiser de force tous les gosses, puis « laisser vivre » les majeurs homos – çad. les ex-enfants sur qui ce conditionnement n’a pas pris – c’est évidemment, pour les hétéros, brouiller nos cartes. Mais ce thème (à propos duquel je développe la notion, le concept polémique et sociologique, d’hétérocratie (notion brevetée, ne pas voler tout de suite svp. !) appelle une infinité de développements que je n’ai pas eu le temps de faire. Voilà plutôt le caractère d’un manifeste passionnel que d’une-sage-étude-sur. Aussi bien, ces bouquins-là se diffusent et se vendent sur le nom de l’auteur – tant il est difficile de faire avaler des sujets pareils aux libraires. Mais c’est l’avantage, aussi, du book-business ; la sauce fait supporter le poisson. Enfin, on verra.

    Je suis toujours très heureux de recevoir tes lettres et de lire Masques ; moins paresseux, moins préoccupé, je te répondrais plus souvent. Ravi d’apprendre que Pinard s’est brouillé avec vous ; il me semble que vous lui aviez laissé la part très belle, et qu’il est mal venu de se plaindre de vous. Surtout quand on pense que les interviews ou réponse du couple en question dépassent en ineptie leur livre même. La dénonciation du « consumérisme » sexuel m’a spécialement fait rire, et leur idée – quel morceau de roi, Flaubert s’en serait fait péter la bedaine de rire ! – que les pédos asservissent les femmes puisque leur goût des enfants sous-entend que les pauvres femmes « doivent » devenir mères ! J’ai croqué ce morceau-là avec une jubilation indicible. Faut-il croire que c’est pour nous que les gens font des gosses ?! Si seulement c’était vrai...

    Oui, le témoignage à trois voix que vous avez publié est épatant. Au-delà de son contenu évident, j’en ai admiré les réserves qu’il exprime : « on ne peut pas dire ça... on ne peut pas expliquer, raconter ». Cette difficulté – mettre en langage, le langage nécessairement ennemi de la culture actuelle, l’expérience pédophile – je l’affronte depuis toujours et elle est mon casse-tête d’écrivain. Je m’en sors comme je peux ; j’ai l’impression de produire, moi aussi, des compromis très amers, des échecs successifs. Comment plier leur langage à notre expérience ? Les mots ne sonnent pas de la même façon pour eux et pour nous ; ils ont des connotations extraordinairement différentes selon qu’on est d’un bord ou de l’autre ; on n’en finit plus d’être compris à l’envers. Les misérables bouquins des Pinard-Sebbar en auront donné un sinistre exemple, une preuve lamentable.

    A propos d’un dossier sur la pédophilie, connais-tu celui que le machin pédophile belge a récemment produit ? Il est excessivement raisonnable et reprend, avec un courage résigné, tous les

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    poncifs et les préjugés qui règnent, afin de les combattre. C’est très bien fait, très convaincant, un peu mou. Ce serait sûrement utile de faire connaître ça en France. – Si tu ne l’as pas, préviens, je te l’envoie (ou si, tu es en fonds, achète-le leur, ça les arrangera sûrement !)

    Malheureusement non, je n’aurai pas une minute pour écrire cette présentation d’Augiéras que tu me proposes de faire. J’aurais bien voulu, mais c’est du travail qui demande une préparation sérieuse, des lectures et relectures, bref, un sacré boulot que je ne peux pas envisager de faire dans les délais que tu m’indiques. D’autant qu’Augiéras présente la grosse difficulté d’être un écrivain sans thèmes, sans pensée, un type assez « cucul », qui doit toute sa valeur à son écriture, sa sensibilité, ses milliards de nuances. Pas question de faire gros quand on parle de lui ; il y faut toutes les précautions, les finesses qu’appellerait, par exemple, une étude sur James ou Woolf.

    Bruno Roy t’a parlé de moi parce qu’il avait été question que j’écrive une préface pour sa réédition du Voyage, projet qui n’a pas abouti. – A propos

    de préface, j’en prépare une pour le premier livre de Denis Jampen4, que les Ed. de Minuit vont publier peut-être cet automne, et que j’avais « découvert » – c’était alors un jeune Suisse de dix-huit ans – quand je « dirigeais » Minuit. Je t’en parlerai quand on se verra (je vais bien finir par aller à Paris !) ; ce qu’il fait est splendide, de langue et de sens ; je pourrais te passer le manuscrit si tu voulais envisager la publication d’extraits dans Masques. Très utile pour un débutant ! Petit inconvénient (?) : c’est de l’homographie très hard. – L’auteur, lui, que je n’ai pas vu depuis quatre ou cinq ans et avec qui je ne m’entends pas du tout (aucunes relations, on n’arrive même pas à s’écrire) est le plus froid, le plus pétrifié, le plus coincé que j’aie jamais vu. Le contraire de ce qu’il écrit. Il était extrêmement joli garçon, mais l’alcool et les joints (quantités invraisemblables) ne l’auront guère arrangé. Les petits Suisses blonds à peau blanche sont fragiles comme des roses !

    Donc, je me réjouis que vous fassiez un dossier Augiéras, mais impossible d’y collaborer. Tu as peut-être vu que, côté Gai-Pied, je n’arrive à publier que des mots croisés ! Et encore, c’est parce que j’en ai, depuis le temps que le jeu m’amuse, une chemise remplie à ras bord.

    Tiens, j’en reviens aux Belges. J’ai reçu de là-bas un copieux paquets d’œuvres d’un jeune photographe d’enfants (nus ou peu) qui me paraît faire du travail splendide. Il y a là-dedans des choses assez décentes (çàd. sans quéquettes ni fesses... !) pour être publiées facilement. Si tu as envie de le contacter, je te le recommande chaleureusement. Je pense faire, s’il accepte de prendre le genre de photos qu’il me faudrait, un bouquin très luxueux avec lui. Vieux projet que mon éditeur avait accepté depuis longtemps. Reste à le réaliser ; deux ans ?

    Voilà. Encore merci de me servir si gentiment Masques, dont j’attends très impatiemment les prochains travaux. (Au fait, quand vous vous serez débarrassés de la débile Nelly, vous serez encore plus lisibles. Quelle effarante connerie ! On dirait (le savais-tu) que le féminisme sert à certaines pour déguiser les pires préjugés de petite-bourgeoise coincée que la liberté des femmes – la vraie liberté – rend absolument malade de haine. Quel paquet de merde, celle-là).

    Amitiés, Tony

                                                                                                                   4 Le Suisse Denis Jampen (né le 22 février 1956, et mort d’un cancer du poumon à Bangkok le 18 février 2006, avant d’atteindre 50 ans), s’occupait, avec Mathieu Lindon, d’une revue littéraire aux Éditions de Minuit. Il n’avait cessé, dans son adolescence, de voyager en Europe (Italie, Grèce, Belgique, Hollande, Espagne), en Asie (Birmanie, Bali, Bornéo, Hong Kong, Chine, Thaïlande) et en Amérique (Mexique). En 1994, il avait publié chez l’éditeur H. Laporte, un roman, La Fenêtre aux ombres. Malheureusement, cet éditeur, qui avait commencé de publier en 1987, fit faillite en cette même année 1994. L’écrivain français devenu mexicain, Frédéric-Yves Jeannet, ami de Denis Jampen, et auquel je dois ces renseignements, a rédigé un livre de souvenirs, Osselets, où il évoque Jampen. Selon lui, un petit éditeur devait publier un autre roman de Denis Jampen, écrit à l’âge de 19 ans (Héros) mais ce livre n’a pas vu le jour. Denis Jampen a encore écrit un autre roman inédit (L’eau de feu) qui a pour décor le Mexique, et dont le manuscrit se trouve à la BNF dans les archives de la revue Masques. [NdÉ].

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    Le dossier pédophile belge : « S’aimer entre enfants et adultes », publication du G.E.P. Infor-homosexualité, 281 chaussée d’Ixelles, 1050 Bruxelles. (C’est 100 F., mais belges ou français ? Je l’ai eu gratis !)

    [Deux lignes dactylographiées verticalement en marge à gauche, au sujet du photographe belge,

    comportant son adresse et une précision sur son travail n’ont pas été retranscrites ici.]

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    Cher Jean-Pierre, [1980]

    Oui, j’avais bien reçu ta bonne lettre de cet été. Et j’ai profité égoïstement du plaisir qu’elle me faisait pour ne pas te répondre ! Veux-tu me le pardonner ?

    L’enquête sur écrivains-et-homochose : un reproche. Il n’y a ni Peyrefitte ni Matzneff dans ta liste d’auteurs sollicités (entre autres) : lacune à [mot rayé] combler, non ? Je ne te dis pas ça pour la « valeur littéraire » des mecs en question : mais le Roger est le seul pédé-de-gares qu’il y ait en France, et quant à Matzneff, il ne s’est pas encore sorti d’avoir osé plaider pour la pédérastie à la TV il y a deux ou trois ans. Ce n’est tout de même pas rien, non. Car ces militantismes, il me semble, valent un million de fois les nôtres.

    J’essaierai de t’envoyer, d’ici la fin du mois, une petite réponse à ton enquête, ça ne me plaît pas beaucoup, et je suis horriblement privé de loisirs ; mais ce ne sont pas des raisons de se taire, je sais bien. Il paraît que les auteurs adorent s’expliquer. Quelle foutue corvée !

    Mon Enfant au masculin, j’aura les premiers exemplaires à la fin du mois, à ce qu’on me dit : et, bien sûr, je t’en proposerai un. – Soit dit au passage, je crois (il m’a fallu énormément de relectures pour oser le penser) que c’est le meilleur livre que j’aie jamais fait. Les représentants de la Sodis (qui distribue Minuit) l’on jugé exécrable et, à ce qu’on me dit, semblent résolus à le boycotter. Et pour cause ! Ce n’est pas un plaidoyer pro-pédo, mais un réquisitoire anti-hétéro. Facile à caser auprès des libraires, c’est sûr...

    J’ai été déçu que Masques, après avoir promis un travail de fond (qu’inaugurait admirablement cet entretien de mère d’enfant-à-amant-pédo) sur la pédophilie, soit terriblement silencieux sur ce sujet dans son dernier numéro. Est-ce à dire que l’homosexualité du mineur n’est pas un sujet accessible aux militants purs et durs ? Ça commence à me faire chier, cette prudence.

    Je serai à Paris, en fin de compte, d’ici environ quinze jours. Juste pour te faire lire mon Enfant. J’espère qu’on se verra, et que tu le verras, et que tu l’adopteras !

    Grosses bises !

    Tony

    [manuscrit :] Pour ce qui est de Denis Jampen, il continue à être en train d’hésiter : publier son livre ou non ? Le bouquin a des défauts (très supportables) et... et ... Donc, de mon côté, j’attends ce qu’il décidera.

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    Tours, 5 février [mention manuscrite d’Alain Sanzio : 82 ?]

    Cher Jean-Pierre,

    Je te réponds toujours aussi vite... Il ne faut pas trop m’en vouloir. Entre les problèmes de fric, de travail, de santé et de vie intime, je suis comme un bout de (mauvaise) viande dans un congélateur : pas facile de survivre. Et ma disponibilité en souffre.

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    Tu avais été très gentil de me demander qqch. pour le numéro que Masques préparait sur la pédophilie. Au départ, j’aurais préféré ne pas intervenir (toujours les mêmes qui causent, tu connais le reproche, et il est justifié, en somme). Je déteste tellement tenir le crachoir que j’ai même refusé (poliment) une interviouze que le Matin me demandait pour son dossier sur la Famille. C’est te dire combien je suis vertueux, dans le genre pas encombrant. (Hum).

    Maintenant – et tandis que j’ai tellement de petites peines que je n’arrive même plus à fournir au Gai Pied ma chronique chaque mois – je pense que j’aurais pu te proposer un texte pour ce Masques-là. Un texte anti... Enfin, un texte anti beaucoup de choses ! Anti-pédophile, notamment.

    Parce qu’il y a un sacré ménage à faire. Mais je pense qu’il est trop tard pour ce numéro. Si je me trompe, veux-tu être assez gentil

    pour me prévenir vite (exemple : un télégramme de trois mots), ce texte sera fait sur-le-champ. Je suis ravi, changeons de sujet, de ce que Personna5 publie. Et les projets que tu m’as

    annoncés me plaisent autant. Est-ce que l’affaire de la trans. de Marseille est celle, admirable, où, je crois, 500 mères (des vraies, des biologiques !) avaient signé une pétition pour qu’elle puisse garder son gosse « volé » ? – Mais s’il faut se faire couper le zizi pour que des mamans signent pour vous... Gros soupirs.

    Mes gros malheurs, eux, me rendent toujours aussi incapable de trouver la liberté, le minimum de bien-être, qui me permettraient de faire, entre autres, un petit tour à Paris. Pas vu la ville à Chirac depuis plus de deux ans. Ce n’est pas que la ville à Jean Royer soit un paradis : mais, au moins, je peux m’y terrer en attendant que ça aille moins mal. Vivent les trous ! (Mais si !)

    Amicalement à toi Tony

    ❀ ❀ ❀ ❀ ❀

    Complément à la notice sur Jean Ossaye Mombur

    Nous avons mentionné dans notre Bulletin mensuel d’avril

    une œuvre en bronze de Jean-Ossaye Mombur, qui a la parti-cularité de représenter, comme son groupe sculptural intitulé Le Baiser, un homme et un garçon. Il s’agit de l’œuvre exposée au Salon de 1884 ainsi qu’à l’Exposition universelle de 1889 : Un sauveteur. Nous n’avons pas trouvé de reproduction photogra-phique du modèle en plâtre, acquis par la ville de Paris pour la somme de 6 000 francs de l’époque. L’absence de reflets brillants sur la photographie représentant un plâtre est un avantage. Néanmoins, à défaut d’une telle photo, il aurait été dommage de se priver d’une représentation de ce groupe qui a longtemps occupé le square de Laborde à Paris, où il a finalement été remplacé par une autre sculp-ture.

    Voici une reproduction

    d’une copie du Sauveteur, qui nous avait été transmise par un admirateur de Mombur, Corentin F., que nous remercions ici chaleureusement.

                                                                                                                   5 [Mention manuscrite en marge pour justifier la rature du n en trop] : oh ! pardon.

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    Libre express ion Critique de L’Enfant interdit de Pierre Verdrager. Armand Colin, 2013. 340 p.

    Cette rubrique, je le rappelle, est ouverte aux lecteurs qui souhaiteraient exprimer une opinion personnelle. La seule limite à leur liberté d’expression est celle qu’imposent la loi ainsi que les règles élémentaires de courtoisie.

    La critique que nous publions ci-dessous, mériterait des commentaires, comme le livre de Pierre Verdrager lui-même, bien entendu.

    Le sous-titre du livre de Pierre Verdrager paru en mars de cette année indique clairement l’objectif de l’auteur : tenter d’expliquer « comment la pédophilie est devenue scandaleuse ». Pour ce faire, il

    examine, en sociologue et en logicien, les discours produits dans les années 70-80, afin de montrer de quelle façon les arguments des pédophiles ont pu être non seulement invalidés, mais retournés par des raisonnements symétriques. Dans le chapitre intitulé « la déroute pédophile », il passe en revue les discours élaborés par le regard contemporain sur l’enfance et la maltraitance infantile, et décrit les différents facteurs liés à l’actualité de ces années-là qui ont provoqué un revirement total. Il est intéressant de constater que ce chapitre sur « la déroute pédophile » est le plus riche en données factuelles et en statistiques : les rapprochements entre les chiffres des infractions ou des condamnations pour des faits impliquant des mineurs, sur une période allant de 1994 ou 1995 à 2006 ou 2008, avec l’explosion du nombre d’articles de presse relatifs à la pédophilie sur la même période, sont à eux seuls très édifiants. Il en va de même pour le rappel de la législation de

    plus en plus sévère vis-à-vis de la pédopornographie, qui atteint l’invraisemblable : deux ans d’empri-sonnement et 30 000 euros d’amende pour la simple détention d’une image pédopornographique.

    L’examen de notre société « à l’épreuve de la pédophilie » contient également de nombreuses remarques et données factuelles rassemblées dans un autre chapitre instructif.

    Ce livre a donc de nombreux mérites, y compris celui de l’objectivité scientifique. Le lecteur qui – comme moi – aura constaté de très nettes défaillances de ce côté-là6, maintiendra néanmoins cette appréciation eu égard au caractère explosif et « dangereux » du sujet traité. Ce caractère « dangereux » explique du reste les précautions redoublées prises par le préfacier puis par l’auteur lui-même afin qu’il soit bien compris, sans ambiguïté, que Verdrager n’est pas pédophile.

    Plutôt que de tresser des couronnes à l’auteur de cet ouvrage, je voudrais esquisser le tableau des problèmes qu’il n’a – selon moi –, pas traités comme il aurait fallu, ou des lacunes qui mériteraient d’être comblées.

    Définition du sujet et ses limites

    L’un des problèmes les plus cruciaux auxquels Pierre Verdrager a été confronté, en dehors de l’impossibilité de réaliser une véritable étude de sociologue sur le terrain, est l’absence de définition rigoureuse de son sujet : l’auteur se contente de constater un flou, notamment dans la limite d’âge de l’objet aimé, sans tenter d’y remédier par un souci méthodologique qui eût été louable. Il en résulte davantage qu’une simple contradiction : une distorsion de son sujet.

                                                                                                                   6 Par exemple, l’ironie blessante et condescendante dont Verdrager fait preuve à l’égard de l’écrivain hétérosexuel éphébophile Gabriel Matzneff ; ou la mention policière et inutile du véritable patronyme de l’un des acteurs de la cause pédérastique dont tout le monde connaît le pseudonyme en pensant qu’il s’agit de son vrai nom ; ou encore les leçons données à ceux qui – comme le disait Michel Foucault – « prennent prétexte de ce qu’ils savent pour dire ce qu’ils pensent » : Florence Dupont ou Marcela Iacub.

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    On note en effet, dès le début de son ouvrage, que Verdrager souligne la prééminence de la pédophilie hétérosexuelle en terme de fréquence (p. 32). Or, cela ne ressort pas du tout de l’ensemble de son essai, dont l’essentiel traite de ce que l’on appelle encore aujourd’hui pédérastie, dans le sens que Gide donnait à ce mot, élargi toutefois quant à l’âge de l’objet aimé, puisque la pédophilie dont ce livre parle concerne adolescents et garçons impubères (une réalité anthropologique pour laquelle la graphie paidérastie a été proposée7). Dans un essai précédent, l’auteur s’est présenté comme homosexuel8. Dès lors, il est légitime de se demander si cette qualité n’est pas à l’origine d’une préoccupation notable chez lui comme en général pour la société française à partir des années 90 : distinguer précautionneusement pédophilie et homosexualité9. Un sociologue hétérosexuel aurait-il eu un tel souci ? La question qui se pose en conséquence concerne la réalité anthropologique de ce dont traite Pierre Verdrager. La pédophilie dont il parle n’est-elle pas quelque peu artificielle ? L’auteur ne tombe-t-il pas dans le travers de l’ « ethnocentrisme du présent », c’est-à-dire le biais qui consiste à étudier un phénomène à travers le prisme de la société contemporaine ? (Je reviendrai sur cet aspect dans le paragraphe suivant qui concerne la « bataille » actuelle sur la Toile.) Non seulement l’anthropologie, mais l’histoire, et la psychologie, témoignent de la permanence de la réalité recouverte par le mot pédérastie que l’essai de Pierre Verdrager contribue à nier ou à déconstruire. De sorte que cet essai pourrait être perçu comme une tentative de donner corps à un concept moderne, la pédophilie, concept, non pas fabriqué de toute pièce, mais fondé en grande partie sur la déconstruction de la paidérastie.

    L’indifférence de l’auteur envers l’histoire des mots10, qui lui fait considérer — on ne sait pourquoi — comme seule date significative l’apparition contingente du mot pédophile en titre d’un ouvrage (1980), explique une remarque qu’il n’avait pas lieu de faire au sujet d’une description de Tardieu. À savoir que ce médecin légiste désigne comme « pédéraste » un enfant de douze ans soupçonné de sodomie. C’est ignorer que Tardieu n’avait pas le choix terminologique qui est le nôtre : d’autres exemples d’emploi comparable du mot pédéraste pourraient être cités. Verdrager se fourvoie du reste en écrivant au sujet du XIXe siècle, où les enseignements du latin et du grec faisaient partie peu ou prou de l’instruction ordinaire : « Au XIXe siècle, le terme pédéraste se diffusa en ne faisant pas référence à l’âge ». En vérité, le mot pédérastie a toujours eu au moins les deux sens d’amour entre hommes ou d’amour d’un homme pour un jeune garçon. Si la majorité des dictionnaires du XIXe siècle, comme le Littré, définissent simplement la pédérastie comme « un vice contre nature », ils rappellent toujours l’étymon grec du mot qui signifie enfant. D’autres dictionnaires, comme le Boiste (1841) ou le Landais (1845) que j’ai sous la main sont plus clairs : PÉDÉRASTIE, s.f. amour honteux et criminel entre des hommes ou de jeunes garçons11, ou PAE-.

    Pour certains sujets de société, comme la « pédophilie », ignorer la définition des mots et leur histoire contribue à un « ethnocentrisme du présent » beaucoup plus déformateur que pour d’autres sujets comme le suicide — pour nous limiter à un seul exemple probant.

    « L’ethnocentrisme du présent » : un présent déjà dépassé

    Dans le chapitre intitulé « Du point de vue pédophile » et qui est le plus court de son ouvrage, l’auteur survole la situation présente et se contente de conclure par une remarque pertinente : « La guerre de la pédophilie a donc désormais lieu sur la Toile ». Malheureusement, toutes les références

                                                                                                                   7 Cf. BoyWiki : http://fr.boywiki.org/wiki/Paid%C3%A9rastie . Alors que pédophilie désigne l’attirance pour les deux sexes, paidérastie ne s’applique qu’à l’amour de l’homme pour le jeune mâle de son espèce. 8 L’homosexualité dans tous ses états, p. 13. 9 On se rappelle les protestations véhémentes, voire les insultes, qu’ont provoquées en avril 2010 les propos du député Christian Vanneste lequel avait rapproché homosexualité et pédophilie en ces termes : « l’opposition outrancière entre pédophilie et homosexualité n’est pas fondée en raison des tendances éphébophiles assez fréquentes dans l’histoire qui ignorent la frontière juridique de l'âge ». 10 L’existence de moteurs de recherche sur la Toile rend inexcusable, aujourd’hui, la méconnaissance autrefois admissible d’ouvrages peu diffusés et donc rares comme L’Histoire du mot pédérastie et de ses dérivés en langue française, par J-C Féray, Quintes-feuilles. 2004. 11 C’est la définition du Boiste. Celle du Landais, après le rappel étymologique : « passion, amour honteux et criminel entre des hommes ; d’un homme pour un jeune garçon. » À propos de l’expression « jeune garçon » qui figure dans ces dictionnaires, il faut relever à la fois comme significatif et assez cocasse que Pierre Verdrager écrive page 190 de son livre qu’il s’agit-là d’un euphémisme pour « enfant de sexe masculin » !

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    que Verdrager donne de ses consultations de sites dits « pédophiles » comme La garçonnière ou La Plume Verte montrent que son examen a été ponctuel. Les six références mentionnées p. 295 sont toutes datées précisément du 15 mars 2011. Et l’auteur ignore en outre l’existence de sites à vocation encyclopédique sur le sujet, sites pourtant remarquables comme BoyWiki.

    Faute d’avoir davantage étudié les tendances contemporaines, Verdrager ne tire pas une autre conclusion importante des observations pourtant présentes dans ce chapitre : à savoir la distinction claire — mieux la séparation — entre pédophilie hétérosexuelle et pédophilie homosexuelle.

    D’où une question justifiée : le regard que porte, en sociologue, Pierre Verdrager sur son sujet n’est-il pas un regard qui date des années 70 ? Ce prisme, justifié pour rendre compte de l’état de la question dans le chapitre intitulé « La pédophile à l’épreuve des années 1970-1980 », est-il légitime de le maintenir pour la suite ? Car cette agrégation artificielle que réalise le mot « pédophilie » ne semble plus actuelle. L’examen attentif de sites comme BoyWiki ou de forums de discussion comme La garçonnière (LG) montrent qu’aujourd’hui la séparation est nette entre pédophilie hétérosexuelle et pédophilie homosexuelle. À plusieurs reprises, des « GL » (Girl lovers) qui ont voulu intervenir sur La garçonnière se sont vus invités plutôt lestement à aller discuter sur le site qui leur est propre. C’est un point extrêmement important dans la mesure où les « pédophiles » semblent avoir pris conscience de l’erreur que constituait la politisation de la question dans la décennie 1970, politisation qui impliquait le rapprochement factice de deux entités psychologiquement différentes (même s’il est exact qu’une minorité de pédophiles aime les deux sexes) et qui ne posent ni les mêmes problèmes sociaux, ni les mêmes problèmes éthiques. Le succès des mots anglo-saxons qui s’imposent de manière internationale sur la Toile, Boy Lover et Boy Love, lesquels ne sont au fond que la modernisation des vieux mots pédéraste et pédérastie, en témoigne.

    Mais nous débordons-là de la discipline sociologique qui est celle de Pierre Verdrager et de la collection « Individu et Société » dirigée par François de Singly chez Armand Colin. C’est d’abord aux anthropologues qu’il revient de dire la vérité sur la nature humaine. La sociologie comme la politique ne doivent intervenir qu’après que les évidences sur la réalité de l’amour que l’adulte de l’espèce Homo sapiens porte au petit mâle de son espèce auront été dites.

    Date du virage du jugement sur la question pédophile par la société

    Dans la mesure où l’analyse des raisons qui ont entrainé un virage à 180 degrés du regard de la société sur la pédophilie est étroitement liée à la date où l’on suppose que cet événement s’est produit, il importe de le situer dans le temps.

    Pierre Verdrager, récuse la date de 1982 qu’avancent Frédéric Martel et Anne-Claude Ambroise Rendu, et soutient que le changement s’est opéré une dizaine d’années plus tard.

    Ce qu’écrit Frédéric Martel est pourtant frappé au coin du bon sens et je ne suis pas le seul à partager son analyse : « la distance qui naît entre homosexuels et pédophiles est inséparable de l’abrogation de l’article 331-2. A partir de l’été 1982, les relations homosexuelles avec consentement sont considérées comme légales en dessous de cet âge. Les enjeux changent et les pédophiles sont nécessairement marginalisés12. »

    Le déplacement de la date du clivage entre cause homosexuelle et cause pédophile une dizaine d’années plus tard, a pour conséquence de décharger le gouvernement socialiste de François Mitterrand, porté au pouvoir en 1981, de toute responsabilité dans ce clivage. Et il a pour autre conséquence de rendre moins lisible la comparaison frappante avec ce qui se passe aujourd’hui, à savoir la responsabilité évidente du gouvernement socialiste de François Hollande dans l’officialisation de ce clivage et sa pérennisation, grâce à l’introduction du « mariage homosexuel ». L’amour homosexuel est socialement légitimé en 2013 par un acte infiniment plus important que l’abolition en 1982 de l’article 331-2. L’amour paidérastique demeure, lui, plus que jamais, « le crime le plus grand et le plus grave de l’humanité13 ».

    L’arrivée de la gauche au pouvoir fut également jugée déterminante dans la séparation des deux causes homosexuelle et pédophile, par Jean Le Bitoux dans un article paru au printemps 198614. Le titre à lui seul de cet article aurait éclairé Verdrager sur son déplacement erroné, vers 1992, de la date                                                                                                                12 Frédéric Martel – Le rose et le noir. Le Seuil, 1996. p. 167. 13 Phrase citée par Pierre Verdrager - op. cit. p. 115. 14 Cahiers de Masques. n°1. Printemps 86. pp. 79-84.

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    du revirement sur la question pédophile : « Que sont devenus nos pédophiles d’antan15 ? ». D’ « antan », en 1986. Jean Le Bitoux introduit son article par ces mots : « La droite avait la pédophilie honteuse et exotique, la gauche l’avait fière et gauchiste. Mais depuis 81, ces derniers semblent s’être figés dans un grand silence glacé. »

    Il n’est pas convenable de faire parler les morts : on ignore quelle aurait été la position de Jean Le Bitoux vis-à-vis du « mariage homosexuel ». J’assume donc l’entière paternité du rapprochement entre août 1982 et avril 2013 que je pense intéressant d’effectuer à partir de cette phrase de Le Bitoux : « Du côté de la communauté gaie, le fait d’avoir enfin échappé à la souillure de l’illégalité, a donné un nouveau discours angélique où le respect de la norme, enfin rejointe, fonctionne comme valeur16 ».

    Une date plus précoce : l’affaire Marc Croissant comme déterminante en France ?

    L’historien du mouvement homosexuel Jacques Girard17 considère que l’affaire Marc Croissant, surgie en 1979 et qui s’est prolongée jusqu’en mai 1980, constitue une étape clé, un pavé dans la mare du militantisme homosexuel et du militantisme politique dont les ondes de chocs se sont propagées dans plusieurs directions et à plusieurs niveaux. On peut dire qu’elle a contribué à mettre en place tous les facteurs du changement survenu par la suite après l’arrivée de la gauche au pouvoir.

    Rappelons d’abord que l’affaire Marc Croissant n’est pas une affaire de mœurs, mais une affaire de liberté d’expression18. Communiste membre du CERM (Centre d’Études et de Recherches Marxistes) et employé aux services culturels de la mairie d’Ivry, Marc Croissant avait publié dans l’Humanité une lettre de protestation contre la relation par ce journal d’une affaire de mœurs à Saint-Ouen. La réaction du CERM comme du PCF fut presque immédiate : la lettre de Marc Croissant fut dénoncée comme indigne d’un communiste membre de leurs organisations. Croissant fut démis de ses fonctions auprès de la municipalité d’Ivry et sa carte du PCF ne fut pas renouvelée.

    Mais l’intéressé se défendit avec énergie, et très vite, reçut l’appui des syndicats et des journaux de gauche comme de droite. Des pétitions circulèrent en sa faveur, dont l’une signée d’Antoine Vitez qui dirigeait alors le théâtre des Quartiers d’Ivry, et une autre qui recueillit 300 signatures. Les journaux Le Monde, Le Figaro sous la plume d’André Frossard, Libération, Le Matin, les hebdomadaires Charlie Hebdo et le Nouvel Observateur relayèrent l’affaire, en prenant le plus souvent parti pour Marc Croissant. Isolé, le PCF qui ne disposait guère que de l’Humanité et de Rouge pour défendre ses positions sur le plan national, accepta une tentative de conciliation en vue d’une éventuelle réintégration de l’ancien employé communiste de la mairie d’Ivry, en même temps qu’il lança une campagne de justification sur sa position vis-à-vis de la pédophilie.

    De son côté, Marc Croissant reçut encore l’appui des organisations homosexuelles : celle du GLHPQ19 et du CUARH20 ainsi que celle du CCL21, fondé par le fameux pasteur Joseph Doucé.

    En janvier 1980, des enseignants communistes du CES Jean Lurçat signèrent un tract virulent qui avait pour titre : « Drogue, proxénétisme, trafic d’enfants au nom de la liberté ? » Le maire communiste d’Ivry, J. Laloé adressa une lettre ouverte au secrétaire du PS, François Mitterrand. Le Parti Socialiste, impliqué, prit plus ou moins officiellement parti en faveur de Croissant.

    En mars 1980, le bulletin municipal Ivry ma ville (n° 78) publia un article intitulé « Pas de procès d’opinion, ni de chasse à l’homosexuel, mais le droit à la liberté de nos enfants ». On voit que se dessinait nettement la fracture dont nous parlons.

    Ce contexte politique explique que lorsque les communistes Jean-Luc Pinard-Legry et Benoît Lapouge publièrent en cette même année 1980 leur livre L’Enfant et le pédéraste aux éditions du Seuil, tous les militants homosexuels eurent la conviction – sans en avoir la preuve – qu’il s’agissait                                                                                                                15 Le mot antan est souligné par moi. 16 Le Bitoux – op.cit. p. 81. 17 Auteur de l’étude publiée en 1981 : Le Mouvement homosexuel en France, 1945-1980. Paris, Syros, 1981. 18 Les lecteurs intéressés consulteront le mémoire que Vincent Legret a consacré à cette affaire, au Conservatoire national des Arts et Métiers, Laboratoire de sociologie du travail et des relations professionnelles. [Merci à Jacques Girard de m’avoir communiqué la chronologie de l’affaire établie par Legret pour ce mémoire.] 19 Groupe de Libération Homosexuelle - Politique et Quotidien. 20 Comité d’Urgence Anti-Répression Homosexuelle. Le CUARH qui s’attachait en particulier à défendre les homosexuels dans le monde du travail, s’impliqua particulièrement dans la défense de Marc Croissant, notamment avec l’avocate Me Yvette Bourgeois. 21 Centre du Christ Libérateur.

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    d’un livre commandité par le PCF. On sait que ce livre contribua à accentuer la rupture amorcée par l’affaire Croissant parmi les militants homosexuels, les uns prenant position avec Tony Duvert contre Pinard-Legry22, les autres s’opposant à Tony Duvert, jugé tyrannique, et aux militants pédophiles.

    Le contexte politique a donc joué, en France, un rôle non négligeable dans la question étudiée par Verdrager. Mais ce facteur ne saurait évidemment tout expliquer.

    Peut-on étudier le cas de la France isolément ?

    Il manque à l’analyse de Pierre Verdrager de tenir compte de la situation géopolitique de la France. La France appartient à la sphère politique et culturelle étasunienne, comme tous les pays de l’Union européenne. Analyser le basculement social de la question pédophile sans tenir compte de cette réalité, revient à analyser la situation industrielle de la France sans tenir compte de la mondialisation des échanges commerciaux et de la place du pays au sein de l’Union européenne.

    Une comparaison du contenu des journaux de la décennie 1980, de part et d’autre de l’Atlantique, permet d’établir facilement que États-Unis nous ont précédés d’une bonne dizaine d’années sur cette question pédophile. Il s’agit donc d’expliquer non pas un phénomène né en France, mais un phénomène qui, simplement, a gagné la France. L’apparition en langue française, au cours de la décennie 1980, de l’expression « abus sexuel sur enfant » qui est un simple dérivation fautive, presque un calque de « child abuse » démontre à elle seule qu’il s’agit d’un processus importé des États-Unis. Et cette importation s’est déroulée plus rapidement semble-t-il que pour d’autres pays d’Europe. La vitesse exceptionnelle du phénomène exclut qu’il s’agisse d’un processus entièrement spontané. Personne ne pense que l’introduction de l’euro comme monnaie dans douze pays de cette zone en 2002 se soit faite spontanément, ou que les directives européennes, si peu démocratiques, sont appliquées jusqu’au fin fond des campagnes françaises sans relais administratifs, par libre choix. Une comparaison stricte avec ces deux processus serait certes ridicule, mais à l’inverse, ignorer, au sujet de la pédophilie, l’existence de centres de décision plus ou moins officiels et de relais médiatiques plus ou moins contraints relève de l’aveuglement.

    Même dans les pays qui ne se trouvent pas exclusivement dans la sphère d’influence étatsunienne, les pressions s’exercent efficacement par l’intermédiaire des aides financières — que l’on menace de suspendre — et des ONG. Pour un pays comme le Cambodge par exemple, qui se trouve aujourd’hui, sur le plan des mœurs, davantage dans l’orbite chinoise que dans l’orbite américaine, le puritanisme féministe anglo-saxon s’est exercé avec une efficacité stupéfiante, en quelques années, via les ONG, ainsi que le relate avec précision et courage le roman de Youri Yaref que vous avez publié23.

    En résumé, c’est à un phénomène presque planétaire que l’on a affaire, chaque pays n’en offrant guère qu’une modulation particulière, plus ou moins accentuée, en fonction de sa plus ou moins grande liberté de décision ou de son indépendance vis-à-vis de la pensée et de la puissance dominantes.

    D.

                                                                                                                   22 Cf. les quatre lettres de Tony Duvert à J-P Joecker transcrites ci-dessus (NdÉ). 23 Il s’agit d’Angkor, une dernière fois (NdÉ).