nuit ste helene

23
ANDRÉ MASTOR ALBIANA

description

livre, corse

Transcript of nuit ste helene

Page 1: nuit ste helene

ANDRÉ MASTOR

AN

DR

ÉM

AS

TOR

ALBIANAALBIANA

La n

uit

de

Sain

te-H

élèn

e

1815, Napoléon vaincu quittedéfinitivement le vieux continent pour sonexil à Sainte-Hélène. Malgré la débâcle,nombreux sont ses partisans à désirer lesortir des griffes des Anglais. MaisLongwood est loin et l’aventure risquée.Un projet fou germe dans l’esprit de

quelques exilés bonapartistes installés auxÉtats-Unis, mais il est vite éventé. Les

autorités américaines, anglaises et françaisessont en effet sur le qui-vive et, désormais, tous

les coups sont permis… Car Napoléon vivant,Napoléon libre, s’il est le rêve de certains, reste le pirecauchemar des autres…

Le roman supplée ici, avec vraisemblance, l’histoireméconnue de ces fidèles parmi les fidèles quiespérèrent jusqu’au bout, en hommes d’actionidéalistes, qu’une bonne nouvelle vienne du fin fondde l’Atlantique et annonce enfin l’Aigle libéré.

André Mastor est l’auteur de romans et récits à caractère

historique dont Rebelles (2006) auxéditions Albiana.

16 €

En couverture : William Turner,Fishermen at Sea, 1796, huile sur toile.

© Tate, London 2008.

St_helene_mastor_couv.qxd 06/06/2008 14:27 Page 1

Page 2: nuit ste helene

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 1

Page 3: nuit ste helene

Avant-propos

La nouvelle de la mort de Napoléon 1er, prisonnier dans l’îlede Sainte-Hélène, parvint en juillet 1821 dans la plupart desgrandes villes d’Amérique, où des exilés français complotaientdepuis des années pour arracher l’Empereur à ses geôliers.

De tous les projets d’évasion répertoriés, des plus farfelusaux plus audacieux, l’un au moins connut un début d’exécution.C’est celui du Champ d’Asile au Texas. Les récits de certainsdes protagonistes le prouvent.

Que s’est-il passé ensuite ? Nul ne le sait ! Le mystère et l’in-certitude demeurent, mais le prisonnier isolé sur son rocher n’apas ignoré cette tentative. Preuve en est que, dans son testamentet ses codicilles, il a légué de fortes sommes d’argent à deux desacteurs de cette tentative.

L’univers romanesque, seul, permet de redonner vie et forceà ces hommes hors du commun, pour une nouvelle aventure.

Les passages en italique sont tirés d’ouvrages et de docu-ments historiques.

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 9

Page 4: nuit ste helene

L’île de Saint-Hélène.

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 10

Page 5: nuit ste helene

– Ah, vous avez donné dans le Texas, dans le Champd’Asile. Vous étiez cependant encore bien jeune pour vous fairesoldat-laboureur.

– Oui, j’ai donné là-dedans, j’y ai perdu douze mille francset mon temps, reprit Philippe en essayant de grimacer un sourire.

[…]– Et vous aimez toujours l’Empereur ? dit Finot.– Il est mon dieu, reprit Philippe Bridau.

Balzac, La Rabouilleuse

« Des projets d’enlèvement se formèrent […]. Si Napoléon,échappé aux mains de ses geôliers se retirait aux États-Unis, sesregards attachés sur l’océan suffiraient pour troubler les peuplesde l’Ancien Monde ; sa seule présence sur le rivage américainde l’Atlantique forcerait l’Europe à camper sur le rivageopposé. »

Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe

« Lallemand fut employé par moi à Saint-Jean d’Acre,dans des négociations avec Sir Sidney Smith ; il fit preuve debeaucoup d’adresse et d’habileté. À mon retour de l’Île d’Elbe,il se déclara pour moi dans le moment le plus périlleux.Lallemand a beaucoup de résolution, il est capable de faire descombinaisons et il y a peu d’hommes plus propres que lui àconduire une entreprise hasardeuse, il a le feu sacré… »

O’Meara, Napoléon en exil

Fragments du testament de l’empereur Napoléon 1er

Aujourd’hui 15 avril 1821, à Longwood, île de Sainte-Hélène.Ceci est mon testament ou acte de ma dernière volonté. […]25° Je lègue au général Lallemand, l’aîné, cent mille francs. […]

Le 24 avril 1821 à Longwood, île de Sainte-Hélène.Ceci est un troisième codicille à mon testament du 15 avril. […]5° Je lègue au général Rigau, celui qui a été proscrit, cent mille francs.[…]

11

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 11

Page 6: nuit ste helene

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 12

Page 7: nuit ste helene

Prologue

Les revenants de la garde se ressemblaient tous, visage farou-che balafré de coups d’épée et barbe glacée. Le froid qui lespénétrait depuis des heures leur rappelait celui de la retraite deRussie, et la Seine, pour ne pas être en reste, s’était figée parendroits. Ils avaient refusé l’offre d’hébergement de la popula-tion de Paris et veillé toute la nuit, enveloppés dans leursmanteaux râpés. Ils s’étaient encore une fois raconté les mêmeshistoires de guerre faisant rouler leur chique d’une joue à l’au-tre. L’aube les avait saisis à battre la semelle sur un sol nappé degivre autour de feux qu’attisait un vent tournoyant comme unchien affamé.

L’événement les dépassait, les écrasait parce qu’il leur faisaitrevivre l’épopée fabuleuse où l’héroïsme avait consumé leurjeunesse. Ils cessèrent leurs allées et venues en petits groupes etse fondirent en un seul rang de chaque côté de l’avenue. Ces va-nu-pieds de la gloire aux silhouettes massives se pressaientépaule contre épaule et on ne remarquait plus dans ce cortèged’ombres, pour qui survivre avait été le fruit du hasard, que leruban rouge de la légion d’honneur fleurissant la boutonnière deleur col.

– Molitor, lança une voix déchirant le silence.– Molitor… Molitor, murmurèrent les autres voix.

13

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 13

Page 8: nuit ste helene

Molitor avançait d’un pas hésitant, portant sur ses épaules lepoids d’une trentaine de campagnes. De nouveau une ondesecoua ces soldats au cœur simple :

– Voilà Oudinot… Bertrand… Bertrand.Les deux maréchaux, l’uniforme rutilant et le bicorne empa-

naché, marchaient côte à côte, appuyés sur des cannes.La foule innombrable qui envahissait l’esplanade des

Invalides contemplait les seize chevaux pommelés aux largesnaseaux tirant le char décoré de tentures noires brodéesd’abeilles d’or. Le char s’arrêta devant une église désaffectée etrestaurée pour la circonstance. Les coups de canon cessèrent detrouer l’air, les cloches de sonner à la volée et les tambours debattre quand éclata la marche funèbre. Victor Hugo, noyé dans lafoule, composait déjà ses vers :

« Ciel glacé, soleil pur…jour beau comme la gloire,froid comme un tombeau ! »

Dans la nef de l’église, au milieu d’invités et de dignitaires quivenaient à leur tour chercher leur part d’honneur, et beaucoup enavaient besoin car ils avaient trahi celui à qui ils devaient tout, leprince de Joinville saluant du sabre dit au roi son père entouré deses ministres :

– Sire, je vous présente le corps de l’empereur Napoléon.– Je le reçois au nom de la France, ce 15 décembre 1840,

répondit solennellement Louis-Philippe.L’absoute faite par l’archevêque de Paris, l’office dura deux

heures. Elle fut parachevée par le requiem. Alors que les invitésarpentaient les allées, un homme d’une quarantaine d’années, levisage blême avec de larges cernes sous les yeux, pénétra dansl’église et d’une démarche souple, le buste en avant, se fraya unpassage parmi les conseillers municipaux et les généraux rangésprès des anciens de l’escadron sacré. Pendant la retraite deRussie, Napoléon avait décidé de regrouper, dans une garde pour

14

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 14

Page 9: nuit ste helene

le protéger, certains officiers de cavalerie privés de troupe. Cepetit corps d’une centaine d’hommes prit le nom d’escadronsacré. Il fut dissous à son retour en France.

L’inconnu questionna un vieux général desséché et rabougri :– Le colonel Franceschini, s’il vous plaît !Le général se retournant avec difficulté désigna du menton un

homme aux cheveux drus, aux tempes et au front grisonnants. Lecolonel emmitouflé dans un manteau à double rangée deboutons, une paire de gants à la main, chaussé de bottines ciréesluisantes comme du bois d’acajou, s’appuyait négligemment surune canne. Il émanait de sa personne un orgueil certain et beau-coup de charme.

– Je suis le professeur en fortification, Hervé Mansey del’école militaire spéciale de Saint-Cyr, dit l’homme en tendantune main aux doigts minces.

D’après ses calculs, le colonel devait avoir entre soixante etsoixante-deux ans mais paraissait plus jeune de dix ans.

– Nous sommes-nous déjà rencontrés ? murmura le colonel…Le professeur releva une mèche rebelle qui pendait sur son

front.– Non, et croyez bien que je le regrette. J’ai été, jusqu’à son

décès l’année dernière, le confident d’un de vos anciens compa-gnons de route, le général Lallemand.

Le colonel, intrigué, attendait la suite mais ses yeux pâlesbrillèrent imperceptiblement.

– Le général Lallemand s’est ouvert à moi en toute confiancequand il présidait le concours d’entrée à l’école militaire. Depuisvotre rencontre en Corse en novembre 1834, il avait beaucoupappris de certaines autorités en poste à Paris sur ce que l’on peutappeler une affaire confidentielle, du genre affaire d’État… Jesais ce que vous ne savez pas ! Vous savez ce que je ne sais pas !Le vœu du général Lallemand était de faire connaître votre aven-ture à tous. Qu’elle soit révélée au grand jour ! Il désirait qu’un

15

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 15

Page 10: nuit ste helene

livre fût publié sur ce sujet ! Il faut que le monde entier sachequ’un groupe d’hommes a essayé de libérer l’Empereur de sonîle-prison.

Ayant fini sa phrase, le professeur sentit son cœur battre plusvite dans l’attente de la réponse du colonel. Ce dernier lui sourit,de ce sourire singulier de complicité qui rassure aussitôt.

– Quand pourrais-je vous rencontrer dans un endroit pluschaleureux, afin que nous parlions de cette affaire ? demanda leprofesseur d’une voix hésitante.

– Quel moment vous conviendrait ? Je suis à Paris pour unesemaine.

Le professeur fut incapable de dissimuler son impatience.– Pourquoi pas tout de suite ! N’est-ce pas un jour exception-

nel ?Le colonel parut réfléchir, puis il acquiesça. Il saisit un

oignon de la poche de son gilet. L’église était maintenantpresque vide.

– Allons à mon hôtel, je commence à avoir faim. Je supposequ’il en est de même pour vous.

Sur le parvis, le colonel héla un fiacre. Le nez rougi par lefroid, ils enfouirent leur menton dans le col de leur manteau. Lesderniers carillons se mêlaient au martèlement des chevaux. Lesgrandes avenues étaient noires de monde. De brusques ovationssaluaient les grognards revêtus de leur ancien uniforme, le torsebombé, le menton droit, un sourire de contentement relevant leurmoustache. Depuis son arrivée en rade de Cherbourg et saremontée de la Seine, la dépouille, convoyée depuis l’île deSainte-Hélène par la frégate La belle poule, provoquait partoutla même marée humaine animée par la passion ressuscitée etpoussant inlassablement le même cri : « Vive l’Empereur ».

L’hôtel était situé au fond d’une cour aux pavés ronds. Lachambre était confortable avec un grand lit à tête de cuivre et unmiroir dressé au-dessus d’un broc à eau posé sur une console.Une table était encadrée par deux chaises. Une grande fenêtre

16

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 16

Page 11: nuit ste helene

diffusait la lumière du jour. Une jeune domestique leur apportasur un plateau un bouillon, un pâté en croûte et une salade defruits.

La cuisine était simple mais bonne et ils l’accompagnèrentd’une bouteille de vin. Le repas terminé, les deux hommes s’ins-tallèrent près de la cheminée. Le colonel semblait absorbé par lacontemplation du verre qu’il tenait entre ses mains. Le profes-seur admirait cette tranquillité, ce détachement. Il aurait telle-ment voulu ressembler à pareil homme. Durant sa carrièremilitaire – il venait d’obtenir le grade de capitaine – il n’avaitjamais participé à un seul combat. À la seule vue d’un sabrepointé sur lui durant un exercice, une sorte de fourmillementnaissait dans sa poitrine et il éprouvait une terreur à vomir. Ils’était donc, avec intelligence et détermination, orienté vers l’en-seignement et il racontait désormais, avec talent, les exploitsguerriers des autres, tant il est vrai qu’il existe deux catégoriesde militaires : ceux qui font la guerre et ceux qui la racontent. Ilpouvait décrire des batailles compliquées sans lire de note,expliquer la tactique des généraux, donner le nom des régiments,dépeindre les uniformes, comptabiliser le nombre de morts et deblessés.

Il sortit de sa sacoche un encrier, une plume et des feuilles depapier. Lui qui, toute sa vie, avait été un travailleur si sérieux, siraisonnable, lui, le poltron, allait enfin rejoindre le monde desactes courageux et insensés et accéder à un peu de leur gloire.

Et le colonel raconta d’une voix lente l’extraordinaire aven-ture.

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 17

Page 12: nuit ste helene

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 18

Page 13: nuit ste helene

I

À soixante-cinq kilomètres au nord de Philadelphie, lapropriété de Point-Brezze étalait ses lourdes terres à pâturagebordées de collines couvertes de cèdres d’un vert tendre. Uncours d’eau paresseux la traversait, pour former en son centreun lac artificiel peuplé de cygnes. Suivant les rives serpentaitun chemin carrossable desservant d’immenses jardins à la fran-çaise, fleuris de rhododendrons et d’azalées. Au long d’unembarcadère se bousculaient des bateaux à rames. Un kiosqueà musique cerné de tulipiers coiffait une butte. De là, la vues’étendait de la demeure à deux étages percée d’une trentainede fenêtres jusqu’aux dômes et aux flèches de Trenton, et plusloin, aux fermes de Bordertown avec leur alignement dechamps de céréales. Cet agréable domaine appartenait à JosephBonaparte.

Le frère aîné de Napoléon avait, en commun avecl’Empereur, le front haut et large, la mèche tombant en pointe etles orbites enchâssées. Mais si, chez l’un, la prunelle étincelait,elle révélait, chez l’autre, la nonchalance et un brin de paresse.Le nez de Joseph était aquilin sans plus, les lèvres gourmandes,la démarche pesante et la voix aux intonations molles. Un anaprès avoir débarqué clandestinement en Amérique sous le nomd’emprunt de Bouchard, et endossé ensuite le titre de comte deSurvilliers, Joseph conversait, attablé sur une pelouse, avec deuxhommes habillés sans recherche.

19

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 19

Page 14: nuit ste helene

Leur attitude empruntée et leurs gestes maladroits inspi-raient une certaine compassion, mais aucun invité n’aurait osétroubler ce moment particulier : Rousseau, le ferblantier,responsable de l’argenterie, et Archambault, le deuxièmepiqueur, chassés de Sainte-Hélène par les Anglais pour allégerles frais de détention de l’Empereur et de sa suite, donnaientdes nouvelles de l’illustre prisonnier. Point-Breeze accueillaitpour cette soirée tout ce que Philadelphie et Baltimorecomptaient de mis à la retraite d’office, de demi-soldes et deproscrits de la Grande Armée. Ces émigrés discutaient parpetits groupes, la redingote pincée à la taille, la canne àpommeau d’argent à la main. En moins d’une heure, la nuitétait tombée et des flambeaux de bois gras accrochés à destroncs d’arbre grandissaient leurs silhouettes et éclairaientparfois un sourire. Quelques-uns, assis confortablement devantdes assiettes en faïence, dégustaient des viandes de qualitéaccompagnées de salades de maïs, de pommes de terre et arro-sées d’un vin de Monbazillac, trinquant dans des verres de cris-tal à la santé de l’Empereur. L’Empereur ! Ce mot sacrérevenait sans cesse sur les lèvres, avec son cortège de marcheséprouvantes, de batailles acharnées ou de victoires foudroyan-tes. Ils le revoyaient encore au soir d’Austerlitz sous une voûted’étoiles qui brasillaient, tremper une tranche de pain dans lasauce à même la marmite, se saisir de la couverture d’ungrognard, la jeter sur ses épaules tout en lui tirant affectueuse-ment l’oreille.

Quelques vétérans inconsolables avaient endossé leuruniforme aux boucles et boutons rutilants et monté des fusils enfaisceaux, crosses en terre. À leur pied, un drapeau tricolore flot-tait sous l’effet de la brise, montrant un aigle aux ailesdéployées.

À l’intérieur de la vaste bâtisse, dans la salle de billard, àl’écart de toute agitation, cinq généraux d’Empire, les frèresLallemand, Rigau, Clauzel et Lefebvre-Desnouette, condam-nés à mort par contumace par les tribunaux de Louis XVIII,

20

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 20

Page 15: nuit ste helene

buvaient un whisky – cette nouvelle boisson que les émigrésavaient découverte avec ravissement – tout en fumant des ciga-res. Rigau, âgé de soixante ans, que Napoléon avait surnomméle « martyr de la gloire » en raison de ses multiples blessures,était assis dans une chaise roulante. Il était difficile d’attarderson regard sur un visage aussi couturé de cicatrices. En 1794,le général avait reçu une balle qui lui avait cassé la mâchoire,coupé une partie de la langue et troué le palais. Il fallait faireun effort pour le comprendre lorsqu’il parlait. Manquaient àl’appel deux proscrits célèbres, le maréchal Grouchy et legénéral Vandamme. Ce dernier était un homme au caractèredifficile. Il commandait à Waterloo un corps d’armée et rejetaitla responsabilité de cette défaite sur Grouchy. JosephBonaparte n’avait pas eu le choix. Dans un moment aussiimportant pour l’ensemble de la communauté française, il avaitdécidé de ne pas les inviter, préférant éviter toute tensioninutile ou éclats de voix entre eux.

Dès que le maître des lieux eut terminé, des groupes de convi-ves se pressèrent autour de Rousseau et Archambault. Le récitdes brimades imposées à l’Empereur provoqua l’indignationgénérale et souleva des interrogations : « Était-il admissible quel’Empereur fût soumis à de telles offenses ? Comment HudsonLowe, son geôlier, pouvait-il être aussi cruel et manquer à cepoint de cœur ? »

Mais ce grand rendez-vous organisé pour obtenir desnouvelles de l’Empereur était également une fête : JosephBonaparte frappa dans ses mains et annonça le bal. Il ouvrit lequadrille avec Henriette Girard, nièce de Stephen Girard,banquier à Philadelphie. On racontait que l’argent de ce ferventadmirateur de Napoléon avait permis au gouvernement deWashington de soutenir de 1812 à 1815, la deuxième guerred’indépendance contre les Anglais. Henriette posait sur lemonde un regard bleu et froid qui exprimait un intense désir deliberté que contrariait sa condition de fille de bonne famille.Elle avait le front bombé et intelligent, le nez fin et petit. Ses

21

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 21

Page 16: nuit ste helene

lèvres dessinées délicatement étaient encadrées de lourdesanglaises. Les convives qui pénétraient dans le salon pourregarder évoluer les danseurs admiraient le luxe des épaisrideaux à franges d’or, les tapis des Gobelins, les meubles auxformes solides luisant de cire odorante. Des candélabres subti-lement orientés mettaient en valeur des toiles de Murillo,David, Rubens, Van Dyck. Deux cheminées monumentales,expédiées à Joseph par son oncle, le cardinal Fesch, réchauf-faient les longues soirées d’hiver.

Henri Lallemand, brillant orfèvre en artillerie, entra à sontour dans le quadrille qui s’était formé. Ses yeux croisèrent ceuxd’Henriette Girard et la complicité s’installa immédiatemententre eux. La jeune fille accentua ce sentiment en inclinant légè-rement la tête, confuse et ravie. Son regard s’adoucit et elledécouvrit, troublée, les épaules larges et le buste droit du jeunegénéral, enserrés dans une redingote courte. Le pantalon deflanelle se terminait par des bottines noires. Elle battit despaupières mais prit son temps pour contempler un visage auxtraits réguliers et à la fine moustache. Tout en tournant autour delui, elle demanda d’un ton badin :

– Êtes-vous également un de ces militaires ?– Oui.– Quel grade ?– Général.– Blessé ?– À Waterloo…On devinait chez ce jeune général une volonté de puissance

que les champs de bataille et les folles chevauchées n’avaientpas réussi à satisfaire. Elle entrevit dans son regard un vol majes-tueux de flamands roses, mais ne trouva pas les mots pour le luidire. Ils se séparèrent pour rejoindre chacun un rang alors queviolons et banjos attaquaient un air entraînant. Enveloppée parles parfums des jardins qui envahissaient le salon, elle goûta

22

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 22

Page 17: nuit ste helene

paisiblement la féerie des couleurs, se laissant conduire par lecharme savoureux de la convenance.

Sur le chemin du retour, dans les berlines et calèches, iln’était question que de ce couple qui n’avait cessé de danser. Lesmères des jeunes filles à marier, dépitées, agitaient nerveuse-ment leurs éventails, car le jeune et beau général n’avait eud’yeux que pour Henriette Girard.

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 23

Page 18: nuit ste helene

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 24

Page 19: nuit ste helene

II

Le décor luxueux dans lequel il vivait et son attitude tran-quille de gentleman-farmer, ne faisaient pas de JosephBonaparte le chef que le général Charles Lallemand cherchaitpour mener à bien son projet. Il l’avait entendu évoquer avecnostalgie l’époque où il était roi d’Espagne, les fastes de la courde Madrid ou encore relater ses nombreuses et fructueuses affai-res en Amérique. Comment cet homme à la bonhomie paisibleavait-il pu en si peu de temps bâtir une telle fortune ? se deman-dait le général en remontant la quatrième avenue de Philadelphieet ses arbres fleuris.

À sa demande, le banquier Stephen Girard, à qui il rendaitvisite, avait donné congé à la petite armée de domestiques quientretenait un palace de marbre. Girard, comme à l’accoutumée,portait des habits noirs et des bottes sans revers d’un autre âge.Son attitude vestimentaire contrastait avec la richesse des lieux :un salon aux fines boiseries acajou, aux commodes marquetéesde bois clair et au parquet coloré, permettait au visiteur decontempler des tableaux et des sculptures de maîtres. Comparé àla chambre que le général louait, cela tenait du rêve éveillé.Après avoir salué le général, le banquier le pria de le suivre surla terrasse décorée de balustres, baignée par la clarté laiteuse dela lune qui se levait. Le général Lallemand appréciait cette demi-pénombre qui allait aider aux confidences. Girard lui servit unmélange de rhum et de jus de fruit. Ils trinquèrent et le banquier,

25

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 25

Page 20: nuit ste helene

quand ils eurent déposé leurs verres, lui demanda la voix soudainaffaiblie :

– Général, je vous ai entendu hier soir raconter les adieux deNapoléon à ses derniers fidèles. Pouvez-vous recommencer pourmoi tout seul ?

Après un silence, il ajouta :– S’il vous plaît !Charles Lallemand entreprit de relater une nouvelle fois les

adieux déchirants de Napoléon à ceux que les Anglais nevoulaient pas emmener à Sainte-Hélène pour l’accompagnerdans son exil. Le banquier, le menton levé écoutait religieuse-ment.

– Nous entourions l’Empereur sur le Bellerophon pour luibaiser les mains et la plupart d’entre nous pleuraient.L’Empereur essayait de nous réconforter mais le cœur n’y étaitpas. Le lendemain, le 7 août 1815, sur le Northumberland,accompagné de Planat, Savary et Piontokowski, les officiersexclus de la liste dressée par les Anglais, je l’ai vu pour ladernière fois. Il nous a donné l’accolade et nous a dit : « Soyezheureux, mes amis… Nous ne nous reverrons plus, mais mapensée ne vous quittera pas, ni vous, ni tous ceux qui m’ontservi. Dites à la France que je fais des vœux pour elle… »

Stephen Girard contint difficilement son émotion.– Il faut faire quelque chose… mais je ne sais pas quoi !La flamme qui brillait dans les yeux du général était celle qui

l’habitait sur le plateau de Pratzen, la veille de la batailled’Austerlitz. Le front de l’officier se barra de plusieurs rides. Unhomme de sa trempe ne pouvait qu’imaginer de grandes entre-prises où l’aventure serait plus belle qu’une déesse et peu impor-tait qu’il n’y eût que de l’amertume au bout…

– J’ai un projet, avoua-t-il !– Qu’est-ce à dire ? souffla le banquier qui reprenait ses

esprits…

26

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 26

Page 21: nuit ste helene

– La libération de l’Empereur de Sainte-Hélène…Ces mots étaient tombés lentement. Le banquier lui étreignit

les mains.– Je vous y aiderai…– Un dernier rendez-vous me retient à Philadelphie. Je dois

retrouver ensuite un officier de notre Grande Armée à laNouvelle-Orléans. Voyez-vous, reprit le général, il sera impossi-ble de cacher bien longtemps ce projet. Même en le noyant sousde fausses informations. Je pense qu’il est vital d’agir très vite.J’ai besoin de… – le général toussota – et c’est bien le but de cetentretien… Bref, reprit-il d’un ton vif, tout peut s’arranger avecde beaux et bons dollars.

Le général sortit d’une poche une liste de ce qu’il fallait pourorganiser une telle expédition.

Le banquier prit la liste, se leva et dit :– Je l’avais bien compris comme cela. Resservez-vous, je

n’en ai pas pour longtemps.Le général se cala dans son fauteuil et se laissa bercer par le

murmure d’une fontaine dans le jardin. Quelques minutes plustard, le banquier revint plissant ses lèvres dans ce qui paraissaitêtre un sourire.

– Je ne suis bien entendu au courant de rien. Voici deux lettresde crédit de cinq mille dollars, chacune établie à votre nom pardeux banques : la Steevenson et la Carson. Vous pourrez lesprésenter dans n’importe quel établissement commercial de cepays. Du numéraire, pour les besoins immédiats, sera acheminéjusqu’à vous par mon fondé de pouvoir. Il réglera également unepartie des achats de départ. Il n’est pas nécessaire, je pense, devoir surgir ici ou là un officier bonapartiste émigré, les pochesgonflées de billets de banque.

** *

27

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 27

Page 22: nuit ste helene

À Philadelphie, le général Charles Lallemand avait pris sesquartiers à la « White star » une auberge dotée, sur le devant,d’un petit jardin. Dès que les deux anciens domestiques deNapoléon à qui il avait proposé une rencontre discrète franchi-rent le seuil de l’auberge, ils comprirent qu’ils pénétraient dansun mystère. Un garçon de salle les conduisit au premier étage.

Le général avait accumulé une documentation importante surl’île de Sainte-Hélène et avait disposé une carte sur une petitetable. La chambre était de dimension réduite et l’on ne pouvaittenir debout qu’en son milieu. Le général s’en accommodait debonne grâce tant son esprit était accaparé par la libération del’Empereur. Il parla d’un ton solennel :

– Au nom de l’Empereur, je vous demanderai de garder secretcet entretien.

Les deux domestiques hochèrent la tête.– Voici une carte de Sainte-Hélène ! reprit-il, j’attends de

vous des détails précis permettant le débarquement d’un petitgroupe.

Les deux domestiques se penchèrent d’un même mouvementsur la carte.

Rousseau, en promenant un doigt sur une série de lignes,fournit des indications précises sur la protection de l’île :« Plusieurs vaisseaux et frégates armés mouillent dans la baie deJamestown. Deux bricks croisent sans relâche sous le vent et ontpour mission d’arraisonner tout navire qui s’approche de l’île.Des sémaphores guettent le large sur une bonne centaine de kilo-mètres. Dès qu’ils aperçoivent un bâtiment, ils le signalent à lacroisière par un coup de canon. Fortifications et batteries de côtesont armées de canons et de mortiers de rempart. La garnisonoccupe quatre points dans l’île, le camp de Deadwood, laredoute de Ladder Hill, le plateau de Francis Plain, et la ville deJamestown… ».

Archambault, lui, possédait une parfaite connaissance dessentiers, juste assez larges pour permettre le passage de charrettes

28

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 28

Page 23: nuit ste helene

tirées par des bœufs : il les avait parcourus à cheval en compa-gnie de l’Empereur au début de sa captivité. Il livra des informa-tions d’une voix hachée : « Toutes les hauteurs sont surmontéesde postes de télégraphie optique. Un poste central permet unecommunication rapide et peut préciser que le prisonnier « vabien », « est souffrant », « s’est absenté depuis plusieursheures »… Des piquets de garde se tiennent aux trois issues dudomaine de Longwood. Leur piquet principal enregistre chaqueallée et venue et en note le motif… »

– Croyez-vous que cela soit possible ? interrogea le général.Me comprenez-vous bien ?

– L’opération n’est pas impossible, répondit Rousseau. Toutdépendra de la détermination de vos hommes… À moins que…

– Quoi ! balbutia le général. Parlez donc !– La fête du prince régent a lieu le 12 août. Elle est célébrée

avec faste. C’est le seul moment de l’année où l’armée connaîtun relâchement. Les soldats boivent beaucoup pour oublierqu’ils vivent sur une terre lointaine et ingrate, et un bal est donnéà Plantation House.

La position de l’île au beau milieu de l’Atlantique sud, sasurveillance maritime et terrestre, ses falaises abruptes, sesravins vertigineux vouaient à un échec évident toute tentative delibération de l’Empereur, mais l’expérience de la guerre dugénéral, son instinct de chef, sa bravoure de combattant luidisaient que le verrou pouvait sauter, surtout avec cette fête quirisquait d’amollir la vigueur de la troupe anglaise. Et alors là ! Illeva les yeux et scruta les visages qui lui faisaient face. Ilsn’étaient que gravité.

– Et alors là, dit-il, si nous réussissons, le monde ne sera plusjamais tout à fait le même !

int-Mastor-Ste-Helene-256p.qxd 28/05/2008 15:47 Page 29