Non à l'Euthanasie Bureaucratique de l'Etat

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    PERSPECTIVES RPUBLICAINES 33

    Cette alternative nen est pas une car les deux termes se renforcentlun lautre : plus il est impossible de moderniser les servicespublics, plus cela fournit le prtexte leur privatisation, quand leniveau dendettement et de dficit public est devenu difficilement suppor-table. En 1974, date de la crise ptrolire et du dernier budget vot enquilibre en France, les prlvements obligatoires taient de 34% du PIB,

    le chmage ntait pas encore devenu structurel, la R&D pesait prs de 6%du PIB. Nous avons aujourdhui dpass 54% du PIB consacr aux dpenses

    publiques (20% ltat, 24% aux budgets sociaux et 8% aux collectivitsterritoriales) et, tous les budgets ayant t vots en dsquilibre depuis1975, la dette accumule reprsente 62% du PIB. Voil pour les chiffres.Toute la question est comment les lire et quen faire ?

    Pour les partisans du tout tat , le problme nexiste pas, il nya qu taxer les entreprises et surtout ne pas toucher aux rentesde situation acquises dans le secteur public. Pour les ultras du libralisme,cela prouve le principe mme de la faillite de lintervention de ltat qui

    NON

    LEUTHANASIEBUREAUCRATIQUE

    NON LEUTHANASIEBUREAUCRATIQUEDE

    LTAT!

    Si lon suit lalternative propose par le courantdominant, on a le choix soit entre sen remettre aumcanisme rgulateur du march qui saurait mieuxque tout autre grer les allocations de ressources lo elles sont le plus efficaces, soit supporter aunom de la dfense du service public unebureauc ratie coteus e, faible product ivit ,repaire de rentes et de sincures.

    par Claude ROCHET

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    1 Mouvement de

    clture des prscommunaux au

    profit des propri-taires terriens qui y

    levaient desmoutons aux dpens

    des cultures, quidepuis le XVIe sicle

    fut un facteur dap-pauvrissement des

    campagnes contrelequel fut mis en

    place le systmedes poor laws.

    2 Karl Polanyi , LaGrande

    Transformation ,1944, dition fran-aise, Gallimard

    1983.

    3 Le principe deSpeenhamland estaujourdhuidfendu par les

    partisans de lallo-cation universelleau motif que letravail dans lasocit de laconnaissance est

    plus li un vaga-bondage cratifquun travail au

    sens industriel duterme. Cette thseest illustre par lamotion utopia du Parti socialiste,inspire des travauxde la philosopheDominique Meda.Le principe dunrevenu minimumest galement

    propos par Hayek

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    ne peut dboucher que sur des bureaucraties inefficaces qui absorbent plusde la moiti de la richesse nationale.

    Nous entendons montrer ici que ces deux postures nen font quune,quelles reposent sur la mme erreur intellectuelle.

    Un prcdent historique :le systme de Speenhamland

    Ce nest quaprs la publication de La Richesse des Nations dAdamSmith en 1775 que le pauprisme va devenir llment saillant des cons-quences de la rvolution industrielle en Angleterre. Il est produit non seule-ment par la poursuite du mouvement des enclosures 1, le dclin de larti-sanat rural au profit des fabriques mais aussi par la guerre avec la France

    qui entrane une hausse du prix du bl import, conjugue de mauvaisesrcoltes. Les lois lisabthaines sur les pauvres de 1601, compltes par leslois de la restauration, rservaient les secours publics accords par lesparoisses aux indigents (les poors ), que lon distinguait des pauvres(les paupers ) aptes au travail qui ne pouvaient recevoir de secoursquen entrant dans une workhouse.

    Le 6 mai 1795, des magistrats du Berkshire, runit lauberge deSpeenhamland, dcident dune modification substantielle de ce systme :ils tendent le devoir dassistance des paroisses tous et dterminent unrevenu minimum index sur le prix du bl et sur la taille de la famille :cest le systme de Speenhamland que Karl Polanyi2 qualifiera datro-cit bureaucratique et de vritable chef-duvre de dgnrescenceinstitutionnelle (dition de 1983 : p. 136).

    Ce qui devait tre un plancher de revenu devint vite un plafond : la

    mise en place du systme se conjuguant avec linterdiction des syndicats.Les employeurs pouvaient donc baisser les salaires ds lors quils taientcomplts par le barme de Speenhamland. Pour viter davoir eux-mmes cotiser limpt ncessaire au financement du systme, il leur suffisaitdemployer en sureffectif de nombreux travailleurs. Il sensuivit unprocessus de dgnrescence bureaucratique trois caractristiques :

    La baisse des revenus du travail, ds lors que, conjugu avec linterdic-tion des syndicats, ce qui devait tre un plancher devint un plafond indexsur les barmes ( rates ) du systme. Pratiquement, la workhouse devintla poorhouse, le travailleur valide fut rduit au sort de lindigent.

    Une destruction du lien social par la destruction du rapport au travailrduit un rapport un salaire et par la gnralisation de lassistanat selonle dicton one day on the rates, always on the rates .

    Une subvention au profit dune aristocratie terrienne en dclin paye

    par lindustrie, elle-mme touche par la baisse de la productivit dutravail.

    Le systme avait pour objectif de renforcer le dispositif des poor lawscomme garantie contre les meutes lies au pauprisme. Il joua son rledans un premier temps, au point que Pitt tenta de donner au systme unstatut lgal. Mais face son cot (les aides aux pauvres passent de 1% duPIB en 1748-50 2,7% en 1818-20) et ses effets pervers (les bnficiairessont de plus en plus jeunes et aptes au travail), et au fait quil ne satisfai-

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    La ncessit detels arrangements(revenu minimum)dans les socitsindustrielles esthors de tout doutene serait-ce quedans lintrt deceux qui ont besoinde protectioncontre les actes dedsespoir desncessiteux. (Laconstitution de lalibert). Un prin-cipe plus sophis-tiqu sous la forme

    dun impt ngatif(financ par unimpt positif) a t

    propos par MiltonFriedman qui le

    prsente comme unautre moyen de

    grer lallocationuniverselle.

    4 Dans LaSituation de laclasse laborieuse enAngleterre ,Friedrich Engelsreprend soncompte, tout enrejetant les conclu-sions des commis-saires malthu-siens , lesconclusions durapport de laCommission royaledont il cite un longextrait : Certes,cette descriptiondes effets de lan-cienne loi sur les

    pauvres est, danslensemble,exacte ; les alloca-tions favorisent la

    paresse et laccrois-sement de la popu-lation super-

    flue . Dans lesconditions socialesactuelles, il est

    clair que le pauvreest bien obligdtre goste etque, lorsquil a lechoix et vit aussibien dune faonque dune autre, ilaime mieux ne rien

    faire quetravailler ,Editions sociales,1975, pp. 347 348

    PERSPECTIVES RPUBLICAINES 35

    sait pas les principaux intresss qui se rvoltent en 1830-31 (les meutesdites du Captain Swing), une Commission royale fut charge de procder son valuation.

    Elle procdera partir de 1832 une vaste enqute publique (26volumes, 13 000 pages) qui aboutit labolition des anciennes poor lawsen 1834 et leur remplacement par de nouvelles lois qui rtablissaient leprincipe des workhouses pour les pauvres et renvoyait le secours aux indi-gents vers la charit individuelle. Pour Polanyi, cette dcision marque lanaissance du march du travail et le triomphe de lconomie politiqueclassique caractrise par trois lments, la stabilit de la monnaie avanttout (incarne par ltalon-or), le librechange et le march du travaildevenu marchandise. Aprs le rtablissement de ltalon-or la fin desguerres napoloniennes, labolition du systme de Speenhamland ouvrait

    la voie linstauration totale du libre-change quincarnera labolition descorn laws en 1846.

    Dans le monde anglo-saxon, la rfrence au systme de Speenhamlandest dactualit chaque offensive contre les principes du welfare state ou,au contraire, par les partisans dun revenu minimum dtach du travailproductif3. loppos, les dtracteurs du welfare state reprennent lesconclusions de la Commission royale : le systme dassistance incite loi-sivet, la dresponsabilisation individuelle et la surnatalit chez lespauvres, ainsi, aux tats-Unis, Charles Murray en 1986 dans Losing Groundconsidre que les dispositifs de welfare issus du projet de grande socitnont pas aid les pauvres et ont eu leffet inverse.

    Nous avons donc l la structure dun processus deuthanasie bureaucra-tique, qui peut se prsenter en trois temps :

    Face un problme de politique publique, un dispositif est conu pour

    parer ses consquences les plus dommageables pour la socit, sansaborder les causes structurelles du problme.

    Le dispositif agissant dans une interaction de phnomnes complexesgnre des effets pervers inattendus et prend une autre tournure au grde lvolution de la conjoncture, son rapport cot efficacit devientobscur et critiquable. Son efficacit diminue et est critique par ses prin-cipaux destinataires.

    La critique du dispositif donne naissance une idologie de stigmatisa-tion qui permet de renverser la cause et leffet, et de faire des bnfi-ciaires et de leur comportement les responsables de la dgnrescenceinstitutionnelle du systme.

    Notre propos nest pas dentrer dans un dbat sur le meilleur moyen delutter contre la pauvret. Il est de voir comment autour du systme deSpeenhamland se sont forges des croyances sur lorigine et le traitement

    de la pauvret que partageront des hommes aux visions si diffrentescomme Malthus, Ricardo et Marx4 qui devront attendre cent trente anspour tre questionnes par une recherche acadmique srieuse qui sera lefait de Mark Blaug (1963, 1964) et de Fred Block et Margaret Somers (2003)aux tats-Unis et au Canada.

    Les croyances que la Commission royale va thoriser sont en fait formu-les par Malthus dans son Essai sur le principe de population de 1798 : lessecours aux pauvres perturbent une loi de la nature qui fait de la faim le

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    5 op. cit p. 174.

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    moteur de la recherche du travail et de la pauvret le rsultat de labsencede contrle de la procration rsultant daides bases sur la taille de lafamille. Le seul moyen de restaurer la discipline impose par la loi natu-relle de la raret et de la faim est donc de supprimer les aides aux pauvres.Ces vues de Malthus ont t introduites dans lconomie politique parJoseph Townsend dans sa Dissertation on the Poor Laws (1786) qui, face la monte dun pauprisme structurel li au dveloppement de la rvolu-tion industrielle, introduit un nouveau concept lgal dans les affaireshumaines, celui de loi de la nature . Il renverse ainsi la proposition deHobbes selon laquelle un gouvernement est ncessaire parce que leshommes se conduisent comme des btes, alors quen fait ils sont relle-ment des btes et donc quun minimum de gouvernement est ncessaire.Les lois de la nature viennent donc expliquer et thoriser lchec des

    politiques publiques face la pauvret et acquirent le statut dune vritscientifique. Cest l, selon Polanyi, le facteur dcisif qui va permettre lacration du march du travail un acte de vivisection pratiqu sur le corpsde la socit par ceux qui se sont endurcis la tche grce lassuranceque seule la science peut donner 5.

    Ainsi, la faillite du systme de Speenhamland dans son incapacit rsoudre le problme de la pauvret et sa thorisation par les dbats dela Commission royale, largement conditionns par les crits de Malthus etde Townsend (qui venaient de connatre une rdition en 1820), vont fonderune croyance que Polanyi sera le premier discuter en 1944, selon laquellele march libre du travail comme marchandise est une loi de la nature ,en rupture complte avec la tradition chrtienne qui inspirait les relationsdu travail avant lapparition de lconomie politique .

    Que sest-il en fait rellement pass ?

    On peut aujourdhui, dans la foule des travaux de Polanyi et de MarkBlaug et de leur actualisation par Block et Sommers, questionner la lecturemme des faits. Speenhamland ntait pas aussi universel que lhistoireofficielle porte croire et na pas eu un effet aussi dsocialisant quil a tdit et comme la crdit galement Polanyi au vu des sources sa disposi-tion. Mark Blaug (1963) a montr quil tait surtout rpandu dans le sud-estrural de lAngleterre et que, de surcrot, il jouait un rle de rgulateur dutravail saisonnier qui rpondait aux besoins en main duvre. Blaug montresurtout que la subvention aux salaires des ouvriers employs nexistait enpratique presque plus en 1832, quand la Commission royale a commencson enqute. Speenhamland, lpoque de lenqute consistait surtout enun systme dallocations familiales. Il a jou un rle positif dans le dve-

    loppement conomique de cette rgion en croissance rapide mais encoresous-dveloppe de lAngleterre.

    Mark Blaug a t le premier pointer le vice de fond qui a entach len-qute de la Commission. Tout dabord, Nassau Senior et Edwin Chadwickont dcid de ne pas faire de synthse de lenqute de sorte que toutepersonne voulant critiquer leur conclusion devait se plonger dans lanalysedes 5 000 pages de rponses aux questionnaires, ce qui devra attendre centtrente ans et le travail de Mark Blaug. Ensuite, Blaug (1964) fait ressortir le

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    6 Villages dpeu-pls qui servaient

    toujours de circons-cription lectorale

    pour laristocratieterrienne.

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    biais idologique qui a perverti le questionnaire de la Commission royale :les deux rapporteurs, Senior et Chadwick, taient des laisser-fairistesconvaincus qui ont intentionnellement confondus les allocations pour lesenfants avec subventions aux salaires pour noircir lacte daccusation.Ainsi, plus dun sicle dhistoire sociale et politique allait se jouer sur unfaux problme et lignorance du vrai.

    La cause de la faillite du systme et de la progression de la pauvretdans les campagnes fut la sous-industrialisation du Sud au profit du Nord,le dclin de lartisanat rural et la poursuite des enclosures. Elle sinscrivitdans le retournement du premier cycle technologique et dans lentre enphase de rendements dcroissants aprs 1815, accru par la dcision derevenir ltalon-or prne par Ricardo pour rtablir la valeur de la livredavant-guerre.

    La progression de la pauvret a donc rsult derreurs de politiquemacro-conomique lies la conjoncture de dclin du premier cycle tech-nologique. Le systme de Speenhamland na fait quaggraver les chosestout en remdiant au court terme pour viter les meutes. Il a surtoutservi les intrts de laristocratie terrienne. Une fois le poids de celle-cirduit aprs la rforme du suffrage censitaire de 1832 qui limine lesbourgs pourris6, le pouvoir passe aux mains des classes moyennes qui cons-tatent la faillite du systme.

    Mais les dbats autour de sa suppression ont donn naissance unecroyance : ce sont les pauvres qui, victimes du systme, sont en fait lacause de sa perversion en sombrant dans le vice de loisivet assiste etlabsence de contrle sur leur reproduction. Tous les partisans du dtermi-nisme historique y trouvaient leur compte : Malthus, Townsend quidonnaient leur loi de la nature un statut scientifique, Ricardo qui

    transfrait la responsabilit de la rcession sur les pauvres, et Marx quipouvait commencer btir sa doctrine.

    Que sest-il pass ensuite ? La victoire du laisser-faire na pas t cellede la diminution de linterventionnisme tatique. Son programme avait tdtaill de manire prcise selon les principes utilitaristes de JeremyBentham et a ncessit plus dintervention administrative, selon ll-gante formule de Polanyi le laisser-faire nest pas un moyen de faire leschoses, cest la chose faire (dition de 1983 : p. 189). On assiste,entre 1830 et 1850 une explosion des fonctions administratives de ltat.Pour Bentham, il y a trois choses indispensables au succs de lconomie :linclination, le savoir et le pouvoir. Si linclination est le propre de len-trepreneur, le savoir et le pouvoir sont administrs avec une meilleure effi-cience par le gouvernement que par les personnes prives. Ce qui supposeun dveloppement considrable de ladministration : le libralisme de

    Bentham signifie que laction parlementaire doit tre remplace par celledorganismes administratifs (Id.). La rforme des old poor laws sinscriradans un contexte de raction politique men par le Parlement (suspensionde lhabeas corpus, Libel Act, rpression du mouvement chartiste) quilaissera les mains libres la croissance du pouvoir administratif. Nousretrouvons ici des analogies avec la mise en place du New PublicManagement dans de nombreux pays anglo-saxon durant les annes 1990qui a consist rguler le fonctionnement des administrations selon des

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    mcanismes de march et adopter les standards de gestion du priv. Ilnen est pas rsult une diminution de la bureaucratie, bien au contraire,mais lmergence dune bureaucratie librale , selon lexpression deDavid Giauque, qui sest traduite par une hausse considrable de la rgle-mentation.

    Le problme de la pauvret na pas trouv sa solution par cette invoca-tion dune loi de la nature. Elle a au contraire eu un effet contre-productifen associant obligation de travailler dans une workhouse et statut infa-mant. En 1886, la circulaire Chamberlain dissocie le travail des pauvres desstigmates du pauprisme de la workhouse et en 1905 le Parlement adoptelUnemployment Workman Act qui instaure le travail temporaire pour lesvictimes du chmage saisonnier. Les poor laws seront officiellementremplaces en 1929 par des dispositifs dassistance aux chmeurs et de

    secours mutuels.Polanyi note que le retour ce systme plus quilibr, rgi par des prin-

    cipes de planification, sest fait de manire naturelle alors que cest lim-plantation du laisser-faire qui a t planifie : droit syndical, loi sur lesaccidents du travail, inspection des usines, assurances sociales, servicespublics, instruction obligatoire la fin du XIX e sicle verra toute lEurope sedoter dune lgislation sociale qui ne sera pas luvre didologues et delapplication de croyances, mais tout tend tayer lhypothse que desraisons objectives de nature incontestable ont forc la main des lgisla-teurs (Id : p. 199).

    Ainsi, un processus deuthanasie bureaucratique nous apparat commersultant dun chec dune politique publique qui se caractrise par unproblme non rsolu et aggrav li des cots croissants des dispositifs, etjustifi par la fabrication dune croyance. Cest un processus non inten-

    tionnel, qui, en labsence de toute mtrique pertinente de mesure de laperformance, est aveugl dans lobservation des faits par un systme decroyances qui fournit des explications simples invoquant des lois de lanature comme fondement scientifique, l o la raison humaine peine modliser les processus complexes dune socit en pleine mutation. Ledcor du processus est la dfense des intrts acquis des catgoriessociales dominantes du cycle technologique en dclin, les catgoriessociales montantes, dans leur impatience, adhrant aux croyances. La solu-tion issue de ce processus ne rsout pas les problmes, ils sont aggravsjusqu ce que le progrs de la connaissance et la fragilisation du systmede croyances laisse sa place au rel et, sous lempire du bon sens et dupragmatisme, permettent des dcisions parvenant une stabilisation dusystme.

    Economie de la politique ou politique de lconomie ,une question de mthode

    Au XIXe comme au XXe sicle, fuir la question de ltat dans la mytho-logie du march autorgulateur ne mne donc qu plus dtat et de rgle-mentation. O est lerreur ? Prcisment dans cette ide quil existe des lois de la nature dont ce serait le rle de lconomie de percer le secret

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    7 Nous renvoyonssur ce sujet aux

    travaux de lcono-miste norvgien

    Erik Reinert TheRole of the State inEconomic Growth (tlchargeable sur

    Internet) qui animele courant cono-

    mique The OtherCanon qui sopposeau courant domi-nant. On lira gale-

    ment avec profitma thse :

    Linnovation, uneaffaire dtat ,http://claude-rochet.com.

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    et celui de la politique de se contenter de les appliquer. La matrice de cecourant dide nest pas rechercher en Angleterre o il cherchera sappliquer aprs labolition de Speenhamland mais en France. Le laisser-faire est une invention du physiocrate Franois Quesnay et lconomie poli-tique du fondateur du positivisme, Auguste Comte. En introduction de sonTrait dconomie politique, il explique que la manire dont les chosessont et dont les choses arrivent, constitue ce quon appelle la nature deschoses; et lobservation exacte de la nature des choses est lunique fonde-ment de toute vrit. () Lconomie politique est tablie sur des fonde-ments inbranlables, du moment que les principes qui lui servent de basesont des dductions rigoureuses de faits gnraux incontestables . Ainsi,lconomiste, lexpert, est cens parvenir, par lobservation, la compr-hension de la vrit des choses et en tirer des lois. Ds lors lconomie

    politique se rduit ntre que la politique de lconomie.Ces thories, au-del de leur chec empirique rpt qui se renouvelle

    encore aujourdhui, ne tiennent pas pour deux raisons profondes : le lib-ralisme positiviste repose sur une erreur intellectuelle absolue que lepremier dnoncer de manire mthodique sera Friedrich Von Hayek, dontles libraux actuels se rclament bien tort. La seconde raison nous estdonne par lanalyse historique : aucun tat, aucune conomie ne sestdvelopp sans un projet politique port par un tat fort.

    Pour Hayek, ce qui est en cause, cest le positivisme logique, cettecole de pense porte au dbut des annes 1920 par le Cercle de Vienne,qui prtend que lon peut parvenir, par lexercice de la raison la formu-lation dhypothses vrifiables empiriquement. Hayek a suivi ici lestravaux de Karl Popper en pistmologie pour montrer les limites dunetelle approche : lhypothse ne gnre que les faits dont elle a besoin

    pour se vrifier. On construit ainsi trs vite un systme autorfrentielcapable de sautojustifier linfini : cest devenu la dmarche dominantechez les conomistes noclassiques du consensus de Washington ,dnonce pour son autisme.

    Pour en sortir, il faut sortir du seul champ de lconomie pour interpellerdes principes thiques, des principes de philosophie politique. Pour Hayek, Un conomiste qui est seulement un conomiste est susceptible dtre unflau . Mais il touchera ici ses limites dans son obsession chercher unsystme autorgulateur qui chappe au rationalisme des conomistes et desscientistes de toutes sortes. cette question lhistoire peut nous aider trouver une solution : aucune nation ne sest btie sans un projet politiqueport par un tat fort et des institutions adaptes la mise en valeur despotentialits du moment. Cest manifeste dans lhistoire de lAngleterredepuis le XVIIIe sicle o le commerce naurait jamais pu se dvelopper sans

    la politique de conqute des mers de la Royal Navy. Cest toujours aussimanifeste dans les facteurs de croissance des tats-Unis, de la France gaul-lienne. Le libralisme est en pratique un mythe qui na jamais exist pourla simple raison quil nexiste aucune loi de la nature qui indiquerait la bonne alternative lexclusion de tout autre et qui fournirait aumonde un mcanisme autorgulateur quest le march7.

    Si conomie politique il y a, cest donc lconomie de la politique quil sagit de concevoir, dune politique qui peut tre bonne ou mauvaise

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    8 Je renvoie ici aux

    travaux de DavidLandes dont le

    Richesse et pauv-ret des nations est traduit en fran-ais.

    9 Pour une bonne

    analyse de luvre

    dAdam Smith, voir Adam Smith etlorigine du libra-lisme , PUF 2003.

    10J.F Spitz, LeMoment rpublicainen France ,Gallimard, 2005.

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    mais qui est librement dcide, dans un champ de contraintes donn, etnon pas le fruit dun quelconque dterminisme auquel il ny aurait dautresolution que de se plier en faisant la politique de lconomie

    L est la vritable ligne de dmarcation : non pas entre ltatminimal des libraux ou le tout tat des no marxistes. Ces deuxconceptions procdent en fait de la mme erreur intellectuelle : la nga-tion de la libert humaine et de celle des nations btir leur destin. Lemythe du march autorgulateur des libraux est le stro inverse dumythe du sens de lhistoire des marxistes. La ligne de dmarcation estentre ceux qui postulent lexistence de ces lois les dterministes dedroite comme de gauche et les non-dterministes pour qui lhistoirescrit par le politique.

    Les non-dterministes se regroupent dans une cole dite volutionniste

    pour laquelle toute politique se fait sur des ralits donnes, mais o lepolitique a une capacit dinfluer sur le cours de choses par des stratgiesinstitutionnelles appropries : il y a donc des pays gagnants et des paysperdants, et ce qui les dpartagent cest leur stratgie institutionnelle.

    tat sage ou tat odieux ?

    Notre propos nest pas ici de discuter de ce qui fait une stratgie insti-tutionnelle de qualit8 mais de voir si le besoin dinstitutions nous mnefatalement une prolifration de bureaucratie, de rentes et de sincures.Quand Adam Smith a publi La Richesse des Nations en 1775, cest ceproblme quil avait en vue. Il ny a rien chez Adam Smith qui soit un fonde-ment thorique la disparition de ltat. Ltat nous est cher parnature dclare-t-il, et sil a bien rencontr Quesnay Paris qui lui a

    expos sa thorie du laisser faire, laisser passer, il nen a gard quunepitre opinion. Cest bien tort quon lui fait porter le chapeau de lathorie de la main invisible qui serait une croyance dans une supposeloi de la nature. Il ny a que deux mentions de quelques lignes de cetteexpression dans toutes les uvres de Smith, mais qui se rfrent au sensde la justice sociale et de lharmonie qui est cens inspirer chaque citoyen,et limiter son gosme, non le stimuler. Adam Smith9 est le dernier repr-sentant de la tradition de la philosophie morale issue de la Renaissance olconomie est soumise aux principes de justice sociale. Ce nest quaprslui que les choses changeront par la dissociation entre la morale et lco-nomie.

    Un tat a un cot qui va bien au-del des fonctions rgaliennes queveulent lui laisser les libraux (larme, la police, la justice). Dans unerpublique, il a une fonction de construction de la socit, de garantie de

    la poursuite du bien commun. Dans un passionnant ouvrage, Jean-FabienSpitz10 dmonte lacte daccusation mont contre luvre de la Rpubliqueen France au XIXe sicle, accuse davoir t liberticide par les penseurs dela Fondation Saint Simon, essentiellement Franois Furet et PierreRosanvallon. En labsence de lois de la nature la rpublique sest fixpour projet la ralisation de lgalit des chances qui a pour corollaire ladiffrence des conditions en fonction du seul mrite. En ce sens, elle estbeaucoup plus librale que les thories propages par les libraux et les

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    libertaires (dont Spitz montre la profonde convergence) et est, si elle tientses promesses, le meilleur garant contre toute drive nihiliste et totali-taire, quelle soit marxiste ou fasciste, dont le point commun est de nierla libert humaine et la possibilit dune socit politique. Une tellesocit requiert lintervention de ltat autour de trois ples : lducationqui libre du fardeau hrit de lignorance et de la reproduction des situa-tions sociales, lgalit daccs aux fonctions sur la base du seul principedu mrite individuel et lassurance mutuelle contre le hasard.

    Le cot de ces fonctions na cess de crotre tout au long du XXe sicle,o elles ne reprsentaient que moins de 10% du PIB. Est-ce en soi unproblme ? Non, les pays du monde les plus performants ont des niveauxde prlvements plus levs, comme en Europe du Nord. Ceux qui les ontbaisss de manire unilatrale le payent par des problmes de cohsion

    sociale prjudiciables leur conomie et leur stabilit.Mais qui dit croissance des fonctions de ltat dit croissance de la

    bureaucratie. Toute grande organisation gnre de la bureaucratie, cestun problme de sociologie des organisations qui nest pas spcifique loinsen faut, aux organisations publiques. Or la bureaucratie est quelquechose de profondment odieux qui va lencontre des objectifs de ltatrpublicain. Le Constituant de 1789 en avait dailleurs pleinement cons-cience lorquil a inscrit dans la Dclaration des Droits de lHomme et duCitoyen :

    Article 12 : La garantie des droits de lHomme et du citoyen nces-site une force publique : cette force publique est institue pour lavan-tage de tous et non pour lutilit particulire de ceux auxquels elle estconfie.

    Article 14 : Les citoyens ont le droit de constater, par eux-mmes ou

    par leurs reprsentants, la ncessit de la contribution publique, de laconsentir librement, den suivre lemploi, et den dterminer la quotit,lassiette, le recouvrement et la dure.

    Article 15 : La socit a le droit de demander compte tout agentpublic de son administration.

    Autrement dit : ladministration nest pas au service des fonction-naires, ceux-ci ont un devoir defficacit dans la gestion des denierspublics qui leur sont confis et il est juste et normal de leur demander descomptes.

    Le devoir des rpublicains aujourdhui est donc de penser le rle deltat en tant quinstitution, cest--dire son rle politique. L est lessen-tiel face ceux qui proposent, une nouvelle fois et avec le succs prvi-sible que lon peut supposer au vu de lexprience historique, de sesoumettre aux lois de la nature que quelques initis au-dessus des

    peuples et des nations seraient seuls capables de dcrypter.Mais il sagira aussi de sortir de lquation stupide plus de fonction-

    naires = meilleur service public . Droite et gauche de ltablissement enFrance partagent exactement les mmes conceptions concernant ltat :ils adhrent aux ides du courant noclassique dominant sur la fin de lhis-toire, la fin des nations, la fin de ltat. Celui-ci ne devrait plus garderquune fonction dassistanat ou de distraction qui ne seraient que la facehdoniste du maintien de lordre et du commerce runis. La gauche dont

  • 7/29/2019 Non l'Euthanasie Bureaucratique de l'Etat

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    42- PERSPECTIVES RPUBLICAINES

    la clientle est principalement constitue de fonctionnaires est oblige deflatter les corporatismes. Au fil des alternances, la droite invoque labureaucratisation du systme et son incapacit le moderniser pour acc-lrer des privatisations et des dmantlements. Tel est le jeu pervers quimne leuthanasie bureaucratique de ltat.

    En sortir requiert dabord davoir les ides claires sur ce sujet aussiembrouill par les fausses croyances que la t laffaire de la loi sur lespauvres lpoque de Speenhamland.

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