Nietzsche, la pulsion, l’histoire
Transcript of Nietzsche, la pulsion, l’histoire
Universiteacute de Montreacuteal
Nietzsche la pulsion lrsquohistoire
par
Lukas Soderstrom
Deacutepartement de philosophie
Faculteacute des arts et sciences
Thegravese preacutesenteacutee en vue de lrsquoobtention du grade de Ph D
en philosophie
Septembre 2015
copy Lukas Soderstrom 2015
REacuteSUMEacute
Cette eacutetude vise agrave comprendre le rocircle de lrsquohistoire dans la philosophie de Nietzsche et agrave faire
ressortir son lien eacutetroit avec lrsquoarticulation du corps vivant comme fil conducteur philosophique
Notre objectif principal est de montrer comment cette philosophie aphoristique a su maintenir
les preacuteoccupations historiographiques de jeunesse en permutant leur sens agrave lrsquoaune de la
pulsionnaliteacute interpreacutetative du corps Prenant notre deacutepart des consideacuterations critiques eacutecrites
lors de son professorat agrave Bacircle nous deacutemontrons que le sens historique se manifeste alors comme
une sensibiliteacute historique deacutetermineacutee par une saisie intuitive mais existentiellement difficile du
passeacute Nous proceacutedons ensuite agrave deacutecrire comment le renouveau philosophique de sa peacuteriode
intermeacutediaire peut ecirctre vu comme une reacuteduction pathologique de lrsquohistoire de la meacutetaphysique
qui emprunte ses eacuteleacutements critiques au scepticisme de Michel de Montaigne agrave lrsquoeacutevolutionnisme
naissant et au deacuteveloppement du neacuteo-kantisme Cette reacuteduction qui ramegravene lrsquoexpression des
valeurs morales et meacutetaphysiques au corps veacutecu (Leib) Par sa deacuteconstruction de la subjectiviteacute
au profit drsquoune reacutealiteacute pulsionnelle primordiale mais irreacuteductible nous deacutemontrons ensuite
comment Nietzsche a su reacuteinterpreacuteter lrsquoheacutereacutediteacute biologique comme une meacutemoire physiologique
incorporeacutee dont lrsquoexpression premiegravere est la reconduction de la notion drsquoespegravece agrave celle de type
Enfin par un retour agrave la sensibiliteacute historique et notre analyse du pheacutenomegravene historique en tant
que tel nous proposons de comprendre lrsquoarticulation ultime de la philosophie nietzscheacuteenne
comme une philosophie historique qui ne cherche pas agrave comprendre ou agrave expliquer le devenir
mais en opeacuterer la synthegravese par le truchement de laquo lrsquoinstant deacutecisif raquo
Mots-cleacutes Philosophie Nietzsche Histoire corps pulsion heacutereacutediteacute
ii
ABSTRACT
This study aims to understand the role played by history in Friedrich Nietzschersquos philosophy
and its underappreciated relation to the introduction of the body (Leib) as its philosophical red-
thread Our main goal is to show how his philosophy was able to preserve the historiographical
interests on his early period by transforming historyrsquos importance in accordance with the bodyrsquos
constitutive forces Starting with his critical discussion of history during his professorship in
Basel we demonstrate how he understood the historical sense as a form of historical sensibility
determined by an intuitive yet existentially demanding grasp of the past We then describe the
philosophical renewal of his middle period as a reduction of the history of metaphysics to
pathological states that owes much to Michel de Montaignersquos skepticism nascent evolutionary
biology and the burgeoning neo-Kantian movement By bringing moral and metaphysical values
to determinate bodily states Nietzsche introduces the body as philosophically significant By a
careful reading of contemporary science and its influence on Nietzschersquos thinking we show
how the deconstruction of human subjectivity into its primordial physiological existence
culminates in a reinterpretation of biological heredity as a form of incarnate memory which
reduces the concept of biological species to that of morphological types Finally we return to
our initial discussion of our historical sensibility in order to demonstrate how Nietzschersquos
philosophy is through and through historical and seeks not to understand Becoming but to
decisively synthesise and decide our historical destiny
Keywords Philosophy Nietzsche History Body Drives Heredity
iii
TABLE DES MATIEgraveRES REacuteSUMEacute I
ABSTRACT II
TABLE DES MATIEgraveRES III
LISTE DES TRADUCTIONS VI
REMERCIEMENTS IX
INTRODUCTION 1
CHAPITRE 1 DU SENS Agrave LA SENSIBILITEacute 12
1 Le sens historique 12
11 Lrsquohistoire inactuelle 12
12 Lrsquohypertrophie du sens historique 18
2 Lrsquohistoire 23
21 Arthur Schopenhauer 23
22 La conscience reacutefleacutechie 25
23 Jacob Burckhardt 28
24 Lrsquointuition historique 31
3 La sensibiliteacute 34
31 La temporaliteacute individuelle 34
32 laquo Naturbeschreibung raquo 36
33 La sensibiliteacute historique 40
CHAPITRE 2 LA REacuteDEMPTION HISTORIQUE 42
1 Lrsquoeacuteleacutement historique 42
11 La typologie historique 42
12 Lrsquohypothegravese artistique 44
13 laquo Lrsquohistorique raquo et le laquo non-historique raquo 47
2 La meacutemoire 51
21 laquo Ideacutealisme mateacuteriel raquo 51
22 Ideacutealisme sensible 54
23 Meacutemoire et inscription 57
iv
24 Meacutemoire inconsciente 60
3 Le souvenir 63
31 laquo das bdquohistorischeldquo Urphaumlnomen raquo 63
32 Lrsquoecirctre irreacutecupeacuterable du souvenir 67
33 Histoire et reacutedemption 72
CHAPITRE 3 LA laquo PHILOSOPHIE HISTORIQUE raquo 80
1 Rupture et rejet de la philosophie meacutetaphysique 80
11 Le laquo positivisme raquo de la laquo peacuteriode intermeacutediaire raquo 82
12 Montaigne et le scepticisme 87
13 laquo Lrsquoobservation psychologique raquo 94
2 Le pheacutenomeacutenalisme de Nietzsche 99
21 Le rejet de lrsquoideacutealisme philosophique 99
22 Lrsquoabsence de rapport entre lrsquoen soi et le pheacutenomegravene 103
3 Historicisation et philosophie 108
31 Histoire et philosophie 108
32 Preacutehistoire 110
33 Survivance 114
34 La nouvelle laquo meacutethode raquo philosophique 119
CHAPITRE 4 LE CORPS 128
1 Le fil conducteur du corps 128
2 La lutte des parties dans lrsquoorganisme 134
3 De la psychologie agrave la physiologie 142
4 La psychologie physiologique 149
5 Organisation pulsionnelle 153
CHAPITRE 5 LA PULSION EacutePIGEacuteNEacuteTIQUE 160
1 La pulsion en tant que volonteacute de puissance 160
2 La puissance 167
3 laquo Le caractegravere intelligible raquo 171
4 laquo Wohin raquo 177
5 La succession eacutepigeacuteneacutetique 182
v
CHAPITRE 6 LHERMEacuteNEUTIQUE PHYSIOLOGIQUE 187
1 Lrsquouniteacute du fil conducteur 187
2 Pheacutenomeacutenaliteacute et pulsion 190
3 Seacutemiotique et interpreacutetation 193
4 Penser vouloir sentir 200
5 La textualiteacute du corps 206
CHAPITRE 7 LE CORPS HISTORIQUE 214
1 La reproduction des corps 214
11 Incorporation et meacutemoire 214
12 Incorporation et histoire 217
13 Lrsquoheacutereacutediteacute entre phylogenegravese et ontogenegravese 221
14 Lrsquoidioplasme 229
2 La typique des corps 243
21 Corps et organisme 243
22 Le type 248
23 Morphologie et types 255
24 Morphologie et histoire 261
CHAPITRE 8 LA PHILOSOPHIE SOUS LA COUPE DE LHISTOIRE 267
1 Le problegraveme de lrsquohistoire 267
2 Le concept de geacuteneacutealogie 273
3 La dramatisation 281
4 La deacutecision 286
CONCLUSION 294
BIBLIOGRAPHIE I
vi
LISTE DES TRADUCTIONS
La naissance de la trageacutedie (1873) Œuvres philosophiques complegravetes trad
Philippe Lacoue-Labarthe Paris
Gallimard 1977 vol 1 p 37- 156
La philosophie agrave lrsquoeacutepoque tragique des Grecs La philosophie agrave lrsquoeacutepoque tragique des Grecs
trad Michel Haar et Marc B de Launay
Paris Gallimard 1975 p 7-73
De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenients de lrsquohistoire pour la
vie (1874)
Œuvres philosophiques complegravetes trad Pierre
Rusch Paris Gallimard 1988 [1968] vol
II1 p 91- 169
Humain trop humain (1878) Humain trop humain trad Robert Rovini
Paris Gallimard 1988 [1968]
Opinions et sentences mecircleacutees (1879) Œuvres philosophiques complegravetes trad
Robert Rovini Paris Gallimard 1988
[1968] vol III2 p 23-167
Le voyageur et son ombre (1880) Œuvres philosophiques complegravetes trad
Robert Rovini Paris Gallimard 1988
[1968] vol III2 p 169-324
Aurore (1881) Œuvres philosophiques complegravetes trad Julien
Hervier Paris Gallimard 1988 [1970] p
11-289
Le gai savoir (1882) Le gai savoir trad Patrick Wotling Paris GF
Flammarion 2000
Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885 [1891]) Ainsi parlait Zarathoustra trad Geneviegraveve
Bianquis Paris GF Flammarion 2006
[1969]
Par-delagrave bien et mal (1886) Par-delagrave bien et mal trad Patrick Wotling
Paris GF Flammarion 2000
vii
De la geacuteneacutealogie de la morale (1887) La geacuteneacutealogie de la morale trad Isabelle
Hildenbrand et Jean Gratien Paris
Gallimard 1971
Le creacutepuscule des idoles (1888 [1889]) Le cas wagner et Le creacutepulscule des idoles
trad Patrick Wotling Paris GF
Flammarion 2005 p 117-225
LrsquoAnteacutechrist (1888 [1895]) LrsquoAnteacutechrist suivi de Ecce homo trad Jean-
Claude Heacutemeacutery Paris Gallimard 1974 p
11-90
Ecce homo (1888 [1908]) LrsquoAnteacutechrist suivi de Ecce homo trad Jean-
Claude Heacutemeacutery Paris Gallimard 1974
91-195
viii
Agrave Thomas
ix
REMERCIEMENTS
Je tiens tout premiegraverement agrave remercier Mme Bettina Bergo qui a toujours su accueillir et
encourager mes reacuteflexions avec enthousiasme et seacuterieux Si jrsquoai pu mener agrave bien ce projet qui
semblait parfois deacutepasser mes aptitudes philosophiques crsquoest largement agrave cause de son support
constant et indeacutefectible tout au long de mon cheminement acadeacutemique agrave lrsquoUniversiteacute de
Montreacuteal Je veux aussi prendre lrsquooccasion pour remercier M Didier Franck qui malgreacute les
distances impliqueacutees a aimablement accepteacute drsquoagir en tant que codirecteur et a su aiguillonner
ma compreacutehension de la philosophie nietzscheacuteenne et de la philosophie en geacuteneacuteral par ses
questions preacutecises et ses commentaires incisifs
Je souhaite eacutegalement souligner la patience et lrsquoencouragement donneacutes par ma chegravere
eacutepouse Sophie Bousquet qui a trouveacute le moyen de me supporter lors de mes moments teacuteneacutebreux
et de reacutetablir ma confiance lors des passages plus difficiles Je veux aussi prendre lrsquooccasion de
remercier mon fils Thomas qui a endureacute lrsquoabsence de son pegravere avec gracircce compreacutehension et
bonne humeur Je dois en outre souligner lrsquoinestimable aide apporteacutee par mes parents Mary et
Lee Soderstrom et ma sœur Elin et sa fille Jeanne qui ont ducirc apprendre agrave endurer mes
deacutebordements philosophiques Je ne peux passer sous silence la part qui revient agrave mes amis
Gabriel Beacutelanger Shen Dikijian Bart Kasowski et Marc Zilbert qui ont tous de leur faccedilon et
en leur temps soutenu imparablement lrsquoeacutecriture de la thegravese ainsi que la participation non
neacutegligeable de Mme Laurence Fredette-Lussier qui mrsquoa eacuteteacute drsquoune aide preacutecieuse et rassurante
Enfin je voudrais remercier le deacutepartement de philosophie de lrsquoUniversiteacute de Montreacuteal
pour sa contribution financiegravere ainsi que celle fournie par le Fonds queacutebeacutecois de recherche en
science et culture (FQRSC)
INTRODUCTION
laquo Le sentiment drsquoabsence de valeur srsquoest fait jour lorsqursquoon a compris que le caractegravere
de lrsquoexistence dans son ensemble ne saurait ecirctre interpreacuteteacute ni par le concept de ldquofinrdquo ni
par le concept drsquoldquouniteacuterdquo ni par le concept de ldquoveacuteriteacuterdquo On nrsquoaboutit agrave rien ni nrsquoatteint
rien de la sorte il manque dans la pluraliteacute de lrsquoeacuteveacutenement lrsquouniteacute qui la deacutepasse et
lrsquoenglobe le caractegravere de lrsquoexistence nrsquoest pas drsquoecirctre ldquovrairdquo elle est faussehellip On nrsquoa
simplement plus aucune raison de srsquoimaginer un monde vraihellip1 raquo
Crsquoest ainsi que Friedrich Nietzsche (1844-1900) reacutesume le sens du laquo nihilisme raquo cette
preacutefeacuterence agrave laquo vouloir le neacuteant que ne pas vouloir2 raquo qui caracteacuterise la laquo crise3 raquo de lrsquoexistence
europeacuteenne dans le sillage de laquo la mort de Dieu4 raquo Si cette notion est malheureusement devenue
un lieu commun philosophique presque indissociable de la personne de Nietzsche lui-mecircme et
lrsquoobjet de multiples interpreacutetations drsquoaucuns seraient porteacutes agrave nier toutefois lrsquoimportance de son
verdict prononceacute il y a maintenant plus de cent ans Cette crise des valeurs et des ideacuteaux
occidentaux qui srsquoimpose drsquoelle-mecircme comme la reacuteveacutelation que toutes nos valeurs laquo ne sont que
les reacutesultats de certaines perspectives de lrsquoutiliteacute propres agrave maintenir et agrave accroicirctre des formations
de domination humaine et rien que fallacieusement projeteacutee dans lrsquoessence des choses raquo Cette
perte du centre srsquoinscrit historiquement comme laquo lrsquohistoire du nihilisme europeacuteen5 raquo et la
1 FP 1887 11 [99] (KSA 13 p 46) Nous citerons dans ce qui suit le texte posthume de Nietzsche drsquoabord en sa
traduction franccedilaise des Œuvres philosophiques complegravetes qursquoon repreacutesente par lrsquoabreacuteviation (FP) et enfin en
allemand en donnant la reacutefeacuterence dans Kritische Studienausgabe (KSA) 2 De la geacuteneacutealogie de la morale III sect 28 (KSA 5 p 412) 3 FP 1887 9 [1] (KSA 12 p 339) 4 Cf Le gai savoir sect 125 (KSA 3 p 480-482) 5 FP 1886-1887 5 [75] (KSA 12 p 218) 1886-1887 6 [26] (KSA p 243) 1886 7 [8] (KSA 12 p 291)
1887 9 [1] (KSA 12 p 339) 1887 11 [150] (KSA 13 p 71) 1887 11 [328] (KSA 13 p 140) 1888 14 [114]
(KSA 13 p 291) 1888 18 [17] (KSA 13 p 538)
2
laquo conseacutequence neacutecessaire des ideacuteaux preacutevalents jusqursquoalors6 raquo crsquoest-agrave-dire comme le destin
intime de la penseacutee philosophique7
Or ce destin nrsquoa rien drsquoineacuteluctable ou drsquoineacutevitable Si laquo lrsquohistoire du nihilisme raquo ne se
reacuteduit pas agrave la nostalgie drsquoune eacutepoque reacutevolue et agrave un deacutesespoir pessimiste quant agrave lrsquoavenir crsquoest
qursquoelle srsquoaccompagne de lrsquoespoir en laquo des esprits assez forts et originaires pour imprimer un
mouvement conduisant agrave des eacutevaluations opposeacutees et pour renverser les ldquovaleurs eacuteternellesrdquo agrave
des preacutecurseurs agrave des hommes drsquoavenir qui nouent dans le preacutesent la contrainte et le nœud des
voies nouvelles8 raquo Cette destineacutee nrsquoest donc pas tant celle du nihilisme lui-mecircme que celle de
la deacutecision que son histoire nous impose Crsquoest dire que lrsquointerpellation de lrsquohistorique comme
celle du nihilisme nrsquoest pas une deacutetermination unilateacuterale de notre avenir laquo lrsquohomme est un
pont eacutecrit-il dans Ainsi parlait Zarathoustra et non un terme9 raquo Si le nihilisme nous condamne
agrave vouloir le laquo dernier homme [hellip] lrsquohomme meacuteprisable entre tous10 raquo il srsquoaccompagne de
lrsquoUumlber-mensch crsquoest-agrave-dire du laquo coup de cloche du midi et de la grande deacutecision qui libegravere la
volonteacute qui restitue agrave la terre son but et agrave lrsquohomme son espeacuterance cet anteacutechrist et cet
antinihiliste ce vainqueur de Dieu et du neacuteant ― il doit venir un jourhellip11 raquo Lrsquoenseignement du
6 FP 1887 11 [99] (KSA 13 p 46) 7 Cf Martin HEIDEGGER Nietzsche vol 2 trad Pierre Klossowski Paris Gallimard 1971 p 72 laquo Le nihilisme
degraves lors nrsquoest plus un processus historique auquel nous assisterions en spectateurs le voyant se deacuterouler face agrave
nous hors de nous voire deacutejagrave derriegravere nous le nihilisme se reacutevegravele en tant que lrsquohistoire de notre propre eacutepoque
histoire qui lui forme et deacutegage son propre champ drsquoaction et par laquelle nous sommes requis Nous ne nous
tenons point dans cette histoire comme dans un espace neutre ougrave nous pourrions occuper des points de vue et des
positions agrave notre greacute Cette histoire est elle-mecircme la maniegravere dont nous nous tenons la maniegravere dont nous
marchons la maniegravere dont nous sommes raquo 8 Par-delagrave bien et mal sect 203 9 Ainsi parlait Zarathoustra III laquo Des tables anciennes et nouvelles raquo sect 3 10 Ainsi parlait Zarathoustra laquo avant-propos raquo sect 5 (KSA 4 p 190 11 De la geacuteneacutealogie de la morale II sect 24 (KSA 5 p 336)
3
Surhomme cette figure eacutetrange et malencontreusement choquante qursquoannonce Nietzsche par la
bouche de Zarathoustra ne repreacutesente peut-ecirctre pas lrsquoaboutissement de notre humaniteacute mais la
deacutecouverte de la deacutecision historique inscrite comme notre possibiliteacute la plus intime
laquo Nous hommes du preacutesent commenccedilons tout juste agrave forger la chaicircne drsquoun sentiment agrave
venir tregraves puissant maillon apregraves maillon ― nous savons agrave peine ce que nous faisons
Nous avons presque lrsquoimpression qursquoil ne srsquoagit pas drsquoun sentiment nouveau mais dun
deacutepeacuterissement de tous les sentiments anciens ― le sens historique est encore quelque
chose de si pauvre et de si froid et il en saisit beaucoup comme un coup de gel et les
rend encore plus pauvres et plus froids12 raquo
Nous nabordons pas cette question dans la perspective des grandes fresques de lrsquoHistoire
universelle ou dans lrsquoespoir de deacutemontrer toute veacuteriteacute agrave propos du destin propre agrave la penseacutee
philosophique et agrave lrsquohistoire laquo europeacuteenne raquo en geacuteneacuteral En relevant ainsi lrsquoimportance
historique du nihilisme nous proposons en lieu drsquoun espoir naiumlf de deacuteceler une quelconque
propheacutetie nietzscheacuteenne et ainsi deacutecouvrir un passage par-delagrave le nihilisme de comprendre
lrsquoarticulation essentielle de la temporaliteacute anticipative prospective qui anime lrsquoespoir
nietzscheacuteen en lrsquoavenir Cette eacutetude vise ainsi agrave relever et deacutecrire la dimension historique
deacutecisive qui si elle demeure largement invisible et implicite anime neacuteanmoins le sens premier
des reacuteflexions philosophiques de Nietzsche Nous montrerons que le sens historique nrsquoappartient
pas aux seules consideacuterations historiographiques mais deacutecrit les contours essentiels drsquoune
penseacutee de la corporeacuteiteacute une penseacutee incorporeacutee En effet si Nietzsche conccediloit notre destin
nihiliste comme une deacutecision crsquoest que la philosophie ne peut plus ecirctre un discours sur le
devenir crsquoest-agrave-dire une reacuteflexion qui se situe agrave lrsquoexteacuterieur de celui-ci Avec Nietzsche
12 Le gai savoir sect 337 (KSA 3 p 565)
4
deacutesormais laquo le corps philosophe13 raquo car agrave lrsquoinstar du corps veacutecu (Leib) toute synthegravese et toute
justification du devenir se preacutesente comme une synthegravese autoaffective qui srsquoarticule comme son
propre advenir Autrement dit une telle philosophie nrsquoest pas la reacuteduction physiologique drsquoune
subjectiviteacute ou drsquoune eacutegologie agrave une incarnation plus originaire mais une reprise de la penseacutee
moderne ― sa transvaluation pourrait-on dire ― qui procegravede drsquoabord de sa propre prodigieuse
diversiteacute Instable et momentaneacutee toute synthegravese du corps est ainsi la preacutesentification drsquoune
reacutealiteacute pulsionnelle interpreacutetative inexponible et constamment renouveleacutee Degraves lors la
philosophie ne serait plus la recherche drsquoune permanence rassurante ou des veacuteriteacutes ultimes et
absolues mais lrsquoamour du lointain de ce qui nrsquoest pas Cette nouvelle maniegravere de philosopher
selon le corps demeure un eacuteleacutement important des eacutetudes nietzscheacuteennes en langue franccedilaise
depuis quelque temps deacutejagrave14 Nous visons alors agrave approfondir ces recherches par le truchement
neacutegligeacute de la place qui revient agrave lrsquohistoire par lrsquointroduction du corps comme fil conducteur
philosophique Nous abordons donc le texte de Nietzsche dans lrsquoespoir drsquoy trouver un nouveau
type de lecture forceacutement historique dont le sens premier serait un rachat du passeacute Nous
proposons dans ce qui suit que si deacutesormais le corps philosophe cette nouvelle maniegravere de
concevoir le projet philosophique soit fondamentalement historique ou elle nrsquoest pas
Toute lecture de Nietzsche est confronteacutee agrave lrsquoineacutevitable nueacutee de problegravemes philologiques
qui marque le texte de Nietzsche peut-ecirctre plus que drsquoautres drsquoune impeacuteneacutetrabiliteacute presque
13 FP 1882 5 [32] (KSA 10 p 226) 14 Nous pensons entre autres agrave Didier FRANCK Nietzsche et lrsquoombre de Dieu Paris PUF 1998 Eacuteric BLONDEL
Nietzsche le corps et la culture la philosophie comme geacuteneacutealogie philologique Paris PUF 1986 Barbara
STIEGLER laquo Mettre le corps agrave la place de lrsquoacircme qursquoest-ce que cela change Nietzsche entre Descartes Kant et la
biologie raquo Philosophie 2004 no 82 p 77-93
5
tragique agrave laquelle se bute toute premiegravere lecture Il est vrai que le style aphoristique impertinent
et intempestif de son eacutecriture rend toute compreacutehension ardue mais lrsquoultime embucircche agrave une
compreacutehension des profondeurs de la penseacutee nietzscheacuteenne demeure du reste lrsquoexistence drsquoune
importante œuvre posthume au statut pour le moins embrouilleacute En effet en plus drsquoune œuvre
publieacutee composeacutee drsquoune douzaine de livres toute lecture seacuterieuse doit faire face agrave une seacuterie
drsquoeacutebauches de livres drsquoessais et de notes quil aura jugeacutees pour diverses raisons indignes de
publications Ses notes qui remplissent une demie douzaine de volumes furent lrsquoobjet drsquoune
ceacutelegravebre eacutedition preacutepareacutee sous la supervision de sa sœur vraisemblablement inspireacutee drsquoun projet
avorteacute par Nietzsche lui-mecircme portant de titre La volonteacute de puissance et qui est devenu
lrsquoouvrage de reacutefeacuterence pour plusieurs interpreacutetations canoniques Cet assemblage de textes tireacutes
de ses carnets de notes a joui drsquoune place importante indeacuteniable car elle permettait de saisir la
veacuteritable eacutetendue des reacuteflexions de Nietzsche et semblait au lecteur deacutemuni de lrsquoappareil
critique neacutecessaire preacuteciser le sens de certains aphorismes neacutebuleux Mecircme aujourdrsquohui alors
que de nombreux problegravemes philologiques ont eacuteteacute reacutesolus par la parution en 1968 drsquoune eacutedition
critique de ses œuvres complegravetes le lecteur est toujours confronteacute au problegraveme en apparence
insoluble de la prioriteacute des textes
Notre rapprochement des reacuteflexions historiques et de lrsquoimportance indeacuteniable du corps
doit donc prendre en compte cette imposante division qui traverse le corpus nietzscheacuteen en
entier Plutocirct que drsquoeacutetablir la preacuteseacuteance des textes publieacutes sur les eacutecrits posthumes ou lrsquoinverse
nous proceacutedons en introduisant une mesure parfois eacutetrangegravere au texte lui-mecircme mais
susceptible drsquooffrir un nouvel eacuteclairage capable non pas de reacutesoudre les contradictions
inheacuterentes aux livres de Nietzsche mais drsquooffrir une perspective aussi ineacutedite que fertile Nous
nrsquoabordons donc pas le texte dans une viseacutee simplement explicative par une analyse textuelle et
6
par une explicitation de ses concepts cleacutes Nous choisissons plutocirct de deacutepeindre le texte
nietzscheacuteen en empruntant le truchement expeacuterimental de ses lectures et influences notables
autant philosophiques (tels que Arthur Schopenhauer Michel de Montaigne et African Spir)
qursquohistoriques (dont Jacob Burckhardt Hippolyte Taine et Leopold von Ranke) et scientifiques
(nommeacutement Wilhelm Roux Theacuteodule Ribot Wilhelm Wundt Carl von Naumlgeli et Johann
Wolfgang von Goethe) Lrsquoinfluence de certains de ces auteurs a deacutejagrave eacuteteacute lrsquoobjet de recherches
seacuterieuses mais drsquoautres que Nietzsche ne cite jamais explicitement comme Theacuteodule Ribot ou
Wilhelm Wundt demeurent agrave la marge des eacutetudes nietzscheacuteennes Il nrsquoen demeure pas moins
que leurs ouvrages et leurs ideacutees apportent non seulement un nouvel eacuteclairage sur le
deacuteveloppement de la philosophie de Nietzsche mais ils donnent eacutegalement une perspective
autrement inaccessible dans la mesure qursquoils permettent de reacuteunir ce qui peut paraicirctre de prime
abord comme des eacuteleacutements disparates sans commune mesure et ainsi mieux cerner le sens et la
teneur philosophiques de certaines notions
Or nous nrsquoespeacuterons ainsi produire ni une description du contexte de ses eacutecrits ni un
inventaire simplement indicatif de ses lectures ni mecircme opeacuterer un rapprochement avec ses
contemporains car ainsi confronteacute aux nombreuses difficulteacutes du texte de Nietzsche nous
reacutesistons agrave la tentation de nous comporter en simple historien de la penseacutee et de substituer une
description des auteurs ayant eu un effet notable sur son deacuteveloppement agrave une veacuteritable
compreacutehension du contenu elliptique eacutesoteacuterique et parfois opaque drsquoune œuvre philosophique
majeure Puisque nous ne pouvons ni ne souhaitons reacutesoudre lrsquoeacutenigme de la prioriteacute des œuvres
de Nietzsche nous preacutefeacuterons introduire cette mesure afin drsquoagir sur le texte lui-mecircme pour en
faire lrsquoexpeacuterience et ainsi rendre une interpreacutetation qui ne pourrait se faire jour autrement Notre
recours aux lectures de Nietzsche se propose donc comme moyen de deacutepeindre une penseacutee qui
7
reacutesiste toujours aux deacuteterminations drsquoune volonteacute simplement explicative Notre lecture
expeacuterimentale se comprend agrave lrsquoaune des reacuteflexions de Claude Bernard comme une seacuterie de
variations ou de troubles laquo intentionnellement apporteacutes par lrsquoinvestigateur15 raquo crsquoest-agrave-dire
lrsquointroduction de notions parfois absente du texte de Nietzsche laquo dans le but de faire naicirctre une
ideacutee16 raquo En proceacutedant ainsi en tant que lecteur actif du corpus nietzscheacuteen nous ne cherchons
certainement pas agrave lui faire violence en introduisant un sens qui lui est totalement eacutetranger car
notre espoir est de faire apparaicirctre une dimension ineacutedite de sa penseacutee par un maniement actif
du texte plutocirct qursquoune simple reacuteception passive drsquoun contenu anticipeacute selon les codes habituels
Il srsquoagit donc en toute veacuteriteacute drsquoune hermeacuteneutique expeacuterimentale qui ne cherche pas agrave se
satisfaire drsquoune compreacutehension du texte mais tente de passer par-delagrave une viseacutee simplement
indicative et explicative afin de rendre visible une nouvelle interpreacutetation laquo Lrsquoexpeacuterience que
nous faisons drsquoun autre objet modifie notre savoir anteacuterieur et son objet On possegravede alors un
savoir diffeacuterent et meilleur ce qui veut dire que lrsquoobjet lui-mecircme ldquone tient pasrdquo Crsquoest le nouvel
objet qui contient la veacuteriteacute de lrsquoancien17 raquo Crsquoest ainsi que nous justifions aussi le rapprochement
entre ses consideacuterations au sujet de lrsquohistoire des historiens et le destin explicitement historique
de ses reacuteflexions philosophiques En soulignant lrsquoimportance persistante du sens historique
nous deacutecrivons comment Nietzsche a su employer cette historiciteacute fonciegravere de notre regard pour
opeacuterer une reacuteduction sceptique de nos valeurs meacutetaphysiques et morales agrave des eacutetats
pathologiques et ainsi comprendre le corps comme une synthegravese instable de penseacutees incorporeacutees
15 Claude BERNARD Introduction agrave lrsquoeacutetude de la meacutedecine expeacuterimentale Paris Flammarion 1984 p 37 16 BERNARD Introduction agrave lrsquoeacutetude de la meacutedecine expeacuterimentale p 51 17 Hans-Georg GADAMER Veacuteriteacute et meacutethode Les grandes lignes drsquoune hermeacuteneutique philosophique trad Pierre
Fruchon Jean Grondin et Gilbert Merlio Paris Seuil 1996 p 377
8
et de pulsions interpreacutetatives afin de se doter de la capaciteacute de voir le monde laquo de lrsquointeacuterieur18 raquo
Puis en appreacuteciant cette deacutecouverte du fil conducteur du corps agrave lumiegravere des theacuteories de
lrsquoheacutereacutediteacute biologique exercice sans preacuteceacutedent nous exposons la maniegravere dont les notions
orthogeacuteneacutetiques du deacuteveloppement organique notamment celle que lrsquoon retrouve chez Carl von
Naumlgeli donnent lieu agrave un approfondissement de lrsquohistoriciteacute du corps selon le deacuteploiement
particularisant du concept de type emprunteacute agrave Goethe qui se reacutesout en pheacutenotype par
pheacutenomeacutenalisation de lrsquoheacuteritage incorporeacute pulsionnel et phyleacutetique
Ainsi lrsquointention principale de cette thegravese par-delagrave toute consideacuteration eacutetroitement lieacutee
aux eacutetudes nietzscheacuteennes vise agrave deacutecrire et agrave comprendre lrsquoirreacutesolution fonciegravere de lrsquohistoire
Nous ne cherchons toutefois pas agrave pallier lrsquoabsence de but(s) et de sens ni mecircme preacutesenter une
quelconque philosophie de lrsquohistoire nietzscheacuteenne Nous commenccedilons notre eacutetude pour cette
raison par lrsquoexamen des reacuteflexions proprement historiographiques du jeune Nietzsche et sa
critique de lrsquoemploi du savoir historique privileacutegieacute par les historiens philologues et philosophes
sous lrsquoinfluence notable de Schopenhauer et Jacob Burckhardt Cette description de ce qursquoil
nomme laquo la maladie historique raquo suggegravere toutefois une temporaliteacute individuelle qui se montre
comme une coordination de sensations qui fonde et preacutecegravede notre rapport au passeacute par une saisie
preacuteconceptuelle de la pheacutenomeacutenaliteacute historique Lrsquoarticulation de cette sensibiliteacute nous permet
ensuite de montrer comment la tripartition des emplois de lrsquohistoire (monumentale antiquaire
critique) preacutefigure une forme de reacutedemption car celle-lagrave trahit la reconnaissance drsquoune
puissance historique primordiale qui point dans le retour inopineacute du passeacute Agrave la diffeacuterence de la
18 Par-delagrave bien et mal sect 36 (KSA 5 p 55)
9
simple reacutetention mimeacutetique notre interpreacutetation du ressouvenir transforme la temporaliteacute
historique reacuteveacuteleacutee par la deacutecouverte de la sensibiliteacute en une transfiguration preacutesentificatrice du
passeacute qui lrsquoarrache au flux du devenir en lrsquoinscrivant au sein de lrsquoinstant preacutesent
Nous relevons au chapitre 3 comment le renouvellement philosophique qui fait suite
aux Consideacuterations inactuelles deacuteploie un emploi sceptique de lrsquohistoire et dessine les assises
drsquoune philosophie historique Lrsquoaffranchissement de cette peacuteriode laquo intermeacutediaire raquo se preacutesente
drsquoabord comme une mise en suspens de la puissance effective des concepts et valeurs
meacutetaphysiques Eacutevitant ainsi les embucircches drsquoune critique de la penseacutee philosophique Nietzsche
srsquoenquiert de lrsquoapparition de ces valeurs en eacutecartant la reacutealiteacute drsquoun monde en soi source de nos
impressions afin drsquoatteindre leur manifestation originelle en tant que lrsquoarticulation
synchronique drsquoune diachronie constitutive Cet exposeacute sceptique de la reacutealiteacute immanente agrave la
philosophie elle-mecircme ne preacutetend pas fournir une explication de la genegravese de celle-ci mais
deacutebouche sur la neacutecessiteacute drsquoune enquecircte physiologique
Or si nous pouvons parler drsquoune laquo physiologie nietzscheacuteenne raquo crsquoest uniquement au sens
drsquoune deacutecouverte de la signifiance philosophique du corps vivant (Leib) En adoptant celui-ci
comme le fil conducteur de ses reacuteflexions agrave partir de 1884 Nietzsche entame non seulement une
deacuteconstruction de la primauteacute de la substance-sujet mais procegravede eacutegalement au deacutevoilement de
la prioriteacute du corps pulsionnel En suivant le deacuteveloppement de ce dernier nous proceacutedons dans
un premier temps au chapitre 4 agrave la description de ce corps comme lrsquoautostructuration
hieacuterarchique pulsionnelle dont lrsquoautoaffection constitue la source de sa non-identiteacute
interpreacutetative Poursuivant ensuite notre analyse de la pulsion au chapitre 5 cette fois comme
volonteacute de puissance on deacutecouvre alors son pouvoir creacuteateur qui reacutevegravele le laquo monde exteacuterieur raquo
comme un eacuteveacutenement transitoire du corps crsquoest-agrave-dire comme configuration ou disposition des
10
pulsions du corps Cette interpreacutetation de la pulsion comme source de lrsquoexteacuterioriteacute prend place
comme le laquo caractegravere intelligible raquo immanent au monde crsquoest-agrave-dire comme le laquo monde vu de
lrsquointeacuterieur raquo qui supprime drsquoembleacutee toute seacuteparation entre sujet et objet et assimile degraves lors toute
perception agrave un eacutetat du corps La frontiegravere formelle entre le corps et le monde ainsi tombeacutee nous
proposons de comprendre les eacutetats intentionnels du corps comme une succession eacutepigeacuteneacutetique
qui transforme toute alteacuteriteacute en repreacutesentation autoaffective et non-identique de la pulsionnaliteacute
incorporeacutee Comme nous le montrons au chapitre 6 cette incorporation de la pulsion signifie
drsquoabord que la hieacuterarchie structurante du corps srsquoarticule de maniegravere endogegravene selon ses propres
rapports de forces et de puissances Par conseacutequent si toute perception relegraveve drsquoun eacutetat du corps
elle se manifeste alors comme une seacutemiotique pulsionnelle un langage imageacute des affects qui
deacutetermine toute pheacutenomeacutenaliteacute en tant que signe Et puisque derriegravere lrsquoapparente intention
pulsionnelle se terre une reacutealiteacute intensive inaccessible et impermeacuteable agrave la conscience on ne
saurait donc produire une connaissance deacutefinitive du corps pulsionnel
Mais si le corps est composeacute drsquoune multitude de pulsions chacune eacutetant associeacutee agrave
lrsquoincorporation drsquoune eacutevaluation drsquoune expeacuterience nous ne pouvons ignorer sa dimension
historique Crsquoest ainsi qursquoau terme drsquoun examen de la notion drsquoheacutereacutediteacute au chapitre 7 il appert
que Nietzsche reacutecuse drsquoembleacutee toute deacutetermination univoque poseacutee par le passeacute ce qui se traduit
par la reconnaissance du type comme configuration pulsionnelle capable de faire apparaicirctre le
divers le multiple lagrave ougrave regravegne le semblable Lrsquohistoire se transforme par la suite en capaciteacute agrave
se concevoir diffeacuteremment et de penser quelque chose comme une philosophie historique qui
excegravede les limites drsquoun discours des origines et permet agrave lrsquoinstar du type la projection drsquoun
avenir par-delagrave le nihilisme Nous concluons donc notre eacutetude en interpreacutetant le sens de la
reacutedemption historique qui point drsquoabord au cours de sa peacuteriode de jeunesse sous la guise drsquoune
11
typologie des emplois du savoir historique mais srsquoaffermit apregraves lrsquointroduction du corps comme
fil conducteur philosophique En deacutemontrant in fine comment lrsquohistoire du corps donne lieu agrave
une reacuteassimilation deacutecisive du passeacute par lrsquoenfantement pheacutenotypique et la particularisation
interpreacutetative du passeacute nous sommes agrave mecircme de comprendre le rachat du passeacute comme le
renouvellement de lrsquoinnocence sous la forme drsquoun deacutepassement de ce qui eacutetait et par
lrsquoaffirmation du caractegravere irreacutesoluble de lrsquohistoire
― Chapitre 1 ―
DU SENS Agrave LA SENSIBILITEacute
1 LE SENS HISTORIQUE
11 Lrsquohistoire inactuelle
La deuxiegraveme Consideacuteration inactuelle de lrsquoutiliteacute et des inconveacutenients de lrsquohistoire
pour la vie (1874) est le seul ouvrage de Nietzsche dont la reacuteflexion essentielle porte drsquoabord
sur lrsquohistoire De tous ses eacutecrits de laquo jeunesse raquo mis agrave part La naissance de la trageacutedie aucun
texte de cette peacuteriode nrsquoa eacuteteacute autant discuteacute et estimeacute par ses commentateurs19 et ce malgreacute son
deacutesaveu ulteacuterieur des concepts majeurs qui y sont deacuteveloppeacutes laquo Je veux expresseacutement deacuteclarer
aux lecteurs de mes preacuteceacutedents ouvrages eacutecrit-il en 1877 que jrsquoai abandonneacute les positions
meacutetaphysico-estheacutetiques qui y dominent essentiellement20 raquo Ni les forces historique
anhistorique et suprahistorique ni sa ceacutelegravebre tripartition des utilisations possibles de lrsquohistoire
(monumentale traditionnelle critique) ne figurent comme telles dans ses autres eacutecrits La
domination apparente de ces conceptualiteacutes laquo meacutetaphysico-estheacutetiques raquo dans la deuxiegraveme
19 Joumlrg SALAQUARDA laquo Studien zur zweiten Unzeitgemaumlssen Betrachtung raquo Nietzsche-Studien vol 14 (1984) p
1 Citons en appui agrave lrsquoaffirmation de Salaquarda lrsquoexemple de Martin Heidegger de tous les eacutecrits publieacutes de
Nietzsche seule la deuxiegraveme Inactuelle a eacuteteacute honoreacutee par son propre seacuteminaire Eacutenigmatique mais facile drsquoaccegraves
cet ouvrage meacuterite une plus grande attention de la part des commentateurs 20 Friedrich NIETZSCHE Fragments Posthumes trad Robert Rovini Paris Gallimard 1988 1876-1877 23 [159]
(Kritische Studien Ausgabe hrsg Giogio Colli und Mazzino Montinari Berlin de Gruyter 1988 vol 8 p 159
Dans ce qui suit nous citons le texte des fragments posthumes en franccedilais dans lrsquoeacutedition des œuvres complegravetes
publieacutee chez Gallimard Nous donnons en reacutefeacuterence selon la tradition dans les eacutetudes nietzscheacuteennes la date du
carnet de note ainsi que son numeacutero Nous ajoutons agrave cela une reacutefeacuterence au texte allemand qui se trouve dans la
Kritische Studienausgabe (doreacutenavant KSA) en citant la page et le volume
13
Inactuelle cache une compreacutehension du pheacutenomegravene historique drsquoune grande richesse
philosophique et laquo laisse preacutesumer qursquoil comprenait plus qursquoil nrsquoen disait21 raquo En effet derriegravere
les velleacuteiteacutes historiographiques drsquoun texte laquo facile agrave lire mais difficile agrave interpreacuteter22 raquo se profile
une description du pheacutenomegravene historique ineacutedite et largement ignoreacutee que nous nous efforcerons
drsquoexposer dans les deux prochains chapitres
Nous entreprendrons notre description du pheacutenomegravene historique en exposant drsquoabord les
principales objections adresseacutees par Nietzsche agrave lrsquoorientation scientiste et historiciste des eacutetudes
historiques Ayant eacutecarteacute de ce fait toute consideacuteration chronologique et diachronique qui
pourrait motiver lrsquoeacutedification drsquoune philosophie de lrsquohistoire nietzscheacuteenne nous proposerons
en contrepartie une lecture de la deuxiegraveme Inactuelle laquelle appuyeacutee drsquoun examen de
lrsquoinfluence notable de Arthur Schopenhauer et Jacob Burckhardt proceacutedera agrave une reacuteduction de
lrsquohistoire agrave une forme de perception intuitive [Anschauung] drsquoougrave proceacutederait la constitution
pheacutenomeacutenale de lrsquohistoire Ensuite par une bregraveve analyse du lexique kantien employeacute par
Nietzsche pour deacutecrire lrsquointention sous-jacente agrave sa condamnation des preacutetendues sciences
historiques nous montrerons que cette pheacutenomeacutenaliteacute historique renvoie drsquoembleacutee agrave une
sensibiliteacute qui fonde le sens historique et partant lrsquohistoire elle-mecircme Cette interpreacutetation
servira alors de point de commencement agrave lrsquoeacutelaboration drsquoune compreacutehension de la
manifestation du pheacutenomegravene historique au prochain chapitre
21 Martin HEIDEGGER Ecirctre et temps trad Emmanuel Martineau Samisdat 1984 p 272 (Sein und Zeit p 396) Il
est agrave noter cependant que nous ne suivrons pas dans ce qui suit la lecture heideggeacuterienne de cet ouvrage Nous
partageons toutefois son soupccedilon au sujet du veacuteritable sujet de cette Inactuelle 22 Wolfgang MUumlLLER-LAUTER Nietzsche His philosophy of Contradictions and the contradictions of his
Philosophy trad David J Parent Urbana University of Illinois Press 1999 p 24 Nous traduisons de lrsquoanglais
14
Dans son bref reacutesumeacute des quatre Consideacuterations inactuelles que lrsquoon retrouve dans Ecce
homo Nietzsche eacutecrit que laquo la deuxiegraveme Inactuelle met en lumiegravere ce en quoi notre style
drsquoactiviteacute scientifique est dangereux grignote et contamine la vie23 raquo Agrave cette barbarie
alexandrine qui empoisonne lrsquoesprit scientifique allemand Nietzsche opposait en 1874 la
neacutecessiteacute drsquoune laquo hygiegravene de la vie raquo par laquelle la science serait laquo surveilleacutee et controcircleacutee24 raquo
Une laquo instance supeacuterieure raquo qui nrsquoest jamais clairement deacutefinie dans le texte deacuteterminerait alors
un asservissement vital de lrsquohistoire qui srsquoarticulerait au dire de Nietzsche selon trois modes
drsquoutilisation qui rappellent nos besoins de veacuteneacuteration drsquoinspiration et de libeacuteration Ces trois
modaliteacutes sont les suivantes drsquoabord lrsquohistoire traditionnelle [antiquarisch] qui repreacutesente
notre besoin de conserver le passeacute et permet drsquoeacutetablir une continuiteacute par-delagrave notre existence
eacutepheacutemegravere ensuite lrsquohistoire monumentale qui le prend en exemple et srsquoemploie agrave provoquer
de nouvelles grandeurs et enfin lrsquohistoire critique qui travaille agrave extirper nos racines et nous
deacutelivrer des contraintes imposeacutees par ce qui nous preacutecegravede
laquo Tels sont les services que lrsquohistoire peut rendre agrave la vie tout homme tout peuple a
besoin selon ses buts ses forces ses manques de posseacuteder une certaine connaissance
du passeacute [hellip] Mais ce besoin drsquohistoire nrsquoest pas celui drsquoune nueacutee de purs penseurs qui
ne font qursquoassister en spectateurs agrave la vie ni celui drsquoindividus qui ne connaissent drsquoautre
soif et drsquoautre satisfaction que le savoir drsquoautre but que lrsquoaugmentation des
connaissances [hellip] la connaissance du passeacute nrsquoa de tout temps eacuteteacute deacutesireacutee que pour
servir lrsquoavenir et le preacutesent non pour affaiblir le preacutesent et pour couper les racines drsquoun
avenir vigoureux25 raquo
23 Ecce homo pourquoi jrsquoeacutecris de si bons livres laquo Les inactuelles raquo sect 1 p 145 (KSA 6 p 316) 24 laquo De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenients de lrsquohistoire pour la vie raquo Œuvres philosophiques complegravetes trad Pierre
Rusch Paris Gallimard 1988 vol II1 sect 10 p 166-167 (KSA 1 p 331) 25 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenients de lrsquohistoire pour la vie op cit sect 4 p 114-115 (KSA 1 271)
15
Or lrsquoaffirmation de cette tripartition programmatique des emplois de lrsquohistoire aussi
deacuteterminante puisse-t-elle paraicirctre au premier regard srsquoappuie sur une reacuteflexion encore plus
incisive qui nous megravene au cœur veacuteritable du texte Si toute eacutecriture historique relegraveve de lrsquoune de
ces trois typiques et si notre connaissance du passeacute est deacutetermineacutee drsquoabord par nos viseacutees
conservatoires monumentale et critique le passeacute comme tel nrsquointervient uniquement que dans
la mesure ougrave elle peut srsquoy conformer Toute connaissance du passeacute ne doit donc pas accueillir
indiffeacuteremment les traces du passeacute Elle doit opeacuterer une seacutelection qui conserve certains
eacuteveacutenements alors que drsquoautres sont deacutelaisseacutes ou alteacutereacutes En ce sens lrsquohistoire deacutepend tout autant
de lrsquooubli que de la meacutemoire qui sont laquo eacutegalement neacutecessaires agrave la santeacute drsquoun individu drsquoun
peuple drsquoune civilisation26 raquo Mais alors une question srsquoimpose comment doit-on se figurer
notre relation au passeacute et partant le passeacute lui-mecircme si la connaissance que nous en avons en
modifie la composition essentielle par une seacutelection interpreacutetative
Afin de reacutepondre agrave cette question il faut tout drsquoabord comprendre le sens que Nietzsche
accorde au terme histoire En annonccedilant une eacutetude sur laquo lrsquoutiliteacute et les inconveacutenients de lrsquohistoire
pour la vie raquo le titre lui-mecircme nous offre une premiegravere esquisse On se rappellera que le mot
franccedilais histoire est traduit en allemand soit par Historie qui figure dans le titre soit par
Geschichte et que ces deux expressions deacutenotent une conception diffeacuterente de notre relation au
passeacute Le choix du terme allemand Historie nrsquoest donc pas sans incidence sur lrsquointention qui
oriente le texte Sans proceacuteder agrave une analyse seacutemantique et eacutetymologique il est neacuteanmoins
26 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 1 p 98 (KSA 1 p 252) Nous reviendrons dans le prochain chapitre agrave
ces deux eacuteleacutements (historique et non historique) afin de comprendre comment ils srsquoarticulent et fondent notre
perception du passeacute
16
indiqueacute de relever les traits essentiels de cette distinction terminologique Alors que Geschichte
qui est deacuteriveacute du verbe geschehen (se passer advenir se produire) deacutesigne les eacuteveacutenements le
deacuteroulement de lrsquohistoire Historie du mot latin Historia renvoie au verbe grec ἱστορέω (ecirctre
teacutemoin enquecircter srsquoinformer interroger)27 et repreacutesente la connaissance que nous pouvons en
avoir Or cette distinction nrsquoest pas aussi eacuteleacutegante qursquoelle puisse paraicirctre au premier regard
puisque Geschichte qui srsquoest imposeacutee comme le terme de preacutedilection depuis 175028 en est
venu agrave recouvrir le sens de Historie et deacutesigne deacutesormais agrave la fois les eacuteveacutenements historiques et
le reacutecit qursquoon en fait Ce mot agrave consonance moderne srsquoest aussi vu attribuer le sens drsquoune uniteacute
eacuteveacutenementielle ou drsquoun laquo collectif singulier qui caracteacuterise lrsquoensemble des histoires particuliegraveres
en tant que laquo quintessence de tout ce qui srsquoest passeacute dans le monde29 raquo Lrsquohistoire est ainsi
devenue laquo une espegravece de cateacutegorie transcendantale30 raquo laquo un concept englobant et
suprascientifique qui contraint agrave reacuteinteacutegrer lrsquoexpeacuterience moderne drsquoune histoire autonome dans
la reacuteflexion des hommes qui lrsquoaccomplissent ou la subissent31 raquo Ainsi en tant que Geschichte
lrsquohistoire serait lrsquohorizon transcendantal ou lrsquouniteacute apriorique qui deacutetermine la possibiliteacute de
tout eacuteveacutenement Par la marche reacuteguliegravere preacutevisible voire rationnelle de sa trame elle serait la
deacutetermination primordiale de lrsquohistoriciteacute
27 Cf Pierre CHANTRAINE Dictionnaire eacutetymologique de la langue grecque Paris Klincksieck 1968-1980 vol
III p 779 Le grec ἱστόρια est deacuteriveacute du parfait archaiumlque οἶδα (savoir) selon Chantraine et il est apparenteacute agrave
ἱστόριον (teacutemoignage) et au le verbe ἱστορέω (ecirctre teacutemoin enquecircter srsquoinformer interroger) 28 Reinhart KOSELLECK laquo Historia magistra vitae raquo Le futur passeacute contribution agrave la seacutemantique des temps
historiques trad Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock Paris Eacuteditions de lrsquoeacutecole des hautes eacutetudes en sciences
sociales 1990 p 43 29 Reinhart KOSELLECK laquo Le concept drsquohistoire raquo trad Alexandre Escudier Lrsquoexpeacuterience de lrsquohistoire Paris
Gallimard 1997 p 21 30 Reinhart KOSELLECK laquo Le concept drsquohistoire raquo op cit p 35 31 KOSELLECK Ibid p 36
17
Autrement dit le choix du terme Historie entraicircne certaines conseacutequences notables et
deacuteterminantes pour la compreacutehension du texte En preacutefeacuterant un terme deacutemodeacute et inactuel qui le
positionne en porte-agrave-faux par rapport agrave ses contemporains Nietzsche annonce clairement son
intention de traiter de notre rapport au passeacute et non du passeacute en tant que tel Et puisqursquoil restreint
la porteacutee de ses reacuteflexions agrave notre repreacutesentation du passeacute le fait que celui-ci soit soumis agrave une
deacuteformation ne lui pose pas problegraveme il eacutevacue le concept mecircme drsquoune histoire en soi dont
lrsquoexistence serait indeacutependante de son reacutecit Le sujet premier de cette consideacuteration est ainsi la
constitution de lrsquohistoriciteacute crsquoest-agrave-dire la constitution de lrsquohistorique en tant que tel plutocirct que
lrsquohistoriciteacute elle-mecircme32 Drsquoailleurs comme nous allons lrsquoexposer dans ce chapitre son choix
de locution reacuteintroduit aussi en sous-main la cateacutegorie transcendantale associeacutee agrave Geschichte
mais cette fois deacuteduite du concept de Historie Cette reacuteinterpreacutetation du mot Historie opegravere une
laquo deacutes-historicisation de lrsquoexistence33 raquo crsquoest-agrave-dire une reacuteduction de la puissance deacuteterminante
de lrsquohistoriciteacute collective agrave lrsquoexistence historique individuelle originaire qui fonde toute forme
drsquohistoriciteacute En rejetant lrsquoexistence drsquoune histoire en soi ― laquo wie es eigentlich gewesen raquo
comme lrsquoexprime la ceacutelegravebre formule de Leopold von Ranke ― sous lrsquoinfluence des philosophies
antihistoricistes de Schopenhauer et Jacob Burckhardt Nietzsche ramegravene le laquo sens historique raquo
32 En fait le terme historiciteacute [Geschichtlichkeit ] nrsquoappartient pas au lexique nietzscheacuteen La seule occurrence
que nous avons pu trouver de cette expression date du printemps 1888 cf 1888 15 [19] (KSA 13 p 417) 33 Fabio MERLINI laquo Pathologie de lrsquohistoire et theacuterapie de la meacutemoire lrsquoinscription historicisante de la vie raquo
trad Adegravele Thorens in Nietzsche Paris Eacuteditions de lrsquoHerne 20002005 p 214 Voir aussi p 210 ougrave il eacutecrit
laquo Nietzsche parvient ainsi non seulement agrave saisir lrsquoexistence individuelle sous le regravegne drsquoune histoire propre
indeacutependante de lrsquohistoriciteacute du processus du monde mdash une historiciteacute que le poids de lrsquoHistoire maintenait
scelleacutee mais il parvient eacutegalement agrave assurer une opportuniteacute drsquoemploi diffeacuterente au mot reacutedemption raquo
18
agrave une sensibiliteacute historique qui surgit de la peacuterenniteacute interpreacutetative drsquoune histoire
ineacuteluctablement inscrite au sein mecircme de toute individualiteacute vivante
12 Lrsquohypertrophie du sens historique
Nietzsche commence lrsquoexposition de sa thegravese en avertissant le lecteur qursquoil se montrera
laquo indigne du puissant courant historiciste qui [hellip] srsquoest particuliegraverement deacuteveloppeacute chez les
Allemands depuis deux geacuteneacuterations34 raquo Malgreacute ce que lrsquoon peut infeacuterer de cette opposition
notoire agrave lrsquoorientation historiciste des eacutetudes historiennes Nietzsche nrsquoeacutecrit pas sa deuxiegraveme
Consideacuteration inactuelle pour rendre compte drsquoune deacuteformation ou drsquoune corruption des eacutetudes
historiques afin drsquoen indiquer lrsquoorigine et ainsi expeacutedier lrsquoapplication du correctif neacutecessaire
De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenients de lrsquohistoire pour la vie nrsquoest pas la laquo critique de la raison
historique35 raquo laquo Je me suis efforceacute de deacutepeindre un sentiment [Empfindung] qui mrsquoa bien
souvent tourmenteacute36 raquo eacutecrit-il dans la preacuteface laquo nous sommes tous rongeacutes de fiegravevre
historique37 raquo En proceacutedant ainsi agrave la description de ce qursquoil appelle une laquo vertu
hypertrophieacutee38 raquo ― le sens historique [historischer Sinn] ― Nietzsche fait un pas en arriegravere et
se soustrait agrave lrsquoorthodoxie historiciste des Alterthumswissenschaften39 qursquoune critique ne saurait
34 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip p 94 (KSA 1 p 246) Le lecteur se souviendra qursquoen plus des quatre
consideacuterations publieacutees qui suivirent la parution de La naissance de la trageacutedie Nietzsche avait projet drsquoen eacutecrire
une douzaine en tout (cf 1873-1874 30 [38] KSA 7 p 744) et mecircme de consacrer presque lrsquoensemble de la
deacutecennie agrave cette entreprise (cf 1875 1 [3-5] KSA 8 p 9) 35 Cf Wilhelm DILTHEY laquo Entwuumlrfe zur Kritik der historischen Vernunft raquo Gesammelte Schriften Bd VII Der
Aufbau der Geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften Karlfried Gruumlnder ed Vandenhoeck amp Ruprecht
Goumlttingen 1992 p 189 sq 36 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip p 93 (KSA 1 p 246) 37 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip p 94 (KSA 1 p 246) 38 Ibid 39 Il est agrave noter que Nietzsche se positionne alors en porte-agrave-faux par rapport agrave la renaissance de la Gregravece
classique promise par les reacuteformes initieacutees par Wilhelm Humboldt qui aiguillonnaient lrsquoespoir drsquoune nouvelle
19
remettre en question Les expressions laquo vertu hypertrophieacutee raquo et laquo fiegravevre historique raquo qui
cachent agrave peine lrsquohostiliteacute avec laquelle Nietzsche aborde le recours immodeacutereacute agrave lrsquohistoire
soulignent aussi et surtout lrsquoambivalence fonciegravere du laquo sens raquo historique et rappellent que la
science historique ne peut agrave elle seule leacutegitimer son savoir Plutocirct que de reconduire les
modaliteacutes actuelles du savoir historique en opeacuterant une simple critique de ses fondements
Nietzsche tout en deacuteveloppant la tripartition de ses utilisations possibles se saisit de cette
ambivalence comme la possibiliteacute de srsquoextraire des attitudes philologiques reacutegnantes et de ce
fait de deacutefaire lrsquoeffectiviteacute du concept drsquoune historiciteacute unique et collective
La neacutecessiteacute de rappeler lrsquoambivalence primordiale du sens historique deacutecoule des
conseacutequences pernicieuses du recours exageacutereacute au savoir historique qui est inheacuterent selon
Nietzsche agrave lrsquohistoricisme allemand En effet neacute de la deacutecouverte de lrsquohistoriciteacute des sciences
de lrsquoesprit et renforceacute par les meacutethodes critiques deacuteveloppeacutees dans le sillage de lrsquoessor de la
philologie allemande lrsquohistoricisme se saisit alors de lrsquohistoire comme lrsquounique horizon
explicatif permettant une compreacutehension rigoureuse du pheacutenomegravene humain et de son
deacuteveloppement Or en abordant toute chose par le truchement exclusif de son histoire
lrsquohistoricisme eacutequivaut selon Nietzsche agrave une surestimation deacuteleacutetegravere du savoir historique qursquoil
qualifie de laquo maladie40 raquo laquo [C]est lagrave un pheacutenomegravene dont il est deacutesormais neacutecessaire [hellip] de
germaniteacute preacutetendument heacuteritiegravere de lrsquoAntiquiteacute Citons agrave titre drsquoexemple La naissance de la trageacutedie qui
malgreacute sa position iconoclaste et son exposition parfois maladroite srsquoinscrit neacuteanmoins dans le sillon du
classicisme de Weimar et cultive lrsquoespoir drsquoun helleacutenisme allemand laquo Que nul ne cherche agrave diminuer notre foi
dans la renaissance prochaine de lrsquoantiquiteacute helleacutenique car crsquoest en elle et en elle seule que reacuteside tout lrsquoespoir
que nous avons drsquoun renouveau et drsquoune purification de lrsquoesprit allemand par le jeu magique de la musique raquo (La
naissance de la trageacutedie sect 20 p 134 KSA 1 p 131) 40 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 10 p 165 166 167 168 (KSA 1 p 329 331 332) 1872 19 [330]
(KSA 7 p 520) 1873 27 [81] (KSA 7 p 611) 1873 29 [38] (KSA 7 p 640-641)
20
prendre conscience41 raquo laquo Degraves qursquoon abuse de lrsquohistoire [Historie] ou qursquoon lui accorde trop de
prix explique-t-il la vie srsquoeacutetiole et deacutegeacutenegravere42 raquo Ce malaise tient agrave une survalorisation du sens
historique et se manifeste par la recherche et la conservation effreacuteneacutees de chaque petit fait Cette
collection insenseacutee de connaissances offerte laquo comme la derniegravere eacutepice au palais blaseacute des
assoiffeacutes drsquohistoire43 raquo provoque lrsquohypertrophie du sens historique
laquo Le savoir historique alimenteacute par des sources intarissables inonde et envahit toujours
davantage [on] est assailli de faits inconnus et incoheacuterents la meacutemoire ouvre toutes ses
portes et nrsquoest pas encore assez grande ouverte la nature fait tout son possible pour
accueillir placer et honorer ces hocirctes eacutetrangers mais ceux-ci sont en conflit les uns avec
les autres et il semble neacutecessaire de les maicirctriser et de les controcircler si lrsquoon ne veut pas
ecirctre soi-mecircme victime de leurs luttes44 raquo
Cette accumulation inlassable de tout fragment drsquohistoire laquo accorde donc agrave toute chose une eacutegale
importance et trop drsquoimportance agrave chaque chose particuliegravere Elle ne dispose alors pour juger
le passeacute drsquoaucune eacutechelle de valeurs et de proportions qui tienne reacuteellement compte des rapports
des choses entre elles45 raquo De ce fait laquo le preacutesent se trouve isoleacute46 raquo et il laquo reacuteduit lrsquohistoire agrave sa
propre mesure47 raquo Cet entassement de faits sert agrave lrsquoeacuteclosion drsquoune eacuterudition vide et sans
efficaciteacute qui megravene lentement agrave laquo la mort de toute civilisation48 raquo Se confirmant soi-mecircme
comme stade final de lrsquohistoire universelle dont lrsquounique tacircche consiste agrave en dresser le bilan49
le preacutesent srsquoabstrait du devenir afin drsquoasseoir la leacutegitimiteacute de son jugement ce qui endigue la
41 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip laquo preacuteface raquo p 93 (KSA 1 P 245) 42 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip laquo preacuteface raquo p 93 (KSA 1 P 245) 43 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip p 122 (KSA 1 p 279) 44 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip p 115 (KSA 1 p 272) 45 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip p 111 46 FP 1873 29 [29] (KSA 7 p 636) 47 FP 1873 29 [51] (KSA 7 p 647) 48 1872-1873 19 [198] (KSA 7 p 480) 49 Cf De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 5 p 121 (KSA 1 p 279)
21
possibiliteacute de tout deacuteveloppement subseacutequent50 Lrsquohistorien historiciste ne sait que faire du
devenir historique et srsquoen tient agrave une attitude de laquo vieillard raquo qui srsquooctroie le droit de juger
lrsquoensemble de lrsquohistoire mondiale et laquo rejette drsquoun haussement drsquoeacutepaules tout ce qui est en
devenir et lrsquoenveloppe dans lrsquoindiffeacuterence propre aux eacutepigones tard-venus qui naissent avec les
cheveux gris51 raquo En srsquoefforccedilant ainsi de saisir toute chose par son histoire seule afin drsquoen saisir
la singulariteacute lrsquohistoricisme reacuteintroduit en sous-main ce qursquoil cherchait justement agrave eacutecarter
laquo Ces historiens naiumlfs appellent ldquoobjectiviteacuterdquo le fait de mesurer des opinions et des actes
passeacutes aux opinions courantes du moment preacutesent ougrave ils trouvent le canon de toute
veacuteriteacute leur travail est drsquoaccommoder le passeacute agrave la trivialiteacute actuelle52 raquo
Du reste relever les deacutefaillances et les dangers de lrsquoapproche historiciste demeure un
exercice preacuteliminaire et accessoire agrave lrsquoobjet principal de la deuxiegraveme Consideacuteration inactuelle
La laquo maladie historique raquo ne deacutecoule pas du surdeacuteveloppement vicieux drsquoune infection ou drsquoune
deacutebiliteacute culturelle mais drsquoune vertu ― le sens historique ― dont son laquo eacutepoque se glorifie agrave juste
titre53 raquo et qursquoil nrsquoheacutesitera pas agrave qualifier plus tard de laquo sixiegraveme sens54 raquo europeacuteen En effet bien
50 Leopold von Ranke est un exemple eacuteloquent de la reacuteconciliation aporeacutetique de la contingence des eacuteveacutenements
individuels avec la neacutecessiteacute drsquoeacuteviter toute forme de relativisme agrave lrsquoaide de principes extrahistoriques lorsqursquoil
eacutecrit laquo hellip lrsquohistoire reconnaicirct quelque chose drsquoinfini dans chaque existence [erkennt die Historie in jeder
Existenzein Unendliches an] raquo (laquo Idee der Universalhistorie (1831) raquo Historische Zeitschrift vol 178 no 2
(1954) p 295) ou encore laquo chaque eacutepoque est immeacutediate agrave Dieu [jede Epoche ist unmittelbar zu Gott] raquo
(laquo Uber die Epochen der neueren Geschichte (1854) raquo Weltgeschichte Neunter Theil zweite Abtheilung Ueber
die Epochen der neueren Geschichte Leipzig Dunder amp Humbolt 1888 p 5) Voir agrave ce sujet entre autres
Christian J EMDEN Friedrich Nietzsche and the Politics of History Cambridge Cambridge University Press
2008 p 135-136 Georg G IGGERS The German Conception of History The National Tradition of Historical
Thought from Herder to the Present Middletown Wesleyan University Press 1968 p 77-80 Peter KOSLOWSKI
laquo Absolute Historicity Theory of the Becoming Absolute and the Affect for the Particular in German Idealism
and Historicism raquo The Discovery of Historicity in German Idealism and Historism Peter Koslowski ed Berlin
Springer 2005 p 1 sqq 51 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 8 p 144 (KSA 1 p 305) 52 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 6 p 130 (KSA 1 p 289) 53 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip laquo preacuteface raquo p 94 (KSA 1 p 246) 54 Par-delagrave bien et mal sect 224
22
que laquo la culture historique repreacutesente un grisonnement congeacutenital55 raquo elle porte aussi en elle
laquo lrsquoesprit ldquodes temps nouveauxrdquo raquo et lrsquoespoir drsquoune nouvelle civilisation au diapason de la Gregravece
archaiumlque56 Crsquoest dire que la valeur du sens historique est eacutequivoque Sous la forme
pathologique drsquoune surconsommation de tous faits historiques il est laquo nuisible et dangereux
pour la vie57 raquo mais par un emploi reacutefleacutechi deacutetermineacute par les formes drsquoutilisation que nous
avons deacutecrites en ouverture le sens historique pourrait devenir la vertu drsquoune civilisation58 et
un stimulant agrave laquo la vie et lrsquoaction59 raquo Si Nietzsche srsquooppose au renforcement de cette culture
historique et agrave lrsquoimportance deacutemesureacutee accordeacutee agrave la philologie crsquoest donc drsquoabord pour
deacutenoncer cette deacutemesure ― ou le manque de mesure ― et non pour exprimer la neacutecessiteacute de
son abandon laquo Ainsi la science a besoin drsquoecirctre surveilleacutee et controcircleacutee par une instance
supeacuterieure il faut eacutetroitement associer agrave la science une hygiegravene de la vie [hellip] antidote naturel agrave
lrsquoenvahissement de la vie par lrsquohistoire agrave la maladie historique60 raquo
Ambivalente lrsquohistoire ne peut agrave elle seule deacutecider de sa mesure et elle doit srsquoen remettre
agrave une laquo instance supeacuterieure raquo afin drsquoen eacutetablir le critegravere Or ce critegravere agrave lrsquoaune duquel Nietzsche
pourrait juger de sa valeur et de son sens demeure largement absent de cette Inactuelle Certes
il affirme qursquoune telle deacutetermination relegraveve de ce qursquoil appelle laquo la vie raquo mais il ne fournit
aucune explication suppleacutementaire Ainsi pour comprendre comment lrsquohistoire contribue agrave la
55 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 8 p 143 (KSA 1 p 303) 56 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 8 p 145 (KSA 1 p 306) 57 Ibid sect 5 p 121 (KSA 1 p 279) 58 Voir par exemple 1873-1874 30 [2] (KSA 7 p 725) ougrave il est question de lrsquohistoire comme une speacutecificiteacute
occidentale au regard de lrsquoexistence anhistorique supposeacutee des habitants du sous-continent indien 59 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip p 93 (KSA 1 p 245) 60 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 9 p 166-167 (KSA 1 p 331)
23
santeacute laquo drsquoun individu drsquoun peuple drsquoune civilisation raquo nous est-il neacutecessaire drsquoaborder les
influences majeures que sont Arthur Schopenhauer (1788-1860) et Jacob Burckhardt (1818-
1897) Critiques de lrsquoheacutegeacutelianisme endeacutemique au monde germanique du milieu du XIXe siegravecle
et de lrsquohistoricisme qui se deacuteveloppa sur son sol fertile Schopenhauer et Burckhardt fournirent
un tel critegravere en deacuteterminant lrsquohistoire comme la laquo conscience reacutefleacutechie raquo drsquoune individualiteacute ce
qui introduit les premiers eacuteleacutements neacutecessaires agrave notre compreacutehension de la sensibiliteacute
historique
2 LrsquoHISTOIRE
21 Arthur Schopenhauer
Selon Schopenhauer laquo lrsquohistoire [Geschichte] nrsquoa proprement pour objet que le
particulier [et] ne nous montre partout que la mecircme chose sous des formes diverses61 raquo Lrsquoeacutetude
du passeacute ne peut cependant devenir une science car elle ne possegravede aucun concept geacuteneacuteral sous
lequel subsumer adeacutequatement les eacuteveacutenements particuliers
laquo La matiegravere de lrsquohistoire [hellip] crsquoest le fait particulier dans sa particulariteacute et sa
contingence crsquoest ce qui existe une fois et nrsquoexiste plus jamais ensuite ce sont les
combinaisons passagegraveres drsquoun monde humain aussi mobile que les nuages au vent et
qursquoen mainte occasion le moindre hasard suffit agrave bouleverser et agrave transformer62 raquo
Au-delagrave du laquo particulier dans sa particulariteacute raquo lrsquohistoire nrsquooffre que la simple coordination de
faits crsquoest-agrave-dire une connaissance geacuteneacuterale mais superficielle qui nrsquoapprofondit pas notre
61 Arthur SCHOPENHAUER Le monde comme volonteacute et repreacutesentation trad A Burdeau (Paris PUF 2004
[1966]) p 1181 Il est agrave noter que Schopenhauer utilise systeacutematiquement le terme Geschichte pour deacutesigner agrave la
fois les eacuteveacutenements passeacutes et leur narration Il nrsquoutilise Historie qursquoune fois au sect 48 62 Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation II p 1181-1182
24
connaissance du sens du devenir63 Le mouvement que preacutesuppose la succession des
eacuteveacutenements ne reacutealise aucun dessein et ne manifeste aucun processus susceptible drsquoecirctre abstrait
du fait particulier en tant que tel laquo lrsquohistoire nrsquoest en fait que le long recircve le songe lourd et
confus de lrsquohumaniteacute64 raquo Or si lrsquohistoire eacutechappe agrave la saisie conceptuelle il nrsquoen demeure pas
moins qursquoelle permet une compreacutehension de lrsquoexpeacuterience humaine mais une compreacutehension
seulement laquo selon lrsquoIdeacutee65 raquo Contrairement au concept qui est lrsquouniteacute abstraite drsquoune pluraliteacute
lrsquoideacutee schopenhauerienne est laquo lrsquouniteacute qui se transforme en pluraliteacute par le moyen de lrsquoespace et
le temps raquo elle est laquo unitas ante rem66 raquo Elle preacutecegravede ses repreacutesentations qui ne peuvent eacutepuiser
son sens Elle est laquo comme un organisme vivant croissant et prolifique capable en un mot de
produire ce que lrsquoon nrsquoy a pas introduit67 raquo Mais pour connaicirctre ainsi le sens ultime de lrsquohistoire
il faut laquo deacutepouiller toute volonteacute toute individualiteacute et srsquoeacutelever agrave lrsquoeacutetat de sujet connaissant pur
autant dire qursquoelle est cacheacutee agrave tous si ce nrsquoest qursquoau geacutenie et agrave celui qui gracircce agrave une exaltation
de sa faculteacute de connaissance pure [hellip] se trouve dans un eacutetat voisin du geacutenie68 raquo Mais si
lrsquohistoire se distingue de la science par le fait qursquoelle permet de comprendre lrsquoexpeacuterience
humaine selon lrsquoideacutee elle nrsquoappartient pas pour autant au domaine artistique ― le domaine ideacuteal
par excellence selon Schopenhauer ― car elle ne peut eacutegaler la poeacutesie qui elle est en mesure
63 Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation p 1179-1180 64 Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation II p 1183 65 SCHOPENHAUER Le monde comme volonteacute p 313 Il va sans dire eacutevidemment que Schopenhauer agrave lrsquoinstar
drsquoAristote ne classe pas lrsquohistoire et la poeacutesie au mecircme niveau puisque cette derniegravere laquo a un caractegravere plus eacuteleveacute
que lrsquohistoire raquo Cf ARISTOTE Poeacutetique IX 1451 b 5 citeacute par Schopenhauer dans Le monde comme volonteacute op
cit p 1178 66 Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation I p 302 67 Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation I p 302 68 Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation I p 301
25
drsquoatteindre la veacuteriteacute de lrsquoIdeacutee69 Lrsquohistoire en tant qursquoensemble drsquoeacuteveacutenements est donc exclue
du domaine de la repreacutesentation scientifique lrsquoaccegraves agrave la veacuteriteacute de lrsquoart eacutetant lui aussi interdit
elle est pour ainsi dire une connaissance orpheline deacutepourvue drsquoun sens propre
22 La conscience reacutefleacutechie
Or agrave deacutefaut drsquoecirctre un savoir pouvant faire le reacutecit historique deacutefinitif lrsquohistoire est la
laquo conscience reacutefleacutechie de lrsquohumaniteacute raquo explique Schopenhauer70
laquo Seule lrsquohistoire eacutecrit-il donne agrave un peuple une entiegravere conscience de lui-mecircme
Lrsquohistoire peut donc ecirctre regardeacutee comme la conscience raisonneacutee de lrsquoespegravece humaine
elle est agrave lrsquohumaniteacute ce qursquoest agrave lrsquoindividu la conscience soutenue par la raison reacutefleacutechie
coheacuterente dont le manque condamne lrsquoanimal agrave rester enfermeacute dans le champ eacutetroit du
preacutesent intuitif71 raquo
Lrsquohistoire est ce par quoi lrsquohumaniteacute devient consciente drsquoelle-mecircme en tant que pluraliteacute dont
le sens et la valeur ne se limitent pas au preacutesent de la geacuteneacuteration actuelle72 La connaissance
historique est donc la repreacutesentation reacuteflexive de lrsquohumaniteacute par laquelle celle-ci prend
conscience de la continuiteacute diachronique qui lrsquoanime et qui fonde son individualiteacute par-delagrave le
particulier dans sa particulariteacute Si le mateacuteriau de lrsquohistoire refuse toute saisie conceptuelle et si
le reacutecit historique ne peut atteindre la veacuteriteacute de lrsquoIdeacutee lrsquohistoire en tant que conscience reacutefleacutechie
69 Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation I p 313-314 70 Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation II p 1186 Cette eacutevaluation positive du travail de
lrsquohistorien qui deacutetonne par rapport agrave celle que lrsquoon retrouve au sect 51 se trouve au chapitre XXXVIII de la
deuxiegraveme partie de Le monde comme volonteacute et repreacutesentation ajouteacutee comme suppleacutement au premier livre dans
la deuxiegraveme eacutedition Il commence le chapitre par le commentaire suivant laquo Dans le passage ci-dessous indiqueacute
du premier volume jrsquoai longuement montreacute comment et pourquoi la poeacutesie sert plus que lrsquohistoire agrave la
connaissance de la nature humaine hellip Mais pour eacuteviter tout malentendu sur la valeur de lrsquohistoire je veux
exprimer ici ce que jrsquoen pense raquo (Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation II p 1178) 71 Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation II p 1185 72 Cf Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation Ibid
26
eacutelegraveve neacuteanmoins lrsquoindividu agrave la contemplation de soi-mecircme en tant que membre drsquoune
individualiteacute supeacuterieure Lrsquoeacutecriture historique laquo sert agrave reacutetablir lrsquouniteacute dans cette conscience du
genre humain briseacutee et morceleacutee sans cesse par la mort [hellip] elle remeacutedie agrave la dissolution du
genre humain et de sa conscience en un nombre infini drsquoindividus eacutepheacutemegraveres et elle brave ainsi
le temps qui srsquoenvole dans une fuite irreacutesistible avec lrsquooubli son compagnon73 raquo Crsquoest en ce
sens que nous devons comprendre lrsquoapport essentiel de Schopenhauer agrave la penseacutee nietzscheacuteenne
de la deuxiegraveme Inactuelle En rejetant les velleacuteiteacutes conceptuelles des philosophes et les
ambitions scientistes des historiens Schopenhauer libegravere lrsquohistoire de ses uniques œillegraveres
reacutetrospectives Le regard de lrsquohistorien devient degraves lors reacuteflexif en prenant conscience de lui-
mecircme en tant que repreacutesentant de lrsquohumaniteacute
La deacutevaluation du savoir historique et lrsquoaffirmation de lrsquoideacutealiteacute estheacutetique ne sont pas
sans rappeler la position du jeune Nietzsche Emboitant vraisemblablement le pas agrave
Schopenhauer74 Nietzsche affirme en effet que laquo le passeacute et le preacutesent sont une seule et mecircme
chose agrave savoir un ensemble immobile de types eacuteternellement preacutesents et identiques agrave eux-
mecircmes [hellip] une structure drsquoune valeur immuable et drsquoune signification inalteacuterables75 raquo Il serait
cependant hacirctif de reacuteduire la deuxiegraveme Inactuelle agrave la condamnation drsquoinspiration
schopenhauerienne des ambitions philosophiques des Ideacutealistes et des preacutetentions scientistes des
73 Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation II p 1186 74 On se rappellera lrsquoaffirmation qui ouvre La naissance de la trageacutedie et qui fait deacutependre notre connaissance de
lrsquoorigine du tragique et le deacuteveloppement de lrsquoart de laquo lrsquoimmeacutediate certitude intuitive raquo (NdT sect 1 p 41 KSA 1
p 25) Sur lrsquoimportance estheacutetique de lrsquointuition (Anschauung) pour les reacuteflexions au sujet de lrsquohistoire de
Schopenhauer et celles de Nietzsche dans NdT voir Anthony K JENSEN Nietzschersquos Philosophy of History
Cambridge Cambridge University Press 2013 p 57-81 75 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenients de lrsquohistoire pour la vie sect 1 p 101 (KSA 1 p 256)
27
historiens Si Nietzsche deacuteploie laquo un effort systeacutematique de deacutesinteacutegration des thegravemes mobiliseacutes
par les philosophies de lrsquoHistoire76 raquo cet effort ne prend pas lrsquounique forme drsquoune apparente
fuite hors de lrsquohistoire par lrsquoaffirmation drsquoune perspective supra-historique77 En effet selon
Nietzsche laquo tout homme tout peuple a besoin selon ses buts ses forces ses manques de
posseacuteder une certaine connaissance du passeacute78 raquo Or cette connaissance nrsquoest pas celle du reacutecit
des origines et de lrsquoeacutevolution drsquoun peuple qui dissout une culture en ses multiples sources Elle
est lrsquoorganisation reacuteflexive de ces mecircmes sources du chaos interne de formes et drsquoideacutees qui en
se reacutefleacutechissant soi-mecircme creacutee lrsquouniteacute culturelle drsquoun peuple ou drsquoun individu79 Pour
Nietzsche agrave lrsquoinstar de Schopenhauer lrsquohistoire en vient agrave outrepasser les limites du preacutesent
immeacutediat et son objectivation en autres modaliteacutes temporelles (passeacute avenir) Degraves lors le
preacutesent ne projette plus des rapports artificiels agrave des moments qui lui sont exteacuterieurs il prend
76 Geacuterard LEBRUN Lrsquoenvers de la dialectique Hegel agrave la lumiegravere de Nietzsche Paris Seuil 2004 p 316 77 Nietzsche nomme le point de vue qui se deacutetourne du devenir historique pour le porter laquo vers ce qui donne agrave
lrsquoexistence son caractegravere drsquoeacuteterniteacute et de stabiliteacute vers lrsquoart et la religion raquo (De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect
10 p 166 (KSA I p 330)) le supra-historique [uumlberhistorisch] Ce regard sur laquo ce qui est toujours et ne devient
jamais raquo (Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation II p 1184) pour reprendre lrsquoexpression de
Schopenhauer est la position de lrsquoecirctre du devenir (historique) (Cf Wolfgang MUumlLLER-LAUTER Nietzsche his
philosophy of contradictions and the contradictions of his philosophy trad David J Parent Urbana University
of Illinois Press 1999 p 27) et se precircte aiseacutement agrave un rapprochement avec la laquo meacutetaphysique drsquoartiste raquo que lrsquoon
retrouve dans La naissance de la trageacutedie77 (Cf Walker KAUFMANN Nietzsche philosopher psychologist
antichrist Princeton Princeton University Press 1974 p 152 et suiv Voir aussi Geacuterard Lebrun qui eacutecrit dans
Lrsquoenvers de la dialectique Hegel agrave la lumiegravere de Nietzsche Paris Seuil 2004 qursquoil est question de laquo revenir au
projet qui animait la meacutetaphysique lrsquoArt en offrira le moyen et permettra agrave lrsquohomme moderne de ne plus se
tenir pour le jouet de lrsquoldquoeacuteternel devenirrdquo raquo (p 52))
Malgreacute la tentation de reacuteduire la penseacutee nietzscheacuteenne de cette peacuteriode agrave lrsquoapologie drsquoune meacutetaphysique
pessimiste drsquoinspiration schopenhauerienne lrsquoexposeacute de cette puissance supra-historique ne reacutesume pas pour
autant la penseacutee essentielle de la deuxiegraveme Consideacuteration inactuelle
laquo [L]aissons aux hommes supra-historiques hellip leur sagesse aujourdrsquohui eacutecrit Nietzsche nous voulons au
contraire nous reacutejouir de notre manque de sagesse et nous donner du bon temps comme gens drsquoaction et de
progregraves Comme adorateur du processus raquo (De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 1 p 102 (KSA 1 p 256) trad
mod) 78 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 4 p 114 (KSA 1 p 271) 79 Cf De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect10 p 168-167 (KSA 1 p 333-334)
28
conscience du passeacute et de lrsquoavenir comme les modaliteacutes qui lui sont constitutives Nous ne
pouvons comprendre le passeacute sans ecirctre laquo les architectes du futur et les interpregravetes du preacutesent80 raquo
eacutecrit-il car le preacutesent est toujours deacutejagrave animeacute par sa relation essentielle au passeacute et au futur dont
il ne peut srsquoextraire Eacutecrire lrsquohistoire ne peut donc se reacuteduire agrave la repreacutesentation de moments
discrets mais eacutequivaut par sa conscience de la distension de tout instant agrave deacutepeindre lrsquohorizon
de lrsquoavenir du mecircme coup que celui du passeacute Lrsquohistoire est une laquo simultaneacuteiteacute intemporelle raquo
dans laquelle srsquoabicircme lrsquoindividualiteacute de lrsquoinstant et provoque de ce fait lrsquoeacuteclosion drsquoautres
instants
23 Jacob Burckhardt
Cette conscience historique au cœur des reacuteflexions de Nietzsche est approfondie dans
les eacutecrits de lrsquohistorien bacirclois Jacob Burckhardt Collegravegue de Nietzsche agrave lrsquouniversiteacute de Bacircle et
partisan prudent du pessimisme schopenhauerien81 Burckhardt reacutecuse aussi la primauteacute du reacutecit
chronologique et rejette drsquoembleacutee tout recours agrave une philosophie de lrsquohistoire qui srsquoaffaire
uniquement agrave faire ressortir un sens de la progression eacuteveacutenementielle du devenir historique
Pour Burckhardt comme pour Schopenhauer lrsquohistoire nrsquoest jamais Histoire lrsquoenchaicircnement
des eacuteveacutenements ne forme pas en soi un reacutecit posseacutedant une signification et un sens sans position
80 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 6 p 135 (KSA 1 p 294) 81 Nietzsche assiste au cours de Burckhardt de lrsquohiver 1870-1871 qui est la base de ses fameuses Consideacuterations
sur lrsquohistoire universelle auxquelles nous nous reacutefeacutererons dans ce qui suit Dans une lettre agrave son ami Carl von
Gersdorff dateacutee du 7 novembre 1870 Nietzsche eacutecrit laquo Je suis un cours hebdomadaire qursquoil donne sur lrsquoeacutetude
de lrsquohistoire et je pense bien ecirctre le seul parmi ses soixante auditeurs agrave saisir dans les eacutetranges reacutefractions et les
deacutetours qursquoelle comporte lorsqursquoelle effleure un point deacutelicat les profonds meacuteandres de sa penseacutee hellip crsquoest le
genre de cours que je pourrais donner moi-mecircme si jrsquoavais quelques anneacutees de plus raquo (Briefwechsel kritische
Gesamtausgab Abt I Bd 1 Briefe von Friedrich Nietzsche April 1869- Mai 1872 G Colli et M Montinari
(dir) Berlin de Gruyter 1975)
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philosophique La trame historique est un ensemble soumis agrave lrsquointerpreacutetation qui ne peut
eacutechapper ni agrave une deacutetermination preacutealable ni agrave lrsquointroduction drsquoun sens exteacuterieur aux eacuteveacutenements
eux-mecircmes Mecircme lrsquoanalyse eacutetiologique dont deacutepend une coordination chronologique des faits
manifeste une deacutecision qui est trop souvent passeacutee sous silence et qui se cache sous
laquo lrsquoobjectiviteacute raquo de lrsquohistorien Connaicirctre le passeacute nrsquoeacutequivaut pas pour Burckhardt agrave une
accumulation de faits par un spectateur indiffeacuterent Toute connaissance requiert la participation
active de lrsquoesprit qui ne fait pas que recevoir et classifier passivement les faits historiques Il
extrait reacuteduit et condense ce qursquoil srsquoaffaire agrave connaicirctre laquo afin [drsquoen] saisir la quintessence82 raquo
Mais agrave lrsquoinverse si lrsquoobjet historique est drsquoembleacutee informeacute par sa transformation en
connaissance crsquoest eacutegalement le cas pour lrsquohistorien explique Burckhardt laquo les savants eux-
mecircmes sont toujours deacutesorienteacutes [] par les formes exteacuterieures du passeacute et ils doivent accomplir
tout un travail pour se les assimiler83 raquo Srsquoaffairant agrave lrsquointerpreacutetation de la trace fugace et
eacutepheacutemegravere du passeacute lrsquohistorien lrsquoaccorde au diapason de sa nature mais ce faisant celle-ci est
alteacutereacutee par son assimilation du passeacute Cette digestion du veacutecu par laquelle lrsquoesprit et le passeacute
interagissent produit quelque chose de qualitativement nouveau et implique la transfiguration
de lrsquohistoire et de lrsquohistorien
laquo De nature ideacuteale alors que les choses dans leur enveloppe concregravete ne le sont pas il
ressemble agrave lrsquoœil qui pour voir le soleil doit ecirctre fait de la mecircme substance que lui
Notre esprit doit srsquoincorporer les souvenirs que laisse en nous son expeacuterience du passeacute
Ce qui fut autrement joie ou douleur doit se muer en connaissance84 raquo
82 Jacob BURCKHARDT Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle trad Sven Stelling-Michaud Paris Allia 2001
p 13 83 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 22 84 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 13-14
30
Mais cette laquo union chimique85 raquo [chemische Verbindung] ne constitue pas du reste
lrsquoessence de la connaissance historique Tout en eacutetant deacutepourvu drsquoune signification intrinsegraveque
le passeacute nrsquoest jamais un ensemble deacutesordonneacute en attente drsquoune interpreacutetation et drsquoun sens il est
la manifestation drsquoexpeacuteriences reacutevolues laquo dont la continuiteacute spirituelle constitue notre bien le
plus preacutecieux86 raquo Ce laquo masque de la tradition87 raquo est le pocircle laquo intentionnel raquo qui anime le deacutesir
de connaicirctre et aiguillonne lrsquointeacuterecirct du sujet connaissant Toute viseacutee historique est assujettie agrave
une intention heacuteriteacutee de la tradition qui deacutetermine preacutealablement ses possibiliteacutes interpreacutetatives
En ce sens la tradition fonde lrsquolaquo objectiviteacute raquo historique car elle deacutetermine la participation de
lrsquohistorien en eacutetablissant preacutealablement un domaine drsquoobjet duquel il ne peut srsquoextirper88 La
signification historique nrsquoest ni lrsquoapanage des eacuteveacutenements eux-mecircmes ni celui de la leacutegislation
libre du sujet Lrsquohistorien appartient toujours deacutejagrave agrave un continuum qui des temps anciens jusqursquoagrave
nous et laquo agrave travers un nombre infini drsquoincarnations successives raquo constitue laquo une
meacutetempsychose ininterrompue de lrsquohomme89 raquo Crsquoest dire que lrsquolaquo union chimique raquo qui
caracteacuterise la rencontre de lrsquohistorien et de lrsquohistorique est avant toute chose laquo un teacutemoignage
de la continuiteacute et de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoesprit90 raquo Mais cet laquo esprit eacutecrit-il est degraves le deacutepart
[schon fruumlh] acheveacute91 raquo il ne se deacuteploie pas par lrsquoinstrumentalisation progressive drsquoune
85 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 24 Cf Gottfried BOEHM laquo La critique de lrsquohistoricisme par Jacob
Burckhardt genegravese et validiteacute raquo Revue germanique internationale 2 (1994) p 78 Gilbert MERLIO
laquo Burckhardt eacuteducateur raquo Eacutetudes germaniques 2 (2000) p 206 86 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 13 87 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 15 88 Cf Gottfried BOEHM laquo La critique de lrsquohistoricisme par Jacob Burckhardt genegravese et validiteacute raquo Revue
germanique internationale 2 (1994) p 75 sq 89 Jacob BURCKHARDT Fragments historiques trad Maurice Chevallier Genegraveve Librairie Droz 1965 p 1-3 90 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 21 91 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 251 traduction modifieacutee Cf Gilbert MERLIO laquo Burckhardt
eacuteducateur raquo p 207-208
31
succession drsquoeacuteveacutenements historiques Pessimiste quant au progregraves moral92 lrsquoenchaicircnement
chronologique nrsquoeacutepuise pas le sens du teacutemoignage historique Burckhardt se deacutemarque par lagrave
des philosophies de lrsquohistoire pour qui lrsquouniversel et toute conscience de celui-ci se reacutevegravelent par
lrsquounique truchement de la succession diachronique des eacuteveacutenements historiques
laquo Les philosophes de lrsquohistoire eacutecrit-il considegraverent le passeacute par opposition au preacutesent et
font du premier un stade preacuteparatoire de notre eacutetat actuel de deacuteveloppement Nous au
contraire nous cherchons ce qui se reacutepegravete ce qui est typique et constant dans les choses
ce qui est accordeacute au diapason de notre nature et qui est compreacutehensible93 raquo
En outre laquo si les documents eacutetaient assez nombreux lrsquohistoire de toutes les eacutepoques nous
enseignerait la mecircme chose94 raquo Puisqursquoil srsquoagit de la continuiteacute de lrsquoesprit humain ou de sa
meacutetempsychose historique aucune diffeacuterence speacutecifique ne peut deacutepartager les eacutepoques ou les
instants historiques au regard de leur importance pour notre compreacutehension Lrsquoesprit est toujours
le mecircme acheveacute et indiffeacuterent au temps Aucune position historique nrsquooffre une perspective
privileacutegieacutee ou un accegraves plus assureacute au sens de lrsquohistoire Ni un commencement hypotheacutetique ni
une fin ultime supposeacutee ne peuvent servir de point drsquoancrage pour une perspective unique
acceacutedant agrave la Veacuteriteacute de lrsquoHistoire laquo Au contraire le monde ― et nous y compris ― existe en
premier lieu pour lui-mecircme ensuite pour ce qui lrsquoa preacuteceacutedeacute enfin seulement pour nous et pour
lrsquoavenir95 raquo
24 Lrsquointuition historique
92 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 9 93 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 9 94 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 20 95 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 9
32
Mais que reste-t-il de lrsquohistoire degraves lors que lrsquoon a reacuteduit sa trame agrave une seacuterie drsquoinstants
indiffeacuterents quant agrave leur sens et eacutecarteacute toutes consideacuterations chronologiques et diachroniques
Drsquoabord lrsquoimplication fonciegravere de lrsquohistorien qui caracteacuterise essentiellement son mode drsquoecirctre
est beaucoup plus que la rencontre du preacutesent et du passeacute Elle teacutemoigne de la preacutesentification96
par laquelle le passeacute srsquoactualise et se deacutetermine dans toute interpreacutetation historique De plus aux
laquo coupes longitudinales97 raquo des chronologies philosophiques Burckhardt oppose ses coupes
laquo transversales98 raquo Il conccediloit lrsquohistoire sur le mode de la saisie imageacutee de pheacutenomegravenes
synchrones et substitue une repreacutesentation interpreacutetative emprunteacutee de la projection artistique
de lrsquoexpeacuterience immeacutediate du monde pour lrsquoexplication historique traditionnelle fondeacutee sur la
compreacutehension drsquoune succession causale99 Il ne valorise donc pas tant lrsquoeacutetude de lrsquoHistoire en
tant que telle [das Geschichte] que celle de laquo lrsquohistorique raquo [das Geschichtliche] 100 En
cherchant avec ses coupes transversales laquo ce qui se reacutepegravete ce qui est typique et constant dans
les choses101 raquo Burckhardt fige et soustrait lrsquoinstant au temps afin de donner parole au
particulier102 Or cette approche nrsquoa eacutevidemment rien drsquoune deacutemarche conceptuelle et
96 Nous employons lrsquoexpression preacutesentification et repreacutesentation que Nietzsche nrsquoemploi jamais par ailleurs
afin de distinguer ses reacuteflexions non seulement de celles de Schopenhauer mais aussi pour eacuteviter tout malentendu
lieacute agrave lrsquoideacutee drsquoune repreacutesentation historique 97 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 8 98 MERLIO laquo Burckhardt eacuteducateur raquo p 205 Cf Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 7 99 John R HINDE Jacob Burckhardt and the Crisis of Modernity Montreal McGill-Queens press 2000 p 203
sq 100 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 21 101 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 9 102 Siegfried Kracauer exprime bien ce rejet chez Burckhardt du sens primordial accordeacute agrave lrsquoeacutecoulement du temps
par les philosophies de lrsquohistoire au profit drsquoune conception de lrsquoeacutepoque comme tout permettant une
interpreacutetation plus perspicace de lrsquohistoire laquo hellip Burckhardt brings time to a standstill and having stemmed its
flow dwells in the cross-section of immobilized phenomena which then presents themselves for scrutiny His
account of them is a morphological description not a chronological narrative raquo Siegfried KRACAUER History
the last things before the last Princeton Marcus Wiener 1995 [1965] p 151
33
explicative car laquo lrsquohistorique raquo ne peut ecirctre perccedilu qursquoagrave la faveur drsquoune vision historique propre
agrave lrsquohistorien qui explique Burckhardt laquo peut ecirctre maicirctriseacute seulement par Anschauung103 raquo
Lrsquohistorique explique-t-il apparaicirct par lrsquoentremise drsquoune intuition qui preacutecegravede et fonde toute
explicitation du passeacute et appartient de ce fait au domaine de la sensibiliteacute ce qui transforme les
modaliteacutes de notre relation au passeacute
En tant qursquoAnschauung lrsquohistorique participe ainsi agrave une estheacutetique drsquoartiste104 ― une
estheacutetique qui repose sur la creacuteation de sens et non sa compreacutehension ― et traduit les viseacutees
dialogiques de laquo lrsquounion chimique raquo en une transcription du passeacute Cette transcription implique
une reformulation de la participation historique car elle rattache lrsquohistorique au domaine de la
repreacutesentation artistique et la soustrait agrave toute viseacutee simplement hermeacuteneutique Alors que
lrsquohermeacuteneute contemple lrsquohistoire en spectateur ― activement certes mais toujours avec
lrsquointention de comprendre quelque chose qui demeure transcendant ― lrsquohistorien selon
Burckhardt doit deacutesirer donner forme agrave une expeacuterience qui preacutecegravede toute compreacutehension Il
nous livre ainsi une description de la conscience reacuteflexive de Schopenhauer LrsquoAnschauung
produit une perception preacutesentificatrice de ce qui nrsquoest plus et impose agrave lrsquohistorien la conscience
que le passeacute est deacutesormais son passeacute De lagrave procegravede ensuite la compreacutehension historique
proprement dite Il ne srsquoagit donc pas de retenir quelque chose malgreacute lrsquoeacutecoulement du temps
103 BURCKHARDT Briefe Erster Band Jugend und Schulzeit erste Reisen nach Italien Studium in Neuenburg
Basel Berlin und Bonn 1818 bis Mai 1843 Basel Benno 1949 p 208 ldquoDie Geschichte ist und bleibt mir
Poesie im groumlszligten Maszligstabe [hellip] An diesem Rande der Welt bleibe ich stehen und steckte meine Arme aus nach
dem Urgrund aller Dinge und darum ist mir die Geschichte lauter Poesie die durch Anschauung bemeistert
werden kannrdquo Agrave ce sujet voir John R HINDE Jacob Burckhardt and the Crisis of Modernity Montreal McGill-
Queens press 2000 p 203-206 104 Cf De la geacuteneacutealogie de la morale III sect 6
34
ou se le figurer encore une fois malgreacute sa disparition Lrsquohistorien ressuscite les moments deacutechus
et leur accorde une pleine preacutesence Or puisque lrsquointuition historique ne manifeste pas le passeacute
comme tel mais le laquo passeacute additionneacute105 raquo livreacute par la tradition ce qui apparaicirct et retrouve ainsi
une preacutesence nrsquoest pas une repreacutesentation du passeacute parmi drsquoautres crsquoest le passeacute lui-mecircme Il
nrsquoy a donc plus de distinction agrave faire entre le passeacute tel qursquoil est en soi et tel qursquoil se reacutevegravele agrave
lrsquohistorien LrsquoHistoire [Geschichte] se dissout en histoire [Historie] Deacutesormais les eacuteveacutenements
historiques nrsquoappartiennent plus au passeacute mais au preacutesent de sorte que laquo lrsquoattitude de chaque
siegravecle en face de cet heacuteritage repreacutesente eacutegalement un pheacutenomegravene nouveau que la geacuteneacuteration
suivante devra surmonter et srsquoincorporer comme un fait historique106 raquo
3 LA SENSIBILITEacute
31 La temporaliteacute individuelle
Ce deacutetour par les eacutecrits de Schopenhauer et Burckhardt nous aura permis de penser la
possibiliteacute drsquoune deacute-historicisation de lrsquoexistence En eacutecartant du domaine historique toutes
consideacuterations eacutetrangegraveres agrave notre expeacuterience immeacutediate du passeacute notre existence mondaine
individuelle et quotidienne est arracheacutee aux deacuteterminations historico-philosophiques voire
ontologiques sur lesquelles srsquoappuyaient jusqursquoalors toute interpreacutetation historique et toute
philosophie de lrsquohistoire Cette lecture de Schopenhauer et Burckhardt en ramenant notre
expeacuterience de lrsquohistoire agrave une intuition preacutesentificatrice qui deacuteveloppe une conscience
105 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 31 106 Consideacuterations sur lrsquohistoire universelle p 13
35
ineacuteluctable du passeacute permet de situer les assises de la position nietzscheacuteenne telle qursquoon la
retrouve dans sa deuxiegraveme Consideacuteration inactuelle
Ainsi si Nietzsche arrive agrave la conclusion que lrsquoeacutecriture historique est louable uniquement
dans lrsquoeacutetroite mesure ougrave elle cautionne la veacuteneacuteration des origines inspire lrsquoeacuteleacutevation de lrsquoesprit
et permet de se libeacuterer drsquoun passeacute aride crsquoest que le preacutesent deacutetermine deacutesormais le passeacute et
non lrsquoinverse Son rejet de lrsquohistoricisme comme position philosophique qui pourrait signaler
lrsquoabandon de toute ambition philologique annonce plutocirct lrsquoeacutelaboration drsquoune nouvelle
compreacutehension de lrsquohistoire qui repose sur cette inversion du lien de deacutependance entre les
modaliteacutes temporelles Au demeurant une telle refonte eacutechappe drsquoembleacutee agrave la connaissance
historique en tant que telle laquo la compreacutehension historique consiste exclusivement agrave interpreacuteter
des faits donneacutes agrave partir de preacutesupposeacutes philosophiques raquo explique Nietzsche dans son cours de
lrsquoeacuteteacute 1871 intituleacute Introduction aux eacutetudes de philologie classique107 Une critique du savoir
historique ― au double sens du geacutenitif ― ne pourrait agrave elle seule eacuteclairer ses propres
fondements car elle ne saurait aborder la constitution de son objet sans compreacutehension preacutealable
de son essence lrsquohistoire ne peut ecirctre deacutetermineacutee historiquement108 Comment Nietzsche
envisage-t-il alors de proceacuteder agrave la deacutetermination preacutealable de lrsquoessence des eacutetudes historiques
laquo Je ne tenterai pas de me disculper en cachant que jrsquoai le plus souvent emprunteacute agrave moi
seul les expeacuteriences qui furent agrave lrsquoorigine de ces sentiments torturants [hellip] Il est
107 Introduction aux eacutetudes de philologie classique trad Franccediloise Dastur et Michel Haar (Paris Encre Marine
1994) p 93 (Werke Kritische Gesamtausgabe Abt II Bd 3 Vorlesungsaufzeichnungen 1870-1871 G Colli
et M Montinari (dir) Berlin de Gruyter 1993 p 344 108 Voir agrave ce sujet le commentaire de Martin Heidegger (HEIDEGGER Interpreacutetation de la Deuxiegraveme
consideacuteration intempestive de Nietzsche trad Alain Boutot Paris Gallimard 2009 p 24) laquo Ce qursquoest la
science historique ne se laisse en aucune maniegravere deacuteterminer historiquement parce que aucune science nrsquoest
capable de produire les moyens qursquoil faut agrave chaque fois mettre en œuvre pour deacuteterminer sa propre essence De
plus lrsquohistoire la connaissance historique ne peut ecirctre elle-mecircme caracteacuteriseacutee comme science de lrsquoHistoire qursquoagrave
partir de lrsquoessence de lrsquoHistoire raquo
36
eacutegalement vrai que je suis le disciple drsquoeacutepoques plus anciennes notamment de
lrsquoAntiquiteacute grecque et que crsquoest seulement dans cette mesure que jrsquoai pu faire sur moi-
mecircme comme fils du temps preacutesent des deacutecouvertes aussi inactuelles109 raquo
Crsquoest donc par la description de ses propres expeacuteriences que Nietzsche preacutevoit atteindre une
deacutetermination essentielle du pheacutenomegravene historique En proceacutedant par lrsquoexposition de ses
laquo sentiments torturants raquo Nietzsche srsquoen tient agrave son expeacuterience individuelle seule ce qui interdit
drsquoembleacutee toute geacuteneacuteralisation au sujet de toute structure eacuteveacutenementielle de la trame historique
ou de la formation de notre connaissance du passeacute La deuxiegraveme Consideacuteration inactuelle
prolonge donc la position deacutejagrave esquisseacutee par Burckhardt et Schopenhauer Elle deacuteveloppe une
explicitation du pheacutenomegravene historique primordial qui surgit du fosseacute qui seacutepare le laquo fils du
temps preacutesent raquo du laquo disciple drsquoeacutepoques plus anciennes raquo et fonde le deacuteveloppement subseacutequent
du savoir historique et son abstraction en Histoire Elle se deacutemarque aussi degraves lors drsquoune
hypotheacutetique critique de la raison historique car en prenant ses expeacuteriences (philologiques)
comme unique point de deacutepart Nietzsche redeacutecouvre la temporaliteacute individuelle drsquoougrave procegravede
la constitution originaire de lrsquohistorique et en fait deacutependre le sens fondamental de lrsquohistoire
32 laquo Naturbeschreibung raquo
La redeacutecouverte drsquoune temporaliteacute individuelle originaire est eacutetroitement lieacutee agrave la
singuliegravere logique descriptive que Nietzsche annonce dans la preacuteface Apregraves avoir avoueacute son
intention de laquo deacutepeindre un sentiment raquo qui le rendra laquo indigne du puissant courant
historiciste raquo il preacutecise sa penseacutee en annonccedilant que cette description prendra la forme drsquoune
109 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip laquo preacuteface raquo p 94 (KSA 1 p 247)
37
laquo physiographie raquo [Naturbeschreibung] 110 Cette expression qui est inusiteacutee chez Nietzsche
sans ecirctre un hapax111 deacutetermine la structure des arguments de la deuxiegraveme Inactuelle et meacuterite
drsquoecirctre analyseacutee Elle apparaicirct pour la premiegravere fois dans le lexique philosophique allemand dans
les eacutecrits drsquoEmmanuel Kant112 Elle fait reacutefeacuterence initialement agrave une volonteacute simplement
descriptive qui relegraveve les analogies anatomiques entre classes drsquoorganismes113 qursquoelle utilise
ensuite comme fondements drsquoune classification des ecirctres vivants similaire agrave celle que lrsquoon
retrouve dans le laquo systegraveme scolastique114 raquo heacuteriteacute des Anciens
Ce qui peut apparaicirctre au premier regard comme une approche deacutepasseacutee appartenant agrave
un monde reacutevolu115 est en fait une attitude descriptive qui nrsquoest pas sans inteacuterecirct philosophique
En divisant la science de la nature selon que ses principes sont rationnels (a priori) ou
110 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip laquo preacuteface raquo p 94 (KSA 1 p 246) 111 Bien qursquoil ne srsquoagisse pas drsquoun hapax Nietzsche lrsquoutilise seulement quatre fois et seulement dans ses eacutecrits et
notes de jeunesse Mise agrave part cette son utilisation dans la deuxiegraveme Consideacuteration inactuelle on le retrouve
aussi dans La philosophie agrave lrsquoeacutepoque tragique des grecs trad Michel Haar et Marc de Launay (Paris Gallimard
1975) p 37 et dans deux notes 1872-1873 19 [62][72] 112 Cf Jacob GRIMM Wilhelm GRIMM laquo Naturbeschreibung raquo in Deutsches Woumlrterbuch von Jacob und Wilhelm
Grimm Leipzig Hirzel 1889 vol 7 p 443 Cette expression apparaicirct pour la premiegravere fois dans un texte eacutecrit agrave
la suite du tremblement de terre de Lisbonne de 1755 laquo Geschichte und Naturbeschreibung der merkwuumlrdigsten
Vorfalle des Erdbebens welches an dem Ende des 1755sten Jahres einen groszligen Theil der Erde erschuumlttert hat raquo
in Kants gesammelte Schriften Berlin Acadeacutemie des sciences de Berlin 1902- vol I p 430 On le retrouve
ensuite dans plusieurs de ses textes notamment dans Des diffeacuterentes races humaines (Von den verschiedenen
Racen der Menschen 1775-1777 AK II p 434 443) Fondements meacutetaphysiques de la science de la nature
(Metaphysische Anfangsgruumlnde der Naturwissenschaft 1786 AK IV p 468 471) Sur lrsquoemploi des principes
teacuteleacuteologiques dans la philosophie (Uumlber den Gebrauch teleologischer Principien in der Philosophie 1788 AK
VIII p 161 ff) dans ses Reacuteflexions sur la Logique (AK XVI p 623) et Reacuteflexions sur la meacutetaphysique (AK
XVII p 544) et enfin dans le Opus postumum (AK XXII p 307) 113 KANT Metaphysische Anfangsgruumlnde der Naturwissenschaft AK IV p 468 laquo hellip Naturbeschreibung als
einem Classensystem derselben nach Aumlhnlichkeiten und Naturgeschichte als einer systematischen Darstellung
derselben in verschiedenen Zeiten und Oumlrtern bestehen wuumlrde hellip raquo 114 KANT laquo Des diffeacuterentes races humaines raquo Opuscules sur lrsquohistoire trad Steacutephane Piobetta Paris
Flammarion 1990 p 55n1 (AK II p 443) 115 Cf Silvestro MACUCCI laquo Naturbeschreibung und Naturgeschichte bei Kant Einige Uumlberlegungen zum
Verhaumlltnis von Popper und Kant raquo trad Norbert Hinske in Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 682 (1986)
p 177
38
empiriques (a posteriori) 116 Kant regroupe la Naturbeschreibung avec lrsquohistoire naturelle
[Naturgeschichte] en tant que les composantes empiriques essentielles agrave la doctrine historique
de la nature [historische Naturlehre] Cette Naturgeschichte proceacutederait selon Kant agrave lrsquoanalyse
eacutetiologique et geacuteneacutetique des ecirctres vivants afin de reacuteduire laquo une foule drsquoespegraveces diffeacuterencieacutees en
apparence agrave des races de mecircmes espegraveces117 raquo et ainsi produire une preacutesentation systeacutematique des
ecirctres naturels selon lrsquoespace et le temps118 Elle proposerait laquo un systegraveme physique agrave lrsquousage de
lrsquoentendement119 raquo qui pourrait satisfaire laquo le deacutesir de connaicirctre ce [que les espegraveces] ont eacuteteacute
auparavant et par quelle seacuterie de changements elles sont passeacutees pour en arriver agrave leur eacutetat
preacutesent120 raquo En revanche la Naturbeschreibung ne consideacutererait un objet naturel [Naturdinge]
uniquement qursquoen tant qursquoil est laquo dans son eacutetat actuel121 raquo sans reacutefeacuterence agrave une quelconque
organisation systeacutematique ou geacuteneacutetique des pheacutenomegravenes et sans le concours des lois de
lrsquoexpeacuterience ou des principes a priori Elle eacutevacuerait donc tout eacuteleacutement nrsquoappartenant pas agrave la
sensation elle-mecircme (lois principes etc) pour ne garder que lrsquoobjet de lrsquointuition empirique
crsquoest-agrave-dire le pheacutenomegravene en tant que tel La Naturbeschreibung serait la description drsquoun
116 KANT Metaphysische Anfangsgruumlnde der Naturwissenschaft AK IV p 468-469 117 KANT laquo Des diffeacuterentes races humaines raquo Opuscules sur lrsquohistoire trad Steacutephane Piobetta Paris
Flammarion 1990 p 55n1 (AK II p 443) 118 KANT Metaphysische Anfangsgruumlnde der Naturwissenschaft AK IV p 468 Il est agrave noter que cette
distinction claire entre une histoire naturelle et une description de la nature disparaicirct au fil des reacuteflexions de Kant
et les termes deviennent synonymes dans la troisiegraveme critique Cf Critique de la faculteacute de juger trad Alain
Renaut (Paris Flammarion 1995) sect82 p 425 (AKV p 428) laquo Si le nom qui srsquoest trouveacute admis drsquohistoire de
la nature [Naturgeschichte] doit demeurer pour deacutesigner une description de la nature [Naturbeschreibung] hellip raquo
Pour une discussion du deacuteveloppement du lexique utiliseacute par Kant voir Bernhard Fritscher laquo Kant und Werner
Zum Problem einer Geschichte der Natur und zum Verhaumlltnis von Philosophie und Geologie um 1800 raquo in Kant-
Studien 834 (1992) p 417-435 119 Kant Ibid 120 Kant p 55 (AK II 444) Cf p 443 121 Kant laquo Des diffeacuterentes races humaines raquo op cit p 55n1 (AK II p 443)
39
pheacutenomegravene deacutepourvue de toute volonteacute systeacutematique susceptible drsquoordonner les objets de
lrsquoexpeacuterience selon un principe extrinsegraveque agrave la sensibiliteacute elle-mecircme Elle ne fait reacutefeacuterence agrave
aucune reacutealiteacute exteacuterieure autre que celle qursquoelle peut eacutetablir par analogie entre deux sensations
fonciegraverement heacuteteacuterogegravenes
Quelle est donc lrsquoimportance de ce philosophegraveme pour lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale de la
deuxiegraveme Inactuelle De prime abord cette expression paraicirct avoir un inteacuterecirct limiteacute sans
incidence veacuteritable pour notre compreacutehension de la penseacutee nietzscheacuteenne mais un examen plus
attentif reacutevegravele son importance En effet Nietzsche emploie le terme Naturbeschreibung plutocirct
que de parler simplement de description pour signaler son intention de reacuteduire lrsquohistoire agrave sa
structure pheacutenomeacutenale la plus simple Puisque la Naturbeschreibung ne preacutesuppose aucun fil
conducteur capable drsquounifier la multipliciteacute drsquoobjets naturels de sorte agrave fournir une
laquo systeacutematisation agrave lrsquousage de lrsquoentendement raquo elle ne deacutetient aucune notion preacuteliminaire qui
pourrait permettre une division des pheacutenomegravenes selon les domaines de savoir preacuteeacutetablis Le
portrait qursquooffre Nietzsche nrsquoadmet donc aucune deacutetermination apriorique du domaine
historique et ne preacutejuge donc pas le travail de ses contemporains selon une division des champs
drsquoapplication de ce type de savoir En ce sens la laquo maladie historique raquo et lrsquohypertrophie du
sens historique ne tiennent pas agrave une transgression des limites leacutegitimes du regard historique
En outre il ne preacutesume pas lrsquoexistence drsquoun domaine de connaissance historique circonscrit
preacutealablement et il ne postule pas lrsquoexistence drsquoun objet (historique) qui preacuteceacutederait logiquement
la sensibiliteacute historique Puisque chez Kant la Naturbeschreibung considegravere un pheacutenomegravene
40
uniquement tel qursquoil est laquo dans son eacutetat actuel122 raquo elle ne procegravede agrave aucune analyse geacuteneacutetique
qui pourrait eacuteclairer et expliquer la manifestation de laquo lrsquohistorique raquo en tant que tel Cette
absence de consideacuterations eacutetiologiques deacutetermine aussi la nature du pheacutenomegravene historique lui-
mecircme Car si cette description ne prend pas en compte lrsquoexistence (possible) du devenir et du
changement comme fondements ontologiques de lrsquoHistoire et nrsquoaborde le pheacutenomegravene historique
qursquouniquement tel qursquoil se manifeste agrave preacutesent elle eacutecarte alors lrsquoexistence drsquoun monde
historique eacuteveacutenementiel en soi qui pourrait ecirctre la deacutetermination essentielle de lrsquolaquo historique raquo
Autrement dit puisque la Naturbeschreibung ignore tout de lrsquoexistence drsquoun en soi historique
dont le pheacutenomegravene historique serait la repreacutesentation elle ne peut faire intervenir lrsquoexistence
reacuteelle ou supposeacutee drsquoun monde constitueacute drsquoeacuteveacutenements passeacutes Ce philosophegraveme annonce ainsi
la mise hors circuit de toute reacutefeacuterence agrave une existence historique collective en soi
33 La sensibiliteacute historique
La description du sentiment nietzscheacuteen de la laquo maladie historique raquo comprend donc une
intelligence particuliegravere de lrsquoobjet de lrsquoeacutetude du passeacute historique Plutocirct que de proceacuteder par
lrsquoexamen exclusif de la disposition interne de ces eacutetudes (valeurs meacutethodes etc) et de prendre
son objet (lrsquoHistoire) comme une donneacutee ou encore drsquointerroger drsquoabord la constitution
objective de ce dernier et drsquoen deacuteduire lrsquoessence de lrsquohistorique en tant que tel Nietzsche
commence son exposition de lrsquohistorique sans reacutefeacuterence agrave un quelconque mode drsquoecirctre
(connaissance ou complexe eacuteveacutenementiel) afin de le saisir comme une intuition non constitueacutee
122 KANT laquo Des diffeacuterentes races humaines raquo p 55n1 (AK II p 443)
41
On reconnaicirct aiseacutement par lagrave lrsquoinfluence de Burckhardt et Schopenhauer On peut eacutegalement
apercevoir la perspicaciteacute de Nietzsche Non seulement son utilisation de lrsquoexpression kantienne
signale son acceptation des analyses de ses ceacutelegravebres devanciers elle indique aussi la modaliteacute
de lrsquoapparition de lrsquohistorique Certes lrsquoeacutecriture historique appartient au domaine des arts et
laquo sa valeur consiste [hellip] agrave varier ingeacutenieusement un thegraveme connu [hellip] [et agrave] faire ainsi sentir
dans lrsquooriginal tout un monde de profondeur de puissance et de beauteacute123 raquo Mais lrsquohistoire
avant drsquoecirctre une connaissance ou une œuvre drsquoart est la coordination de sensations et relegraveve
drsquoabord de la sensibiliteacute Elle deacutecoule de lrsquooubli et du ressouvenir crsquoest-agrave-dire de notre capaciteacute
de ressentir agrave nouveau les eacuteveacutenements passeacutes Si lrsquohistoire est la conscience reacutefleacutechie de
lrsquohumaniteacute crsquoest que le passeacute a inscrit sa trace de sorte agrave reacuteapparaicirctre agrave resurgir dans les
geacuteneacuterations subseacutequentes Le sens historique et partant toute signification historique renvoie
drsquoembleacutee agrave la capaciteacute de ressentir laquo lrsquohistoire raquo Lrsquohypertrophie du sens historique est donc la
saturation de notre sensibiliteacute historique et toute conscience historique nrsquoest donc qursquoun
eacutepipheacutenomegravene qui dissimule la capaciteacute drsquoecirctre affecteacute par le passeacute Crsquoest donc agrave partir de cette
sensibiliteacute historique nouvellement deacutecouverte que nous pouvons enfin comprendre la
constitution originaire de notre relation au passeacute et par conseacutequent lrsquoapparition de lrsquohistorique
en tant que tel agrave partir de cette sensibiliteacute sous-jacente agrave lrsquohistoire elle-mecircme
123 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 6 p 133 (KSA 1 p 292)
― Chapitre 2 ―
LA REacuteDEMPTION HISTORIQUE
1 LrsquoEacuteLEacuteMENT HISTORIQUE
11 La typologie historique
Ayant reacuteduit au chapitre preacuteceacutedant le sens historique agrave une forme de sensibiliteacute et
lrsquohistoire au surgissement intuitif de lrsquohistorique en tant que tel [das Historische] reste
maintenant agrave comprendre la constitution affective du pheacutenomegravene historique Notre conscience
de lrsquohistoire eacutecrit Nietzsche est si profondeacutement ancreacutee dans notre existence humaine que le
sens historique ne peut ecirctre laisseacute sans entrave ni le passeacute transformeacute en pur pheacutenomegravene
cognitif sans porter atteinte au deacuteveloppement laquo drsquoun individu drsquoun peuple ou drsquoune
civilisation124 raquo laquo Certes nous avons besoin de lrsquohistoire avertit-il mais nous en avons besoin
autrement que le flacircneur raffineacute des jardins du savoir125 raquo Les connaissances historiques sont
laquo salutaires et porteuses drsquoavenir126 raquo uniquement lorsqursquoelles sont subordonneacutees agrave laquo une force
supeacuterieure127 raquo crsquoest-agrave-dire agrave la vie laquo cette puissance obscure entraicircnante insatiablement
assoiffeacutee drsquoelle-mecircme128 raquo qui srsquoen empare dans sa poursuite drsquoun but pour conserver et veacuteneacuterer
ce qui a eacuteteacute ou pour se deacutelivrer de lrsquoemprise du passeacute129 Cet asservissement vital eacuteloigne alors
lrsquohistoire drsquoune pure forme de connaissance et lui impose trois formes de repreacutesentation
124 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenients de lrsquohistoire pour la vie sect 1 p 97 (KSA 1 p 250) 125 Ibid laquo preacuteface raquo p 93 (KSA 1 p 245) 126 Ibid sect 1 p 102 (KSA 1 p 257) 127 Ibid sect 1 p 103 (KSA 1 p 257) 128 Ibid sect 3 p 113 (KSA 1 p 269) 129 Ibid sect 2 p 103 (KSA 1 p 258)
43
historique possibles ― lrsquohistoire monumentale traditionaliste et critique ― et ce selon la triple
deacutetermination de notre distension temporelle
Degraves la premiegravere note vraisemblablement eacutecrite en preacuteparation de la deuxiegraveme
Inactuelle130 Nietzsche esquisse lrsquoideacutee que toute expression du pheacutenomegravene historique doit ecirctre
deacutetermineacutee au preacutealable par des types ou des formes extrinsegraveques aux eacuteveacutenements eux-mecircmes
Crsquoest ainsi qursquoil deacutecrit les traits essentiels de ce qui sera lrsquohistoire traditionaliste qui aborde laquo le
passeacute comme passeacute sans le deacuteformer sans lrsquoideacutealiser131 raquo et lrsquohistoire monumentale qui
enseigne comment les grandeurs de jadis ont laquo eacuteteacute possibles raquo et seront laquo sans doute possibles agrave
nouveau132 raquo Agrave ces deux formes drsquoexpression vient srsquoajouter lrsquohistoire critique libeacuteratrice
laquo une tentative pour se donner a posteriori le passeacute dont on voudrait ecirctre issu par opposition agrave
celui dont on est reacuteellement issu133 raquo Cette typologie deacutetermine non seulement les types
drsquohistoriographie mais dispose eacutegalement de leurs eacuteleacutements principaux selon le sens essentiel
de notre facticiteacute temporelle Alors que lrsquohistoire traditionaliste repreacutesente notre rapport au passeacute
et lrsquohistoire monumentale les possibiliteacutes drsquoaction au preacutesent lrsquohistoire critique renvoie aux
possibiliteacutes de ce qui reste agrave venir Ensemble elles reprennent la tripartition du temps en passeacute
130 Cf 1873 29 [29] (KSA 7 p 636) 131 FP 1873 29 [29] (KSA 7 p 636) 132 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 2 p 105 (KSA 1 p 260) Trad mod 133 Ibid sect 3 p 114 (KSA 1 p 270) Alors que lrsquohistoire monumentale et lrsquohistoire traditionaliste sont sujets de
longs deacuteveloppements lrsquohistoire critique est traiteacutee en un long paragraphe qui ne fait qursquoesquisser ses traits
geacuteneacuteraux Dans son eacutetude de la deuxiegraveme Inactuelle Joumlrg Salaquarda affirme qursquoil srsquoagit drsquoune addition tardive
au texte Cf Joumlrg SALAQUARDA laquo Studien zur der Zweiten Unzeitgemaumlszligen Betrachtung raquo Nietzsche-Studien no
12 (1984) p 28-30 surtout note 62
44
preacutesent et futur et lrsquoimpriment au cœur mecircme de lrsquohistoire afin drsquoaccorder notre savoir
historique au diapason de notre historiciteacute essentielle134
12 Lrsquohypothegravese artistique
Cette tripartition des formes possibles drsquohistoire nrsquoeacutepuise pas du reste la teneur
philosophique de la deuxiegraveme Inactuelle Ce qui peut au premier regard sembler ecirctre une
division programmatique agrave lrsquointention drsquoune reacuteforme ulteacuterieure des eacutetudes historiques est en fait
la forme apparente drsquoun examen des eacuteleacutements fondamentaux constitutifs de notre rapport au
passeacute Comme nous lrsquoavons vu au chapitre preacuteceacutedent si Nietzsche se permet de proposer ces
types drsquohistoire comme remegravedes neacutecessaires agrave lrsquohypertrophie du sens historique crsquoest parce que
lrsquoHistoire [Geschichte] ― crsquoest-agrave-dire le passeacute en tant que tel ― nrsquoa aucune reacutealiteacute en dehors
de la repreacutesentation que lrsquoon en fait
laquo Penser objectivement lrsquohistoire tel est le travail secret du dramaturge tout rassembler
par la penseacutee rapporter chaque eacuteveacutenement particulier agrave lrsquoensemble du tissu en se basant
sur lrsquohypothegravese artistique qursquoil srsquoy trouve un plan une coheacutesion hypothegravese qui nrsquoa
aucune base empirique ou historique et qui contredit toute ldquoobjectiviteacuterdquo telle qursquoon
lrsquoentend habituellement Crsquoest lrsquoinstinct artistique non lrsquoinstinct de veacuteriteacute qui pousse
lrsquohomme agrave eacutetendre sa toile sur le passeacute et agrave srsquoen rendre maicirctre135 raquo
134 Martin HEIDEGGER Ecirctre et temps trad Emmanuel Martineau Samisdat 1984 p 272 (Sein und Zeit p 396)
laquo La tripliciteacute de lrsquoenquecircte historique est preacute-dessineacutee dans lrsquohistorialiteacute du Dasein et celle-ci permet en mecircme
temps de comprendre dans quelle mesure lrsquoenquecircte authentique doit neacutecessairement ecirctre lrsquouniteacute facticement
concregravete de ces trois possibiliteacutes raquo Nous partons de cette lecture de la typologie historique de Nietzsche dont
nous ne contestons pas la validiteacute mais tirons en revanche une conclusion diffeacuterente lrsquohistoriographie est
indissociable drsquoune forme de reacutedemption qui annonce lrsquoimportance de la transvaluation que lrsquoon retrouve dans les
eacutecrits de Nietzsche de la peacuteriode tardive Lrsquohistoire serait donc reacutesolument reacutetrospective du moins dans la
deuxiegraveme Inactuelle 135 FP 1873 29 [96] (KSA 7 673-676) Cf De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 6 p 131 (KSA 1 p 290)
45
Lrsquoeacutecriture historique serait ainsi animeacutee drsquoune intention ordonnatrice fondamentale qui
imposerait une uniteacute estheacutetique aux eacuteveacutenements conformeacutement agrave ses aspirations ses douleurs et
ses pieacuteteacutes Nous devons redeacutevelopper laquo un instinct de connaissance seacutelectif raquo eacutecrit-il136 La
neacutecessiteacute drsquoune laquo hypothegravese artistique raquo ― lrsquoimposition drsquoune ligne directrice eacutetrangegravere au passeacute
lui-mecircme ― deacutenote agrave la fois lrsquoabsence de toute coheacutesion propre au passeacute et lrsquoobligation de
deacutecouvrir son sens en nous plutocirct que dans son contenu eacuteveacutenementiel
Cette injonction principielle drsquoune lecture artistique du passeacute prolonge la description du
sens historique que nous avons proposeacutee au chapitre dernier comme capaciteacute de ressentir et de
rassembler en nous les eacuteveacutenements passeacutes Mais elle suggegravere eacutegalement que lrsquohistorique en tant
que tel [das Historische] se preacutesente agrave nous drsquoabord comme une multipliciteacute indiffeacuterencieacutee dont
lrsquoaffectiviteacute est au diapason drsquoun sens historique finement accordeacute Lrsquoimportance du recours agrave
un instinct seacutelectif qui anime le premier niveau de lecture de la seconde Inactuelle reacutepondrait
donc en fait agrave une situation preacutecise lrsquoinsensibiliteacute de lrsquohistorien virtuose laquo drsquoaujourdrsquohui raquo qui
a laquo deacuteveloppeacute en lui une telle sensibiliteacute que rien drsquohumain ne lui reste eacutetranger137 raquo Cette
immodestie de lrsquohistorien138 impose la neacutecessiteacute drsquoastreindre sa reacutetrospection agrave une forme de
repreacutesentation qui rend justice et signification au cours des eacuteveacutenements passeacutes139
136 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 6 p 131 (KSA 1 p 290) Cf FP 182-1873 19 [196] (KSA 7 p 479)
laquo Nous devons apprendre agrave la maniegravere dont les Grecs apprenaient de leur passeacute [hellip] pour vivre en faisant un tri
rigoureux et en utilisant immeacutediatement toute chose apprise comme point drsquoappui pour progresser [hellip] Donc pas
en savants raquo 137 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 6 p 131 (KSA 1 p 290) sect 6 p 129 (KSA 1 p 288) 138 Cf Ibid sect 6 p 131 (KSA 1 p 290) sect 6 p 130 (KSA 1 p 288) laquo Crsquoest comme si lrsquoon tirait de la
Symphonie heacuteroiumlque un arrangement pour deux flucirctes agrave lrsquousage des fumeurs drsquoopium raquo 139 Ibid
46
Lrsquohypertrophie du sens historique se preacutesente alors comme une indiffeacuterence inculqueacutee par la
survalorisation de lrsquohistoire
laquo On sent [fuumlhlt] bien que ceci ne sonne pas comme cela que ceci ne produit pas la mecircme
impression que cela mais le sens historique la culture historique consistent preacuteciseacutement
agrave perdre peu agrave peu ce sentiment [Gefuumlhl] drsquoeacutetrangeteacute agrave ne plus srsquoeacutetonner de rien agrave tout
supporter Pour le dire sans apprecirct la jeune acircme est soumise agrave un tel deacuteferlement de
faits eacutetranges barbares brutaux ldquofondus en blocs hideuxrdquo qursquoil ne lui reste qursquoagrave se
reacutefugier dans une insensibiliteacute [Stumpfsinn] deacutelibeacutereacutee140 raquo
Agrave la lumiegravere de cette insensibiliteacute savante lrsquoincompatibiliteacute apparente drsquoune lecture
active du passeacute et de notre capaciteacute agrave lrsquoeacuteprouver passivement srsquoestompe La maladie historique
eacutequivaut donc agrave lrsquoinsensibiliteacute deacuteleacutetegravere drsquoune capaciteacute affective surchargeacutee Autrement dit
lrsquoeacutenumeacuteration des emplois sains du savoir historique reacutepond agrave lrsquoabsence de principe ordonnateur
propre agrave lrsquohistoire Ainsi la prescription nietzscheacuteenne drsquoune lecture seacutelective du passeacute est-elle
animeacutee par lrsquoopposition entre laquo le savoir et la sensibiliteacute [Wissen und Empfinden]
historiques141 raquo et tend agrave renforcer celle-ci au deacutetriment de celui-lagrave Par conseacutequent
laquo lrsquohypothegravese artistique raquo ne serait pas agrave comprendre comme une injonction agrave produire
cyniquement un savoir ou agrave se fabriquer une origine mais connote lrsquoimportance fonciegravere
drsquoentretenir et de cultiver sa sensibiliteacute historique comme la source de notre rapport au passeacute
Comme nous le verrons dans ce qui suit Nietzsche propose en effet une refonte de notre
compreacutehension des structures fondamentales de notre expeacuterience du passeacute et partant du sens
historique et de lrsquohistoire agrave partir de la sensation et de la sensibiliteacute tel qursquoexposeacute au chapitre
dernier Il srsquoagira de montrer comment lrsquohistoriographie est une reacuteaction agrave la charge affective
140 Ibid sect 7 p 139 (KSA 1 p 299) 141 Ibid sect 1 p 98 (KSA 1 p 252)
47
constitutive du pheacutenomegravene lrsquohistorique Notre exposeacute proceacutedera dans un premier temps agrave la
description de notre rapport au passeacute par la conjoncture de ce qursquoil appelle lrsquoeacuteleacutement
laquo historique raquo ― notre capaciteacute drsquoecirctre affecteacute par le passeacute ― et lrsquoeacuteleacutement laquo non historique raquo ―
lrsquooubli actif qui faccedilonne lrsquoeffectiviteacute du passeacute Cette distinction initiale qui reacuteduit la meacutemoire agrave
une proprieacuteteacute commune agrave tout corps organiseacute nous permettra alors drsquoidentifier lrsquoeacuteleacutement
laquo historique raquo au souvenir Enfin par une description de lrsquoeacutepreuve du souvenir nous montrerons
comment Nietzsche reconduit lrsquohistoire agrave la reacutedemption de sa charge affective par une
incorporation historiographique de laquo lrsquohistorique raquo
13 laquo Lrsquohistorique raquo et le laquo non-historique raquo
Lrsquoimportance que Nietzsche accorde agrave lrsquooubli est sans contredit le principal eacuteleacutement
perturbateur de la deuxiegraveme Consideacuteration inactuelle Le rappel de son importance fonde et
justifie agrave la fois son deacuteveloppement des trois types drsquohistoire et son opposition agrave lrsquohistoricisme
ambiant Il introduit cette notion trop souvent ignoreacutee par les historiens et philosophes comme
contrepoint agrave lrsquoimportance deacutebrideacutee de lrsquoanamnegravese historique de ses contemporains qui deacutecoule
du deacutesir historiciste de connaicirctre le passeacute laquo wie es eigentlich gewesen142 raquo Agrave la valorisation
deacutemesureacutee de la meacutemoire qui est submergeacutee laquo par le flot de tout ce qui a jamais eacuteteacute143 raquo
Nietzsche reacutepond laquo la faculteacute drsquoignorer jusqursquoagrave un certain point la dimension historique des
142 Tel que lrsquoexprime la fameuse expression de Leopold Ranke que lrsquoon retrouve dans la preacuteface agrave la deuxiegraveme
eacutedition de son Histoire des peuples romain et germanique Cf Leopold Ranke Saumlmtliche Werke Leipzig 1874
vol 33 p VII Mais cette attitude historienne nrsquoest pas unique agrave Ranke pareille expression se retrouve
eacutegalement chez Lucien de Samosate dans Comment il faut eacutecrit lrsquohistoire laquo Lunique devoir de lhistorien cest
de dire ce qui sest fait raquo Œuvres complegravetes de Lucien de Samosate trad Eugegravene Talbot Paris Hachette 1912
vol 1 p 372 143 Ibid sect 4 p 115 (KSA 1 p 272)
48
choses [est] la plus importante et la plus profonde des faculteacutes car en elle reacuteside le seul
fondement sur lequel peut croicirctre quelque chose de bon de sain de grand144 raquo Lrsquohistoire ne se
limiterait donc pas agrave la seule reacutetention du passeacute et nrsquoeacutepouserait pas la meacutemoire comme son
unique deacutetermination Au peacuteril de voir laquo tout se dissoudre en une multitude de points
mouvants raquo lrsquohistoire doit se reacuteclamer de lrsquooubli laquo Il est possible de vivre et mecircme de vivre
heureux presque sans aucune meacutemoire [hellip] mais il est absolument impossible de vivre sans
oubli145 raquo
Du reste dire qursquoil est laquo absolument impossible de vivre sans oubli146 raquo rappeler le
besoin de laquo sentir les choses [hellip] en dehors de toute perspective historique147 raquo et affirmer la
neacutecessiteacute de lrsquooubli nrsquoeacutequivaut pas agrave une deacutepreacuteciation cateacutegorique du rocircle historique de la
meacutemoire et du souvenir En effet il eacutecrit laquo crsquoest preacuteciseacutement lagrave le principe auquel le lecteur est
convieacute agrave reacutefleacutechir lrsquoeacuteleacutement historique et lrsquoeacuteleacutement non historique sont eacutegalement neacutecessaires
agrave la santeacute drsquoun individu drsquoun peuple drsquoune civilisation148 raquo Il cherche non pas agrave faire lrsquoapologie
de lrsquooubli mais agrave renforcer lrsquoeacutequilibre entre lrsquooubli du passeacute laquo lrsquoeacuteleacutement non historique raquo et son
souvenir laquo lrsquoeacuteleacutement historique raquo Or srsquoil est lrsquoeacuteperon poleacutemique du texte lrsquooubli nrsquoest pas pour
autant le sujet veacuteritable de la deuxiegraveme Inactuelle mais recouvre une interpreacutetation ineacutedite de
lrsquoeacuteleacutement historique et partant de lrsquohistoire149 Et puisque ces deux eacuteleacutements sont enchevecirctreacutes
144 Ibid sect 1 98-99 (KSA 1 p 252) 145 Ibid sect 1 97 (KSA 1 p 250) 146 Ibid p 97 (KSA 1 p 250) 147 Ibid sect 1 p 96 (KSA 1 p 250) 148 Ibid sect 1 p 98 (KSA 1 p 252) 149 Nous nous opposons par conseacutequent agrave la lecture courante de cette Inactuelle qui reacuteduit son contenu
philosophique agrave une apologie de lrsquooubli Pour autant qursquoun tel argument puisse se trouver dans le texte ― et crsquoest
certainement le cas ― son importance prend sa source drsquoabord dans une compreacutehension difficilement repeacuterable
49
il nous est permis de rejoindre ce fondement inavoueacute par le truchement preacuteliminaire de leur
intrication
Nietzsche aborde initialement le diptyque historiquenon-historique en comparant la
temporaliteacute humaine agrave celle de la becircte de troupeau [Heerde]150 Cette comparaison qui sert
premiegraverement agrave relever le caractegravere non historique de la vie animale introduit aussi le souvenir
[Erinnerung] en tant que speacutecificiteacute de la vie humaine151 Alors que lrsquoanimal laquo ne sait ce qursquoest
hier ni aujourdrsquohui il gambade broute se repose digegravere gambade agrave nouveau et ainsi du matin
au soir et jour apregraves jour [il est] eacutetroitement attacheacute [hellip] au piquet de lrsquoinstant152 raquo lrsquohomme
qui pourtant regarde le troupeau laquo du haut de son humaniteacute raquo envie la quieacutetude de lrsquoexistence
animale Contrairement agrave la becircte qui habite un eacuteternel maintenant lrsquohumain est
douloureusement conscient de lrsquoeacutecoulement du temps Or il ne convoite pas tant le calme de
lrsquoexistence de la becircte que sa capaciteacute agrave lrsquooubli immeacutediat agrave se deacutelester instantaneacutement de ses
expeacuteriences Tandis que lrsquoanimal laquo se reacutesout entiegraverement dans le preacutesent raquo et laquo oublie
immeacutediatement raquo le moment preacuteceacutedent lrsquohomme est laquo prisonnier du passeacute raquo lrsquoinstant laquo aussi
vite arriveacute qursquoeacutevanoui aussitocirct eacutechappeacute du neacuteant que rattrapeacute par lui revient cependant comme
agrave une premiegravere voire agrave une deuxiegraveme lecture de la nature mecircme de laquolrsquohistoriqueraquo en tant que fondement preacute-
conceptuel de lrsquohistoire 150 Il est agrave noter que cette comparaison est fortement inspireacutee du poegraveme de Giacomo Leopardi Canto notturno di
un pastore errante dellrsquoAsia qursquoil lut en allemand dans la traduction de R Hamerling Gedichte von G Leopardi
Hildburghausen 1866 Cf FP 1873 29 [97-98] (KSA 7 p 676-677) Voir aussi Joumlrg SALAQUARDA laquo Studien
zur zweiten Unzeitgemaumlssen Betrachtungen raquo Nietzsche-Studien 12 (1984) p 27 151 Nous suivons librement la lecture de Martin Heidegger qui dans son Interpreacutetation de la Deuxiegraveme
consideacuteration intempestive de Nietzsche observe agrave juste titre que laquo la question de lrsquohistoire hellip nrsquoest en aucun cas
celle ougrave se joue la diffeacuterentiation de lrsquohomme et de lrsquoanimal mais cette question concerne uniquement lrsquoessence
de lrsquohommehellip raquo Martin HEIDEGGER Interpreacutetation de la Deuxiegraveme consideacuteration intempestive de Nietzsche
trad Alain Boutot Paris Gallimard 2009 p 68 152 De lrsquoutiliteacutehellip sect 1 p 95 (KSA 1 p 248)
50
un fantocircme troubler la paix drsquoun instant ulteacuterieur153 raquo Bien que lrsquohumain laquo srsquoeacutetonne [hellip] de ne
pouvoir apprendre agrave oublier raquo et envie la tranquilliteacute de lrsquoexistence non historique
[unhistorisch] de la becircte154 crsquoest drsquoecirctre contraint au souvenir qui cause son plus grand malheur
Si agrave la vue du troupeau lrsquohomme deacuteplore le fait de ne pouvoir vivre une vie de bonheur
tranquille et souhaite srsquoaffranchir du temps ce deacutesir tient tout drsquoabord au fait qursquoil est sans cesse
troubleacute par le retour des eacuteveacutenements passeacutes et laquo srsquoarc-boute contre la charge toujours plus
eacutecrasante du passeacute155 raquo Il est inquieacuteteacute avant toute chose par ses reacuteminiscences involontaires et
son aspiration agrave lrsquooubli est donc une reacuteaction au retour des moments passeacutes156
Lrsquoecirctre humain se distingue donc par le fait qursquoil ne peut se tenir laquo au seuil de lrsquoinstant raquo
comme la becircte de troupeau Il ne peut se deacutelester du passeacute qursquoil est contraint agrave revivre comme
le rappel drsquoun bonheur impossible Nietzsche eacutenonce ainsi la premiegravere caracteacuteristique essentielle
de notre expeacuterience de laquo lrsquohistorique raquo il ne se vit pas uniquement comme une succession
continue de moments singuliers mais aussi comme la reacuteapparition inopineacutee de moments
reacutevolus Or cette speacutecificiteacute historique de la conscience humaine comprend deux modaliteacutes
distinctes mais compleacutementaires Nous eacuteprouvons lrsquohistoire par la reacutetention du passeacute et par son
153 Ibid (KSA 1 p 249) 154 Ibid 155 Ibid p 95-96 (KSA 1 p 249) 156 Ainsi ce que Nietzsche relegraveve agrave lrsquoaide cette comparaison est le fait que lrsquoecirctre humain est contraint au souvenir
et non comme preacutetendent certains commentateurs reacutecents lrsquoimportance de lrsquooubli animal Voir notamment
Vanessa LEMM Nietzschersquos Animal Philosophy culture politics and the animality of the human being New-
York Fordham University Press 2009 p 86 sq Lemm deacuteveloppe une interpreacutetation de cette Inactuelle qui
souligne lrsquoimportance de lrsquooubli et en fait la thegravese essentielle du texte laquo My interpretation of ldquoOn the Use and
Disadvantage of History for Liferdquo is new in a sense that it is centered on forgetfulness rather than memory I
contend that the novelty of Nietzschersquos essay is contained in his assertion that animal forgetfulness is prior and
primordial to human memory and that life is historical through and through because it is forgetful through and
through raquo (p 86-87)
51
retour Par la premiegravere Nietzsche fait reacutefeacuterence agrave la meacutemoire crsquoest-agrave-dire agrave la faculteacute par
laquelle certains instants sont enregistreacutes et conserveacutes deacutefinissant ainsi le contenu du laquo passeacute raquo
Lrsquoautre deacutenote le souvenir par lequel un eacuteveacutenement passeacute inscrit en meacutemoire redevient preacutesent
produisant ainsi lrsquoapparence drsquoune succession passeacutee dont lrsquoecirctre humain contrairement agrave la
simple creacuteature peut avoir conscience Ensemble la meacutemoire et le souvenir circonscrivent les
modaliteacutes de notre rapport aux moments passeacutes (conservation retour) mais seul le souvenir
relegraveve de ce que Nietzsche nomme laquo lrsquohistorique raquo
2 LA MEacuteMOIRE
21 laquo Ideacutealisme mateacuteriel raquo
La diffeacuterence entre la conscience historique humaine et lrsquooubli de la becircte de troupeau
nrsquoexclut pas pour autant lrsquoexistence possible drsquoune meacutemoire animale En effet dans une seacuterie
de notes de lecture157 eacutecrites peu avant la reacutedaction de la deuxiegraveme Inactuelle et qui teacutemoignent
157 Cf le cahier de note de lrsquoeacuteteacute 1872 au deacutebut 1873 (P I 20b) classeacute par Colli et Montinari 1872-1873 19 voir
aussi les cahiers 27 (U II 1 Printemps-automne 1873) et 29 (U II 2 Eacuteteacute-automne 1873) Il va sans dire que
lrsquoinfluence de Friedrich Albert Lange qui oriente sa compreacutehension des deacutebats en science naturelle est
preacutepondeacuterante durant cette peacuteriode cf Friedrich A LANGE Histoire du mateacuterialisme et critique de son
importance agrave notre eacutepoque trad B Pommerol Paris Coda 2004 p 369-435 p 482-524 719-741 Ces notes se
laissent aussi lire comme une appropriation critique des ideacutees avanceacutees par Eduard von Hartmann dans la
troisiegraveme partie de son grand ouvrage Philosophie de lrsquoInconscient intituleacute laquo Meacutetaphysique de lrsquoInconscient raquo
voir Eduard von HARTMANN Philosophie de lrsquoinconscient trad D Nolen Paris Librairie Germer Bailliegravere
1877 p 79-153 En plus de lrsquoinfluence notable de Lange et Hartmann ces notes font aussi eacutetat de lrsquoinfluence du
livre peu connu de Johann Carl Friedrich ZOumlLLNER Uumlber die Natur der Cometen Beitraumlge zur Geschichte und
Theorie der Erkenntniss Leipzig Wilhelm Engelmann 1872 dans lequel on trouve une bregraveve discussion des
thegraveses de Ewald Hering au sujet de la meacutemoire (voir p xv-xvi) Zoumlllner y cite le discours de Hering agrave lrsquoAcadeacutemie
des sciences de Vienne du 30 mai 1870 (Ueber das Gedaumlchtniss als eine allgemeine Function der organiserten
Materie) qui eut une influence notable sur les premiegraveres recherches physiologiques au sujet de la meacutemoire En
traduction anglaise Ewald HERING laquo Memory as a General Function of Organised Matter raquo On Memory and the
Specific Energies of the Nervous System Chicago Open Court 1897 p 2-27 Au sujet de Nietzsche et la
meacutemoire voir notamment Christian J EMDEN Nietzsche on Language Consciousness and the Body
Urbana University of Illinois Press 2005 p 145 sqq
52
de son intention de comprendre les soubassements physiologiques de la sauvegarde des
expeacuteriences passeacutees Nietzsche en vient agrave concevoir speacuteculativement une forme de reacutetention
partageacutee par toutes les formes de vie laquo Et si la meacutemoire [Gedaumlchtniβ] et la sensation
[Empfindung] eacutetaient le mateacuteriau des choses 158 raquo Ces reacuteflexions ineacutedites permettent de
diffeacuterencier la meacutemoire capaciteacute de la matiegravere animeacutee agrave recevoir lrsquoinscription eacuteveacutenementielle
et le souvenir processus proprement humain qui caracteacuterise essentiellement laquo lrsquohistorique raquo
La reacuteduction de la meacutemoire agrave son support mateacuteriel traduit la voie meacutediane entre le
mateacuterialisme et lrsquoideacutealisme traceacutee par le neacuteokantien Friedrich Albert Lange dans son ouvrage
Histoire du mateacuterialisme et critique de son importance agrave notre eacutepoque159 Tout en reprenant les
grandes lignes de la philosophie transcendantale de Kant Lange reacuteinterpregravete laquo lrsquoideacutealisme
formel160 raquo kantien pour lui donner une base physiologique qui inscrit lrsquointellect au sein mecircme
du monde pheacutenomeacutenal Sa refonte mateacuterialiste de la philosophie transcendantale kantienne peut
se reacutesumer en trois propositions essentielles
laquo I Le monde des sens est un produit de notre organisation
II Nos organes visibles (corporels) ne sont comme toutes les autres parties du monde
des pheacutenomegravenes que des images drsquoun objet inconnu
III Le fondement transcendant de notre organisation nous reste donc inconnu aussi bien
que les choses qui ont de lrsquoaction sur nos organes Nous nrsquoavons jamais devant nous que
le produit des deux facteurs161 raquo
Selon les deux premiers eacutenonceacutes de son laquo ideacutealisme mateacuteriel162 raquo le monde empirique de
lrsquoexpeacuterience sensible est deacutetermineacute exclusivement par notre organisation sensorielle Il
158 FP 1872-1873 19 [165] (KSA 7 p 471) voir aussi FP 1872-1873 19 [147] [160-164] (KSA 7 p 465-471) 159 George STACK Lange and Nietzsche New York Berlin Walter de Gruyter p 97 160 LANGE Histoire du mateacuterialisme op cit p 395 161 LANGE Histoire du mateacuterialisme p 731 Cf p 407 et suiv 162 LANGE Histoire du mateacuterialisme p 395
53
maintient donc la barriegravere infranchissable entre les pheacutenomegravenes sujets de la connaissance et la
chose en soi inconnaissable Notre corps ainsi que les autres objets perccedilus ne sont que
manifestations apparentes de choses dont la reacutealiteacute nous eacutechappe Seule la sensibiliteacute permet un
rapport meacutediat et conceptuellement indeacutetermineacute au monde exteacuterieur de sorte que le monde
noumeacutenal demeure complegravetement eacutetanche et deacutepourvu de tout rapport certain agrave notre intellect
Dans un premier temps Lange proscrit toute tentative drsquooutrepasser les limites de notre
sensibiliteacute et conserve en outre la structure de notre entendement comme deacutetermination
formelle de toute expeacuterience et donc de toute pheacutenomeacutenaliteacute
Or si les deux premiers eacutenonceacutes de Lange srsquoaccordent drsquoune maniegravere geacuteneacuterale avec La
critique de la raison pure la troisiegraveme entame une reformulation des soubassements geacuteneacutetiques
du monde pheacutenomeacutenal En affirmant que laquo le fondement transcendant de notre organisation
nous reste donc inconnu aussi bien que les choses qui ont de lrsquoaction sur nos organes raquo Lange
ne fait pas que reprendre les restrictions kantiennes imposeacutees aux preacutetentions meacutetaphysiques de
la raison pure Il introduit lrsquoideacutee que notre organisation nrsquoest pas une grandeur fixe mais deacutecoule
drsquoune interaction constante avec le monde de la chose en soi Lrsquoideacutealiteacute formelle du monde
pheacutenomeacutenal kantien se voit ainsi infleacutechie par lrsquoeacutevolutionnisme mateacuterialiste de Lange Le
pheacutenomegravene nrsquoest plus la simple apparence drsquoune chose en soi hypotheacutetique elle est deacutesormais
une concresence historique qui teacutemoigne du rapport reacuteunissant par une projection ideacutealiste
lrsquointeacuterioriteacute productrice de formes agrave la force effective mais inconnaissable du monde exteacuterieur
54
22 Ideacutealisme sensible
Lrsquoimportance du mateacuterialisme de Lange pour la jeune philosophie nietzscheacuteenne est bien
connue163 mais celle de son laquo ideacutealisme mateacuteriel164 raquo pour la deuxiegraveme Inactuelle demeure elle
largement meacuteconnue Sous lrsquoinfluence de ses lectures reacutepeacuteteacutees de lrsquoœuvre de Lange165
Nietzsche en arrive agrave dissocier le souvenir [Erinnerung] de la meacutemoire [Gedaumlchtniβ] Alors que
celle-ci est reacuteduite agrave une caracteacuteristique eacuteleacutementaire de la matiegravere organiseacutee inextricablement
lieacutee agrave la sensation [Empfindung] le souvenir en tant que processus de rappel qui relie la
reacutetention du passeacute (la meacutemoire) agrave son expression consciente devient le processus interpreacutetatif
fondamental qui deacutetermine la speacutecificiteacute historique de lrsquoecirctre humain
Nietzsche ramegravene drsquoabord la constitution du monde pheacutenomeacutenal agrave celle de notre
organisation physiologique laquo Pour la plante le monde est fait de telle et telle maniegravere ― pour
nous de telle autre maniegravere Si nous comparons les deux forces de perception notre conception
du monde nous paraicirct plus exacte crsquoest-agrave-dire plus conforme agrave la veacuteriteacute166 raquo Or ni la perception
163 Dans une lettre agrave Hermann Muschacke eacutecrite en novembre 1866 peu apregraves la deacutecouverte de lrsquoouvrage de
Lange en 1866 Nietzsche deacutecrit Histoire du mateacuterialisme comme laquo lrsquoœuvre philosophique la plus importante des
dix derniegraveres anneacutees raquo Son enthousiasme ne se deacutement pas lorsqursquoil eacutecrit agrave son ami Carl von Gersdorff agrave la mi-
feacutevrier 1866 afin de lui partager sa deacutecouverte drsquoun laquo veacuteritable treacutesor raquo de connaissances scientifiques et
mateacuterialistes (Cf Briefwechsel kritische Gesamtausgabe Abt I Bd 2 Briefe September 1864-April 1869 G
Colli et M Montinari (dir) Berlin de Gruyter 1975 p 184 p 156-161) 164 LANGE Histoire du mateacuterialisme p 395 165 Nietzsche deacutecouvre lrsquoœuvre de Lange en 1866 la mecircme anneacutee qursquoil lit Schopenhauer pour la premiegravere fois Il
relit lrsquoouvrage en 1868 et ensuite en 1882 et 1887 Agrave ce sujet voir Thomas H BROBJER Nietzschersquos
Philosophical Context An intellectual biography Urbana University of Illinois Press 2008 p 32-36 George
Stack (op cit p vi) deacutecrit son influence ainsi laquo If Schopenhauer was Nietzsches inspirational Erzieher or
teacher of pessimistic wisdom then Lange was his critical Forscher who taught him the importance of
empirical knowledge the value of the methods of the exact sciences who opened up the world of the independent
sciences to a young philologist turned philosopher raquo 166 FP 1872-1873 19 [158] (KSA 7 p 468-469) La reacutealisation que le monde perccedilu peut varier drsquoune espegravece agrave
lrsquoautre avait deacutejagrave fait impression sur le jeune Nietzsche lors de ses eacutetudes universitaires notamment par la lecture
des recherches de Karl Ernst von Baer Voir sa confeacuterence de 1862 Karl Ernst VON BAER Welche Auffassung
der lebendingen Natur ist die richtige Festrede zur Eroumlffnung der russischen entomologischen Gesellschaft in
Mai 1860 (Berlin 1862) En traduction anglaise What Conception of Living Organisms is the Correct One A
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veacutegeacutetale ni la perception humaine ne peuvent preacutetendre agrave un accegraves privileacutegieacute agrave la veacuteriteacute du
monde laquo Pour la plante le monde entier est plante pour nous il est tout entier homme167 raquo
Les deacuteterminations et les qualiteacutes du monde laquo ne nous importent pas en elles-mecircmes mais
seulement pour autant qursquoelles agissent sur nous168 raquo Puisque lrsquoapparition pheacutenomeacutenale se
produit en nous ce qui se montre dans un premier temps ― la multipliciteacute informe de lrsquointuition
sensible ― relegraveve originairement des deacuteterminations poseacutees par notre capaciteacute affective
Autrement dit avant mecircme drsquoecirctre mise en rapport avec les cateacutegories de lrsquoentendement la
sensibiliteacute impose deacutejagrave sa mesure et deacutelimite les possibiliteacutes de toute connaissance qui pourrait
srsquoen suivre169 La sensibiliteacute serait donc laquo le seul fait cardinal dont nous ayons connaissance la
seule veacuteritable qualiteacute170 raquo
En srsquoenfonccedilant ainsi dans une inteacuterioriteacute circonscrite par la sensation source de la
manifestation de tout pheacutenomegravene Nietzsche affirme aussi lrsquoideacutealiteacute du monde sensible comme
laquo la reacutealiteacute la plus palpable la seule reacutealiteacute171 raquo Si lrsquoapparence du monde procegravede uniquement
de nos sens dont la genegravese ultime et le fondement transcendantal ne peuvent ecirctre connus nous
devons alors imputer agrave notre organisation seule lrsquoorigine du reacuteel et reconnaicirctre la ceacutesure feacuteconde
entre cette inteacuterioriteacute lieu du surgissement pheacutenomeacutenal et lrsquoexteacuterioriteacute putative qursquoelle projette
Lecture delivered before the Russian Entomological Society in October 1860 trad H B Adelmann Ithaca New
York 1953 p 25 sqq 167 Ibid trad mod 168 FP 1872-1873 19 [156] (KSA 7 p 468) 169 FP 1872-1873 19 [146][155][156] (KSA 7 p 465 467 468) 170 FP 1873 27 [37] (KSA 7 p 598) Cf FP 1873 27 [37] (KSA 7 p 598) laquo On ne peut expliquer la sensation
agrave partir drsquoautre chose parce qursquoon ne dispose de rien drsquoautre raquo Dans un autre passage eacutecrit durant la peacuteriode
Nietzsche affirme laquo Le choc lrsquoaction drsquoun atome sur lrsquoautre suppose de mecircme la sensation Deux choses
fondamentalement eacutetrangegraveres ne peuvent agir lrsquoune sur lrsquoautre raquo (FP 1872-1873 19 [159] KSA 7 p 469) 171 FP 1873 27 [37] (KSA 7 p 598)
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Puisque notre sensibiliteacute ne peut passer outre les pheacutenomegravenes et rejoindre le monde de la chose
en soi toute description de la reacutealiteacute revient agrave en deacutepeindre la constitution sensible172 Mais cela
nrsquoeacutequivaut pas agrave deacutecrire lrsquoorganisation physiologique de nos organes de sens car la sensation
fait cardinal de toute connaissance nrsquoest irreacuteductible ni agrave une cause externe ni agrave une cause
interne elle surgit drsquoelle-mecircme et projette en mecircme temps lrsquoexistence drsquoun monde deacutejagrave
constitueacute Ainsi la sensation et donc le pheacutenomegravene possegravedent-ils une existence immeacutediate et
autonome
Mais alors que Kant srsquoen tiendrait au sens formel de la structure transcendantale de la
penseacutee et agrave une description de la forme de lrsquoideacutealiteacute drsquoun monde entiegraverement deacutetermineacute par les
concepts purs de lrsquoentendement la signification de cette ideacutealisation est autre pour Nietzsche
Drsquoune part le surgissement pheacutenomeacutenal renvoie agrave la constitution de la sensation elle-mecircme en
tant qursquoideacutealisation et donc agrave son organisation eideacutetique Drsquoautre part une telle description ne
pourrait eacuteviter de prendre en compte la plasticiteacute et la malleacuteabiliteacute de cette mecircme organisation
― notre laquo force plastique raquo dira-t-il dans la deuxiegraveme Inactuelle Les principes de la
connaissance a priori et les concepts purs de lrsquoentendement seraient en ce sens autant les
produits drsquoun lent deacuteveloppement que nos organes sensoriels173 Or ces figures cateacutegoriques
heacutereacuteditaires ne sont pas drsquoimmuables images profondeacutement ancreacutees en nous Par un raffinement
progressif elles en viennent agrave reacutefleacutechir notre monde drsquoune maniegravere laquo toujours plus nette174 raquo
Le monde ideacuteel projeteacute par la sensation dans son apparition consciente nrsquoest donc pas une pure
172 Cf FP 1872-1873 19 [153] (KSA 7 p 467) 173 Cf FP 1872-1873 19 [153] (KSA 7 p 467) laquo Les formes de lrsquointellect sont issues de la matiegravere tregraves
progressivement raquo 174 FP 1872-1873 19 [158] (KSA 7 p 468-469) Cf FP 1872-1873 19 [140][144] (KSA p 464-465)
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construction instantaneacutee mais le produit du deacuteveloppement geacuteneacutetique de la sensibiliteacute Cet
aspect deacuteveloppemental de la penseacutee nietzscheacuteenne trahit non seulement lrsquoinfluence de Lange
et son mateacuterialisme transformiste175 mais aussi lrsquoinscription de la meacutemoire organique ou
physiologique comme substrat heacutereacuteditaire et condition de possibiliteacute de toute eacutevolution
23 Meacutemoire et inscription
Une sensation nrsquoexiste jamais seule Elle existe toujours en relation avec drsquoautres
sensations explique Nietzsche puisqursquoelle projette drsquoembleacutee laquo des formes qui produisent agrave leur
tour de nouvelles sensations176 raquo Avant mecircme drsquoecirctre soumis agrave la forme de lrsquointuition sensible
le sensible en tant que tel est pourvu drsquoune organisation immanente laquo La sensation la plus
simple est une histoire composeacutee drsquoune infiniteacute drsquoeacuteleacutements pas un pheacutenomegravene primaire177 raquo
Bien qursquoelle se manifeste comme une expeacuterience simple et immeacutediate la sensation est toujours
deacutejagrave un complexe drsquoimpressions178 dont la simpliciteacute nrsquoest qursquoapparence Cette faccedilade traduit
en fait une interrelation sous-jacente qui deacutetermine les associations de sensations et leur action
reacuteciproque Ainsi lrsquoideacutealisation du monde deacutecoule-t-elle de lrsquoorganisation inheacuterente agrave la
sensation qui projette par-delagrave elle-mecircme une figure preacutealable et preacuteconsciente drsquoune
exteacuterioriteacute putative
175 LANGE Histoire du mateacuterialisme op cit p 592 laquo Un petit nombre de modifications favorables agrave lrsquoecirctre en
question dans la lutte pour lrsquoexistence eacutecrit Lange se maintiennent et acquiegraverent de la fixiteacute par la seacutelection
naturelle et par lrsquoheacutereacutediteacute raquo 176 FP 1872-1873 19 [84] (KSA 7 p 448) 177 FP 1872-1873 21 [17] (KSA 7 p 528) 178 Cf FP 1872-1873 19 [210] (KSA 7 p 484) laquo Excitation et activiteacute associeacutee comment cela se fait nous
nrsquoen savons rien nous ne comprenons aucune causaliteacute particuliegravere mais nous en faisons lrsquoexpeacuterience
immeacutediate raquo
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Or cette familiariteacute intrinsegraveque agrave la sensibiliteacute qui est au cœur de lrsquoideacutealisation sensible
signifie que laquo la meacutemoire doit alors ecirctre inscrite dans la nature mecircme de la sensation donc ecirctre
une proprieacuteteacute originelle des choses179 raquo Cette meacutemoire nrsquoest cependant pas une reproduction ou
un calque du contenu originel de la sensation Elle est composeacutee drsquoune seacuterie de transpositions
estheacutetiques qui nrsquoont aucune commune mesure avec les expeacuteriences originelles et absolument
singuliegraveres agrave qui elles sont redevables de leur apparition180 Il srsquoagit en fait de sauts
meacutetaphoriques explique-t-il dans un passage ceacutelegravebre laquo Transposer une excitation nerveuse en
image Premiegravere meacutetaphore Lrsquoimage agrave son tour transformeacutee en un son Deuxiegraveme
meacutetaphore Et agrave chaque fois saut complet drsquoune sphegravere agrave une autre tout agrave fait diffeacuterente et
nouvelle181 raquo Nous ne pouvons donc laquo conclure drsquoune excitation nerveuse agrave une cause premiegravere
exteacuterieure agrave nous raquo eacutecrit-il182 Comme les images de Chladni183 qui repreacutesentent par une image
dessineacutee les vibrations acoustiques drsquoune corde et apparaissent comme par magie au spectateur
sourd184 les images ou figures inscrites agrave mecircme la sensation renvoient sans srsquoy reacuteduire agrave une
activiteacute sous-jacente et agrave peine perceptible dont elles sont lrsquointerpreacutetation locale
laquo Mais il me semble que la perception juste ― ce qui signifierait lrsquoexpression adeacutequate
drsquoun objet dans le sujet ― est une absurditeacute pleine de contradictions car entre deux
sphegraveres absolument distinctes comme le sujet et lrsquoobjet il nrsquoy a aucun lien de causaliteacute
aucune exactitude aucune expression possible mais tout au plus un rapport estheacutetique
crsquoest-agrave-dire agrave mon sens une transposition approximative une traduction balbutiante dans
une langue tout agrave fait eacutetrangegravere185 raquo
179 FP 1872-1873 19 [161] (KSA 7 p 470) 180 Cf Veacuteriteacute et mensonges au sens extra-moral p 211 (KSA 1 p 879) 181 Veacuteriteacute et mensonge au sens extra-moral p 210 (KSA 1 p 879) 182 Veacuteriteacute et mensonges au sens extra-moral p 210 (KSA 1 p 878) 183 Cf FP 1872-1873 19 [79][140][237] (KSA 7 p 446 464 494) 184 Veacuteriteacute et mensonge au sens extra-moral p 210 (KSA 1 p 879) 185 Veacuteriteacute et mensonge au sens extra-moral p 215 (KSA 1 p 884)
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La transposition drsquoune sphegravere agrave une autre serait donc un processus drsquoabstraction par lequel la
sensation lrsquoimpression originelle est isoleacutee et deacutetermineacutee agrave nouveau en fonction des schegravemes
deacutejagrave existants Ainsi cette laquo meacutemoire raquo opegravere comme une glose organique qui traduit les
sensations eacuteprouveacutees sous la forme drsquoune laquo appropriation drsquoune impression eacutetrangegravere186 Malgreacute
leur incommensurabiliteacute les structures qui composent un corps peuvent neacuteanmoins se stimuler
reacuteciproquement tout en interpreacutetant ces stimuli selon leurs propres schegravemes La sensation est le
noyau interpreacutetatif primordial laquo Identifier le semblable avec le semblable ― deacutecouvrir quelque
ressemblance entre une chose et une autre crsquoest lagrave le processus originel187 raquo Entre la sphegravere de
la penseacutee et celle de la sensation et entre celle-ci et celle de la chose en soi il existe agrave chaque
fois un voile opaque mais permeacuteable agrave lrsquoexcitation ― une interface pourrait-on dire ― qui
permet de tregraves bregraveves fulgurations affectives qui stimulent les foyers interpreacutetatifs affilieacutes188
Ainsi chaque saut ne se deacuterobe pas agrave la possibiliteacute drsquoune explication causale Simplement la
sensation ne reacutepond qursquoagrave ses propres critegraveres dont le sens leur est toujours immanent et elle est
donc irreacuteductible agrave quelque autre instance
Cette inscription de formes et drsquoimages au sein mecircme de la sensibiliteacute en tant que
composantes essentielles geacuteneacuteralise la meacutemoire comme proprieacuteteacute de tous les ecirctres organiseacutes
Mais puisqursquoelles relegravevent drsquoune certaine coordination interpreacutetative de lrsquoinapparente activiteacute
186 FP 1872-1873 19 [227] (KSA 7 p 490) 187 FP 1872-1873 19 [217] (KSA 7 p 487) Cf FP 1872-1873 19 [179] (KSA 7 p 475) laquo Le semblable
rappelle le semblable et se compare agrave lui crsquoest cela la connaissance la rapide subsomption de ce qui est de
mecircme nature raquo 188 Nietzsche nrsquoapprofondit pas cette ideacutee durant sa peacuteriode de jeunesse mais comme nous verrons aux chapitres
5-6 lrsquoassimilation et lrsquoexcitation sont des concepts fondamentaux de sa compreacutehension du corps durant sa peacuteriode
tardive
60
sous-jacente nous devons comprendre ces images comme des laquo surfaces raquo qui se manifestent
en recouvrant ce bouillonnement affectif et qui provoquent du coup lrsquoapparition de nouvelles
images189 Tout en eacutetant une projection de leur soubassement affectif ces surfaces apparaissent
comme des intuitions qui tels des signes sans signifieacutes ou contenus propres ne renvoient agrave
aucune cause externe mais provoquent lrsquoapparition drsquoautres images et leur transfiguration par
lrsquoimposition drsquoune identiteacute eacutetrangegravere190 Agrave la longue par des comportements speacutecifiques aux
mecircmes organismes aux mecircmes individus191 certaines images deviennent associeacutees agrave drsquoautres
et forment des complexes habituels ou des mouvements reacuteflexifs192 Crsquoest le cas mecircme chez les
plantes comme le Mimosa pudica qui reacuteagit aux sensations par des mouvements reacuteflexes193
Ces comportements deacutemontreraient selon Nietzsche la preacutesence drsquoune forme de meacutemoire
reacuteflexive et inconsciente voire pulsionnelle inseacuteparable du vivant
24 Meacutemoire inconsciente
Nietzsche distingue ensuite cette meacutemoire inconsciente qui se deacuteveloppe agrave partir des
processus organiques partageacutes par une ligneacutee phyleacutetique drsquoune meacutemoire consciente et
individueacutee produite par les forces culturelles et sociales œuvrant sur lrsquoindividu agrave laquelle
189 Cf FP 1872-1873 19 [66][79][140] (KSA 7 p 440 446 464) 190 Cf FP 1872-1873 19 [107] (KSA 7 p 454) 191 Cf FP 1872-1873 19 [187] (KSA 7 p 477) 192 FP 1872-1873 19 [164] [187] (KSA 7 p 471 477) 193 FP 1872-1873 19 [161] (KSA 7 p 470) Il est inteacuteressant de noter ici que Nietzsche utilise un exemple tireacute
du livre de Hartmann (Philosophie de lrsquoinconscient op cit t II p 92 et suiv) Or contrairement agrave Hartmann
qui emploie lrsquoexemple de la Mimosa pudica pour introduire et ultimement deacutefendre lrsquoideacutee que les plantes sont
pourvues drsquoune conscience deacutecentraliseacutee (Hartmann p 116-117) Nietzsche suit la tradition philosophique pour
qui la conscience est la proprieacuteteacute exclusive de lrsquoecirctre humain Schopenhauer donne lrsquoexemple en affirmant laquo nous
attribuons la vie aux plantes mais non pas la conscience raquo SCHOPENHAUER Le monde comme volonteacute et comme
repreacutesentation trad A Burdeau Paris PUF 2004 [1966] p 84
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appartient la conscience reacuteflexive de lrsquohumaniteacute dont il eacutetait question au chapitre dernier194 La
premiegravere est partageacutee en commun par tout le vivant alors que lrsquoautre appartient en propre agrave
lrsquoecirctre humain Crsquoest cette diffeacuterence entre une meacutemoire commune aux ecirctres organiseacutes et la
meacutemoire consciente des ecirctres humains qui nous permet drsquoapprofondir le sens qursquoil donne agrave
lrsquoeacuteleacutement historique et agrave lrsquoeacuteleacutement non historique Alors que laquo lrsquoeacuteleacutement non historique raquo se
manifeste au premier regard comme lrsquooubli salutaire de lrsquoanimal agrave la lumiegravere de ce que nous
avons releveacute dans ses notes il est patent que lrsquooubli seul ne peut eacutepuiser le sens du laquo non-
historique raquo Tel qursquoil figure dans la comparaison de lrsquohomme et de la becircte lrsquooubli exprime
premiegraverement le fait que la becircte de troupeau ne peut conserver consciemment les instants reacutevolus
emporteacutes par le cours du temps Lrsquoarriveacutee drsquoun nouvel instant efface le preacuteceacutedent de sorte que
la simple creacuteature existe toujours dans un preacutesent immeacutediat et eacuteternel Lrsquooubli serait le
meacutecanisme par lequel lrsquoanimal se maintient en toute quieacutetude laquo au seuil de lrsquoinstant raquo et
acceacutederait par lagrave agrave une forme de bonheur interdite agrave lrsquohumain Or il appert agrave la lecture des notes
de Nietzsche que lrsquoanimal nrsquoest pas indiffeacuterent au passage du temps il nrsquoen est tout simplement
pas conscient Puisque le non-historique signifie avant toute chose lrsquoabsence de toute conscience
de la succession des eacuteveacutenements sans pour autant sous-entendre lrsquoeacutevacuation instantaneacutee et
complegravete de chaque moment veacutecu le sens de laquo lrsquoeacuteleacutement non historique raquo ne pourrait se reacutesumer
agrave lrsquoaffirmation drsquoune perspective atemporelle soustraite au temps et deacutetermineacutee par lrsquooubli seul
194 Cette diffeacuterentiation deacutemontre en plus de lrsquoapport consideacuterable de Schopenhauer lrsquoinfluence des thegraveses de
Ewald Hering qui exprimegraverent les diffeacuterentes formes de meacutemoire de la maniegravere suivante laquo La meacutemoire
consciente de lrsquohomme disparaicirct agrave sa mort mais la meacutemoire inconsciente de la nature est fidegravele et
indestructibleraquo Ce passage est citeacute dans le texte de ZOumlLLNER Uumlber die Natur der Cometen Beitraumlge zur
Geschichte und Theorie der Erkenntniss Op cit p xvi
62
laquo Lrsquoeacuteleacutement non historique raquo comme tel deacutesigne la puissance animale de maicirctriser la temporaliteacute
par une assimilation complegravete et inconsciente des instants reacutevolus sans srsquoextraire pour autant
de toute forme de temporaliteacute de sorte que le passeacute demeure eacuteternellement dans lrsquoombre de la
conscience
Cette identification du caractegravere speacutecifique de ce que Nietzsche appelle le laquo non-
historique raquo permet alors de jeter un eacuteclairage nouveau sur le sens de son compleacutement
laquo lrsquoeacuteleacutement historique raquo Agrave la lumiegravere de cet examen de la meacutemoire animale inconsciente
lrsquoopposition entre lrsquoeacuteleacutement historique et lrsquoeacuteleacutement non historique ne peut se reacuteduire agrave une
opposition entre la reacutetention du passeacute et son oubli laquo Lrsquohistorique raquo ne peut se reacutesumer agrave la
simple accumulation drsquoexpeacuteriences car la reacutetention appartient agrave lrsquoanimaliteacute partageacutee de lrsquoecirctre
humain et de la becircte de troupeau en tant que proprieacuteteacute du vivant en geacuteneacuteral Alors si la meacutemoire
nrsquoeacutepuise pas le sens de laquo lrsquoeacuteleacutement historique raquo crsquoest que cet eacuteleacutement deacutesigne agrave la fois la
conservation des eacuteveacutenements et leur retour En effet laquo lrsquohistorique raquo correspond plus
preacuteciseacutement au processus de rappel par lequel les figures inscrites dans la meacutemoire reviennent
agrave la conscience laquo Lrsquohistorique raquo est lrsquoeacutequivalent du souvenir [Erinnerung]195 Ainsi
laquo La gaieteacute la bonne conscience lrsquoactiviteacute joyeuse la confiance en lrsquoavenir mdash tout cela
deacutepend chez lrsquoindividu comme le peuple de lrsquoexistence drsquoune ligne de deacutemarcation
entre [hellip] la faculteacute drsquooublier opportuneacutement aussi bien que de se souvenir [erinnert] agrave
propos196hellip raquo
195 Que lrsquoeacuteleacutement historique deacutesigne le souvenir et non simplement la meacutemoire est eacutevident si lrsquoon analyse le
lexique employeacute dans la deuxiegraveme Inactuelle Nietzsche emploi le terme souvenir [Erinnerung] ou le verbe
erinnern 10 fois dans la deuxiegraveme Inactuelle La moitieacute de ces occurrences ont le sens drsquoun rappel sans reacutefeacuterer au
souvenir en tant que tel mais les cinq autres dont quatre au sect 1 se rapportent explicitement au souvenir du
passeacute et sont employeacutees en opposition agrave lrsquooubli salutaire de lrsquoanimal Le mot meacutemoire [Gedaumlchniszlig] apparaicirct six
fois et fait reacutefeacuterence agrave chacune de ces occurrences agrave la simple faculteacute de preacuteserver le veacutecu Ces remarques en
deacutepit de leur importance limiteacutee confirment le fait que ce nrsquoest pas tant la conservation du passeacute qui lrsquoobjet de la
critique nietzscheacuteenne mais bien le fait que nous sommes contraints agrave revivre le passeacute bien malgreacute nous 196 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 1 p 95 (KSA 1 p 252)
63
Cette laquo ligne de deacutemarcation raquo qui tracerait la frontiegravere entre laquo la faculteacute drsquooublier
opportuneacutement raquo et la conscience du passeacute laquo de se souvenir agrave propos raquo nrsquoest pas sans rappeler
lrsquoaffirmation que nous avons citeacutee selon laquelle laquo lrsquoeacuteleacutement historique et lrsquoeacuteleacutement non
historique sont eacutegalement neacutecessaires197 raquo Par conseacutequent la typologie des emplois de
lrsquohistoire que Nietzsche preacutesente comme un remegravede agrave son utilisation deacuteleacutetegravere ne relegraveve pas
drsquoune intention de faccedilonner ou de creacuteer le passeacute lui-mecircme agrave lrsquoinstar drsquoune œuvre de fiction
mais de maicirctriser le retour inopineacute des eacuteveacutenements reacutevolus
3 LE SOUVENIR
31 laquo das bdquohistorischeldquo Urphaumlnomen raquo
Ayant deacutemontreacute que laquo lrsquohistorique raquo [das Historisch] est propre agrave lrsquohumain et doit se
comprendre comme souvenir revenons agrave la question de son emploi afin de mieux cerner le sens
de la distinction que nous venons drsquoopeacuterer entre meacutemoire [Gedaumlchtniszlig] et souvenir
[Erinnerung] Agrave la lumiegravere de cette diffeacuterence tout examen de la valeur de lrsquohistoire doit agrave
preacutesent deacutepasser les limites eacutetroites des consideacuterations meacutethodiques lieacutees agrave son utilisation Srsquoen
tenir agrave reconnaicirctre les modaliteacutes deacutefectives drsquoune approche historique qursquoelle soit historiciste
ou autre (theacuteologique speacuteculative etc) prescrire les correctifs approprieacutes et ainsi croire
197 Ibid sect 1 p 98 (KSA 1 p 252)
64
reacutesoudre le laquo problegraveme de lrsquohistoire198 raquo relegraveverait donc drsquoune incompreacutehension fonciegravere de la
nature de laquo lrsquohistorique raquo en tant que telle Bien que la culture historique hypertrophieacutee soit pour
Nietzsche un laquo luxe coucircteux et superflu199 raquo qui laquo nuit agrave lrsquoecirctre vivant200 raquo il nrsquoen demeure pas
moins que laquo nous avons besoin de lrsquohistoire201 raquo Ce nrsquoest donc pas tant lrsquoexposition typologique
des emplois possibles de ce savoir (monumentale traditionnaliste et critique) qui aiguillonne
veacuteritablement la deuxiegraveme Consideacuteration inactuelle mais plutocirct le besoin vital qui lui est sous-
jacent Comprendre laquo le problegraveme de lrsquohistoire raquo et la tripartition didactique de lrsquoasservissement
de laquo lrsquohistorique raquo signifie degraves lors comprendre pourquoi laquo nous avons besoin de lrsquohistoire raquo
Une reacuteponse agrave cette question se dessine au fil de lrsquoexamen de la structure pheacutenomeacutenale du
souvenir qui par le retour involontaire des moments reacutevolus vient deacuteranger la quieacutetude du
moment preacutesent en accablant lrsquoindividu drsquoun fardeau qui ne peut ecirctre alleacutegeacute
Avant toute chose le souvenir constitue la conscience de lrsquoenchevecirctrement des instants
veacutecus qui permet lrsquoidentification de deux moments jusqursquoalors distincts Sa structure essentielle
est celle drsquoune comparaison qui identifie un laquo maintenant raquo agrave un laquo avant raquo un preacutesent agrave un passeacute
Le souvenir preacutesuppose donc la meacutemoire comme sa condition sans toutefois srsquoy reacuteduire il est
lrsquoacte par lequel un eacuteveacutenement passeacute inscrit en meacutemoire redevient preacutesent et srsquoimpose agrave lrsquoesprit
de maniegravere incontournable En ce sens le souvenir srsquoinsegravere entre la meacutemoire et la prise de
conscience de ce qui y est enregistreacute La reacuteflexion consciente du passeacute qui srsquoen suit nrsquoest jamais
198 Ibid sect 8 p 145 (KSA 1 p 306) 199 Ibid laquo preacuteface raquo p 93 (KSA 1 p 245) 200 Ibid sect2 p 103 (KSA 1 p 258) 201 Cf De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip laquo preacuteface raquo p 93 (KSA p 245) Voir aussi Ibid sect 2 p 103 (KSA p
258) et sect 4 p 114 (KSA p 271) ougrave Nietzsche affirme que laquo la vie a besoin du service de lrsquohistoire raquo
65
immeacutediate comme lrsquoexplique Nietzsche dans une note reacutedigeacutee lors de la preacuteparation de la
deuxiegraveme Inactuelle
laquo Tout souvenir est une comparaison crsquoest-agrave-dire une identification Chaque concept
nous le dit crsquoest le pheacutenomegravene ldquohistoriquerdquo primordial [das bdquohistorischeldquo
Urphaumlnomen] La vie exige donc qursquoon identifie le preacutesent avec le passeacute de sorte qursquoune
certaine violence une certaine deacuteformation sont toujours lieacutees agrave la comparaison202 raquo
De mecircme que le concept laquo surgit de la postulation de lrsquoidentiteacute du non-identique203 raquo le souvenir
est la coiumlncidence de deux moments dissemblables et non simultaneacutes Cette identification
signifie drsquoabord que le souvenir provoque la deacuteformation des eacuteleacutements de comparaison reacuteduit
les diffeacuterences et eacutecarte tout aspect eacutetranger Le souvenir serait donc la meacutediation
preacutesentificatrice du passeacute veacutecu crsquoest-agrave-dire sa reacuteiteacuteration meacutediate par laquelle on en devient
conscient
Or cette comparaison nrsquoouvre pas un accegraves au passeacute comme tel Srsquoefforcer de saisir laquo le
passeacute en tant que passeacute raquo crsquoest-agrave-dire lrsquoaborder laquo sans le deacuteformer raquo explique Nietzsche fait
de ce qui a eacuteteacute laquo une reacutealiteacute individuelle raquo isoleacutee des autres moments204 Notre conscience des
instants reacutevolus par le souvenir ne reacuteduit pas le temps veacutecu agrave la concateacutenation de points discrets
sans rapports mutuels La laquo vie exige raquo lrsquoidentification des moments Une deacutemarche qui
srsquoappliquerait agrave preacuteserver la singulariteacute des instants passeacutes relegraveverait drsquoune objectiviteacute
classificatoire de thanatologue qui endiguerait toute interrelation vitale du passeacute avec le preacutesent
laquo Un pheacutenomegravene historique exactement et entiegraverement connu totalement transformeacute en
pheacutenomegravene cognitif est pour celui qui le connaicirct un objet mort [hellip] Lrsquohistoire conccedilue
202FP 1873 29 [29] (KSA 7 p 636) 203 Veacuteriteacute et mensonge au sens extra-moral sect 1 p 211 Lrsquoexemple de Nietzsche est celui du concept de feuille
qui rassemble toutes les feuilles en un mecircme concept bien qursquoelles soient toutes diffeacuterentes les unes des autres 204 FP 1873 29 [29] (KSA 7 p 636) Trad mod
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comme science pure et souveraine serait pour lrsquohumaniteacute une sorte de conclusion et de
bilan de lrsquoexistence205 raquo
Lrsquoopposition nietzscheacuteenne agrave lrsquohistoricisme206 est donc beaucoup plus qursquoune simple objection
aux preacutetentions scientistes de ceux qui cherchent agrave eacuteriger le passeacute en un laquo pheacutenomegravene cognitif raquo
lrsquohistorique en tant que tel nrsquoappartient pas au domaine intellectuel mais relegraveve drsquoabord drsquoune
incorporation du passeacute Puisque chaque eacuteveacutenement nrsquoa drsquoexistence qursquoen relation aux autres le
passeacute ― tel que nous le reacutevegravele le souvenir ― possegravede drsquoembleacutee une organisation propre qui se
manifeste par son retour En ce sens le souvenir deacutetermine la constitution mecircme de lrsquohistorique
en tant que tel Lrsquoirruption du passeacute agrave la conscience qui distingue le souvenir de la simple
meacutemoire impose agrave la conscience lrsquoexistence de laquo lrsquohistorique raquo Par sa comparaison du passeacute
au preacutesent le souvenir deacutetermine le sens du pheacutenomegravene historique sans aucune reacutefeacuterence au
passeacute lui-mecircme qui est ensuite reconstruit reacutetrospectivement agrave partir de celui-lagrave et reccediloit
lrsquoappellation drsquohistoire
On reconnaicirct aiseacutement le rocircle central de la sensibiliteacute historique dont il eacutetait question au
premier chapitre comme condition de lrsquoapparition du pheacutenomegravene historique comme tel
Lrsquohistoire tire sa source primordiale drsquoune capaciteacute affective agrave reconnaicirctre spontaneacutement et
identifier sans concept deux instants temporels distincts non simultaneacutes Mais on deacutecouvre
eacutegalement lrsquoexistence au sein drsquoune individualiteacute deacutejagrave constitueacutee drsquoune inteacuterioriteacute preacuteconsciente
qui preacutecipite le souvenir et avec lui lrsquohistoire Autrement dit si le souvenir est un pheacutenomegravene
involontaire voire regretteacute ― nous le verrons ― par lequel un eacuteveacutenement passeacute et retenu par
205 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 1 p 102 (KSA 1 p 257) 206 Voir chapitre 1
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la meacutemoire redevient conscient et subit une meacutediation nous devons admettre que le
surgissement du souvenir trahit lrsquoexistence drsquoune capaciteacute plastique intussusceptive qui permet
toute comparaison et toute recombinaison historique par son incorporation des eacuteveacutenements
passeacutes Pour Nietzsche cette force inteacuterieure se nomme la force plastique [die plastische Kraft]
agrave savoir
laquo cette force qui permet agrave quelqursquoun de se deacutevelopper de maniegravere originale et
indeacutependante de transformer et drsquoassimiler les choses passeacutees ou eacutetrangegraveres de gueacuterir
ses blessures de reacuteparer ses pertes de reconstituer sur son propre fond les formes
briseacutees207 raquo
Ainsi puisqursquoil deacutenature drsquoembleacutee toute reacutefeacuterence agrave une reacutealiteacute exteacuterieure le pheacutenomegravene
historique primordial ne relegraveve pas du passeacute lui-mecircme et lrsquohistoire ne peut se rapporter au passeacute
comme sa repreacutesentation ou sa reproduction meacutediate Or de par le fait qursquoil emprunte cette
neacutebuleuse force plastique208 comme support agrave son identification du passeacute et du preacutesent le
souvenir et partant lrsquohistoire appartient en propre agrave une individualiteacute deacutejagrave constitueacutee mais
pulsionnellement ouverte
32 Lrsquoecirctre irreacutecupeacuterable du souvenir
Le souvenir crsquoest drsquoabord se souvenir crsquoest-agrave-dire une action qui prend son sujet comme
objet Lrsquoindividu nominal qui se souvient est reacutefleacutechi comme lrsquoobjet de son souvenir Le
souvenir est donc indissociable de la personne qui se souvient Bien qursquoil puisse ecirctre
207 Ibid sect 1 p 97 (KSA 1 p 251) 208 Lrsquoexpression est propre agrave la deuxiegraveme Inactuelle ougrave elle nrsquoest jamais clairement deacutefinie et ne se retrouve agrave
proprement parler dans aucun autre texte publieacute Comme le remarque Wolfgang Muumlller-Lauter cette expression
annonce lrsquoimportance du corps et de la physiologie que lrsquoon retrouve dans ses ouvrages et notes agrave partir de 1880
Cf Wolfgang MUumlLLER-LAUTER Physiologie de la volonteacute de puissance trad Jeanne Champeaux Paris Allia
1998 p 116
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communiqueacute le souvenir demeure la proprieacuteteacute non transfeacuterable drsquoune personne Qursquoelles soient
heureuses ou malheureuses toutes remeacutemorations confrontent lrsquoindividu agrave une image de lui-
mecircme dont il ne peut ne pas prendre conscience Se ressouvenir crsquoest se reconnaicirctre Or cette
reacutecognition qui nous confronte agrave nous-mecircmes est une prise de conscience involontaire que lrsquoon
eacuteprouve comme laquo un obscur et invisible fardeau209 raquo eacutecrit Nietzsche Dans la comparaison de
lrsquohomme et lrsquoanimal qui ouvre la deuxiegraveme Inactuelle lrsquoeacuteruption spontaneacutee du passeacute par
laquelle un eacuteveacutenement redevient conscient eacutechappe au controcircle du sujet laquo aussi loin aussi vite
qursquoil court sa chaicircne court avec lui210 raquo Ce nrsquoest donc pas le simple rappel du passeacute qui pousse
lrsquohomme agrave srsquoeacutemouvoir laquo comme srsquoil pensait agrave un paradis perdu raquo agrave la vue de laquo lrsquoenfant qui nrsquoa
pas encore un passeacute agrave nier et qui joue aveugle et combleacute entre les barriegraveres du passeacute et de
lrsquoavenir211 raquo Lrsquoecirctre humain envie lrsquoexistence animale car il srsquoeacutemeut agrave lrsquoideacutee qursquoil est condamneacute
agrave un eacuteternel retour agrave soi qursquoil ne pourra fuir La reacuteapparition drsquoun eacuteveacutenement ou drsquoune expeacuterience
jusqursquoalors enfouie dans la meacutemoire inconsciente et animale drsquoun individu signifie drsquoabord une
prise de conscience de soi soudaine et irraisonneacutee qui trouble le calme salutaire drsquoun bref
moment laquo au seuil de lrsquoinstant212 raquo et nous replonge dans le laquo torrent du devenir213 raquo
Cette manifestation incontrocirclable de soi agrave soi qui constitue agrave la fois la speacutecificiteacute
temporelle de lrsquohumain et son fardeau le plus intime est drsquoembleacutee aporeacutetique reconnaicirctre son
humaniteacute en eacuteprouvant sa capaciteacute au souvenir srsquoexprime par le deacutesir impossible de ne plus ecirctre
209 Ibid sect 1 p 96 (KSA 1 p 249) 210 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 1 p 95 (KSA 1 p 248) 211 Ibid sect 1 p 96 (KSA 1 p 249) trad mod 212 Ibid sect 1 p 96 (KSA 1 p 250) 213 Ibid p 97 (KSA 1 p 250)
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contraint par ce retour du passeacute et drsquoeacutechapper agrave son humaniteacute pour retrouver le calme de son
innocence pueacuterile214 Cependant lrsquoexpeacuterience du retour agrave soi propre au souvenir et qui exclut
toute identiteacute du passeacute et du preacutesent implique non seulement la deacuteformation comparative des
instants mais plus fondamentalement encore celle du sujet qui projette cette comparaison La
conscience de soi spontaneacutee et involontaire speacutecifique au souvenir ne correspond pas agrave une
adeacutequation reacuteflexive de soi agrave soi car la reconnaissance de soi qui marque la proprieacuteteacute de chaque
souvenir deacuteforme aussi celui qui se souvient Se reconnaicirctre ainsi eacutequivaut agrave se connaicirctre agrave
nouveau Si la comparaison reacutetrospective du souvenir provient drsquoun sujet preacutesent qui se souvient
en se prenant pour objet et si comme nous lrsquoavons deacutejagrave releveacute le souvenir correspond agrave une
comparaison et agrave une deacuteformation alors le laquo sujet raquo drsquoougrave eacutemane cette reacutetrospection et qui se
reconnaicirct dans son souvenir se rend meacuteconnaissable agrave lui-mecircme Se reconnaicirctre eacutequivaut agrave se
transformer
Agrave cet eacutegard dans une longue eacutebauche de la premiegravere section de la deuxiegraveme Inactuelle
Nietzsche eacutecrit laquo nous souffrons de ce reste obscur et indissoluble que laisse ce qui a eacuteteacute nous
sommes autre chose que ce que nous paraissons ecirctre215hellip raquo Le laquo reste obscur et indissoluble
que laisse ce qui a eacuteteacute raquo resurgit agrave lrsquoesprit par le souvenir et perturbe le calme drsquoun moment
ulteacuterieur Ce surgissement spontaneacute et incontrocirclable du passeacute agit sur lrsquoindividu en nous
rappelant que laquo nous sommes autre chose que ce que nous paraissons ecirctre raquo Si lrsquohomme envie
la tranquilliteacute animale crsquoest qursquoil deacutesire eacutechapper au souvenir qui ne le laisse jamais indiffeacuterent
214 Cf Jean-Marie PAUL laquo Vom Nutzen und Nachteil der Historie fuumlr das Leben De lrsquohistoire agrave la morale raquo
Eacutetudes germaniques 2000 55 (2) p 241 215 FP 1873-1874 30 [2] (KSA 7 p 726) Cf aussi FP 1873 29 [98] (KSA 7 p 678)
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par son rappel de notre non-identiteacute ou de notre existence factice216 Malgreacute tous les efforts
deacuteployeacutes pour nier notre condition historique lrsquoindividu ne peut eacutechapper agrave celle-ci mecircme
lrsquoenfant est eacuteventuellement contraint au souvenir
laquo Il faudra pourtant que son jeu soit troubleacute et ne viendra que trop tocirct lrsquoarracher agrave son
inconscience Il apprendra alors agrave comprendre le mot ldquocrsquoeacutetaitrdquo [es war] formule qui livre
lrsquohomme aux combats agrave la souffrance et au deacutegoucirct et lui rappelle que son existence
[Dasein] nrsquoest au fond rien drsquoautre qursquoun imparfait jamais accompli [nie zu vollendendes
Imperfectum] Lorsqursquoenfin la mort apporte lrsquooubli deacutesireacute elle supprime eacutegalement le
preacutesent et lrsquoexistence [Dasein] scellant ainsi cette veacuteriteacute qursquoldquoecirctrerdquo [Dasein] nrsquoest qursquoun
continuel ldquoavoir eacuteteacuterdquo [Gewesensein] une chose qui vit de se nier et de se consumer de
se contredire elle-mecircme217 raquo
Alors que lrsquoenfant finit par prendre conscience de lui-mecircme en tant qursquoune reacutealiteacute contingente
et inacheveacutee ― un projet en devenir ― lrsquoadulte en vient agrave concevoir la preacutesence agrave soi que
preacutesuppose une telle prise de conscience comme une opeacuteration voueacutee agrave lrsquoeacutechec puisque nous
ne sommes jamais immeacutediatement preacutesents agrave nous-mecircme Prendre conscience de notre existence
mdash se saisir en tant qursquoecirctre existant mdash implique toujours un deacutecalage par lequel nous nous
rendons manifestes agrave nous-mecircmes comme un autre Contrairement agrave la becircte laquo qui se reacutesout
entiegraverement dans le preacutesent [hellip] sans laisser de reste singulier [et] ne sait simuler ne cache rien
et apparaissant agrave chaque seconde tel qursquoil est ne peut donc ecirctre que sincegravere218 raquo lrsquohomme pour
qui laquo exister nrsquoest qursquoun continuel avoir eacuteteacute raquo est incapable de se tenir laquo au seuil de lrsquoinstant raquo
car dans lrsquoacte mecircme drsquoecirctre conscient drsquoexister ― drsquoecirctre conscient de lui-mecircme en tant qursquoecirctre
existant ― il est rameneacute ineacuteluctablement en arriegravere agrave ce qursquoil eacutetait
216 Cela explique pourquoi les deux options preacutesenteacutees par Nietzsche outre lrsquoexistence historique que nous
connaissons crsquoest-agrave-dire lrsquoexistence entiegraverement non historique de lrsquoanimal et lrsquoexistence supra-historique
accessible au sage et agrave lrsquoartiste reposent sur la deacuteneacutegation de la valeur drsquoune existence historique 217 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip p 96 (KSA 1 p 249) 218De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip p 95 (KSA 1 (249)
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Ces consideacuterations servent agrave deacutetailler la logique de lrsquoexpeacuterience historique proprement
humaine Si lrsquohomme envie la tranquilliteacute de la vie animale crsquoest drsquoabord que lrsquoecirctre humain ―
sa preacutesence agrave lui-mecircme ou la supposeacutee permanence de cette preacutesence ― est agrave comprendre
comme une chose laquo qui vit de se nier et de se consumer de se contredire elle-mecircme raquo Lrsquohomme
laquo est raquo car il eacutetait et puisqursquoil eacutetait lrsquohomme se nie en tant que quelque chose qui est Et ainsi
Nietzsche peut dire laquo qursquoldquoecirctrerdquo [Dasein] nrsquoest qursquoun continuel ldquoavoir eacuteteacuterdquo raquo crsquoest-agrave-dire un fait
passeacute Nous sommes deacutetermineacutes par le deacutecalage la distance qui nous seacutepare de nous-mecircmes La
conscience de soi qui point dans le ressouvenir ne saurait ecirctre immeacutediate puisque ce nrsquoest que
par le teacutemoignage du temps que je peux penser quelque chose comme mon existence ou mon
laquo ecirctre raquo Or cette saisie de soi cette conscience de soi-mecircme en tant qursquoexistant nrsquoest jamais
veacutecue comme des retrouvailles heureuses car elle est eacuteprouveacutee comme la reconnaissance
radicale de notre passage ineacuteluctable et crsquoest assureacutement pour cette raison que nous avons le
droit drsquoenvier la tranquilliteacute de lrsquoexistence becircte de lrsquoanimal
En effet selon Nietzsche nous nous arc-boutons contre la charge eacutecrasante du passeacute
Notre ecirctre est inlassablement troubleacute par le passeacute et ce de deux maniegraveres drsquoabord comme
nous venons de le voir par le rappel du gouffre de lrsquoabicircme qui nous seacutepare de nous-mecircmes et
qui constitue une saisie temporelle de notre propre pheacutenomeacutenaliteacute et ensuite du fait que cette
conscience implique neacutecessairement la prise en compte de soi comme quelque chose qui est
toujours deacutejagrave accompli et en cours Si nous avons conscience de nous-mecircmes uniquement a
posteriori toute manifestation de notre agir se reacutevegravele alors comme lrsquoaccomplissement drsquoun acte
reacutevolu et irreacutevocable Le passeacute est donc un fardeau pour lrsquohomme car srsquoil est crsquoest qursquoil eacutetait
sa volonteacute est enchaicircneacutee agrave ses expeacuteriences passeacutees agrave ses actes reacutevolus qui ne peuvent ecirctre
changeacutes Et par conseacutequent notre volonteacute est confronteacutee agrave la reacutealiteacute que notre ecirctre ne peut ecirctre
72
autre Avoir-eacuteteacute se donne donc agrave voir comme lrsquoimpuissance de ne pouvoir-ecirctre-autrement crsquoest
le roc que nous ne pouvons deacuteplacer
33 Histoire et reacutedemption
La reacuteveacutelation du caractegravere irreacutecupeacuterable de nos actions porte neacuteanmoins en elle la
deacutecouverte de la puissance agissante de notre volonteacute et sa capaciteacute agrave poser ses propres
deacuteterminations historiques Si nous regrettons la nature irreacutecupeacuterable du passeacute et de notre ecirctre
crsquoest que nous nous croyons neacuteanmoins en mesure drsquoaffecter le sens des eacuteveacutenements et
drsquoeacutechapper agrave la contrainte poseacutee par une force exteacuterieure agrave notre agir Alors que lrsquoanimal serait
entiegraverement deacutependant de causes externes auxquelles il reacutepondrait de maniegravere reacuteflexive et
inconsciente lrsquoecirctre humain mecircme douloureusement conscient du temps et impuissant devant le
fardeau du passeacute se reconnaicirct une liberteacute drsquoaction fut-elle bafoueacutee Cette plasticiteacute du pouvoir
historique que lrsquohistoricisme recouvre par un deacuteluge de laquo petits faits raquo se manifeste lagrave mecircme
ougrave surgit le souvenir
Lrsquoimplacable reacutealiteacute de lrsquohistoire signifie que le passeacute constitue notre incontournable
destin nous ne pouvons eacutechapper ni agrave ce qui a eacuteteacute ni agrave son rappel laquo ldquoSentir les choses de
maniegravere historiquerdquo cela signifie savoir qursquoon est de toute faccedilon neacutes pour souffrir et que tout
notre travail ne servira dans le meilleur des cas qursquoagrave faire oublier cette souffrance219 raquo Mais
ce laquo meilleur des cas raquo preacutecise-t-il ne correspond pas pour autant agrave une forme drsquoapathie
historique Oublier la souffrance peut aussi signifier srsquoen fortifier
219 FP 1873 29 [172] (KSA 7 p 703)
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laquo Nous devons donc eacutetudier et supporter le passeacute ― tel est le destin de lrsquohomme Il ne
sera eacutepargneacute agrave personne de srsquoendurcir sous ce joug de fer et quand lrsquoun ou lrsquoautre sera
tregraves endurci il parviendra peut-ecirctre mecircme agrave louer la destineacutee de lrsquohomme pour cette
incapaciteacute drsquooublier justement parce que le passeacute ne peut mourir en nous et comme une
goutte de sang eacutetranger inoculeacutee dans nos veines nous pousse inlassablement agrave monter
toute lrsquoeacutechelle de ce que les hommes appellent grand merveilleux immortel divin220 raquo
Confronteacute au fardeau du souvenir Nietzsche ne procircne donc pas une insensibiliteacute agrave lrsquohistoire ou
un retour agrave une animaliteacute indiffeacuterente au temps laquo Le passeacute ne peut mourir en nous raquo eacutecrit-il Il
est incontournable implacable Nous devons alors apprendre agrave reacutegler sa transmission et deacutecider
laquo ce qui dans le passeacute vaut drsquoecirctre su221 raquo Nous devons apprendre agrave controcircler notre laquo force
plastique raquo et diriger lrsquoincorporation du passeacute afin drsquoen faire la manifestation affective de notre
destin intime Or maicirctriser de la sorte la transmission de lrsquohistoire nous ramegravene agrave la neacutecessaire
preacuteseacuteance de la sensibiliteacute sur le savoir historique et sur la typologie tripartite des emplois de
lrsquohistoire qui reacutepond de cette neacutecessiteacute
Chaque type drsquohistoire (monumentale traditionnaliste critique) deacutecrit un emploi
possible du passeacute reacutegleacute soit par le deacutesir drsquoaction soit par la veacuteneacuteration des origines soit par le
besoin de deacutelivrance222 Agrave la lumiegravere de notre examen de laquo lrsquoeacuteleacutement historique raquo et du souvenir
la tripliciteacute de lrsquoenquecircte historique deacutepasse les limites drsquoun exercice classificatoire agrave lrsquointention
drsquoune nouvelle discipline meacutethodologique et srsquoinscrit comme la transfiguration preacutesentificatrice
du passeacute En effet comprise selon la manifestation du passeacute par le souvenir lrsquohistoire deacutetermine
non seulement le traceacute affectif de lrsquohorizon historique mais rachegravete eacutegalement lrsquoimplacable
220 FP 1873-1874 30 [2] (KSA 7 p 726) 221 FP 1873 29 [96] (KSA 1 p 675) 222 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 2 p 103 (KSA 1 p 258)
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reacutealiteacute de notre laquo avoir-eacuteteacute raquo et introduit la reacutedemption comme concept fondamental de la
philosophie historique de Nietzsche
Bien que la tripartition des emplois authentiques de lrsquohistoriographie renvoie agrave notre
constitution historique agrave notre historiciteacute et arrime le savoir historique agrave la tripliciteacute de notre
horizon temporel (passeacute preacutesent futur) cette subordination agrave notre temporaliteacute vitale de
laquelle deacutecoule une refonte des intentions sous-jacentes agrave la connaissance historique procegravede
en fait de la reacuteveacutelation de la structure pheacutenomeacutenale de la manifestation de lrsquohistorique en tant
que tel Ainsi pour reprendre lrsquoexposeacute que nous en avons fait au premier chapitre il se trouve
qursquoagrave deacutefaut drsquoune intelligence eacuteveacutenementielle susceptible de fournir une explication eacutetiologique
du devenir historique lrsquohistoire se reacutevegravele drsquoabord selon laquo lrsquohistorique raquo crsquoest-agrave-dire par
lrsquoentremise drsquoune intuition qui preacutecegravede et oriente toute explication et toute compreacutehension
Lrsquohistoire serait donc agrave comprendre comme une sensibiliteacute dont la perception offrirait une
coordination immeacutediate du surgissement de laquo lrsquohistorique raquo et avant toute re-preacutesentation et
toute exeacutegegravese elle deacuteploierait une capaciteacute preacutesentificatrice par laquelle le passeacute reprend vie et
devient deacutesormais partie inteacutegrante et indissociable du preacutesent
En outre mecircme si elle implique une forme de meacutemoire comme source de ses affects
crsquoest-agrave-dire une certaine reacutetention eacutepisodique le pouvoir estheacutetique de la coordination historique
ne peut srsquoy reacuteduire Puisque lrsquoappareil perceptif de tout corps organiseacute implique selon
Nietzsche une forme de meacutemoire incorporeacutee et qursquoil exclut drsquoembleacutee toute histoire animale223
223 Ce qui nrsquoexclut eacutevidemment pas lrsquoexistence drsquoune histoire naturelle ou une histoire des animaux Simplement
lrsquoanimal nrsquoa aucune conscience de son histoire
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laquo lrsquohistorique raquo ne peut donc se reacutesumer agrave la repreacutesentation drsquoune trace laisseacutee par les
eacuteveacutenements passeacutes laquo Lrsquohistorique raquo serait plutocirct agrave comprendre comme le redeacuteploiement affectif
du passeacute du rappel soudain et du retour ineacuteluctable de ce qui fut Or le souvenir possegravede une
structure pheacutenomeacutenale propre qui se reacutesume agrave deux caracteacuteristiques essentielles Drsquoabord le
souvenir nous confronte agrave nous-mecircmes comme quelque chose de reacutevolu et ouvre de ce fait un
deacutecalage entre le preacutesent et le passeacute qui rend toute identiteacute durable impossible Cette impossible
preacutesence agrave soi signifie degraves lors que toute saisie de notre laquo ecirctre raquo est voueacutee agrave lrsquoeacutechec et que nous
sommes un eacuteternel laquo avoir-eacuteteacute raquo
La deuxiegraveme Consideacuteration inactuelle nrsquoest donc pas eacutecrite seulement en reacuteponse agrave une
utilisation laquo inauthentique raquo de lrsquohistoire et agrave lrsquoinsensibiliteacute maladive de notre sens historique
Les trois types drsquohistoriographie deacuteterminent ensemble le sens de lrsquoapparition de laquo lrsquohistorique raquo
par lequel le passeacute devient preacutesent et srsquoincorpore agrave la vie preacutesente Ainsi malgreacute les
rapprochements possibles avec lrsquoimpeacuteratif historiciste et son deacutesir drsquoune conservation absolue
du passeacute lrsquohistoire traditionaliste nrsquoaspire pas agrave une reconstruction du passeacute comme tel mais agrave
son appropriation afin de srsquoeacutelever laquo au-dessus de cette chose eacutepheacutemegravere et surprenante qursquoest la
vie individuelle224 raquo Voulant laquo conserver pour ceux qui naicirctront apregraves lui les conditions dans
lesquelles il est lui-mecircme neacute225 raquo lrsquohistorien en vient agrave consideacuterer le passeacute uniquement en tant
qursquoil se rapporte agrave lui car sa sensibiliteacute ignore la plupart des pheacutenomegravenes laquo et le peu qursquoelle en
perccediloit elle le perccediloit de trop pregraves et de faccedilon trop fragmentaire226 raquo Le passeacute est donc contraint
224 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 3 p 110 (KSA 1 p 265) 225 Ibid sect 3 p 109 (KSA 1 p 265) 226 Ibid sect 3 p 111 (KSA 1 p 267)
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agrave teacutemoigner dans lrsquounique et eacutetroite mesure ougrave son teacutemoignage dissout les particulariteacutes du
preacutesent qui devient alors lrsquounique incarnation de son passeacute
Or contrairement agrave lrsquohistoire traditionaliste qui laquo ne sait en effet que conserver lrsquohistoire
non pas lrsquoengendrer227 raquo lrsquohistoire monumentale projette reacutesolument lrsquoespoir de re-creacuteer
lrsquohistoire Son appropriation creacuteative du passeacute reconnaicirct drsquoembleacutee la diffeacuterence essentielle qui
distingue le preacutesent du passeacute de sorte que son deacutesir de srsquoinscrire dans une continuiteacute historique
srsquoaccompagne drsquoune reconnaissance de la diffeacuterence et de la distance qui permet lrsquoexemplariteacute
de ce qui fut228 Lrsquoinspiration qursquoelle tire des grandeurs passeacutees escamote degraves lors tout espoir de
voir renaicirctre le passeacute tel qursquoil fut et se satisfait drsquoen extraire lrsquoessentiel laquo elle rapprochera
geacuteneacuteralisera et finalement identifiera des choses diffeacuterentes toujours elle atteacutenuera la diversiteacute
des mobiles et des circonstances pour donner une image monumentale crsquoest-agrave-dire exemplaire
et digne drsquoimitation229 raquo Elle privileacutegie de ce fait les laquo effectus au deacutetriment des causae230 raquo et
concerne donc laquo non pas le veacuteritable nœud historique de causes et drsquoeffets231 raquo mais laquo des effets
sans cause suffisante232 raquo qui sont conserveacutes comme laquo une collection des ldquoeffets en soirdquo des
227 Ibid sect 3 p 112 (KSA 1 p 268) 228 Lrsquoideacutee drsquoune telle forme drsquohistoire apparaicirct conjointement avec celle drsquoune histoire traditionaliste dans les
premiegraveres notes eacutecrites en vue de la reacutedaction de la deuxiegraveme Inactuelle ougrave elle figure en tant que lrsquoinstinct
classique [Trieb nach dem Klassischen] Par cette deacutesignation que lrsquoon ne retrouve pas le texte publieacute Nietzsche
eacutebauche son caractegravere essentiel laquo Jrsquoappelle cet instinct lrsquoinstinct de ce qui est classique de ce qui possegravede une
valeur exemplaire le passeacute sert de modegravele au preacutesent raquo [FP 1872-1873 29 [29] sqq (KSA 7 p 636 sqq)] Cf
Christian EMDEN laquo The Invention of Antiquity Nietzsche on Classicism Classicality and the Classical
Tradition raquo Nietzsche and Antiquity dir Paul Bishop Rochester Camden House 2004 p 375 laquo At the center of
classicus stands the structural distinction between ldquousrdquo and ldquothemrdquo which is increasingly converted into the
conceptions of historical difference and at the same time the need for cultural continuity raquo 229 De lrsquoutiliteacute et des inconveacutenientshellip sect 2 p 106 (KSA 1 p 261) 230 Ibid sect 2 p 106 (KSA 1 p 261) 231 Ibid sect 2 p 106 (KSA 1 p 262) 232 Ibid sect 2 p 107 (KSA 1 p 263)
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eacuteveacutenements qui feront toujours de lrsquoeffet233 raquo Le preacutesent se fortifie donc de lrsquoexemplariteacute du
passeacute qursquoil deacutecontextualise et srsquoincorpore de sorte que notre sensibiliteacute ne ressent qursquoune
inspiration
Enfin alors que les histoires antiquaire et monumentale sont lrsquoœuvre drsquoune utilisation
seacutelective de laquo lrsquohistorique raquo elles en preacuteservent neacuteanmoins les contours essentiels Lrsquohistoire
critique au contraire relegraveve drsquoune volonteacute libeacuteratrice qui brise et dissout le passeacute afin de laquo lui
faire subir un seacutevegravere interrogatoire et enfin le condamner234 raquo Œuvre humaine lrsquohistoire ne peut
perdurer laquo sans que lrsquoon porte le fer agrave ses racines qursquoon passe cruellement outre agrave toutes les
pieacuteteacutes235 raquo Mais cet exercice critique ne se reacuteduit pas agrave une intention cynique laquo Crsquoest pour
ainsi dire une tentative pour se donner a posteriori le passeacute dont on voudrait ecirctre issu par
opposition agrave celui dont on est reacuteellement issu236 raquo Lrsquohistoire critique deacuteveloppe donc un oubli
creacuteatif qui en reacuteponse agrave un passeacute nocif ou simplement moribond deacuteploie une nouvelle nature
et un nouveau passeacute237 Le passeacute est entiegraverement deacutetermineacute par le preacutesent et ne conserve une
existence effective qursquouniquement par implication au preacutesent
On reconnaicirct lrsquoimportance non neacutegligeable de lrsquooubli pour ces trois formes
drsquohistoriographie Il serait cependant imprudent de conclure de lagrave agrave son importance
preacutepondeacuterante si lrsquoomission historiographique est un eacuteleacutement essentiel agrave lrsquohistoire son
importance est drsquoabord une reacuteaction au pouvoir perturbateur du souvenir Deacuteterminer la
233 Ibid sect 2 p 106 (KSA 1 p 261-262) 234 Ibid sect 3 p 113 (KSA 1 p 269) 235 Ibid sect 3 p 113 (KSA 1 p 270) 236 Ibid sect 3 p 114 (KSA 1 p 270) 237 Ibid sect 3 p 114 (KSA 1 p 270) Cf FP 1873 29 [179] (KSA 7 p 705-706)
78
puissance effective de lrsquoeacuteleacutement historique par omission ou par le rejet de pans entiers du passeacute
revient agrave concilier le preacutesent avec le caractegravere irreacutecupeacuterable de son passeacute Ainsi puisque le passeacute
nrsquoa drsquoexistence en dehors de la coordination preacutesentificatrice de lrsquointuition historique et que les
trois types drsquohistoire deacuteterminent ensemble lrsquohorizon affectif du passeacute et donc la constitution
de tout pheacutenomegravene historique lrsquoapparente implacabiliteacute du passeacute qui point dans le souvenir
appartient degraves lors au preacutesent et notre laquo avoir-eacuteteacute raquo se reacutevegravele de ce fait dissoluble et malleacuteable
Lrsquohistoire devient reacutedemption diffeacutereacutee238 Du fait que la constitution affective ultime de
laquo lrsquohistorique raquo est agrave jamais indeacutefinie notre laquo avoir-eacuteteacute raquo trouve son salut et renouvelle son
affectiviteacute par la transfiguration preacutesentificatrice de lrsquohistoire Notre laquo avoir-eacuteteacute raquo en apparence
irreacutecupeacuterable demeure donc eacuteternellement en suspens et agrave refaire libeacuterant ainsi les possibiliteacutes
de lrsquoagrave-venir de la surcharge affective du passeacute
La deacutecouverte de la plasticiteacute fondamentale de notre passeacute entraicircne deux conclusions
aussi importantes que deacuteterminantes pour notre compreacutehension de la philosophie nietzscheacuteenne
Comprise selon la nature intime de lrsquoeacuteleacutement historique ― crsquoest-agrave-dire par le truchement du
surgissement inopineacute du passeacute sous la forme drsquoune intuition preacuteconceptuelle ― lrsquohistoire revecirct
les caracteacuteristiques de la sensibiliteacute et se manifeste drsquoabord dans lrsquointimiteacute de notre ecirctre solitaire
238 Il est important de noter que lrsquoexpression laquo reacutedemption raquo [Erloumlsung] est absente de la deuxiegraveme Inactuelle
Cependant comme le remarque Hans Huumlbner dans son livre Nietzsche und das neue Testament la maniegravere dont
le passeacute est preacutesent pour Nietzsche laisse agrave penser un rapprochement non sans conseacutequence avec la figure
salvatrice du salut chreacutetien laquo Das Ereignis des soteriologischen Heils zum Leben in der Vergangenheit ist das
Ereignis des kerygmatisch bewirkten Heils zum Leben in der Gegenwart Vergangenheit wird Gegenwart
Geschichte wird Gegenwart vergangenes Leben wird gegenwaumlrtiges Leben raquo Hans HUumlBNER Nietzsche und das
Neue Testament Tuumlbingen Mohr Siebeck 2000 p 109 Il cite ensuite (p 113) lrsquoeacutepitre au Colossiens (Chapitre
3 v 9-10) laquo Vous vous ecirctes deacutepouilleacutes du vieil homme avec ses agissements et vous avez revecirctu le nouveau
celui qui srsquoachemine vers la vraie connaissance en se renouvelant agrave lrsquoimage de son Creacuteateur raquo Nous introduisons
ici cette ideacutee mais nous la retrouverons dans les prochains chapitres
79
sans eacutegard pour le passeacute en tant que tel ou pour la reacutealiteacute drsquoune histoire universelle Lrsquohistoire
et lrsquohistorique nous habitent donc autrement qursquoune simple connaissance du passeacute ou un
discours sur le devenir et le deacuteveloppement individuel ou collectif car leur preacutesentification du
passeacute transforme ce qui eacutetait en une composante essentielle de ce qui est De ce fait lrsquohistoire
ressuscite le passeacute pour lui accorder une pleine preacutesence et renverse ainsi lrsquoapparente
irreacutevocabiliteacute de ce qui a eacuteteacute en posant agrave nouveau les deacuteterminations essentielles de son
affectiviteacute Nous ne sommes plus tenus degraves lors drsquoopposer le passeacute au preacutesent et drsquoentendre
lrsquointerpellation nihiliste comme lrsquoappel assourdissant drsquoune destineacutee irreacutevocable car notre
plasticiteacute nouvellement deacutecouverte esquisse aussi une reacutedemption historique et une
transvaluation des valeurs Mais pour comprendre cela nous devons drsquoabord comprendre
comment Nietzsche a su irreacutevocablement arracher le passeacute de ses deacuteterminations principielles
meacutetaphysiques et reformuler son emploi de lrsquohistoire selon une logique sceptique pour opeacuterer
une laquo reacuteduction pathologique239 raquo et introduire le corps (Leib) comme fil conducteur
philosophique
239 Nous empruntons lrsquoexpression agrave Jean VIOULAC laquo La reacuteduction pathologique Le statut philosophique de
lrsquoexpeacuterience de la maladie dans la penseacutee de Nietzsche raquo Laval theacuteologique et philosophique vol 67 no 2
2011 281-307
― Chapitre 3 ―
LA laquo PHILOSOPHIE HISTORIQUE raquo
1 RUPTURE ET REJET DE LA PHILOSOPHIE MEacuteTAPHYSIQUE
laquo Le ldquovrai monderdquo ― une ideacutee qui ne sert plus agrave rien ne fait mecircme plus obligation ―
une ideacutee devenue inutile superflue par conseacutequent une ideacutee reacutefuteacutee supprimons-
la240 raquo
Ce verdict imparable prononceacute par Nietzsche dans un tregraves ceacutelegravebre passage du Creacutepuscule des
idoles et qui reacutesume en quelques mots lrsquoapport essentiel de ses reacuteflexions a sa source dans les
bouleversements majeurs qui accompagnegraverent la reacutedaction de Humain trop humain dix plus tocirct
Sous la pression conjointe de la maladie et de la deacutesillusion le jeune professeur de philologie
disciple de Wagner et de Schopenhauer se transforma en laquo anachoregravete raquo maniant de concert le
meacutepris le soupccedilon le courage et la teacutemeacuteriteacute241 Les changements de cette peacuteriode
laquo intermeacutediaire242 raquo teacutemoignent drsquoun affranchissement et deacutepeignent un renouveau
philosophique incompatible avec ses positions anteacuterieures Or si Humain trop humain est
effectivement le testament drsquoune reacuteorientation de sa penseacutee cette nouvelle disposition
intellectuelle conserve neacuteanmoins une certaine communauteacute de penseacutee avec la deuxiegraveme
Consideacuteration inactuelle Alors qursquoil avait preacuteceacutedemment reacutefleacutechi en philologue au sort des
240 Le creacutepuscule des idoles laquo Comment le ldquovrai monderdquo finit pas tourner agrave la fable raquo sect 5 (KSA 6 p 81) 241 Humain trop humain laquo preacuteface raquo sect 1 et 2 (KSA 2 p 13-15) 242 Il est coutumier de diviser le corpus nietzscheacuteen en trois peacuteriodes La premiegravere dite laquo de jeunesse raquo regroupe
tous ses eacutecrits drsquoeacutetudiants ainsi que les ouvrages reacutedigeacutes lors de son professorat agrave Bacircle et se clocirct par la quatriegraveme
Consideacuteration inactuelle La deuxiegraveme la peacuteriode laquo intermeacutediaire raquo commence avec la parution du premier
volume de Humain trop humain et se termine avec celle des quatre premiers livres du Gai savoir Enfin on
nomme la peacuteriode deacutebutant par la reacutedaction du premier livre de Zarathoustra jusqursquoagrave la fin de sa vie active la
peacuteriode laquo tardive raquo
81
eacutetudes historiques la philosophie qui point en 1876 et qui se prolonge dans tous ses eacutecrits
subseacutequents est elle reacutesolument historique243 et reacuteduit lrsquohistoire de la meacutetaphysique et sa
deacutetermination historique agrave une configuration de forces incorporeacutees
laquo Les philosophes occupeacutes agrave voiler et occulter le monde crsquoest-agrave-dire tous les
meacutetaphysiciens au grain plus ou moins fin ou grossier sont pris de maux drsquoyeux
drsquooreilles et de dents degraves qursquoils commencent agrave se douter qursquoil y a quelque chose de vrai
dans la thegravese selon laquelle toute la philosophie est deacutesormais tombeacutee sous la coupe de
lrsquohistoire244 raquo
Si ce laquo marteau de lrsquointuition historique245 raquo qui promet la suppression de la penseacutee
meacutetaphysique preacutesuppose la description du pheacutenomegravene historique dont nous avons fait lrsquoexposeacute
aux deux derniers chapitres la nouvelle philosophie historique est cependant plus qursquoune
critique historique et ne se limite pas agrave la deacutecouverte des origines humaines trop humaines des
conceptions philosophiques fondamentales En effet la suppression de toute perspective
meacutetaphysique sous lrsquoinfluence du pyrrhonisme de Montaigne conduit Nietzsche agrave reacuteduire lrsquoideacutee
du suprasensible inconditionneacute agrave une figure ou une disposition intellectuelle heacuteriteacutee et
deacutetermineacutee historiquement La deacutecouverte de ce caractegravere eacutevolutif renvoie non pas agrave
lrsquoaffirmation du pouvoir explicatif de lrsquohistoire mais agrave lrsquoarticulation drsquoune perspective
philosophique historique dont la reconnaissance de lrsquointrication temporelle conduit agrave la
suspension de toute deacutetermination suprasensible et agrave la corporeacuteiteacute de notre engagement
mondain Ce troisiegraveme chapitre extirpe ainsi notre sensibiliteacute historique de son contexte
243 Cf Humain trop humain sect 2 (KSA 2 p 25) 244 Opinions et sentences mecircleacutees sect 10 (KSA 2 p 384) 245 Ecce homo laquo Humain trop humain raquo sect 6 (KSA 6 p 328)
82
historiographique originel et le reconduit agrave la proximiteacute immeacutediate de notre expeacuterience
incorporeacutee en tant propeacutedeutique agrave lrsquointroduction du fil conducteur du corps au chapitre suivant
11 Le laquo positivisme raquo de la laquo peacuteriode intermeacutediaire raquo
laquo Au milieu du martyr que mrsquoinfligeaient des migraines ininterrompues de trois jours
conseacutecutifs accompagneacutees de peacutenibles pituites jrsquoeacutetais en possession drsquoune clarteacute de
dialecticien pousseacutee agrave lrsquoextrecircme et je reacutefleacutechissais avec beaucoup de sang-froid agrave des
choses pour lesquelles en temps normal je ne suis ni assez casse-cou ni assez raffineacute
ni assez froid246 raquo
Crsquoest ainsi que Nietzsche reacutesume la crise deacutecisive de lrsquoeacuteteacute 1876 qui marque le deacutebut de sa
rupture deacutefinitive avec le wagneacuterisme et la meacutetaphysique de la volonteacute de Schopenhauer qui
marquaient sa peacuteriode laquo de jeunesse raquo Mais pour autant que cet eacuteloignement puisse marquer le
deacutebut de sa peacuteriode dite laquo de lrsquoesprit libre raquo et le premier pas vers une philosophie proprement
laquo nietzscheacuteenne raquo la distance prise avec ses maicirctres agrave penser nrsquoest pas le teacutemoignage drsquoune
reacuteaction agrave leur position philosophique
laquo Je fus saisi drsquoune veacuteritable irritation contre moi-mecircme je perdis patience je vis qursquoil
eacutetait pour moi grand temps de revenir agrave moi Drsquoun seul coup je compris avec une terrible
eacutevidence combien de temps jrsquoavais deacutejagrave gaspilleacute [hellip] Dix ans derriegravere moi ougrave
litteacuteralement mon esprit avait cesseacute de se nourrir ougrave jrsquoavais rien appris drsquoutile raquo247
Devant la reacutealiteacute du wagneacuterisme agrave Bayreuth ― ou plutocirct face au spectacle du triomphe public
de ce laquo romantique deacutesespeacutereacute et pourrissant248 raquo ― Nietzsche nrsquoavait pas de choix de confesser
246 Ecce homo laquo pourquoi je suis si sage raquo sect 1 p 100-101 (KSA 6 p 265) 247 Ecce homo laquo Humain trop humain raquo sect 3 (KSA 6 p 324-325) 248 Opinions et sentences mecircleacutees laquo preacuteface raquo sect 3 (KSA 2 p 372)
83
lrsquoindigence de son espoir en la renaissance drsquoune nouvelle Germaniteacute249 laquo [Je] me rendais
compte que jrsquoavais radicalement deacutevieacute de mon instinct profond250 raquo eacutecrit-il Son
deacutesenchantement se traduit par une laquo cure intellectuelle251 raquo et la deacutecouverte du laquo privilegravege
peacuterilleux de vivre agrave titre drsquoexpeacuterience252 raquo Parler de rupture nrsquoest donc qursquoun pis-aller un clin
drsquoœil agrave la tradition qui a toujours lu Humain trop humain comme le monument drsquoun tournant
dans sa penseacutee car si lrsquoorientation nouvelle qui sourd de cet laquo affranchissement raquo deacutetonne par
rapport agrave sa laquo meacutetaphysiques drsquoartiste253 raquo elle teacutemoigne aussi et surtout drsquoune laquo grossesse
inconsciente254 raquo
laquo ― Une soif ardente srsquoempara litteacuteralement de moi depuis lors je ne suis en fait plus
occupeacute de rien drsquoautre que de physiologie de meacutedecine et de sciences naturelles ― je
ne suis mecircme revenu agrave des eacutetudes proprement historiques [historischen Studien] que
lorsque ma tacircche mrsquoy obligeait impeacuterativement raquo255
Nous ne devons alors pas nous en tenir agrave deacutecrire une philosophie simplement
antimeacutetaphysique car mecircme srsquoil est indeacuteniable que son hostiliteacute envers laquo lrsquoAlexandrin au fond
bibliotheacutecaire et correcteur drsquoeacutepreuve256 raquo typique de lrsquoessor des sciences positives qursquoil avait
jusqursquoalors vilipendeacutees se transforma en une surprenante valorisation de la certitude
scientifique cette nouvelle appreacuteciation du savoir positif des sciences nrsquoest en fait que la
traduction apparente drsquoune prise de position plus fondamentale Deacutelaissant progressivement la
249 Cf La naissance de la trageacutedie sect 19 p 131 (KSA 1 p 128) laquo Que nous suggegravere cette mysteacuterieuse uniteacute de
la musique allemande et de la philosophie allemande si ce nrsquoest une nouvelle forme de lrsquoexistence dont nous ne
pouvons pressentir le contenu qursquoagrave partir drsquoanalogie tireacutee du monde grec raquo 250 Ecce homo laquo Humain trop humain raquo sect 3 (KSA 6 p 324-325) 251 Opinions et sentences mecircleacutees laquo preacuteface raquo sect 2 (KSA 2 p 371) 252 Humain trop humain laquo preacuteface raquo sect 4 (KSA 2 p 18) 253 Naissance de la trageacutedie laquo essai drsquoautocritique raquo sect 2 (KSA 1 p 13) 254 Humain trop humain laquo preacuteface raquo sect 7 (KSA 2 p 21) 255 Ecce homo laquo Humain trop humain raquo sect 3 (KSA 6 p 325) 256 La naissance de la trageacutedie sect 18 (KSA 1 p 120)
84
philologie agrave la faveur drsquoune existence solitaire qui marquera la prochaine deacutecennie Nietzsche
srsquoadonna effectivement agrave des lectures qui deacutetonnent par rapport agrave ses positions preacuteceacutedentes Il
srsquoinitie agrave lrsquoeacutevolutionnisme anglais naissant sous lrsquoinfluence notable de son nouveau compagnon
Paul Reacutee257 par la lecture en traduction allemande drsquoouvrage drsquoauteurs contemporains tels que
Herbert Spencer (The Data of Ethics)258 John Lubbock (The Origin of Civilisation and the
Primitive Condition of Man)259 et Edward Burnett Tylor (Primitive Cultures)260 Par leur
positivisme anthropologique ils infleacutechirent son regard philologique vers une analyse historique
des valeurs morales et meacutetaphysiques sans qursquoil adhegravere pour autant agrave leur espoir en lrsquoesprit
scientifique Son enchantement pour les laquo meacutethodes de connaissance les plus rigoureuses261 raquo
est certainement lrsquoun des plus importants aspects de la laquo peacuteriode intermeacutediaire raquo mais nrsquoeacutequivaut
pas du reste agrave une nouvelle foi positiviste262
257 Cf Robin SMALL Nietzsche and Reacutee Oxford Oxford University Press 2005 p 72 83-84 Brendan
DONNELLAN laquo Friedrich Nietzsche and Paul Reacutee Cooperation and Conflict raquo Journal of the History of Ideas
vol 43 (1982) p 597-598 Patrick WOTLING laquo Moral sans meacutetaphysique raquo Lectures de Nietzsche Paris
Librairie geacuteneacuterale franccedilaise 2000 p 351 Charles ANDLER Nietzsche sa vie et sa penseacutee tome II le
pessimisme estheacutetique de Nietzsche -- La maturiteacute de Nietzsche Paris Gallimard 1958 p 305 258 Lrsquoinfluence qursquoa pu exercer Herbert Spencer est bien connue il est mentionneacute nommeacutement dans De la
geacuteneacutealogie de la morale et Le creacutepuscule des Idoles pour ne nommer que ceux-lagrave Cf Gregory MOORE Nietzsche
Biology and Metaphor Cambridge Cambridge University Press 2002 p 61 Gregory MOORE laquo Nietzsche
Spencer and the Ethics of Evolution raquo Journal of Nietzsche Studies vol 23 (2002) p 3-4 19 Thomas
BROBJER laquo Nietzsches Reading of Natural Science raquo Nietzsche and Science p 36 Patrick WOTLING laquo La
morale sans meacutetaphysique raquo op cit p 352 Puisque nous avons deacutejagrave traiteacute de lrsquoinfluence de Spencer sur
Nietzsche dans notre meacutemoire de maicirctrise nous nous nrsquoattarderons pas agrave ce sujet dans la preacutesente thegravese Cf
Lukas SODERSTROM Nietzschersquos Physiology of History Universiteacute de Montreacuteal 2008 p 44-72 259 Cf David S THATCHER laquo Nietzschersquos Debt to Lubbock raquo Journal of the History of Ideas vol 44 no 2
(1983) Thomas BROBJER Nietzschersquos Philosophical Context An Intellectual Biography Urbana University of
Illinois Press 2008 p 64 260 Cf Christian J EMDEN Friedrich Nietzsche and the Politics of History Cambridge Cambridge University
Press 2008 p 188 sqq 261 Humain trop humain sect 272 (KSA 2 p 225) 262 Il est commun de comprendre la peacuteriode intermeacutediaire comme sa peacuteriode laquo positiviste Cette lecture est lrsquoune
des plus anciennes Voir par exemple la description qursquoen fait Lou Andreas-Salomeacute laquo De ce fait lrsquoensemble de
sa philosophie prit une orientation nouvelle eacutecrit Lou Andreas-Salomeacute de lui et se transforma en une analyse des
erreurs et des preacutejugeacutes humains le meacutetaphysicien se mua en psychologue et en historien et se placcedila doreacutenavant
85
Cette nouvelle perspective informeacutee par lrsquoethnologie apparaicirct degraves lrsquoouverture de
Humain trop humain lorsqursquoil aborde la question apparemment insoluble de la provenance des
concepts philosophiques laquo comment quelque chose peut-il naicirctre de son contraire263 raquo En
reprenant ainsi apregraves un hiatus de quelque deux milleacutenaires laquo la mecircme forme interrogative qursquoil
y a deux mille ans264 raquo non seulement eacutecarte-t-il drsquoembleacutee toute origine miraculeuse laquo issue du
vif et de lrsquoessence de la ldquochose en soirdquo 265 raquo Nietzsche apprend eacutegalement agrave reposer la question
de lrsquoapparition des laquo choses estimeacutees supeacuterieures266 raquo la raison le sensible la logique etc Si
en effet nous posons que toutes laquo choses supeacuterieures raquo ont une origine ne devons-nous pas
alors admettre qursquoil est impossible drsquoen concevoir lrsquoorigine sans reacutefeacuterence agrave son contraire La
logique provient de lrsquoillogique la veacuteriteacute de lrsquoerreur et ainsi de suite Or cette maniegravere de
comprendre lrsquoorigine des principes fondamentaux de la philosophie comme lrsquoindissoluble
entrelacement des choses avec leur contraire fait appel agrave une analyse geacuteneacutetique des concepts
philosophiques qui ne saurait proceacuteder explique Nietzsche sans reconnaicirctre la part essentielle
laquo des sublimations dans lesquelles lrsquoeacuteleacutement fondamental semble presque volatiliseacute et ne trahit
plus son existence qursquoagrave lrsquoobservation la plus fine267 raquo Les laquo choses supeacuterieures raquo nrsquoauraient
donc pas une existence discregravete dont la genegravese pourrait ecirctre identifieacutee agrave un instant preacutecis ou agrave
un sens deacutetermineacute
sur le terrain drsquoun positivisme sobre et rigoureux raquo Lou ANDREAS-SALOMEacute Friedrich Nietzsche agrave travers ses
œuvres trad Jacques Benoist-Meacutechin Paris Bernard-Grasset 1992 p 94 263 Humain trop humain sect 1 (KSA 2 p 23) 264 Humain trop humain sect 1 (KSA 2 p 23) 265 Ibid 266 Humain trop humain sect 1 (KSA 2 p 24) 267 Humain trop humain sect 1 (KSA 2 p 24)
86
laquo Il se pourrait mecircme encore que ce qui constitue la valeur de ces choses bonnes et
veacuteneacutereacutees tienne preacuteciseacutement agrave ce qursquoelles sont apparenteacutees lieacutees entrelaceacutees de maniegravere
insidieuse agrave ces choses mauvaises qui leur sont en apparence opposeacutees agrave ce qursquoelles sont
peut-ecirctre mecircme drsquoessence identique268 raquo
Ainsi la philosophie historique ― laquo la plus reacutecente de toutes les meacutethodes philosophiques qui
ne peut plus se concevoir du tout seacutepareacutee des sciences de la nature269 raquo ― ne saurait ecirctre une
simple description de la succession temporelle des notions philosophiques Elle est en fait
lrsquoexpression drsquoune position philosophique plus fondamentale qui ne relegraveve pas de la seule
reconnaissance soudaine de la puissance explicative du savoir positif
Tout se passe comme si les reacuteflexions historiques de ses eacutecrits anteacuterieurs qui trahissaient
alors lrsquoinfluence de la philosophie schopenhauerienne et celle de Jacob Burckhardt270 se
deacutelestaient de toute reacutefeacuterence agrave un principe transcendant mais conservent la description du
pheacutenomegravene historique lui-mecircme Conservant sa description de lrsquohistorique comme la
manifestation preacutesentificatrice drsquoune chose inscrite en meacutemoire Nietzsche eacutecarte drsquoembleacutee
toute affirmation principielle afin de consideacuterer la chose uniquement par son apparition
historique La puissance effective des laquo choses supeacuterieures raquo est degraves lors reacuteduite agrave laquo de promptes
et familiegraveres associations de sentiments et drsquoideacutees raquo qui sont laquo en veacuteriteacute des fleuves avec des
centaines de sources et drsquoaffluents271 raquo Cette laquo reacuteduction pathologique272 raquo qui accompagne sa
268 Par-delagrave bien et mal sect 2 (KSA 5 p 17) Ce passage de lrsquoouvrage de 1886 se lit comme un retour au
problegraveme souleveacute dans Humain trop humain 269 Humain trop humain sect 1 270 Cf Chapitre 1 Voir eacutegalement Anthony K JENSEN Nietzschersquos Philosophy of History Cambridge
Cambridge University Press 2013 p 61-75 271 Par-delagrave bien et mal sect 14 (KSA 5 p 28) 272 Jean VIOULAC laquo La reacuteduction pathologique Le statut philosophique de lrsquoexpeacuterience de la maladie dans la
penseacutee de Nietzsche raquo Laval theacuteologique et philosophique (2011) vol 67 no 2 p 287 sqq Cf p 291 laquo Le
pheacutenomegravene pathologique est ainsi un eacutetat de la vie dans lequel crsquoest la vie elle-mecircme qui opegravere la reacuteduction elle
est un comportement par lequel le vivant se ressaisit elle reacutepond agrave lrsquoexigence drsquoune reacuteduction inconditionneacutee
87
crise de 1876 et marque la peacuteriode de laquo lrsquoesprit libre raquo entameacutee par lrsquoeacutecriture de Humain trop
humain signifie degraves lors que le penseur laquo ne devrait pas penser selon des fins crsquoest-agrave-dire qursquoil
ne devrait pas chercher ne rien vouloir ni reacutefuter mais se contenter drsquoeacutecouter comme on eacutecoute
un morceau de musique273 raquo Ce premier pas vers une philosophie historique prend donc la
forme drsquoune eacutecoute du passeacute la deacutecouverte de notre capaciteacute agrave ressentir agrave nouveau ce qui fut
qui eacutetait seulement esquisseacutee dans ses eacutecrits anteacuterieurs devient le moyen mecircme de reacutetablir la
vue de la normaliteacute et du pathologique afin de rendre possible une laquo autoreacuteveacutelation274 raquo du corps
12 Montaigne et le scepticisme
laquo Humain trop humain est le monument commeacutemoratif drsquoune crise [hellip] ― par ce livre
je me suis deacutebarrasseacute de ce qui eacutetait incompatible avec ma nature [hellip] Les erreurs lrsquoune
apregraves lrsquoautre sont ignoreacutees avec un meacutepris glacial lrsquoideacuteal nrsquoest pas reacutefuteacute ― il gegravele [hellip]
presque partout se congegravele ldquola chose en soirdquo275 raquo
Si la philosophie historique de Humain trop humain signale un changement de perspective elle
se signale drsquoabord par un regard froid qui suspend lrsquoeffectiviteacute des notions agrave lrsquoeacutetude Ce nrsquoest
pas une critique de la meacutetaphysique que propose Nietzsche mais sa mise agrave lrsquoeacutecart au profit de
lrsquoexpeacuterience immeacutediate de la reacutealiteacute pheacutenomeacutenale Au regard de laquo lrsquoobservation
psychologique276 raquo ― le veacuteritable noyau programmatique de sa nouvelle orientation ― il appert
que lrsquoinfluence la plus marquante est celle des moralistes franccedilais qui par la preacutecision de leur
Lrsquoeacuteveacutenement immanent de la maladie opegravere lrsquoἐποχή la plus radicale dans et par laquelle le moi superficiel de la
conscience est lui-mecircme mis entre parenthegraveses avec toutes ses laquo faculteacutes raquo pour mettre au jour le moi reacuteel de
lrsquoimmanence vitale que la conscience tourneacutee vers le monde ordinairement recouvre raquo 273 FP 1880 4 [73] (KSA 9 p 117) 274 Cf VIOULAC op cit p 290 275 Ecce homo laquo Humain trop humain raquo sect 1 (KSA 6 p 323) 276 Cf Humain trop humain sectsect 35-38 (KSA 2 p 57-62)
88
observation laquo ressemblent agrave des tireurs qui visent juste et mettent reacuteguliegraverement dans le noir
― mais dans le noir de la nature humaine raquo277
laquo Agrave lire Montaigne La Rochefoucauld La Bruyegravere Fontenelle (surtout les Dialogues
des morts) Vauvenargues Chamfort on est plus pregraves de lrsquoantiquiteacute qursquoavec nrsquoimporte
quel groupe de six auteurs pris dans les autres nations [hellip] Leurs livres srsquoeacutelegravevent au-
dessus des variations du goucirct national et des nuances philosophiques dont srsquoirise
ordinairement tout ouvrage de nos jours [hellip] ils contiennent plus drsquoideacutees reacuteelles que tous
les livres des philosophes allemands ensemble raquo278
Lrsquoadmiration que Nietzsche voue agrave ces auteurs ressort de leur incisive perspicaciteacute agrave deacutecrire et
distinguer les motivations apparentes et drsquoen faire apparaicirctre le portrait laquo psychologique raquo qui
rend manifeste les veacuteritables mobiles de la conduite morale souvent inavoueacutees et toujours
passeacutees sous silence Il admire lrsquoimage qursquoils dressent de leurs contemporains non pas pour ce
qursquoils y reacutevegravelent de la nature abstraite et geacuteneacuterale de la moraliteacute qui se cache derriegravere les
apparences particuliegraveres mais justement pour ce qui y apparaicirct et y devient manifeste Sans
formuler de philosophie au sens strict ces auteurs en viennent agrave deacutefinir une approche drsquoune
fertiliteacute philosophique sans pareille279 Leur meacutethode descriptive sans arriegravere-penseacutee
systeacutematique et indissociable de leur acuiteacute psychologique qui anime sa reprise de leur laquo art de
lrsquoanalyse de la combinaison psychologique280 raquo srsquoimpose agrave Nietzsche dans lrsquoespoir de
contourner les lieux communs de la penseacutee meacutetaphysique
277 Humain trop humain sect 36 (KSA 2 p 59) 278 Le voyageur et son ombre sect 214 (KSA 2 p 647) 279 laquo Le remplacement de la philosophie premiegravere par cette sorte de psychologie srsquoexplique principalement par la
primauteacute de la question laquo psychologique raquo drsquoune orientation fondamentale et toujours preacutesupposeacutee de vie drsquoune
orientation qui fait que les choses dans une vie importent ou non [hellip] Crsquoest une position ou une orientation que
ni un argument ni la philosophie systeacutematique ni une reacuteveacutelation ne pourraient aborder ou au moins seacutepareacutement
car cela supposerait deacutejagrave lrsquoimportance preacuteeacuteminente drsquoun argument drsquoun systegraveme ou drsquoune reacuteveacutelation raquo Robert
PIPPIN Nietzsche moraliste franccedilais la conception nietzscheacuteenne drsquoune psychologie philosophique trad Isabelle
Wiemand Paris Odile Jacob 2006 p 42 280 Humain trop humain sect 35 (KSA 2 p 57)
89
Les Essais de Michel de Montaigne (1533-1592) qursquoil lut en traduction allemande281 se
distinguent assureacutement des autres textes du genre par leur remarquable effet stylistique ―
lrsquointroduction de lrsquoaphorisme ― et par leur hypotypose drsquoune pratique philosophique sceptique
Mais crsquoest par lrsquointroduction du doute sceptique en tant qursquoarticulation de sa position
philosophique fondamentale que lrsquoon reconnaicirct lrsquoinfluence particuliegravere de Montaigne sur
Nietzsche282 laquo Quel mol oreiller que le doute pour une tecircte bien faite raquo283 eacutecrit-il en reprenant
un mot de Montaigne Ce doute loin drsquoecirctre le laquo doux charmant berccedilant pavot raquo284 deacutecrieacute dix
ans plus tard dans Par-delagrave Bien et Mal allume en Nietzsche lrsquoespoir drsquoune position tierce ni
meacutetaphysique ni scientiste pouvant supprimer la transcendance du sujet connaissant afin drsquoen
deacutecrire les ramifications essentielles de ses structures de penseacutee Autrement dit la mise en
suspens de toute position meacutetaphysique principielle trahit lrsquoinfluence du pyrrhonisme de
Montaigne et souligne lrsquoeffort consideacuterable deacuteployeacute par Nietzsche dans un premier temps pour
circonscrire la pheacutenomeacutenaliteacute propre aux processus intellectuels
Il importe de clairement distinguer le sens de ce doute philosophique afin de cerner la
maniegravere dont les Essais ont contribueacute au deacuteveloppement de la philosophie historique de
281 La date exacte de sa premiegravere lecture des Essais est difficile agrave deacuteterminer Thomas BROBJER (Nietzschersquos
Philosophical Context an intellectual biography Urbana University of Illinois Press 2008 p 57) soutient qursquoil
reccedilut une copie de Cosima Wagner en cadeau pour le Noel 1870 Pour sa part Brendan Donnellan affirme qursquoil
srsquoagissait drsquoune version franccedilaise et que Nietzsche posseacutedait deacutejagrave une traduction allemande bien avant 1870 (Cf
Brendan DONNELLAN laquo Nietzsche and Montaigne raquo Colloquia Germanica vol 19 (1986) p18n2) 282 Brendan Donnellan reacutesume ainsi les formes diverses de lrsquoinfluence de Montaigne (laquo Nietzsche and
Montaigne raquo op cit p 1) laquo The varied facets of Montaignersquos attraction for Nietzsche can be categorized in the
following roles as one of the greatest figures of the Renaissance as a model of the contemplative life as a
radical sceptic as a writer with an unprecedented capacity for revealing himself with confessional frankness and
not least as an outstanding model of the aristocratic French moralistic culturehellip raquo 283 Aurore sect 46 (KSA 3 p 53) 284 Par-delagrave Bien et Mal sect 208 (KSA 5 p 137)
90
Nietzsche Dans son ouvrage Les sceptiques grecs que Nietzsche qualifiera de laquo remarquable
eacutetude285 raquo Victor Brochard deacutefinit le sceptique comme suit
laquo Le vrai sceptique nrsquoest pas celui qui doute de propos deacutelibeacutereacute et qui reacutefleacutechit sur son
doute ce nrsquoest pas mecircme celui qui ne croit agrave rien et affirme que rien nrsquoest vrai autre
signification du mot qui a donneacute lieu agrave bien des eacutequivoques crsquoest celui qui de propos
deacutelibeacutereacute et pour des raisons geacuteneacuterales doute de tout excepteacute des pheacutenomegravenes et srsquoen
tient au doute raquo286
On peut en outre diviser les formes de ce scepticisme selon lrsquointerpreacutetation de la maniegravere de
douter de laquo tout287 raquo Drsquoabord le laquo scepticisme pheacutenomeacuteniste288 raquo qui conccediloit le laquo tout raquo comme
une totaliteacute inconnaissable sans toutefois contester son existence possible Srsquoil doute de notre
capaciteacute agrave connaicirctre le laquo tout raquo et ses concepts correspondants (lrsquoEcirctre les essences vraies etc)
il ne fait que suspendre toute interrogation ontologique pour ne porter son attention qursquoaux
pheacutenomegravenes Lrsquoautre le laquo pyrrhonisme289 raquo plus ancien et plus classique aborde lrsquoexistence de
ce laquo tout raquo dans sa particulariteacute mecircme et se meacutefie de lrsquoeacutevidente reacutealiteacute de toute chose Srsquoil srsquoen
tient aussi aux pheacutenomegravenes seuls contrairement au simple pheacutenomeacutenisme qui demeure au
niveau de lrsquoapparition des pheacutenomegravenes et suspend toute consideacuteration de leurs essences reacuteelles
quoiqursquoinapparentes sans douter toutefois de leur existence possible le pyrrhonisme lui plus
radical mais aussi plus ferme se deacutefait reacutesolument de toute consideacuteration lieacutee au laquo tout raquo et
srsquoabstient de formuler la moindre affirmation Le pyrrhonisme substitue donc agrave lrsquoespoir de saisir
lrsquoecirctre dans sa pureteacute celui laquo de voir toutes choses dans leur juste importance agrave leur juste valeur
285 Ecce homo laquo pourquoi je suis si aviseacute raquo sect 3 (KSA 6 p 284) 286 Victor BROCHARD Les sceptiques grecs Paris Imprimerie nationale 1887 p 2 Cf Marcel CONCHE
Montaigne et la philosophie Paris Meacutegare 1987 p 28 sq 287 Marcel CONCHE Montaigne et la philosophie op cit p 29 sqq 288 CONCHE Montaigne et la philosophie p 29 289 Jean-Paul DUMONT Le scepticisme et le pheacutenomegravene Paris Vrin 1985 p 41 sqq
91
eacutetant entendu que ces valeurs nrsquoappartiennent pas aux choses ldquoen elles-mecircmesrdquo mais aux choses
se reacutefleacutechissant crsquoest-agrave-dire inseacuteparables de leur reacuteflexion dans un regard290 raquo
La redeacutecouverte de lrsquoimportance du regard de la perspective pour le scepticisme de
Pyrrhon est lrsquoeacuteleacutement principal que Nietzsche emprunte agrave Montaigne Dans Apologie de
Raymond Sebond Montaigne expose son scepticisme radical en expliquant que toute
connaissance relegraveve drsquoabord du sujet et de son expeacuterience sensible Il ne peut donc y avoir une
forme de connaissance inconditionneacutee ou essentielle indeacutependante de la corporeacuteiteacute individuelle
laquo Tout ce qui se connaicirct il se connaicirct sans doute par la faculteacute du connaissant car
puisque le jugement vient de lrsquoopeacuteration de celui qui juge crsquoest raison que cette
opeacuteration il la parfaisse par ses moyens et volonteacute non par la contrainte drsquoautrui comme
il adviendrait si nous connaissions les choses par la force et selon la loi de leur essence
Or toute connaissance srsquoachemine en nous par les sens ce sont nos maicirctreshellip291 raquo
Lrsquoimportance de nos sens ne se reacuteduirait donc pas au simple mode drsquoappreacutehension des choses
laquo Crsquoest le privilegravege des sens drsquoecirctre lrsquoextrecircme borne de notre apercevance eacutecrit-il il nrsquoy a rien
au-delagrave drsquoeux qui nous puisse servir agrave les deacutecouvrir voire ni lrsquoun sens nrsquoen peut deacutecouvrir
lrsquoautre292 raquo Puisque notre sensibiliteacute nrsquoa pas drsquoaccegraves aux choses mecircmes telles qursquoelles sont en
soi mais uniquement aux donneacutees sensibles elle impose une limite agrave notre connaissance les
sens laquo sont nos maicirctres raquo Qui plus est cette limite est le lot de lrsquohomme explique-t-il laquo je mets
en doute que lrsquohomme soit pourvu de tous sens naturels293 raquo Mais cette deacutelimitation de notre
savoir nrsquoest pas du reste une deacutetermination apriorique des conditions de possibiliteacute de la
connaissance en tant que telle laquo nous ne savons plus quelles sont les choses en veacuteriteacute car rien
290 CONCHE Montaigne et la philosophie p 41 291 MONTAIGNE Essais Paris Gallimard 2009 vol 2 p 374 292 Essais vol 2 p 376 293 Essais p 375
92
ne vient agrave nous que falsifieacute et alteacutereacute par nos sens294 raquo Lrsquoobjet et sa perception sont deux choses
distinctes qui ne peuvent ecirctre reacuteduites lrsquoune agrave lrsquoautre Ou plutocirct il nrsquoy a pas drsquoobjet pour nous
indeacutependamment de nos sens
laquo Notre imagination ne srsquoapplique pas aux choses eacutetrangegraveres mais elle est conccedilue par
lrsquoentremise des sens et les sens ne comprennent pas lrsquoobjet exteacuterieur mais seulement
leurs propres passions et par ainsi la fantaisie et apparence nrsquoest pas de lrsquoobjet mais
seulement de la passion et souffrance des sens laquelle passion et objet sont choses
diverses295 raquo
Le sensualisme de Montaigne ne peut donc donner lieu agrave aucune certitude sensible
laquo Lrsquoincertitude de nos sens rend incertain tout ce qursquoils produisent raquo296 Il nrsquoy a donc pas de
point archimeacutedien agrave partir duquel nous puissions deacuteduire ou mesurer toute chose mecircme le fait
de douter ne peut suffire
laquo Pour juger des apparence que nous recevons des sujets il nous faudrait un instrument
judicatoire pour veacuterifier cet instrument il nous y faut de la deacutemonstration pour veacuterifier
la deacutemonstration un instrument nous voilagrave notre rouet raquo297
Ni notre ecirctre ni les choses ne peuvent fournir un eacutetalon suffisant ni mecircme la certitude drsquoecirctre
incertain ne peut suffire
laquo Finalement il nrsquoy a aucune constante existence ni de notre ecirctre ni de celui des objets
et nous et notre jugement et toutes choses mortelles vont voulant et roulant sans cesse
ainsi il ne se peut eacutetablir rien de certain de lrsquoun agrave lrsquoautre et le jugeant et le jugeacute eacutetant
en continuelle mutation et branle Nous nrsquoavons aucune communication agrave lrsquoecirctre parce
que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naicirctre et le mourir ne baillant
de soi qursquoune obscure apparence et ombre et une incertaine et deacutebile opinion298 raquo
294 Essais p 393 295 Essais p 394 Trad mod Il srsquoagit en fait drsquoune traduction drsquoun passage de Sextus Empiricus 296 Essais p 393 297 Essais p 394 298 Essais p 395
93
Quel est le sens de la reacutecupeacuteration nietzscheacuteenne du scepticisme de Montaigne Srsquoil est
eacutevident que Nietzsche et Montaigne partagent une reacutesistance voire une opposition agrave la
philosophie dogmatique leur rejet commun de la penseacutee meacutetaphysique ne peut ecirctre motif
suffisant pour relever leur filiation de penseacutee Pour Montaigne le doute ne deacutecoule pas de la
simple reconnaissance des limitations de notre appareil perceptif De mecircme Nietzsche fait peu
de cas des limitations que notre organisation nous impose Reconnaicirctre une limite une borne
ou un horizon demeure drsquoailleurs lrsquoapanage de la penseacutee meacutetaphysique dans la mesure qursquoelle
renvoie en sous-main agrave ce qui lui eacutechappe la supposeacutee pleacutenitude de lrsquoecirctre du laquo tout raquo Lrsquoattrait
du scepticisme ne peut deacutecouler du doute seul qui ne peut agir de certitude premiegravere Puisqursquoil
est en devenir et changeant mecircme celui qui doute peut ecirctre sujet du doute laquo Lrsquoeacutetalon qui nous
sert agrave mesurer notre ecirctre nrsquoest pas une grandeur invariable299 raquo eacutecrit Nietzsche agrave lrsquoinstar de
Montaigne Nous sommes priveacutes drsquoun eacutetalon agrave lrsquoaune duquel nous pourrions eacutevaluer et connaicirctre
tout ce qui est Lrsquoimportance de Montaigne ne tient donc pas agrave son scepticisme comme tel car
il introduit une position philosophique qui par-delagrave ses caracteacuteristiques formelles (doute
certitude etc) reconnaicirct que dans un monde en devenir tout regard est radicalement
individualiseacute La saisie drsquoune chose la chose laquo elle-mecircme raquo et le regard dont procegravede cette saisie
ne sont drsquoaucune maniegravere des eacuteleacutements distincts et deacutefinitifs laquo Il faut si lrsquoon vise agrave la
connaissance explique Nietzsche savoir utiliser tour agrave tour ce courant inteacuterieur qui nous porte
vers une chose et puis cet autre qui nous en eacuteloigne au bout drsquoun certain temps raquo300
299 Humain trop humain sect 32 (KSA 2 p 51) 300 Humain trop humain sect 500
94
13 laquo Lrsquoobservation psychologique raquo
Lrsquoimportance de Montaigne et des autres laquo moralistes raquo pour notre compreacutehension de
lrsquointention directrice de Humain trop humain se reacutevegravele clairement agrave la lecture du noyau
theacuteorique contenu dans les premiers paragraphes de la deuxiegraveme section Pour servir agrave
lrsquohistoire des sentiments moraux Du sect 35 au sect 38 Nietzsche y expose ce qursquoil nomme laquo la
reacuteflexion sur lrsquohumain le trop humain raquo ou laquo lrsquoobservation psychologique raquo301 Lrsquoorganisation
elle-mecircme de ce passage constitue le plus grand teacutemoignage de lrsquoinfluence du scepticisme de
Montaigne En effet tout en preacutesentant les jalons et la justification essentiels agrave ce mode
drsquoobservation philosophique Nietzsche structure son exposeacute de maniegravere agrave y faire succeacuteder
drsquoabord ses avantages (sect 35) les objections possibles (sect 36) et termine en repoussant toute
consideacuteration lieacutee agrave lrsquoutiliteacute drsquoune telle deacutemarche (sect 37-38) Il en ressort que lrsquoutiliteacute ou
lrsquoavantage de ce qursquoil appelle laquo lrsquoobservation psychologique raquo ne peut ecirctre sans ses
deacutesavantages Cette eacutequivociteacute eacutevidente constitue le premier eacuteleacutement du pheacutenomeacutenalisme
historique nietzscheacuteen
Nietzsche conccediloit ses observations comme un deacutepassement des geacuteneacuteraliteacutes
psychologiques reacuteductibles agrave une reacutealiteacute intelligible ou meacutetaphysique Il srsquoagit nous dit-il
drsquoexposer et drsquoaffermir la proposition de son ami Paul Reacutee selon lequel laquo Lrsquohomme moral
nrsquoest pas plus pregraves du monde intelligible que lrsquohomme physique302 raquo Il veut mettre en lumiegravere
301 Humain trop humain sect 35 302 Paul REacuteE Der Ursprung der moralischen Empfindungen Chemnitz 1877 p VIII Citeacute par Nietzsche dans
Humain trop humain sect 37
95
la contingence et la contrainte qui gisent derriegravere les motifs de lrsquoagir moral et ainsi reacuteduire
lrsquoautonomie morale agrave lrsquoheacuteteacuteronomie des intentions laquo lrsquohistoire des sentiments moraux est
lrsquohistoire drsquoune erreur [hellip] lrsquoerreur de la liberteacute de la volonteacute303 raquo Agrave cette fin Nietzsche
srsquoemploie agrave deacutecrire le particulier dans sa particulariteacute sous forme aphoristique304 laquelle par
sa concision et sa briegraveveteacute confine ses observations des caractegraveres laquo humains trop humains raquo agrave
une perspective rigoureusement circonscrite et eacutevite du coup toute reacuteification philosophique et
hypostase conceptuelle qui pourraient transformer ses reacuteflexions en veacuteriteacutes geacuteneacuterales ou en
cateacutegories transcendantes Puisqursquoil srsquoagit avant tout drsquoobserver plutocirct que drsquoexpliquer ou de
raisonner laquo la reacuteflexion sur lrsquohumain le trop humain raquo prend son deacutepart de lrsquohomme tel qursquoil
est dans sa solitude individuelle afin de deacutenuder et drsquoisoler ses motifs et ses intentions qui
aiguillonnent veacuteritablement ses agissements
laquo Moins les hommes sont lieacutes par la tradition plus aussi srsquoamplifie le branle inteacuterieur de
leurs motifs comme agrave leur tour srsquoamplifient parallegravelement lrsquoagitation exteacuterieure
lrsquoenchevecirctrement des courants humains la polyphonie des aspirations305 raquo
En deacutelaissant ainsi toute reacutefeacuterence aux cateacutegories existantes cet laquo art de lrsquoanalyse et de la
combinaison psychologique raquo reacuteduit les hommes agrave lrsquohomme dans sa facticiteacute mondaine Il
concentre son regard sur ce reacutesidu individuel pour formuler une description non pas de lrsquoHomme
en tant que tel geacuteneacuteraliseacute agrave partir des hommes mais de lrsquohomme ― lrsquoindividu humain ― tel
qursquoil se montre et se manifeste agrave lui-mecircme
303 Humain trop humain sect 39 304 Au sujet de lrsquoaphorisme nietzscheacuteen voir entre autres Babette BABICH laquo The Genealogy of Morals and
Right Reading On the Nietzschean Aphorism and the Art of the Polemic raquo Nietzschersquos On the Genealogy of
Morals Critical essays Lanham Rowan and Littlefield 2006 p 178 sqq Brendan DONNELLAN Nietzsche and
the French Moralists Bonn Bouvier 1992 p 120 sqq 305 Humain trop humain sect 23 (KSA 2 p 44)
96
Malgreacute lrsquointeacuterecirct eacutevident drsquoun examen des motivations psychologiques il nrsquoen demeure
pas moins un danger pour lrsquoestime accordeacutee agrave lrsquohomme Le regard froid et deacutepourvu de toute
velleacuteiteacute meacutetaphysique qui srsquoefforce agrave mettre en lumiegravere les intentions humaines ne peut eacuteviter
de se heurter aux susceptibiliteacutes du spectateur animeacute par laquo lrsquoamour des hommes et non par
lrsquoesprit de la science raquo306
laquo Il se peut en fait qursquoune certaine foi aveugle en la bonteacute de la nature humaine une
reacutepugnance inculqueacutee pour lrsquoanalyse des actions humaines une sorte de pudeur en
matiegravere de nuditeacute de lrsquoacircme soient vraiment choses plus deacutesirables pour la somme de
bonheur que cette peacuteneacutetration psychologique307 raquo
En effet lrsquoaveuglement volontaire est une chose deacutesirable laquo pour la bonne marche de la
socieacuteteacute308 raquo remarque-t-il laquo ne faut-il pas ecirctre quasiment deacuteshumaniseacute pour sentir le penchant
opposeacute 309 raquo Deacutenuder lrsquoillogique au cœur laquo de lrsquoart la religion et geacuteneacuteralement de tout ce qui
confegravere quelque valeur agrave la vie raquo serait un tort qui ne pourra que laquo gacircter ces belles choses
irreacuteparablement310 raquo Lrsquoobservation psychologique serait ainsi un danger pour la peacuterenniteacute des
valeurs humaines
laquo Un deacutesavantage essentiel que comporte lrsquoabolition des perspectives meacutetaphysiques
crsquoest que lrsquoindividu restreint son horizon agrave sa bregraveve existence et ne reccediloit plus
drsquoimpulsions assez fortes pour œuvrer agrave des institutions durables bacircties pour des
siegravecles il veut cueillir lui-mecircme le fruit de lrsquoarbre qursquoil plante et nrsquoa donc plus envie
de planter de ces arbres qui exigent une culture reacuteguliegravere durant des siegravecles et sont
destineacutes agrave donner leur ombre agrave de longues suites de geacuteneacuterations311 raquo
306 Humain trop humain sect 36 (KSA 2 p 59) 307 Humain trop humain sect 36 (KSA 2 p 58) 308 Humain trop humain sect 36 (KSA 2 p 59) 309 Humain trop humain sect 1 (KSA 2 p 24) 310 Humain trop humain sect 31 (KSA 2 p 51) 311 Humain trop humain sect 22 (KSA 2 p 43)
97
Au demeurant ni les avantages de sa perspicaciteacute ni le danger de son regard dissolvant
ne peuvent justifier ou condamner laquo la reacuteflexion sur lrsquohumain le trop humain raquo laquo Quoi qursquoil en
soit de nos supputations pour et contre [hellip] la renaissance de lrsquoobservation psychologique est
devenue neacutecessaire et lrsquoon ne peut plus eacutepargner agrave lrsquohumaniteacute la vue cruelle de la table de
dissection de ses scalpels et de ses pinces312 raquo Drsquoune leacutegitimiteacute fonciegraverement indeacutecidable ―
laquo beacuteneacutediction plutocirct que maleacutediction pour la prospeacuteriteacute geacuteneacuterale qui pourrait le dire 313 raquo ―
sa neacutecessiteacute ne peut deacutecouler de son utiliteacute seule laquo [L]a question de savoir si lrsquoapport de
lrsquoobservation psychologique est plutocirct un avantage ou un inconveacutenient pour les hommes peut
quoi qursquoil en soit rester en suspens314 raquo La justification philosophique drsquoune telle entreprise
doit nous eacutechapper neacutecessairement car lrsquointervention drsquoun principe justificatif introduirait une
mesure eacutetrangegravere Elle se transformerait de ce fait en restauration de cela mecircme que Nietzsche
veut eacuteviter une reacuteflexion principielle et transcendantale Nietzsche srsquoabstient de toute eacutevidence
de poser un jugement et se borne agrave relever et deacutecrire les pheacutenomegravenes tels qui se preacutesentent agrave lui
Ainsi la valeur de son eacutepochegrave sceptique repose-t-elle dans la deacute-couverte de lrsquoorigine des valeurs
morales dans leur manifestation pheacutenomeacutenale dans lrsquoespoir drsquoy retrouver non pas ce qui srsquoy
cache mais ce qui srsquoy montre
Or telle retenue meacutethodologique implique une certaine reacuteserve mais eacutegalement une
capaciteacute drsquointrospection aiguiseacutee Savoir reconnaicirctre lrsquoapport eacutetranger introduit par nos propres
observations est un eacuteleacutement essentiel de la laquo reacuteflexion sur lrsquohumain le trop humain raquo
312 Humain trop humain sect 37 (KSA 2 p 59) 313 Humain trop humain sect 37 (KSA 2 p 61) 314 Humain trop humain sect 38 (KSA 2 p 61)
98
laquo En outre de mecircme que certains individus et certains peuples trop austegraveres ont besoin
de frivoliteacutes [hellip] ne nous serait-il pas neacutecessaire de recourir agrave tous les moyens existants
extincteurs et reacutefrigeacuterants afin de garder au moins autant de constance de candeur et de
mesure qursquoil nous en est resteacute et de prouver ainsi notre utiliteacute en servant de miroir agrave ce
siegravecle et de conscience agrave sa reacuteflexion sur lui-mecircme [hellip]315 raquo
La mesure doit donc nous appartenir en propre Puisqursquoil ne propose aucune nouvelle
connaissance de la nature humaine mais une simple description le portrait qursquoil produit est
consciemment une reacuteflexion de lui-mecircme
laquo De tout temps les philosophes se sont approprieacute les thegraveses des psychologues
(moralistes) et les ont vicieacutees en les prenant absolument en voulant prouver la neacutecessiteacute
de ce qui nrsquoeacutetait dans lrsquoesprit de ceux-ci que lrsquoindication approximative ou veacuteriteacute bonne
pour une dizaine drsquoanneacutees en tel pays ou telle villehellip raquo316
Cette reacuteduction de lrsquoanalyse philosophique agrave lrsquoobservation psychologique signifie agrave la
fois la mise agrave lrsquoencart de son ancienne philosophie avec ses velleacuteiteacutes meacutetaphysico-estheacutetiques et
la conquecircte drsquoune nouvelle perspective donnant plein droit agrave lrsquoexpeacuterience veacutecue Une telle
opeacuteration se justifie par la suspension de lrsquoeffectiviteacute de la penseacutee meacutetaphysique dont
lrsquoimpuissance libegravere le pheacutenomegravene de sa deacutetermination apriorique Lrsquoapport du pyrrhonisme de
Montaigne et de laquo lrsquoobservation psychologique raquo sert donc agrave deacutetailler comment Nietzsche
srsquoouvre un espace ne pouvant reacutepondre aux aspirations explicatives de lrsquoancienne philosophie
ce qui du coup permet un nouveau regard sur lrsquoeacutemergence des concepts philosophiques En
reconduisant ainsi lrsquoHumain (lrsquoHomme) agrave lrsquohomme Nietzsche est en mesure de saisir la part
conditionneacutee mais non moins essentielle de la deacutetermination de ce que nous appelons
laquo monde raquo Il peut degraves lors deacutecrire lrsquoexistence drsquoun principe premier inconditionneacute comme une
315 Humain trop humain sect 38 (KSA 2 p 62) 316 Opinions et sentences mecircleacutees sect 5 (KSA 2 p 541)
99
position de notre intellect ― comme un pheacutenomegravene intellectuel ― ce qui a comme effet de
faire un premier pas vers une compreacutehension du laquo sujet raquo par lrsquoentremise de lrsquoautoreacuteveacutelation du
corps
2 LE PHEacuteNOMEacuteNALISME DE NIETZSCHE
21 Le rejet de lrsquoideacutealisme philosophique
Si Humain trop humain marque une transformation de la philosophie nietzscheacuteenne qui
se caracteacuterise par lrsquointroduction des laquo meacutethodes de connaissance les plus rigoureuses317 raquo
lrsquoouvrage se preacutesente eacutegalement comme le deacutetournement de lrsquoideacutealisme philosophique qui avait
marqueacute ses eacutecrits anteacuterieurs laquo Lagrave ougrave vous autres voyez des choses ideacuteales eacutecrit-il dans Ecce
homo moi je vois des choses humaines heacutelas bien trop humaines 318 raquo Alors que son analyse
de la meacutemoire lrsquoavait preacuteceacutedemment conduit agrave ce que nous avons appeleacute un ideacutealisme mateacuteriel319
sous la guise drsquoune barriegravere impermeacuteable entre le monde interne de la sensation et celle drsquoune
externaliteacute putative source des impressions sensibles lrsquoaffirmation du caractegravere humain des
laquo choses ideacuteales raquo reacuteduit degraves lors la transcendance meacutetaphysique agrave lrsquoexpression drsquoune
compreacutehension deacutefaillante du flux des sensations
laquo Les philosophes prennent drsquohabitude devant la vie et lrsquoexpeacuterience ― devant ce qursquoils
appellent le monde pheacutenomeacutenal ― la mecircme attitude que devant un tableau deacuteployeacute une
fois pour toutes et qui montre toujours le mecircme deacuteroulement [Vorgang] immuablement
fixeacute crsquoest ce deacuteroulement [Vorgang] opinent-ils qursquoil faut interpreacuteter correctement afin
de conclure de lagrave agrave lrsquoecirctre qui serait agrave lrsquoorigine du tableau agrave la chose en soi qui est
317 Humain trop humain sect 272 (KSA 2 p 225) 318 Ecce homo laquo Humain trop humain raquo sect 1 (KSA 6 p 322) 319 Voir chapitre 2
100
toujours consideacutereacutee drsquohabitude comme la raison suffisante du monde des
pheacutenomegravenes320 raquo
Agrave partir du veacutecu mondain laquo les philosophes raquo deacutecouvrent ou projettent une reacutegulation
principielle comme condition de la veacuteriteacute derriegravere toute apparence Toute intelligence veacuteritable
du monde serait donc meacutediatiseacutee par lrsquoexistence preacutesumeacutee drsquoune chose en soi inaccessible et
inconnaissable Ce portrait sans grande originaliteacute de lrsquoimpulsion meacutetaphysique reprend les
grandes lignes de la scission du reacuteel telle qursquoexprimeacutee par Kant321 Nietzsche infleacutechit cependant
lrsquoimage habituelle de lrsquoorigine du monde meacutetaphysique inconditionneacute par lrsquointroduction drsquoun
laquo deacuteroulement immuable raquo source de lrsquoideacutee du suprasensible Tout se passe comme si le
caractegravere changeant du monde sensible qui rendait neacutecessaire jadis lrsquoexistence du monde
immobile de lrsquoecirctre srsquoeacutetait effaceacute au profit drsquoune reacutegulariteacute fixe propre au sensible La question
primordiale ne serait pas tant celle des transformations subies par les objets sensibles mais les
fulgurances de reacutegulariteacute qui trahissent lrsquoexistence drsquoun principe ordonnateur propre au monde
laquo noumeacutenal raquo Ainsi sous lrsquoinfluence de scepticisme de Montaigne qui permet la suspension
de lrsquoeffectiviteacute des concepts meacutetaphysiques Nietzsche remplace la question de la provenance
des impressions sensibles ― la chose en soi ― par celle de leur raison Et en reconnaissant
320 Humain trop humain sect 16 (KSA 2 p 36) 321 Cf Emmanuel KANT La critique de la raison pure trad Alain Renaut Paris GF Flammarion 2001 p 80 (B
XX) laquo helliplrsquoinconditionneacute devrait pas ecirctre trouveacute dans les choses en tant que nous les connaissons (telles qursquoelles
nous sont donneacutees) mais en tant que nous ne les connaissons pas comme choses en soi [hellip] raquo Du reste sa
fascination pour la chose en-soi durant cette peacuteriode se rapproche beaucoup plus du neacuteo-kantisme que du
positivisme Cf Steven GALT CROWELL laquo Nietzsche among the Neo-Kantians or the Relation between Science
and Philosophy raquo Nietzsche Theories of Knowledge and Critical Theory Nietzsche and the Sciences ed
Babette Babich Boston Kluwer 1999 p 77-86 Selon Crowell Nietzsche srsquoapparente beaucoup plus au neacuteo-
kantisme naissant qursquoau positivisme du type anglais ou franccedilais de lrsquoeacutepoque laquo If in the then-current French or
English sense of the word ldquopositivismrdquo included a weltanschaulich realism commitment to mechanistic
explanation a view of science as consisting of facts and a social optimism and liberalism embracing scientific
social engineering then Nietzsche was never a positivist raquo
101
que laquo crsquoest lrsquointellect humain qui a fait apparaicirctre le pheacutenomegravene322 raquo il ne srsquoattarde pas agrave deacutecrire
les structures internes qui reacutegularisent le flux sensible mais cherche agrave deacutecouvrir lrsquoorigine ou la
provenance de cette apparition
Cet examen de la reacutegulariteacute des apparences le conduit non seulement agrave consulter les
sciences naturelles notamment les jeunes sciences eacutevolutionnistes et lrsquohistoire de la genegravese et
du deacuteveloppement de la penseacutee323 Il commente aussi lrsquointerpreacutetation du monde pheacutenomeacutenal
proposeacutee par le neacuteo-kantien drsquoorigine russe Afrikan Spir (1837-1890) Dans son opus de 1873
Denken und Wirklichkeit Versuch einer Erneuerung der kritischen Philosophie324 Spir y
deacutefend la thegravese que la seule tacircche proprement philosophique est la recherche drsquoun principe
inconditionneacute le principe drsquoidentiteacute (A=A) laquo Le concept de lrsquoinconditionneacute ou de la substance
eacutecrit Spir nrsquoest agrave proprement parler rien drsquoautre que le concept drsquoun objet qui possegravede un ecirctre
qui lui est propre et qui est identique avec lui-mecircme325 raquo Agrave lrsquoaide de cette deacutefinition Nietzsche
procegravede provisoirement agrave une division stricte du conditionneacute (sensible) et de lrsquoinconditionneacute
322 Humain trop humain sect 16 323 Nietzsche utilise les expressions Entwicklungsgeschichte (histoire du deacuteveloppement) et
Entstehungsgeschichte (histoire de la genegravese) cf Humain trop humain sectsect 10 et 16 respectivement (KSA 2 p
30 37) 324 Afrikan SPIR Denken und Wirklichkeit Versuch einer Erneuerung der kritischen Philosophie Leipzig
Findel 2 volumes 1873 (pour la premiegravere eacutedition) 1877 (pour la seconde) La troisiegraveme eacutedition sera traduite en
franccedilais Penseacutee et reacutealiteacute essai drsquoune reacuteforme de la philosophie critique Paris Felix Alcan 1896 Nous
utiliserons dans ce qui suit la traduction en prenant soin de donner le passage eacutequivalent dans la deuxiegraveme eacutedition
allemande Nietzsche deacutecouvre Spir en 1869 lorsqursquoil achegravete un premier ouvrage (Forschung nach der
Gewissheit in der Erkenniss der Wirlichkeit) Cf Paolo DrsquoIORIO laquo La superstition des philosophies critiques raquo
Nietzsche-Studien vol 22 (1993) p 257-258 Il emprunte la premiegravere eacutedition de Denken und Wirklichkeit agrave la
bibliothegraveque de Bacircle en 1873 et se procure la deuxiegraveme eacutedition qui demeure dans la Nietzsche-Archiv Il relira
lrsquoouvrage en 1881 et 1885 (DrsquoIORIO p 277 sqq) 325 Penseacutee et reacutealiteacute op cit p 8
102
(suprasensible) ce qui permet de reacutecuser toute deacutetermination conceptuelle ou suprasensible de
la reacutegulariteacute pheacutenomeacutenale et ainsi donner pleine autonomie aux pheacutenomegravenes eux-mecircmes
laquo hellip apregraves avoir strictement constateacute lrsquoidentiteacute du concept de meacutetaphysique et de celui
drsquoinconditionneacute drsquoinconditionnant aussi eacutecrit Nietzsche reprenant la thegravese de Spir par
voie de conseacutequence des logiciens plus rigoureux [NB Spir] ont contesteacute tout lien
possible entre lrsquoinconditionneacute (le monde meacutetaphysique) et le monde qui nous est connu
tant et si bien que dans le pheacutenomegravene ce nrsquoest justement pas du tout la chose en soi qui
apparaicirct et qursquoil convient de rejeter toute conclusion de celui-ci agrave celle-lagrave326 raquo
Srsquoinscrivant dans la continuiteacute du veacuteneacuterable Kant Spir distingue le monde sensible de
lrsquoapparition pheacutenomeacutenale du monde noumeacutenal de la chose en soi laquo La vraie chose en soi ou
noumegravene la vraie substance lrsquoinconditionneacute qui existe indeacutependamment de nous et de notre
maniegravere de comprendre [hellip] est au fond de toute reacutealiteacute327 raquo Lrsquoinconditionneacute est absolu laquo quant
agrave son existence crsquoest-agrave-dire qursquoil existe par soi328 raquo Son essence laquo lui est propre non emprunteacutee
du dehors et par suite indeacutependante de toute chose eacutetrangegravere329 raquo La notion de laquo chose en soi raquo
nrsquoest rien drsquoautre selon Spir que laquo la penseacutee drsquoun objet qui nrsquoa pas hors de lui la raison de son
existence et sa nature est la seule ougrave nous pouvons nous arrecircter qui ne laisse agrave poser ni pourquoi
ni comment330 raquo Limite extrecircme de la penseacutee la chose en soi inconditionneacutee eacutechappe donc agrave
toute explication et agrave toute deacutemonstration empirique Elle est laquo lrsquouniteacute du reacuteel en soi331 raquo eacutecrit-
il crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre simple et unique toujours identique agrave lui-mecircme qui rend possible toute
penseacutee Cette deacutetermination reacuteflexive de lrsquoen soi que Nietzsche retrouve chez Spir figure dans
326Humain trop humain sect 16 (KSA 2 p 36) 327 SPIR Penseacutee et reacutealiteacute op cit p 261 (Denken und Wirklichkeit vol I p 311) 328 Penseacutee et reacutealiteacute p 118 (Denken und Wirklichkeit I p 174) 329 Penseacutee et reacutealiteacute p 121 (Denken und Wirklichkeit I p 177) 330 Penseacutee et reacutealiteacute p 121 (Denken und Wirklichkeit I p 177) 331 Penseacutee et reacutealiteacute p 243 (Denken und Wirklichkeit I p 297)
103
Humain trop humain comme laquo la loi geacuteneacuterale originelle du sujet connaissant raquo crsquoest-agrave-dire la
laquo neacutecessiteacute inteacuterieure de reconnaicirctre tout objet en soi dans son essence propre pour un objet
identique agrave soi-mecircme donc existant par lui-mecircme et demeurant au fond toujours pareil et
immuable bref pour une substance332 raquo Ainsi lrsquoopposition nietzscheacuteenne agrave la penseacutee
meacutetaphysique nrsquoest-elle pas une entreprise de deacutemystification cherchant agrave exposer les
fumisteries du genre mais la reconnaissance du caractegravere immanent de la penseacutee
inconditionneacutee Lrsquoinconditionneacute nrsquoest pas deacuteduit de lrsquoapparente reacutegulariteacute du monde sensible
mais de notre penseacutee elle-mecircme lorsqursquoelle pense quelque chose Plutocirct que srsquoen tenir agrave une
compreacutehension convenue de la penseacutee meacutetaphysique comme deacutedoublement du reacuteel Nietzsche
emprunte agrave Spir cette compreacutehension de lrsquoen soi comme principe inconditionneacute au sein mecircme
de notre esprit pour en faire la penseacutee constitutive du sujet connaissant
22 Lrsquoabsence de rapport entre lrsquoen soi et le pheacutenomegravene
Lrsquoimpuissance de la chose en soi nrsquoeacutechappera pas agrave Nietzsche ni mecircme agrave Spir qui refuse
tout rapport entre lrsquoinconditionneacute et le conditionneacute laquo Si la meacutethode des philosophes critiques
part de la vraie notion de lrsquoinconditionneacute eacutecrit Spir elle conduit agrave ce reacutesultat que lrsquoinconditionneacute
nrsquoa aucune analogie avec aucun objet empirique et ne peut contenir ni la raison suffisante ni la
condition du conditionneacute333 raquo En ce sens si lrsquoinconditionneacute est sans condition et lrsquoexpeacuterience
relegraveve de notre sensibiliteacute alors lrsquoinconditionneacute ne peut ecirctre sujet agrave lrsquoexpeacuterience car il ne peut
deacutependre de la sensibiliteacute Nous ne pouvons deacutecouvrir lrsquoexistence drsquoun inconditionneacute
332 Humain trop humain sect 18 (KSA 2 p 38-39) (Denken und Wirklichkeit II p 177) 333 Penseacutee et reacutealiteacute p 240 (Denken und Wirklichkeit I p 293-294)
104
empiriquement ou par analogie car laquo lrsquoexpeacuterience [hellip] ne nous preacutesente pas les choses comme
elles sont en soi crsquoest-agrave-dire qursquoelle contient des eacuteleacutements qui sont eacutetrangers agrave la nature des
choses en soi et qui par conseacutequent ne peuvent avoir en elles leur raison334 raquo Puisque lrsquointuition
sensible introduit des eacuteleacutements eacutetrangers agrave lrsquoobjet perccedilu et puisque lrsquoexpeacuterience preacutesuppose agrave la
fois la forme de la sensibiliteacute (espace et temps) et les concepts purs de lrsquoentendement comme sa
condition tout objet dont on peut avoir connaissance est drsquoembleacutee meacutediatiseacute par notre capaciteacute
agrave la connaicirctre Il est donc impossible selon Spir de passer du conditionneacute agrave lrsquoinconditionneacute
celui-ci ne peut ecirctre deacuteduit de celui-lagrave
En outre puisque la chose en soi est toujours identique agrave elle-mecircme et contient sa vraie
et propre essence elle ne peut ecirctre la raison suffisante du monde sensible Le monde sensible
est un monde dans lequel tout laquo est traicircneacute en sens contraires constamment en mouvement mecircleacute
de mal et drsquoimperfection et conditionneacute par une illusion335 raquo eacutecrit Spir Or un principe
inconditionneacute toujours eacutegal agrave lui-mecircme ne peut contenir ni son opposeacute ni un quelconque eacuteleacutement
eacutetranger et mecircme si la chose en soi eacutetait la raison suffisante du monde conditionneacute elle ne
serait alors plus laquo en soi raquo mais pour autre chose En ce sens lrsquoinconditionneacute nrsquoest pas la
condition du conditionneacute laquo elle exprime le concept primitif non deacuteriveacute que nous avons a priori
sur lrsquoessence de la reacutealiteacute explique Spir et dont la veacuteriteacute brille immeacutediatement agrave notre
conscience336 raquo Un tel concept ne pourrait donc ni se deacuteduire de lrsquoexpeacuterience sensible ni en ecirctre
la condition Spir distingue donc de ce fait soigneusement drsquoune part lrsquouniteacute formelle de la
334 Penseacutee et reacutealiteacute p 230 (Denken und Wirklichkeit I p 302) 335 Penseacutee et reacutealiteacute p 238 Ce passage est un ajout de la troisiegraveme eacutedition et ne se retrouve donc pas dans celle
utiliseacutee par Nietzsche 336 Penseacutee et reacutealiteacute p 189 (Denken und Wirklichkeit I p 237-238)
105
reacutealiteacute deacutepourvue de tout contenu qui appartient agrave la conscience comme principe de toute
connaissance et de lrsquoautre le monde sensible composeacute drsquoune intrication presque infinie de
conditions dont nous pouvons avoir conscience
Ces deacuteterminations du monde sensible et du principe inconditionneacute permettent
drsquoapprofondir notre conclusion provisoire Lrsquoargument de Spir repris par Nietzsche ne doit pas
ecirctre compris comme une reacutefutation de lrsquoinconditionneacute et du monde meacutetaphysique Il srsquoagit en
fait drsquoune banalisation et non drsquoune critique de cette maniegravere agrave penser En isolant de la sorte
le monde meacutetaphysique et en soustrayant le monde sensible de tout principe inconditionneacute
Nietzsche en suspend la puissance permettant ainsi un pas en retrait sans encourir le risque de
srsquoembourber dans une critique de lrsquoideacutealisme
laquo Il est vrai qursquoil pourrait y avoir un monde meacutetaphysique la possibiliteacute absolue nrsquoen
est pas contestable [hellip] Et quand bien mecircme lrsquoexistence de ce monde serait on ne peut
mieux prouveacutee il nrsquoen serait pas moins certain que cette connaissance serait justement
de toutes la plus indiffeacuterente plus indiffeacuterente encore que ne lrsquoest neacutecessairement au
marin menaceacute par la tempecircte la connaissance de lrsquoanalyse chimique de lrsquoeau337 raquo
Lrsquoimportance philosophique de cette seacuteparation de la chose en soi inconditionneacutee et du
conditionneacute sensible ne se reacutesume pas du reste ni agrave reconnaicirctre laquo la loi originelle du sujet
connaissant raquo ni encore agrave miner la puissance de la penseacutee meacutetaphysique En banalisant ainsi
lrsquoexistence drsquoun principe premier Spir deacutelivre eacutegalement le pheacutenomegravene dans lrsquoespoir de saisir
la manifestation immeacutediate de son existence preacuteconceptuelle Mais la deacutevalorisation de la chose
en soi ne saurait agrave elle seule donner pleine autonomie au pheacutenomegravene car si lrsquoon peut reacuteduire
lrsquoobjet sensible agrave son expression pheacutenomeacutenale celle-ci se comprend toujours comme simple
337 Humain trop humain sect 9
106
apparence Or explique Spir laquo lrsquoapparence consiste [hellip] en ce qursquoun objet nous apparaicirct comme
quelque chose qursquoil nrsquoest pas raquo338 La berge qui semble se mouvoir lors de notre passage en
bateau ou lrsquoimage du steacutereacuteoscope qui a un aspect de profondeur alors qui est imprimeacute sur une
surface plane sont autant drsquoapparences pour Spir Il importe donc de distinguer lrsquoapparence et
le pheacutenomegravene Si apparence signifie laquo attribuer aux objets ou agrave en affirmer quelque chose qui
en fait leur est eacutetranger339 raquo toute ideacutee serait une apparence puisque cette deacutefinition ne fait
aucune distinction entre lrsquoobjet sensible et sa repreacutesentation Mais une ideacutee nrsquoest certainement
pas uniquement la repreacutesentation drsquoun objet elle est aussi un fait reacuteel et incontournable pour
une conscience laquo Par le fait mecircme que quelque chose en effet peut apparaicirctre conclut Spir
les ideacutees dans lesquelles seule se produit lrsquoapparence doivent exister tregraves reacuteellement340 raquo Qursquoune
ideacutee rende manifeste lrsquoobjet dont elle est la repreacutesentation nrsquoempecircche pas qursquoelle puisse
eacutegalement posseacuteder une reacutealiteacute propre irreacuteductible agrave cet objet repreacutesenteacute laquo Nos ideacutees comme
les objets empiriques connus de nous sont donc en tant qursquoelles existent reacuteellement des
pheacutenomegravenes341 raquo Pheacutenomegravene et apparence ne sont donc pas des notions interchangeables Alors
que lrsquoapparence trompe en introduisant un eacuteleacutement eacutetranger le pheacutenomegravene rend manifeste un
objet qui lui est exteacuterieur mais seulement en apparence Par conseacutequent laquo le donneacute lui-mecircme
crsquoest-agrave-dire nos sensations ne sont pas du tout une apparence mais des objets reacuteels dont nous
338 Penseacutee et reacutealiteacute p 255 (Denken und Wirklichkeit I p 325) 339 Ibid 340 Penseacutee et reacutealiteacute p 256 Denken und Wirklichkeit I p 307) 341 Penseacutee et reacutealiteacute p 256 (Denken und Wirklichkeit I p 306)
107
pouvons avoir une connaissance parfaitement vraie et objectivement valable pourvu qursquoon les
prenne pour ce qursquoils sont342 raquo
Le tournant entameacute par Humain trop humain ne peut donc se comprendre uniquement
comme le rejet de la philosophie meacutetaphysique En effet si Nietzsche renonce agrave sa
laquo meacutetaphysique drsquoartiste raquo et srsquoaffranchit de la philosophie schopenhauerienne et du
romantisme wagneacuterien il ne propose pas pour autant de remplacer un systegraveme philosophique
par un autre La dissociation du conditionneacute et de lrsquoinconditionneacute deacuteveloppeacutee agrave lrsquoinstar des
reacuteflexions drsquoAfrikan Spir libegravere la pheacutenomeacutenaliteacute entiegraverement de toute reacutefeacuterence au
suprasensible agrave lrsquoavant-plan Lrsquouniteacute du laquo monde raquo est deacutetermineacutee drsquoabord par lrsquoapplication drsquoun
principe inconditionneacute appartenant exclusivement agrave la penseacutee La reacutealiteacute sensible ne serait donc
pas lrsquoapparition de quelque chose en soi qui se tenait en retrait mais posseacutederait drsquoelle-mecircme
un sens autonome Or cette nouvelle digniteacute accordeacutee au pheacutenomegravene nrsquoest en veacuteriteacute qursquoune eacutetape
preacutealable dans lrsquoeacutelaboration de ce que Nietzsche nomme une histoire de la genegravese de la penseacutee
crsquoest-agrave-dire une description des structures constitutives de la penseacutee dont la proposition
essentielle serait laquo ce que nous appelons actuellement le monde est le reacutesultat drsquoune foule
drsquoerreurs et de fantasmes qui ont pris progressivement naissance au cours de lrsquoeacutevolution globale
des ecirctres organiseacutes se sont accrus en srsquoenchevecirctrant et nous sont maintenant leacutegueacutes agrave titre de
treacutesor accumuleacute de tout le passeacute343 raquo La deacutecouverte de la pheacutenomeacutenaliteacute de la penseacutee permet
342 Penseacutee et reacutealiteacute p 257-258 (Denken und Wirklichkeit I p 308) 343 Humain trop humain sect 16 (KSA 2 p 37)
108
une analyse historique et demande une analyse geacuteneacutetique voire geacuteneacutealogique des acquis que
nos erreurs nous ont procureacutes344
3 HISTORICISATION ET PHILOSOPHIE
31 Histoire et philosophie
Lrsquouniteacute du reacuteel laquo la loi geacuteneacuterale originelle du sujet connaissant raquo pour reprendre
lrsquoexpression de Nietzsche nrsquoa aucune reacutealiteacute en dehors de la penseacutee Srsquoil suit ainsi lrsquoanalyse
logique de Spir il ne srsquoen tiendra pas agrave la deacutecouverte de lrsquoimmanence du principe inconditionneacute
laquo Cette loi qui est dite ici ldquooriginellerdquo a eu elle aussi une histoire on montrera un jour
que cette tendance prend peu agrave peu naissance dans les organismes infeacuterieurs que les
faibles yeux de taupe de ces organismes ne voient drsquoabord rien que toujours lrsquoidentique
[hellip] La croyance premiegravere de tout le regravegne organique est peut-ecirctre mecircme depuis le
commencement que le reste du monde est tout entier un et immobile345 raquo
Deacutefaire la puissance de lrsquoemprise de la meacutetaphysique en reacuteduisant le laquo suprasensible raquo agrave la
constitution mecircme de la penseacutee nrsquoest pas un but en soi Une telle opeacuteration ne peut ecirctre que
lrsquoimpulsion premiegravere agrave la reconnaissance du caractegravere historique de la penseacutee
laquo Car le commandement revient ici agrave cette science qui srsquoenquiert de lrsquoorigine et de
lrsquohistoire [Geschichte] des sentiments moraux comme on les appelle et dont la tacircche
au fur et agrave mesure qursquoelle progresse est de poser et de reacutesoudre les complexes problegravemes
sociologiques lrsquoancienne philosophie elle ignore complegravetement ces derniers et a
toujours esquiveacute par de piegravetres faux-fuyants lrsquoeacutetude de lrsquoorigine et de lrsquohistoire des
sentiments moraux346 raquo
La plus importante conseacutequence de la dissociation du conditionneacute et de lrsquoinconditionneacute
serait donc la transformation du privilegravege accordeacute agrave notre constitution apriorique Si le sensible
344 Cf Humain trop humain sect 20 (KSA 2 p 41-42) 345 Humain trop humain sect18 (KSA 2 p 39) 346 Humain trop humain sect 37 (KSA 2 p 59-60)
109
et le suprasensible sont reacuteciproquement impermeacuteables et existent pour ainsi dire seacutepareacutement
alors notre sensibiliteacute et avec elle notre capaciteacute agrave connaicirctre ne peuvent ecirctre deacutetermineacutees par
un principe inconditionneacute Libeacutereacutes de toute deacutetermination suprasensible lrsquoentendement et la
raison perdent leur prioriteacute meacutetaphysique comme structures essentielles du sujet connaissant Ni
lrsquouniteacute putative de lrsquoEcirctre ni celle de lrsquoaperception ne peuvent intervenir en tant que
deacuteterminations essentielles de la connaissance car lrsquouniteacute du reacuteel ne deacutecoule drsquoabord que de
notre organisation Crsquoest dire que le fondement ideacuteel de notre connaissance ne relegraveve pas drsquoune
reacutealiteacute sous-jacente dont elle serait le reflet voire lrsquoexplicitation Et mecircme notre capaciteacute agrave
connaicirctre ― la laquo Raison raquo ― qui renvoie neacutecessairement agrave une limite infranchissable au-delagrave
de laquelle nous ne pouvons projeter lrsquoexistence de quelque chose sans toutefois en savoir
davantage cegravede sa place dans lrsquoexplication de notre monde agrave la description de sa propre
constitution Notre savoir nrsquoest plus pheacutenomeacutenal il est lui-mecircme pheacutenomegravene
Cette mise en lumiegravere de la pheacutenomeacutenaliteacute intrinsegraveque agrave la sensibiliteacute et de notre savoir
nrsquoest pas sans justifier la forme positive drsquoune philosophie historique laquo la plus reacutecente des
meacutethodes philosophiques347 raquo Puisque le pheacutenomegravene ne manifeste aucune reacutealiteacute suprasensible
― elle nrsquoest pas apparence ― mais renvoie pour peu qursquoon puisse en identifier la source
ultime agrave la constitution de notre sensibiliteacute et donc agrave notre organisation humaine lrsquoexistence
supposeacutee drsquoune reacutealiteacute en soi relegraveve elle aussi de notre constitution humaine trop humaine Or
cette humaniteacute nrsquoest pas une grandeur fixe laquo lrsquohomme est le reacutesultat drsquoun devenir [hellip] la faculteacute
347 Humain trop humain sect 1 (KSA 2 p 23)
110
de connaicirctre lrsquoest aussi raquo348 Lrsquoerreur ― le laquo peacutecheacute originel de tous les philosophes raquo selon
lrsquoexpression de Nietzsche ― serait donc de prendre lrsquohumain tel qursquoil est maintenant comme
laquo un homme eacuteternel sur lequel toutes les choses du monde sont naturellement aligneacutees depuis
le commencement raquo349 Par conseacutequent toute philosophie qui cherche veacuteritablement agrave eacuteviter les
formes interrogatives milleacutenaires et pour ne pas devenir une simple laquo apologie de la
connaissance350 raquo se doit drsquoecirctre une philosophie historique351
Comprendre lrsquoorigine de la logique de la raison du sensible signifie avant toute chose
comprendre leur mode drsquoapparition historique Mais une telle compreacutehension ne peut se reacuteduire
agrave identifier le moment originaire de leur premiegravere manifestation Elle doit explique Nietzsche
savoir reconnaicirctre comment laquo les couleurs les plus magnifiques sont obtenues agrave partir de
matiegraveres viles voire meacutepriseacutees352 raquo Lrsquoimplication directe drsquoune telle laquo chimie des concepts des
repreacutesentations et sentiments moraux religieux estheacutetiques353 raquo nrsquoest pas drsquoun inteacuterecirct
anthropologique seul car une description des fondements prosaiumlques des laquo concepts
supeacuterieurs raquo eacutequivaut aussi agrave reconnaicirctre lrsquoenchevecirctrement primordial de leurs composants
comme source premiegravere de leur existence effective
32 Preacutehistoire
348 Humain trop humain sect 2 (KSA 2 p 24) 349 Humain trop humain sect 2 (KSA 2 p 24) 350 Humain trop humain sect 6 (KSA 2 p 28) 351 Cf Humain trop humain sect 2 (KSA 2 p 25) laquo Crsquoest par suite la philosophie historique qui nous est
doreacutenavant neacutecessaire et avec elle la vertu de modestie raquo 352 Humain trop humain sect 1 (KSA 2 p 23) 353 Humain trop humain sect 1 (KSA 2 p 24)
111
La deacutecouverte de la provenance vulgaire des concepts fondamentaux va de pair avec
celle drsquoune humaniteacute preacutehistorique En effet laquo lrsquoessentiel de lrsquoeacutevolution humaine srsquoest deacuterouleacute
dans la nuit des temps affirme Nietzsche bien avant ces quatre mille ans que nous connaissons
agrave peu pregraves lrsquohomme nrsquoa sans doute plus changeacute beaucoup au cours de ceux-ci354 raquo Non
seulement nos structures agrave penser proviennent de notre organisation mais son origine eacutechappe
eacutegalement agrave lrsquohistoire proprement dite
laquo hellip ce que nous appelons actuellement le monde est le reacutesultat drsquoune foule drsquoerreurs et
de fantasmes qui ont pris progressivement naissance au cours de lrsquoeacutevolution globale des
ecirctres organiseacutes se sont accrus en srsquoenchevecirctrant et nous ont maintenant leacutegueacutes agrave titre de
treacutesor accumuleacute de tout le passeacute355 raquo
Comprendre lrsquoorigine de notre monde et de laquo lrsquohumain le trop humain raquo requiert donc une
connaissance de son eacutemergence preacutehistorique
Cette expression laquo preacutehistoire raquo [Vorgeschichte] tient une place importante mais
meacutesestimeacutee dans le lexique nietzscheacuteen Il deacutesigne en fait deux ideacutees Comme le terme plus rare
laquo praumlhistorische356 raquo le mot Vorgeschichte deacutesigne litteacuteralement le temps preacuteceacutedant lrsquoegravere
historique que lrsquoon associe habituellement au neacuteolithique Mais si Nietzsche utilise quelquefois
cette expression dans son sens indicatif357 on le retrouve plus freacutequemment deacutenotant une
354 Humain trop humain sect 2 (KSA 2 p 25) 355 Humain trop humain sect 16 (KSA 2 p 37) 356 Cf Par-delagrave bien et mal sect 32 (KSA 5 p 50-51) ougrave il est question de la laquo praumlhistorische Zeit raquo On retrouve
eacutegalement lrsquoexpression laquo Vorhistorische Zeitalter raquo (FP 1876 19 [89] KSA 8 p 352) mais il srsquoagit de la seule
occurrence De mecircme pour le mot laquo Vorperiode raquo (FP 1881 11 [334] KSA 8 p 572) 357 Voir notamment Aurore sect 31 (KSA 3 p 41) ou encore De la geacuteneacutealogie de la morale II sect 14 (KSA 5 p
318-320)
112
origine358 ou encore un simple anteacuteceacutedent359 Par cet emploi Nietzsche souligne le fait qursquoune
chose un usage une coutume preacutesupposent drsquoembleacutee des anteacuteceacutedents une provenance qui se
manifeste comme lrsquoexpression synchronique drsquoune diachronie constitutive
Ces deux emplois ne sont pas sans rapport commun Elles deacutecoulent drsquoun emprunt
conceptuel aux deacutebats scientifiques au cours du XIXe siegravecle Bien que la philosophie moderne et
la moderniteacute elle-mecircme se soit deacuteveloppeacutee en rapport eacutetroit avec une certaine conception drsquoune
egravere laquo anteacutediluvienne raquo preacuteceacutedant la nocirctre et habiteacutee par une humaniteacute laquo sauvage raquo deacutepourvue
drsquoattributs de la civilisation ce nrsquoest qursquoau milieu du XIXe siegravecle que cet laquo eacutetat de nature raquo
devient une reacutealiteacute agrave part entiegravere autonome et deacutepourvue de toute conjecture et speacuteculation
philosophiques Lrsquoexpression laquo preacutehistoire raquo est absente du lexique savant et nrsquoapparaicirct qursquoen
1851 lorsque Daniel Wilson emploie le terme prehistoric pour deacutecrire lrsquoorigine des nombreux
vestiges archeacuteologiques deacutecouverts en Europe360 Lrsquointroduction de ce neacuteologisme qui se
reacutepand rapidement agrave travers la communauteacute scientifique europeacuteenne361 rapproche
implicitement les peuples dits civiliseacutes des nations modernes et leur troublant doublet
358 Le fameux passage de Humain trop humain intituleacute laquo Double preacutehistoire du bien et du mal raquo (sect 45 KSA 2 p
67-68) en est un exemple frappant On y retrouve lrsquoexpression Vorgeschichte non pas au sens drsquoun eacutetat moral
preacuteceacutedent la nocirctre mais au sens drsquoune origine conceptuelle 359 Cf FP 1879 42 [62] (KSA 8 p 606-607) Le voyageur et son ombre sect 24 (KSA 2 p 555-557) Aurore sect 71
(KSA 3 p 69-70) sect 312 (KSA 3 p 226) FP 1882 1[12] (KSA 10 p 11) Le gai savoir sect 300 (KSA 3 p 539)
335 (KSA 3 p 560-564) 348 (KSA 3 p 583-585) 361 (KSA 3 p 608-609) FP 1883 7 [172] (KSA 10 p
297) 1885 34 [167] (KSA 11 p 476-477) FP 1885 40 [34][54] (KSA 11 p 645-644 p 655) FP 1886 7 [6]
(KSA 12 p 273-283) FP 1887 9[45] (KSA 12 p 358) Anteacutechrist sect 42 57 (KSA 6 p 215-217 p 241-244)
Pour ne nommer que ceux-lagrave 360 Donald R KELLEY laquo The Rise of Prehistory raquo Journal of World History vol 14 no 1 (2003) p 22 Cf
Daniel WILSON The Archeology and Prehistoric Annals of Scotland Edinburgh 1851 361 Lrsquoexpression laquo preacutehistorique raquo apparaicirct en franccedilais 1865 et laquo preacutehistoire raquo en 1871 Lrsquoeacutetymologie allemande
de lrsquoexpression laquo praumlhistorische raquo est plus neacutebuleuse Le terme semble avoir eacuteteacute introduit par calque de lrsquoanglais
et date de la fin du XIXe siegravecle
113
sauvage que sont les eacutetranges tribus aborigegravenes des Ameacuteriques de lrsquoAsie et le lrsquoAfrique En
effet tant qursquoils eacutetaient rencontreacutes en territoire eacuteloigneacute ces groupements tribaux pouvaient ecirctre
deacutecrits comme des types humains infeacuterieurs ou deacutechus sans lien commun avec lrsquoEuropeacuteen Mais
confronteacutee agrave lrsquoeacutevidente existence de peuplades originelles en Europe par lrsquoaccumulation de
deacutebris et de reliquats nrsquoappartenant agrave aucune culture connue la supeacuterioriteacute jusqursquoalors obvie et
inneacutee des chreacutetiens occidentaux fut tempeacutereacutee et relativiseacutee La deacutecouverte drsquoune Europe
primitive dont le deacuteveloppement culturel et technologique pouvait ressembler agrave celui des
indigegravenes drsquooutre-mer transforma le caractegravere civiliseacute eacuteternel des nations europeacuteennes en un
acquis dont lrsquoexclusiviteacute eacutetait le symptocircme de son parcours historique et dont lrsquoeacutetrange primitif
eacutetait un stade de deacuteveloppement arrieacutereacute ce qui imposait une certaine continuiteacute souvent
implicite entre le laquo sauvage raquo et le laquo civiliseacute raquo
Cette conciliation conceptuelle du sauvage et du civiliseacute agrave des fins explicatives nrsquoest pas
sans importance pour la philosophie historique de Nietzsche car la logique qui deacutesigne lrsquohomme
primitif comme un stade preacutealable de lrsquohomme cultiveacute qui lrsquohabite toujours srsquoapplique
eacutegalement agrave la question en ouverture de Humain trop humain laquo comment quelque chose peut-
il naicirctre de son contraire raquo Degraves que lrsquoon reconnaicirct la communauteacute drsquoespegravece qui lie le
laquo moderne raquo et le laquo barbare raquo on articule de ce fait une nouvelle conception de lrsquoorigine des
concepts philosophiques (nobles) agrave partir de notions plus simples (et basses) sans recours agrave une
quelconque origine miraculeuse et subite Cette description geacuteneacutealogique des concepts
philosophiques permet de saisir les caractegraveres essentiels de ces conceptions comme laquo des
sublimations dans lesquelles lrsquoeacuteleacutement fondamental semble presque volatiliseacute et ne trahit plus
114
son existence qursquoagrave lrsquoobservation la plus fine362 raquo Lrsquoapparition des concepts devient donc
lrsquoaffaire drsquoune transmission et drsquoune transfiguration graduelle des diffeacuterences Ainsi tout
comme le caractegravere civiliseacute eacutetait deacutesormais reconnu pour une transformation drsquoun eacutetat anteacuterieur
lrsquoopposition entre le grossier et le noble se reacutevegravele-t-elle une transfiguration par laquelle la
provenance prosaiumlque survit comme une expeacuterience reacutevolue sublimeacutee et modifieacutee qui ne se
manifeste plus qursquoau regard drsquoune perspective historique ou preacutehistorique Tout comme la
preacutehistoire nrsquoest pas la cause de lrsquohistoire mais son anteacuteceacutedent effectif lrsquoopposition essentielle
qui caracteacuterise lrsquoeacutemergence drsquoune chose estimeacutee supeacuterieure se reacutevegravele une relation constitutive
plutocirct que causale363 La provenance laquo preacutehistorique raquo drsquoune chose ne srsquoen deacutetache donc pas
mais lrsquohabite et survit en elle Poursuivant de la sorte la suspension du laquo monde raquo Nietzsche se
tourne ainsi agrave la compreacutehension de la manifestation effective des concepts philosophiques
33 Survivance
La perspective laquo preacutehistorique raquo introduite dans les premiegraveres sections de Humain trop
humain ne se reacuteduit pas agrave lrsquoaffirmation drsquoune preacutedeacutetermination preacutehistorique de lrsquohistoire
humaine La succession des stades eacutevolutifs est relativement fluide et les frontiegraveres qui
deacutepartagent lrsquohistorique et le preacutehistorique sont floues voire inexistantes car elles existent
uniquement au regard drsquoune reconstruction reacutetrospective Le sens philosophique premier du
362 Humain trop humain sect 1 (KSA 2 p 23-24) 363 En effet dans son retour agrave la question des origines dans Par-delagrave Bien et Mal (sect 3 KSA 5 p 17-18)
Nietzsche dira laquo On est en effet en droit drsquoavoir des doutes sur la question de savoir en premier lieu srsquoil y a des
oppositions en geacuteneacuteral et en second lieu si ces eacutevaluations et oppositions de valeurs populaires sur lesquelles les
meacutetaphysiciens ont apposeacute leur sceau ne seraient pas de simples appreacuteciations de surfaces de simples
perspectives provisoireshellip raquo
115
recours agrave une analyse preacutehistorique deacutecoule drsquoune compreacutehension de la transmission historique
comme un enchaicircnement filial geacuteneacutealogique qui rejette drsquoembleacutee toute notion drsquoorigine
absolue
Lrsquoorigine veacuteritable mais voileacutee de la philosophie ne se terre donc pas dans un passeacute
eacuteloigneacute qui preacutecegravede les laquo quatre mille ans que nous connaissons agrave peu pregraves raquo car si lrsquoegravere
historique prolonge le preacutehistorique celle-ci nrsquoeacutepuise pas le sens de celle-lagrave La notion de
preacutehistoire jette un eacuteclairage nouveau sur le sens donneacute aux laquo sublimations dans lesquelles
lrsquoeacuteleacutement fondamental semble presque volatiliseacute raquo364 et qui servent de noyaux essentiels aux
analyses nietzscheacuteennes Si la notion de sublimation en tant que telle figure dans quelques
passages pour relever le fait que le passeacute (preacutehistorique) survit sous une forme atteacutenueacutee
supprimeacutee et meacuteconnaissable365 elle nrsquoest pas utiliseacutee pour autant agrave grand effet Il preacutefegravere une
expression emprunteacutee agrave lrsquoethnographie anglaise survivance Alors que laquo sublimation raquo qui
vient de la terminologie employeacutee en chimie deacutenote un certain effacement ou un refoulement
crsquoest-agrave-dire une transformation de lrsquoapparence drsquoune chose la notion de laquo survivance raquo suggegravere
au contraire son maintien par un transfert de sens ou sa reacuteeacutevaluation
Nietzsche deacutecouvre cette notion marquante de lrsquoanthropologie naissante formuleacutee pour
la premiegravere fois par lrsquoanthropologue et theacuteoricien de lrsquoeacutevolutionnisme culturel Edward Burnett
Tylor (1832-1917) dans son ouvrage de 1871 Primitive Culture lorsqursquoil emprunte la traduction
364 Humain trop humain sect 1 ((KSA 2 p 24) 365 Cf Humain trop humain sect 1 (KSA 2 p 23-24) Voyageur et son ombre sect 181 (KSA 2 p 629-630) Voir
aussi FP 1878 32 [22] (KSA 8 p 563)
116
allemande agrave la bibliothegraveque de lrsquouniversiteacute de Bacircle au cours de lrsquoeacuteteacute 1875366 Il utilise mecircme agrave
deux reprises lrsquoexpression anglaise durant cette peacuteriode367 mais crsquoest la prolifeacuteration
drsquoexpressions analogues (Uumlberbleibsel Uumlberlebsel Uumlberreste) qui teacutemoigne du moins drsquoune
communauteacute de penseacutee entre Nietzsche et Tylor Tylor deacutefinit son neacuteologisme survivances
[survivals] comme les laquo proceacutedeacutes coutumes opinions etc qui ont eacuteteacute maintenus par habitude
et inclus dans un eacutetat de la socieacuteteacute diffeacuterent de lrsquoorigine et qui demeurent ainsi comme les
preuves et exemples drsquoune culture agrave partir de laquelle la plus reacutecente a eacutevolueacute raquo368 Il nrsquoy aurait
au sein du concept de survivance aucune opposition entre lrsquoeacutetat drsquoorigine et son existence
actuelle puisqursquoil relie explicitement un eacutetat passeacute agrave un eacutetat preacutesent sans introduire de synthegravese
significative En ce sens une survivance est le teacutemoignage drsquoune continuiteacute diachronique
formant un complexe de significations dont lrsquoexpression est (partiellement) synchronique
La notion de survivance est lrsquoeacuteleacutement essentiel du cadre conceptuel des analyses
geacuteneacutetiques car elle permet de comprendre la transmission des valeurs coutumes proceacutedeacutes et
opinions sans interpreacuteter lrsquoapparition de nouvelles valeurs agrave partir drsquoanciennes comme une
366 Bien que nous ne puissions confirmer lrsquoemprunt du livre au cours de cet eacuteteacute il est neacuteanmoins possible
drsquoidentifier lrsquoinfluence de Tylor par le changement de terminologie employeacutee par Nietzsche Alors qursquoau
printemps 1875 il preacutefegravere Uumlberbleibsel au cours des mois suivant il en vient agrave utiliser Uumlberlebsel qui est le terme
utiliseacute dans la traduction allemande de lrsquoœuvre de Tylor Cf Andrea ORSUCCI Orient-Okzident Nietzsches
Versuch einer Losloumlsung vom europaumlischen Weltbild Berlin de Gruyter 1996 p 33-35 Edward Burnett TYLOR
Die Anfaumlnge der Culture Untersuchungen uumlber die Entwicklung der Mythologie Philosophie Religion Kunst
und Sitte trad Johann Wilhelm Spengler et Friedrich Poske Leipzig Winter 1873 Voir aussi Christian J
EMDEN Friedrich Nietzsche and the Politics of History Cambridge Cambridge University Press 2008 p 188
p 201 367 Cf Humain trop humain sect 64 (KSA 2 p 79) 1877 24 [2] (KSA 8 p 477) 368 Edward Burnett TYLOR Primitive Culture researches into the Development of Mythology Philosophy
Religion Art and Custom 2 vols Londre 1871 p 15 laquo hellip processes customs opinions and so forth which
have been carried on by force of habit into a new state of society different from that in which that had their
original homes and they thus remain as proofs and examples of an older condition of culture out of which a
newer has been evolved raquo
117
synthegravese Plutocirct que de proceacuteder agrave une historicisation de la meacutetaphysique et de la morale ― une
deacutemarche qui ne peut produire qursquoune connaissance ou une narration de la succession de
systegravemes et ce sans grande importance philosophique ― la philosophie historique de
Nietzsche reprend lrsquohistoire de la philosophie non pas comme une trame drsquoeacuteveacutenements
successifs mais comme une interrelation drsquoeacuteleacutements dont la constitution effective est historique
Il renoue avec sa description du pheacutenomegravene de lrsquohistorique qursquoil avait esquisseacutee dans sa
deuxiegraveme Consideacuteration inactuelle369 Les survivances sont une juxtaposition et une
superposition drsquoeacuteleacutements drsquoeacutevaluations et de jugements heacuteriteacutes qui composent un flux de
sensations laquo Toute transmission est une conservation par seacutelection explique-t-il dans un cours
de 1875 la plus grande partie de lrsquoancien est conserveacutee et un eacuteleacutement nouveau analogue est
adjoint seulement agrave titre drsquoaddition raquo370 Lrsquohistorique est ainsi une somme drsquoeacuteleacutements conserveacutes
qui preacuteserve la trace des eacutetapes et des stades de deacuteveloppements parcourus Il ne srsquoagit pas drsquoune
suppression [Aufhebung] des expeacuteriences laquo originaires raquo mais drsquoune stratification
drsquointerpreacutetations qui srsquoadjoignent successivement de sorte qursquoil devient impossible drsquoen extraire
les composantes individuelles sans en transformer le sens essentiel
laquo Dans les choses juridiques morales et religieuses crsquoest le cocircteacute le plus exteacuterieur le
concret donc lrsquousage le geste la ceacutereacutemonie qui ont le plus de dureacutee crsquoest le corps
auquel vient toujours srsquoadjoindre une acircme nouvelle Le culte ne cesse drsquoecirctre reacuteinterpreacuteteacute
comme un texte agrave la lettre sucircre les ideacutees et sentiments sont lrsquoeacuteleacutement fluide les mœurs
la partie dure raquo371
369 Cf chapitres 1 et 2 370 Le service divin des Grecs p 90 (Werke Kritische Gesamtausgabe Abt II Bd 5 G Colli et M Montinari
(dir) Berlin de Gruyter 1968 p 415) 371 Le voyageur et son ombre sect 77 (KSA 2 p 587)
118
Ainsi une chose une coutume etc est une uniteacute historique dont la synchronie de ses
composantes reacutefleacutechit sa composition diachronique Lrsquoapparente immobiliteacute des valeurs
morales et meacutetaphysiques recouvre en fait une foisonnante reacutealiteacute sous-jacente constitueacutee de
la reacuteunion actuelle de son passeacute entier Si une veacuteritable compreacutehension des origines historiques
des problegravemes philosophiques fondamentaux renvoie neacutecessairement agrave la preacutehistoire cette
reacutefeacuterence preacutehistorique nrsquoest en rien la reconduction drsquoune reacutealiteacute preacutesente agrave une expeacuterience
originelle drsquoune ancienneteacute insaisissable Pour Nietzsche le sens premier de son recours agrave une
analyse preacutehistorique relegraveve drsquoabord drsquoune description sobre de lrsquointerpeacuteneacutetration interpreacutetative
des stades de deacuteveloppement afin drsquoen reacuteveacuteler la coordination synchronique (les forces
actuelles) de sa diachronie constitutive (son passeacute)
laquo Ce qursquoil y a de meilleur en nous nous lrsquoavons peut-ecirctre heacuteriteacute de sentiments qui
appartiennent agrave ces siegravecles passeacutes et auxquels nous ne pouvons plus guegravere acceacuteder
maintenant par une voie directe le soleil srsquoest deacutejagrave coucheacute mais le ciel de notre vie est
toujours embraseacute et illumineacute bien que nous ayons cesseacute de le voir372 raquo
Ce rapprochement implicite de lrsquoeacuteleacutement historique et de la notion de survivance est
lrsquoeacuteleacutement fondamental de ce qursquoil appellera plus tard laquo le principe essentiel de la meacutethode
historique373 raquo Lrsquoexistence drsquoune chose peu importe son origine laquo est toujours interpreacuteteacutee
drsquoune faccedilon nouvelle par une puissance supeacuterieure qui srsquoen empare la reacuteeacutelabore et la transforme
en lrsquoadaptant agrave un nouvel usage374 raquo On peut donc se permettre de comprendre la philosophie
historique et la geacuteneacutealogie qui en deacutecoule comme la description du parcours du devenir drsquoune
chose qui srsquoest inscrite agrave mecircme son sens et sa signification comme une superposition drsquoeacuteleacutements
372 Humain trop humain sect 223 (KSA 2 p 186) 373 De la geacuteneacutealogie de la morale II sect 13 (KSA 5 p 316) 374 De la geacuteneacutealogie de la morale II sect 12 (KSA 5 p 314)
119
laquo fluides375 raquo dont lrsquouniteacute synchronique apparente nrsquoest pas le produit drsquoune eacutevolution mais sa
reacutecapitulation son incarnation
34 La nouvelle laquo meacutethode raquo philosophique
Revenons maintenant au sens historique [historischer Sinn] dont lrsquoabsence explique
Nietzsche est laquo le peacutecheacute originel de tous les philosophes376 raquo Ce besoin impeacuteratif drsquointroduire
une perspective historique en philosophie signifie la reconnaissance que laquo tout ce qui arrive
srsquoenchaicircne indissolublement agrave tout ce qui arrivera [hellip] tout ce qui a jamais susciteacute quelque
branle est comme un insecte dans lrsquoambre pris et eacuteterniseacute dans la totaliteacute complexe de
lrsquoEacutetant377 raquo Puisque nos sentiments moraux et religieux ainsi que nos concepts meacutetaphysiques
et partant notre ecirctre mecircme laquo sont en veacuteriteacute des fleuves avec des centaines de sources et
drsquoaffluents raquo il est impossible explique-t-il de trouver ne serait-ce qursquoune seule veacuteriteacute eacuteternelle
et drsquoen faire laquo une reacutealiteacute stable dans le tourbillon de tout378 raquo Par conseacutequent si elle ne veut se
meacutetamorphoser en laquo apologie de la connaissance379 raquo la philosophie ne peut se deacutesolidariser du
fait que nous sommes des laquo concreacutetions de ce passeacute tout entier raquo380 elle ne peut deacutesormais
ignorer sciemment lrsquoapport fondamental du devenir historique (et preacutehistorique) La philosophie
est historique ou elle nrsquoest pas
375 De la geacuteneacutealogie de la morale II sect 13 (KSA 5 p 316) 376 Humain trop humain sect 2 (KSA 2 p 24) 377 Humain trop humain sect208 (KSA 2 p 171) 378 Humain trop humain sect 2 (KSA 2 p 24) 379 Humain trop humain sect 6 (KSA 2 p 28) 380 Humain trop humain sect 452 (KSA 2 p 293)
120
Cette philosophie historique nrsquoaccorde pas pour autant une puissance productrice au
devenir laquo La deacuteification du devenir est une perspective meacutetaphysique 381raquo eacutecrit-il car lrsquohistoire
serait la seule veacuteritable reacutealiteacute dont deacutepend lrsquoexistence de toute chose et on nrsquoaurait que transfeacutereacute
la deacutetermination suprasensible drsquoun laquo au-delagrave raquo agrave un laquo auparavant raquo Lrsquohistoire nrsquoest pas
lrsquoanalogue nietzscheacuteen drsquoune meacutetaphysique transmueacutee en science du devenir Elle est drsquoabord
une laquo meacutethode philosophique raquo une mise en perspective qui permet la vue de ce qui demeure
autrement invisible
laquo Les eacutetudes historiques [historischen Studien] deacuteveloppent lrsquoaptitude agrave cette sorte de
peinture elles qui agrave propos drsquoune tranche drsquohistoire [Geschichte] de la vie drsquoun peuple
ou drsquoun individu nous invitent constamment agrave nous repreacutesenter un horizon de penseacutees
bien deacutefini une force deacutetermineacutee de sentiments la preacutedominance de ceux-ci le recul de
celles-lagrave Ecirctre capable de reconstruire rapidement agrave lrsquoaide de certaines donneacutees de tels
systegravemes drsquoideacutees et de sentiments comme on reconstitue la vue drsquoun temple drsquoapregraves
quelques colonnes et pans de murs resteacutes debout par hasard crsquoest en cela que consiste le
sens historique [historische Sinn]382 raquo
Cette forme de laquo peinture raquo explique-t-il laquo exige du spectateur qursquoil nrsquoy regarde pas de trop
pregraves avec trop drsquoacuiteacute elle le force agrave prendre un certain recul pour consideacuterer son œuvre de
loin383 raquo La reconstruction du passeacute se fait afin de mettre en valeur et drsquoisoler laquo un horizon de
penseacutee [hellip] une force deacutetermineacutee de sentiments raquo et drsquoen saisir lrsquoagencement essentiel aux autres
composants du systegraveme La description historique de la philosophie srsquoimpose comme
lrsquoarticulation manifeste des rapports constitutifs de la coordination actuelle de ses composantes
essentielles lesquelles existent comme les survivances drsquoun passeacute lointain et peut-ecirctre
inaccessible Le sens historique est indissociable du preacutesent et procegravede par une saisie
381 Humain trop humain sect 238 (KSA 2 p 200) 382 Humain trop humain sect 274 (KSA 2 p 226) 383 Humain trop humain sect 279 (KSA 2 p 229)
121
reconstructive du passeacute qui lrsquohabite et qui traverse ses eacuteleacutements particuliers Autant dire que
cette reacutehabilitation de lrsquohistoire ne reflegravete pas une intention de remplacer la philosophie
meacutetaphysique par une connaissance des origines et du devenir de ses concepts essentiels
En outre la deacutecouverte de la coordination synchronique essentielle agrave la philosophie
renvoie toute pheacutenomeacutenaliteacute agrave sa diachronie historique sous-jacente qui en conditionne le mode
drsquoapparition ce qui du coup fait de lrsquohistoire une analyse de lrsquoarchitectonique de la penseacutee
Cette deacuteconstruction restitutive nrsquoest pas drsquoune importance strictement indicative Elle est au
cœur mecircme du projet philosophique de Nietzsche laquo Notre tacircche inventorier et reacuteviser toutes
choses heacuteriteacutees traditionnelles devenues inconscientes eacutecrit-il en examiner lrsquoorigine et
lrsquoutiliteacute en rejeter beaucoup en laisser subsister beaucoup384 raquo Cette reacuteduction philosophique
rendue possible par la laquo peinture raquo historique permet de prendre conscience de lrsquoenracinement
profond de toute reacutealiteacute actuelle Puisque le passeacute est une composante effective du preacutesent et
non sa cause il est possible selon Nietzsche drsquoidentifier la maniegravere dont il srsquoimpose comme
une deacutetermination fatale de notre ecirctre laquo Lrsquoobservation directe de soi-mecircme ne suffit pas pour
se connaicirctre explique-t-il nous avons besoin de lrsquohistoire car le courant aux cent vagues du
passeacute nous traverse [hellip] La connaissance de soi devient ainsi connaissance universelle des temps
reacutevolus385 raquo Comprendre lrsquoapport du passeacute revient agrave comprendre soi-mecircme et ses semblables
comme autant de laquo repreacutesentants de cultures diverses crsquoest-agrave-dire comme autant de neacutecessiteacutes
mais variables386 raquo Une analyse psychologique ne pourrait suffire agrave elle seule car elle ne serait
384 1879 41 [65] (KSA 8 p 593) Cf 1876-1877 23 [85] (KSA 8 p 433-434) 385 Opinions et sentences mecircleacutees sect 223 (KSA 2 p 477) Cf 1876-1877 23 [48] (KSA 8 p 421) ORSUCCI
Orient-Okzident op cit p 49 386 Humain trop humain sect 274 (KSA 2 p 226)
122
pas en mesure de rendre compte de lrsquoinfluence preacutedominante des phases drsquoeacutevolution qui habitent
et deacuteterminent encore le comportement des individus Autrement dit il est impossible de
veacuteritablement deacutechiffrer les comportements moraux et partant la moraliteacute elle-mecircme sans
avoir compris drsquoabord comment nos actions sont le reflet drsquoun laquo attachement agrave une tradition387 raquo
fondeacutee en ancienneteacute laquo Les bonnes actions sont de mauvaises actions sublimeacutees eacutecrit-il les
mauvaises de bonnes actions tourneacutees agrave la grossiegravereteacute agrave la becirctise388 raquo La mise en perspective
historique qui donne agrave voir la contribution essentielle des survivances permet ainsi drsquoisoler
artificiellement les eacuteleacutements qui constituent les caracteacuteristiques neacutecessaires du comportement
moral individuel
Mais une fois cette composante fatale historique identifieacutee et isoleacutee notre regard est
rameneacute agrave soi ougrave il redeacutecouvre les laquo choses les plus proches389 raquo Par-delagrave les laquo erreurs
eacuteblouissantes dispensatrices de bonheur qui nous viennent des siegravecles et des hommes drsquoesprit
meacutetaphysique et artiste raquo derriegravere lrsquoimposition historique drsquoune fataliteacute deacuteterminante se
tiennent des petites veacuteriteacutes discregravetes laquo modestes simples froides voire deacutecourageantes en
apparence390 raquo Une fois les grands principes les impeacuteratifs nobles et les sublimes symboles
religieux reacuteduits agrave des formes heacuteriteacutees historiques il reste un monde de petites choses
meacutepriseacutees pour leur petitesse mais qui reacutevegravelent deacutesormais leur reacuteelle puissance ce sont les
composantes essentielles de toutes expeacuteriences qui ne se reacutevegravelent seulement que lors de la
387 Humain trop humain sect 96 (KSA 2 p 93) 388 Humain trop humain sect 107 (KSA 2 p 104) 389 Humain trop humain preacuteface sect5 (KSA 2 p 19) Le voyageur et son ombre sectsect 5-6 (KSA 2 p 541-543) 16
Cf 1879 40 [16][22][23] (KSA 8 p 581-583) 1879 41 [31] (KSA 8 p 588) 390 Humain trop humain sect 3 (KSA 2 p 25)
123
suspension de toutes les explications par lesquelles leur singulariteacute est apprivoiseacutee Crsquoest ce
domaine inavoueacute que Nietzsche veut redeacutecouvrir par sa philosophie historique Comprendre
lrsquoinfluence du devenir et de lrsquoeacutevolution nrsquoest qursquoun moyen pour retrouver la source de toute
manifestation Les transcendantaux (le Vrai le Beau le Bien) ne sont pas issus drsquoune origine
miraculeuse ils ne sont que les reacutesultats laquo drsquoune foule drsquoerreurs et de fantasmes qui [hellip] se sont
accrus en srsquoenchevecirctrant et nous sont maintenant leacutegueacutes agrave titre de treacutesor accumuleacute de tout le
passeacute391 raquo Mais si elles sont ainsi crsquoest nrsquoest pas par manque drsquoexactitude ou drsquoardeur
meacutetaphysique et religieuse
laquo Qui explique tel passage drsquoun auteur plus ldquoprofondeacutementrdquo qursquoil nrsquoeacutetait conccedilu aura non
pas eacuteclaireacute mais obscurci lrsquoauteur Nos meacutetaphysiciens font ainsi avec le texte de la
nature et mecircme pis encore Car pour pouvoir placer leurs profondes explications ils
commencent souvent par arranger le texte dans ce sens crsquoest-agrave-dire qursquoils le
corrompent raquo392
Si la philosophie historique srsquoaccompagne comme lrsquoaffirme Nietzsche de laquo la vertu de
modestie393 raquo celle-ci est agrave comprendre comme la reconnaissance que laquo nous ne sommes pas
lrsquoœuvre de nous-mecircmes394 raquo Nous sommes il est vrai les confluents drsquoinnombrables sources
cacheacutees qui ont concouru agrave notre deacuteveloppement individuel et collectif Mais nous sommes aussi
deacutetermineacutes par ces laquo petites veacuteriteacutes discregravetes raquo qui ne trahissent leur existence qursquoagrave la faveur
drsquoune observation patiente empreinte drsquoune finesse du regard tellement elles sont eacutevidentes et
faciles agrave meacuteconnaicirctre Autrement dit la modestie essentielle de la nouvelle philosophie
historique introduit le soupccedilon comme veacuteritable fil conducteur meacutethodologique et nrsquoa que faire
391 Humain trop humain sect 16 (KSA 2 p 37) 392 Le voyageur et son ombre sect 16 (KSA 2 p 550) 393 Humain trop humain sect 2 (KSA 2 p 25) 394 Humain trop humain sect 588 (KSA 2 p 338)
124
des fioritures explicatives mais fixe son regard sur ce qui se montre395 Lrsquohistoricisation de la
meacutetaphysique de la morale et de la religion nrsquoa sens pour Nietzsche que dans la mesure ougrave elle
opegravere leur mise en perspective ou la mise hors circuit de leur efficace qui permet en fin de
compte de prendre conscience de la puissance des laquo petites choses raquo et des laquo petites veacuteriteacutes
discregravetes raquo
laquo De ce monde de la repreacutesentation la science exacte ne peut effectivement nous
deacutelivrer que dans une mesure restreinte [hellip] pour autant qursquoelle est incapable de briser
pour lrsquoessentiel la puissance drsquohabitudes archaiumlques de la sensibiliteacute mais elle peut tregraves
progressivement et graduellement eacuteclairer lrsquohistoire de la genegravese de ce monde comme
repreacutesentation ― et pour quelques instants au moins nous eacutelever au-dessus de son
deacuteroulement tout entier raquo396
Il est lagrave le sens ultime de la philosophie historique le deacutetachement sans reste drsquoune
reacutealiteacute inatteignable mais penseacutee Deacutecouvrir lrsquohistoire de la philosophie et avec elle de la
meacutetaphysique et de la morale signifie srsquoen distancer de la mecircme maniegravere qursquoil deacutecrit son
expeacuterience valeacutetudinaire qui coiumlncide avec sa rupture avec Wagner et la philosophie
schopenhauerienne
laquo La maladie me deacutetacha lentement de tout elle mrsquoeacutepargna toute rupture toute
deacutemarche brutale et choquante La maladie me donnait [hellip] droit agrave une inversion
complegravete de toutes mes habitudes [hellip] Ce moi profond quasi enseveli quasi reacuteduit au
silence par lrsquoobligation constante drsquoeacutecouter drsquoautres ldquomoirdquo (et lire est-ce autre chose )
ce moi donc se reacuteveilla lentement timidement douteusement mais agrave la fin il retrouva
la parole raquo397
395 Cf Geacuterard LEBRUN Lrsquoenvers de la dialectique Paris Seuil 2004 p 131 laquo Le soupccedilon laisse agrave la critique le
soin de percer ce que dissimulait les concepts (inteacuterecircts de classe sentiments inavouables laquo impenseacute raquo) il a trop agrave
faire avec ce qui va sans dire au cœur du texte raquo 396 Humain trop humain sect 16 (KSA 2 p 37-38) cf 1877 23 [125] (KSA 8 p 447-448) 397 Ecce homo laquo Humain trop humain raquo sect 4 (KSA 2 p 326)
125
Le parcours intellectuel du temps de la reacutedaction de Humain trop humain tel que Nietzsche le
raconte dans Ecce homo et la preacuteface de la deuxiegraveme eacutedition (1886) laisse peu de doute sur la
puissante transformation que subit alors son orientation philosophique Malgreacute lrsquoimportance de
son abandon des laquo positions meacutetaphysico-estheacutetiques398 raquo de sa jeunesse pessimiste la reacutedaction
de Humain trop humain est surtout le monument au cheminement vers une parole proprement
nietzscheacuteenne qui srsquoeacuterige sur la base drsquoune compreacutehension de la contribution essentielle de notre
passeacute et de lrsquoimportance philosophique drsquoune perspective historique
En srsquoattaquant de front au concept drsquoinconditionneacute il marquait non seulement son
affranchissement de lrsquoinfluence jadis preacutepondeacuterante de la philosophie schopenhauerienne
mais aussi la suspension de toute interrogation des premiers principes La conseacutequence eacutevidente
et voulue de cette mise agrave lrsquoeacutecart du suprasensible eacutetait la redeacutecouverte du laquo monde raquo comme
lrsquoexpression pheacutenomeacutenale de notre esprit Sans reacutefuter lrsquoexistence ou la possibiliteacute drsquoune veacuteriteacute
transcendante ou drsquoune explication meacutetaphysique Nietzsche revendiquait un accegraves agrave la
constitution humaine laquo de ce que nous appelons actuellement monde raquo Cette ouverture prit la
forme drsquoune philosophie historique dont lrsquohistoricisation399 des concepts et notions
fondamentales de la penseacutee en constitue la modaliteacute formelle Or la recherche historique des
origines des notions philosophiques et lrsquoaffirmation concomitante de la puissance creacuteatrice du
devenir par la deacutecouverte des sources preacutehistoriques des erreurs heacutereacuteditaires qui deacuteterminent
essentiellement lrsquohistoire de la philosophie ne se reacuteduisent pas nous lrsquoavons vu au deacuteplacement
398 1876-1877 23 [159] (KSA 8 p 463) 399 Il est agrave noter que lrsquoexpression laquo historicisation raquo nrsquoappartient pas au lexique nietzscheacuteen en tant que tel mais
Nietzsche nous a permis agrave penser une telle opeacuteration et agrave la rattacher drsquoune maniegravere essentielle agrave la philosophie
126
de lrsquoapparition miraculeuse des principes meacutetaphysiques agrave un temps immeacutemorial
Lrsquohistoricisation nietzscheacuteenne se reacutesume agrave lrsquoisolement des eacuteleacutements historiques qui informent
subrepticement le preacutesent et deacuteterminent fatalement certains aspects indissolublement lieacutes agrave la
reacutealiteacute actuelle de sorte agrave faire ressortir les laquo choses les plus proches raquo En ce sens la reacuteduction
historique de la neacutebuleuse parure symbolique drsquoune eacutepoque ou drsquoun individu reacutevegravele lrsquointime
deacutetermination des laquo petites choses raquo qui permet lrsquoexpression mondaine et effective du
symbolisme Cette reacuteveacutelation qui ne limite pas agrave une critique ou une reacuteaction contre le
symbolisme religieux et artistique permet au philosophe de srsquoeacutelever momentaneacutement au-dessus
de toute reacutealiteacute deacutejagrave constitueacutee et de se mettre ainsi agrave lrsquoeacutecart du monde laquo qui est au-dessus des
choses nrsquoest pas dans les choses ― donc pas mecircme en soi raquo400 Ainsi la philosophie historique
esquisseacutee dans Humain trop humain megravene-t-elle Nietzsche agrave reconnaicirctre non seulement
lrsquoeacutevidente instabiliteacute de toute position philosophique fondeacutee sur lrsquoexpeacuterience indubitable de
notre conscience reacuteflexive mais aussi le puissant engagement corporel qui deacutetermine drsquoembleacutee
le sens de toute mondaniteacute Cette historicisation est ainsi partie prenante de qursquoon peut appeler
une reacuteduction patho-logique crsquoest-agrave-dire une reacuteduction des pheacutenomegravenes agrave certaines
configurations du corps qui seront lrsquoobjet des quatre prochains chapitres
laquo Cette reacuteduction mise en œuvre par la maladie qui reacutevegravele lrsquoessence de lrsquoecirctre comme
pathos crsquoest ce qursquoil faut nommer reacuteduction pathologique La reacuteduction pathologique
reacuteduit non pas agrave lrsquoego transcendantal ni agrave lrsquoexistant (Dasein) mais agrave la chair [Leib]
elle ne donne pas des objets ni des eacutetants mais des valeurs elle ne deacuteploie pas lrsquohorizon
de lrsquoobjectiviteacute ou du sens mais celui de la santeacute Une telle reacuteduction ouvre lrsquoaccegraves agrave un
monde originaire constitueacute non par des relations objectives teacuteleacuteologiquement
400 1876 17 [33] (KSA 8 p 303)
127
systeacutematiseacutees par lrsquoideacuteal de veacuteriteacute mais par les affections subjectives de la vie organiseacutees
dans lrsquoimmanence de sa volonteacute de santeacute401 raquo
401 VIOULAC laquo La reacuteduction pathologique raquo op cit p 297-298
― Chapitre 4 ―
LE CORPS
1 Le fil conducteur du corps
La suspension de la penseacutee meacutetaphysique par lrsquointroduction drsquoune philosophie historique
que nous avons releveacutee au chapitre preacuteceacutedent nrsquoest en veacuteriteacute qursquoun stade provisoire de la
reacuteflexion nietzscheacuteenne En se tenant aux laquo choses les plus proches raquo Nietzsche eacutecarte non
seulement lrsquointervention laquo miraculeuse raquo des notions laquo humaines trop humaines raquo issues drsquoun
passeacute preacutehistorique et immeacutemorial il tient aussi agrave saisir le gond autour duquel srsquoarticulent
meacutetaphysique theacuteologie et science Or loin de fournir le fondement inviolable tant rechercheacute
par la philosophie depuis Descartes le doute sceptique qursquoil deacuteploie ne deacutecouvre aucun veacuteritable
soubassement indubitable capable drsquooffrir le soutien neacutecessaire agrave un systegraveme philosophique La
convalescence de Nietzsche se manifeste au demeurant positivement par la redeacutecouverte de la
puissance philosophique du corps et la destitution de lrsquoesprit comme point de deacutepart agrave la
reacuteflexion
laquo On nrsquoa encore rien vu de bon reacutesulter de la contemplation de lrsquoesprit dans son miroir
Crsquoest seulement maintenant ougrave lrsquoon suit le fil conducteur du corps [am Leitfaden des
Leibes] pour essayer de se renseigner aussi sur tous les processus de lrsquoesprit [hellip] qursquoon
commence agrave avancer402 raquo
402 FP 1884 26 [374] (KSA 11 p 249) trad mod Il srsquoagit de la premiegravere occurrence de lrsquoexpression laquo le fil
conducteur du corps raquo mais on retrouve drsquoautres formules semblables dans des notes anteacuterieures cf 1884 25
[115]
129
Lrsquoimportance de ce nouveau fil conducteur philosophique403 ne doit pas ecirctre meacutesestimeacutee la
nouvelle perspective transforme non seulement lrsquoarticulation essentielle de sa penseacutee mais
inaugure aussi une radicale refonte de son projet philosophique en entier Deacutesormais crsquoest laquo le
corps qui philosophe404 raquo annonce-t-il Mais si prendre le corps vivant (Leib) comme fil
drsquoAriane signifie en disposer comme quelque chose de compreacutehensible afin drsquoexpliquer tout le
reste405 cette insigne valeur meacutethodologique ne deacutecoule cependant pas de son eacutevidente
compreacutehensibiliteacute ou de sa distincte simpliciteacute La preacuteseacuteance du corps tient initialement agrave son
existence manifeste et incontestable laquo Il nrsquoest jamais venu agrave lrsquoesprit de personne de consideacuterer
son estomac comme un estomac eacutetranger voire divin mais sentir ses penseacutees pour [hellip]
ldquosouffler par Dieurdquo [hellip] crsquoest chez lrsquohomme un penchant et un goucirct dont il existe des
teacutemoignages agrave tous les acircges de lrsquohumaniteacute406 raquo Contrairement agrave nos ideacutees et agrave nos mobiles dont
la source et lrsquoorigine nous eacutechappent il est impossible drsquoignorer la reacutealiteacute incontournable de
notre corps laquo [L]a croyance au corps est provisoirement encore une croyance plus forte que la
croyance agrave lrsquoesprit407 raquo eacutecrit-il
Or cette preacuteseacuteance du corps au regard de lrsquoesprit nrsquoest qursquoune consideacuteration inteacuterimaire
et nrsquoeacutepuise en rien son sens comme nouveau fil conducteur Lrsquointrication presque indescriptible
403 Lrsquoexpression laquo am Leitfaden des Leibes raquo apparaicirct en 1884 Cf FP 1884 26[374][432] (KSA 11 p 249 266)
1884 27[27][70] (KSA 11 p 282 292) 1885 34[46] (KSA 11 p 434) 1885 36 [35] (KSA 11 p 565) 1885
37 [4] (KSA 11 p 578) 1885 39 [13] (KSA 11 p 623) 1885 40 [15] (KSA 11 p 635) 1885 42 [3] (KSA 11
p 692) 1885-1886 2 [68][70][91] (KSA 12 p 92 92 106)) voir aussi 1886-1887 5[56] (KSA 12 p 205) 404
FP 1882-1883 5 [32] (KSA 10 p 226) 405
FP 1884 25 [445] (KSA 11 p 131-132) 406
FP 1885 36 [36] (KSA 11 p 565) 407
FP 1885 36 [36] (KSA 11 p 565)
130
de la corporeacuteiteacute introduit une laquo complexiteacute indicible408 raquo laquo plus riche plus distinct[e] plus
saisissable409 raquo dont la constitution changeante donne accegraves agrave une compreacutehension du corps
comme un devenir un eacuteveacutenement plutocirct qursquoun ecirctre410
laquo Partir du corps et de la physiologie pourquoi ― Nous obtenons ainsi une
repreacutesentation exacte de la nature de lrsquouniteacute subjective fait drsquoun groupe de dirigeants agrave
la tecircte drsquoune collectiviteacute ni ldquoacircmesrdquo ni ldquoforces vitalesrdquo nous comprenons comment ces
dirigeants deacutependent de ceux qursquoils reacutegissent et comment les conditions de la hieacuterarchie
et de la division du travail rendent possible lrsquoexistence des ecirctres parcellaires et du tout
comment les uniteacutes vivantes naissent et meurent sans cesse et comment lrsquoeacuteterniteacute nrsquoest
pas un attribut du ldquosujetrdquo comment la lutte srsquoexprime mecircme dans lrsquoeacutechange du
commandement et de lrsquoobeacuteissance et comment une deacutelimitation toujours flottante de la
puissance est inheacuterente agrave la vie411 raquo
Le corps vivant est ainsi une uniteacute syntheacutetique deacutetermineacutee par une pluraliteacute drsquoecirctres antagonistes
organiseacutee en une communauteacute hieacuterarchiseacutee instable et momentaneacutee La laquo synthegravese
conceptuelle412 raquo que nous appelons librement laquo moi raquo se reacutevegravele ainsi au regard drsquoune analyse
physiologique comme le deacuteplacement diffeacuterentiel drsquoune pluraliteacute de centres de force et son uniteacute
apparente cegravede sa primauteacute agrave la pluraliteacute drsquoesprits413 de pulsions414 de forces415 drsquoacircmes416 qui
annonce par lagrave le morcellement des processus conscients et supprime toute position
transcendantale unique
408 FP 1885 34 [46] (KSA 11 p 434)
409 FP 1886-1887 5 [56] (KSA 12 p 205-206)
410 Cf Didier Franck Nietzsche et lrsquoombre de Dieu Paris PUF 1998 p 183 laquo lrsquouniteacute du corps [hellip] ne doit pas
ecirctre penseacutee comme un eacutetat ou un ecirctre mais comme un eacuteveacutenement ou un devenir raquo 411
FP 1885 40 [21] (KSA 11 p 638) Cf 1885 37 [4] (KSA 11 p 576-579) 412
FP 1885-1886 1 [87] (KSA 12 p 84) 413
1882-1883 4 [207] (KSA 10 p 169) 414
1884 27 [59] (KSA 11 p 289) 415
1885 34 [123] (KSA 11 p 461) 416
Par-delagrave bien et mal sect 19 (KSA 5 p 33)
131
Il ne srsquoagit donc pas de simplement remplacer lrsquouniteacute eacutegologique par celle du corps Pour
Nietzsche formuler lrsquointerrogation philosophique selon les indications du corps signifie
proceacuteder en tenant la complexiteacute souterraine de notre conscience comme ouverture agrave
lrsquoautoaffection pulsionnelle417 source de tout ecirctre et de tout eacuteveacutenement Puisque laquo tout ce qui
arrive en tant qursquouniteacute agrave la conscience est deacutejagrave monstrueusement compliqueacute418 raquo srsquoen tenir aux
laquo donneacutees raquo de la conscience eacutequivaut agrave une simplification hacirctive qui recouvre lrsquoensemble des
interactions inconscientes laquo Le monde vrai des causes nous est cacheacute il est indiciblement plus
complexe Lrsquointellect et les sens sont avant tout un appareil de simplifications419 raquo Sous
lrsquoeacutepiderme consciente de notre existence reacutefleacutechie et intentionnelle se terre une reacutealiteacute abyssale
toujours inconnue et inconnaissable produit des pulsions inconscientes et preacute-textuelles qui
alimentent notre esprit et posent leurs deacuteterminations avant toute saisie consciente
La reconnaissance de la complexiteacute inheacuterente des donneacutees de conscience ainsi que du
rocircle important de lrsquoappareil neuro-ceacutereacutebral nrsquoeacutequivaut cependant pas agrave une reacuteduction du
laquo sujet raquo et ses processus intellectuels agrave son soubassement physiologique laquo Quelle diffeacuterence
entre le corps que nous eacuteprouvons voyons sentons redoutons admirons et le ldquocorpsrdquo que nous
enseigne lrsquoanatomiste420 raquo Alors que le corps (Koumlrper) que nous fait deacutecouvrir la science
417 Nous reprenons lrsquoexpression de Michel Henry voir Michel HENRY La geacuteneacutealogie de la psychanalyse Le
commencement perdu Paris PUF 1985 p 278 418
FP 1886-1887 5 [56] (KSA 12 p 206) Cf Le gai Savoir sect 333 (KSA 3 p 559) laquo [C]e nrsquoest qursquoaujourdrsquohui
que nous voyons poindre la veacuteriteacute agrave savoir que la plus grande partie de notre activiteacute intellectuelle se deacuteroule sans
que nous en soyons conscients sans que nous la percevions raquo 419
FP 1885 34 [46] (KSA 11 p 434) 420
FP 1881 14 [2] (KSA 9 p 623) Cf Jean VIOULAC laquo De Nietzsche agrave Husserl La pheacutenomeacutenologie comme
accomplissement systeacutematique du projet philosophique nietzscheacuteen raquo Les eacutetudes philosophiques (2005) 73 p
221
132
eacutetiologique est toujours la repreacutesentation drsquoun objet eacutetranger geacuteneacuterique et inerte le corps vivant
(Leib) srsquoen distingue par lrsquoimmeacutediateteacute de son veacutecu subjectif Deacutejagrave Arthur Schopenhauer avait
esquisseacute lrsquoimportance et la valeur philosophique de ce corps veacutecu (Leib) en signalant qursquoil est
laquo un objet immeacutediat crsquoest-agrave-dire [hellip] la repreacutesentation qui sert de point de deacutepart au sujet dans
la connaissance421 raquo Mais ce corps dont je puis me faire une repreacutesentation nrsquoest pas qursquoune
repreacutesentation parmi tant drsquoautres il est aussi et surtout le corps que je suis Il est non seulement
la repreacutesentation immeacutediate de moi-mecircme mais aussi lrsquoobjet de mon expeacuterience subjective et
donc le lieu ougrave srsquoarticule ma volonteacute qui nrsquoen est aucunement seacutepareacutee
laquo Le sujet de la connaissance par son identiteacute avec le corps devient un individu degraves
lors ce corps lui est donneacute de deux faccedilons toutes diffeacuterentes drsquoune part comme
repreacutesentation dans la connaissance pheacutenomeacutenale comme objet parmi drsquoautres objets et
comme soumis agrave leurs lois et drsquoautre part en mecircme temps comme ce principe
immeacutediatement connu de chacun que deacutesigne le mot Volonteacute422 raquo
Le corps se situe agrave la coiumlncidence de la science et de la meacutetaphysique le gond neacutegligeacute autour
duquel doit se conjuguer la philosophie entiegravere Mais alors que Schopenhauer retient
lrsquoincarnation du sujet pour en faire le fondement agrave une philosophie de la Volonteacute (noumeacutenale)
Nietzsche en vient agrave interpreacuteter lrsquoimmeacutediate incorporation de la volonteacute selon les modaliteacutes
interpreacutetatives de la pluraliteacute pulsionnelle au cœur de la corporeacuteiteacute elle-mecircme
Il ne srsquoagit donc pas simplement de reconduire lrsquouniteacute subjective de lrsquoego agrave celle du
corps mais de comprendre celui-ci agrave la lumiegravere de lrsquoorganisme deacutevoileacute par la physiologie pour
421 Arthur SCHOPENHAUER Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation trad A Burdeau Paris PUF 1966
p 44 Pour ce qui est de la philosophie du corps schopenhauerien et de son importance pour le deacuteveloppement du
fil conducteur nietzscheacuteen nous renvoyons le lecteur aux analyses de Didier Franck (Nietzsche et lrsquoombre de Dieu
p 107-118) 422
SCHOPENHAUER Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation loc cit p 141
133
ainsi apprendre agrave reconnaicirctre sa non-identiteacute fonciegravere Prendre le corps comme fil conducteur
philosophique signifie donc non seulement remplacer lrsquoesprit la penseacutee lrsquoego par un
pheacutenomegravene plus complexe plus immeacutediat mais transformer le regard philosophique lui-mecircme
Si le sujet ou lrsquoego rassemble diversement le multiple sensible et le ramegravene en simplifiant agrave
son uniteacute originaire le corps organique en tant que multipliciteacute fonctionnelle eacuteprouve le divers
laquo sensible raquo drsquoabord comme une laquo auto-affection423 raquo Agrave la fois passif (irritable) et actif
(assimilateur) le corps est indissociable de sa propre synthegravese constitutive Lrsquoadvenir de tout
veacutecu est ainsi immanent agrave son expeacuterience subjective Il nrsquoy aurait donc pas drsquoaccident pour le
corps vivant car non seulement laquo lrsquoadvenir devient le destin mecircme du corps424 raquo ― crsquoest-agrave-dire
qursquoil change et se transforme sans cesse et ne reste jamais eacutegal agrave lui-mecircme ― mais lrsquoadvenir
lui-mecircme est constitutif de son veacutecu Il nrsquoy a aucun fond immuable ni aucune substance
essentielle capable drsquoune permanence agrave lrsquoeacutepreuve de toute transformation Le corps vivant veacutecu
nrsquoest pas une monade incorporeacutee mais existe uniquement en tant que laquo processus raquo laquo devenir raquo
et laquo affection raquo425 Il exclut toute distinction entre lrsquoeacuteveacutenement et son occurrence car le survenir
eacuteveacutenementiel advient par et dans le corps de sorte que ce qui arrive et celui agrave qui arrive sont
inextricablement intriqueacutes426
423 Michel HENRY La geacuteneacutealogie de la psychanalyse Le commencement perdu loc cit p 278 Nous cautionnons
le commentaire de Barbara Stiegler au sujet de cette expression voir Barbara STIEGLER laquo Mettre le corps agrave la place
de lrsquoacircme qursquoest-ce que cela change raquo Philosophie (2004) 82 p 86 laquo Lrsquoldquoeacutenorme diversiteacuterdquo qui affecte la chair
doit srsquointerpreacuteter comme une diversiteacute interne et la sensation du divers comme une sensation de soi raquo Voir aussi
p 86 n 25 424
STIEGLER loc cit p 91 425
FP 1885-1886 2 [151] (KSA 12 p 140) 426
Cf Claude ROMANO laquo Au-delagrave du sujet remarques sur Nietzsche et la meacutetaphysique raquo Philosophie (1998)
58 p 82
134
2 La lutte des parties dans lrsquoorganisme
La deacutecouverte de la multipliciteacute du corps qui introduit laquo lrsquoindividu comme pluraliteacute427 raquo
ne peut ecirctre abordeacutee sans reacutefeacuterence agrave lrsquoinfluence attesteacutee de Wilhelm Roux Entre 1881 et 1884
Nietzsche lut et relut428 lrsquoouvrage aujourdlsquohui peu connu de Roux Der Kampf der Theile im
Organismus ein Beitrag zur Vervollstaumlndigung der Mechanischen Zweckmaumlssigkeitslehre429
Lrsquoinfluence de ce livre est deacutejagrave bien documenteacutee430 et a eacuteteacute lrsquoobjet drsquoanalyses aussi notables que
profondes431 Il nrsquoen demeure pas moins que ces recensions se sont borneacutees agrave comprendre
lrsquoimportance de Roux agrave la seule lumiegravere de la Volonteacute de puissance432 Bien qursquoune telle lecture
soit certainement justifieacutee elle ignore tout du fil interpreacutetatif qui relie Roux agrave lrsquointroduction du
corps comme fil conducteur et agrave lrsquoeacutelaboration de ce que nous nommons le laquo corps pulsionnel raquo
Par conseacutequent nous proceacutederons dans ce qui suit agrave lrsquoexposeacute des traits principaux de la theacuteorie
de Roux afin de saisir les contours essentiels de la pulsionnaliteacute du corps
427 FP 1883 7 [273]
428 On retrouve plusieurs sections des notes posthumes vraisemblablement consacreacutees agrave ses notes de lectures Cf
FP 1881 11 [128][130][131][132][182][241][243][284] (KSA 9 p 487 487-488 489 490 509-512 532-533
433 550) FP 1883 7 [86-95][98][174] [178] [190] [194] [196] [197] [211] [273] (KSA 10 p 272-275 275-276
298-299 300 302-303 304 304 304 307-308 324) 429
Wilhelm ROUX Der Kampf der Theile im Organismus ein Beitrag zur Vervollstaumlndigung der Mechanischen
Zweckmaumlssigkeitslehre Leipzig Engelmann 1881 En traduction franccedilaise La lutte des parties dans lrsquoorganisme
Contribution pour un perfectionnement de la theacuteorie de la finaliteacute meacutecanique trad Laure Cohort Sonia Danizer-
Bechet Ann-Laure Pasco Saligny Cyrille Theacutebault Paris Eacuteditions Mateacuteriologiques (eBook) 2012 430
Lrsquoinfluence de Wilhelm Roux sur Nietzsche eacutetait bien connue deacutejagrave au deacutebut du XXe siegravecle Cf Claire RICHTER
Nietzsche et les theacuteories biologiques contemporaines Paris Mercure de France 1911 p 36 sq 431
Lrsquoeacutetude seacuteminale de Wolfgang Muumlller-Lauter demeure incontournable Cf Wolfgang MUumlLLER-LAUTER
laquo Lrsquoorganisme comme lutte inteacuterieure raquo Nietzsche Physiologie de la Volonteacute de puissance trad Jeanne
Champeaux Paris Allia 1998 p 111-164 432
Cet important et puissant philosophegraveme sera lrsquoobjet du prochain chapitre qui enchaicircnera sur les analyses du
preacutesent chapitre
135
Wilhelm Roux (1850-1924) est connu principalement comme le fondateur de la
meacutecanique deacuteveloppementale [Entwicklungsmechanik] Eacutelegraveve tour agrave tour de Rudolph Virchow
drsquoErnst Haeckel et de Gustav Schwalbe Roux incarne le renouveau de la recherche
expeacuterimentale en Allemagne en reacuteaction aux speacuteculations morphologiques ideacutealistes des
geacuteneacuterations preacuteceacutedentes433 Si son legs principal demeure sa revue scientifique Wilhelm Roux
Archiv fuumlr Entwicklungsmechanik der Organismen fondeacutee en 1894 et qui existe encore sous le
nom Development Genes and Evolution434 son importance philosophique posthume est surtout
redevable de la profonde impression laisseacutee par son premier ouvrage sur la penseacutee de Nietzsche
Bien que lrsquoouvrage eucirct une certaine influence sur ses pairs notamment en contribuant au
deacuteveloppement conceptuel de la theacuteorie du plasma germinatif drsquoAugust Weismann435 les thegraveses
deacuteveloppementales qui y sont preacutesenteacutees furent rapidement mises au rencart par lrsquoeacutemergence de
la theacuteorie de lrsquoheacutereacutediteacute geacuteneacutetique Mais pour un bref moment avant la redeacutecouverte de la
geacuteneacutetique mendeacutelienne sa contribution agrave la compreacutehension de laquo lrsquoautoformation du caractegravere
433 Nous pensons agrave Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840) Carl Friedrich Kielmeyer (1765-1844) Karl Ernst
von Baer (1792-1876) Voir agrave ce sujet les preacutecisions de Timothy Lenoir dans The Strategy of Life Teleology and
Mechanics in Nineteenth Century German Biology Dordrecht Reidel 1982 434
Lynn K NYHART Biology takes Form Animal Morphology and the German Universities 1800-1900 Chicago
University of Chicago press 1995 p 388 Roux eacutetait un publiciste infatigable et jusqursquoagrave la parution de sa revue
il ne publia jamais deux fois dans la mecircme revue (NYHART p 288) Son Archiv changea de nom en 1996 cf
HAMBURGER laquo Wilhelm Roux Visionary with a Blind Spot raquo Journal of the History of Biology 30 (1997) p
233 p 229 435
Victor HAMBURGER laquo Wilhelm Roux Visionary with a Blind Spot raquo Journal of the History of Biology 30
(1997) p 233
136
finalitaire436 raquo des corps organiques a joui drsquoune certaine ceacuteleacutebriteacute en tant que le laquo plus important
livre au sujet de lrsquoeacutevolution qui a paru depuis quelque temps437 raquo
Le problegraveme essentiel auquel Roux consacre ses reacuteflexions est celui de lrsquoorigine et de
lrsquoeacutemergence des traits et des dispositions morphologiques drsquoapparence teacuteliques crsquoest-agrave-
dire laquo comment quelque chose de finalitaire se creacutee sans qursquoaucune force exteacuterieure nrsquoagisse
dans un but preacutecis pour des raisons purement meacutecaniques438raquo Eacutecartant drsquoembleacutee toute laquo reacutealiteacute
voulue raquo et toute laquo teacuteleacuteologie raquo Roux affirme la neacutecessaire origine historique
deacuteveloppementale du corps organique laquo Ce nrsquoest pas ce qui correspondait agrave un objectif
preacuteeacutetabli qui a surveacutecu mais ce qui posseacutedait les caractegraveres neacutecessaires les plus agrave mecircme de
permettre sa survie439 raquo Or si les traits visibles drsquoun organisme tiennent effectivement leur
origine des processus adaptatifs infleacutechis par seacutelection naturelle les formations complexes
internes et non moins finaliseacutees drsquoun organisme ― la structure cellulaire lrsquoorganisation
microscopique des tissus et des organes ― ne proviennent pas de la seule compeacutetition
interindividuelle telle que deacutecrite par Darwin
laquo Toutes ces formations ne peuvent donc pas provenir de la seacutelection agrave partir de
variations isoleacutees comme crsquoest la base de la theacuteorie de Darwin mais seulement des
qualiteacutes des tissus en question qui mettent en place directement les dispositions
finalitaires jusque dans la moindre des parties et ceci de la maniegravere dont nous le
deacutecrivons440 raquo
436 ROUX La lutte des parties loc cit p 49 (Kampf der Theile p 27) Cf Barbara STIEGLER Nietzsche et la
biologie Paris Presses universitaires de France 2001 p 49-51 Christian J EMDEN Nietzsche on Language
Consciousness and the Body Chicago University of Illinois Press 2005 p 139 437
Charles DARWIN The Life and Letters of Charles Darwin including a biographical Chapter vol 3 ed Francis
Darwin London John Murray 1887 p 244 438
ROUX La lutte des parties p 31 (Kampf der Theile p 1) 439
ROUX La lutte des parties p 32 (Kampf der Theile p 2) 440
ROUX La lutte des parties p 51 (Kampf der Theile p 30)
137
Reprenant les ideacutees transformistes de Jean-Baptiste Lamarck notamment lrsquoimportance
de lrsquousage fonctionnel drsquoun organe pour son deacuteveloppement441 Roux introduit la laquo loi
physiologique de lrsquoadaptation fonctionnelle raquo selon laquelle laquo la performance speacutecifique de
lrsquoorgane est accrue par une activiteacute plus intense442 raquo Par un effet de renforcement
hypertrophique un organe augmente sa vitaliteacute en fonction de son utilisation de sorte que les
parties dont lrsquousage est freacutequent jouissent drsquoun avantage adaptatif Ainsi peut-on dire propose
Roux que laquo dans presque toutes les parties du corps il existe des meacutecanismes drsquoadaptation
fonctionnelle absolument parfaits et capables drsquoengendrer directement les modifications
finalitaires [zweckmaumlssigen Aenderungen] neacutecessaires lorsque des changements surviennent
dans lrsquoorganisme443 raquo Le corps lui-mecircme est source de conditionnement morphologique et doit
donc ecirctre consideacutereacute comme tel avant mecircme de le mettre en relation avec son laquo milieu raquo et de le
soumettre agrave la seacutelection naturelle
laquo Dans lrsquoorganique les moellons ne sont pas tous preacutealablement tailleacutes puis simplement
disposeacutes lrsquoun apregraves lrsquoautre mais les suivants sont toujours les produits les descendants
des moellons preacuteceacutedents Dans la mesure ougrave ceux qui sont deacutejagrave preacutesents ne sont pas
semblables entre eux mais que lrsquoun favoriseacute par tel caractegravere particulier produit plus
que lrsquoautre celui-lagrave engendrera ainsi plus de descendants et contribuera davantage agrave la
construction En outre comme ses descendants auront heacuteriteacute ce caractegravere favorable de
lui le plus grand nombre sera agrave son tour en mesure de prendre part agrave lrsquoeacutedification de
lrsquoensemble en se multipliant de maniegravere preacutepondeacuterante444 raquo
La conseacutequence neacutecessaire de cet auto-engendrement des composants du corps soutient
Roux est une ineacutegaliteacute fonciegravere des parties Puisque laquo le mecircme pheacutenomegravene ne perdure pas sans
441 ROUX La lutte des parties p 33 (Kampf der Theile p 5)
442 ROUX La lutte des parties p 46 (Kampf der Theile p 24)
443 ROUX La lutte des parties p 59 (Kampf der Theile p 43)
444 ROUX La lutte des parties p 77 (Kampf der Theile p 68)
138
subir de modification raquo et que laquo jamais il ne se reacutepegravete de maniegravere parfaitement identique445 raquo il
est impossible de poser une cellule ou un organe comme parfaitement identique agrave lui-mecircme
encore moins deux cellules ou deux organes
laquo [L]rsquoessence du deacuteveloppement consiste agrave produire le dissemblable agrave partir du
semblable le complexe agrave partir du simple on conccediloit alors aiseacutement que sous lrsquoeffet
drsquoalteacuterations exteacuterieures ces formations de qualiteacutes et de formes diffeacuterentes varient
leacutegegraverement et que de nouvelles dissemblances soient toujours produites parmi les parties
de lrsquoorganisme446 raquo
Lrsquoaccumulation de dissemblances provoque agrave son tour une ineacutegaliteacute de chances et une lutte
pour lrsquoespace et la nutrition disponibles laquo Lrsquoineacutegaliteacute des parties devra donc ecirctre le fondement
de la lutte des parties crsquoest drsquoelle que deacutecoule la lutte deacuteclencheacutee par la croissance et
mentionnons-le degraves maintenant eacutegalement par le meacutetabolisme447 raquo Cette lutte se ramifie
drsquoembleacutee agrave tous les niveaux drsquoorganisation (moleacutecules cellules tissus organes) et se
transforme enfin en compeacutetition pour les stimuli fonctionnels desquels deacutepend leur
meacutetabolisme448 qui donne lieu agrave une diffeacuterentiation morphologique fonctionnelle et
progressive des parties du corps
laquo [L]rsquoorganisme seacutelectionnera agrave un certain endroit celles qui se contractent le plus
fortement et le plus rapidement agrave un autre endroit celles qui utilisent le mieux un
stimulus pour attirer et transformer de la matiegravere agrave libeacuterer agrave un troisiegraveme endroit enfin
celles qui utilisent le moins le stimulus pour elles-mecircmes mais qui le laissent le mieux
passer qui le conduisent Ainsi la lutte des individus formera des muscles des glandes
et des nerfs agrave partir des processus geacuteneacuteralement les plus performants qui ont eacuteteacute retenus
par la lutte des parties449 raquo
445 ROUX p 78 (Kampf p 69)
446 ROUX p 79 (Kampf p 71)
447 ROUX p 78 (Kampf p 69)
448 Cf ROUX p 85 (Kampf p 80-81) laquo hellip la substance recevant le stimulus avec le plus de faciliteacute devrait
toujours vaincre et ecirctre la seule agrave subsister dans les cellules raquo 449
ROUX p 88 (Kampf p 84)
139
La lutte des parties nrsquoest pas un ersatz ou une version internaliseacutee de la compeacutetition entre
individus qui figure dans la seacutelection naturelle de Darwin Non seulement est-elle responsable
de la diffeacuterenciation morphologique et de la production de composantes organiques finaliseacutees
mais elle agit diffeacuteremment selon les niveaux drsquoorganisation Dans la cellule les eacuteleacutements
primaires (moleacutecules) subissent tous les mecircmes stimuli et rivalisent de sorte agrave produire une
homogeacuteneacuteisation et une reacutegularisation de la performance cellulaire La lutte entre les cellules
produit toutefois une seacutelection et une diffeacuterenciation des ligneacutees cellulaires et laquo se diffeacuterencie
de la lutte des moleacutecules par le fait qursquoon assiste non seulement agrave une augmentation de la taille
des cellules mais aussi agrave leur multiplication450 raquo Sous lrsquoeffet de cette agonistique
physiologique les tissus se forment par un eacutequilibrage non-homeacuteostasique des rapports de force
entre cellules laquo La lutte des tissus est donc un principe reacutegulateur direct de tous les rapports
quantitatifs agrave lrsquointeacuterieur du corps un principe de lrsquoautoformation fonctionnelle des rapports de
grandeur finalitaires451 raquo Enfin les organes rivalisent entre eux principalement pour lrsquoespace
disponible et deacuteterminent de ce fait la structure morphologique de lrsquoorganisme en entier
On retrouve toutefois un point commun qui traverse les quatre niveaux de lutte
Lrsquoadaptation fonctionnelle relegraveve drsquoabord des caractegraveres essentiels du pheacutenomegravene organique qui
reacutegit la croissance des parties la surcompensation [Uebercompensation] et lrsquoautoreacutegulation
[Selbstregulation] Ensemble elles forment laquo les caractegraveres fondamentaux et les neacutecessaires
conditions preacutealables agrave la vie452 raquo La croissance veacutegeacutetative des parties du corps agrave elle seule nrsquoest
450 ROUX p 92 (Kampf p 91)
451 ROUX p 100 (Kampf p 102)
452 ROUX p 188 (Kampf p 226)
140
pas la cause premiegravere de leur augmentation la croissance deacutecoule de la laquo la surcompensation
du consommeacute raquo lorsque laquo lrsquoassimilation deacutepasse la deacutegradation453 raquo Crsquoest dire qursquoagrave la suite de
la reacuteception drsquoun stimulus une cellule (tissu organe) ne fait pas que compenser ses pertes mais
surcompense de sorte agrave deacutetenir un exceacutedent qui est utiliseacute pour augmenter sa taille et son
importance relative454 Crsquoest ce que Roux nomme laquo lrsquoeffet trophique des stimuli455 raquo laquo La
viabiliteacute et en particulier lrsquoassimilation est augmenteacutee par lrsquoarriveacutee de stimuli456 raquo eacutecrit-il laquo la
substance recevant le stimulus avec le plus de faciliteacute devrait toujours vaincre et ecirctre la seule agrave
subsister dans les cellules puisque cette caracteacuteristique renforcerait sa vitaliteacute et qursquoelle devrait
donc se multiplier davantage457 raquo Plus la partie est stimuleacutee plus elle assimile plus elle croicirct
plus elle est avantageacutee dans la lutte avec ses voisins
laquo Lrsquousage renforceacute drsquoun organe le rend plus grand et plus fort et ainsi capable de
meilleures performances Il srsquoavegravere en outre qursquoun organe auquel le stimulus fonctionnel
est neacutecessaire pour assimiler verra sa nutrition diminuer et verra son volume se reacuteduire
en cas drsquousage moindre cette reacuteduction repreacutesentant une eacuteconomie de mateacuteriel des plus
finalitaires458 raquo
De ce renforcement de la croissance reacutesulte lrsquoautoreacutegulation du corps laquo le principe de lrsquoeffet
trophique du stimulus entraicircnera le deacuteveloppement par elle-mecircme de lrsquoharmonie neacutecessaire dans
la structure et la fonction des diffeacuterentes parties de lrsquoorganisme459 raquo La lutte pour lrsquoespace et
453 ROUX p 82 (Kampf p 76)
454 Crsquoest sur ce point que Wolfgang Muumlller-Lauter opegravere un rapprochement entre la physiologie rouxienne et la
volonteacute de puissance voir Wolfgang Muumlller-Lauter Nietzsche Physiologie de la volonteacute de puissance
tradJeanne Champeaux Paris Allia 1998 p 142 sqq 455
Cf Le titre du Chapitre 3 laquo Mise en eacutevidence de lrsquoeffet trophique des stimuli fonctionnels raquo 456
ROUX p 84 (Kampf p 79) 457
ROUX p 85 (Kampf p 81) 458
ROUX p 157 (Kampf p 183) 459
ROUX p 172 (Kampf p 204)
141
pour la nutrition qui deacutetermine lrsquoexistence individuelle des parties organiques se transforme en
laquo un principe de lrsquoautoformation fonctionnelle des rapports de grandeur finalitaires460 raquo qui
signifie avant toute chose la capaciteacute inheacuterente aux corps organiseacutes de se diffeacuterencier
morphologiquement sans qursquointervienne un facteur externe
Il ne srsquoagit donc pas drsquoune simple lutte sans reste entre les parties de lrsquoorganisme mais
drsquoune agonistique physiologique qui deacutetermine et structure les rapports fonctionnels les plus
approprieacutes Toutefois la position drsquoune partie et ses rapports avec ses semblables ne deacutecoulent
pas de son adaptation agrave son environnement immeacutediat mais de sa capaciteacute agrave inteacutegrer le corps en
entier En ce sens ce nrsquoest pas la supeacuterioriteacute relative drsquoune cellule ou drsquoun organe qui deacutecide de
sa survie mais sa capaciteacute agrave recevoir des stimuli ― et donc agrave se fortifier par surcompensation
laquo Les parties de lrsquoorganisme ne pourront ainsi se conserver et se former que lagrave ougrave le stimulus
agira et lagrave ougrave le stimulus prendra une certaine forme il se produira un arrangement de la forme
du stimulus les organes devant adopter la forme et la structure du stimulus461 raquo Lrsquoadaptation
laquo fonctionnelle raquo est donc premiegraverement une adaptation aux stimuli laquo les substances qui
reacuteagissent le plus fortement agrave lrsquointensiteacute des stimuli preacutesents subissent au fil du temps elles aussi
des adaptations particuliegraveres agrave la force des stimuli pour autant que ceux-ci reviennent
reacuteguliegraverement462 raquo Or puisque la lutte des parties opegravere conjointement agrave plusieurs niveaux
drsquoorganisation chaque stimulus est toujours drsquoembleacutee localiseacute et ne peut ecirctre reacuteduit agrave son effet
laquo En atteignant un eacuteleacutement de lrsquoorganisme eacutecrit Roux le stimulus se trouve en outre modifieacute
460 ROUX p 100 (Kampf p 102)
461 ROUX p 109 (Kampf p 114)
462 ROUX p 110 (Kampf p 116)
142
par lui463 raquo Autrement dit laquo De nombreuses cellules modifieront peu agrave peu le stimulus agrave son
passage raquo lrsquoexpression fonctionnelle des parties est elle-mecircme une manifestation de
lrsquoagonistique physiologique dans laquelle la laquo fonctionnaliteacute raquo nrsquoest qursquoun instant incertain
suspendu entre laquo une diffeacuterenciation toujours plus pousseacutee464 raquo et laquo une adaptation
speacutecialiseacutee465 raquo
3 De la psychologie agrave la physiologie
Inspireacute vraisemblablement par sa lecture de Roux Nietzsche eacutecrit en 1881 laquo ce qui se
produit reacuteellement au cours de lrsquoactiviteacute de nos affects humains ce sont ces mouvements
physiologiques et les affects [hellip] ne sont autre chose que des interpreacutetations eacutelaboreacutees de
lrsquointellect qui lagrave mecircme ougrave il ne sait rien preacutetend tout savoir466 raquo La lutte des parties rouxienne
ouvre lrsquoaccegraves agrave une reacutealiteacute jusqursquoalors occulteacutee par notre esprit dont la signification
philosophique premiegravere est le morcellement des processus conscients et leur reacuteduction au
bouillonnement physiologique sous-jacent
laquo Derriegravere tes penseacutees et tes sentiments il y a ton corps et ton soi dans le corps la terra
incognita Dans quel but as-tu telles penseacutees et tels sentiments Ton soi dans ton corps
veut par ce biais quelque chose467 raquo
Reconnaicirctre ainsi que laquo le corps est une grande raison raquo dont lrsquoesprit est laquo lrsquoinstrument raquo
signifie dans un premier temps la mise en suspens de la laquo pheacutenomeacutenologie interne raquo des objets
463 ROUX p 110 (Kampf 116)
464 ROUX p 87 (Kampf p 82)
465 ROUX p 87 (Kampf p 82)
466 FP 1881 11 [128] (KSA 9 p 487)
467 FP 1882-1883 5 [31] (KSA 10 p 225)
143
de la conscience au profit drsquoune laquo pheacutenomeacutenologie externe raquo des objets de la sensibiliteacute468 En
eacutevacuant ainsi les objets drsquointrospection Nietzsche reacuteduit initialement lrsquoincommensurable
opaciteacute des processus mentaux agrave lrsquoaction des processus physiologiques sous-jacents Cette
deacutevaluation du regard inteacuterieur srsquoinscrit dans le sillage de la nouvelle laquo psychologie
expeacuterimentale raquo inaugureacutee en France par Theacuteodule Ribot (1839-1916) et en Allemagne par
Wilhelm Wundt (1832-1920) dont le caractegravere novateur tient agrave lrsquoanalyse des laquo eacutetats
psychologiques au dehors non au-dedans dans les faits mateacuteriels qui les traduisent non dans
la conscience qui leur donne naissance469 raquo
Le deacutesaveu nietzscheacuteen de lrsquoanalyse reacuteflexive psychologique nrsquoest pas eacutetranger agrave sa
deacutecouverte de la revue parraineacutee par Ribot Revue philosophique de la France et de lrsquoEacutetranger
qui fut lrsquoinstrument de propagation de la nouvelle science Dans deux lettres de lrsquoeacuteteacute 1877 qui
font suite agrave sa ceacutelegravebre rencontre avec lrsquoeacutediteur de la revue Mind George Croom Robinson470
Nietzsche fait mention de la Revue philosophique en la qualifiant drsquolaquo excellente
468 Lrsquoexpression phaumlnomenologie nrsquoappartient pas en propre au lexique nietzscheacuteen Cependant dans un bref
passage rarement commenteacute il eacutecrit laquo MEacuteTHODIQUEMENT la valeur de la pheacutenomeacutenologie interne et externe
[hellip] la pheacutenomeacutenologie externe nous procure de loin la matiegravere la plus riche et permet une plus grande rigueur
drsquoobservation tandis que les pheacutenomegravenes internes sont difficiles agrave saisir et plus apparenteacutes agrave lrsquoerreur raquo (FP
1886-1887 7 [9]) (KSA 12 p 294) 469
Theacuteodule RIBOT La psychologie anglaise contemporaine 1870 p 31 470
Leur rencontre au cours de lrsquoeacuteteacute 1877 agrave Rosenlauibad semble avoir fait bonne impression sur Nietzsche Il deacutecrit
Robertson dans ses lettres de cette peacuteriode comme laquo sehr sympathische Professor der Philosophie an dem Londoner
University College Robertson der Herausgeber der besten englischen Zeitschrift uumlber Philosophie bdquoMindldquo a
quarterly review (Williams and Norgate 14 Henrietta Street Covent Garden London) Mitarbeiter sind alle
Groumlszligen Englands Darwin [hellip] Spencer Tylor usw raquo (Briefwechsel kritische Gesamtausgabe Abt II Bd 5
Friedrich Nietzsche Briefe Januar 1875- Dezember 1879 G Colli et M Montinari (dir) Berlin de Gruyter 1975
p 265-267)
144
[ausgezeichneten] revue raquo sans pareil en Allemagne471 Neacutee drsquoune impulsion cosmopolite472 la
Revue publie non seulement des articles drsquoauteurs franccedilais (T Ribot Hippolyte Taine Leacuteon
Dumont) mais eacutegalement des traductions de textes drsquoauteurs Anglais (Herbert Spencer JS
Mill Alexander Bain G H Lewes) et Allemands (Wilhelm Wundt Edouard Hartmann
Hermann von Helmholtz) Son ambition est drsquoeacutetablir laquo un terrain neutre473 raquo ougrave peuvent se
rencontrer et srsquoeacutetudier les diverses doctrines afin laquo de donner un tableau complet et exact du
mouvement philosophique actuel sans exclusion drsquoeacutecole474 raquo laquo La Revue philosophique dont
nous commenccedilons la publication eacutecrit Ribot en preacuteface au premier numeacutero se propose drsquoecirctre
ouverte agrave toutes les eacutecoles agrave ce titre elle nrsquoa aucune profession de foi rigoureuse agrave faire475 raquo
Ce regroupement drsquoarticles originaux de traductions de comptes rendus et drsquoanalyses de livres
et de revues eacutetrangegraveres offre un aperccedilu de lrsquoeffervescence intellectuelle du dernier tiers du XIXe
siegravecle qui donna naissance au transformisme eacutevolutionniste et agrave la psychologie physiologique
Nietzsche fucirct certainement au fait du journal de Ribot il est cependant difficile drsquoen
deacutemontrer lrsquoinfluence directe476 Lrsquoimportance accrue du corps comme fil conducteur
471 Ibid
472 Sur lrsquoorigine et le deacuteveloppement initial de la Revue philosophique voir Jacqueline THIRARD laquo La fondation
de la ldquoRevue philosophiquerdquo raquo Revue philosophique de la France et de lrsquoEacutetranger (oct-deacutec 1976) vol166 p
401-413 Serge NICOLAS laquo ldquoA Big Piece of Newsrdquo Theacuteodule Ribot and the Founding of the Revue philosophique
de la France et de lrsquoEacutetranger raquo Journal of the History of Behavioral Sciences (2013) vol 49 no 1 p 1-17
Laurent MUCCHIELLI laquo Aux origines de la psychologie universitaire en France (1870-1900) enjeux intellectuels
contexte politique reacuteseaux et strateacutegies drsquoalliance autour de la Revue philosophique de Theacuteodule Ribot raquo Annals
of Science (1998) vol 55 no 3 p 263-289 473
Theacuteodule RIBOT laquo preacuteface raquo Revue philosophique de la France et de lrsquoEacutetranger tome 1 1876 p 1 474
Ibid 475
Ibid 476
La seule veacuteritable discussion de lrsquoinfluence de Ribot et de sa Revue se trouve dans un article de Hans Erich
LAMPL laquo Flair du livre Friedrich Nietzsche und Theacuteodule Ribot raquo Nietzsche-Studien (1989) vol 18 p 573-
586
145
philosophique reacutevegravele toutefois une filiation profonde entre les ideacutees de Nietzsche et celles de
Ribot Si la Revue philosophique se voulait un lieu de rencontre et de deacutebat ouvert agrave tous elle
eacutetait tout de mecircme une laquo œuvre militante477 raquo et le produit drsquoune reacuteaction agrave lrsquoeacuteclectisme et au
spiritualisme jusqursquoalors dominant en France478 laquo [C]e qui nous paraissait assez simple est
devenu pour nous un problegraveme tregraves complexe Nous nrsquoen sommes plus au temps ougrave lrsquoon
soutenait que la psychologie eacutetait agrave peu pregraves faite On nrsquooserait plus preacutetendre qursquoil suffit pour
la faire de srsquoeacutetudier inteacuterieurement raquo eacutecrit Ribot479 Tout comme le tournant physiologique de
la philosophie de Nietzsche est une reacuteaction aux fondements philosophiques de la Moderniteacute la
parution de la Revue philosophique marque eacutegalement une transformation majeure de la
psychologie par lrsquointroduction des forces corporelles et de leur rapport agrave la conscience et agrave la
volonteacute Nous proceacutederons dans ce qui suit agrave lrsquoexposition des ideacutees de Ribot et de Wundt
essentielles agrave lrsquoorientation de la Revue sans chercher agrave preacutesenter lrsquoinfluence diffuse de la Revue
philosophique mais plutocirct dans le but de deacutepeindre le cadre conceptuel en arriegravere-fond duquel
se deacutetachent les traits essentiels des consideacuterations physiologiques de la philosophie
nietzscheacuteenne qui permettent nous le verrons drsquointeacutegrer le pheacutenomegravene psychologique aux
processus physiologiques
477 Laurent MUCCHIELLI laquo Aux origines de la psychologie universitaire en France (1870-1900) enjeux
intellectuels contexte politique reacuteseaux et strateacutegies drsquoalliance autour de la Revue philosophique de Theacuteodule
Ribot raquo Annals of Science (1998) vol 55 no 3 p 265 478
Cf Laurent MUCCHIELLI laquo Aux origines de la psychologie universitaire en France (1870-1900) raquo p 270 sq
Serge NICOLAS laquo ldquoA Big Piece of Newsrdquo Theacuteodule Ribot and the Founding of the Revue philosophique de la
France et de lrsquoEacutetranger raquo p 3-9 479
RIBOT laquo Preacuteface raquo op cit p 2
146
Dans un passage du Gai savoir consacreacute agrave la laquo mythologie raquo de la volonteacute Nietzsche
eacutecrit laquo agrave lrsquoorigine partout ougrave il voyait se produire quelque chose lrsquohomme a cru agrave une volonteacute
entendue comme cause et agrave des ecirctres doueacutes drsquoune volonteacute personnelle exerccedilant une action agrave
lrsquoarriegravere-plan480 raquo En tant que principe agissant au cœur de toute cause la volonteacute aurait ainsi
repreacutesenteacute lrsquouniteacute de lrsquoagir et de lrsquoaction qui se deacuteploie selon une intention supposeacutee meacutecanique
ou psychologique Or dans un article consacreacute agrave son analyse de la volonteacute Ribot se refuse de
reacuteduire lrsquoacte volontaire agrave laquo la simple transformation drsquoun eacutetat de conscience en mouvement raquo
car explique-t-il la volonteacute nrsquoest pas une conscience mais laquo suppose la participation de tout
[les] eacutetats conscients ou subconscients qui constituent le moi agrave un moment donneacute481 raquo Elle
serait un pheacutenomegravene de surface un eacutepipheacutenomegravene sous laquelle se terre une profondeur
veacuteritablement agissante plutocirct qursquoune faculteacute ou une disposition effective qui deacutetermine
lrsquointention de lrsquoagir laquo La volition est un eacutetat de conscience final qui reacutesulte de la coordination
plus ou moins complexe drsquoun groupe drsquoeacutetats conscients subconscients ou inconscients
(purement physiologiques) qui tous reacuteunis se traduisent par une action ou un arrecirct482 raquo preacutecise-
t-il dans son ouvrage Les maladies de la volonteacute (1883) Le vouloir se manifeste par la prise de
conscience drsquoune intention sous-jacente agrave lrsquoagir et ne serait agrave vrai dire laquo cause de rien483 raquo
crsquoest-agrave-dire laquo un effet sans ecirctre une cause484 raquo qui marque une pause laquo entre la peacuteriode dite
480 Le gai savoir sect 127 (KSA 3 p 482)
481 Theacuteodule RIBOT laquo La volonteacute comme pouvoir drsquoarrecirct raquo Revue philosophique de la France et de lrsquoEacutetranger
(1882) vol 14 p 78 482
RIBOT Les maladies de la volonteacute Paris 1883 p 174 483
RIBOT Les maladies de la volonteacute p 175 484
RIBOT Les maladies de la volonteacute p 175
147
drsquoexcitation et la peacuteriode motrice485 raquo et qui laquo constate une situation mais ne la constitue
pas486 raquo
La volonteacute est la manifestation drsquoun laquo travail psycho-physique487 raquo et se distingue drsquoun
simple laquo eacutetat de conscience488 raquo dans la mesure ougrave elle nrsquoest pas un laquo tout constitueacute raquo ― crsquoest-
agrave-dire un organe ou une faculteacute ― mais repreacutesente une laquo activiteacute drsquoordre complexe489 raquo qui
procegravede agrave la laquo subordination hieacuterarchique des tendances490 raquo Elle est en ce sens laquo une reacutesultante
toujours instable toujours pregraves de se deacutecomposer et agrave vrai dire un accident heureux491 raquo
Comme le corps rouxien la volonteacute telle que Ribot la perccediloit est la conseacutequence des rapports
preacutecaires entre les composants de lrsquoappareil affectif et reacuteflexif drsquoun corps laquo Les faits
pathologiques eacutecrit-il [hellip] montrent bien que la volonteacute nrsquoest pas une entiteacute reacutegnant par droit
de naissance492 raquo Lrsquoinstabiliteacute fonciegravere de cette coordination se reacutevegravele agrave lrsquoanalyse de sa
dissolution pathologique qui donne lieu agrave une activiteacute laquo indeacutependante irreacuteguliegravere isoleacutee
anarchique493 raquo Sans ordination ― cela mecircme qursquoon nomme abusivement laquo volonteacute raquo ― il ne
peut avoir uniteacute corporelle
laquo On peut donc dire qursquoelle a pour condition fondamentale la coordination hieacuterarchique
crsquoest-agrave-dire qursquoil ne suffit pas que des reacuteflexes soient coordonneacutes avec des reacuteflexes des
deacutesirs avec des deacutesirs des tendances rationnelles avec des tendances rationnelles mais
485 RIBOT Ibid p 176
486 RIBOT Ibid p 176 Nous soulignons
487 RIBOT p 175
488 RIBOT p 175
489 RIBOT p 84
490 Ibid p 85
491 Ibid p 84
492 RIBOT Les maladies de la volonteacute p 84
493 RIBOT Les maladies de la volonteacute loc cit p 149-150
148
qursquoune coordination entre les diffeacuterents groupes est neacutecessaire ― une coordination avec
subordination telle que tout converge vers un mecircme point unique le but agrave atteindre494 raquo
Mais puisque la volonteacute figure comme le rapport dynamique des divers processus et des
composants physiologiques du corps on ne peut donc supposer au cœur de lrsquoorganisme une
volonteacute unique en soi La volonteacute est drsquoabord le rapport entre les parties du corps ― leur
coordination ― qui srsquoinscrit dans lrsquoeffectiviteacute de lrsquoagir comme lrsquoarticulation intentionnelle des
eacuteleacutements heacuteteacuterogegravenes qui aiguillonne leurs finaliteacutes respectives On ne peut donc comprendre la
volonteacute comme une disposition effective du corps ou une force dirigeacutee bien qursquoelle demeure
inseacuteparable de lrsquoagir en tant que tel la volonteacute ne peut ecirctre identifieacutee ni avec lrsquoacteur ni avec
lrsquoacte elle ne se manifeste que comme lrsquoorganisation preacutesupposeacutee par toute intention
Ainsi la volonteacute accompagne-t-elle les transformations morphologiques du corps et ce
qui paraicirct ecirctre une laquo direction raquo ou laquo fin raquo imputable agrave lrsquoefficaciteacute de son agir se reacutevegravele comme
le reacutesultat drsquoune coordination drsquointeractions diverses et multiples lieacutees ensemble en un
laquo accident heureux raquo Ces notions relegravevent donc souligne Nietzsche drsquoun arbitraire
laquo insignifiant raquo un laquo petit accident raquo495 Si la volonteacute nrsquoest en fait que la constatation drsquoun eacutetat
transitoire elle nrsquoest que lrsquoexpression secondaire de la deacutecharge drsquoun laquo quantum de force
accumuleacutee496 raquo drsquoun mouvement qui jaillit des profondeurs pulsionnelles du corps et la
direction lrsquointention se surajoute comme deacutetermination acausale sans incidence veacuteritable sur
lrsquoeacuteveacutenement pulsionnel lui-mecircme
494 RIBOT Les maladies de la volonteacute p 149
495 Le gai savoir sect 360 (KSA 3 607-608)
496 Ibid
149
4 La psychologie physiologique
La concomitance de cette incorporation de la volonteacute et le morcellement de lrsquouniteacute
drsquoaction du corps ouvre lrsquoaccegraves agrave la pulsionnaliteacute du corps qui est preacutefigureacutee dans les premiers
travaux de Wilhelm Wundt (1832-1920) Bien que sa Revue soit assureacutement responsable drsquoune
certaine colleacutegialiteacute cosmopolite qui fut instrumentale agrave lrsquoeacuteclosion de la psychologie
expeacuterimentale en France la contribution de Ribot nrsquoen demeure pas moins agrave lrsquoombre de celle
de Wilhelm Wundt qui de son laboratoire agrave lrsquouniversiteacute de Leipzig fit de la psychologie une
science empirique distincte de la philosophie et de la biologie Srsquoil est malaiseacute drsquoeacutetablir son
influence directe sur Nietzsche la contribution importante de ses eacutecrits agrave la Revue philosophique
(une trentaine drsquoarticles en 1876 et 1887) est indeacuteniable et son travail nous importe dans la
mesure ougrave ses analyses de lrsquoexpeacuterience subjective qui abordaient sous le signe drsquoune
laquo psychologie physiologique raquo le laquo domaine limitrophe raquo entre le psychologique et le
physiologique et conduisaient laquo du dehors au-dedans497 raquo approfondissent lrsquoincarnation diffuse
de la volonteacute que lrsquoon retrouve chez Ribot
Wundt situe tout premiegraverement la psychologie physiologique agrave la frontiegravere de la vie
interne et externe Alors que laquo dans la psychologie lrsquohomme se voit pour ainsi dire du dedans
et cherche agrave srsquoexpliquer lrsquoenchaicircnement des faits que lui offre cette observation inteacuterieure498 raquo
laquo la physiologie reacutepand sa lumiegravere sur ces pheacutenomegravenes biologiques que perccediloivent nos sens
497 Wilhelm WUNDT Eacuteleacutements de psychologie physiologique Paris 1886 tome I p 2
498 WUNDT Eacuteleacutements de psychologie physiologique I p 1
150
externes499 raquo Ses analyses abordent ainsi les pheacutenomegravenes psychologiques drsquoabord par leurs
manifestations exteacuterieures physiologiques pour mieux peacuteneacutetrer le domaine interne de la
psychologie afin de sonder les contours des fictions reacutegulatrices que sont les laquo faits de
conscience raquo qui apparaissent lors de lrsquoobservation inteacuterieure
Il nrsquoy a pas eacutecrit-il laquo un organe de la conscience distinct particulier au sens ordinaire
ougrave on lrsquoentend500 raquo Comme la volonteacute elle nrsquoest que lrsquoexpression des rapports dynamiques au
sein de lrsquoappareil neural et ne peut donc ecirctre le privilegravege des ecirctres capables de penseacutees reacuteflexives
car admettant des degreacutes de deacuteveloppement stipule Wundt la conscience se retrouve aussi chez
tous les organismes doueacutes drsquoun systegraveme nerveux501
laquo Mais ici il convient de rappeler que toutes les parties du systegraveme nerveux constituent
une connexion dont les eacuteleacutements sont parfaitement relieacutes entre eux La conscience
individuelle deacutepend de cette connexion tout entiegravere les impressions agissant sur les
nerfs sensoriels les plus divers les innervations motrices et mecircme les effets produits agrave
lrsquointeacuterieur du systegraveme du sympathique deacuteterminent simultaneacutement son eacutetat Crsquoest
toujours la mecircme conscience agrave quelque domaine qursquoappartiennent les repreacutesentations
qui agrave un moment donneacute existent chez elle502 raquo
Ce qursquoon appelle la conscience ne serait donc que la liaison des impressions et des
repreacutesentations503 crsquoest-agrave-dire laquo un eacutetat ou processus qui agrave lrsquoopposeacute des repreacutesentations se
499 WUNDT Eacuteleacutements de psychologie physiologique I p 1
500 WUNDT Eacuteleacutements de psychologie physiologique tome II p 221
501 laquo Il est hors de doute que depuis lrsquohomme jusqursquoaux protozoaires la conscience est une proprieacuteteacute geacuteneacuterale des
ecirctres vivants raquo (WUNDT Eacuteleacutements de psychologie physiologique I p 23) Cf WUNDT II p 221-224 laquo Agrave la veacuteriteacute
nous devrons dans certains cas conclure agrave lrsquoexistence de la conscience mais une deacutecision sucircre certaine au sujet
de la non-existence de la conscience ne sera jamais possible raquo (Ibid p 224) 502
WUNDT Eacuteleacutements de psychologie physiologique tome II p 221 503
En reprenant une laquo peacuteriphrase tautologique raquo qursquoil impute agrave Johann Friedrich Herbart Wundt deacutefinit la
conscience comme laquo la somme de toutes les repreacutesentations reacuteelles ou simultaneacutement preacutesentes raquo (WUNDT loc cit
II p 225)
151
reacutevegravele comme un reacutesultat ou produit psychique diffeacuterent en soi des repreacutesentations504 raquo Elle
existerait de ce fait seulement de maniegravere transitive au greacute du flux de repreacutesentations et
drsquoimpressions sensibles Et si elle se distingue de son contenu repreacutesentatif crsquoest qursquoelle donne
forme et deacutetermine ce flux en dirigeant son laquo champ de regard505 raquo pour fixer certaines
repreacutesentations Mais ce nrsquoest que par lrsquoaction de la volonteacute que les perceptions sont
appreacutehendeacutees comme telles506 Prendre conscience drsquoune impression ou drsquoune repreacutesentation ―
ce que Wundt nomme lrsquoaperception507 ― relegraveve ainsi de la volonteacute qui oriente le laquo point de
regard interne raquo et dirige lrsquoattention sur une repreacutesentation plutocirct qursquoune autre Cette volonteacute est
donc laquo le fait fondamental qui constitue drsquoabord les eacutetats de sensibiliteacute de la conscience gracircce
agrave son influence ces derniers engendrent les instincts et les instincts se convertissent en formes
toujours plus complexes drsquoactions volontaires exteacuterieures508 raquo La volonteacute suppleacutee la conscience
par sa puissance aperceptive509 et assure le lien entre le monde interne de la conscience et nos
actions exteacuterieures
laquo Lrsquoaction externe de la volonteacute nrsquoest drsquoapregraves son essence primordiale rien autre chose
qursquoune forme speacuteciale de lrsquoaperception puisqursquoelle est un eacuteleacutement constituant et
inseacuteparable de ces aperceptions qui se rapportent au corps proprement dit de lrsquoecirctre
agissant510 raquo
504 WUNDT tome II p 226
505 WUNDT II p 231
506 WUNDT II p 231
507 Pour Wundt toute aperception deacutecoule de la volonteacute mecircme au cas ougrave lrsquoattention porteacutee agrave une repreacutesentation
est dite involontaire La diffeacuterence entre lrsquoattention volontaire (aperception active) et involontaire (aperception
passive) relegraveve de lrsquointensiteacute de la repreacutesentation qui srsquoimposer ou pas agrave la volonteacute Cf WUNDT II p 237-238 508
WUNDT II p 437 509
WUNDT Ibid p 442 laquo lrsquoaperception est lrsquoactiviteacute primitive de la volonteacute raquo Cf p 443 laquo Consideacutereacutee
simplement en qualiteacute de pheacutenomegravene de conscience lrsquoaction externe de la volonteacute consiste drsquoabord dans
lrsquoaperception drsquoune repreacutesentation de mouvement raquo Agrave ce titre voir FP 1881 11 (131) (KSA 9 p 489) 510
WUNDT Ibid II p 444
152
Cette reacuteification apparente de la volonteacute permet donc agrave la psychologie physiologique de Wundt
de relier les pheacutenomegravenes observables et imputables au systegraveme nerveux agrave la reacutealiteacute interne de la
conscience Mais ces analyses deacutepassent la simple description des processus internes et leurs
expressions externes puisque sa reconstruction speacuteculative des processus internes nous ramegravene
droit agrave la volonteacute en tant que la coordination ordonnatrice drsquoune pluraliteacute subordonneacutee
Puisqursquoelle relegraveve en apparence de lrsquoensemble du reacuteseau nerveux et nrsquoa par conseacutequent
aucune existence substantielle preacutecise la volonteacute ne peut ecirctre traiteacutee comme organe faculteacute ou
autre preacutedisposition somatique La volonteacute est un complexe impulsif immanent au corps qui
relegraveve drsquoabord des processus physiologiques primaires et ne peut donc laquo eacutemerger de
consideacuterations (Erwaumlgungen) purement intellectuelles raquo sans laquo contradiction
psychologique511 raquo eacutecrit-il dans son Grundriss der Psychologie (1897) Ce qui peut revecirctir
lrsquouniteacute apparente drsquoune action deacutelibeacutereacutee deacutepend en fait drsquoun agencement de mobiles et de
processus primaires drsquoembleacutee subconscients qui se conjuguent de sorte agrave se manifester en tant
que lrsquoapparence drsquoune uniteacute intentionnelle univoque Or sans communauteacute originaire lrsquoinstance
ordonnante de la vie laquo psychique raquo du corps est astreinte de maniegravere primordiale agrave ce que Wundt
nomme le conflit des motifs [Kampf der Motive]512 Indeacutecelable et imperceptible agrave la reacuteflexion
consciente les interactions des mobiles divergents et antagonistes sous-jacents aiguillonnent
involontairement mais de maniegravere deacutecisive et apparemment univoque les activiteacutes volontaires
complexes (Willkuumlrhandlungen) Contrairement aux pulsions simples [Triebhandlungen] qui en
511 Wilhelm WUNDT Grundriss der Psychologie Leipzig Engelmann 1897 p 219 cf p 224
512 Wundt Grundriss loc cit p 226 Lrsquoexpression nrsquoappartient pas agrave Wundt On le retrouve notamment chez
Nietzsche cf Aurore sect 129 (KSA 3 118-120)
153
sont les composantes essentielles les actions volontaires complexes se caracteacuterisent par une
activiteacute seacutelective [Wahlhandlung] agrave partir de laquelle se deacuteploient laquo de mobiles simultaneacutes et
antagonistes raquo un laquo complexe fusionnel de force [zu einer Totalkraft verschmolzenen
Complex]513 raquo Enfin lorsque les conflits particuliers srsquoamenuisent et les mobiles divergents
srsquoaffaiblissent de sorte que lrsquoactiviteacute volontaire devient une simple impulsion agrave une seul action
pulsionnelle [Triebhandlung] les complexes de volonteacutes [Willensvorgaumlnge] se transforment en
proceacutedeacutes purement meacutecaniques514 Il se deacuteveloppe lrsquoapparence drsquoune volonteacute agissant comme
une instance coordinatrice responsable de lrsquoorganisation des actions volontaires Si ce qursquoon
nomme la volonteacute est immanent au systegraveme nerveux et habite mecircme les eacuteleacutements et processus
primaires du corps la structure ostensible drsquoune volonteacute consciente elle relegraveve drsquoune
organisation agonistique des parties de lrsquoorganisme qui agit comme pulsion
5 Organisation pulsionnelle
Alors que la psychologie physiologique de Wundt avait distinctement multiplieacute les
foyers de lrsquoaction volontaire pour reconduire lrsquouniteacute formelle drsquoune volonteacute incarneacutee agrave
lrsquoarticulation de la fonctionnaliteacute physiologique locale lrsquoauteur de La lutte des parties dans
lrsquoorganisme fonda ses analyses sur lrsquoabsence drsquoune telle uniteacute premiegravere et fit ressortir le
caractegravere syntheacutetique de lrsquoautostructuration de lrsquoindividualiteacute organique Agrave Nietzsche donc drsquoen
faire la synthegravese
laquo En nous guidant sur le corps nous pouvons reconnaicirctre en lrsquohomme une multipliciteacute
drsquoecirctres animeacutes qui drsquoune part se combattent mutuellement drsquoautre part ordonneacutes et
513 Wundt Grundriss p 221
514 Wundt Grundriss p 226-227
154
subordonneacutes comme ils sont entre eux font sans le vouloir de lrsquoaffirmation de leur ecirctre
une affirmation aussi de lrsquoensemble Parmi ces ecirctres vivants il en est qui sont dominants
plutocirct qursquoobeacuteissants et il y a de nouveau en eux combat et victoire La totaliteacute qui
constitue lrsquohomme a toutes les proprieacuteteacutes de lrsquoorganique qui pour une part nous
demeurent inconscientes [unbewuβt] et pour une part deviennent conscientes sous forme
de pulsions [Trieben]515 raquo
Mais si Nietzsche se reacuteclame ainsi du raisonnement rouxien il ne srsquoen tient pas agrave la simple
constatation de la structure agonistique de lrsquoorganisme Par un emprunt agrave la nouvelle
psychologie de Wundt il en vient agrave comprendre les parties de lrsquoorganisme comme pulsions
laquo De mecircme que physiologiquement chaque cellule en jouxte une autre de mecircme les
pulsions [Trieb] sont cocircte agrave cocircte La repreacutesentation la plus geacuteneacuterale de notre ecirctre est celle
drsquoune communauteacute sociale de pulsions animeacutees drsquoune rivaliteacute continuelle formant entre
elles des alliances particuliegraveres516 raquo
Le tournant physiologique de la penseacutee nietzscheacuteenne reprend et geacuteneacuteralise lrsquoessentiel
de la position de Roux en interpreacutetant non seulement les parties (Theile) elles-mecircmes comme
pulsions mais eacutegalement leur organisation en uniteacutes drsquoordre supeacuterieur laquo Les pulsions [Trieb]
sont des organes supeacuterieurs au sens ougrave je lrsquoentends action sensations et dispositions affectives
entremecircleacutees srsquoorganisant se nourrissant517 raquo En reconduisant ainsi la composante organique
(moleacutecule cellule tissu ou organe) agrave sa pulsionnaliteacute originaire Nietzsche procegravede non
seulement agrave une simplification terminologique il deacuteplace du coup le sens premier de la notion
de corps Ni machine ni assemblage heacuteteacuteronome laquo le corps est une grande raison une multitude
unanime un eacutetat de paix et de guerre un troupeau et son berger518 raquo La pulsion ne peut se
515 FP 1884 27 [27] (KSA 11 p 282)
516 FP 1883 7 [94] (KSA 10 p 274)
517 FP 1883 7 [98] (KSA 10 p 275)
518 Ainsi parlait Zarathoustra I laquo Les contempteurs du corps raquo p 72 (KSA 4 p 37) Canguilem
155
rapporter uniquement aux objectivations anatomiques car avant de permettre une description
de lrsquoeacutemergence des structures complexes drsquoapparences agrave partir drsquoune agonistique interne la
pulsion rend compte de lrsquoexpression de la corporeacuteiteacute elle-mecircme La lutte des parties tout comme
la lutte des motifs chez Wundt drsquoailleurs ne constitue pas le processus organique originaire
mais plutocirct la manifestation de tendances plus fondamentales
laquo Aussi loin que lrsquoon puisse pousser la connaissance de soi rien pourtant ne peut ecirctre
plus incomplet que son image de lrsquoensemble des pulsions qui constituent son ecirctre [hellip]
[N]os pulsions ne font [hellip] rien drsquoautre qursquointerpreacuteter les excitations nerveuses et leur
fixer des ldquocausesrdquo adapteacutees agrave leurs propres besoins [hellip] nos appreacuteciations et nos
jugements de valeur moraux ne sont eacutegalement que des images [Bilder] et des variations
fantaisistes sur un processus physiologique qui nous est inconnu une sorte de langage
convenu [angewoumlhnter Sprache] pour deacutesigner certaines excitations nerveuses [hellip] toute
notre preacutetendue conscience nrsquoest que le commentaire plus ou moins fantaisiste drsquoun texte
inconnu peut-ecirctre inconnaissable et seulement ressenti519 raquo
La pulsion nrsquoest donc pas une interpreacutetation meacutetaphorique de processus physiologiques
mais lrsquoinverse la physiologie fait emprunt aux notions psychologiques laquo Chaque pulsion est
un certain besoin de domination chacun possegravede sa perspective qursquoil voudrait imposer comme
norme agrave toutes les autres pulsions520 raquo Comme une cellule qui reacutepond agrave une stimulation par une
surcompensation sous lrsquolaquo intentionnaliteacute raquo pulsionnelle se terre une tension profonde qui ne
cherche qursquoagrave se deacutecharger521 agrave srsquoexprimer la pulsion laquo assimile ce qursquoil y a de plus proche le
transforme en sa proprieacuteteacute522 raquo Mais cette subordination tient drsquoabord au deacutesir drsquoimposer son
eacutevaluation de commander crsquoest-agrave-dire laquo une chose excluant les autres en vue conviction intime
519 Aurore sect 119 (KSA 3 p 111-113)
520 FP 1887 7 [60] (KSA 12 p 315)
521 Cf FP 1884 26 [277] (KSA 11 p 222) 1885 2 [63] (KSA 12 p 89) Par-delagrave bien et mal sect 13 (KSA 5 p
27-28) 522
FP 1881 11 [134] (KSA 3 p 491)
156
de sa supeacuterioriteacute certitude drsquoecirctre obeacutei523 raquo et non agrave la force elle-mecircme car laquo dominer crsquoest
supporter le contrepoids de la force plus faible crsquoest donc une sorte de continuation de la lutte
Obeacuteir est aussi une lutte pour autant qursquoil reste de la force capable de reacutesister524 raquo La maicirctrise
interpreacutetative525 successive des pulsions srsquoexprime ainsi comme la reacuteciprociteacute hieacuterarchique dans
laquelle laquo les asservis ont agrave leur tour leurs propres asservis526 raquo
laquo Ce qui se subordonne se meacutetamorphose en fonction et renonce presque totalement agrave
nombre de forces originelles et de liberteacutes premiegraveres et continue agrave vivre ainsi ―
lrsquoesclavage est neacutecessaire agrave la formation des organismes supeacuterieurs de mecircme celle des
castes527 raquo
Crsquoest dire que vivre signifie appreacutecier528 chaque pulsion se rapporte agrave sa voisine et partant au
reste du corps en tant qursquoeacutevaluation interpreacutetation La tension inheacuterente agrave la pulsion
composerait son sens premier laquo Toute ldquopulsionrdquo est pulsion de ldquoquelque chose de bonrdquo drsquoun
point de vue ou drsquoun autre il y a un jugement de valeur en cela et crsquoest pour cette seule raison
qursquoil est passeacute dans la vie du corps Toute pulsion a eacuteteacute entretenue comme une condition
drsquoexistence valant pour un certain temps529 raquo Comme chez Roux lrsquoassignation de fonction se
fait par subordination qui se ramifie dans le corps tout entier laquo La fonction [hellip] est neacutee [hellip]
dans la lutte avec des forces encore plus faibles La fonction se conserve elle-mecircme par la
contrainte et la souveraineteacute qursquoelle exerce sur des fonctions encore plus basses530 raquo
523 FP 1884 25 [436] (KSA 11 p 127)
524 FP 1884 26 [276] (KSA 11 p 222)
525 Cf 1885-1886 2 [148] (KSA 12 p 140)
526 FP 1881 11 [134] (KSA 9 p 491)
527 FP 1881 11 [134] (KSA 9 p 491)
528 FP 1884 25 [433] (KSA 11 p 127)
529 FP 1884 26 [72] (KSA 11 p 167)
530 FP 1881 11 [284] (KSA 9 p 550)
157
laquo Avant qursquoun connaicirctre [Erkennen] soit possible il faut que chacune de ces pulsions ait
drsquoabord exprimeacute son point de vue partial sur la chose ou sur lrsquoeacuteveacutenement ensuite est
apparue la lutte de ces partialiteacutes [Einseitigkeiten] et agrave partir de celle-ci parfois un
moyen terme un apaisement un assentiment conceacutedeacute agrave lrsquoensemble des trois parties une
espegravece de justice et de contrat car gracircce agrave la justice et au contrat toutes ces pulsions
peuvent srsquoaffirmer dans lrsquoexistence et srsquoimposer mutuellement leur point de vue Nous
qui ne prenons conscience que des scegravenes ultimes de reacuteconciliation et de la liquidation
finale de ce long processus nous pensons pour cette raison qursquointelligere est quelque
chose qui reacuteconcilie quelque chose de juste de bon quelque chose drsquoessentiellement
opposeacute aux pulsions alors que crsquoest seulement un certain rapport mutuel des
pulsions531 raquo
On ne peut donc parler de la pulsion en soi Elle nrsquoexiste qursquoen relation avec drsquoautres et
ne peut avoir drsquoexistence indeacutependamment de son intentionnaliteacute de ce vers quoi elle est
tendue532 En ce sens la pulsion nrsquoest ni lrsquoeacutequivalent drsquoune simple force psychologique ou
physiologique ni le terme ultime drsquoune analyse reacutegressive et anatomique De mecircme que Ribot
et Wundt avaient compris la volonteacute et le vouloir comme un principe drsquoorganisation diffus et
incorporeacute Nietzsche agrave la diffeacuterence de Roux et de Wundt interpreacutetait lrsquoexpression
fonctionnelle des parties comme laquo lrsquoautostructuration fonctionnelle des rapports de force les
plus approprieacutes533 raquo Lrsquoabsence de principe signifie agrave la fois que laquo le caractegravere de machine
[Maschinen-Charakter] est absolument absent dans tout organisme534 raquo et que laquo la
centralisation nrsquoest pas du tout aussi parfaite que la raison le preacutesume535 raquo La coordination
hieacuterarchique qui se manifeste dans lrsquoindividualiteacute drsquoun corps relegraveve drsquoabord drsquoune tension
531 Le gai savoir sect 333 (KSA 3 p 559)
532 Didier Franck deacutefinit la pulsion ainsi laquo une pousseacutee vers quelque chose une force ordonneacutee et subordonneacutee agrave
un terme qursquoelle vise raquo (Didier FRANCK Nietzsche et lrsquoombre de Dieu Paris PUF 1998 p 200) 533
FP 1883 7 [190] (KSA 10 p 303) 534
FP 1884 25 [426] (KSA 11 p 124) 535
FP 1881 11 [132] (KSA 9 p 490)
158
inheacuterente au laquo rapport mutuel raquo de pulsions et ne se manifeste qursquoen apparence comme la
reacuteconciliation momentaneacutee des intentions pulsionnelles
Lrsquoessentiel de lrsquointerpreacutetation pulsionnelle du corps tient donc non seulement agrave
lrsquoextension de lrsquoactiviteacute agonistique des parties de lrsquoorganisme aux composantes immateacuterielles
pulsionnelles mais agrave la reconnaissance de lrsquoautostructuration hieacuterarchique qui point dans
lrsquoaction originaire de la pulsion laquo [C]e qui voudrait dire preacutecise Nietzsche que le
deacuteveloppement de lrsquoorganique nrsquoest pas directement lieacute agrave la nutrition mais au pouvoir de
commander et de controcircler la nutrition est seulement un reacutesultat536 raquo Philosopher agrave lrsquoaide du
corps vivant signifie donc dans un premier temps rendre compte de son inheacuterente activiteacute
inconsciente et preacuteconceptuelle par laquelle les composants eacuteleacutementaires et mateacuteriels sont relieacutes
entre eux et en viennent agrave former lrsquoactiviteacute drsquoordre supeacuterieur (instinct volonteacute jugement)
laquo La splendide coheacutesion des vivants les plus multiples la faccedilon dont les activiteacutes
supeacuterieures et infeacuterieures srsquoajustent et srsquointegravegrent les unes aux autres cette obeacuteissance
multiforme non pas aveugle bien moins encore meacutecanique mais critique [waumlhlender]
prudente [kluger] soigneuse [ruumlcksichtsvoller] voire rebelle [widerstrebender] ― tout
ce pheacutenomegravene du ldquocorpsrdquo est au point de vue intellectuel aussi supeacuterieur agrave notre
conscience [hellip] que lrsquoalgegravebre est supeacuterieure agrave la table des multiplications537 raquo
Tout comme les cellules se regroupent pour former des tissus et les tissus des organes la pulsion
srsquoeacutetend au-delagrave de la matiegravere organique elle-mecircme et se ramifie en affects laquo Sur la base des
pulsions [Trieb] se forment des organes supeacuterieurs et ces organes luttent entre eux pour leur
subsistance les excitations [hellip] Les parties du corps lieacutees teacuteleacutegraphiquement ― crsquoest-agrave-dire
536 FP 1884 26 [272] (KSA 11 p 221)
537 FP 1885 37 [4] (KSA 11 p 577)
159
pulsions538 raquo La pulsion deacutemateacuterialise les parties (Theile) analyseacutees par Roux et permet un
rapprochement fertile agrave partir de leur sens eacuteleacutementaire avec lrsquoincorporation des processus
psychologiques telle qursquoelle figure dans les travaux et les eacutecrits de Wundt et Ribot
Mais si le corps pulsionnel prend place graduellement dans la philosophie nietzscheacuteenne
comme laquo factum ldquoen soirdquo539 raquo la pulsion nrsquointroduit pas pour autant une laquo monadologie
pulsionnelle540 raquo La pulsion nrsquoagit pas comme un fondement au monde car son explication
renvoie drsquoembleacutee agrave la non-identiteacute de celui-ci mais aussi agrave son caractegravere fonciegraverement
interpreacutetatif Pour ces raisons nous proceacutederons dans les deux prochains chapitres agrave lrsquoanalyse
de la non-identiteacute qui se manifeste par la pulsion et agrave lrsquointerpreacutetation essentielle agrave toute pulsion
538 FP 1883 7 [211] (KSA 10 p 308)
539 FP 1887 7 [60] (KSA 12 p 315)
540 Cf Patrick WOTLING laquo Le sens de la notion de pulsion chez Nietzsche ldquoUne faciliteacute que lrsquoon se donnerdquo raquo La
pulsion dir Jean-Christophe Goddard Paris Vrin 2006 p 96-97 laquo On deacutepasse en quelque sorte la logique de la
combinaison atomique ou la reacuteflexion en termes drsquoeacuteleacutements dont la combinatoire reacutegleacutee permettrait la saisie
objective de la reacutealiteacute [hellip] Il en reacutesulte que la reacuteflexion philosophique nrsquoest pas la traduction consciente drsquoune
combinatoire inconsciente qui constituerait la trame objective de la reacutealiteacute raquo
― Chapitre 5 ―
LA PULSION EacutePIGEacuteNEacuteTIQUE
1 La pulsion en tant que volonteacute de puissance
Nous avons esquiveacute jusqursquoagrave preacutesent la question de la nature de la succession des
eacuteveacutenements historiques et deacutelaisseacute la question de lrsquointerrelation des faits pour mieux cerner
lrsquoeacuteleacutement laquo historique raquo Pour importante qursquoelle puisse ecirctre pour la science historique la suite
des eacuteveacutenements qui composent la repreacutesentation historique nrsquoappartient pas seulement au
domaine de la reacuteflexion historiographique seule mais relegraveve eacutegalement drsquoune reacuteflexion
philosophique plus fondamentale Puisque nous ne pouvons concevoir une succession historique
autrement que comme une suite drsquoideacutees ou de repreacutesentations srsquoenchaicircnant sans deacuteterminations
externes lrsquoexamen de la nature de la preacutesentification historique renvoie donc agrave la repreacutesentation
en tant que telle Mais apregraves avoir repousseacute lrsquohypothegravese drsquoune Histoire et drsquoun laquo monde en-soi raquo
au profit du fil conducteur du corps pulsionnel le renvoi au caractegravere repreacutesentatif du reacutecit
historique doit se faire suivant ce nouveau fil drsquoAriane et donc agrave la lumiegravere de la mise agrave lrsquoeacutecart
de lrsquointerpreacutetation moderne du sujet en tant qursquoune instance unique et identique qui srsquooffre
comme fondement certain et ineacutebranlable agrave la reacuteflexion philosophique
laquo Ce qui me seacutepare le plus radicalement des meacutetaphysiciens crsquoest que je ne leur concegravede
pas que le ldquomoirdquo est ce qui pense bien plutocirct je considegravere le moi lui-mecircme comme une
construction de la penseacutee [hellip] gracircce agrave laquelle une espegravece de permanence par
conseacutequent de ldquocognoscibiliteacuterdquo se trouve implanteacutee541 raquo
541 FP 1885 35 [35] (KSA 11 p 526)
161
Au troisiegraveme chapitre nous avons compris la suspension du laquo monde en soi raquo entameacutee
dans Humain trop humain sous lrsquoinfluence notable du scepticisme de Montaigne comme la
neutralisation de la penseacutee meacutetaphysique sans toutefois preacutetendre agrave sa reacutefutation par Nietzsche
ni la deacutemontrer Cette critique des notions fondamentales de la meacutetaphysique ne se reacutesume pas
agrave la reacuteduction de lrsquoefficaciteacute de lrsquoideacutee drsquoun inconditionnel suprasensible agrave sa veacuteritable
constitution laquo humaine trop humaine raquo car ceacutedant sa place agrave une philosophie historique le
regard philosophique se transforme par lagrave pour retrouver les laquo choses les plus proches raquo les
objets immanents agrave la fataliteacute ineacutebranlable de notre facticiteacute mondaine Loin de marquer le deacutebut
drsquoune philosophie reacutesolument geacuteneacutetique voire geacuteneacutealogique ce retour agrave notre mondaniteacute
immeacutediate traduit surtout le sens de la nouvelle orientation philosophique de Nietzsche En
proceacutedant deacutesormais selon le fil conducteur du corps Nietzsche srsquoefforce en effet de saisir la
multipliciteacute indiciblement complexe et deacutepourvue drsquoune identiteacute stable qui srsquooffre agrave nous dans
lrsquoimmeacutediateteacute de lrsquoinstant dont lrsquoimportance philosophique avait deacutejagrave eacuteteacute preacutefigureacutee dans sa
deuxiegraveme Consideacuteration intempestive Cette multipliciteacute incalculable et deacutepouilleacutee de tout
caractegravere essentiel se manifeste deacutesormais comme pulsion crsquoest-agrave-dire comme une tension ou
une propension dirigeacutee vers une chose agrave laquelle elle est ordonneacutee et subordonneacutee Mais la
deacutecouverte de cette inteacuterioriteacute pulsionnelle conduit droit agrave une difficulteacute de taille en eacutecartant
lrsquoideacutee de la reacutealiteacute suprasensible qui se rend preacutesente comme laquo monde en soi raquo Nietzsche est
degraves lors confronteacute agrave lrsquoexistence drsquoune acircme ou drsquoun esprit transcendantal fondement et sujet
ineacutebranlable de toute repreacutesentation laquo Je re-preacutesente donc il y a un ldquoecirctrerdquo cogito ergo est ―
162
Que moi je sois cet ecirctre qui repreacutesente que le repreacutesenter soit une activiteacute du moi cela nrsquoest plus
certain pas plus que ne lrsquoest tout ce que je repreacutesente542 raquo
Alors que la reacutealiteacute du repreacutesenter [Vorstellen] est indubitable celle drsquoune instance
responsable des repreacutesentations nrsquoest toutefois pas sans problegraveme Puisque nous ne pouvons
passer au-delagrave du repreacutesenter pour connaicirctre lrsquoecirctre insaisissable et inconnaissable qui en serait
laquo lrsquoorigine raquo et lrsquoobjet ― crsquoest-agrave-dire le laquo monde en-soi raquo ― nous ne pouvons preacutetendre
deacutecouvrir les laquo preacutedicats de lrsquoexistant543 raquo autrement que par une analyse de laquo lrsquoecirctre qui
repreacutesente raquo le sujet connaissant Mais cet ecirctre laquo qui repreacutesente raquo sujet preacutesumeacute de la
repreacutesentation ne srsquoaccorde toutefois pas avec le repreacutesenter en tant que tel poursuit Nietzsche
laquo Il est clair en soi que le repreacutesenter [Vorstellen] nrsquoest rien qui repose sur soi rien
drsquoimmuable identique agrave soi-mecircme donc lrsquoecirctre le seul qui nous soit garanti est
changeant non-identique-agrave-lui-mecircme il est relatif (conditionneacute il faut que le penser ait
un contenu pour ecirctre une penseacutee) ― Voilagrave la certitude fondamentale au sujet de
lrsquoecirctre544 raquo
Lrsquoessence putative des choses donneacutees par la repreacutesentation et agrave partir desquelles on pourrait
remonter aux choses-mecircmes serait donc laquo une affabulation de lrsquoecirctre qui se repreacutesente les
choses sans laquelle il ne saurait rien se repreacutesenter545 raquo et qui laquo croit agrave la persistance 1) drsquoun
moi 2) drsquoun contenu546 raquo Crsquoest dire que notre repreacutesentation de lrsquoecirctre dans son ensemble ne peut
srsquoaccorder avec lrsquoecirctre lui-mecircme autrement dit en tant que le fondement de toute perception et
donc de toute repreacutesentation le corps nrsquooffre agrave voir que le reacutesultat drsquoune activiteacute interpreacutetative
542 FP 1881 11 [330] (KSA 9 p 569)
543 FP 1881 11 [330] (KSA 9 p 569)
544 FP 1881 11 [330] (KSA 9 p 570)
545 FP 1881 11 [329] (KSA 9 p 569)
546 FP 1881 11 [330] (KSA 9 p 569-570)
163
irreacuteductible agrave sa combinatoire pulsionnelle Et puisqursquolaquo une connaissance de ce qui est
totalement fluide est impossible547 raquo nous devons renoncer non seulement agrave une connaissance
de lrsquoecirctre mais eacutegalement agrave celle de notre flux des repreacutesentations En outre si une laquo analytique
transcendantale raquo et une ontologie fondamentale sont drsquoembleacutee impossibles une repreacutesentation
du repreacutesenter (Vorstellen) lui-mecircme demeure pareillement hors drsquoatteinte car cela signifierait
se faire une repreacutesentation drsquoun ecirctre changeant relatif conditionneacute et donc non identique Par
conseacutequent laquo la penseacutee serait impossible si elle ne meacuteconnaissait fonciegraverement lrsquoessence de
lrsquoesse548 raquo conclut Nietzsche Comprendre lrsquoecirctre de la repreacutesentation saisir le repreacutesenter agrave
partir de lui-mecircme eacutequivaut non pas agrave simplement deacuteconstruire une simple laquo croyance
erroneacutee549 raquo mais agrave reconnaicirctre lrsquointeacuterioriteacute primordiale et constitutive de notre repreacutesentation
laquo Nous ne pouvons contourner notre angle du regard550 raquo eacutecrit-il dans Le gai savoir une
connaissance du monde de notre monde laquo consiste donc en tout eacutetat de cause agrave deacuteterminer
deacutefinir rendre conscientes des conditions (NON agrave sonder des essences des choses des ldquoen-
soirdquo)551 raquo
La reconnaissance de lrsquoimmanence du laquo pouvoir creacuteateur552 raquo qui deacutetermine laquo pour
chacun son ldquomonde exteacuterieurrdquo553 raquo et donc ce que lrsquoon nomme communeacutement les proprieacuteteacutes de
547 FP 1881 11 [330] (KSA 9 p 570)
548 FP 1881 11 [330] (KSA 9 p 570)
549 FP 1881 11 [329] (KSA 9 p 569)
550 Le gai savoir sect 374 (KSA 3 p 626)
551 FP 1885-1886 2 [154] (KSA 12 p 142)
552 FP 1885 34 [247] (KSA 11 p 503)
553 FP 1885 34 [247] (KSA 11 p 503)
164
lrsquoecirctre554 introduit drsquoembleacutee les traits essentiels de ce que Nietzsche nomme la volonteacute de
puissance555 Notoire et drsquoune renommeacutee contrasteacutee sinon controverseacutee ce philosophegraveme
demeure cependant incontournable laquo Ce monde eacutecrit Nietzsche crsquoest le monde de la volonteacute
de puissance ― et nul autre Et vous-mecircmes vous ecirctes aussi cette volonteacute de puissance ― et
rien drsquoautre556 raquo Cette notion qui prend lrsquoallure drsquoune laquo penseacutee unique557 raquo selon certains
suggegravere de prime abord la totalisation du tout et le retour non sans deacutesenchantement pour nous
agrave une forme de philosophie deacutesuegravete qui srsquoen tiendrait agrave affirmer que laquo lrsquoessence la plus intime
de lrsquoecirctre est volonteacute de puissance558 raquo Mais si quelques passages notables se precirctent
effectivement agrave une telle interpreacutetation Nietzsche semble neacuteanmoins avoir anticipeacute cette
caracteacuterisation lorsqursquoil eacutecrit en 1888 laquo ― la volonteacute de puissance non pas un ecirctre non un
devenir mais un pathos est le fait le plus eacuteleacutementaire559 raquo La volonteacute de puissance nrsquoest pas la
554 FP 1881 11 [329] (KSA 9 p 569)
555 Dans son commentaire des passages que nous venons de preacutesenter Didier Franck eacutecrit laquo Consideacutereacutee dans son
incessant changement au sens verbal la repreacutesentation nrsquoest autre que la relation drsquoune force agrave une autre et par
conseacutequent un moment constitutif de la volonteacute de puissance ou de la vie elle-mecircme Ainsi compris le repreacutesenter
dont le sens se confond pour une part avec celui de la preacuteposition dans lrsquoexpression laquo volonteacute de puissance raquo ne
cesse de changer et nrsquoimplique ni sujet ni objet raquo Didier FRANCK Nietzsche et lrsquoombre de Dieu Paris PUF 1998
p 340 556
FP 1885 38 [12] (KSA 11 p 611) 557
Cf Martin HEIDEGGER Nietzsche trad Pierre Klossowski Paris Gallimard vol 1 p 370 laquo laquo La ldquoVolonteacute de
puissancerdquo deacutecrit le caractegravere fondamental de lrsquoeacutetant chaque eacutetant est pour autant qursquoil est Volonteacute de puissance
Par lagrave il se trouve eacutenonceacute quel caractegravere a lrsquoeacutetant en tant qursquoeacutetant raquo (HEIDEGGER Nietzsche trad Pierre Klossowski
Paris Gallimard 1971 vol 1 p 25) Nous citons Heidegger ici non pas pour commenter ou critiquer son
interpreacutetation mais en reconnaissance de la puissante coheacuterence de ce qursquoil appelle la laquo meacutetaphysique de
Nietzsche raquo dont il est le chantre aussi ineacutegaleacute qursquoincontournable Nous souhaitons toutefois esquiver le deacutebat
autour du statut meacutetaphysique de la volonteacute de puissance afin de saisir la chose mecircme telle qursquoelle apparaicirct et se
manifeste dans le texte nietzscheacuteen Nous renvoyons le lecteur agrave lrsquoouvrage de Didier FRANCK Nietzsche et lrsquoombre
de Dieu qui propose une lecture attentive du texte de Nietzsche agrave la lumiegravere de la penseacutee heideggeacuterienne que peu
drsquoauteurs ont su eacutegaler (voir notamment lrsquointroduction p 5-52) 558
FP 1888 14 [80] (KSA 13 p 260) 559
FP 1888 14 [79] (KSA 13 p 259)
165
deacutesignation exclusive de la reacutealiteacute de lrsquoeacutetant mais le nom intime de lrsquoaffectiviteacute pulsionnelle
primordiale Nous proceacutederons donc dans ce qui suit agrave lrsquoexplicitation de lrsquointerpreacutetation
nietzscheacuteenne de la pulsion comme volonteacute de puissance
Le philosophegraveme se preacutecise si on le pense selon la manifestation premiegravere du monde
comme un continuum chaotique560 car mettre en parallegravele le fait que laquo ce monde crsquoest le monde
de la volonteacute de puissance ― et nul autre raquo et que le laquo caractegravere geacuteneacuteral du monde raquo est une
laquo absence drsquoordre drsquoarticulation de forme561 raquo revient agrave reconnaicirctre que la volonteacute de
puissance renforce le pyrrhonisme de Nietzsche et ouvre accegraves au laquo monde vu du dedans562 raquo
laquo Lrsquoapparence [Schein] au sens ougrave je lrsquoentends est la veacuteritable et lrsquounique reacutealiteacute des
choses [hellip] Je ne pose donc pas lrsquoldquoapparencerdquo en opposition agrave la ldquoreacutealiteacuterdquo au contraire
je considegravere que lrsquoapparence crsquoest la reacutealiteacute celle qui reacutesiste agrave toute transformation en
un imaginaire ldquomonde-vrairdquo Un nom preacutecis pour cette reacutealiteacute serait ldquola volonteacute de
puissancerdquo ainsi deacutesigneacutee drsquoapregraves sa structure interne et non agrave partir de sa nature
proteacuteiforme insaisissable et fluide563 raquo
Ce renforcement du pheacutenomeacutenalisme nietzscheacuteen sous lrsquoappellation laquo volonteacute de puissance raquo
nous megravene au-delagrave drsquoune simple suspension de lrsquoopposition du monde ideacuteel et du monde
sensible564 Car comme le rappelle Nietzsche dans un passage ceacutelegravebre du Creacutepuscule des idoles
si laquo nous avons supprimeacute le vrai monde quel monde reste-t-il Lrsquoapparent peut-ecirctre Mais
non Avec le vrai monde nous avons supprimeacute aussi le monde apparent565 raquo Comprendre la
560 Cf Le gai savoir sect 109
561 Le gai savoir sect 109 (KSA 3 p 468)
562 Par-delagrave bien et mal sect 36 (KSA 5 p 55)
563 FP 1885 40 [53] (KSA 11 p 654) Cf FP 1885 40[20] (KSA 11 p 637-638)
564 Cf Chapitre 3
565 Creacutepuscule des idoles laquo comment le ldquovrai monderdquo finit par tourner agrave la fable raquo sect 6 (KSA 6 p 81)
166
pulsion comme volonteacute de puissance signifie donc aborder les choses comme elles se montrent
sans toutefois espeacuterer y trouver le fondement deacutefinitif
laquo Ne serait-il pas assez vraisemblable [hellip] que ce que lrsquoon parvient agrave attraper en premier
lieu soit preacuteciseacutement ce que lrsquoexistence a de plus superficiel et de plus exteacuterieur ― ce
qursquoelle a de plus apparent sa peau et sa mateacuterialisation Peut-ecirctre est-ce la seule chose
que lrsquoon puisse attraper566 raquo
Apregraves la reacuteduction du monde externe agrave une pure repreacutesentation laquo humaine trop
humaine raquo ― crsquoest-agrave-dire la constatation de lrsquohumanisation fonciegravere de toute compreacutehension du
monde ― il ne reste qursquoune laquo inteacuterioriteacute raquo une reacutealiteacute pulsionnelle circonscrite par le flux
sensible et qui est la condition primordiale de toute manifestation preacutesentificatrice En
interpreacutetant le corps pulsionnel par le truchement de la volonteacute de puissance nous proceacutederons
dans ce qui suit agrave une compreacutehension de lrsquoexteacuterioriteacute comme un pathos une deacutetermination de
la reacutealiteacute laquo subjective raquo inteacuterieure poseacutee agrave partir drsquoelle-mecircme de sorte agrave en renouveler
immeacutediatement lrsquoidentiteacute La volonteacute de puissance serait en ce sens et comme le rappelle un
des sous-titres proposeacutes agrave lrsquoouvrage eacuteponyme laquo lrsquoesquisse drsquoune nouvelle interpreacutetation de tout
eacuteveacutenement raquo567 crsquoest-agrave-dire la tentative (Versuch) de deacutecrire lrsquoarticulation du processus de la
566 Le gai savoir sect 373 (KSA 3 p 626) Cf Patrick WOTLING Nietzsche et le problegraveme de la civilisation Paris
PUF 1995 p 57 567
FP 1885 39 [1] (KSA 11 p 617) laquo Versuch einer Auslegung alles Geschehens raquo Il srsquoagit en veacuteriteacute du premier
titre de lrsquoouvrage projeteacute cf 1885 40 [2] (KSA 11 p 627) 1885 40 [50] (KSA 11 p 653) 1885 1 [35] (KSA
12 p 19) Dans la note 1885 2 [73] (KSA 12 p 94) il utilise lrsquoexpression laquo Welt-Auslegung raquo pour lrsquounique fois
Il emploie ensuite lrsquoexpression laquo Versuch einer Umwerthung aller Werth raquo agrave partir de FP 1885 2 [100] (KSA 12
p 109) et jusqursquoagrave la fin 1888 cf 1886 5 [75] (KSA 12 p 218) 1887 9 [164] (KSA 12 p 432) 1887-1888 11
[411][414] (KSA 13 p 190 192) De la geacuteneacutealogie de la morale III sect 27 (KSA 5 p 409) FP 1888 14
[78][136][156] (KSA 13 p 257 320 et 340) 1888 15 [100] (KSA 13 p 466) 1888 16 [86] (KSA 13 p 515)
et 1888 18 [17] (KSA 13 p 537)
167
repreacutesentation agrave partir de lrsquointeacuterioriteacute creacuteatrice immanente au mouvement propre de la
succession des eacuteveacutenements eux-mecircmes et ce sans recours agrave une cause externe568
2 La puissance
Si Nietzsche interpregravete la pulsion drsquoabord comme volonteacute de puissance on ne peut du
reste en comprendre le sens uniquement par une description de la volonteacute seule car il ne srsquoagit
pas drsquoune volonteacute eacutepureacutee ou de la forme geacuteneacuterale du vouloir lui-mecircme mais de la volonteacute de
puissance En effet la nature de la pulsion telle que Nietzsche nous la fait voir se preacutesente agrave
nous drsquoabord au greacute de son interpreacutetation tacite et sous-jacente du concept de puissance
(Macht) La pulsionnaliteacute que lrsquoon deacutecouvre au greacute drsquoune description des processus
physiologiques comme celle du chapitre dernier ne se limite pas agrave un laquo deacutesir raquo de vaincre inscrit
agrave mecircme les plus simples formes organiques La signification de la pulsion ne peut ecirctre reacuteduite agrave
celle du vouloir de la volonteacute de puissance ― crsquoest-agrave-dire agrave une intention directrice agrave la faveur
de laquelle une chose est voulue en tant qursquoobjet ― car la puissance nrsquoest pas le but ou la
finaliteacute de la volonteacute elle est la deacutetermination de sa non-identiteacute En ce sens si la volonteacute de
puissance veut laquo davantage de puissance569 raquo la laquo croissance du sentiment de puissance570 raquo
crsquoest qursquoelle se veut mais autrement Cette orientation ne renvoie donc pas agrave la puissance
comme finaliteacute drsquoun vouloir quelconque mais agrave un deacutesir inseacuteparable de la puissance elle-mecircme
et agrave une forme premiegravere du vouloir en tant que tel La volonteacute veut car elle est puissance En
568 Cf FP 1888 14 [98] (KSA 13 p 274-276)
569 FP 1888 14 [121] (KSA 13 p 300)
570 FP 1888 14 [174] (KSA 13 p 362)
168
tant qursquoeacutemanation de la puissance cette laquo inlassable volonteacute de puissance ou de creacuteation
continuelle ou de meacutetamorphose ou de victoire sur soi-mecircme571 raquo est lrsquoautodiffeacuterentiation
affirmative de la puissance
Cette puissance ne se reacuteduirait donc pas au but ou agrave la finaliteacute de la volonteacute Mais elle
est tout aussi peu lrsquoexercice de la violence ou de la domination En effet la preacuteposition dative
zur deacutenote effectivement la position intentionnelle agrave partir de laquelle la volonteacute de puissance
veut la puissance Cet emploi attributif de la notion de puissance exprime surtout une affectiviteacute
immeacutediate qui informe et deacutetermine les capaciteacutes effectives du vouloir Car si Macht deacutesigne le
deacuteploiement drsquoune capaciteacute ou drsquoune disposition agrave faire ou agrave devenir quelque chose et agrave vaincre
les obstacles qui y sont ratacheacutes lrsquoarticulation et lrsquoexpression de cette puissance relegravevent
toujours deacutejagrave drsquoune deacutetermination de ses capaciteacutes effectives Ecirctre puissant signifie vouloir La
volonteacute de puissance se deacuteploie en outre tout drsquoabord selon les modaliteacutes du deacutesir et avant
celles du besoin ou de la convoitise car sa force effective est aiguillonneacutee premiegraverement par la
recherche drsquoobstacles agrave son vouloir-ecirctre laquo La volonteacute de puissance ne peut se manifester qursquoau
contact de reacutesistances elle recherche ce qui lui reacutesiste572 raquo Mais si laquo lrsquoobstacle est le stimulus
de cette volonteacute de puissance raquo explique Nietzsche non seulement lrsquoobjet exteacuterieur est-il le
reflet drsquoune reacutesistance (Widerstand) qui se laquo persuade qursquoil existe quelque chose agrave quoi ici lrsquoon
reacutesiste573 raquo mais cet objet nrsquoexiste qursquoau regard de laquo ce jeu de reacutesistances et victoires raquo qui
571 FP 1885 35 [60] (KSA 11 p 538)
572 FP 1887 9 [151] (KSA 12 p 424) Cf 1884 26 [275] (KSA 11 p 222) 1887-1888 11 [75] [77] [89] (KSA
13 p 37-38 38 42) 573
FP 1887 9 [91] (KSA 12 p 387)
169
laquo suscite plus fortement que tout ce sentiment de puissance raquo574 Le vouloir de la volonteacute de
puissance nrsquoest donc pas une reacuteaction agrave une perturbation eacutetrangegravere une tentative drsquoassimiler
lrsquoautre au mecircme575 car son deacutesir eacutemane toujours de son sentiment intime drsquoun pathein
En effet son ascendance eacutetymologique rapproche la puissance (Macht) de lrsquoanglais
laquo may raquo ou laquo might raquo et la distingue de la simple capaciteacute opeacuteratoire (laquo can576 raquo) Lrsquoexpression
deacutenote ainsi une permission plutocirct qursquoune veacuteritable capaciteacute ou aptitude Vouloir au sens de la
volonteacute de puissance signifie donc premiegraverement disposer ordonner Elle ne vise pas
simplement lrsquoaugmentation de ses possibiliteacutes drsquoactions de son potentiel effectif Le vouloir de
la volonteacute de puissance ne relegraveve pas de lrsquoexercice du pouvoir seul mais preacutesuppose une licence
une contrainte qui ordonne les possibiliteacutes de son action efficace avant toute deacutetermination de
ses capaciteacutes laquo [S]i autrui nrsquoest qursquoune forme de nos sensations eacutecrit-il alors il en deacutecoule que
la domination nrsquoest qursquoune forme de notre maicirctrise de nous-mecircmes577 raquo Toute position drsquoune
exteacuterioriteacute putative (quelqursquoun ou quelque chose) procegravede drsquoabord drsquoune disposition affective
preacutealable pouvant aiguillonner et deacuteterminer la sensibiliteacute en tant que telle La volonteacute de
puissance est donc une volonteacute de se contraindre ― un agir-sur-soi-mecircme ― et repreacutesente de
574 FP 1888 14 [173] Nietzsche eacutecrit dans LrsquoAnteacutechrist (sect 2 KSA 6 p 170) laquo Qursquoest-ce que le bonheur Le
sentiment que la puissance croicirct qursquoune reacutesistance est en voie drsquoecirctre surmonteacutee raquo 575
Il est vrai cependant que la volonteacute de puissance peut prendre la forme drsquoune force digestive assimilatrice (Cf
Par-delagrave bien et mal sect 230 KSA 5 p 167-170) mais il srsquoagit lagrave drsquoune ramification particuliegravere (la conscience)
neacutee de lrsquoimpuissance qui ne contredit en rien la preacutesente analyse du caractegravere primordial de la volonteacute de puissance 576
Lrsquoanglais distingue rigoureusement may et can Alors que le premier renvoie explicitement agrave une autorisation
(laquo may I go to the washroom raquo) lrsquoautre renvoie agrave une capaciteacute reacuteelle de mener agrave bien une action ou une activiteacute
(laquo I can understand Nietzsche raquo) 577
FP 1883 16 [87] (KSA 10 p 530)
170
ce fait la laquo dimension inteacuterieure578 raquo de la force selon laquelle tout effet prend sa source dans
lrsquoactiviteacute immanente de lrsquoassujettissement contraignant de ses propres possibiliteacutes Crsquoest dire
que lrsquoaction de la volonteacute de puissance la laquo croissance de son sentiment de puissance raquo ―
autrement dit de sa force ― tient avant toute chose agrave la (perpeacutetuelle) diffeacuterenciation relative
de ses possibiliteacutes agrave la multiplication des perspectives et agrave lrsquoaugmentation des reacutesistances
concomitantes
Loin drsquoecirctre une thegravese sur la nature de la force ou une ontologie formelle la volonteacute de
puissance exprime lrsquoultime pheacutenomeacutenalisme nietzscheacuteen en nous portant au cœur de la reacutealiteacute
de la vie pulsionnelle Lrsquoinscription drsquoune ineacutegaliteacute constitutive agrave la faveur de laquelle apparaicirct
quelque chose nous megravene au sein drsquoune intimiteacute primordiale drsquoougrave eacutemerge tout sens Si laquo la
quantiteacute de puissance deacutetermine quel ecirctre a lrsquoautre quantiteacute de puissance sous quelle forme
avec quelle violence et neacutecessiteacute il agit et reacutesiste579 raquo lrsquoopposition de la chose en soi et du
pheacutenomegravene est reacuteduite agrave une diffeacuterence de puissance qui se manifeste comme pulsion ce qui
vient confirmer que ni la reacutealiteacute du monde en soi ni celle du sujet ne pourraient offrir une
fondation ineacutebranlable De son pouvoir de contraindre et drsquoordonner ses propres possibiliteacutes la
volonteacute de puissance devient lrsquounique source et le seul lieu drsquoougrave peut surgir quelque chose
comme un sens une signification Autrement dit concevoir la pulsion comme une diffeacuterence
578 FP 1885 36 [31] (KSA 11 p 563) Dans un passage eacuteclairant Gilles Deleuze marque la diffeacuterence entre la
force et la volonteacute par le fait que laquo la force est ce qui peut la volonteacute de puissance est ce qui veut raquo (Gilles
DELEUZE Nietzsche et la philosophie Paris PUF 1962 p 57) 579
FP 1888 14 [93] (KSA 13 p 271)
171
de puissance comme volonteacute de puissance en fait le vecteur primordial du perspectivisme
nietzscheacuteen
3 laquo Le caractegravere intelligible raquo
Agrave la lumiegravere de la notion de puissance deacuteveloppeacutee dans ses notes laquo posthumes raquo la
pulsion srsquoaffranchit des limitations de son sens physiologique initial pour devenir la notion
opeacuteratoire de lrsquointerpreacutetation nietzscheacuteenne de la pheacutenomeacutenaliteacute La pulsion signalerait la non-
identiteacute agrave soi du laquo monde raquo et de notre existence perspectiviste en deacuteterminant laquo notre angle du
regard580 raquo Ce retour du pheacutenomeacutenalisme nietzscheacuteen cette fois sous le couvert de la
pulsionnaliteacute corporelle prolonge non seulement la reacuteduction du laquo monde en soi raquo et de
lrsquoapparente opposition entre notre sensibiliteacute et notre entendement mais elle srsquoavegravere tout aussi
fatale pour le sensualisme drsquoinspiration neacuteo-kantienne tacitement preacutesent depuis ses eacutecrits de
jeunesse581 Si lrsquoexistence putative projeteacutee drsquoune exteacuterioriteacute source des impressions sensibles
eacutetait jusqursquoalors conserveacutee uniquement agrave titre drsquolaquo hypothegravese reacutegulatrice582 raquo poseacutee
reacutetrospectivement agrave partir du sensible lui-mecircme la suppression du monde en soi qui se poursuit
sous lrsquoeacutegide de la volonteacute de puissance vient agrave radicaliser son pyrrhonisme en eacutecartant drsquoembleacutee
la neacutecessiteacute drsquoeacutetablir lrsquoorigine des donneacutees sensibles De ce fait et loin drsquointroduire un nouvel
essentialisme en affirmant qursquoelle est laquo lrsquoessence la plus intime de lrsquoecirctre583 raquo la volonteacute de
580 Le gai savoir sect 374 (KSA 3 p 626)
581 Voir chapitre 3 582
Par-delagrave Bien et Mal sect 15 (KSA 5 p 29) 583
FP 1888 14 [80] (KSA 13 p 260)
172
puissance srsquooffre comme laquo le monde vu du dedans le monde deacutetermineacute et deacutesigneacute par son
ldquocaractegravere intelligiblerdquo584 raquo
Ce laquo caractegravere intelligible raquo est la suite conseacutequente drsquoune suspension deacutefinitive de
lrsquoideacutealisme mateacuteriel de jeunesse au profit de la reconnaissance de la source pulsionnelle du
repreacutesenter Prenant lrsquoempirisme neacuteo-kantien de sa jeunesse comme laquo principe heuristique585 raquo
Nietzsche en vient agrave une aporie soit nos organes des sens en tant que sources du donneacute
sensible existent seacutepareacutement du monde exteacuterieur et en sont le principe deacuteterminant soit ils ne
sont que de simples pheacutenomegravenes sans reacuteelles conseacutequences eacutepisteacutemiques Si nos organes des
sens donnent veacuteritablement accegraves au monde exteacuterieur remarque-t-il crsquoest qursquoils sont la source
ultime de notre repreacutesentation de ce monde et la deacutetermination premiegravere de toute exteacuterioriteacute En
tant que tels nos organes ne pourraient donc relever drsquoun autre principe Mais en tant
qursquoorganes ils appartiennent agrave notre corps et donc au monde exteacuterieur Or laquo que nos organes
des sens soient eux-mecircmes seulement des pheacutenomegravenes et des effets de nos sens et que notre
organisation corporelle soit un effet de notre organisation me paraicirct quelque chose de
contradictoire ou tout au moins de tout agrave fait indeacutemontrable586 raquo affirme-t-il En effet srsquoils
eacutetaient la cause effective de ce que nous appelons le laquo monde exteacuterieur raquo nos organes en tant
que parties de notre corps seraient eux aussi le produit de nos organes et donc la cause de leur
propre existence (causa sui587) Mais puisque laquo le concept de causa sui [est] quelque chose de
584 Par-delagrave bien et mal sect 36 (KSA 5 p 55)
585 Par-delagrave Bien et Mal sect 15 (KSA 5 p 29)
586 FP 1884 25 [310] (KSA 11 p 92)
587 Par-delagrave bien et mal sect 15 (KSA 5 p 29) FP 1884 26 [309] (KSA 11 p 232)
173
radicalement absurde588 raquo soutient Nietzsche nos organes des sens ne peuvent ecirctre lrsquoorigine du
monde exteacuterieur589 Cette deacutemonstration par lrsquoabsurde de lrsquoimpossible adeacutequation entre notre
sensibiliteacute et un monde en soi exteacuterieur et autonome semble conduire agrave une impasse isoler ainsi
le monde exteacuterieur et notre sensibiliteacute de sorte agrave reacutecuser tout rapport de lrsquoun agrave lrsquoautre ne revient-
il pas agrave deacutementir toute explication de lrsquoexistence et de lrsquoorigine de nos impressions sensibles
Comment peut-il agrave la fois rejeter tout principe inconditionneacute et affirmer lrsquoabsurditeacute du
sensualisme
Lrsquoerreur explique Nietzsche est drsquoavoir laquo chosifi[eacute] agrave tort la ldquocauserdquo et lrsquoldquoeffetrdquo [hellip] en
accord avec la balourdise meacutecaniste reacutegnante qui fait exercer agrave la cause ses pressions et ses
secousses jusqursquoagrave ce qursquoelle produise son effet590 raquo Il srsquoagit en fait explique-t-il de laquo purs
concepts crsquoest-agrave-dire de fictions conventionnelles destineacutees agrave deacutesigner agrave permettre un accord
non pas agrave expliquer591 raquo Preacutetendre que notre sensibiliteacute est la cause du laquo monde exteacuterieur raquo ne
signifie pas pour autant que ces eacuteleacutements sont les produits de nos organes car si nos organes
sont effectivement agrave la source du flux des impressions sensibles le laquo monde raquo apparaicirctrait alors
en tant que repreacutesentation laquo Je veux dire preacutecise-t-il non pas en tant qursquoillusion
qursquoldquoapparencerdquo que ldquorepreacutesentationrdquo (au sens de Berkeley et de Schopenhauer) mais bien au
contraire en tant que posseacutedant le mecircme degreacute de reacutealiteacute que notre affect592 raquo Le monde se
preacutesente agrave nous drsquoabord comme affect crsquoest-agrave-dire comme pulsion Il est eacuteprouveacute
588 Par-delagrave bien et mal sect 15 (KSA 5 p 29)
589 Par-delagrave bien et mal sect 15 (KSA 5 p 29) FP 1885 34 [158] (KSA 11 p 474)
590 Par-delagrave bien et mal sect 21 (KSA 5 p 35) (KSA 5 p 29)
591 Par-delagrave bien et mal sect 21 (KSA 5 p 36) Cf FP 1881 11 [81] (KSA 9 p 472)
592 Par-delagrave bien et mal sect 36 (KSA 5 p 54)
174
originairement comme lrsquohorizon de possibiliteacutes indeacutepassable ordonneacute agrave la puissance relative
drsquoune perspective qui preacutecegravede et deacutetermine toute condition de possibiliteacute Irreacuteductible agrave une
preacutetendue exteacuterioriteacute toute perception relegraveve drsquoune perspective dont les eacuteleacutements perccedilus
srsquoimposent agrave la conscience non pas en tant que reflets ou images drsquoune reacutealiteacute autonome mais
comme lrsquoeacutetat impressif drsquoune reacutealiteacute interne plastique et immanente au corps la pulsion
Autrement dit laquo nous appartenons au caractegravere du monde cela ne fait pas de doute Nous
nrsquoavons pas accegraves agrave lui sinon agrave travers nous593 raquo affirme Nietzsche Cette apparence affective
par laquelle le monde en tant que reacutealiteacute transcendante se montre agrave partir du monde crsquoest-agrave-
dire agrave partir de notre corps se ramegravene neacutecessairement agrave la volonteacute de puissance laquo Le monde
vu du dedans le monde deacutetermineacute et deacutesigneacute par son ldquocaractegravere intelligiblerdquo ― il serait
preacuteciseacutement ldquovolonteacute de puissancerdquo et rien drsquoautre594 ― raquo
Or cette apparente certitude immeacutediate ― lrsquoexistence du monde en tant que reacutealiteacute
affective incontournable ― nrsquoen est toutefois pas une car elle ne deacutesigne pas lrsquouniteacute de la
repreacutesentation mais son heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute originaire La volonteacute de puissance ne peut en effet ni se
reacuteduire agrave une ideacutealiteacute principielle ni preacutetendre articuler lrsquoessence du monde par une combinatoire
pulsionnelle ou par addition de perspectives
laquo Il nrsquoy a pas un monde en tant que tel et tel ― que les ecirctres vivants verraient comme il
leur apparaicirct Mais au contraire le monde est constitueacute de ce genre drsquoecirctres vivants et
pour chacun drsquoeux il y a un certain angle infime agrave partir duquel il mesure perccediloit voit
et ne voit pas Lrsquoldquoecirctrerdquo [Wesen] manque le ldquodevenantrdquo le ldquopheacutenomeacutenalrdquo est la seule
sorte drsquoecirctre [Sein]595 raquo
593 Cf FP 1885-1886 1 [89] (KSA 12 p 33)
594 Par-delagrave bien et mal sect 36 (KSA 5 p 55)
595 FP 1887 7 [1] (KSA 12 p 249)
175
En tant que laquo caractegravere intelligible raquo la volonteacute de puissance deacutesigne non pas lrsquouniteacute holistique
ou ontologique du reacuteel mais la diffeacuterenciation pulsionnelle des perspectives qui preacutecipite la
manifestation consciente du pheacutenomegravene Crsquoest lagrave laquo le veacuteritable pheacutenomeacutenalisme et
perspectivisme explique-t-il le monde dont nous pouvons avoir conscience nrsquoest qursquoun monde
de surfaces et de signes596 raquo Sans le secours drsquoun principe premier la volonteacute de puissance
nrsquooffre qursquoune mise en abicircme de toute identiteacute car le jeu des pulsions ne se fixe jamais de sorte
agrave former une position ineacutebranlable et trahit une profondeur originaire dont la non-identiteacute fatale
est veacuteritablement productrice de sens laquo le processus reacuteel de la ldquoperceptionrdquo interne
lrsquoenchaicircnement causal entre les penseacutees les sentiments les convoitises comme celui entre le
sujet et lrsquoobjet nous sont absolument cacheacutes ― et peut-ecirctre pure imagination597 raquo Tout espoir
de trouver en la volonteacute de puissance un nouveau fondement srsquoeacutevanouit car le monde se reacutevegravele
laquo plus vaste plus eacutetranger plus riche par-delagrave une surface un arriegravere-fond drsquoabicircme derriegravere
tout fond derriegravere toute fondation598 raquo
Malgreacute la preacuteseacuteance de la pulsion on ne peut srsquoappuyer sur lrsquoobservation des
pheacutenomegravenes internes car il nrsquoy a aucun laquo fait de conscience599 raquo soutient Nietzsche ceux-ci
sont laquo drsquoun bout agrave lrsquoautre preacutealablement arrangeacutes simplifieacutes scheacutematiseacutes interpreacuteteacutes600 raquo Non
seulement ces processus nous eacutechappent-ils mais laquo une penseacutee vient quand ldquoellerdquo veut
remarque-t-il et non pas quand ldquojerdquo veux de sorte que crsquoest une falsification de lrsquoeacutetat de fait
596 Le gai savoir sect 354 (KSA 3 p 593)
597 FP 1887-1888 11 [113] (KSA 13 p 53)
598 Par-delagrave bien et mal sect 289 (KSA 5 p 234)
599 FP 1885 2 [204] (KSA 12 p 167) 1886-1887 7 [1] (KSA 12 p 247)
600 FP 1887-1888 11 [113] (KSA 13 p 53) Trad mod
176
que de dire le sujet ldquojerdquo est la condition du preacutedicat ldquopenserdquo [hellip] crsquoest pour parler avec
modeacuteration simplement une supposition une affirmation surtout pas une ldquocertitude
immeacutediaterdquo601 raquo Il est impossible drsquoeacutetablir la cause de la succession des penseacutees602 Le sujet
nrsquoest donc ni la cause ni la synthegravese de la penseacutee il est tout au plus laquo apparence drsquoexistence603 raquo
Si nous avons agrave notre disposition une forte capaciteacute agrave identifier et agrave deacutecrire les enchaicircnements
causaux du monde naturel nous nrsquoavons aucune capaciteacute de saisir les opeacuterations internes car il
nrsquoy a laquo aucun pheacutenomeacutenalisme dans lrsquoobservation de soi604 raquo Lrsquoincertitude fonciegravere du laquo sens
interne raquo eacutevacue non seulement toute velleacuteiteacute de produire une laquo critique de la faculteacute de
connaicirctre605 raquo agrave partir de notre laquo sens interne raquo mais elle teacutemoigne aussi du fait que laquo la plus
grande part de la penseacutee consciente drsquoun philosophe est clandestinement guideacutee et pousseacutee dans
des voies deacutetermineacutees par ses instincts606 raquo Si comme il lrsquoaffirme laquo tout ce qui est conscient
est un pheacutenomegravene final une conclusion ― et ne cause rien raquo alors laquo toute succession dans la
conscience est totalement atomistique raquo607 Ainsi le laquo caractegravere intelligible raquo du monde que lrsquoon
deacutesigne comme pulsion nrsquoa donc pas drsquoidentiteacute stable car elle ne reacutevegravele aucune uniteacute primaire
mais seulement une juxtaposition changeante de perspectives et une non-identiteacute produite par
lrsquoeacuteclatement et la dissolution de toute nature syntheacutetique
laquo [L]e monde abstraction faite de la neacutecessiteacute pour nous drsquoy vivre le monde que nous
nrsquoavons pas reacuteduit agrave notre ldquoecirctrerdquo agrave notre logique et agrave nos preacutejugeacutes psychologiques
601 Par-delagrave bien et mal sect 18 (KSA 5 p 31)
602 FP 1885 2 [103] (KSA 12 p 112)
603 Par-delagrave bien et mal sect 54 (KSA 5 p 73)
604 FP 1885-1886 2 [204][103] (KSA 12 p 167 112)
605 FP 1885-1886 2 [87] (KSA 12 p 105)
606 Par-delagrave bien et mal sect 3 (KSA 5 p 17)
607 FP 1888 14 [152] (KSA 13 p 334-335)
177
nrsquoexiste pas en tant que ldquomonde en soirdquo Il est essentiellement un monde de relation
[Relations-Welt] il peut avoir agrave lrsquooccasion vu de chaque point un aspect diffeacuterent
[verschiedenes Gesicht] il pegravese sur chaque point chaque point lui reacutesiste ― et en tout
cas tout cela srsquoadditionnant ne concorde [incongruent] absolument pas608 raquo
4 laquo Wohin raquo
Lrsquoabsence de laquo faits internes raquo susceptibles drsquooffrir un fondement adeacutequat agrave la reacuteflexion
philosophique transforme en profondeur la teneur philosophique des notions de volonteacute et de
pulsion Jusqursquoalors explique Nietzsche laquo tout ce qui arrive eacutetait consideacutereacute [hellip] comme un agir
tout agir comme conseacutequence drsquoune volonteacute le monde eacutetait consideacutereacute [hellip] comme une
multipliciteacute drsquoagents609 raquo Ubique et drsquoune omnipreacutesence anodine la volonteacute eacutetait donc
laquo quelque chose de simple du donneacute du non-deacuteductible du compreacutehensible en soi par
excellence610 raquo qui rendait compte de tout agir tout eacuteveacutenement en le reacuteduisant agrave une intention
directrice Cette interpreacutetation tenait drsquoabord agrave la certitude preacutetendument donneacutee dans
lrsquoexpeacuterience que laquo nous croyions ecirctre nous-mecircmes cause dans lrsquoacte de volonteacute611 raquo Or si lrsquoon
se croit la libre cause de nos penseacutees crsquoest par ignorance de leurs veacuteritables anteacuteceacutedents
explique Nietzsche laquo [T]oute notre supposeacutee conscience nrsquoest que le commentaire plus ou
moins fantaisiste drsquoun texte inconnu [ungewussten] peut-ecirctre inconnaissable et seulement
ressenti612 raquo
608 FP 1888 14 [93] (KSA 13 p 271)
609 Le creacutepuscule des idoles laquo Les quatre erreurs raquo sect 3 (KSA 6 p 91)
610 Le gai savoir sect 127 (KSA 3 p 482)
611 Le creacutepuscule des idoles laquo Les quatre erreurs raquo sect 3 (KSA 6 p 90)
612 Aurore sect 119 (KSA 3 p 113) Cf Gai savoir sect 354 (KSA 3 p 590-593)
178
Mais reconnaicirctre la superficialiteacute des processus internes nrsquoeacutequivaut pas agrave rendre la notion
de volonteacute et celle de pulsion incertaine ou inopeacuterante Si les structures de la conscience
forment laquo la partie la plus superficielle la plus mauvaise613 raquo de la penseacutee dont laquo lrsquoenchaicircnement
causal614 raquo demeure absolument cacheacute nous ne pouvons toutefois nier lrsquointelligibiliteacute des
pulsions sous-jacentes En effet notre sensibiliteacute qui se caracteacuterise avant tout par son ouverture
renvoie drsquoembleacutee agrave lrsquoexcitabiliteacute [Reizbarkeit]615 de notre corps et preacutesuppose la deacutelimitation
drsquoune perspective ou la deacutetermination de sa propre affectiviteacute agrave partir drsquoelle-mecircme
preacutealablement agrave la reacuteception drsquoun stimulus Crsquoest dire qursquoavant mecircme drsquoecirctre eacuteprouveacutee comme
le signe drsquoune effectiviteacute eacutetrangegravere toute excitation srsquoannonce et srsquoarticule par le truchement
exclusif de lrsquoaffectiviteacute pulsionnelle du corps Si lrsquoesprit se manifeste par la faculteacute de
laquo srsquoapproprier ce qui est eacutetranger raquo crsquoest-agrave-dire comme une force digestive qui transforme le
nouveau en ancien et vise lrsquoincorporation de lrsquoeacutetranger elle est tout aussi tributaire drsquoun laquo non
intime opposeacute agrave telle ou telle chose un refus de se laisser approcher une espegravece drsquoeacutetat de deacutefense
agrave lrsquoeacutegard de tout ce qui peut ecirctre connu616 raquo Puisque ce laquo fatum spirituel617 raquo qui comme un
masque ou un costume constitue non seulement lrsquoapparence externe mais deacutecide eacutegalement
de la perspective de son regard618 lrsquoouverture de la sensibiliteacute deacutepend drsquoabord drsquoune
deacutetermination de la viseacutee speacutecifique du regard et de ce qui srsquoy montre Ainsi puisque lrsquoaffection
613 Le gai savoir sect 354 (KSA 3 p 592)
614 FP 1887-1888 11 [113] (KSA 13 p 53)
615 Agrave ce sujet voir Barbara STIEGLER Nietzsche et la biologie Paris PUF 2001p 32 sqq 616
Par-delagrave bien et mal sect 230 (KSA 5 p 168) 617
Par-delagrave bien et mal sect 231 (KSA 5 p 170) 618
Cf FP 1885-1886 2 [131][204] (KSA 12 p 129-132 167) 1885 40 [66] (KSA 11 p 66-67) Par-delagrave bien
et mal sect 223 (KSA 5 p 157) Il va sans dire que porter un masque ou revecirctir un costume ne fait pas que transformer
lrsquoapparence exteacuterieure drsquoune personne mais impose eacutegalement une conduite propre agrave lrsquoaccoutrement
179
du laquo monde exteacuterieur raquo procegravede drsquoune preacutedeacutetermination de lrsquoaffectiviteacute pulsionnelle du corps
et donc drsquoune ordination de toute affection possible lrsquoaffectiviteacute de la pulsion est-elle une
laquo auto-affection619 raquo Comprise agrave la lumiegravere de cette intrication primordiale du vouloir et du
voulu qui deacutecoule de son interpreacutetation en tant que volonteacute de puissance ou laquo la forme primitive
de lrsquoaffect620 raquo la pulsion se deacuterobe drsquoembleacutee agrave lrsquoobjectivation de la science eacutetiologique et
devient indissociable de son intention de sa direction Parce qursquoil laquo nrsquoexiste point de ldquovouloirrdquo
mais seulement un vouloir-quelque chose621 raquo vouloir signifie toujours vouloir-quelque chose
Lrsquoimpulsion effective la volonteacute de produire un effet est inextricablement lieacutee agrave son reacutesultat
laquo Lrsquoaction est tout622 raquo eacutecrit-il Lrsquoeacuteclair est inseacuteparable de la foudre tout comme la force lrsquoest
du produire623
laquo Ma thegravese est que la volonteacute telle que la psychologie lrsquoa jusqursquoici comprise est une
geacuteneacuteralisation injustifieacutee que cette volonteacute nrsquoexiste absolument pas qursquoau lieu de saisir
la transformation progressive drsquoune volonteacute deacutetermineacutee en de nombreuses formes on
[les psychologues] a biffeacute le caractegravere de la volonteacute en en eacuteliminant le contenu la
direction [Wohin]624 raquo
Il nrsquoy aurait donc de volonteacute en soi inseacuteparable de ce vers quoi elle est tendue et du
moment que nous ne distinguons plus lrsquoagir de lrsquoagissant le besoin de poser laquo quelque chose
qui ldquochangerdquo625 raquo disparaicirct eacutegalement En absence drsquoun tel fondement substantiel ― peu
619 Cf Michel HENRY La geacuteneacutealogie de la psychanalyse Paris PUF 1985 p 278 Voir aussi Barbara STIEGLER
laquo Mettre le corps agrave la place de lrsquoacircme qursquoest-ce que cela change Nietzsche entre Descartes Kant et la biologie raquo
Philosophie 2004 vol 82 p 85-86 620
FP 1888 14 [121] (KSA 13 p 300) 621
FP 1887-1888 11 [114] (KSA 13 p 54) 622
De la geacuteneacutealogie de la morale I sect 13 (KSA 5 p 279) 623
Ibid 1885-1886 1 [38-39] (KSA 12 p 19) 1885-1886 2 [78] (KSA 12 p 98-99) 624
FP 1888 14 [121] (KSA 13 p 301) 625
FP 1885-1886 2 [141] (KSA 12 p 137) Cf 1885-1886 2 [139][145] (KSA 12 p 135-136 138)
180
importe qursquoil soit acircme esprit voire corps eacutetendu ― lrsquoapparence drsquoune succession drsquoeacutetats
srsquoeacutevapore pour ne laisser qursquoune interpeacuteneacutetration [Ineinander] ou laquo un processus dans lequel les
eacuteleacutements isoleacutes qui se succegravedent ne se deacuteterminent pas comme causes et effets626 raquo En
reacuteinteacutegrant laquo lrsquoacteur raquo laquo le but lrsquointention raquo laquo les significations raquo dans laquo le faire raquo627
Nietzsche en vient agrave concevoir la pulsionnaliteacute de la pulsion comme un pathos628 dont lrsquoauto-
affection rend manifeste lrsquoautodeacutepassement de la puissance de son vouloir
On ne peut donc seacuteparer lrsquoaction la chose leurs causes et la perspective par laquelle
elles apparaissent comme si elles eacutetaient autant drsquoeacuteleacutements autonomes et seacuteparables drsquoune
synthegravese momentaneacutee et passagegravere629 Il faut donc substituer agrave lrsquoideacutee drsquoune theacuteorie ou drsquoune
doctrine de la volonteacute de puissance celle drsquoune morphologie630 qui par sa description631 des
ramifications multiples de la volonteacute de puissance irreacuteductibles agrave une seacutequence eacutetiologique632
nous permet de deacutecouvrir laquo le monde vu du dedans633 raquo Ce deacutevoilement de la participation
fonciegraverement inteacuteresseacutee au monde de toute perspective signifie qursquoil ne peut y avoir de moyen
626 1885-1886 2 [139] (KSA 12 p 136)
627 FP 1888 11 [96] (KSA 13 p 44-45)
628 Cf Tracy STRONG Friedrich Nietzsche and the Politics of Transfiguration Berkeley University of California
Press 1975 p 233-234 laquo The will to power refers then not to an ontological principle nor to something that has
evolved [hellip] It is rather the movement itself and thus has neither being nor becoming It can only be understood
of its ldquowhitherrdquo [hellip] All the forms a thing acquires constitute its pathos its will to power The various ldquowhithersrdquo
[of an organism eg] are only manifestations which in their totality are the will to power of an organism raquo 629
Cf FP 1887 7 [1] (KSA 12 p 247 ff) 630
Par-delagrave bien et mal sect23 (KSA 5 p 38) Crsquoest ainsi que lrsquoon retrouve dans ses notes la volonteacute de puissance
sous de multiples formes Voir par exemple FP 1886-1887 5 [50][71] (KSA 12 p 201-204 211 ff) 1887 7 [24]
(KSA 12 p 303) 1887 9 [36] (KSA 12 p 352) 1888 14[71-72] (KSA 13 p 254) 1888 12 [1] (KSA 13 p
195-211) 1888 16 [86] (KSA 13 p 515-516) 631
Cf FP 1884 27 [67] (KSA 11 p 291) laquo Morphologie als Beschreibung raquo 632
Cf FP 1885-1886 1 [37] (KSA 12 p 19) 633
Par-delagrave bien et mal sect 36 (KSA 5 p 55)
181
terme [mezzo termine]634 qui puisse srsquoinseacuterer entre la cause et lrsquoeffet La volonteacute de puissance
est toujours enteacuteleacutechie635 crsquoest-agrave-dire qursquoelle est toujours acheveacutee deacutejagrave et porteacutee agrave terme de
sorte qursquoelle tire en tout moment laquo son ultime conseacutequence636 raquo Elle nrsquoest donc jamais en
puissance et ne possegravede aucune virtualiteacute Elle est en acte Substituant ainsi un dynamisme de
perspectives aux consideacuterations ontologiques et meacutecanistes du causalisme empirique la
morphologie pulsionnelle permet de saisir lrsquoincommensurable particulariteacute dramatique du
pathos qui informe toute perspective
laquo [I]l ne reste alors pas de ldquochosesrdquo mais des quanta dynamiques dans un rapport de
tension avec tous les autres quanta dynamiques dont lrsquoessence reacuteside dans leur relation
avec tous les autres quanta dans leur ldquoactionrdquo sur ceux-ci ― la volonteacute de puissance
non un ecirctre non un devenir mais un pathos est le fait plus eacuteleacutementaire drsquoougrave ne fera que
reacutesulter un devenir un ldquoagir surrdquo637hellip raquo
Ce que nous appelons laquo chose raquo nrsquoest donc en fait qursquoune relation dynamique une
diffeacuterence entre deux forces laquo [I]l nrsquoy a point de volonteacute il y a des projets [Punktationen] de
volonteacute qui constamment augmentent ou perdent leur puissance638 raquo La pulsion se montre ainsi
comme une diffeacuterence drsquointensiteacute une expression de puissance diffeacuterentielle qui traduit la
preacutesence drsquoune tension sous-jacente Et puisque laquo toute uniteacute nrsquoest uniteacute qursquoen tant
qursquoorganisation639 raquo passagegravere lrsquouniteacute apparente drsquoune pulsion comme celle de la volonteacute de
634 FP 1881 14 [79] (KSA 13 p 258)
635 Cf Didier Franck Nietzsche et lrsquoombre de Dieu p 351
636 FP 1888 14 [79] (KSA 13 p 258)
637 FP 1888 14 [79] (KSA 13 p 259)
638 FP 1887-1888 11 [73] (KSA 13 p 37)
639 FP 1885-1886 2 [87] (KSA 12 p 104) Nous aborderons la question de cette organisation au chapitre suivant
182
puissance elle-mecircme procegravede de lrsquoorganisation instable de ses perspectives par lesquelles elle
se montre comme telle
laquo Le sens [Sinn] preacuteciseacutement nrsquoest-il pas neacutecessairement un sens relationnel une
perspective Tout sens est volonteacute de puissance (tous les sens relationnels se laissent
ramener agrave elle) Une chose = ses proprieacuteteacutes mais celles-ci identiques agrave tout ce qui nous
concerne de cette chose une uniteacute dans laquelle nous rassemblons toutes les relations
qui entrent en consideacuteration pour nous (― agrave lrsquoexclusion de celles que nous ne percevons
pas par ex son eacutelectriciteacute) In summa lrsquoobjet est la somme des inhibitions [erfahrenen
Hemmungen] que nous avons eacuteprouveacutees dont nous avons pris conscience640 raquo
5 La succession eacutepigeacuteneacutetique
La mise en lumiegravere de lrsquoauto-affection pulsionnelle du corps introduit non seulement
lrsquoideacutee drsquoune morphologie de la volonteacute de puissance comme substitut analytique agrave la science
eacutetiologique elle instaure subrepticement une nouvelle logique descriptive qui donne accegraves agrave ce
que Nietzsche appelle laquo le monde vu du dedans raquo Si le sens primordial de la volonteacute de
puissance diffegravere expresseacutement du meacutecanisme causal par lequel nous avons selon Nietzsche
laquo perfectionneacute lrsquoimage du devenir raquo sans toutefois passer laquo par-delagrave lrsquoimage ni derriegravere
lrsquoimage raquo641 la succession des eacutetats patho-logiques de la volonteacute de puissance ne peut ecirctre
composeacutee drsquoobjets discrets et inertes indissociables des particules eacuteleacutementaires de la physique
atomistique laquo Cause et effet probablement nrsquoexiste-t-il jamais une telle dualiteacute ― en veacuteriteacute
nous sommes face agrave un continuum dont nous isolons quelques eacuteleacutements642 raquo Il srsquoagit maintenant
640 FP 1885-1886 2 [77] (KSA 12 p 97-98)
641 Le gai savoir sect 112 (KSA 3 p 472)
642 Le gai savoir sect 112 (KSA 3 p 473)
183
de conclure notre interpreacutetation de la pulsion comme volonteacute de puissance en nous tournant agrave la
maniegravere dont Nietzsche a su deacutevelopper une compreacutehension ineacutedite de la succession
La causaliteacute comme toute forme de mouvement perccedilu nrsquoest pour Nietzsche qursquoun
signe643 qui appartient agrave une laquo seacutemiotique des conseacutequences [Semiotik der Folgen]644 raquo qui
transpose laquo de simples seacutequelles raquo eacuteprouveacutees laquo dans le langage des hommes raquo645 Ce faisant
souligne Nietzsche laquo on oublie lrsquoessentiel ce qui se passe646 raquo En proceacutedant ainsi laquo selon le
scheacutema de lrsquoeffet647 raquo nous nous saisissons de ce qui est connu ― lrsquoirruption incontournable de
laquo lrsquoeffet raquo ― afin laquo drsquoexpliquer pourquoi une chose srsquoest modifieacutee648 raquo Crsquoest dire que la chose
qui laquo arrive raquo ― lrsquoeacuteveacutenement en tant que tel ― ne repose pas drsquoabord sur quelque identiteacute
adeacutequate de la cause et de lrsquoeffet mais se signale par les transformations immeacutediates et les
disparitions imperceptibles qui trahissent lrsquoexistence effective drsquoun mouvement Crsquoest
seulement agrave partir de cette diffeacuterence du quantum de puissance que lrsquoon cherche ensuite agrave
eacutegaliser lrsquoineacutegaliteacute de force en projetant une cause649 Lrsquoeacuteveacutenement laquo ce qui se passe raquo
srsquoannonce ainsi par une diffeacuterence pulsionnelle qui est immeacutediatement annuleacutee par
lrsquointroduction drsquoun schegraveme deacutejagrave connu
643 FP 1886-1887 7 [9] (KSA 12 p 294 sq)
644 FP 1888 14 [82] (KSA 13 p 262)
645 FP 1888 14 [79] (KSA 13 p 257 sq)
646 FP 1888 14 [81] (KSA 13 p 261)
647 FP 1888 14 [98] (KSA 13 p 287)
648 FP 1888 14 [98] (KSA 13 p 287)
649 FP 1888 14 [98] (KSA 13 p 287)
184
Or preacutecise Nietzsche ce qui arrive nrsquoest pas un laquo effet raquo mais un eacutetat laquo radicalement
diffeacuterent du premier650 raquo Chaque eacuteveacutenement vient troubler lrsquoeacutequilibre pulsionnel du corps dont
lrsquoidentiteacute est toujours diffeacutereacutee Cette non-coiumlncidence de soi agrave soi du corps pulsionnel sa non-
identiteacute absolue signifie que la pulsion en tant que volonteacute de puissance est deacutepourvue de toute
virtualiteacute et nrsquoa aucune consideacuteration pour ce qui est simplement possible ou irreacutealiseacute
Lrsquoeacuteveacutenement pulsionnel ne serait donc pas irreacuteductible agrave une identiteacute stable agrave une occurrence
parmi drsquoautres sans falsification drsquoun laquo eacutetat raquo Il ne se donne pas agrave voir mais constitue le voir
lui-mecircme Ainsi au regard de ce que Nietzsche nomme sa doctrine laquo eacutesoteacuterique651 raquo il nrsquoy a ni
de causaliteacute ni drsquoeffet de volonteacute agrave volonteacute car elle conccediloit lrsquoapparente succession ponctuelle
de laquo pheacutenomegravenes raquo comme une inadeacutequation constamment renouveleacutee par un mouvement eacutepi-
geacuteneacutetique Malgreacute son absence du lexique nietzscheacuteen cette expression traduit de maniegravere non
causale le laquo mouvement raquo drsquoun eacutetat agrave un autre Construit agrave lrsquoaide du grec ancien ἐπί + γένεσις652
la notion drsquoeacutepigenegravese deacutenote une addition drsquoeacuteleacutements agrave partir drsquoun autre sans toutefois
preacutesupposer la preacutedeacutetermination de la suite par lrsquoanteacuteceacutedent Lrsquoengendrement des cas qui
composent une succession se distingue expresseacutement drsquoun deacuteveloppement ou drsquoune eacutevolution
car lrsquointroduction de chaque nouveau terme de la seacuterie ne se fait pas en rapport avec les
650 FP 1888 14 [95] (KSA 13 p 273)
651 Cf FP 1886-1887 5 [9] (KSA 12 p 187) Dans cette note Nietzsche souligne la distinction que nous faisons
par une seacuterie drsquoaffirmations qui nrsquoont drsquoapparence aucune communauteacute de sens mais dont lrsquoopposition relegraveve
uniquement de la perspective adopteacutee Ce renvoi agrave une vision laquo eacutesoteacuterique raquo nrsquoa rien drsquoun eacutesoteacuterisme 652
Le terme apparaicirct drsquoabord au XVIIe siegravecle dans les textes meacutedicaux et signifie lrsquoaddition drsquoeacuteleacutement organique
par bourgeonnement Son emploi en biologie fut drsquoune importance notable pour le rejet final de lrsquoideacutee de
preacuteformation organique (deacutesigneacute alors comme laquo eacutevolution raquo) Mais son utilisation eacutechappe aux bornes des sciences
de la vie puisque dans la Critique de la raison pure Kant se reacutefegravere agrave un laquo systegraveme de lrsquoeacutepigenegravese de la raison
pure raquo pour deacutesigner lrsquoengendrement des principes de la possibiliteacute de lrsquoexpeacuterience en geacuteneacuteral par les cateacutegories de
lrsquoentendement (Cf Critique de la raison pure trad Alain Renaut Paris Flammarion 1997 p 218 AK III 128)
185
preacuteceacutedents mais vient poser une nouvelle deacutetermination du tout Puisque laquo tout deacuteplacement de
puissance [hellip] conditionne lrsquoensemble du systegraveme raquo laquo agrave cocircteacute de la causaliteacute de succession il y
aurait une deacutependance de juxtaposition et de conjonction653 raquo Ce qui prend la forme drsquoune suite
drsquoeacuteveacutenements est ainsi une succession eacutepigeacuteneacutetique qui prolonge et transforme lrsquoeacutetat
laquo preacuteceacutedent raquo en exprimant sa puissance contre une reacutesistance deacutejagrave poseacutee par elle-mecircme ce qui
du coup conditionne et deacutetermine la seacuterie au complet La multipliciteacute apparente drsquoun monde
exteacuterieur ses changements constants et son uniteacute preacutesumeacutee se montrent degraves lors comme
lrsquoorganisation morphologique dont la composition pulsionnelle de ses rapports constitutifs
eacutechappe agrave toute deacutetermination essentielle et lrsquoidentiteacute est irreacuteductible agrave une combinatoire
eacuteleacutementaire mais relegraveve de ce Nietzsche nomme une laquo inlassable volonteacute de puissance ou de
creacuteation continuelle ou de meacutetamorphose654 raquo
Cette exposition de la pulsion par le truchement de la volonteacute de puissance ouvre non
seulement la possibiliteacute drsquoun regard immanent au monde mais reacutepond tacitement au problegraveme
souleveacute au deuxiegraveme chapitre Dans notre analyse du souvenir dont le sens premier relegraveve de
ce que Nietzsche nomme laquo lrsquoeacuteleacutement historique raquo nous avons deacutecrit le retour inopineacute du
souvenir comme lrsquoirruption de notre non-identiteacute et de la non-preacutesence agrave soi Entre le souvenir
de ce que laquo jrsquoeacutetais raquo et ce que je laquo suis raquo se creuse une impossible diffeacuterence dans laquelle
srsquoabicircmeraient selon le jeune Nietzsche tout espoir et tout avenir agrave deacutefaut de lrsquoapplication
theacuterapeutique de sa fameuse typologie historiographique Or si le vertige philosophique de
653 FP 1885-1886 2 [143] (KSA 12 p 137)
654 FP 1885 35 [60] (KSA 11 p 538)
186
notre existence historique posait problegraveme dans les textes eacutecrits lors de son professorat agrave Bacircle
lrsquoarticulation de la volonteacute de puissance et lrsquointroduction du corps comme nouveau fil
conducteur imposent une reacuteeacutevaluation de la mise en abicircme historique de notre existence Agrave
lrsquoinstar du corps pulsionnel le laquo monde raquo se donne agrave voir deacutesormais comme la repreacutesentation
de lrsquoauto-affection non-identique pulsionnelle dont lrsquoapparente laquo succession raquo drsquoeacutetats relegraveve
drsquoune autodiffeacuterenciation inheacuterente agrave la puissance elle-mecircme Mais cette caracteacuterisation de la
nature pulsionnelle de lrsquoeacutemergence eacutepigeacuteneacutetique de nos repreacutesentations implique comme nous
le verrons dans le prochain chapitre la textualiteacute du corps et donc lrsquointerpreacutetation comme mode
drsquoecirctre primordial de la pulsion
― Chapitre 6 ―
LrsquoHERMEacuteNEUTIQUE PHYSIOLOGIQUE
1 Lrsquouniteacute du fil conducteur
Le corps des anatomistes nous a permis de deacutecouvrir la foisonnante multipliciteacute
drsquointentions divergentes et antagonistes qui se manifestent en apparence comme une uniteacute
finaliseacutee Cette uniciteacute du corps qui se deacuteploie en lrsquoabsence drsquoune instance coordinatrice que
lrsquoon rencontre dans la physiologie rouxienne traduit non seulement la puissance efficace de
lrsquoagon organique mais impose eacutegalement une nouvelle compreacutehension philosophique de
lrsquoorganisation corporelle laquo Toute uniteacute nrsquoest uniteacute qursquoen tant qursquoorganisation et jeu drsquoensemble
[hellip] donc le contraire de lrsquoanarchie atomiste et donc une formation de domination qui signifie
lrsquoUn mais nrsquoest pas une655 raquo Une telle uniteacute qui reacutesulte de lrsquointeraction de ses eacuteleacutements ne
peut agir comme principe premier car son apparente harmonie de composition transforme la
notion de volonteacute en une multipliciteacute dont lrsquouniteacute de sa manifestation procegravede en tant que
corollaire non-intentionnel de sa pluraliteacute constitutive
laquo Et mecircme ces ecirctres vivants microscopiques qui constituent notre corps (ou plutocirct dont
la coopeacuteration ne peut ecirctre mieux symboliseacutee que par ce que nous appelons notre ldquocorpsrdquo
― ) ne sont pas pour nous des atomes spirituels mais des ecirctres qui croissent luttent
srsquoaugmentent ou deacutepeacuterissent si bien que leur nombre change perpeacutetuellement et que
notre vie comme toute vie est en mecircme temps une mort perpeacutetuelle656 raquo
655 FP 1885-1886 2 [87] (KSA 12 p 104) cf Wolfgang MUumlLLER-LAUTER Nietzsche physiologie de la volonteacute
de puissance Paris Allia 1998 laquo La volonteacute de puissance est la multipliciteacute des forces dont le mode relationnel
est la lutte Lrsquouniteacute ne peut ecirctre entendue dans le domaine de la force lui-mecircme que comme organisation raquo 656
FP 1885 37 [4] (KSA 11 p 577) cf FP 1885-1886 1 [58] (KSA 12 p 25) laquo Lrsquohomme en tant que
multipliciteacute de ldquovolonteacutes de puissancerdquo chacune avec une multipliciteacute de moyens drsquoexpression et de formes raquo
188
Ces consideacuterations simplement physiologiques permettent non seulement la
reconnaissance de la multipliciteacute reacutegnante au sein du corps mais eacutegalement celle drsquoune
hieacuterarchie directrice sans coordination preacutedeacutetermineacutee composeacutee drsquoune multipliciteacute pulsionnelle
laquo La volonteacute la plus deacutetermineacutee (comme commandement) est une abstraction vague
comprenant drsquoinnombrables cas particuliers et par conseacutequent aussi des voies
innombrables menant agrave ces cas particuliers Qursquoest-ce qui produit donc le choix du cas
qui arrive reacuteellement En fait lrsquoexeacutecution deacutepend bien drsquoun nombre illimiteacute drsquoindividus
qui sont tous dans un eacutetat bien preacutecis puisque lrsquoordre est donneacute [hellip] On preacutesuppose ici
que lrsquoorganisme entier pense que toutes les formes organiques ont part au penser au
sentir au vouloir657 raquo
Irreacuteductible agrave une instance directrice le corps pulsionnel que deacutecrit ainsi Nietzsche reconduit la
volonteacute de puissance agrave la pulsion La signification premiegravere de cette laquo reacuteduction de toutes les
fonctions organiques fondamentales agrave la volonteacute de puissance raquo est que laquo notre penseacutee et nos
appreacuteciations de valeurs sont seulement une expression des deacutesirs qui regravegnent derriegravere eux Les
deacutesirs se speacutecialisent de plus en plus leur uniteacute crsquoest la volonteacute de puissance658 raquo Mais la
pulsion est beaucoup plus qursquoune simple illustration de cette notion pour le moins difficile agrave
saisir En lrsquointerpreacutetant agrave la lumiegravere de la volonteacute de puissance Nietzsche rend en effet possible
une description de notre uniteacute subjective sans substantifier notre expeacuterience psychique
laquo Si jrsquoai une forme drsquouniteacute en moi elle ne repose certainement pas sur le moi conscient
et sur le sentiment la volonteacute la penseacutee [hellip] Sentir vouloir penser ne teacutemoignent
partout que de pheacutenomegravenes terminaux dont les causes me sont tout agrave fait inconnues [hellip]
en reacutealiteacute les causes sont peut-ecirctre lieacutees entre elles de telle maniegravere que les causes
terminales [End-Ursachen] me donnent lrsquoimpression drsquoune liaison logique ou
psychologique659 raquo
657 FP 1884 27 [19] (KSA 11 p 279-280)
658 FP 1885 1 [30] (KSA 12 p 17)
659 FP 1885 34 [46] (KSA 11 p 434)
189
Lrsquoexpeacuterience interne donneacutee que lrsquoon deacutecouvre dans lrsquointrospection reacuteflexive nrsquoa donc rien
drsquoune certitude immeacutediate Car en tant que le produit drsquoune synthegravese inheacuterente agrave la penseacutee elle-
mecircme notre apparente uniteacute subjective se manifeste agrave nous au deacutetriment drsquoune activiteacute primitive
sous-jacente Comme nous lrsquoavons deacutejagrave releveacute si laquo crsquoest une falsification de lrsquoeacutetat de fait que
de dire le sujet ldquojerdquo est la condition du preacutedicat ldquopenserdquo Ccedila pense mais que ce ldquoccedilardquo soit
preacuteciseacutement le fameux ldquojerdquo crsquoest [hellip] simplement une supposition une affirmation surtout pas
une ldquocertitude immeacutediaterdquo660 raquo ce laquo je raquo syntheacutetique ne manifeste pas pour autant une reacutealiteacute
drsquoordre supeacuterieur laquo Supprimer le monde vrai nous rappelle Pierre Klossowski crsquoeacutetait aussi
supprimer le monde des apparences ― et avec ceux-ci derechef supprimer les notions de
conscience et drsquoinconscience ― le dehors et le dedans661 raquo En effet reconnaicirctre lrsquouniteacute
strictement verbale du sujet laquo je raquo renvoie drsquoembleacutee agrave lrsquointrication des eacuteleacutements divers qui
composent et structurent notre penseacutee sans pour autant proceacuteder agrave lrsquoobjectivation des impulsions
et des complexes pulsionnels subjacents
Prendre le corps comme fil conducteur signifie donc tout drsquoabord renoncer agrave la
recherche et agrave lrsquoeacutenumeacuteration des eacuteleacutements primitifs primordiaux susceptibles de prendre place
en tant que principe premier Mais si le corps vivant (Leib) nrsquooffre pas le secours drsquoun fondement
ineacutebranlable il permet cependant de saisir lrsquoapparition pheacutenomeacutenale sans recouvrir son sens
eacuteveacutenementiel car la notion drsquoune volonteacute plurielle et incorporeacutee que nous avons releveacutee dans
la psychologie physiologique de Wilhelm Wundt et les recherches de Theacuteodule Ribot introduit
660 Par-delagrave bien et mal sect 17 (KSA 5 p 31)
661 Pierre KLOSSOWSKI Nietzsche et le cercle vicieux Paris Mercure de France 1969 p 69
190
celle drsquoune seacutemiotique pulsionnelle dont le corps est lrsquoarticulation662 Agrave lrsquoinstar de leur
reacuteinterpreacutetation physiologique de cette ancienne notion Nietzsche en vient agrave affirmer que la
volonteacute ne servait laquo plus qursquoagrave deacutefinir une reacutesultante une sorte de reacuteaction individuelle qui fait
neacutecessairement suite agrave une multitude de sollicitations en partie contradictoires en partie
concordantes663 raquo Mais alors si laquo toute action que nous ldquovoulonsrdquo nrsquoest en effet rien drsquoautre que
lrsquoapparence du pheacutenomegravene elle nrsquoest que la repreacutesentation que nous en avons664 raquo toute
intentionnaliteacute ne saurait ecirctre sans reacutefeacuterence agrave une interpreacutetation agrave une intensiteacute correspondante
2 Pheacutenomeacutenaliteacute et pulsion
Le dernier chapitre srsquoest clocirct par lrsquoexposition de la laquo succession eacutepigeacuteneacutetique raquo des
impressions qui constitue selon notre lecture le dernier mot de Nietzsche au sujet de lrsquoorigine
de nos sensations et de leur rapport aux pulsions La question du statut philosophique de cette
notion se pose toutefois car elle se laisse interpreacuteter diversement comme une affirmation
662 Gilles Deleuze a su comprendre cette caracteacuteristique pour le moins originale de la notion de volonteacute En effet
il eacutecrit laquo Il nrsquoest pas drsquoobjet (pheacutenomegravene) qui ne soit deacutejagrave posseacutedeacute puisqursquoen lui-mecircme il est non pas une
apparence mais lrsquoapparition drsquoune force Toute force est donc dans un rapport essentiel avec une autre force Lrsquoecirctre
de la force est le pluriel il serait proprement absurde de penser la force au singulier raquo (Nietzsche et la philosophie
Paris PUF 2003 p 7) Et encore laquo Voilagrave ce qursquoest la volonteacute de puissance lrsquoeacuteleacutement geacuteneacutealogique de la force
agrave la fois diffeacuterentiel et geacuteneacutetique La volonteacute de puissance est lrsquoeacuteleacutement dont deacutecoulent agrave la fois la diffeacuterence de
quantiteacute des forces mises en rapport et la qualiteacute qui dans ce rapport revient agrave chaque force raquo (Ibid p 56) En
effet la volonteacute de puissance ne peut ecirctre consideacutereacutee dans son individualiteacute mais se rapporte toujours agrave une force
de sorte agrave imposer presque drsquoelle-mecircme le corps comme articulation essentielle de la penseacutee philosophique Ainsi
comme lrsquoaffirme Didier Franck laquo La deacutetermination de la volonteacute de puissance comme ldquovouloir internerdquo de la
force victorieuse signifie alors que la puissance est ce qui au sein de la force veut et est voulu et ce de telle maniegravere
qursquoelle puisse vaincre drsquoautres forces La volonteacute de puissance est donc ce par quoi les forces se rapportent les unes
aux autres en tant que dominantes et domineacutes et par conseacutequent le principe syntheacutetique qui assure la ldquoreacuteunion
prodigieuserdquo des forces ou volonteacutes constitutives de corps raquo (Didier FRANCK Nietzsche et lrsquoombre de Dieu Paris
PUF 1998 p 186) 663
Anteacutechrist sect 14 (KSA 6 p 180) 664
FP 1883 12 [34] (KSA 10 p 406)
191
explicative ou une proposition descriptive Or puisqursquoelle interdit drsquoembleacutee toute recherche de
fondation ultime et se deacutefait de toute velleacuteiteacute causaliste la pulsion nrsquoest que difficilement
appreacutehendeacutee comme lrsquoexpression drsquoune explication nietzscheacuteenne de notre laquo appareil raquo
perceptif Le mouvement incessant au sein de la hieacuterarchie pulsionnelle du corps engendre non
seulement la succession eacutepigeacuteneacutetique des eacutetats corporels mais deacutement toute identiteacute agrave soi
capable de fonder quelques objectivations de la pulsion elle-mecircme Ainsi la reconnaissance
explicite de laquo lrsquohomme en tant que multipliciteacute de ldquovolonteacutes de puissancerdquo chacune avec une
multipliciteacute de moyens drsquoexpression et de formes665 raquo signifie-t-elle lrsquoabsence de perspective
ultime capable de fonder une explication geacuteneacuterale de notre rapport au monde
Autrement dit parce que la pulsion ne peut ecirctre eacuterigeacutee en explanans sans meacuteconnaicirctre et
faire violence agrave son origine eacutepigeacuteneacutetique la pulsion doit elle aussi ecirctre abordeacutee en tant
qursquoeacuteleacutement descriptif laquo Il nrsquoy a pas drsquoeacuteveacutenement en soi Ce qui arrive est un ensemble de
pheacutenomegravenes choisis et rassembleacutes par un ecirctre interpreacutetant666 raquo Si Nietzsche affirme de la sorte
le caractegravere interpreacutetatif et perspectiviste de la pulsion cette affirmation ne peut bien
eacutevidemment srsquoinscrire dans une viseacutee explicative sans deacutementir ses propres conclusions Le sens
premier du corps pulsionnel ne srsquoinscrit donc pas dans une deacutemarche laquo biologisante667 raquo ou une
665 FP 1885-1886 1 [58] (KSA 12 p 25)
666 FP 1885-1886 1 [115] (KSA 12 p 38) cf Le gai savoir sect 374 (KSA 3 p 626) laquo ― Savoir jusqursquoougrave srsquoeacutetend
le caractegravere perspectiviste de lrsquoexistence ou bien si elle a encore un autre caractegravere si une existence sans
interpreacutetation sans ldquosensrdquo si drsquoautre part toute existence nrsquoest pas essentiellement une existence interpreacutetante raquo 667
Il est peut-ecirctre sage de se rappeler le commentaire de Martin Heidegger au sujet du preacutetendu laquo biologisme de
Nietzsche raquo laquo Rien ne serait plus forceacute ni plus vain que de chercher agrave voiler ou seulement eacutedulcorer la terminologie
ldquobiologisterdquo eacutevidente de Nietzsche comme aussi de vouloir ignorer que pareils termes loin drsquoecirctre une pure
enveloppe toute superficielle renferment neacutecessairement une faccedilon biologique de penser Tout de mecircme
lrsquohabituelle caracteacuterisation de la penseacutee nietzscheacuteenne comme biologisme justifieacutee agrave certains eacutegards constitue le
principal obstacle agrave une peacuteneacutetration de ses penseacutees fondamentales raquo (Heidegger Nietzsche trad Pierre
192
quelconque philosophie de la vie indiquer le caractegravere pulsionnel de la penseacutee nrsquoest que le
preacutelude drsquoune description de la seacutemiotique pulsionnelle La pertinence de cette preacutecision
srsquoannonce drsquoabord dans le renversement de ce que lrsquoon pourrait nommer agrave lrsquoaide drsquoun langage
peu nietzscheacuteen laquo la constitution transcendantale du pheacutenomegravene raquo qui preacutefigure subrepticement
lrsquohistoire du corps668
Il est clair agrave ce stade de notre argumentaire que Nietzsche reacutecuse non seulement
lrsquoexistence drsquoun laquo monde en soi raquo mais aussi celle de son opposeacute lrsquoapparence pheacutenomeacutenale La
deacutecouverte du perspectivisme pulsionnel ne peut donc eacutequivaloir agrave lrsquoincorporation sans reste de
la subjectiviteacute transcendantale comme srsquoil srsquoagissait de simplement retrouver lrsquouniteacute subjective
perdue dans une identiteacute preacuteconsciente669 car une telle reconduction ne ferait que traduire la
dichotomie vraiapparent par lrsquoopposition inconscientconscient Si le corps doit ecirctre penseacute sans
faire abstraction du complexe pulsionnel de force instable et proteacuteiforme que cache son
apparence exteacuterieure crsquoest que chaque disposition affective provient drsquoune configuration des
rapports de force des pulsions et que chaque eacutetat affectif chaque perception constitue un
eacuteveacutenement distinct670 laquo Agrave partir de chacune de nos pulsions fondamentales il existe une
Klossowski Paris Gallimard vol I p 404) Srsquoattarder aux laquo biologisme raquo ou au laquo naturalisme raquo nietzscheacuteen
imposerait un deacutetour indu qui recouvrerait sa penseacutee proprement philosophique au profit de la grammaire
conceptuelle qui lui donne expression 668
cf Didier FRANCK laquo Lrsquoobjet de la pheacutenomeacutenologie raquo La dramatique des pheacutenomegravenes Paris PUF 2001 p
73-74 669
Il est un danger de comprendre lrsquouniteacute subjective du corps telle qursquoelle se donne agrave la conscience en tant que
synthegravese de forces et le corps en tant que subjectiviteacute incarneacutee crsquoest lagrave la grande diffeacuterence qui seacutepare la
philosophie nietzscheacuteenne de toute appropriation par une philosophie drsquoalleacutegeance laquo pheacutenomeacutenologique raquo cf Jean
VIOULAC laquo De Nietzsche agrave Husserl la pheacutenomeacutenologie comme accomplissement systeacutematique du projet
philosophique nietzscheacuteen raquo Les eacutetudes philosophiques (2005) vol 2 p 221 670
cf FP 1885-1886 1 [128] (KSA 12 p 127-128) laquo hellip la multipliciteacute intime des perspectives qui est elle-mecircme
un eacuteveacutenement raquo Voir aussi agrave ce sujet Claude ROMANO laquo Au-delagrave du sujet remarques sur Nietzsche et la
meacutetaphysique raquo Philosophie (1998) vol 58 p 81 et 69 sqq
193
appreacuteciation [Abschaumltzung] selon une perspective diffeacuterente de tout eacuteveacutenement et de tout veacutecu
Chacune de ces pulsions [Trieb] se sent par rapport agrave chacune des autres soit entraveacutee soit
encourageacutee et flatteacutee671 raquo Ce perspectivisme pulsionnel au-delagrave duquel il ne peut y avoir de
laquo choses raquo ou drsquolaquo objets raquo signifie donc que le sens de ce qui se laquo montre raquo ce qui devient
conscient ne peut srsquoeacutepuiser par la simple constatation de son origine preacuteconsciente Le
pheacutenomegravene cegravede donc devant la pulsion car il ne srsquoagit plus drsquoexpliquer ou de comprendre la
laquo corporeacuteiteacute raquo Nous devons deacutesormais apprendre agrave lire les corps en ce sens que laquo lrsquoanalyse
constitutive se transforme en morphologie de la volonteacute de puissance en geacuteneacutealogie672 raquo
Autrement dit la morphologie de la volonteacute de puissance est appeleacutee agrave remplacer la penseacutee
fondamentale parce qursquoelle seule est en mesure de deacutecrire la composition interpreacutetative du corps
pulsionnel et drsquoainsi saisir le jeu des intensiteacutes qui anime et oriente toute intentionnaliteacute
3 Seacutemiotique et interpreacutetation
laquo Le sujet est instable nous ressentons probablement le degreacute drsquointensiteacute des forces et
des instincts comme proximiteacute ou eacuteloignement et nous interpreacutetons pour nous-mecircmes
sous la forme drsquoun paysage drsquoune plaine ce qui est en reacutealiteacute une multipliciteacute de degreacutes
quantitatifs Lrsquoeacuteleacutement le plus rapprocheacute nous lrsquoappelons ldquomoirdquo de preacutefeacuterence agrave ce qui
est plus lointain et accoutumeacute agrave la deacutesignation impreacutecise ldquomoi et tout le reste turdquo nous
faisons instinctivement de lrsquoeacuteleacutement lrsquoensemble des tendances plus faibles dans une
perspective plus lointaine et nous en faisons un ldquoTurdquo ou ldquoCcedilardquo complet673 raquo
671 FP 1885-1886 1 [58] (KSA 12 p 25)
672 Didier Franck laquo Lrsquoobjet de la pheacutenomeacutenologie raquo loc cit p 74
673 FP 1880 6 [70] (KSA 9 p 212) Ce passage anteacuterieur agrave lrsquointroduction explicite du corps comme fil conducteur
philosophique suggegravere non seulement que lrsquoimportance du corps pulsionnel eacutetait deacutejagrave preacutesente in nuce dans ses
eacutecrits preacutealables mais aussi que lrsquoimportance du corps ne tient pas qursquoaux sciences elles-mecircmes Neacuteanmoins il est
important de noter agrave la lecture de lrsquoentiegravereteacute de cette note que le sujet preacuteserve une preacutepondeacuterance
194
La diffeacuterence entre ce que nous appelons communeacutement laquo inteacuterieur raquo et laquo exteacuterieur raquo serait donc
engendreacutee par une diffeacuterence drsquointensiteacute interpreacuteteacutee comme laquo proximiteacute raquo et laquo eacuteloignement raquo
Mais une telle interpreacutetation ne teacutemoigne cependant pas drsquoun simple renversement de la notion
de pheacutenomegravene au profit drsquoune reacutealiteacute intensive plus eacuteleacutementaire drsquoougrave surgirait toute
pheacutenomeacutenaliteacute en tant qursquointensiteacute674 Si lrsquoappreacuteciation des pulsions par lesquelles quelque
chose apparaicirct se signale toujours comme un eacutetat intensif deacutetermineacute alors toute pheacutenomeacutenaliteacute
eacutequivaut agrave la pheacutenomeacutenalisation pulsionnelle du laquo monde souterrain675 raquo intensif du corps Crsquoest
dire que toute intention pulsionnelle (laquo Wohin raquo) nrsquoest que la traduction drsquoune intensiteacute
correspondante mais incommensurable Ce constat nrsquoest pas sans conseacutequence comme le
rappelle Gilles Deleuze laquo Un pheacutenomegravene nrsquoest pas une apparence ni mecircme une apparition
mais un signe un symptocircme qui trouve son sens dans une force actuelle676 raquo La constitution
eideacutetique drsquoune chose relegraveve drsquoun langage des signes [Zeichensprache]677 dont la seacutemiotique
traduit non pas le fourmillement pulsionnel de notre appareil physiologique mais dessine la
674 En effet Kant dans la Critique de la raison pure avait deacutejagrave esquisseacute lrsquoideacutee que toute perception avait une
grandeur intensive qui correspond agrave lrsquoeffet que les objets de la perception peuvent avoir en tant que sensation
laquo hellipdans la mesure ougrave la sensation nrsquoest en elle-mecircme pas du tout une repreacutesentation objective et qursquoen elle ne se
trouvent ni lrsquointuition de lrsquoespace ni celle du temps il ne lui appartiendra certes pas de grandeur extensive mais il
lui reviendra cependant une grandeur (et cela agrave travers son appreacutehension ougrave la conscience empirique peut croicirctre
en un certain temps depuis rien = 0 jusqursquoagrave la mesure qui en est donneacutee) donc une grandeur intensive
relativement agrave quoi une grandeur intensive crsquoest-agrave-dire un degreacute drsquoinfluence sur les sens doit ecirctre attribueacutee agrave tous
les objets de la perception en tant que cette perception contient de la sensation raquo (Critique de la raison pure trad
Alain Renaut Paris 2001 [1997] p 243 [AK III 152 (B 208)] 675
De la geacuteneacutealogie de la morale II sect 1 (KSA 5 p 291) 676
Gilles DELEUZE Nietzsche et la philosophie Paris PUF 2003 [1962] p 3 677
Nietzsche deacutecrit la morale comme langage des signes cf FP 1883 7[47][58][60][76][125][268] (KSA 10 p
257 261 261 268 284 323) 8 [26] (KSA 10 p 343) 24 [27] (KSA 10 p 661) 1884 25[113] (KSA 11 p 43)
et Par-delagrave bien et mal sect 187 (KSA 5 p 107) sect 196 (KSA 5 p 117) Anteacutechrist sect 15 (KSA 6 p 181-182) Le
cas Wagner laquo eacutepilogue raquo (KSA 6 p 50-53) Il mentionne eacutegalement la musique (1883 7 [62] KSA 10 p 262-
264) le meacutecanique (1888 14 [82][122] KSA 13 p 261-262 302) comme des langages des signes
195
surface sur laquelle apparaicirct notre conscience eacutepipheacutenomeacutenale laquo La penseacutee nrsquoest pas encore
lrsquoeacuteveacutenement inteacuterieur lui-mecircme mais reste un simple langage des signes pour les compromis
de puissance entre les affects678 raquo
Cette interpreacutetation de lrsquoapparence comme signe ou comme quantum de force relevant
drsquoun eacutetat momentaneacute et transitoire du corps renvoie forceacutement agrave la volonteacute de puissance
entendue comme pathos En ce sens le pathos et non la volonteacute de puissance est laquo le fait le
plus eacuteleacutementaire679 raquo puisque la volonteacute de puissance nrsquoest qursquoune entiteacute nominale qui se limite
agrave nommer la diffeacuterentiation essentielle agrave lrsquoorigine de la manifestation eacutepigeacuteneacutetique de tout
pathos Celui-ci diffegravere expresseacutement de la nature (phusis) et des dispositions permanentes
(eacutethos) drsquoune chose et en tant que moment passager ne fait que deacutecrire une configuration
momentaneacutee de force Cette prolifeacuteration de termes peut sembler masquer une neacutebulositeacute du
commentaire nietzscheacuteen car nous ne sommes pas mieux servis par lrsquoopaciteacute de la volonteacute de
puissance que par la minceur conceptuelle de ce qursquoil appelle pathos Or si cette notion paraicirct
sombrer dans une eacutequivoque nous devons toutefois reconnaicirctre que toute disposition auto-
affective des pulsions relegraveve drsquoune puissance reacuteellement agissante dont lrsquoexercice deacutepend de
lrsquoeacutetat intensif de la dimension inteacuterieure de la force laquo on devrait parler non pas de causes du
vouloir mais drsquoexcitation du vouloir680 raquo nous rappelle Nietzsche
678 FP 1885-1886 1 [28] (KSA 12 p 17) Cf 1883 7 [126] (KSA 10 p 284-285)
679 FP 1888 14 [79] (KSA 13 p 259)
680 FP 1884 25 [436] (KSA 11 p 127)
196
Ce pathos deacuteterminant reccediloit un nom dans les eacutecrits tardifs laquo le pathos de la distance
le sentiment de la diffeacuterence hieacuterarchique681 raquo Ainsi ce nrsquoest pas la simple capaciteacute reacuteceptive
du corps qui marque son ouverture et son excitabiliteacute mais son organisation hieacuterarchique
laquo Vouloir crsquoest commander mais commander est un affect particulier (cet affect est une
soudaine explosion de force) ― tendu clair une chose excluant les autres en vue conviction
intime de sa supeacuterioriteacute certitude drsquoecirctre obeacutei682 raquo Fruit peut-ecirctre de son engouement pour la
Gregravece archaiumlque et de ses lectures de Roux lrsquoideacutee qursquoune structure puisse eacutemerger de lrsquoagon
demeure neacuteanmoins une deacutetermination incontournable de la pulsionnaliteacute nietzscheacuteenne Si
comme nous avons vu683 lrsquoorganisation fonctionnelle du corps relegraveve non pas drsquoune reacuteaction au
milieu drsquoune adaptation ― laquo une activiteacute secondaire684 raquo dit-il ― mais des diffeacuterences entre
les eacuteleacutements constitutifs du corps seule la diffeacuterence relative des parties est reacuteellement effective
Quelle est la nature de ces diffeacuterences Puisque le corps est organiseacute selon les dispariteacutes de ses
composantes de sorte que les parties qui reacutepondent plus facilement aux stimuli sont avantageacutees
et subordonnent les autres toute diffeacuterence hieacuterarchique serait alors le reflet drsquoune diffeacuterence de
capaciteacute active Or laquo toutes les quantiteacutes ne seraient-elles pas signes de qualiteacutes685 raquo En effet
soit les qualiteacutes traduisent un rapport originaire entre deux pulsions auquel cas lrsquointensiteacute serait
premiegravere soit la quantiteacute et donc lrsquointensiteacute preacutecegravede toute qualiteacute laquo Les qualiteacutes constituent
681 FP 1885-1886 1 [10] (KSA 12 p 13)
682 FP 1884 25 [436] (KSA 11 p 127)
683 cf Chapitre 4
684 De la geacuteneacutealogie de la morale II sect 12 (KSA 5 p 316) cf FP 1886-1887 7 [25] (KSA 12 p 304)
laquo Lrsquoinfluence de ldquocirconstances exteacuterieuresrdquo est surestimeacutee [hellip] lrsquoessentiel du processus est justement cette
monstrueuse puissance formatrice qui de lrsquointeacuterieur est creacuteatrice de forme raquo Voir aussi FP 1886-1887 7 [33]
(KSA 12 p 306) 685
FP 1885-1886 2 [157] (KSA 12 p 142)
197
nos limites infranchissables explique Nietzsche nous ne pouvons nous empecirccher de ressentir
de simples diffeacuterences de quantiteacute comme quelque chose de fonciegraverement distinct de la quantiteacute
agrave savoir comme des qualiteacutes irreacuteductibles les unes aux autres686 raquo La qualiteacute serait alors laquo une
veacuteriteacute vue [hellip] selon une perspective raquo Crsquoest dire qursquoil nrsquoy a pas de diffeacuterence intensive
susceptible drsquoobjectivation car chaque pulsion interpregravete le rapport diffeacuteremment et impose sa
perspective comme la seule possible Autrement dit si le pheacutenomegravene se reacuteduit agrave une seacutemiotique
pulsionnelle et que celle-ci se rapporte au pathos de la distance en tant qursquoinstance
veacuteritablement creacuteatrice de sens alors non seulement le langage imageacute (Zeichensprache) des
pulsions traduit une diffeacuterence drsquointensiteacute mais laquo la distance en tant que pathos687 raquo srsquoexprime
diffeacuterement chez tous les eacuteleacutements du rapport pulsionnel Aucune pulsion ne peut preacutetendre agrave
lrsquoexclusiviteacute seacutemiotique
laquo Lrsquoensemble du monde organique est un enchaicircnement drsquoecirctres entoureacutes de petits
mondes qursquoils se sont imagineacutes en projetant en dehors drsquoeux leur force leurs deacutesirs leurs
expeacuteriences habituelles pour se faire leur monde exteacuterieur [hellip] Le pouvoir creacuteateur chez
tout ecirctre vivant qursquoest-il ― crsquoest que tout ce qui constitue pour chacun son ldquomonde
exteacuterieurrdquo repreacutesente une somme drsquoeacutevaluations que vert bleu rouge dur tendre sont
des eacutevaluations heacutereacuteditaires et le signe de ces eacutevaluations688 raquo
Une pulsion nrsquoexiste jamais seule Elle entretient toujours une relation avec un autre
Mais on lrsquoaura devineacute ce rapport entre pulsions ne se confond pas avec celui du meacutecanisme Si
les pulsions interagissent avec leurs semblables et en viennent agrave former un corps cette
interaction est drsquoabord interpreacutetative car laquo tout foyer de force ― et pas seulement lrsquohomme ―
686 FP 1886-1887 6 [14] (KSA 12 p 238)
687 FP 1887 9 [153] (KSA 12 p 425)
688 FP 1885 34 [247] (KSA 11 p 503)
198
construit le reste du monde crsquoest-agrave-dire le mesure agrave sa force le palpe lui donne forme689 raquo
Chaque pulsion a laquo sa perspective [qursquoelle] voudrait imposer comme norme agrave tous les autres
instincts690 raquo Lrsquoorganisation hieacuterarchique des pulsions ne procegravede donc pas par simple
subordination fonctionnelle mais au moyen de laquo tout ce qui consiste agrave faire violence arranger
abreacuteger omettre remplir amplifier fausserhellip691 raquo laquo En veacuteriteacute explique-t-il lrsquointerpreacutetation
est un moyen en elle-mecircme de se rendre maicirctre de quelque chose (Le processus organique
preacutesuppose un perpeacutetuel INTERPREacuteTER692 raquo Mais cette interpreacutetation ne saurait se limiter agrave une
deacutetermination laquo subjective raquo de la preacutesence drsquoun autre et agrave son adaptation agrave quelque circonstance
exteacuterieure Car si la notion de hieacuterarchie nous permet de caracteacuteriser les pulsions selon leur
position laquo drsquoinfeacuterieur raquo et laquo de supeacuterieur raquo la diffeacuterence fonciegravere qui en deacutecoule nrsquoexiste jamais
dans un rapport abstrait mais srsquoinscrit toujours au sein mecircme des pulsions concerneacutees La
conjugaison pulsionnelle ― crsquoest-agrave-dire les rapports de puissance en tant que tels ― eacutequivaut
donc agrave une interpeacuteneacutetration interpreacutetative par laquelle chaque pulsion laquo reconnaicirct raquo lrsquoexistence
de lrsquoautre (ou des autres) en tant que sa propre condition drsquoexistence Se rendre maicirctre au sens
ougrave lrsquoentend Nietzsche signifie avant toute chose la possibiliteacute de se retrouver par le truchement
de lrsquoautre crsquoest-agrave-dire une assimilation de lrsquoautre au sens drsquoun rendre-eacutegal (ad-similare)
Lrsquointeraction pulsionnelle drsquoougrave sourde quelque chose comme un langage des signes relegraveve drsquoune
seacutemiotique dont le code est mouvant et dont le sens ultime demeure toujours diffeacutereacute
689 FP 1888 14 [186] (KSA 13 p 373)
690 FP 1886 7 [60] (KSA 12 p 3150
691 De la geacuteneacutealogie de la morale III sect 24 (KSA 5 p 400)
692 FP 1885-1886 2 [148] (KSA 12 p 139-140)
199
laquo Tout but toute utiliteacute ne sont cependant que des symptocircmes indiquant qursquoune volonteacute
de puissance srsquoest empareacutee de quelque chose de moins puissant qursquoelle et lui a de son
propre chef imprimeacute le sens drsquoune fonction et toute lrsquohistoire drsquoune ldquochoserdquo drsquoun
organe drsquoun usage peut ecirctre ainsi une chaicircne continue drsquointerpreacutetations et drsquoadaptations
toujours nouvelles dont les causes ne sont mecircme pas neacutecessairement en rapport les unes
avec les autres mais peuvent se succeacuteder et se remplacer les unes les autres de faccedilon
purement accidentelle693 raquo
Mais cette chaicircne drsquointerpreacutetations nrsquoa rien drsquoune parole univoque puisque la seacutemiotique
pulsionnelle qui en constitue le sens relegraveve drsquoun mouvement hermeacuteneutique dans lequel nous
avertit Nietzsche laquo il ne faut pas demander ldquoqui donc interpregravete rdquo au contraire lrsquointerpreacuteter
lui-mecircme en tant que forme de la volonteacute de puissance a de lrsquoexistence (non cependant en
tant qursquoldquoecirctrerdquo [Sein] mais en tant que processus que devenir) en tant qursquoaffection694 raquo
laquo Le monde vu ressenti interpreacuteteacute de telle et telle faccedilon que la vie organique subsiste
dans cette perspective drsquointerpreacutetation Lrsquohomme nrsquoest pas seulement un individu mais
la totaliteacute-organique continuant agrave vivre selon une ligne deacutefinie Du fait qursquoil subsiste il
est prouveacute qursquoun type drsquointerpreacutetation a subsisteacute (mecircme srsquoil est constamment
reacuteameacutenageacute) que le systegraveme drsquointerpreacutetation nrsquoa pas changeacute695 raquo
Ainsi si la pulsion est inseacuteparable de ce vers quoi elle est tendue crsquoest-agrave-dire son laquo wohin raquo le
sens de son intensiteacute signale lrsquoincorporation drsquoune eacutevaluation par laquelle elle a su prendre corps
et se conserver comme une histoire laquo ougrave revit et prend corps tout le passeacute le plus lointain et le
plus proche du devenir organique agrave travers lequel par-dessus lequel et au-delagrave duquel semble
couler un immense flux inaudible696 raquo
693 De la geacuteneacutealogie de la morale II sect 12 (KSA 5 p 314)
694 FP 1885-1886 2 [151] (KSA 12 p 140) cf Claude ROMANO laquo Au-delagrave du sujet remarques sur Nietzsche et
la meacutetaphysique raquo Philosophie (1998) vol 58 p 82 laquo ce qui advient et celui agrave qui cela advient interagissent lrsquoun
avec lrsquoautre et apparaissent inextricables raquo Voir aussi p 80 695
FP 1886-1887 7 [2] (KSA 12 p 251) 696
FP 1885 35 [35] (KSA 11 p 526)
200
4 Penser vouloir sentir
Le caractegravere interpreacutetatif de la pulsionnaliteacute manifeste lrsquoexistence drsquoune eacutevaluation
incorporeacutee laquelle est inscrite agrave mecircme la pulsion et semblerait diriger son expression de son
intensiteacute pulsionnelle Dans un passage de Par-delagrave bien et mal dans lequel il se livre agrave une
laquo pheacutenomeacutenologie de la volonteacute697 raquo crsquoest-agrave-dire agrave une description de lrsquoexpeacuterience de la volonteacute
en tant que telle Nietzsche expose lrsquoorganisation pulsionnelle sous-jacente agrave lrsquointentionnaliteacute698
qui relegraveve expresseacutement lrsquoexistence et la preacuteseacuteance de lrsquoincorporation de la penseacutee qui trahit la
textualiteacute essentielle du corps pulsionnel
En reacuteponse au laquo preacutejugeacute du peuple699 raquo selon lequel la volonteacute et a fortiori le laquo libre
arbitre raquo serait une et identique au laquo concept syntheacutetique ldquojerdquo raquo et donc laquo agrave proprement parler
la seule chose que nous connaissions que nous connaissions inteacutegralement et complegravetement
sans perte ni ajout700 raquo Nietzsche avance que vouloir lui laquo semble avant toute chose quelque
chose de compliqueacute quelque chose qui nrsquoa drsquouniteacute que verbale raquo En effet si lrsquoimmeacutediateteacute
apparente du corps ne tient qursquoagrave la fine deacutemarcation entre le non-conscient et la conscience ―
deacutemarcation qui du reste nrsquoappartient agrave vrai dire qursquoagrave cette derniegravere ― alors la laquo simpliciteacute et
697 Nous empruntons lrsquoexpression laquo pheacutenomeacutenologie de la volonteacute raquo agrave un texte de Maudemarie Clark et David
Dudrick sans toutefois adopter le sens de leur interpreacutetation du passage Cf Maudemarie CLARK et David DUDRICK
The Soul of Nietzschersquos Beyond Good and Evil Cambridge Cambridge University Press 2012 p 176 sqq 698
Nous devons reconnaicirctre la profonde influence qursquoa exerceacutee le texte de Didier Franck laquo Au-delagrave de la
pheacutenomeacutenologie raquo (Dramatique des pheacutenomegravenes loc cit p 105-124) sur lrsquoargument contenu dans la preacutesente
section Voir aussi le chapitre laquo Vouloir sentir penser raquo dans Nietzsche et lrsquoombre de Dieu loc cit p 208-222 699
Par-delagrave bien et mal sect 19 (KSA 5 p 32) 700
Par-delagrave bien et mal sect 19 (KSA 5 p 32) Cette citation fait reacutefeacuterence explicite agrave Schopenhauer pour qui la
volonteacute laquo est quelque chose drsquoimmeacutediatement connu et connu de telle sorte que mois savons et comprenons mieux
ce qursquoest la volonteacute que tout ce que lrsquoon voudra raquo (Le monde comme volonteacute et repreacutesentation trad A Burdeau
Paris PUF 2004 [1966] p 154)
201
[hellip] lrsquoimmeacutediateteacute de tout vouloir701 raquo promulgueacutee non seulement par la vision naiumlve
populaire de la volonteacute mais eacutegalement par la philosophie schopenhauerienne702 nous rappelle
Nietzsche doit elle aussi laisser place agrave la foisonnante reacutealiteacute pulsionnelle sous-jacente qui se
manifeste subrepticement comme la reacuteactualisation la preacutesentification drsquoune seacuterie drsquoeacutevaluations
qui trient et preacutedeacuteterminent toute expression intentionnelle On se rappellera en outre
lrsquoaffirmation de Schopenhauer selon laquelle laquo mon corps et ma volonteacute ne font qursquoun703 raquo Ce
passage de Par-delagrave bien et mal peut donc se lire comme le fin mot de Nietzsche agrave propos de
lrsquouniciteacute immeacutediate du corps veacutecu dans lrsquoacte du vouloir Puisque la volonteacute une qursquoil heacuterite de
ses lectures de Schopenhauer se montre lors de son examen physiologique704 comme une
instance multiple qui renvoie agrave la pluraliteacute polyseacutemique que nous avons nommeacutee laquo pulsion raquo
Nietzsche est degraves lors contraint de reconnaicirctre non seulement lrsquoauto-affection dynamique
pulsionnelle originaire comme source de toute corporeacuteiteacute705 mais afin de parer toute accusation
de transformer la pulsion en laquo trou noir raquo explicatif il cerne la position pulsionnelle en tant que
laquo textualiteacute raquo incorporeacutee irreacuteductible agrave un logos agrave une parole Ainsi en tant que volonteacute de
puissance la volonteacute se voit interpreacuteter agrave lrsquoaune de son perspectivisme interpreacutetatif comme
lrsquoexpression intentionnelle des diffeacuterences de puissance non consciente
laquo [C]ette prodigieuse synthegravese drsquoecirctres vivants et drsquointellects qursquoon appelle lrsquoldquohommerdquo
ne peut vivre que du moment ougrave a eacuteteacute creacuteeacute ce systegraveme subtil de relations et de
transmissions et par lagrave lrsquoentente extrecircmement rapide entre tous ces ecirctres supeacuterieurs et
701 Le gai savoir sect 127 (KSA 3 p 482)
702 Par-delagrave bien et mal sect 19 (KSA 5 p 32)
703 SCHOPENHAUER Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation loc cit p 144 704 Cf Chapitre 4 705 Cf chap 5
202
infeacuterieurs cela gracircce agrave des intermeacutediaires tous vivants mais ce nrsquoest pas lagrave un problegraveme
de meacutecanique crsquoest un problegraveme de morale706 raquo
Autrement dit lrsquoorganisation pulsionnelle du corps et lrsquoexpression drsquoune laquo volonteacute raquo
reacutepond drsquoabord agrave des processus de domination qui subordonnent les pulsions entre elles et
coordonnent en apparence lrsquoorientation intentionnelle de toute action volontaire Cette
constatation reprend sans le reconnaicirctre ouvertement le chemin traceacute par ce qursquoil nomme
ailleurs laquo le soupccedilon anticipateur de Leibniz707 raquo lequel par une reprise des puissances de lrsquoacircme
telles que deacutecrites par la scolastique708 ― crsquoest-agrave-dire laquo la triniteacute du ldquopenser sentir vouloirrdquo709 raquo
― plonge laquo notre vie pensante sentante voulante710 raquo dans une preacuteconscience corporelle Ce
retour liminal agrave une philosophie ancienne ne constitue pas pour autant son renouvellement car
si Nietzsche se preacutevaut de lrsquoideacutee de lrsquointerrelation du penser du sentir et du vouloir il nrsquoaffirme
pas lrsquoexistence de trois faculteacutes distinctes de lrsquoacircme711 incarneacutee dans le corps pulsionnel mais
ramegravene la pulsion en tant que telle agrave une laquo acircme mortelle712 raquo ou agrave une laquo conscience713 raquo
incorporeacutee dont la pluraliteacute du corps serait la synthegravese
706 FP 1885 37 [4] (KSA 11 p 577)
707 Le gai savoir sect 354 (KSA 3 p 590)
708 Notons agrave titre indicatif que cette tripartition des puissances de lrsquoacircme remonte agrave Aristote cf De Anima III 427
a 19-20 laquo καὶ τῷ νοεῖν καὶ φρονεῖν καὶ αἰσθάνεσθαι raquo elle est ensuite reprise par St Thomas cf St Thomas
DrsquoAQUIN Somme Theacuteologique IV q 34 art 2 et se retrouve enfin aussi chez Leibniz Nouveaux essais sur
lrsquoentendement humain livre II sect 21 Dans Le gai savoir Nietzsche fait expresseacutement reacutefeacuterence agrave Leibniz cf Le
gai savoir sect 354 et sect 357 (KSA 3 p 590 598) 709
FP 1885 38[8] (KSA 11 p 607) 710
Le gai savoir sect 354 (KSA 3 p 590) 711
FP 1885 40 [39] (KSA 11 p 648-649) 712
FP 1885 40 [8] (KSA 11 p 631) Cf Par-delagrave bien et mal sect 19 (KSA 5 p 31-34) Lrsquoexpression laquo acircmes
mortelles raquo figure pour la premiegravere fois dans le second volume de Humain trop humain (Opinions et sentences
mecircleacutees sect 17 KSA 2 p 386) ougrave il sert agrave caracteacuteriser lrsquoacircme de lrsquohistorien 713
FP 1885 37 [4] (KSA 11 p 576-577)
203
laquo Lrsquoldquoappareil neuro-ceacutereacutebralrdquo nrsquoa pas eacuteteacute construit avec cette ldquodivinerdquo subtiliteacute dans la
seule intention de produire la penseacutee la sensation la volonteacute Il me semble tout au
contraire que justement pour produire le penser le sentir et le vouloir il nrsquoest besoin
drsquoun ldquoappareilrdquo mais que ces pheacutenomegravenes eux seuls sont ldquola chose elle-mecircmerdquo714 raquo
Agrave ce stade de notre exposeacute nous ne pouvons affirmer comme Schopenhauer que laquo mon
corps hormis qursquoil est ma repreacutesentation nrsquoest que ma volonteacute715 raquo Car en tant que corps
pulsionnel notre corps ne reacutepond agrave aucune identiteacute ni avec elle-mecircme en tant que repreacutesentation
ni mecircme avec une quelconque volonteacute eacuteprouveacutee Ainsi libeacutereacute de toute coiumlncidence avec le corps
le vouloir remarque Nietzsche est drsquoabord laquo un affect et plus preacuteciseacutement cet affect est celui
du commandement716 raquo Toute volonteacute est un regard une intention qui laquo fixe un point unique agrave
lrsquoexclusion de toute autre chose raquo et qui est habiteacute par la certitude drsquoecirctre obeacutei Vouloir laquo nrsquoest
pas ldquoconvoiterrdquo aspirer demander deacutesirer raquo mais en tant que laquo lrsquoaffect du commandement raquo
vouloir deacutesigne laquo un eacutetat de tension au greacute duquel une force tend agrave se deacutecharger717 raquo de sorte
que laquo crsquoest deacutesormais telle chose et rien drsquoautre qui est neacutecessaire718 raquo La volonteacute est donc
comme nous avons pu le relever pulsion laquo une pousseacutee vers quelque chose une force ordonneacutee
et subordonneacutee agrave un terme ou but qursquoelle vise vers lequel elle est intenseacutement tendue719 raquo En
tant que telle la volonteacute est donc toujours une intensiteacute car si elle est tendue vers un but celui-
ci existe uniquement dans la perspective deacutetermineacutee de lrsquoanticipation de son atteinte par lequel
714 FP 1885 37 [4] (KSA 11 p 577)
715 SCHOPENHAUER Le monde comme volonteacute et comme repreacutesentation p 144
716 Par-delagrave bien et mal sect 19 (KSA 5 p 32) cf FP 1885 38 [8] (KSA 11 p 606-608)
717 FP 1887-1888 11 [114] (KSA 13 p 54)
718 Par-delagrave bien et mal sect 19 (KSA 5 p 32)
719 Nous reprenons la deacutefinition de la pulsion que lrsquoon retrouve chez Didier Franck dans laquo Au-delagrave de la
pheacutenomeacutenologie raquo Dramatique des pheacutenomegravenes loc cit p 121
204
il srsquoimpose comme tel De ce fait derriegravere la manifestation exteacuterieure de notre volonteacute
drsquoapparence simple et eacutevidente se montre agrave nous ― nous qui sommes laquo agrave la fois ceux qui
ordonnent et ceux qui obeacuteissent720 raquo ― laquo une chose si complexe721 raquo qursquoelle srsquoimpose bien avant
toute prise en compte consciente de toute intention constitutive
En outre puisque laquo dominer crsquoest supporter le contrepoids de la force plus faible raquo crsquoest-
agrave-dire laquo une sorte de continuation de la lutte [hellip] pour autant qursquoil reste de la force capable de
reacutesister722 raquo lrsquoaffect du commandement la certitude drsquoecirctre obeacutei srsquoaccompagne drsquoune
preacutefiguration de son exercice par lrsquoanticipation drsquoune multipliciteacute de sentiments (Gefuumlhl)
laquo [D]ans tout vouloir il y a drsquoabord une pluraliteacute de sentiments agrave savoir le sentiment de
lrsquoeacutetat dont on part le sentiment de lrsquoeacutetat vers lequel on va le sentiment de ldquodont on partrdquo
et de ce ldquovers quoi on vardquo eux-mecircmes et encore un sentiment musculaire concomitant
qui commence agrave entrer en jeu quand bien mecircme nous nrsquoagitons pas ldquobras et
jambesrdquo723 raquo
Commander au sens ougrave Nietzsche lrsquoentend signifie donc la reconnaissance drsquoun subordonneacute
la familiariteacute qui anticipe ce vers quoi la pulsion est tendue sans quoi elle ne pourrait ecirctre une
force dirigeacutee Cette certitude anticipative qui point avant mecircme lrsquoexercice de la laquo volonteacute raquo
srsquoinscrit agrave mecircme lrsquoaffect du commandement crsquoest-agrave-dire le pathos de la distance en tant que sa
possibiliteacute intime drsquoecirctre ce qursquoelle est Son expression relegraveve donc drsquoune ouverture non
seulement agrave son but en tant que tel mais puisque celui-ci appartient en propre agrave la pulsion en
tant que force tendue vershellip la pulsion est drsquoembleacutee ouverte agrave elle-mecircme Ainsi avant toute
720 FP 1885 38 [8] (KSA 11 p 606)
721 FP 1885 38 [8] (KSA 11 p 606)
722 FP 1884 26 [276] (KSA 12 p 222)
723 Par-delagrave bien et mal sect 19 (KSA 5 p 32) Nietzsche semble reprendre certains eacuteleacutements de la theacuteorie de Wundt
cf Wundt Psychologie physiologique Loc cit vol II p 443 Voir aussi lrsquoeacutebauche de cet aphorisme FP 1885 38
[8] (KSA 11 p 606-608)
205
excitabiliteacute la pulsion en tant qursquoauto-affection eacutepigeacuteneacutetique est-elle deacutejagrave toujours ouverte agrave
ce qui peut lrsquoaffecter elle-mecircme en tant que le sentiment de sa propre intensiteacute
Lrsquoouverture agrave soi de lrsquoeacuteperon pulsionnel signifie alors que la pulsion est toujours quelque
chose de deacutetermineacute laquo [T]oute pulsion est pulsion vers quelque chose de bon et ce drsquoun point de
vue ou de lrsquoautre il y a lagrave une eacutevaluation en cela qui pour cette raison srsquoest incorporeacutee724 raquo
affirme Nietzsche Elle suppose toujours une eacutevaluation incorporeacutee une signification car laquo il
faut encore du penser dans tout acte de volonteacute il y a une penseacutee qui commande ― et on ne
doit certes pas croire que lrsquoon puisse seacuteparer cette penseacutee du ldquovouloirrdquo comme si alors la volonteacute
demeurait encore725 raquo En tant qursquointensiteacute affective le laquo vouloir raquo est certes un commandement
orienteacute mais sa force tendue nrsquoest pas dirigeacutee de maniegravere arbitraire Si lrsquoouverture qui deacutecrit sa
laquo tension vershellip raquo est ouverture agrave soi son laquo but raquo son laquo vers quoi raquo ne peut lui ecirctre eacutetranger
La pulsion nrsquoest donc pas tendue vers quelque chose drsquoindeacutetermineacute et agrave quoi elle reste
indiffeacuterente mais puisqursquoelle est indissociable de ce vers quoi elle est dirigeacutee (le wohin) elle
reacutepond invariablement drsquoune deacutetermination inscrite agrave mecircme son affectiviteacute crsquoest-agrave-dire drsquoune
penseacutee qui constitue son aiguillon726 Toute pulsion est donc deacutetermineacutee par un sens une
eacutevaluation une penseacutee qui lui est propre de sorte qursquolaquo aucune pulsion ne saurait tendre agrave un but
sans tendre agrave son but ni tendre agrave son but sans tendre agrave ce qui est bon pour elle et pour elle seule
et qui pour ecirctre une eacutevaluation est ce sens auquel elle est redevable drsquoecirctre lrsquoexercice qursquoelle
724 FP 1884 26 [72] (KSA 11 p 167) Trans mod
725 Par-delagrave bien et mal sect 19 (KSA 5 p 32) cf FP 1885 38 [8] (KSA 11 p 606-608)
726 Didier FRANCK laquo Au-delagrave de la pheacutenomeacutenologie raquo p 121 laquo La pulsion nrsquoest donc pas une pulsion vers
quelque chose drsquoabsolument indeacutetermineacute et indiffeacuterent mais vers quelque chose qui lui est bon raquo
206
est727 raquo Autrement dit la pulsionnaliteacute renvoie neacutecessairement non seulement agrave lrsquoincorporation
drsquoeacutevaluations par lesquelles chaque pulsion est pulsionnelle mais au corps lui-mecircme en tant
qursquoensemble pulsionnel et donc en tant que texte
5 La textualiteacute du corps
Nous ne pouvons donc deacutepartager sans artifice le vouloir du sentir et du penser Alors
mecircme que le monde est chaos728 en tant que pulsion incorporeacutee la volonteacute ne peut exister seule
sans rapport avec un laquo autre raquo Si vouloir signifie laquo vouloir quelque-chose raquo ce quelque-chose
est drsquoembleacutee deacutetermineacute comme une reacutesistance (Wider-stand) comme une intensiteacute objet drsquoune
sensation et dont lrsquoexistence relegraveve drsquoune interpreacutetation Crsquoest dire que la tension qui habite et
deacutetermine lrsquoorientation drsquoune pulsion ― le vers quoi ― nrsquoest pas deacutepourvue de sens et que son
expression nrsquoeacutequivaut pas agrave un tacirctonnement indeacutetermineacute car son laquo vecteur raquo intentionnel
srsquoinscrit toujours dans le sillage drsquoune deacutetermination de ses capaciteacutes affectives et donc drsquoune
eacutevaluation729
Puisque le corps nrsquoest pas une juxtaposition drsquoorganes de tissus et de cellules mais un
ensemble vivant organiseacute en une hieacuterarchie drsquoeacuteleacutements qui produit une coordination
autostructurante lrsquoorganisation physiologique nrsquoest pas un problegraveme meacutecanique730 laquo crsquoest un
problegraveme moral731 raquo
727 FRANCK ibid p 121-122
728 cf Le gai savoir sect 109 (KSA 3 p 96-99)
729 FRANCK laquo Au-delagrave de la pheacutenomeacutenologie raquo p 123
730 FP 1884 25 [432] (KSA 11 p 126)
731 FP 1885 37 [4] (KSA 11 p 577)
207
laquo Dans tout vouloir on a affaire purement et simplement agrave du commandement et de
lrsquoobeacuteissance sur le fond comme on lrsquoa dit drsquoune structure sociale composeacutee de
nombreuses ldquoacircmesrdquo raison pour laquelle un philosophe devrait prendre le droit de
ranger le vouloir en tant que tel dans la sphegravere de la morale agrave savoir la morale comprise
comme doctrine des rapports de domination dont deacutecoule le pheacutenomegravene ldquovierdquo732 raquo
Crsquoest dire que lrsquoorganisation du corps imputable ultimement agrave la volonteacute de puissance nrsquoest ni
une affaire de force physique ni physiologique ni mecircme chimique car la subordination
respective des eacuteleacutements la formation drsquoune hieacuterarchie733 reacutepond drsquoabord drsquoune eacutevaluation
morale On ne peut preacutetendre deacutecrire lrsquoagencement des parties sans reconnaicirctre que la formation
drsquoorgane deacutecoule drsquoun systegraveme de jugements transitoire qui impose une fonctionnaliteacute agrave une
forme organique qui en soi est deacutepourvue de sens Interpreacuteter la pulsion agrave la lumiegravere des
puissances de lrsquoacircme comme Nietzsche le fait au sect 19 de Par-delagrave bien et mal renvoie donc
toute organisation physiologique agrave un ensemble drsquoeacutevaluations qui deacutetermine lrsquoimportance
relative des organes et transforme de ce fait une structure organique en une valeur incorporeacutee
laquo Les pulsions sont les effets posteacuterieurs de jugements de valeur longtemps pratiqueacutes qui agrave
preacutesent fonctionnent instinctivement comme le ferait un systegraveme de jugements de plaisir et de
douleur734 raquo
Lrsquointerpreacutetation du corps comme pheacutenomegravene moral nrsquoest pas sans rappeler les
bouleversements profonds qursquoont subis les conceptions du vivant agrave la suite de lrsquoarticulation de
lrsquoorganogenegravese embryologique agrave partir de la fin du XVIIIe siegravecle Tandis que la philosophie
732 Par-delagrave bien et mal sect 19 (KSA 5 p 34)
733 On se rappellera un ceacutelegravebre passage de Ainsi parlait Zarathoustra dans lequel celui-ci affirme laquo une table de
valeur est inscrite au-dessus de chaque peuple crsquoest la table de ses victoires sur lui-mecircme crsquoest la voix de sa
volonteacute de puissance raquo (Ainsi parlait Zarathoustra laquo Des mille et une fins raquo p 98 KSA 4 p 74 Trad mod) 734
FP 1884 25 [460] (KSA 11 p 135) Cette deacutefinition reprend en tous points celle de la moraliteacute que lrsquoon
retrouve dans Humain trop humain sect 99 (KSA 2 p 95-96) et dans Aurore sect 9 (KSA 3 p 21-24)
208
concevait jusqursquoalors les parties drsquoun organisme laquo comme moyens de la finaliteacute du tout en tant
que le tout est alors en tant que structure statique le produit de la composition des parties735 raquo
un nouveau modegravele du vivant au sein duquel lrsquoorganisme complexe est conccedilu comme une
socieacuteteacute ou une laquo totaliteacute se subordonnant des eacuteleacutements virtuellement autonomes736 raquo prend
place de sorte que laquo la relation des parties au tout est une relation drsquointeacutegration [hellip] dont la fin
est la partie car la partie ce nrsquoest plus deacutesormais une piegravece ou un instrument crsquoest un
individu737 raquo Deacutejagrave Kant avait reconnu les limites du modegravele technologique heacuteriteacutees de la
philosophie carteacutesienne pour rendre compte de lrsquoorganisation des corps organiseacutes (organisierte
Wesen)738 Lrsquoadoption progressive du modegravele laquo organologique739 raquo pour expliquer la finaliteacute
apparente des ecirctres organiseacutes auquel la troisiegraveme Critique de Kant nrsquoest pas eacutetrangegravere se
reacutepercute jusqursquoagrave Nietzsche Si lrsquoaffect du commandement qui marque le laquo vouloir raquo de la
pulsion est agrave entendre comme un impeacuteratif physiologique une prescription morale crsquoest que la
volonteacute la volonteacute de puissance est une laquo force organisatrice740 raquo
Or cette organisation immanente agrave lrsquoorganogenegravese nrsquoest qursquoune laquo exigence morale raquo
rappelle Nietzsche laquo il y a un ldquotu doisrdquo pour chacun des organes qui leur est intimeacute par lrsquoorgane
735 Georges CANGUILHEM Eacutetudes drsquohistoire et de philosophie des sciences Paris Vrin 2002 [1968] p 323
736 CANGUILHEM Eacutetudes drsquohistoire et de philosophie des sciences p 330
737 CANGUILHEM p 331
738 cf KANT Critique de la faculteacute de juger trad Alain Renaut Paris Flammarion 1995 sect 65 p 365-366 (AK
V p 373-374) laquo Dans un tel produit de la nature chaque partie de mecircme qursquoelle nrsquoexiste que par lrsquointermeacutediaire
de toutes les autres est penseacutee eacutegalement comme existant pour les autres et pour le tout crsquoest-agrave-dire comme
instrument (organe) ― ce qui toutefois nrsquoest pas suffisant [hellip] elle doit en fait ecirctre consideacutereacutee comme un organe
produisant les autres parties [hellip] ce que ne peut ecirctre nul instrument de lrsquoart mais seulement un instrument de la
nature raquo 739
Georges CANGUILHEM Eacutetudes drsquohistoire et de philosophie des sciences loc cit p 323 740
FP 1888 14 [117] (KSA 13 p 294)
209
qui commande741 raquo Toute fonction physiologique nrsquoest que lrsquoanalogon drsquoune vertu incorporeacutee
qui reacutepond agrave une prescription morale au sein du corps Par une laquo une longue contrainte raquo qui
laquo organise place dispose donne forme742 raquo point une structure hieacuterarchique qui par
lrsquoassignation de fonctions et de rapports fonctionnels exprime une eacutechelle de vertus qui relegraveve
drsquoune incorporation de jugements de valeur Ainsi toute laquo utiliteacute raquo renvoie non seulement agrave
lrsquoagencement fonctionnel des parties de lrsquoorganisme mais agrave un systegraveme de significations dont
le sens srsquoinscrit agrave mecircme le corps comme une trame interpreacutetative qui reacutevegravele sa textualiteacute
Le deacuteveloppement drsquoun organisme lrsquoeacutelaboration drsquoun corps procegravede donc par
lrsquoentrelacement des perspectives de ses parties et lrsquoordination des puissances respectives agrave partir
du partage interpreacutetatif drsquoun ensemble de signes drsquoun langage crsquoest-agrave-dire drsquoune seacutemiotique
commune Par conseacutequent si le corps implique in abstracto une hermeacuteneutique physiologique
comme le mode drsquoecirctre de ses parties le corps pulsionnel est drsquoabord la manifestation drsquoune
laquo parole raquo voire drsquoune plurivociteacute incorporeacutee en tant que hieacuterarchie de jugements de valeur Le
corps anatomique ne peut agrave lui seul servir de fondement philosophique car il ignore tout du
monde souterrain (Unterwelt) des pulsions et leur articulation drsquoune indeacutechiffrable polyseacutemie
drsquointerpreacutetations infinies743 Au niveau de la conscience un langage deacutetermineacute capable de
donner forme agrave lrsquointensiteacute pulsionnelle sous-jacente existe seulement par la reacuteexcitation de
741 FP 1884 25 [432] (KSA 11 p 126)
742 Par-delagrave bien et mal sect188 (KSA 5 p 108)
743 Le corps comme nous rappelle Eacuteric Blondel est laquo lieu drsquoarticulation et non proprement fondement raquo (Eacuteric
BLONDEL Nietzsche le corps et la culture la philosophie comme geacuteneacutealogie philologique Paris LrsquoHarmattan
1986 p 224) En effet lrsquoexistence de pulsions comme celles de tout le monde corporel nrsquoest qursquointerpreacutetation
laquo Les passions sont une construction de lrsquointelligence lrsquoinvention de causes qui nrsquoexistent pas raquo (FP 1883-1884
24 [20] KSA 10 p 657)
210
laquo traces deacutejagrave signifiantes744 raquo et donc uniquement par une interpreacutetation de celles-ci En effet
tout langage figureacute (Zeichensprache) ne deacutepend pas drsquoune parole dont la traduction est
deacutetermineacutee par un code unique car en tant que signaleacutetique il se montre seulement par le
truchement drsquointerpreacutetations qui participent activement agrave son eacutelaboration et ne circonscrive le
sens
laquo Interpreacuteter explique Eric Blondel crsquoest face agrave une pluraliteacute choisir des possibiliteacutes
de sens drsquoun signe ou drsquoun ensemble de signes polyseacutemiques Crsquoest agrave la fois livrer le
signe agrave sa plurivociteacute et forceacutement abreacuteger celle-ci crsquoest libeacuterer et dominer se rendre
maicirctre par des exclusives745 raquo
Aborder ainsi lrsquointerpreacutetation par lrsquoentremise des laquo forces ldquocorporantesrdquo746 raquo et leur rendre la
parole signifie donc beaucoup plus que lrsquointroduction en philosophie drsquoun biologisme
pulsionnel ou drsquoune psychologie physiologique car en tant qursquointerpreacutetation perspectivale la
pulsion reacutesiste agrave toute objectivation et se situe deacutesormais entre laquo la singulariteacute perspectiviste
reacuteelle et lrsquoabstraction deacuteneacutegatrice du concept geacuteneacuteralisant747 raquo Autrement dit on ne peut
proceacuteder agrave lrsquoexplication du corps pulsionnel car si celui-ci est un agencement polyseacutemique
drsquointerpreacutetations crsquoest que lrsquointerpreacutetation se fait deacutejagrave corps
Que dire du lien entre corps et esprit degraves lors que nous nous sommes interdits lrsquoaccegraves agrave
celui-ci En effet puisque lrsquointellect laquo nrsquoest qursquoun instrument748 raquo qui laquo demeure proteacutegeacute et
744 Pierre KLOSSOWSKI Nietzsche et le cercle vicieux Paris Mercure de France 1969 p 77
745 Eacuteric BLONDEL Nietzsche le corps et la culture la philosophie comme geacuteneacutealogie philologique p 248
746 KLOSSOWSKI p 57
747 BLONDEL Nietzsche le corps et la culture p 256
748 Ainsi parlait Zarathoustra laquo Des contempteurs du corps raquo p 72 (KSA 4 p 40) Il est inteacuteressant de noter que
Canguilhem dans son analyse du modegravele organologique (Eacutetudes drsquohistoire et de philosophie des sciences p 328)
affirme que laquo si le tout organique est agrave ce point totaliseacute que drsquoune part toute partie qursquoon y preacutelegraveve apparaisse
comme un artefact que drsquoautre part tout preacutelegravevement le deacutenature alors une description en est agrave la rigueur possible
mais non pas une connaissance raquo
211
exclu de ce qursquoil y a drsquoinnombrable et de divers dans lrsquoexpeacuterience749 raquo tout ce qui devient
conscient nrsquoexprime qursquoune surface drsquoinscription nous ne pouvons avoir accegraves agrave la reacutealiteacute
inconsciente sous-jacente laquo Nos expeacuteriences personnelles ne sont pas le moins du monde
volubiles Elles ne pourraient se communiquer elles-mecircmes si elles le voulaient Crsquoest que la
parole leur manque750 raquo explique Nietzsche Il ne peut y avoir de conciliation de lrsquoactiviteacute
inconsciente des pulsions et de la penseacutee consciente car chercher agrave exprimer consciemment ce
qui est inconscient eacutequivaut agrave une tacircche futile751
laquo Toutes nos actions sont au fond incomparablement personnelles singuliegraveres drsquoune
individualiteacute illimiteacutee cela ne fait aucun doute mais degraves que nous les traduisons en
conscience elles ne semblent plus lrsquoecirctrehellip Voilagrave le veacuteritable pheacutenomeacutenalisme et
perspectivisme tel que je le comprends la nature de la conscience animale implique
que le monde dont nous pouvons avoir conscience nrsquoest qursquoun monde de surfaces et de
signes un monde geacuteneacuteraliseacute vulgariseacute ― que tout ce qui devient conscient devient par
lagrave mecircme plat inconsistant stupide agrave force de relativisation geacuteneacuterique signe repegravere
pour le troupeau qursquoagrave toute prise de conscience est lieacute une grande et radicale corruption
falsification superficialisation et geacuteneacuteralisation752 raquo
Apprendre agrave interpreacuteter le corps ou suivre le fil conducteur (philosophique) du corps
signifie dans un premier temps apprendre agrave reconnaicirctre la constitution seacutemiotique de notre
organisation physiologique Mais cette reconnaissance de la position pulsionnelle du corps
nrsquoentraicircne pas la reacuteduction de notre conscience agrave son soubassement laquo inconscient raquo car la
traduction de lrsquointensiteacute pulsionnelle en lrsquointentionnaliteacute qui marque la penseacutee consciente ne
749 FP 1885 37 [4] (KSA 11 p 578)
750 Le creacutepuscule des idoles laquo Divagation drsquoun inactuel raquo sect 26 (KSA 6 p 135)
751 cf KLOSSOWSKI loc cit p 69 laquo Nous ne sommes qursquoune succession drsquoeacutetats discontinus par rapport au code
des signes quotidiens et sur laquelle la fixiteacute du langage nous trompe tant que nous deacutependons de ce code nous
concevons notre continuiteacute quoique nous ne vivions que discontinus mais ces eacutetats discontinus ne concernent que
notre faccedilon drsquouser ou de nrsquouser pas de la fixiteacute du langage ecirctre conscient crsquoest en user raquo 752
Le gai savoir sect 354 (KSA 3 p 593)
212
saurait eacutequivaloir agrave une explicitation directe de nos eacutetats patho-logiques753 En ce sens
philosopher agrave lrsquoaide du corps signifie ultimement rendre agrave cette intention son intensiteacute sinon
originaire du moins concomitante754 Il srsquoagit alors drsquoune imposition de sens car en lrsquoabsence
du sens originaire nous ne pouvons faire autrement que rendre ou trouver un sens qui ne fait
pas obstacle au jeu interpreacutetatif et pulsionnel du corps
La deacutecouverte de lrsquoorganisation histologique de la moraliteacute pulsionnelle du corps
introduit la possibiliteacute drsquoune reconfiguration de celle-ci Si le texte du corps suppose plusieurs
interpreacutetations possibles sans toutefois en reacuteveacuteler lrsquoaccegraves nous ne pouvons proceacuteder par
geacuteneacuteralisation explicative Mais nous devons reconnaicirctre le jeu interpreacutetatif des pulsions et
lrsquoimpossibiliteacute drsquoune objectivation deacutefinitive du corps et de sa combinatoire pulsionnelle Nous
devons alors apprendre agrave lire agrave nouveau le texte du corps agrave lrsquoaune drsquoune nouvelle pratique
philologique
laquo Par philologie il faut entendre ici dans un sens tregraves geacuteneacuteral explique Nietzsche lrsquoart
de bien lire ― de savoir deacutechiffrer des faits sans les fausser par son interpreacutetation sans
par exigence de comprendre agrave tout prix perdre toute prudence toute patience toute
finesse La philologie conccedilue comme ephexis dans lrsquointerpreacutetation qursquoil srsquoagisse de
livres de nouvelles des journaux de destins ou du temps qursquoil fait ― sans mecircme parler
du ldquosalut de lrsquoacircmerdquo[Heil der Seele]hellip755 raquo
Une telle lecture des corps serait alors la restitution drsquoune intensiteacute qui sinon originaire srsquoinscrit
dans la spontaneacuteiteacute de son advenir et lrsquoouvre par lagrave agrave sa propre diffeacuterence Telle lecture
753 KLOSSOWSKI p 81
754 cf KLOSSOWSKI p 81 Voir aussi p 85 laquo Donc point drsquointention ailleurs que dans le code des signes eacutetablis
par la conscience en tant que lrsquointention aspire agrave une fin assigneacutee par la ldquoconsciencerdquo au ldquovouloirrdquo Un but nrsquoest
lui aussi qursquoune image provoqueacutee par des forces agissantes lesquelles sont eacuteprouveacutees et codeacutees en tant
qursquointention raquo 755
LrsquoAnteacutechrist sect 52 (KSA 6 p 233)
213
srsquoimposerait une distance avec elle-mecircme et œuvrerait par la particularisation du particulier
Mais plus radicalement encore puisque toute identiteacute demeure impossible la restitution drsquoune
intensiteacute ne pourra se faire sans reconnaicirctre sa participation fonciegravere agrave la constitution jamais
deacutefinitive et toujours diffeacutereacutee du corps historique
― Chapitre 7 ―
LE CORPS HISTORIQUE
laquo Le corps humain dans lequel revit et srsquoincarne le
passeacute le plus lointain et le plus proche agrave travers
lequel au-delagrave duquel et par-dessus lequel semble
couler un immense fleuve inaudible le corps est
une penseacutee plus surprenante que jadis lrsquoldquoacircmerdquo756 raquo
laquo Lrsquoappropriation de lrsquohistoire sous la conduite des
excitations et des instincts ― il nrsquoy a pas de
ldquoscience historique objectiverdquo757 raquo
1 LA REPRODUCTION DES CORPS
11 Incorporation et meacutemoire
La textualiteacute du corps et sa structure morale srsquoaccompagnent et srsquoarticulent autour de la
notion de corps historique758 laquo Tout ce qui est organique se distingue de ce qui est inorganique
en ceci qursquoil accumule des expeacuteriences et qursquoil nrsquoest jamais identique agrave soi au cours de son
processus759 raquo Lrsquoorganique en tant que tel serait ainsi indissociable drsquoune laquo meacutemoire raquo qui
maintient et preacuteserve certains jugements certaines eacutevaluations760 et ne serait donc pas sans
rapport agrave la pulsionnaliteacute du corps761 de sorte que laquo la meacutemoire est pousseacutee par les pulsions agrave
756 FP 1885 36 [35] (KSA 11 p 565)
757 FP 1883 7 [268] (KSA 9 p 323)
758 laquo La meacutemoire a des origines morales raquo (FP 1880 6 [344] KSA 9 p 285)
759 FP 1883 12 [31] (KSA 10 p 406)
760 Cf FP 1884 25 [403] (KSA 11 p 117) laquo Je suppose de la meacutemoire et une sorte drsquoesprit chez tout ecirctre
organique lrsquoappareil est si fin qursquoil paraicirct pour nous ne pas exister raquo Voir aussi FP 1883 15 [52] (KSA 10 p
493) 1886 5 [99] (KSA 12 p 226) ougrave il est question drsquoune laquo meacutemoire inconsciente raquo 761
Cf FP 1880 6 [63] (KSA 9 p 210) Cf 1880 6 [64] [234] [297] (KSA 9 p 210 259 27-274) 1881 11
[133] (KSA 9 p 490)
215
deacutelivrer son contenu raquo lors des processus pulsionnels Sans cette laquo meacutemoire physiologique raquo
lrsquoexistence de lrsquoorganique et lrsquoeacutemergence de structures finaliseacutees serait difficile voire
impossible
Le corps serait donc peacutetri drsquoune meacutemoire composeacutee drsquoeacutevaluations drsquoexpeacuteriences
incorporeacutees qui se manifeste drsquoabord selon une seacutemiotique pulsionnelle En cela Nietzsche ne
diffegravere guegravere de ses contemporains Lrsquoideacutee que le corps est le lieu de la meacutemoire agrave la fois
individuel et collectif est embleacutematique des hypothegraveses biologiques de la fin du XIXe siegravecle762
Dans son ouvrage seacuteminal Les maladies de la meacutemoire Theacuteodule Ribot dont lrsquoinfluence sur
Nietzsche est sinon certaine alors difficilement deacutementie eacutecrit laquo la meacutemoire est par essence
un fait biologique par accident un fait psychologique763 raquo Pour Nietzsche comme pour Ribot
la meacutemoire appartient drsquoabord au corps laquo Dans tout jugement des sens toute la protohistoire
[Vorgeschichte] organique est agrave lrsquoœuvre [hellip] Il nrsquoy a pas drsquooubli dans le domaine organique
mais plutocirct une espegravece de digestion du veacutecu764 raquo En ce sens preacutecise-t-il laquo lrsquoexpeacuterience nrsquoest
possible que gracircce agrave la meacutemoire la meacutemoire nrsquoest possible que par la reacuteduction drsquoun fait
intellectuel agrave un signe765 raquo de sorte que laquo la penseacutee dans la perception drsquoune chose parcourt
une seacuterie de signes que la meacutemoire lui offre et cherche des analogies766 raquo Non seulement les
762 Dans son analyse du pheacutenomegravene de la meacutemoire organique au XIXe siegravecle Laura Otis eacutecrit laquo The theory of
organic memory placed the past in the individual in the body in the nervous system it pulled memory from the
domain of metaphysics into the domain of the physical with the intention of making it knowable raquo (Laura OTIS
Organic memory History and the body in late nineteenth amp early twentieth centuries Lincoln University of
Nebraska Press 1994 p 3) 763
Theacuteodule RIBOT Les maladies de la meacutemoire Paris Germer Bailliegravere 1881 p 1 764
FP 1884 34 [167] (KSA 11 p 477) 765
FP 1884 34 [249] (KSA 11 p 505) 766
FP 1885 38 [14] (KSA 11 p 614)
216
processus conscients preacutesupposent-ils une meacutemoire incorporeacutee mais le corps lui-mecircme est
informeacute et structureacute par celle-ci
Cette formation de corps par accumulation drsquoexpeacuteriences ne signifie toutefois ni une
addition de celles-ci ni leur concateacutenation car si elles reacutepondent de la reacuteception et la mise en
ordre du divers elles sont inextricablement lieacutees agrave la puissance intussusceptive du corps et donc
soumises agrave une constante reacuteinterpreacutetation Or cette accumulation drsquoexpeacuteriences se precircte agrave une
caracteacuterisation diffeacuterente selon que la meacutemoire physiologique est attribueacutee agrave lrsquoorganisme ou au
corps En tant que structure de domination le corps rend compte de la formation des organes et
partant de celle de lrsquoorganisation qui deacutetermine lrsquoorganisme comme tel Mais alors que le corps
est une interrelation pulsionnelle polymorphe ouverte aux possibiliteacutes de son advenir
lrsquoorganisme srsquoarticule essentiellement selon les besoins de sa propre conservation et renvoie
neacutecessairement agrave sa capaciteacute de recevoir des impressions eacutetrangegraveres En outre comme le
souligne Nietzsche prendre lrsquoorganisme comme forme primordiale drsquoorganisation signifie du
coup perdre de vue laquo la preacuteseacuteance fondamentale des forces spontaneacutees agressives
conqueacuterantes capables de donner lieu agrave de nouvelles interpreacutetations de nouvelles directions et
de nouvelles formes et agrave lrsquoinfluence desquelles lrsquoldquoadaptationrdquo est soumise767 raquo Les reacutesultats de
lrsquoincorporation et de lrsquoaccumulation drsquoexpeacuteriences se donnent agrave voir diversement comme
interpreacutetation ou adaptation
Cette distinction permet de deacutepartager les sens de cette meacutemoire physiologique qui vit
au sein de tout ecirctre vivant Alors que lrsquoorganisme peacutetri qursquoil est par lrsquoaction des forces
767 De la geacuteneacutealogie de la morale II sect 12 (KSA 5 p 316)
217
environnantes reacuteagit agrave celles-ci en srsquoincorporant ses expeacuteriences autant individuelles que
phyleacutetiques comme des laquo adaptations raquo le corps polymorphe et instable ne retient pas et ne
peacuterennise pas ses formes mais agit activement de sorte qursquoil laquo utilise [et] exploite les
ldquocirconstances exteacuterieuresrdquo768 raquo La diffeacuterence tient donc agrave lrsquointention sous-jacente laquo ce qui est
utile agrave la dureacutee de lrsquoindividu pourrait ecirctre deacutefavorable agrave sa force et agrave sa splendeur ce qui assure
le maintien de lrsquoindividu pourrait en mecircme temps lrsquoimmobiliser et le figer dans son
eacutevolution769 raquo Puisque lrsquoorganisme deacutepend de ses organes quant agrave son sens et la formation de
ceux-ci tient drsquoabord de la textualiteacute pulsionnelle du corps la meacutemoire se rapporte drsquoabord au
corps Elle est inscription de signes770 et en tant que telle elle introduit la possibiliteacute drsquoune
refonte reacutetrospective de toute organisation pulsionnelle lieu de meacutemoire le corps se
temporalise771
12 Incorporation et histoire
Cette meacutemoire physiologique capable drsquoincorporer et de preacuteserver les expeacuteriences
srsquoinscrit dans la continuation de notre preacutesentation du fil conducteur du corps et crsquoest agrave son
analyse que nous proceacutederons dans le preacutesent chapitre Jusqursquoagrave preacutesent nous nous sommes
attardeacutes agrave la seule consideacuteration du corps comme une structure deacutejagrave eacutetablie laissant en plan la
768 FP 1886-1887 7 [25] (KSA 12 p 304)
769 FP 1886-1887 7 [25] (KSA 12 p 304)
770 Cf FP 1885 34 [249] (KSA 11 p 505)
771 Cf Barbara STIEGLER Nietzsche et la biologie Paris PUF 2001 p 72 laquo Que le passeacute mette en forme lrsquoavenir
et que lrsquoavenir reacutetroagisse sur le passeacute crsquoest justement ce que deacutevoile lrsquoanalyse de lrsquoautoreacutegulation biologique car
si lrsquoassimilation conditionne lrsquoexcitation qui advient au sujet si elle met en forme lrsquoavenir pour le rendre rattachable
au passeacute les formes de lrsquoassimilation (et le passeacute lui-mecircme) subissent en retour les effets de lrsquoavenir en srsquoouvrant
toujours plus agrave son impact raquo
218
question de son origine et de sa geacuteneacuteration Or lrsquoeacutemergence drsquoun corps et lrsquoorganisation de ses
parties nrsquoest pas un pheacutenomegravene spontaneacute eacutecrit Nietzsche mais laquo une chaicircne continue
drsquointerpreacutetations et drsquoadaptations toujours nouvelles raquo et son eacutevolution une laquo succession de
processus de subjugation raquo772 Lrsquoorgane ne se reacuteduit ni agrave son utiliteacute ni agrave son origine laquo la
naissance drsquoune chose se distingue toto coelo de son utiliteacute de son application effective et de
son classement dans un systegraveme de buts une chose qui existe et qui a pris forme drsquoune maniegravere
ou drsquoune autre est toujours interpreacuteteacutee drsquoune faccedilon nouvelle par une puissance supeacuterieure qui
srsquoen empare773 raquo La variation interpreacutetative de son sens qui dissocie drsquoembleacutee toute infeacuterence
agrave partir drsquoune utilisation actuelle implique toutefois une certaine succession drsquointerpreacutetations et
de formes Cette dimension historique nrsquoest pas lrsquoapanage unique de lrsquoorganisme mais
appartient aussi au corps en tant que tel En effet eacutecrit Nietzsche laquo les pulsions sont les effets
posteacuterieurs de jugements de valeur longtemps pratiqueacutes qui agrave preacutesent fonctionnent
instinctivement774 raquo comme des jugements laquo inneacutes raquo et laquo heacutereacuteditaires [angeerbt]raquo775 Si donc
laquo lrsquohomme porte en lui la meacutemoire de toutes les geacuteneacuterations passeacutees776 raquo nos sentiments nos
instincts nos pulsions nous appartiennent alors en tant que laquo perceptions heacutereacuteditaires777 raquo
laquo Ce monde tout entier qui nous concerne tant soit peu reacuteellement [hellip] crsquoest nous autres
humains qui lrsquoavons creacuteeacute [hellip] le monde entier compreacutehensible et sensible constitue
772 De la geacuteneacutealogie de la morale II sect 12 (KSA 5 p 314)
773 De la geacuteneacutealogie de la morale II sect 12 (KSA 5 p 314)
774 FP 1884 25 [460] (KSA 11 p 135) Cf 1884 25 (378) (KSA 11 p 111)
775 FP 1885-86 1 [21] (KSA 12 p 15)
776 FP 1872-1873 19 [162] (KSA 7 p 470) Cf 1872-1873 19 [187] (KSA 7 p 477) 1885 36 [35] (KSA 11
p 565) 1883 7 [172] (KSA 10 p 297) 1885 34 [167] (KSA 11 p 476-477) 1885 40 [34] (KSA 11 p 645-
646) 1885 40 [54] (KSA 11 p 655) laquo Ce qui est deacutecisif en morale reacuteside seulement agrave lrsquoarriegravere-plan de
lrsquoldquointentionnaliteacuterdquo Il sera toujours illicite drsquoisoler ce qui est individuel ldquoVoici et crsquoest ainsi qursquoil faut srsquoexprimer
un ecirctre organique dont la preacutehistoire est telle ou telle raquo 777
FP 1881 11 [302] (KSA 9 p 557) Cf 1881 11 [333] (KSA 9 p 571)
219
lrsquoaffabulation originelle de lrsquohumaniteacute [hellip] TOUT CECI nous lrsquoheacuteritons drsquoun coup comme
si crsquoeacutetait la reacutealiteacute mecircme778 raquo
La transmission des valeurs incorporeacutees (sentiments instincts pulsions) signale non seulement
que nous sommes constitueacutes de laquo tout le passeacute humain jusqursquoagrave vous et moi779 raquo mais aussi que
la pulsionnaliteacute du corps ne saurait ecirctre seacutepareacutee du passeacute dont elle est la re-preacutesentation voire
la preacutesentification
laquo Des masses eacutenormes de telles habitudes ont fini par se durcir au point que des espegraveces
[Gattungen] entiegraveres vivent gracircce agrave elles [hellip] Le pouvoir creacuteateur chez tout ecirctre vivant
quel est-il ― crsquoest que tout ce qui constitue pour chacun son ldquomonde exteacuterieurrdquo
repreacutesente une somme drsquoeacutevaluations [hellip] [qui] sont des eacutevaluations heacutereacuteditaires et le
signe de ces eacutevaluations780 raquo
Les nombreuses allusions agrave une neacutebuleuse forme drsquoheacutereacutediteacute que lrsquoon retrouve distribueacutees
agrave travers les eacutecrits de Nietzsche pourraient certainement renvoyer agrave une possible constitution
historique des corps Mais reacuteduire lrsquoorigine des valeurs incorporeacutees et donc de lrsquoincorporation
elle-mecircme agrave quelques expeacuteriences sinon originaires du moins preacutealables introduirait les
cateacutegories de succession et de causaliteacute comme condition agrave notre compreacutehension de la
corporeacuteiteacute et ferait du corps pulsionnel eacuteprouveacute un corps repreacutesenteacute et meacutecanique En effet
relever les deacuteterminants heacutereacuteditaires des corps se fait seulement en souscrivant agrave la logique drsquoune
succession causale et ramegravenerait toute progeacuteniture agrave un effet transitif des faculteacutes reproductives
des geacuteniteurs Nous sommes donc contraints drsquoeacutecarter provisoirement toute consideacuteration lieacutee agrave
la succession phyleacutetique781 des eacutevaluations incorporeacutees si nous souhaitons ecirctre en mesure
778 FP 1881 14 [8] (KSA 9 p 624-625)
779 FP 1882-1883 4 [264] (KSA 10 p 183)
780 FP 1885 34 [247] (KSA 11 p 503)
781 Succession qui se distingue du reste du progregraves par lrsquoabsence drsquoun but ou drsquoune intention sous-jacente
220
drsquooffrir une interpreacutetation probante des expeacuteriences ancestrales par lesquelles laquo nous nous
sommes arrangeacutes un monde dans lequel nous pouvons vivre782 raquo Mais si nous nous interdisons
drsquoaborder la notion drsquoheacutereacutediteacute comme une progression nous ne pouvons non plus associer une
forme mecircme indeacutetermineacutee de continuiteacute agrave la transmission de valeurs sans introduire une
volonteacute fonciegraverement conservatoire au sein de celle-ci qui nrsquoaspirait qursquoagrave laquo imposer au chaos
assez de reacutegulariteacute et de forme pour satisfaire notre besoin pratique783 raquo
laquo Les concepts drsquoldquoindividurdquo et drsquoldquoespegravecerdquo sont eacutegalement faux et purement apparents
Lrsquoldquoespegravecerdquo nrsquoexprime que le fait qursquoune foule drsquoecirctres semblables surgissent dans le
mecircme temps et que le rythme drsquoune croissance continue et drsquoune modification de soi se
trouve ralenti pendant un long intervalle [hellip] Cette contrainte agrave former des concepts des
espegraveces des formes des fins des lois ― ldquoun monde des cas identiquesrdquo ― lrsquoon ne doit
pas le comprendre dans ce sens que nous serions capables de fixer un monde vrai mais
en tant que contrainte agrave nous arranger un monde ougrave notre existence est rendue
possible784 raquo
Comment devons-nous alors comprendre la transmission des valeurs et leur
incorporation Selon Nietzsche pour qui laquo la geacuteneacuteration sexuelle nrsquoest dans le domaine de tous
les ecirctres vivants qursquoun cas drsquoexception785 raquo engendrer de nouveaux corps nrsquoeacutequivaut pas agrave leur
re-production laquo Le protoplasme qui se scinde frac12 + frac12 nrsquoest pas = 1 eacutecrit-il mais = 2786 raquo La
naissance drsquoun nouvel organisme ne reacutepond pas drsquoune simple addition mais drsquoune division
laquo La scission drsquoun protoplasme en deux intervient lorsque la puissance ne suffit plus agrave dominer
782 Le gai savoir sect 121 (KSA 3 p 447)
783 FP 1888 14 [152] (KSA 13 p 333)
784 FP 1887 9 [144] (KSA 12 p 417) Cf 1887 9 [38] (KSA 12 p 352-353) Voir agrave ce sujet lrsquoanalyse des laquo cas
identiques raquo par Didier Franck dans Nietzsche et lrsquoombre de Dieu Paris PUF 1998 p 299-372 785
FP 1885 34 [217] (KSA 11 p 495) 786
FP 1885-1886 2 [68] (KSA 12 p 92)
221
les possessions acquises la geacuteneacuteration est conseacutequence drsquoune impuissance787 raquo La production
drsquoun nouveau corps signifie une dissolution et un affaiblissement ― une transfiguration ― de
la laquo force organisatrice788 raquo Autrement dit laquo lagrave ougrave une volonteacute ne suffit pas agrave organiser tout ce
qursquoelle srsquoest approprieacute une contre-volonteacute entre en action qui assume la seacuteparation un nouveau
centre drsquoorganisation789 raquo Par conseacutequent si Nietzsche fait reacutefeacuterence agrave une possible propagation
heacutereacuteditaire des valeurs celle-ci nrsquoa pas agrave avoir le sens drsquoune progression ou drsquoune eacutevolution
Le deacuteplacement du sens de lrsquoheacutereacutediteacute vers une conception diffeacuterentielle de la succession sera le
fil drsquoAriane du preacutesent chapitre Cette reconnaissance de la diffeacuterence entre deux geacuteneacuterations
transforme le lien entre passeacute et preacutesent de sorte agrave introduire lrsquoontogenegravese comme
reacuteinterpreacutetation de la phylogenegravese
13 Lrsquoheacutereacutediteacute entre phylogenegravese et ontogenegravese
Il important de reconnaicirctre les reacuteserves que Nietzsche exprime quant agrave la reacutealiteacute effective
de la notion drsquoheacutereacutediteacute Srsquoil ne nie pas la reacutealiteacute drsquoun tel pheacutenomegravene790 il heacutesite cependant agrave lui
accorder une porteacutee deacuteterminante En absence drsquoune explication de lrsquoapparente transmission
heacutereacuteditaire791 lrsquoheacutereacutediteacute demeure un pis-aller une expression par laquellelaquo nous nrsquoexpliquons
rien mais nous contentons de deacutesigner et drsquoindiquer792 raquo La simple observation de certaines
787 FP 1885-1886 1 [118] (KSA 12 p 38) Cf 1885-1886 2 [76] (KSA 12 p 96-97)
788 FP 1888 14 [117] (KSA 13 p 294)
789 FP 1886-1887 5 [64] (KSA 12 p 209) Cf 1884 26 [274] (KSA 11 p 221-222)
790 FP 1885 35 [50] (KSA 11 p 536)
791 Bien que lrsquoheacutereacutediteacute eacutetait reconnue comme telle aucune explication deacutefinitive nrsquoavait encore vu le jour et crsquoest
en ce sens que Wilhelm Roux eacutecrit laquo Nous manquons toutefois de travaux non seulement sur lrsquoheacutereacutediteacute et sur la
cause de celle-ci mais aussi sur la maniegravere dont ce principe agit raquo (Roux p 34 Kampf p 5) 792
FP 1885 1 [86] (KSA 12 p 32)
222
reacutegulariteacutes entre geacuteneacuterations ne suffit pas agrave deacuteduire lrsquoexistence drsquoun systegraveme de propagation
geacuteneacutetique Sans verser dans la speacuteculation theacuteorique Nietzsche deacuteveloppe neacuteanmoins une
compreacutehension de la transmissibiliteacute des valeurs incorporeacutees qui reacutecuse un important
preacutesupposeacute des theacuteories contemporaines laquo Pas drsquoheacutereacutediteacute [Vererbung] La chaicircne croissant en
tant que totaliteacute ―793 raquo Lrsquoindividu ne repreacutesente pas un maillon drsquoune succession progressive
de formes il repreacutesente la ligneacutee en entier
laquo Mais si lrsquoon considegravere son ascendance lrsquoon y deacutecouvre lrsquohistoire drsquoune formidable
accumulation ou capitalisation de forces par toutes sortes de renoncements de luttes de
travaux de perceacutees pour srsquoaffirmer Crsquoest parce qursquoil en a coucircteacute autant pour le former et
non pas parce que le grand homme se trouve lagrave miraculeusement comme un don du ciel
et du ldquohasardrdquo qursquoil est devenu grand ldquoHeacutereacutediteacuterdquo ― fausse notion Pour que quelqursquoun
soit ce qursquoil est ses ancecirctres ont payeacute794 raquo
Par cette affirmation Nietzsche ne seacutegare que peu du sens propre du terme laquo heacutereacutediteacute raquo
dont lrsquoorigine remonte au droit de succession et qui se deacutefinit comme lrsquoensemble des biens drsquoune
personne transmis apregraves la mort liant ainsi lrsquoindividu agrave la ligneacutee Cette transmission heacutereacuteditaire
des richesses accumuleacutees crsquoest-agrave-dire du patrimoine subit une reacuteinterpreacutetation au XVIIIe par la
science meacutedicale sous lrsquoinfluence des recherches au sujet des maladies congeacutenitales795
Ensemble ces deux acceptations de lrsquoadjectif laquo heacutereacuteditaire raquo deacuteterminent et circonscrivent
lrsquohorizon de possibiliteacutes de lrsquointroduction en franccedilais comme ne allemand du substantif
laquo heacutereacutediteacute raquo au cours du XIXe siegravecle Par sa reacutefeacuterence agrave une accumulation drsquoacquis le sens leacutegal
793 FP 1887 9 [8] (KSA 12 p 343)
794 FP 1887 9 [45] (KSA 12 p 358)
795 Cf Carlos LOPEZ-BELTRAN laquo Forging Heredity From Metaphor to Cause a Reification Story raquo Studies in the
History and Philosophy of Science vol 25 no 2 (1994) p 211-235 Cet article est lrsquoun des seuls textes agrave explorer
les sources conceptuelles de cette ideacutee dont lrsquoeacutevidence est incontestable mais le meacutecanisme demeure parfois
difficile agrave cerner mecircme apregraves lrsquoarticulation de la geacuteneacutetique
223
jette les jalons de ce qui deviendra agrave la suite des travaux notables de Charles Darwin une
progression relative des aptitudes agrave survivre agrave la laquo seacutelection naturelle raquo (survival of the fittest)
En associant une porteacutee eacutetiologique emprunteacutee aux sciences meacutedicales agrave lrsquoinflexion biologique
de son sens originel juridique lrsquoadjectif laquo heacutereacuteditaire raquo devint le substantif laquo heacutereacutediteacute raquo dont le
sens regroupe les notions de biens acquis et de transmission filiale Alors qursquoau sens leacutegal
lrsquoexpression ne deacutesigne et ne caracteacuterise qursquoun ensemble de biens transmis au sein drsquoune ligneacutee
son adoption par la meacutedecine franccedilaise et lrsquoapparition du substantif introduisent une dimension
explicative et causale ― de laquelle Nietzsche cherche agrave se dissocier ― qui permet
lrsquoassociation de geacuteneacuterations distinctes par lrsquoidentification de traits congeacutenitaux et transmissibles
La transformation de la notion drsquoheacutereacutediteacute en processus causal srsquoest accompagneacutee drsquoune
nouvelle compreacutehension du deacuteveloppement ontogeacuteneacutetique crsquoest-agrave-dire du deacuteveloppement drsquoun
ecirctre individuel Lrsquointroduction du substantif laquo heacutereacutediteacute raquo vint poser une nouvelle deacutetermination
de la transmission des expeacuteriences ancestrales et bousculer les anciennes notions de procreacuteation
(Zeugung) et drsquoeacutepigenegravese embryologique Lrsquoexplication de lrsquoontogeacutenie avait jusqursquoalors eacuteteacute
identifieacutee agrave la multiplication et agrave la diffeacuterenciation progressive drsquoune cellule originaire (œuf ou
germe) sous lrsquoinfluence contraignante des conditions exteacuterieures Ainsi toute ressemblance entre
les geacuteneacuterations eacutetait-elle imputeacutee non pas agrave lrsquoexistence de traits heacutereacuteditaires eux-mecircmes mais agrave
la constance persistante des circonstances et des forces actives lors du deacuteveloppement (nisus
formativus) Lrsquohypothegravese eacutepigeacuteneacutetique qui apparut au milieu du XVIIIe siegravecle consistait en une
transformation conceptuelle majeure en deacuterivant les structures anatomiques visibles chez
224
lrsquoadulte du deacuteveloppement embryonnaire796 Or cependant que lrsquoembryogeacutenie eacutecartait les
anciennes ideacutees preacuteformationnistes la domination de lrsquoeacutepigenegravese comme explication de la
production (Zeugung) des corps organiseacutes fut alors infleacutechie par lrsquointroduction de lrsquoheacutereacutediteacute
(Vererbung)797 Mais lrsquointroduction et la reacuteification de la transmission heacutereacuteditaire sous la
banniegravere de lrsquoeacutevolution transformiste se reacuteveacutelegraverent comme la prolongation voire
lrsquoapprofondissement de lrsquoeacutepigenegravese plutocirct que sa reacutefutation
Alors que lrsquoeacutepigenegravese telle que conccedilue par ses premiers adeptes se concevait comme
lrsquoexplication du deacuteveloppement reacutepeacuteteacute des ecirctres organiseacutes agrave partir de la matiegravere inerte apregraves la
reacutefutation de la geacuteneacuteration spontaneacutee par Louis Pasteur et la conseacutecration de la fameuse maxime
de Rudolph Virchow (omnis cellula a cellula)798 lrsquoideacutee que le vivant puisse eacutemerger de la
matiegravere amorphe fut rejeteacutee de maniegravere deacutefinitive Cela ne signifiait pas pour autant un rejet de
la thegravese eacutepigeacuteneacutetique Lrsquoarticulation de lrsquoeacutevolutionnisme transformiste comme doctrine
fondamentale agrave toute explication morphologique des ecirctres organiseacutes dans la fouleacutee de lrsquoOrigine
des espegraveces de Charles Darwin en 1859 srsquoest accompagneacutee drsquoune synthegravese des puissances
organisationnelles ontogeacuteneacutetiques agrave la transmission heacutereacuteditaire du pheacutenotype Degraves lors la
transmission diffeacuterentielle des traits caracteacuteristiques drsquoun type drsquoorganisme sera
796 Cf Georges CANGUILHEM et coll Du deacuteveloppement agrave lrsquoeacutevolution au XIXe siegravecle Paris PUF 2003 [1962] p
23-24 laquo Simplement dans le cas de lrsquoancienne eacutepigenegravese les cateacutegories anatomiques nrsquoeacutetaient anteacuterieures que
logiquement agrave la geacuteneacuteration alors que selon les preacuteformationnistes elles le preacuteceacutedaient agrave la fois
chronologiquement et logiquement pour parler comme Aristote [hellip] Non seulement la science de lrsquoembryogeacutenie
conquiert ainsi son indeacutependance par rapport agrave lrsquoanatomie mais en deacutefinitive crsquoest elle qui doit se subordonner
lrsquoanatomie Les fœtales sont anteacuterieures agrave la fois λόγῳ et χρόνῳ aux formes acheveacutees raquo 797
Cf Frederick B CHURCHILL laquo From Heredity Theory to Vererbung the Transmission Problem 1850-1915 raquo
Isis vol 78 no 3 (1987) p 338 sqq voir surtout note 4 798
Cf Rudolph VIRCHOW Die Cellularpathologie in ihrer Begruumlndung auf physiologische und pathologische
Gewebelehre Berlin 1862 p 22
225
indissociablement lieacutee agrave lrsquoexistence drsquoun germe qui preacutecegravede et preacutedeacutetermine le deacuteveloppement
de lrsquoecirctre vivant Autrement dit agrave partir du milieu du XIXe siegravecle et agrave la suite de la reacuteification de
lrsquoheacutereacutediteacute en processus deacutetermineacute organisation et histoire sont deacutesormais indissolubles799
Cette solidariteacute de lrsquohistoire et de lrsquoorganisation biologique qui point avec lrsquoapparition
du concept drsquoheacutereacutediteacute prend la forme drsquoun support mateacuteriel par lequel le passeacute phyleacutetique et
heacutereacuteditaire se transmet en tant que germe Le premier agrave formuler une hypothegravese mateacuterialiste
pour expliquer lrsquoheacutereacutediteacute fut Darwin qui dans De la variation des animaux et des plantes agrave
lrsquoeacutetat domestique (1868) deacutecrit ce germe comme lrsquoamalgame de petites granules qursquoil nomme
gemmules eacutemises par toutes les parties du corps lors de leur deacuteveloppement
laquo On admet universellement que les cellules ou les uniteacutes qui constituent le corps se
multiplient par division spontaneacutee [self-division] ou par prolifeacuteration tout en conservant
la mecircme nature et qursquoelles se convertissent ulteacuterieurement pour former les diverses
substances et les divers tissus qui composent le corps Mais agrave cocircteacute de ce mode de
multiplication je suppose que les uniteacutes engendrent [throw off] des petits granules qui
se dispersent dans le systegraveme tout entier [hellip] Nous pourrions donner agrave ces granules le
nom de gemmules Eacutemises par toutes les parties du systegraveme ces gemmules se reacuteunissent
pour former les eacuteleacutements sexuels et leur deacuteveloppement dans la geacuteneacuteration suivante
constitue un ecirctre nouveau mais ils peuvent eacutegalement se transmettre agrave lrsquoeacutetat latent
[dormant state] agrave des geacuteneacuterations futures et se deacutevelopper alors800 raquo
Cette laquo pangenegravese raquo fait ainsi deacutependre non seulement la production de nouveaux corps des
anciens mais subordonne eacutegalement lrsquoespegravece agrave lrsquoindividu puisque la manifestation des traits
speacutecifiques se voit degraves lors confieacutee non pas agrave lrsquoaction de certaines forces endogegravenes ou
799 Cf Franccedilois JACOB La logique du vivant une histoire de lrsquoheacutereacutediteacute Paris Gallimard 1970 p 145 laquo Agrave lrsquoideacutee
drsquoorganisation se lie indissolublement celle de son histoire Mais lrsquohistoire drsquoun systegraveme organiseacute ne repreacutesente pas
simplement la suite des eacuteveacutenements auxquels ce systegraveme srsquoest trouveacute mecircleacute Elle devient la seacuterie des transformations
par lesquelles srsquoest progressivement constitueacute le systegraveme raquo 800
Charles DARWIN De la variation des animaux et des plantes agrave lrsquoeacutetat domestique 2 tomes trad Ed Barbier
Paris 1880 p 392 (Variation of Animals and Plants under Domestication 2 tomes New York 1876 p 369-370)
226
exogegravenes mais relegraveve drsquoabord de la formation des gemmules dans chaque individu et de leur
transfert lors la reproduction Lrsquoespegravece ne conserve ainsi qursquoune existence nominale dont
lrsquoeffectiviteacute se limite deacutesormais agrave un formalisme morphologique Lrsquoontogeacutenie ne serait donc
plus seulement le deacuteveloppement (evolutio) ou le deacuteroulement drsquoune succession drsquoeacutetats
drsquoorganisation deacutetermineacutee par les seules lois de la combinaison chimique mais deviendrait du
coup par lrsquoentremise de ses ramifications physiologiques diverses la production (throw off) de
son contenu heacutereacuteditaire et lrsquoexpression deacuteterminante du passeacute comme tel
Cette identiteacute du passeacute phyleacutetique et de lrsquoontogeacutenie propre agrave lrsquoheacutereacutediteacute biologique
trouve sa plus fameuse expression chez Ernst Haeckel Ernst Heinrich Philipp August Haeckel
(1834-1919) fut lrsquoun des plus grands avocats du darwinisme et de lrsquoeacutevolutionnisme en geacuteneacuteral
en Allemagne impeacuteriale Bien que Nietzsche nrsquoait pas eu de contact direct avec son
interpreacutetation du processus eacutevolutionnaire ― nous ne posseacutedons aucune indication que
Nietzsche ait lu ses livres ― lrsquoinfluence de ses ideacutees sur la conception populaire du devenir
organique et son rocircle drsquoenseignant aupregraves drsquoune geacuteneacuteration de biologistes suggegraverent une
influence indirecte voire contextuelle sur les reacuteflexions de Nietzsche notamment par sa laquo loi
biogeacuteneacutetique raquo Cette laquo loi raquo qursquoon devrait deacutesigner comme la loi de Serres-Muumlller-Haeckel801
tellement la parenteacute est diffuse est aussi connue comme la theacuteorie de la reacutecapitulation Elle
stipule que laquo dans lrsquoensemble le deacuteveloppement individuel de chaque individu organique [est]
une reacutepeacutetition rapide de la longue eacutevolution paleacuteontologique de ses ancecirctres lrsquoontogenegravese est
801 CANGUILHEM et coll Du deacuteveloppement agrave lrsquoeacutevolution au XIXe siegravecle op cit p 79
227
une bregraveve reacutecapitulation de la phylogeacutenegravese802 raquo La seacuterie de diffeacuterenciation cellulaire et la
speacutecialisation progressive qui caracteacuterisent lrsquoontogeacutenie reproduiraient donc la seacuterie des
transformations subies par les formes ancestrales de sorte que le deacuteveloppement embryonnaire
serait la reprise de toute la ligneacutee filiale
laquo La seacuterie des formes par lesquelles passe lrsquoorganisme individuel agrave partir de la cellule
primordiale jusqursquoagrave son plein deacuteveloppement nrsquoest qursquoune reacutepeacutetition en miniature de la
longue seacuterie de transformations subies par les ancecirctres du mecircme organisme depuis les
temps les plus reculeacutes jusqursquoagrave nos jours803 raquo
La theacuteorie de la reacutecapitulation de Haeckel plus eacutelaboreacutee que celle de Darwin srsquooffre
comme une synthegravese de la cytologie eacutepigeacuteneacutetique et du transformisme eacutevolutionniste Elle
reacutesume en outre lrsquoeacutetat des connaissances au sujet des processus physiologiques et reprend la
notion drsquoadaptation pour en faire non seulement lrsquoorigine des traits et des caractegraveres speacutecifiques
mais integravegre la seacutequence drsquoeacutemergences agrave leur reacuteiteacuteration en de nouveaux corps Puisque
lrsquoontogeacutenie renvoie au passeacute phyleacutetique le deacuteveloppement drsquoun individu ne fait pas que tirer
ses laquo conditions de possibiliteacute raquo de celle-ci mais en constitue la repreacutesentation Mais
contrairement aux gemmules de Darwin qui sont une mateacuterialisation eacutevidente voire peut-ecirctre
grossiegravere du passeacute et ne transmettent que lrsquoinformation neacutecessaire au deacuteveloppement des
caractegraveres heacutereacuteditaires drsquoun organisme la theacuteorie de Haeckel propose un transfert meacutecanique
des traits par ce qursquoil nomme des plastidules
802 Ernst HAECKEL Generelle Morphologie der Organismen zweiter band allgemeine Entwicklungsgeschichte
der Organismen Berlin 1866 p 185 laquo hellipim Ganzen die individuelle Entwicklungsgeschichte jedes organischen
Individuums eine kurze Wiederholung der langen palaumlontologischen Entwicklung seiner Vorfahren die Ontogenie
eine kurze Recapitulation der Phylogenie isthellip raquo 803
Ernest HAECKEL Anthropogeacutenie ou Histoire de lrsquoeacutevolution humaine Leccedilons familiegraveres sur les principes de
lrsquoembryologie et de la phylogeacutenie humaine trad Ch Leacutetourneau Paris Reinwald et cie 1877 p 5 (Ernst
HAECKEL Anthropogenie Keimes- und Stammes-Geschichte des Menschen Leipzig Engelmann 1874 p 7)
228
laquo Le mouvement eacutevolutif qui part ici de la forme ancestrale du groupe entier des
espegraveces lagrave de la cellule ancestrale du groupe entier des cellules prend dans les deux cas
la mecircme forme de mouvement ondulatoire ramifieacute804 raquo
Contrairement aux gemmules de Darwin chez Haeckel les plastidules elles-mecircmes ne sont pas
porteuses des traits crsquoest plutocirct leur mouvement qui du germe jusqursquoagrave lrsquoorganisme adulte se
ramifie sans cesse selon le parcours phylogeacuteneacutetique du phylum et provoque le deacuteveloppement
cellulaire des traits laquo heacuteriteacutes raquo laquo Lrsquoheacutereacutediteacute est la transmission du mouvement des
plastidules805 raquo eacutecrit-il Elles ne portent donc pas une seacuterie drsquoinstructions pour le deacuteveloppement
des organes mais seulement lrsquoimpulsion neacutecessaire au deacuteploiement embryogeacutenique des
composants de lrsquoorganisme
laquo Les plastidules de la peacuterigeacutenegravese sont [hellip] des moleacutecules isoleacutees et [hellip] peuvent
simplement communiquer leur propre mouvement plastidulaire aux plastidules voisines
et par assimilation former dans leur entourage immeacutediat de nouvelles plastidules de
mecircme nature [hellip] elles peuvent en outre conseacutecutivement agrave des influences exteacuterieures
modifier tregraves facilement leur composition atomique et partant leur mouvement
plastidulaire806 raquo
Crsquoest dire que lrsquoexpression des traits par les plastidules reacutepond agrave la fois aux ramifications du
mouvement plastidulaire (dite la palingeacuteneacutesie) mais aussi aux laquo influences exteacuterieures raquo (la
ceacutenogeacutenie) de sorte que laquo lrsquoadaptation est une modification du mouvement des plastidules gracircce
agrave laquelle les plastidules acquiegraverent des proprieacuteteacutes nouvelles807 raquo
laquo Le deacuteveloppement embryogeacutenique est un abreacutegeacute sommaire de lrsquoeacutevolution
geacuteneacutealogique il est drsquoautant plus complet que par lrsquoheacutereacutediteacute ce deacuteveloppement
804 HAECKEL laquo La peacuterigeacutenegravese des plastidules raquo Essais de psychologie cellulaire trad Jules Sourn Paris 1880 p
74 (Ernst HAECKEL Die Perigenesis der Plastidule oder Die Wellenzeugung der Lebenstheilchen ein Versuch
zur mechanischen Erklaumlrung der elementaren Entwickelungs-Vorgange Berlin 1876 p 64) 805
HAECKEL laquo La peacuterigeacutenegravese des plastidules raquo Essais de psychologie cellulaire p 50 (Die Perigenesis der
Plastidule p 45) 806
HAECKEL laquo La peacuterigeacutenegravese des plastidules raquo p 81 (Die Perigenesis der Plastidule p 70) 807
HAECKEL Ibid p 51 (Die Perigenesis p 46)
229
sommaire (palingeacuteneacutesies) a eacuteteacute mieux conserveacute drsquoautant moins complet qursquoil a par
lrsquoadaptation subi davantage les effets du milieu (cenogenesis) tendant agrave alteacuterer le
type808 raquo
Lrsquoontogenegravese nrsquoest donc pas selon Haeckel la simple reacuteiteacuteration de la phylogenegravese car le
deacuteveloppement drsquoun organisme individuel reacutepond non seulement aux expeacuteriences ancestrales
transmises de ses geacuteniteurs mais celles-ci sont drsquoembleacutee reacuteinterpreacuteteacutees par la croissance elle-
mecircme dans son rapport avec son environnement
En somme de la fin du XVIIe siegravecle jusqursquoagrave lrsquoarticulation drsquoune theacuteorie mateacuterialiste809
rendant compte de la transmission heacutereacuteditaire des caractegraveres speacutecifiques drsquoun organisme le
concept drsquoheacutereacutediteacute se preacutecise Drsquoune notion qualifiant la transmission drsquoun patrimoine drsquoune
geacuteneacuteration agrave une autre agrave celle drsquoune particule contenant lrsquoinformation geacuteneacutetique lrsquoheacutereacutediteacute
srsquooffre non seulement comme lrsquoexplication de lrsquoapparente continuiteacute morphologique drsquoune
espegravece mais elle suggegravere eacutegalement que le corps est une incarnation vivante de son passeacute
phyleacutetique Cette derniegravere caracteacuterisation qui est implicitement preacutesente dans les conceptions
preacuteceacutedentes trouve son expression ultime dans la theacuteorie de lrsquoidioplasme de Karl von Naumlgeli
14 Lrsquoidioplasme
Malgreacute lrsquoabsence drsquoindications pouvant deacutemontrer clairement et certainement
lrsquoinfluence de Darwin et Haeckel leurs thegraveses demeurent incontournables pour eacutetablir notre
808 HAECKEL Ibid p 7 (Die Perigenesis p 12)
809 Nous arrecirctons notre trop bregraveve histoire du concept drsquoheacutereacutediteacute par Haeckel mais il va sans dire que le processus
deacutecrit ici ne srsquoest pas arrecircteacute avec lui Apregraves Haeckel lrsquoimportance de la phylogenegravese srsquoest preacuteciseacutee aux deacutepens de
la description des processus ontogeacuteneacutetiques notamment par la redeacutecouverte des thegraveses de Mendel la naissance du
concept de gegravene le deacuteveloppement de la geacuteneacutetique des populations et enfin la deacutecouverte de lrsquoADN Mais si les
deacuteveloppements du XXe siegravecle ont confirmeacute les hypothegraveses de Darwin et de Mendel il nrsquoen demeure pas moins que
lrsquoessentiel du deacuteveloppement conceptuel de la notion drsquoheacutereacutediteacute appartient au XVIIIe et XIXe siegravecle
230
preacutesentation du corps historique car elles donnent un aperccedilu des contours essentiels du cadre
conceptuel dans lequel srsquoinscrit la possibiliteacute drsquoun rachat du passeacute et sa transvaluation Or si les
ideacutees darwiniennes et haeckeliennes deacuteterminent la teneur essentielle de la notion drsquoheacutereacutediteacute
utiliseacutee par Nietzsche en absence de preuve susceptible drsquoeacutetablir une telle filiation elles ne
peuvent toutefois eacuteclairer directement notre compreacutehension de la position nietzscheacuteenne Nous
devons alors en bons historiens de la philosophie situer ailleurs lrsquoinfluence biologique qui point
immanquablement dans les textes de la peacuteriode tardive La plus grande influence sur Nietzsche
ici est assureacutement celle de Karl von Naumlgeli botaniste et directeur de lrsquoInstitut de botanique agrave
Munich Il nrsquoexiste malheureusement aucune eacutetude approfondie de ses travaux810 et son
influence sur Nietzsche nrsquoest que partiellement comprise811 On retrouve cependant une copie
de son grand ouvrage Mechanisch-physiologische Theorie der Abstammungslehre (1884)812
dans la bibliothegraveque de Nietzsche agrave Weimar dont de nombreuses pages portent encore des
810 Malgreacute son importance pour lrsquohistoire de lrsquoheacutereacutediteacute au XIXe siegravecle ― il serait non seulement un des premiers agrave
observer les chromosomes dans le noyau cellulaire mais aurait eacutegalement influenceacute lrsquoeacutelaboration de lrsquoideacutee du
plasma germinatif par August Weismann et surtout convaincu Mendel de ne pas publier ses recherches sur la
transmission de traits chez les petits pois ― il nrsquoexiste aucune eacutetude consacreacutee agrave ses travaux Agrave deacutefaut drsquoune telle
eacutetude voir Pauline MH MAZUMBAR Species and Specificity an interpretation of the history of immunology
Cambridge Cambridge University Press 1995 p 24-45 811
Si Naumlgeli est mentionneacute au passage dans plusieurs eacutetudes speacutecialiseacutees ses ideacutees et leur influence sur Nietzsche
ne sont que rarement sujet de recherches approfondies Les exceptions sont drsquoun petit nombre Gregory MOORE
Nietzsche Biology and Metaphor Cambridge Cambridge University Press 2002 p 29 sqq Anette HORN
laquo Nietzsches Interpretation of His Sources on Darwinism Idioplasma Micells and Military Troops raquo South
African Journal of Philosophy vol 24 no 4 (2005) p 260-277 Christian EMDEN Nietzsches Naturalism
Philosophy and the Life Sciences in the Nineteenth Century Cambridge Cambridge University Press 2014 p 34
sqq 46 90 173 sqq Keith ANSELL-PEARSON Viroid Life Perspectives on Nietzsche and the Transhuman
Condition London Routledge 1997 p 93 Gregory MOORE laquo Nietzsche and Evolutionary Theory raquo A companion
to Nietzsche Oxford Blackwell 2006 p 524-525 Andrea ORSUCCI Orient ndash Okzident Nietzsches Versuch einer
Losloumlsung vom europaumlischen Weltbild Berlin Walter de Gruyter 1996 p 55-56 NS22 Andrea ORSUCCI
laquo Beitrage zur Quellenforschung raquo Nietzsche-Studien 22 (1993) p 378-383 Andrea ORSUCCI laquo Quellen
Nietzsches in Naumlgeli Carl Wilhelm Mechanisch-Physiologische Theorie der Abstammungslehre raquo Nietzsche-
Studien 31 (2002) p 435-437 812
Carl von NAGELI Mechanish-physiologische Theorie des Abstammungslehre Muumlnchen Oldenbourg 1884
231
marques de lecture et des annotations813 Si de nombreux commentateurs relegravevent
sommairement la contribution apporteacutee par Naumlgeli surtout son apport incontestable agrave la critique
nietzscheacuteenne du darwinisme ils nrsquoabordent que rarement la contribution de son importante
theacuteorie de lrsquoheacutereacutediteacute agrave lrsquoeacutelaboration drsquoune philosophie historique814
Comme Wilhelm Roux qui deacuteveloppait agrave la mecircme peacuteriode son Entwicklungsmechanik
dans lrsquoespoir de comprendre les relations causales qui gouvernent le deacuteveloppement organique
Naumlgeli eacutetait eacutegalement motiveacute par lrsquoambition de comprendre lrsquoeacutemergence du monde organique
et de la vie en geacuteneacuteral agrave partir du monde inorganique815 Une telle recherche remarque-t-il
renvoie drsquoembleacutee aux plus petits eacuteleacutements organiques en tant queacuteleacutements primitifs de lrsquoeacuteclosion
de la vie laquo lrsquoessence des organismes consiste en la nature et lrsquoorganisation des plus petites
parties de la substance que conditionne lrsquoheacutereacutediteacute lors de la reproduction et du deacuteveloppement
speacutecifique de lrsquoindividu816 raquo Ainsi lieacutee inextricablement agrave la notion drsquoorganisation lrsquoheacutereacutediteacute
devient lrsquoeacuteleacutement deacuteterminant de toute fonctionnaliteacute organique Une connaissance deacutetailleacutee de
ce processus demeure cependant incomplegravete remarque Naumlgeli tant qursquoune explication de la
813 Cf Nietzsches persoumlnliche Bibliothek Ed Giuliano Campioni Paolo DrsquoIorio Maria Cristina Fornari Francesco
Fronterotta et Andrea Orsucci Berlin Walter de Gruyter 2003 p 403-404 On retrouve eacutegalement quelques
mentions directes agrave lrsquoœuvre de Naumlgeli dans une lettre agrave Franz Overbeck (14 juillet 1886 cf Briefwechsel
kritische Gesamtausgabe Abt III Bd 5 Friedrich Nietzsche Briefe Januar 1887- Januar 1889 G Colli et M
Montinari (dir) Berlin de Gruyter 1975 p 207-209) et une utilisation du concept phare de Naumlgeli
laquo idioplasma raquo dans une note FP 1885 2 [92] (KSA 12 p 106) 814
Cf Andrea ORSUCCI laquo Nietzschersquos Cultural Criticism and his Historical Methodology raquo Nietzsche on Time
and History Manuel Dries (dir) Berlin Walter de Gruyter 2008 p 28-29 Voir aussi p 23 laquo the complex origins
and development of Nietzschersquos own account of Western history and his general philosophical commitments
regarding historical phenomena offer important insights into his philosophical practice in general For they reveal
that rather that occupying himself merely with the timeless questions of traditional philosophy Nietzsche is
concerned both with concrete historical questions and with drawing substantial philosophical conclusions from his
studies of them raquo 815
Cf NAumlGELI Mechanisch-physiologische Theorie des Abstammungslehre p 9 816
NAumlGELI Mechanisch-physiologische Theorie p 19
232
nature chimique et physique des premiers eacuteleacutements vitaux fait deacutefaut car ce nrsquoest que par
lrsquoidentification et la compreacutehension de ces composantes primordiales qursquoune comparaison
rigoureuse et une diffeacuterenciation pertinente des diverses formes drsquoorganisation vivante peuvent
ecirctre envisageacutees817 Dans lrsquointervalle une connaissance de lrsquoorganisme et de lrsquoorganique en tant
que tel demeure imparfaite [unvollstaumlndig] et superficielle [oberflaumlchlich] et toute conclusion
au sujet de la phylogenegravese demeure de ce fait hypotheacutetique affirme-t-il818 En lrsquoabsence drsquoune
connaissance de la combinatoire chimique eacuteleacutementaire non seulement lrsquoontogeacutenegravese
demeurerait-elle un processus neacutebuleux mais tout rapport possible entre celle-ci et la
phylogenegravese ne serait que lrsquoobjet opaque de speacuteculations aveugles
Crsquoest donc dans lrsquoexpectative drsquoeacutetablir un fondement certain pour les sciences de la vie
que Naumlgeli commence sans grande originaliteacute en identifiant lrsquoœuf au premier stade du
deacuteveloppement [Entwicklungsstadium] Cellule primitive lrsquoœuf nrsquoest pas seulement le premier
terme drsquoune seacuterie de cellules composant tout un organisme mais du fait des ressemblances de
lrsquoœuf animal et de la graine des plantes il constitue un premier stade de comparaison et de
mesure Naumlgeli eacutecarte par lagrave la possibiliteacute drsquoune organisation spontaneacutee de la matiegravere et
srsquoaccorde de ce fait agrave lrsquoinjonction de Virchow (omnis cellula a cellula) En effet si la cellule
germinative ou lrsquoœuf au sens indeacutetermineacute est le premier stade du deacuteveloppement vital aucun
ecirctre vivant ne peut provenir drsquoune combinaison spontaneacutee drsquoeacuteleacutements inorganiques (generatio
aequivoca) En tant que source originaire du deacuteveloppement la cellule germinale doit contenir
817 Cf NAumlGELI p 21
818 NAumlGELI p 22
233
en elle tous les attributs essentiels au deacuteploiement drsquoun organisme complet819 crsquoest-agrave-dire
posseacuteder une substance contenant les preacutedispositions [Anlagen]820 neacutecessaires agrave lrsquoeacutemergence
des traits de lrsquoorganisme En somme si le germe est lrsquoeacuteleacutement primitif drsquoougrave procegravede toute forme
de vie celui-ci doit ecirctre poseacute de quelque faccedilon comme le point drsquoorigine de toutes les parties
de lrsquoorganisme adulte et contenir lrsquoorganisation des plus petites parties vivantes (die
Zusammenordnung der kleinsten Theilchen) Selon Naumlgeli les traits ou les preacutedispositions
(Anlagen) pheacutenotypiques se mateacuterialisent dans la substance plasmatique de lrsquoœuf en tant
qursquoagreacutegations cristalliseacutees de moleacutecules drsquoalbumen qursquoil nomme micelles et dont seule la plus
petite partie que Naumlgeli nomme idioplasme821 est composeacutee de ces Anlagen
Lrsquoidioplasme est composeacute de corps de forme fibreuse (strangfoumlrmigen Koumlrpern) qui
srsquoeacutetirent au cours du deacuteveloppement ontogeacuteneacutetique de sorte agrave srsquoentre-relier agrave travers la paroi des
cellules Ces fibres qui contiennent les preacutedispositions heacutereacuteditaires sont composeacutees de rangeacutees
de micelles (Micellreihen) parallegraveles et lrsquoon y observe les mecircmes combinaisons micellaires agrave
lrsquoexamen drsquoune coupe transversale Mais puisque le deacuteveloppement drsquoune cellule deacutepend de
lrsquoorganisation de ces coupes transversales la structure des micelles qui composent lrsquoidioplasme
deacutetermine eacutegalement lrsquoontogeacutenie Agrave la suite drsquoune division cellulaire qui sectionne en deux les
fibres de micelles dont les proprieacuteteacutes demeurent les mecircmes822 lrsquoidioplasme relacircche certaines
819 NAumlGELI p 23 laquo In der Eizelle sind alle Eigenschaften des ausgebildeten Zustandes potentiell enthalten raquo
820 Puisque le terme laquo Anlagen raquo dont la deacutefinition et les connotations deacutepassent celles de lrsquoexpression
laquo preacutedisposition raquo est si difficile agrave traduire et agrave rendre sans reste en franccedilais nous preacutefeacuterons employer le mot
allemand 821
NAumlGELI p 23 822
Cf NAumlGELI p 42
234
micelles qui se dissolvent ensuite dans le protoplasme cellulaire ce qui provoque lrsquoeacutemergence
de certaines structures cellulaires Puis les fibres composant lrsquoidioplasme croissent en longueur
― la coupe transversale est invariable ― de sorte agrave graduellement traverser la paroi cellulaire
et rejoindre les fibres des autres cellules Ainsi de cellule en cellule lrsquoidioplasme en vient non
seulement agrave occasionner lrsquoeacutemergence de cellules distinctes et donc celle de tissus et drsquoorganes
fonctionnels mais il entraicircne aussi la formation drsquoune toile reliant toutes les parties de
lrsquoorganisme823
laquo De plus puisqursquoils reacutegissent tout processus heacutereacuteditaire de nature chimique et plastique
les brins drsquoidioplasme doivent ecirctre preacutesents partout dans lrsquoorganisme mecircme dans les
parties de la cellule et doivent aussi [hellip] participer au transfert des parties drsquoidioplasme
aux diverses parties drsquoun organisme824 raquo
Lrsquoidioplasme nrsquoest donc pas une particule discregravete comme les gemmules de Darwin ou les
plastidules de Haeckel mais se preacutesente drsquoabord comme un reacuteseau idioplasmique
[idioplasmatische System] dont lrsquoanalogue est selon Naumlgeli le systegraveme nerveux825 et qui
impose une intrication essentielle des parties du corps en permettant le transfert des
changements locaux au reste de lrsquoorganisme
823 Cf NAumlGELI p 41 Voir aussi Ernst MAYR The Growth of Biological Thought Harvard University Press 1988
p 671 laquo his idioplasma consists of long strands which go from cell to cell (independent of the nucleus) Each
strand consists of numerous groups of molecules (micelles) the cross-section through the strand being everywhere
identical Each strand has specific properties and bundles of such strands control the properties of cells tissue
systems and organs Growth consists of the elongation of these strands without any change in their consistency raquo 824
NAumlGELI p 41 laquo Ferner muumlssen die Idioplasmastraumlnge da alle erblichen Vorgaumlnge chemischer und plastischer
Natur durch sie geregelt werden uumlberall im Organismus selbst an den verschiedenen Stellen jeder Zelle
gegenwaumlrtig sein und ebenso muss wie sich bei Betrachtung der phylogenetischen Veraumlnderung ergeben wird
eine Communication zwischen den in verschiedenen Theilen eines Organismus befindlichen Idioplasmapartien
statt finden raquo 825
NAumlGELI p 59
235
Tous les traits drsquoun organisme trouvent donc leur origine dans lrsquoidioplasme
laquo Lrsquoidioplasme de lrsquoembryon serait ainsi lrsquoimage [Abbild] microscopique de lrsquoindividu
macroscopique826 raquo En fait seul un trait qui se retrouve en tant qursquoAnlage dans lrsquoidioplasme
peut ecirctre transmis drsquoune geacuteneacuteration agrave une autre car seules les particules de la grandeur drsquoune
micelle peuvent peacuteneacutetrer la paroi des membranes cellulaires827 Autrement dit si une
caracteacuteristique est transmissible de maniegravere heacutereacuteditaire ― crsquoest-agrave-dire si elle constitue une
Anlage ― elle doit alors ecirctre repreacutesenteacutee par une certaine configuration deacutetermineacutee de micelles
Il nrsquoy aurait donc pour Nageli aucune transmission de caractegraveres acquis
laquo Lors de la reproduction lrsquoorganisme heacuterite de lrsquoentiegravereteacute de ses caracteacuteristiques en tant
qursquoidioplasme Dans la cellule de lrsquoœuf les traits de tous les ancecirctres sont inclus comme
Anlagen828 raquo
Aussi chaque individu provient-il drsquoune disposition particuliegravere de micelles qui constituent les
Anlagen contenus dans son idioplasme Mais si lrsquoidioplasme peut contenir toutes les
caracteacuteristiques ancestrales sans toutefois deacutetenir toutes les preacutedispositions de lrsquoespegravece leur
expression [Verwirklichung] individuelle varie drsquoun corps agrave un autre et drsquoune geacuteneacuteration agrave une
autre Or si tous les traits drsquoun organisme se retrouvent en forme micellaire dans lrsquoidioplasme
celui-ci nrsquoen est pas pour autant une copie miniaturiseacutee car faute drsquoespace il ne peut contenir
chaque partie distincte laquo Nous devons ainsi nous repreacutesenter eacutecrit Naumlgeli que lrsquoidioplasme
deacuteploie les Anlagen de diffeacuterents organes de maniegravere semblable tout comme un pianiste
826 NAumlGELI p 26
827 NAumlGELI p 274
828 NAumlGELI p 24 laquo Bei der Fortpflanzung vererbt der Organismus die Gesamtheit seiner Eigenschaften als
Idioplasma In der Keimzelle sind die Merkmale aller Vorfahren als Anlagen eingeschlossen raquo
236
exprime agrave lrsquoaide de son instrument les harmonies et les disharmonies successives drsquoune morceau
de musique829 raquo
Ainsi en tant que preacutedispositions ontogeacuteneacutetiques les Anlagen ne reacutesident pas tant dans
les micelles elles-mecircmes que dans leur agencement et leur action reacuteciproque830 Lorsqursquoune
seacuterie de micelles devient active celles-ci srsquoagitent de sorte agrave deacuteterminer lrsquoorganisation de leur
milieu Leur agitation provoque ensuite lrsquoagitation drsquoautres micelles et ce jusqursquoagrave ce que le
deacuteveloppement de la cellule soit compleacuteteacute Lrsquoorganisation de lrsquoidioplasme auquel est associeacute
lrsquoordre de lrsquoexpression des micelles deacutetermine donc lrsquoorganisation de la cellule En ce sens la
constitution de lrsquoidioplasme remplace lrsquoancienne force formatrice (Bildungstrieb nisus
formativus) comme principe explicatif et rend compte du deacuteveloppement de lrsquoorganisme831
Preacutealablement agrave lrsquoavegravenement des theacuteories eacutevolutionnistes lrsquoorganisation fonctionnelle
eacutetait imputeacutee agrave une structuration eacutepigeacuteneacutetique des cellules en tissus et en organes Mais si
lrsquoeacutepigenegravese embryologique permettait une compreacutehension du deacuteveloppement organique sans
lrsquointervention drsquoun preacuteformationnisme crsquoest-agrave-dire un emboicirctement in utero des individus elle
eacutetait incapable de rendre compte des formes finaliseacutees des ecirctres organiseacutes On supposait alors la
preacutesence drsquoune force (nisus formativus ou Bildungstrieb) en soi imperceptible qui dirigeait
lrsquoeacutelaboration des structures finaliseacutees de lrsquoorganisme Bien qursquoelle fucirct drsquoabord formuleacutee par
Johann Friedrich Blumenbach crsquoest Kant qui dans la troisiegraveme Critique cautionna
829 NAumlGELI p 44 laquo Wir muumlssen uns also vorstellen dass das Idioplasma die Anlagen fuumlr verschiedene Organe in
aumlhnlicher Weise zur Entfaltung bringe wie der Klavierspieler auf seinem Instrument die auf einander folgenden
Harmonien und Disharmonien eines Musikstuumlckes zum Ausdruck bringt raquo 830
Cf NAumlGELI p 45 831
Cf NAumlGELI p 31
237
philosophiquement lrsquoideacutee drsquoune tendance formatrice responsable de suppleacuteer lrsquoaction
indeacutetermineacutee des forces meacutecaniques sans preacutesupposer une geacuteneacuteration continuelle832 Naumlgeli
opegravere ainsi une transformation majeure du processus ontogeacuteneacutetique car en remplaccedilant le
Blidungstrieb de ses devanciers par lrsquoauto-organisation micellaire de lrsquoidioplasme il fait non
seulement une eacuteconomie de principe mais reacuteduit lrsquoorigine de la finaliteacute organique agrave la preacutesence
drsquoune organisation preacutealable et endogegravene agrave la geacuteneacuteration du corps lui-mecircme
Faire de la disposition des Anlagen au sein de lrsquoidioplasme le principe premier du
deacuteveloppement ontogeacuteneacutetique eacutequivaut agrave faire deacuteriver la constitution des corps de leur heacutereacutediteacute
Si lrsquoexpression des traits contenus (en puissance) dans lrsquoidioplasme deacutepend de lrsquoorganisation
(geacuteomeacutetrique) de ses micelles cette structure relegraveve drsquoabord drsquoune deacutetermination
phylogeacuteneacutetique833 et donc historique de leur rapport mutuel propose Naumlgeli
laquo Le deacuteploiement des Anlagen suit dans lrsquoensemble lrsquoordre phylogeacuteneacutetique Puisque le
deacuteveloppement ontogeacuteneacutetique drsquoun organisme passe successivement par les stades par
lesquels sa ligneacutee phylogeacuteneacutetique srsquoest deacuteveloppeacutees les Anlagen de lrsquoidioplasme se
reacutealisent selon le mecircme ordre [hellip] et chaque Anlage qui est agrave mecircme drsquoecirctre deacuteployeacutee se
832 Cf Emmanuel KANT Critique de la faculteacute de juger trad Alain Renaut GF Flammarion 1995 p 421 (AK V
p 421) laquo Crsquoest agrave la matiegravere organiseacutee qursquoil [Blumenbach] fait deacutebuter tout mode drsquoexplication physique de ces
formations Car que la matiegravere brute se soit formeacutee elle-mecircme originairement selon des lois meacutecaniques que de la
nature de ce qui est inanimeacute ait pu surgir de la vie et que de la matiegravere ait pu drsquoelle-mecircme srsquoadapter la forme
drsquoune finaliteacute se conservant elle-mecircme il le deacuteclare agrave juste titre contraire agrave toute raison mais il laisse au meacutecanisme
de la nature sous ce principe pour nous insondable drsquoune organisation originaire une part indeacuteterminable pourtant
en mecircme temps impossible aussi agrave meacuteconnaicirctre ― ce agrave lrsquoeacutegard de quoi le pouvoir de la matiegravere dans un corps
organiseacute [hellip] est nommeacute par tendance formatrice raquo Au sujet de Kant et du Bildungstrieb voir Timothy LENOIR
The Strategy of Life Teleology and Mechanism in Nineteenth Century Biology Dordrecht (Holland) Boston
(USA) London (England) D Reidel Publishing 1982 Timothy LENOIR laquo Kant Blumenbach and Vital
Materialism in German Biology raquo in Isis 711 (March 1980) pp 77-108 Robert J RICHARDS laquo Kant and
Blumenbach on the Bildungstrieb a Historical Misunderstanding raquo in Studies in the History and Philosophy of
Biological and Biomedical Science 31 1 (2000) pp 11-32 833
NAumlGELI p 43 p 49-50
238
trouve dans le mecircme environnement morphologique que celui dans lequel il a eacuteteacute
formeacute834 raquo
Le deacuteploiement drsquoune structure organiseacutee relegraveve ainsi de deacuteterminations phylogeacuteneacutetiques qui
remplacent lrsquoaction drsquoune force hypotheacutetique Mais ce nrsquoest pas seulement lrsquoordre
phylogeacuteneacutetique en tant que tel qui deacutetermine lrsquoontogeacutenie car si la succession des eacutetapes
deacuteveloppementales relegraveve de leur deacutetermination phylogeacuteneacutetique cette seacutequence implique aussi
la reproduction des conditions drsquoeacutemergence initiales Lrsquoontogeacutenie nrsquoest donc pas une
reacutecapitulation de la phylogeacutenie mais le retour de ce passeacute qui reacutepegravete non seulement la mecircme
trame mais recreacutee les mecircmes conditions environnementales internes agrave lrsquoorganisme Lrsquoontogeacutenie
enteacuterine la puissance formatrice de la phylogenegravese
Du reste bien qursquoelle soit une reacutecapitulation ou un retour des rapports morphologiques
et des forces ancestrales lrsquoontogeacutenie nrsquoest pas qursquoune repreacutesentation de son passeacute En effet
lrsquoidioplasme est soumis agrave des pressions constantes provenant soit de ses rapports exogegravenes avec
le milieu exteacuterieur comme la seacutelection naturelle de Darwin soit de lrsquoaction des forces internes
comme celle deacutecrite par Roux Et puisque les causes internes laquo cherchent agrave affecter lrsquoidioplasme
partout de maniegravere uniforme raquo celles-ci procegravedent agrave une restructuration de lrsquoorganisation
micellaire dont lrsquoeffet est vraisemblablement que laquo lrsquoidioplasme srsquoorganise partout dans
834 NAumlGELI p 50 laquo Die Entfaltung der Anlagen halt sich im Grossen und Ganzen an diese phylogenetische
Ordnung Indem der ontogenetisch sich entwickelnde Organismus nach einander die Stadien durchlaumluft welche
sein phylogenetischer Stamm durchlaufen hat kommen die idioplasmatischen Anlagen in derjenigen Folge zur
Verwirklichung in der sie entstanden sind [hellip] und jede Anlage die sich zur Entfaltung anschickt befindet sich in
derjenigen morphologischen Umgebung in der sie urspruumlnglich sich gebildet hat raquo
239
lrsquoorganisme de maniegravere semblable raquo835 Les changements dans une partie de lrsquoorganisme
produisent degraves lors un effet qui se reacutepercute agrave travers le corps de sorte que lrsquoorganisation
idioplasmique srsquouniformise Lrsquoontogeacutenie nrsquoest pas selon Naumlgeli la peacuterennisation du passeacute
(phyleacutetique) mais srsquoannonce deacutesormais comme lrsquoarticulation creacuteatrice et interpreacutetative de
lrsquoidioplasme Lrsquoontogenegravese reacuteinterpregravete la phylogenegravese
Mais puisque lrsquoidioplasme ne peut contenir tous les traits pheacutenotypiques associeacutes agrave une
espegravece et varie drsquoun individu agrave un autre il ne peut y avoir drsquoidentiteacute stricte entre un individu et
sa constitution idioplasmique Chaque individu est une interpreacutetation de lrsquoidioplasme en partage
Lrsquoenvironnement ne peut affecter la composition de lrsquoidioplasme et inscrire une modification
du contenu heacutereacuteditaire (la cenogenie de Haeckel) que par une expression micellaire car seules
les forces idioplasmiques deacuteterminent le parcours phylogeacuteneacutetique836 Celui-ci manifeste
toutefois ce que Naumlgeli appelle le principe de perfection (Vervollkommnungsprincip837) laquo la
progression vers des structures plus complexes et une plus grande division du travail838 raquo
Lrsquoeacutevolution des ecirctres organiseacutes est donc le fait drsquoune tendance endogegravene agrave leur idioplasme
empreinte drsquoune impulsion qui aiguillonne et deacutetermine tous changements morphologiques
835 NAumlGELI p 54 laquo Die inneren Ursachen moumlgen das Idioplasma uumlberall gleichmaumlszligig treffen da sie wesentlich
in ihm selber liegen und es besteht somit die Moumlglichkeit dass das Idioplasma sich uumlberall im Organismus in
gleicher Weise umbilde raquo 836
Crsquoest ainsi que Nietzsche deacutefinit dans De la geacuteneacutealogie de la morale lrsquoadaptation comme laquo une activiteacute
secondaire une pure reacuteactiviteacute raquo (II sect 12 KSA 5 p 316) 837
Cf Gregory MOORE Nietzsche Biology and Metaphor Cambridge Cambridge University Press 2002 p 29-
32 838
NAumlGELI p 13 laquo Vervollkommnung in meinem Sinne ist also nichts anderes als der Fortschritt zum
complicirteren Bau und zu groumlsserer Theilung der Arbeit raquo Cf FP 1886-1887 7 [9] (KSA 12 p 297) laquo la
complexiteacute plus grande la seacuteparation trancheacutee la coexistence drsquoorganes et de fonctions eacutelaboreacutees [hellip] si crsquoest cela
la perfection il en reacutesulte une volonteacute de puissance dans le processus organique raquo Cf Gregory Moore Nietzsche
Biology and Metaphor op cit p 32 laquo Nietzsche replaces Naumlgelirsquos Vervollkommnungsprinzip or any other such
endogenous Bildungstrieb with his own will to power raquo
240
indeacutependamment des expeacuteriences individuelles Chaque ligneacutee idioplasmique se distingue par
conseacutequent de celles qui lui sont apparenteacutees par le renforcement de leurs diffeacuterences et le
perfectionnement graduel de leurs aptitudes speacutecifiques de sorte qursquoun grand nombre drsquoorganes
nrsquoest pas caracteacuteristique des creacuteatures avanceacutees mais le contraire839 Autrement dit si la theacuteorie
de Naumlgeli se distingue de celle de ses devanciers et de ses contemporains par sa substitution de
la phylogenegravese agrave une force formatrice la tendance vers des formes plus speacutecialiseacutees et moins
polyvalentes srsquoexprime neacuteanmoins comme une impulsion phyleacutetique qui rend raison agrave
lrsquoaffirmation de Nietzsche selon laquelle laquo pour que quelqursquoun soit ce qursquoil est ses ancecirctres ont
payeacute840 raquo
Cette orientation inheacuterente agrave la matiegravere heacutereacuteditaire de lrsquoidioplasme nrsquoexprime pas un but
ou une fin immanent agrave lrsquoeacutevolution ― crsquoest-agrave-dire un laquo progressus841 raquo comme dira Nietzsche
Pour Naumlgeli si le cours du deacuteveloppement phylogeacuteneacutetique manifeste une certaine orientation
celle-ci se rapproche beaucoup plus de lrsquoinertie meacutecanique que de lrsquointention En ce sens
lrsquoidioplasme ne renforce pas son laquo adaptation raquo agrave son environnement mais consolide
perpeacutetuellement sa structure interne en preacutecisant les deacuteterminations diffeacuterentielles de sa ligneacutee
Cependant que Darwin et les Darwinistes srsquoaffairaient agrave deacutemontrer lrsquoarborescence et
lrsquointerrelation des espegraveces Naumlgeli deacutefendait une conception orthogeacuteneacutetique de lrsquoeacutevolution qui
distinguait et seacuteparait soigneusement les types drsquoidioplasmes de sorte agrave rapprocher les formes
839 NAumlGELI p 518 Cf Andrea ORSUCCI laquo Quellen Nietzsches in Naumlgeli Carl Wilhelm Mechanisch-
Physiologische Theorie der Abstammungslehre raquo Nietzsche-Studien 31 (2002) p 436 840
FP 1887 9 [45] (KSA 12 p 358) 841
De la geacuteneacutealogie de la morale II sect 12 (KSA 5 p 314)