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Le goût de la nature Augustin Berque L exposition Konpira- san, sanctuaire de la mer témoigne d’une tendance majeure de l’esthétique japonaise : son goût pour la nature. Ce thème y domine en effet, des œuvres les plus anciennes à celles, en cours, de Takubo Kyôji. L’exposition témoigne aussi du raffinement avec lequel il est traité. Cette alliance de la nature et du raf- finement évoquera un principe que Bashô énonce vers la fin de l’intro- duction d’Oi no kobumi, un recueil qu’il composa vers 1687- 1688 : « Sors de la sauvagerie, éloigne-toi de la bête, et suis la nature, retourne à la nature ! » (Iteki wo ide, chôjû wo hanarete, zôka ni shitagai, zôka ni kaere). La plupart des commentateurs ne relèvent pas la contradiction que cette phrase semble contenir, pour qui s’avi- serait que les sauvages et les bêtes étant du côté de la nature, s’en éloi- gner revient logiquement à s’éloigner de la nature, non pas à y retourner. En fait, « sauvages » et « bêtes » désignent ici métaphoriquement les mauvais poètes, ceux qui ne savent pas saisir la nature comme il convient. Bashô rejoint ici implicite- ment une distinction qui traverse, sous des noms divers, toute l’his- toire de l’esthétique japonaise depuis l’antiquité. À l’époque de Heian, par exemple, c’était la distinction entre miyabi et hinabi. Le premier terme désignait l’élégance raffinée de la cour, le second la rudesse, la rustici- té de la province. À l’époque d’Edo, l’on parlera plutôt de la distinction entre bun (la culture lettrée) et ya (la rusticité, la barbarie). Ce qui est remarquable est que le thème de la nature se trouve classé, dans tous les cas, du côté de la culture raffinée (miyabi, bun, etc.). Il s’agit donc non pas de la nature brute, mais d’une manière raffinée de la saisir. Ce raffinement suppose un cer- tain goût, appelé généralement fûryû. Ce terme vient du chinois fengliu, qui fut répandu à l’é- poque des Six Dynasties (III e - VI e siècle) par des mandarins qui choisissaient de se retirer à la campagne ou dans la montagne, en jouant les ermites. Ce sont eux qui ont inventé cette esthétique — notam- ment la notion de paysage — qui devait, au Japon, pénétrer par la noblesse de cour. Elle se japonise progressivement, sous l’influence en particulier de la poésie de Saigyô (1118-1190), pour dominer les arts à l’époque Muromachi. C’est ainsi que l’architecture du thé (chashitsu) sera la métaphore d’une cabane d’ermite en pleine nature. Mais si ce goût fûryû est d’origine élitaire, il a fini par marquer toute la culture japonaise. La cabane de l’er- mite, par exemple, est évoquée aujourd’hui encore dans les maisons de banlieue par le tokobashira (la colonne jouxtant le tokonoma) qui mime une pièce de bois naturelle, gardant ses nœuds et parfois même son écorce. Augustin Berque, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, est notamment l’auteur du Sauvage et l’artifice : les Japonais devant la nature (Gallimard, 1986) et de La Pensée paysagère (Archibooks, 2008). n° 29 - Hiver, février 2009 La lettre de la bibliothèque 1

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Le goût de la nature Augustin Berque n° 29 - Hiver, février 2009 Augustin Berque, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, est notamment l’auteur du Sauvage et l’artifice : les Japonais devant la nature (Gallimard, 1986) et de La Pensée paysagère (Archibooks, 2008). 1

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Le goût de la natureAugustin Berque

L’exposition Konpira-san, sanctuaire de lamer témoigne d’unetendance majeure del’esthétique japonaise :

son goût pour la nature. Ce thème ydomine en effet, des œuvres lesplus anciennes à celles, encours, de Takubo Kyôji.L’exposition témoigne aussidu raffinement avec lequel ilest traité. Cette alliance de la nature et du raf-finement évoquera un principe queBashô énonce vers la fin de l’intro-duction d’Oi no kobumi, unrecueil qu’il composa vers 1687-1688 : « Sors de la sauvagerie,éloigne-toi de la bête, et suisla nature, retourne à la nature ! »(Iteki wo ide, chôjû wo hanarete, zôkani shitagai, zôka ni kaere).La plupart des commentateurs nerelèvent pas la contradiction que cettephrase semble contenir, pour qui s’avi-serait que les sauvages et les bêtesétant du côté de la nature, s’en éloi-gner revient logiquement à s’éloignerde la nature, non pas à y retourner.En fait, « sauvages » et « bêtes »désignent ici métaphoriquement lesmauvais poètes, ceux qui ne saventpas saisir la nature comme ilconvient. Bashô rejoint ici implicite-ment une distinction qui traverse,

sous des noms divers, toute l’his-toire de l’esthétique japonaise depuisl’antiquité. À l’époque de Heian, parexemple, c’était la distinction entremiyabi et hinabi. Le premier termedésignait l’élégance raffinée de lacour, le second la rudesse, la rustici-té de la province. À l’époque d’Edo,l’on parlera plutôt de la distinctionentre bun (la culture lettrée) et ya (larusticité, la barbarie). Ce qui estremarquable est que le thème de lanature se trouve classé, dans tous lescas, du côté de la culture raffinée(miyabi, bun, etc.). Il s’agit donc nonpas de la nature brute, mais d’unemanière raffinée de la saisir.

Ce raffinement suppose un cer-tain goût, appelé généralementfûryû. Ce terme vient du chinoisfengliu, qui fut répandu à l’é-poque des Six Dynasties (IIIe-VIe siècle) par des mandarins

qui choisissaient de se retirer à lacampagne ou dans la montagne, en

jouant les ermites. Ce sont eux quiont inventé cette esthétique — notam-ment la notion de paysage — quidevait, au Japon, pénétrer par lanoblesse de cour. Elle se japoniseprogressivement, sous l’influence enparticulier de la poésie de Saigyô(1118-1190), pour dominer les arts àl’époque Muromachi. C’est ainsi quel’architecture du thé (chashitsu) serala métaphore d’une cabane d’ermiteen pleine nature. Mais si ce goût fûryû est d’origineélitaire, il a fini par marquer toute laculture japonaise. La cabane de l’er-mite, par exemple, est évoquéeaujourd’hui encore dans les maisonsde banlieue par le tokobashira (lacolonne jouxtant le tokonoma) quimime une pièce de bois naturelle,gardant ses nœuds et parfois mêmeson écorce. ■Augustin Berque, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales,est notamment l’auteur du Sauvage et l’artifice : les Japonais devant la nature(Gallimard, 1986) et de La Pensée paysagère(Archibooks, 2008).

n° 29 - Hiver, février 2009

La lettre de la bibliothèque

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Art

Jacques BARSACCharlotte Perriand et le JaponParis : Éditions Norma, 2008. 335p.

Collaboratrice de renom de Le Corbusier, Charlotte Perriand(1903-1999) est invitée en 1940 par le ministère impérial duCommerce japonais afin de conseiller le pays sur sa politiqued’exportation. Parcourant sans relâche les campagnes, cettepionnière de la modernité rencontre les artisans, s’imprègnede la culture locale. Un an plus tard, dans une expositiondevenue célèbre, à côté de réalisations artisanales auxquelleselle rend un vibrant hommage, elle présente ses proprescréations, fruits de son séjour. « J’ai beaucoup appris, grâce àelle, sur la relation qui unit les mots tradition et création »,dira celui qui fut son assistant, l’emblématique Yanagi Sôri(1915-…), premier designer d’après-guerre et fils de YanagiSôetsu (1889-1961), chef de file du mouvement mingei pour laredécouverte de l’artisanat populaire. Un ouvrage qui éclaireun pan méconnu de l’histoire du design japonais.

Charlène VEILLONL’Art contemporain japonais : une quête d’identité, de 1990 à nos joursParis : L’Harmattan, 2008. 354p.

Dans les années 1990,émergent au Japon denouvelles formes artistiques,fréquemment regroupées sousle vocable générique new popnippon. De nombreux artistes,dont Murakami Takashi, seréclament dès lorsouvertement du manga. Par lamême occasion, le phénomèneotaku est révélé à traverscertaines œuvres.Souvent d’aspect plutôtludique, ces créations reflètent

de manière diffuse la recherche identitaire d’une sociétéjaponaise traversée par des crises économiques et politiques.L’auteur, doctorante en histoire de l’art contemporain,s’attache à mettre en lumière les multiples connexions entrele manga et l’art contemporain et à expliciter l’ancragespécifique de ce dernier dans l’histoire et la sociétéjaponaise. Malgré le manque de recul temporel qui rend lacompréhension de ces œuvres ardue, cet essai constitue unepremière analyse intéressante de l’art japonais de ces quinzedernières années.

Histoire

Francine HÉRAIL et Nathalie KOUAMÉConversation sous les toits : de l’histoire du Japon, de la manière de la vivre et de l’écrireArles : Éditions Philippe Picquier, 2008. 170p.

Ce livre rend un bel hommage à l’unedes plus grandes spécialistes del’histoire du Japon en France.Francine Hérail fait partie despionniers des études japonaises quiont énormément contribué àl’avancée des recherches sur ce paysà l’heure où les historienss’intéressant à cette partie du mondese comptaient sur les doigts de lamain. Dans un long entretien accordé

à l’une de ses disciples des Langues orientales, Mme Héraillivre un témoignage chaleureux sur son parcours unique, sesrecherches, ses réflexions, mais surtout l’amour qu’elle porteau Japon et à sa culture.

Michael LUCKEN1945, Hiroshima : les images sourcesParis : Hermann, 2008. 198p.

Le jour même et lelendemain dubombardement atomiquede Hiroshima et Nagasaki,des médecins militaires,des photographes del’armée et quelques

journalistes japonais travaillant pour des journaux depropagande furent autorisés à prendre des clichés dans lesdécombres des deux villes. Côté américain, les prises de vuesrestèrent essentiellement aériennes. L’ouvrage de Michael Lucken, professeur des universités àl’INALCO, répertorie et analyse ces photographies rares ens’attachant à les resituer dans leur contexte. Ce livred’histoire se double d’une réflexion sur le statuthistoriographique de l’image, montrant notamment commentces images sources ont été contrôlées et diffusées à différentsmoments de l’histoire.

Regards sur le fonds

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Littérature

SHIGA NaoyaErrances dans la nuitTraduit, présenté et annoté par Marc Mécréant

Paris : Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient, 2008. 503p.

Voici enfin en langue française lechef-d’œuvre de l’un des plusgrands écrivains japonais du romandu « Je » (shi.shôsetsu).Contemporain de Tanizaki Junichirô,Shiga Naoya (1885-1971) est connupour la concision de son style et la clarté de son expression d’unraffinement rarement atteint. Ce roman publié en deux fois, en1921 et en 1937, représente le seulet unique texte long de l’auteur.

Il décrit les émois d’un jeune romancier et les dramessuccessifs qu’il rencontre sur le long chemin del’apprentissage de la vie. Le jeune homme doit apprendre àconcilier ses désirs et les impératifs de l’existence pourparvenir à une acceptation de soi. Malgré les ressemblancesentre la vie du héros et celle de l’écrivain, Shiga Naoya atoujours nié toute intention autobiographique dans ce roman.

Jean-Jacques ORIGASLa lampe d’AkutagawaParis : Les Belles Lettres, 2008. 430p.

Ce recueil rassemble les principalesétudes du japonologue Jean-JacquesOrigas, décédé en 2003, sur lalittérature du Japon moderne etcontemporain. Une partie de cestravaux pionniers, rédigésdirectement en japonais etconsidérés comme des textes deréférence au Japon même, sonttraduits pour la première fois en

langue française. Des transcriptions de conférencescomplètent l’ensemble qui permet, notamment, de découvrirsous un jour nouveau les œuvres de Natsume Sôseki, MoriÔgai, Masaoka Shiki, écrivains de la fin du XIXe et du début duXXe siècle pour lesquels le grand maître des LanguesOrientales nourrissait une affection toute particulière. Uneode à la littérature japonaise, mais aussi un formidablehommage à celui qui, avec autant de générosité que derigueur, forma nombre de japonologues d’aujourd’hui.

HIGUCHI IchiyôLa treizième nuit et autres récitsParis : Les Belles Lettres, 2008. 186p.

Initiée très tôt aux grandes œuvres de la littérature classiquejaponaise, Higuchi Ichiyô (1872-1896) décide de prendre laplume à dix-sept ans afin de subvenir aux besoins de safamille. Première femme écrivain reconnue du Japon moderne,elle meurt emportée par la tuberculose à vingt-quatre ans,laissant derrière elle un nombre limité d’écrits d’une grandefinesse psychologique, dont la qualité reste unanimement

saluée. Dans ce recueil de cinq nouvelles, elle s’attache àdécrire, avec une sensibilité exacerbée par les épreuves, la viedes habitants des quartiers pauvres de Tôkyô à l’aube du XXe

siècle. Si la mélancolie que symbolise la lune donne unecoloration particulière à ces récits, ceux-ci n’en reflètent pasmoins l’intensité d’une œuvre qui remonte à contre-courantde la tristesse, dans le sens de la vie.

Religion

Jean-Noël ROBERTLa Centurie du Lotus : poèmes de Jien (1155-1225)sur le Sûtra du LotusParis : Collège de France - Institut des hautes études japonaises,2008. 266p.

Cet ouvrage est la traductionfrançaise d’un recueil de centsoixante-dix poèmes composés enlangue japonaise par le moine Jien,poète et érudit médiéval, sur centcitations chinoises du Sûtra duLotus. Ces poèmes japonais (waka)à thème bouddhique (shakkyôka)sont brillamment commentés, nonseulement pour faciliter l’accès àdes textes à priori difficiles, mais

également, pour fournir des interprétations doctrinalesimportantes qui éclairent le texte canonique et les poèmesdans leurs dimensions à la fois littéraire et religieuse.

Société

Karyn POUPÉELes JaponaisParis : Tallandier, 2008. 506p.

Journaliste et correspondantepermanente au Japon depuis 2002,Karyn Poupée rassemble dans cetessai la somme de ses observationset réflexions sur l’Archipel duranttoutes ces années. Le vie quotidiennedes Japonais est scrutée et livréedans un témoignage documenté surun grand nombre de sujets :histoire, économie, industrie,société, culture…

Ce travail, malgré son épaisseur, n’a pas pour ambition de sesubstituer à une étude approfondie de la société japonaise,mais offre néanmoins une introduction rafraîchissante sur leJapon d’aujourd’hui, un Japon ancré dans la réalité.

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Fukuzawa Yukichi, Nakae Chômin et Kôtoku Shûsui… des noms qui marquent lesesprits en cette fin de 150e anniversaire des échanges franco-japonais. Ce sont trois figuresmajeures du Japon de l’époque Meiji (1868-1912) ; trois hommes qui ont changé, grâceà leurs écrits et leurs positions courageuses, le visage culturel de leur pays au momentoù celui-ci s’ouvrait au monde, se cherchant sur les chemins d’une modernité nouvelle.

Le premier, Fukuzawa Yukichi (1835-1901), est considéré par ses compatriotescomme le bâtisseur de la nation japonaise moderne, les billets de banque portant soneffigie en témoignent aujourd’hui. Ennemi juré des xénophobes qui tentèrent de l’assas-siner à plusieurs reprises, il était fervent partisan de l’ouverture du Japon à l’Occident.

Le second, Nakae Chômin (1841-1909), n’est ni plus ni moins que le « Rousseaujaponais ». Traducteur du Contrat social et fondateur d’une école d’études françaises, ilétait l’un des chefs de file du Mouvement pour la liberté et les droits civiques (Jiyû min-ken undô). Il participa activement aux débats politiques et démocratiques de son époque.

Quand au troisième, Kôtoku Shûsui (1871-1911), il est la figure emblématique dumouvement socialiste et anarchiste au Japon. Son nom reste associé à l’« affaire de crimede lèse-majesté », vaste complot qui, en 1910, visa l’empereur.

Les éditions CNRS et le Réseau Asie nous offrent, pour la première fois en français,les essais fondateurs de ces trois francs-tireurs — dûment traduits, présentés et annotés —afin de mieux comprendre la richesse des débats qui animaient le Japon à l’aube du XXe siècle.

R. A.

Trois penseurs du Japon moderne

Directeur de la publicationMasateru Nakagawa

RédactionChisato Sugita

Pascale TakahashiRacha Abazied

Conception graphique et maquette

La GraphisterieImpression

Imprimerie d’ArcueilDépôt légal : 1er trimestre 2009

ISSN 1291-2441

BibliothèqueMaison de la culture

du Japon à Paris101 bis, quai Branly

75740 Paris cedex 15Tél. 01 44 37 95 50Fax 01 44 37 95 58www.mcjp.asso.fr

OuvertureDu mardi au samedi

de 13h à 18hNocturne le jeudi jusqu’à 20h

FermetureLes dimanches,

lundis et jours fériés

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Hommage

■ FUKUZAWA YukichiPlaidoyer pour la modernité : Introduction aux Œuvres complètesTraduit, présenté et annoté par Marion Saucier

Paris : CNRS éditions, coll. Réseau Asie, 2008. 143p.

■ NAKAE ChôminDialogues politiques entre trois ivrognesTraduit, présenté et annoté par Christine Lévy et Eddy Dufourmont

Paris : CNRS éditions, coll. Réseau Asie, 2008. 173p.

■ KÔTOKU ShûsuiL’impérialisme, le spectre du XXe siècleTraduit, présenté et annoté par Christine Lévy

Paris : CNRS éditions, coll. Réseau Asie, 2008. 188p.