Musiques savantes. De John Zorn à la fin du monde, et...

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LE MOT ET LE RESTE GUILLAUME KOSMICKI MUSIQUES SAVANTES DE JOHN ZORN À LA FIN DU MONDE ET APRÈS… 1990-2015

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LE MOT ET LE RESTE

GUILLAUME KOSMICKI

MUSIQUES SAVANTESDE JOHN ZORN À LA FIN DU MONDE ET APRÈS…

1990-2015

M—R

Prix : 23 eurosISBN : 978-2-36054-291-3

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.Né en 1974, Guillaume Kosmicki, musicologue, est enseignant- conférencier. Aux éditions le mot et le reste, il a aussi écrit Musiques électro­niques, des avant-gardes aux dancefloors et Free Party, une histoire, des histoires.

Aux portes de l’an 2000, la mondialisation balaye les certitudes esthé-tiques en même temps que les dernières utopies du xxe siècle. C’est la mort des avant-gardes, au profit de parcours artistiques individuels et éclectiques. Au cours des vingt-cinq dernières années, sept tendances majeures se dégagent dans la composition musicale : le métissage plané-taire et l’influence des réseaux ; l’héritage de la musique spectrale ; la pérennité de l’écriture et des codages complexes ; la persistance du minimalisme ; la technologie au service de la culture du son ; la trans-versalité entre savant et populaire, formes, styles et langages artis-tiques ; l’immuable vague nostalgique aux visages multiples, souvent qualifiés de « néo ».

Dans ce dernier tome venant clore la série, Guillaume Kosmicki guide le lecteur dans la découverte d’un répertoire à la richesse considé-rable, croisant histoire et esthétique afin de décrypter les musiques de cette période encore en cours d’écriture, au travers d’un panel multi-générationnel de compositeurs : de Zorn à Saariaho, de Lachenmann à Björk, d’Aperghis à Benjamin, en passant par Aphex Twin, Mâche, Escaich, Eötvös, Toeplitz, Manoury, Xu Yi et tant d’autres…

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GUILLAUME KOSMICKI

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DE JOHN ZORN À LA FIN DU MONDE, ET APRÈS… 3

1990-2015DES CENDRES, DES ILLUSIONS, DES ESPOIRS

Un monde s’en est allé. À peine deux ans après la chute du mur de Berlin, l’URSS s’effondre, et avec elle la vision bipolaire de la planète qui avait fondé les règles de la politique internationale depuis près d’un demi-siècle. En Occident, la fin de la guerre froide ouvre une période d’euphorie. La mondialisation s’apprête à connaître un nouvel apogée et à devenir la clef des échanges économiques, financiers, politiques et culturels internationaux 1. Dès 1989, dans un article animé par un zèle optimiste béat, Francis Fukuyama annonce la fin de l’histoire, claironnant que « le triomphe de l’Occident, ou de l’idée occidentale, éclate d’abord dans le fait que tout système viable qui puisse se substituer au libéralisme occidental a été totalement discrédité. » 2 De manière

1. Pendant tout le xixe siècle et jusqu’à la catastrophe de 14-18, le développe-ment des empires coloniaux a porté à un premier apogée le phénomène de la mondialisation, alors dominé par l’empire britannique. Du fait des crises, des deux conflits mondiaux puis de la guerre froide, le réflexe protectionniste a largement ralenti son retour jusqu’aux années quatre-vingt-dix.2. Francis Fukuyama, « La fin de l’histoire » in Commentaire, 47, 1989 / 3, p. 458. Suite à la chute de l’URSS, Fukuyama publie La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992. Dans le même temps, Hans Belting prophétise la fin de l’histoire de l’art (Das Ende der Kunstgeschichte?, 1983, complété en 1995 et traduit en français sous le titre L’histoire de l’art est-elle finie ?, Paris, Gallimard, 2007), quand le philosophe Arthur C. Danto annonce celle de l’art (Beyond the Brillo Box: The Visual Arts in Post-Historical Perspective, 1992, traduit en français sous le titre Après la fin de l’art, Paris, Seuil, 1996), expliquant qu’on ne peut plus envisager une évolution rectiligne, une série de découvertes en avancée constante. Toutes ces analyses s’inspirent des théories développées par Hegel : après avoir déclaré la fin de l’histoire au sortir de la bataille d’Iéna en 1806, qui présageait par la victoire napoléonienne la stabilisation de l’Europe sous les idées héritées de la Révolution française, le philosophe avait ensuite déclaré la mort de l’art dans le cadre de ses cours d’esthétique, puisque sous l’influence du romantisme, il ne partirait plus à la conquête d’un absolu mais se ferait l’expression subjective des artistes.

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significative, les ultimes certitudes esthétiques et les écoles dispa-raissent dans le domaine des arts et de la musique en même temps que les dernières utopies du xxe siècle. C’est la fin des avant-gardes, dont tout le monde se désintéresse. Aux portes de l’an 2000, rien ne semble plus pouvoir arrêter l’idéologie capitaliste triomphante dans ce nouvel ordre mondial. Le message martelé est qu’il n’y a plus lieu de s’y opposer, toute autre promesse radieuse pour un autre futur est inutile : le seul rêve qui doit subsister est celui qu’offrent la société de consommation et l’american way of life, qui paraît devoir s’imposer partout pour le bonheur des masses.

Des cendres

« Comment appeler les vingt dernières années du siècle, sinon la deuxième Restauration ? » 1, s’interroge Alain Badiou, pour qui « nous sommes revenus, sans en avoir les moyens, au classicisme : tout a déjà depuis toujours commencé, et il est vain d’imaginer qu’on fonde à partir de rien, qu’on va créer un art nouveau, ou un homme nouveau. » 2 Dans un cadre où même l’espoir n’est bientôt plus une valeur à cultiver et où de ternes gouvernements s’enchaînent sans différence de politique économique globale, l’indi vidualisme triomphe. Ce repli sur soi est la conséquence d’un monde sans transcendance, sans mythe, sans religion, sans idéal politique ni guide, même illusoire. Plus aucun compositeur ne souhaite s’agencer en chef de file, plus aucun groupe ne se constitue pour projeter un langage collectif. La musique savante abandonne les manifestes qui ont fleuri pendant tout le xxe siècle, « condi-tions de ce qui un jour viendra, d’une promesse » 3. Elle repose maintenant sur les conceptions de compositeurs indépendants et pluralistes ayant rejeté les dogmes dans le même temps que l’unité stylistique qui en découlait. La majorité des œuvres créées revêtent pourtant quelques caractéristiques communes, postmodernes : elles refusent tout radicalisme et toute ascèse ; elles réintègrent le

1. Alain Badiou, Le Siècle, Paris, Seuil, 2005, p. 45.2. Ibidem, p. 197.3. Ibid.

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champ de l’expressivité, voire de l’émotion ou même de la beauté, notions longtemps jugées taboues ou peu crédibles par les avant-gardes ; elles cultivent un rapport d’immédiateté avec les auditeurs auprès desquels elles opèrent des concessions, dans le but avoué de renouer avec un large public longtemps perdu ; elles piochent leurs matériaux dans une mosaïque de styles et d’idées, de tout lieu et de toute époque, s’inspirant aussi bien de l’histoire ancienne de la musique que des traditions musicales du monde ou encore de la pop music. Marc Texier affirme que la postmodernité « est un mouvement trans-historique au même titre que le baroque, le clas-sicisme, le romantisme, le moderne, qui tous ont existé, selon des proportions variables, à chaque époque, avec toutefois un moment de l’histoire où ils se sont incarnés si splendidement que le terme est devenu l’éponyme d’une période. » 1

Ce brassage à une échelle inédite est souvent désabusé, loin de l’euphorie des années soixante. Il participe à cet univers décrit par Jean Baudrillard « où il y a de plus en plus d’information, et de moins en moins de sens » 2, un monde hyper-technologique envahi par les simulacres de l’image, la publicité et les mass media 3. La situation esthétique rappelle plutôt celle des années vingt où, en réponse à la fois angoissée et faussement joyeuse au séisme de la Grande Guerre, l’éclectisme était de mise. Cette simi-litude prouve la profondeur du choc ressenti face à la mutation de cette nouvelle société mondialisée et à l’incompréhension qui

1. « Quelques contrevérités sur l’œuvre de Brian Ferneyhough » (http://brahms.ircam.fr/documents/document/4359, page consultée le 21 septembre 2015). Marc Texier est le directeur du festival Archipel de Genève depuis 2006 et l’auteur de Moments passés – Musique présente : 1989-1996, Paris, Van Dieren, 2006.2. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 119. Voir aussi ses ouvrages suivants.3. « Lorsque le réel n’est plus ce qu’il était, la nostalgie prend tout son sens. Surenchère des mythes d’origine et des signes de réalité. Escalade du vrai, du vécu, résurrection du figuratif là où l’objet et la substance ont disparu. Production affolée de réel et de référentiel, parallèle et supérieure à l’affole-ment de la production matérielle : telle apparaît la simulation […]. » in ibidem, p. 17.

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en découle. La différence majeure se trouve néanmoins dans la solitude du compositeur d’aujourd’hui, détaché des groupes artis-tiques qui fleurissaient dans l’entre-deux-guerres et traduisaient l’espoir d’une reconstruction (Dada, surréalisme, Bauhaus, agit-prop etc.) 1. Il se débat seul dans un monde où les distances se sont paradoxalement réduites, où l’information circule de plus en plus vite et où il a accès à tout, tout de suite. Ses possibilités sont tout autant infinies que vertigineuses.Dès 1983, Philippe Albèra estime que « d’un mot, nous pourrions définir cette évolution comme la recherche d’un compromis. Les idées de rupture radicale, de lutte révolutionnaire, l’agressivité de l’artiste qui veut choquer le bourgeois et renverser l’ordre établi ont quasiment disparu. » 2 En 1989, il complète : « L’expressivité retrouvée de la musique actuelle […] est moins l’image concrète d’une autre réalité possible, d’une vérité bafouée socialement […] qu’une forme de soumission aux impératifs d’une société visant insidieusement à l’organisation totale (pour ne pas dire totali-taire). » 3 Étrangement, ce défaitisme est partagé par la conclu-sion de l’article messianique de Fukuyama : « La fin de l’histoire sera une période fort triste. La lutte pour la reconnaissance, la disposition à risquer sa vie pour une cause purement abstraite, le combat idéologique mondial qui faisait appel à l’audace, au courage et à l’imagination, tout cela sera remplacé par le calcul économique, la quête indéfinie de solutions techniques, les préoccupations relatives à l’environnement et la satisfaction des exigences de consommateurs sophistiqués. Dans l’ère post- historique, il n’y aura plus que l’entretien perpétuel du musée de l’histoire de l’humanité. »

1. Voir le premier tome : Guillaume Kosmicki, Musiques savantes : De Debussy au mur de Berlin. 1882-1962, Marseille, Le mot et le reste, 2012, pp. 111-128.2. Philippe Albèra, « Avant-garde et tradition » in Le Son et le Sens. Essai sur la musique de notre temps, Genève, Contrechamps, 2007, p. 118. L’année 1983 n’est pas anodine : nous sommes au début du mouvement de globalisation thatché-rien et reaganien et Mitterrand entame en France le tournant de la rigueur.3. Philippe Albèra, « Médiations » in op. cit., p. 235 (article publié initialement en 1989 et repris en 1997).

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Cet éclectisme artistique peut aussi être interprété comme la consé-quence de la domination culturelle des États-Unis sur une bonne partie du globe depuis plus d’un demi-siècle. En effet, l’idéal du melting pot, fondé par les apports culturels multiples de ses immigrants, n’a cessé de caractériser les pratiques musicales de l’ Amérique depuis le début du xxe siècle. Il s’est plus que jamais répandu dans le monde au sortir de la seconde guerre mondiale par le jazz, les musiques de films, les comédies musicales, le rock, la pop music, le disco, le funk, la dance music, le rap etc. Loin de l’idée négative d’un modèle culturel unique s’imposant via l’indus-trie cinématographique hollywoodienne, MTV, Universal, puis Microsoft, Google et Facebook, le nouveau monde offre un esprit conquérant de brassage qui lui est propre, un phénomène dominant aujourd’hui rebaptisé « postmodernité » 1 se substituant aux idéaux d’une vision prospective des musiques savantes du vieux continent.

Une modernité en mal d’héritage : passage de relais et dispersion

Au cours des vingt-cinq dernières années, sept tendances majeures se dégagent dans la composition musicale, sans qu’aucune ne soit exclusive sur une autre : 1) le métissage planétaire et l’influence des réseaux ; 2) l’héritage de la musique spectrale, dernière avant-garde musicale du xxe siècle ; 3) la pérennité de la recherche de systèmes élaborés de composition reposant sur l’écriture et le codage et s’inspirant de modèles physiques, biologiques, mathé-matiques et informatiques (héritage de la nouvelle complexité, composition algorithmique etc.) ; 4) la persistance du minima-lisme, dont l’expé rience et les effets se prolongent et se diversi-fient encore ; 5) la culture du son en général (électroacoustique, saturation, objets trouvés, jeux instrumentaux renouvelés, expé-riences sonores) ; 6) le développement de la transversalité, avec

1. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne : Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979. Voir à ce sujet le tome précédent : Guillaume Kosmicki, Musiques savantes : De Ligeti à la fin de la guerre froide. 1963-1989, Marseille, Le mot et le reste, 2014, pp. 214-219.

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des compositeurs franchissant au fil de leurs divers projets les frontières entre savant et populaire, formes d’art, familles stylis-tiques, langages artistiques, répertoires instrumentaux, pratiques musicales et lieux d’exécution ; 7) l’immuable vague réaction-naire se manifestant sous de nombreux visages (techniques de la citation, du collage, du pastiche ou de la fusion) et avec des langages divers généralement qualifiés de « néo » (néo-tonalité, néo-romantisme, néo- classicisme, nouvelle simplicité). Ces deux derniers points illustrent le phénomène de la postmodernité, mix généralisé favorisé par la mondialisation et par l’avènement du numérique, qui encourage la réappropriation, l’hybridation et la relecture. Succédant à l’ère du disque, de la pellicule et de la bande magnétique, il en a amplifié les possibilités et les gestes par la profusion et par la facilité technique : fusionner, mixer, couper, coller, réinventer, effacer…Selon Brigitte François-Sappey, « il semble […] que les tournants des siècles aient avivé chez les créateurs la perception d’un seuil, les incitant à une médiation rétrospective et prospective pour traverser en toute conscience la ligne du partage des eaux. » 1 « Une ère prend fin, une page se tourne, l’inquiétude monte. » 2 Au début du xxe siècle, le postromantisme et l’expressionnisme éprouvaient simultanément les frontières d’un romantisme poussé dans ses derniers retranchements jusqu’à la morbidité, le néo-clas-sicisme proposait un nouveau regard sur l’histoire alors que l’im-pressionnisme, le futurisme ou le cubisme faisaient déjà tout voler en éclats 3. Aujourd’hui, la musique spectrale et le minimalisme ont balayé le sérialisme qui dominait depuis les années cinquante, quand la nouvelle complexité de Brian Ferneyhough l’a dépassé en l’amenant jusqu’à ses limites les plus extrêmes. La postmoder-nité offre quant à elle de rompre avec l’idée d’une histoire linéaire de la musique au profit d’un brassage débridé. Cependant, aucun mouvement de remise en question radicale ne peut surgir tant

1. Brigitte François-Sappey, La Musique au tournant des siècles, Paris, Fayard, 2015, p. 9.2. Ibidem, p. 11.3. Cette période est évoquée dans le tome i, voir Guillaume Kosmicki, op. cit.

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qu’un souffle révolutionnaire ne balayera de nouveau l’Occident, qui doit avant tout renouer avec l’utopie et l’espoir.

Descendre des illusions : la mondialisation triomphante

Le 25 décembre 1991, l’URSS n’est plus. Depuis son accession au pouvoir en 1985, Mikhaïl Gorbatchev visait à reconstruire et à améliorer le système soviétique de l’intérieur, moderniser le socialisme et le sortir de la stagnation brejnévienne, relancer l’économie, éradiquer la corruption et redonner l’espoir au peuple avec de nouvelles libertés. La perestroïka et la glasnost en ont au contraire entériné le déclin. Au printemps 1991, la grève des mineurs de Kouzbass devient générale. Boris Eltsine, élu président de Russie au suffrage universel le 12 juin, s’agence en nouveau leader de l’opposition. Du 19 au 21 août, dans les rues de Moscou, il tient tête à la tentative de putsch militaire menée par les conser-vateurs pour renverser Gorbatchev. À la suite de ces événements, les quinze républiques constitutives de l’URSS s’émancipent, le parti communiste est dissous le 5 septembre, la Communauté des États indépendants (CEI) est créée en décembre et Gorbatchev démissionne. L’effondrement du Bloc de l’Est qui s’ensuit s’effectue dans un étonnant pacifisme général, à l’image de la « partition de velours », qui voit la naissance de la République tchèque et de la Slovaquie le 1er janvier 1993. Un seul long conflit s’étire entre 1991 et 2001 en Yougoslavie, où Macédoniens, Slovènes, Croates, Bosniaques puis Kosovars s’affranchissent de la tutelle de Belgrade et du nationalisme serbe. La guerre de Bosnie est marquée par le massacre de Srebrenica en juillet 1995 (huit mille morts), sous la présence inefficace et l’absence de réaction des casques bleus.L’URSS est dans une situation économique catastrophique au début de la décennie. Les institutions musicales s’effondrent et les compositeurs désertent le pays. L’Estonien Arvo Pärt (*1935) avait ouvert la voie dix ans auparavant, s’installant en Autriche en 1980, puis à Berlin l’année suivante. Alfred Schnittke (1934-1998) emménage à Hambourg en 1990, Sofia Goubaïdoulina (*1931) à Appen, non loin de là, en 1991. D’autres choisissent

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l’Angleterre, les États-Unis ou le Canada, y compris les plus jeunes, comme Olga Rajewa (*1971) 1. Pendant ce temps, le pays bascule dans la jungle d’une économie de marché ultralibérale. Les appa-ratchiks de l’ancien régime cèdent la place aux oligarques, une maffia industrielle, financière et étatique tout aussi corrompue. À partir de 2000, elle est remise au pas par Poutine, qui rétablit l’économie, améliore le sort des classes les plus pauvres et affirme le retour d’une Russie forte. Il reprend en main les médias, relance le culte de la personnalité, intimide l’opposition, mène des opéra-tions militaires musclées sur sa zone d’influence (seconde guerre de Tchétchénie, crises géorgienne et ukrainienne) et remet en selle son pays sur la scène internationale (guerre de Syrie).La fin du Bloc de l’Est signe un nouvel âge d’or des relations commer-ciales mondiales, renforcé par le développement d’ Internet et des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communica-tion), qui permettent la naissance du « village planétaire » prophé-tisé en 1967 par McLuhan 2. Au cours des années quatre-vingt-dix, le micro-ordinateur s’impose comme un outil domestique omnipré-sent, bientôt connecté à Internet et complété par l’arsenal techno-logique des tablettes et smartphones. Le protocole World Wide Web (toile d’araignée mondiale), inventé par le chercheur britan-nique Tim Berners-Lee en 1990, en favorise l’ergo nomie. CNN est la première chaîne mondiale diffusée par satellite en 1984, elle est suivie par de nombreuses autres (BBC World, Euronews, Al-Jazira, France 24 etc.). Une culture globale est en passe de voir le jour, Internet révolutionne les échanges, facilitant la transmission univer-selle des informations : identité, culture, valeurs et opinions poli-tiques circulent dès lors sur la toile à un rythme exponentiel. Le meilleur et le pire se côtoient : Internet encourage les contre-cultures et les contre-pouvoirs tout en véhiculant une culture de masse stan-

1. Voir l’article synthétique de Tatjana Rexroth, « Russie, portrait d’une nouvelle génération de compositeurs » in Accents, n° 42, septembre-décembre 2010 (http://www.ensembleinter.com/accents-online/?p=2267, page consultée le 18 septembre 2015).2. Marshall McLuhan, The Medium Is the Message: An Inventory of Effects, 1967, Berkeley, Gingko Press, rééd. 2005.

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dardisée. La toile se révèle un puissant outil de soumission des travailleurs, de contrôle des consommateurs via le big data et de surveillance policière, mais elle est aussi le théâtre d’action de la cyber- résistance et des hackers. Elle crée par ailleurs de nouveaux emplois et transforme nombre de métiers. À la fin des années quatre-vingt-dix, la bulle Internet atteint son apogée, les start-up et les dot-com fleurissent, une nouvelle économie est en marche. En 1999, l’apparition de Napster, service gratuit de partage de fichiers musicaux en pair à pair, est un prélude à l’éclatement de l’industrie du disque. L’économie de la musique doit se réinventer.Première hyperpuissance, les États-Unis dictent leur modèle d’idéo-logie capitaliste au reste du monde : un libéralisme économique, financier, politique et culturel. Les théories néolibérales des écono-mistes Milton Friedman et Friedrich Hayek, mises en pratique dès les années quatre-vingt par les gouvernements de Reagan et de Thatcher, s’imposent dans tout l’Occident, reléguant l’interven-tionnisme d’État prôné par John Maynard Keynes aux oubliettes de l’histoire. La fin de l’État-providence est actée, et le monde des arts le ressent de plus en plus durement. Ce désengagement est avant tout idéologique et non conjoncturel. La culture devra être rentable, elle entre plus que jamais dans le monde marchand et les règles du libre-échange et de la liberté d’entreprise. « Les composi-teurs européens devront tôt ou tard faire face au défi du réalisme économique, déjà connu de leurs collègues américains, et qui tient en peu de mots : dépendre du seul public payant pour lequel on compose », écrit en 2007 le critique américain Alex Ross, ajoutant que « les budgets ont fondu au rythme de la lutte que mènent les États européens pour rester à flot dans la globalisation de l’éco-nomie » 1. De fait, en France, la politique culturelle est pulvérisée dans les années deux mille. L’État démissionne pendant que le mécénat privé se développe : aide à la création musicale (fonda-tions BNP Paribas, Banque Populaire, Orange etc.), implantation dans l’espace public urbain des fondations Louis Vuitton (Paris, 2014), François Pinault (Paris, 2018) et LUMA de Maja Hoffmann (Arles, 2018).

1. Alex Ross, The Rest Is Noise, 2007, trad. française Arles, Actes Sud, 2010.

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Le 1er janvier 1995, l’OMC (organisation mondiale du commerce) est créée, remplaçant le GATT (accord général sur les tarifs doua-niers et le commerce). L’ère des firmes mondiales, multinationales et transnationales s’ouvre, et avec elle son cortège de délocalisa-tions : les pays du Nord se désindustrialisent et sabordent leurs classes ouvrières au profit de la main-d’œuvre moins coûteuse, de la réglementation plus souple et des matières premières des pays en développement. Ce cynisme se mesure dans l'effondrement de l'immeuble Rana Plana, le 24 avril 2013, à Dacca, au Bangladesh, causant la mort de mille cent trente-cinq personnes et en blessant plus de mille cinq cents autres, toutes travaillant pour des grandes marques occidentales de textile. Répondant à la hausse ininter-rompue de la demande, le commerce mondial se voit multiplié par dix en moins de trente ans (entre 1980 et 2007), attisé par l’émer-gence d’une classe moyenne mondiale.En dépit de cette explosion, les acquis sociaux et les protections ne cessent de reculer. La lutte des classes n’a jamais été aussi brûlante : après la guerre froide, une « guerre mondiale des riches contre les pauvres » est déclarée, dont le « but est d’effacer un siècle de progrès social en Occident, de décupler les profits des entre-prises, et de permettre un enrichissement sans précédent des élites dirigeantes au détriment de la population ordinaire devenue une simple ressource à exploiter » 1. La crise des subprimes en 2007, conséquence de la spéculation des banques, devient mondiale en 2008 et met les économies nationales à genoux, faisant perdre leur emploi à des millions de gens. Malgré les promesses politiques, la finance reste maîtresse du jeu, les banques sont renflouées par les États et la machine spéculative est relancée. Le Fonds monétaire international (FMI) impose des plans d’austérité drastiques aux pays « aidés », pénalisant les populations. Les marchés gouvernent le monde, et le mirage du retour à la croissance salvatrice reste le discours dominant. Pourtant, l’écart s’accroît entre les classes sociales : en janvier 2017, la fortune des hui personnes les plus

1. Monique Pinçon-Charlot & Michel Pinçon, La Violence des riches : Chroniques d’une immense casse sociale, Paris, Zones, 2013.

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riches au monde équivaut à ce que possèdent les 3,6 milliards les plus pauvres 1.

Les conflits néocolonialistes du monde nouveau

Le nouveau millénaire annonce le passage à un monde multipolaire où la domination américaine se voit remise en question, en premier lieu par les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), par le Mexique et quelques autres pays asiatiques, qui prennent une part croissante à l’économie mondiale. Les places boursières dominantes (New York, Londres, Tokyo, Paris et Francfort) sont concurrencées par Shanghai, São Paulo, Johannesburg et Dubaï. La Chine entre à l’OMC en 2001, devient le premier exportateur en 2007 puis la deuxième puissance économique mondiale en 2010. La carte du monde change.La construction de l’Europe, qui s’élargit continuellement passant de quinze pays en 1995 à vingt-huit en 2013, sonne initialement comme le symbole d’un nouvel esprit d’ouverture et de paix. Elle adopte une monnaie unique en 1999, en usage aujourd’hui dans dix-neuf États. Cependant, la Grande-Bretagne, qui a refusé l’euro et n’est pas entrée dans l’espace Schengen, se désolida-rise de la construction européenne en 2016. L’Europe sociale et politique rêvée par ses précurseurs se révèle uniquement écono-mique, construite au profit de la finance, des multinationales et des lobbies. Toute tentative qui sort des rails du libéralisme se voit muselée immédiatement, à l’exemple des initiatives d’Aléxis Tsípras en Grèce en 2015 et de son ministre des finances d’alors, Yánis Vároufakis.Un autre symbole d’envergure ouvre la période : le 13 septembre 1993, les accords d’Oslo, suivis de la poignée de main historique entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin à Washington, semblent ouvrir une nouvelle ère de stabilité au Moyen-Orient. Elle se clôture avec l’assassinat du dirigeant israélien le 4 novembre 1995 par un extrémiste juif. Israël et la Palestine ne parviennent plus

1. Rapport « Une économie au service des 99 % » publié le 16 janvier 2017 par l’ONG Oxfam International.

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à retrouver le chemin des négociations et les violences s’accroissent à mesure que les peuples s’éloignent.De fait, la planète n’a jamais compté autant de murs de sépara-tion entre les Hommes. Depuis 1989, ce chiffre est passé de onze à cinquante. Les barrières couvrent dans le monde une longueur égale à celle de l’équateur, parmi lesquelles celles entre les États-Unis et le Mexique ou la Hongrie et la Serbie. Malgré les murs, l’immigration planétaire a triplé en quarante ans, favorisée par les solidarités transnationales, le besoin de main-d’œuvre, le miroi-tement de promesses radieuses véhiculées par Internet ou la télé-vision, la baisse des coûts de transport, mais surtout les crises et les conflits. En 2013, on dénombre deux cent trente millions de migrants, soit 3 % de la population mondiale, auxquels il faut ajouter les clandestins. La question inspire le cinéma (Land of Plenty de Wim Wenders, 2004 ; Les Fils de l’homme d’Alfonso Cuarón, 2006), la musique (Asyla de Thomas Adès, 1997) comme la littérature (Soumission de Michel Houellebecq, 2015). Elle devient brûlante en Europe à partir de 2014.L’américanisation du monde s’appuie sur le soft power mais aussi sur des conflits armés. Un grand nombre des guerres auxquelles prennent part les États-Unis au cours des vingt-cinq dernières années trouvent leur justification dans les thèses du Grand Échiquier de Zbigniew Brzeziński, paru en 1997. L’auteur y expose sans tabou les visées de domination mondiale américaine et les stratégies géopolitiques à mettre en place pour éviter toute unifica-tion eurasienne qui entrerait en concurrence avec son hégémonie, contrôler les ressources énergétiques mondiales et diviser pour mieux régner. Face aux États-Unis, seule la Chine fait aujourd’hui économiquement le poids et le terrorisme islamiste s’avère être l’unique force armée à lui tenir tête.Samuel Huntington propose quant à lui dans Le Choc des civi-lisations (1996) la vision d’un monde multipolaire dans lequel huit civilisations coexistent, définies par leur religion (l’ auteur a des doutes sur l’existence d’une neuvième zone : l’Afrique). Son interprétation simpliste de la géopolitique présente une « civilisa-tion musulmane » qui, malgré son immense diversité, s’étendrait

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de la Mauritanie à l’Indonésie. Il incite l’Occident à un repli sur soi pour mettre fin à son « déclin moral » et à renouer avec son essence, abandonnant toute politique d’ouverture multicultu-relle et fermant les portes de l’immigration. Ses thèses, pourtant contredites par de nombreux chercheurs 1, nourrissent les idéo-logies islamophobes et xénophobes en pleine ascension en même temps qu’elles établissent la ligne directrice de beaucoup de poli-tiques étrangères actuelles, de droite comme de gauche. Ainsi, une même perspective relie vingt-cinq ans de conflits contre différents pays musulmans depuis l’intervention occidentale au Koweït contre les forces irakiennes de Saddam Hussein, sous la conduite de George Bush père, le 17 janvier 1991. Qualifiée d’« opération de police internationale » par Michel Rocard, cette première guerre du Golfe offre une démonstration de l’arsenal technologique issu de la guerre froide à des téléspectateurs en haleine devant le spec-tacle irréel des « frappes chirurgicales ». S’ensuivent le fiasco de la Somalie (« Restore Hope » en 1993-1994), les bombardements de l’Irak, du Soudan et de l’Afghanistan (1998), puis les guerres préventives contre le terrorisme, présentées par George Bush Jr comme une croisade menée contre « l’axe du mal », l’Afghanistan (2001-2014) et l’Irak (2003-2012), sans mandat de l’ONU et sur la base de mensonges concernant la présence d’armes de destruc-tion massive et d’un lien entre le régime de Saddam Hussein et des organisations terroristes. Ces conflits, en grande partie priva-tisés, servent les intérêts du complexe militaro-industriel, depuis la société de protection Blackwater, véritable armée privée de mercenaires, jusqu’au Groupe Carlyle, nébuleuse dirigée jusqu’en 2003 par Bush père. Pour le secrétaire à la Défense des États-Unis Donald Rumsfeld, les attentats du 11 Septembre sont « le genre d’opportunités que la seconde guerre mondiale avait offertes de refaçonner une grande partie du monde ». L’intervention actuelle en Syrie contre Daech, État terroriste issu de la mauvaise gestion américaine du dernier conflit en Irak, est dans la même lignée. Ces

1. Voir notamment les ouvrages de Georges Corm, Orient-Occident. La Fracture imaginaire, Paris, La Découverte, 2002 et de Youssef Courbage & Emmanuel Todd, Le Rendez-vous des civilisations, Paris, Seuil, 2007.

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actions auxquelles participent différentes coalitions de pays occi-dentaux laissent des territoires exsangues en proie au chaos.Comme l’effet d’un boomerang, les réponses terroristes aux agressions néocoloniales ponctuent toute la période, jalonnée par la naissance de plusieurs mouvements islamistes importants : al-Qaïda (dont les fondements remontent aux actions de la CIA contre les troupes soviétiques au début des années quatre-vingt, pendant la première guerre d’Afghanistan), puis Aqpa, Aqmi, Boko Haram, Al-Shabaab, Daech etc. Après de nombreux atten-tats perpétrés dans les années quatre-vingt-dix, le 11 septembre 2001 est marqué par les images spectaculaires des crashes d’avions détournés contre le Pentagone et le World Trade Center. Les incohérences et les maladresses de communication du gouverne-ment américain jettent un trouble sur ces événements et attisent les théories complotistes qui fleurissent à propos de points non éclaircis. L’amitié entre les familles Bush et Ben Laden n’arrange rien. Madrid, Londres, Toulouse, Paris, Bruxelles, Nice, Berlin et Stockholm sont touchées à leur tour : à mesure que la haine et la peur montent, les acquis démocratiques reculent en Occident (Patriot Act aux États-Unis, exactions de militaires américains à la prison d’Abou Ghraib, prison d’exception à Guantanamo bafouant les droits élémentaires des détenus, légalisation de la torture, état d’urgence décrété depuis plus de deux ans en France). Contrairement à la thèse du « choc des civilisations », le terro-risme islamiste s’exprime aussi dans des pays musulmans.Parallèlement, la France peine à se détacher de son lointain héritage colonial en Afrique et ne cesse de pratiquer une politique interven-tionniste au sein de ses anciennes possessions et de ses nouvelles zones d’influence. Elle favorise des drames, dont le pire reste le génocide de huit cent mille Tutsis par les Hutus au Rwanda en 1994.

La musique savante du monde

Dans le domaine des arts, le grand bouleversement de la mondia-lisation s’accompagne de deux phénomènes complémentaires : un nouveau regard de l’Occident vers le reste de la planète, amorcé

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depuis la décolonisation mais s’exprimant à une tout autre échelle à l’heure de la world music et d’Internet ; l’adoption en retour par de multiples pays des manières artistiques du modèle occi-dental. Les interpénétrations constantes se font souvent au détri-ment de l’identité culturelle des pays extra- occidentaux. Partout, des orchestres symphoniques se fondent sur le modèle européen, comme l’Orchestre symphonique des jeunes du Venezuela Simón Bolívar, dirigé par Gustavo Dudamel depuis 1999, le West-Eastern Divan Orchestra, regroupant depuis 1999 des musiciens israéliens et arabes sous la baguette de Daniel Barenboïm ou l’Orchestre symphonique Kibamguiste (OSK), né en 1994 à Kinshasa en République Démocratique du Congo. Au Japon, depuis la créa-tion d’une première phalange en 1926 (le futur Orchestre sympho-nique de la NHK 1), plus de trente orchestres professionnels sont aujourd’hui en activité. La Chine connaît une renaissance musicale et un attrait renouvelé pour l’Occident après les interdictions de la Révolution culturelle, qui avait fait interner la plupart des compo-siteurs dans des camps de rééducation au contact des paysans – ce qui a d’ailleurs contribué à leur intérêt pour les musiques traditionnelles. Les conservatoires sont réouverts (Shanghai en 1973, Pékin en 1976) et des compositeurs étrangers sont invités en résidence dans les années quatre-vingt. Beaucoup de composi-teurs chinois se forment en France, comme Xu Yi, ou aux États-Unis, à l’instar de Chen Yi et Tan Dun. Des dizaines d’ensembles sont fondés, à l’image de l’Orchestre Philharmonique de Chine en 2000 ou l’orches tre symphonique de Guiyang en 2009. Si les répertoires adoptés par ces formations sont en général plutôt clas-siques, délaissant la musique contemporaine, les musiques occi-dentales et l’exigence de leur apprentissage semblent correspondre à l’art de la perfection développé en Asie. L’enseignement de la musique traditionnelle y devient moins important que celui de la musique occidentale.Le continent africain représente un cas particulier. Tout au long du xxe siècle, il a révolutionné les musiques occidentales par des voies directes (intérêt pour la musique des pygmées Aka, la polyrythmie,

1. Compagnie japonaise de radio et de télévision publiques.

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l’improvisation, la musique des griots, le tama, le djembé, le ngoni, le balafon ou la kora) ou détournées (jazz, blues, rock, afrobeat, rumba, samba, reggae, hip-hop). Selon Jacques Attali, cette influence sur le monde a présagé de la mondialisation à venir, et plus encore de l’importance qu’est amenée à prendre l’Afrique dans l’histoire globale 1. La musique africaine traditionnelle reste omniprésente sur le continent, tant « elle est inscrite au cœur de la communauté, qui la porte jalousement et passionnément en elle […] parce qu’elle est un héritage reçu des ancêtres aux fins de le transmettre aux générations suivantes. » 2 Ainsi, elle conserve intacte ses deux forces vitales, l’improvisation et l’oralité, tout en se mêlant aux rythmes urbains qui lui reviennent du monde. Ismaël Touré affirme à ce propos qu’« elle est aujourd’hui en train d’achever une boucle pour revenir à son point de départ. » 3

Partout dans le monde, les compositeurs intègrent des instru-ments et des ensembles traditionnels, à l’exemple des Japonais Tōru Takemitsu ou Toshio Hosokawa. Ces sonorités exotiques fascinent aussi des musiciens occidentaux, comme Klaus Huber, ou des interprètes classiques, comme le violoncelliste Vincent Ségal, formant depuis 2005 un duo avec le koraïste Ballaké Sissoko. Les croisements vont plus loin que le simple cliché instrumental, et peu à peu se construit ce que l’ethnomusicologue Apollinaire Anakesa Kululuka conçoit comme une « world music savante ». Il propose ce vocable pour consacrer une tendance vieille de plus d’un siècle, qui sous-entend de multiples gestes possibles exploités à diffé-rentes échelles par les compositeurs : perméabilité entre les réper-toires, citations, jeux de matières sonores, organisation du temps musical, caractère du rituel, emprunts au sacré ou aux mythes,

1. Propos développés lors de l’émission L’Atelier du son de Thomas Baumgartner sur France Culture, le 16 janvier 2012. Pour Jacques Attali, l’Afrique aura un grand rôle à jouer sur les idéologies et pouvoirs à venir, plus que la Chine, contrairement à ce qu’on pense actuellement, car sa musique est moins influente sur le monde.2. Manda Tchebwa, Musiques africaines : Nouveaux enjeux, nouveaux défis, Paris, Unesco, 2005, p. 14.3. Cité dans Manda Tchebwa, ibidem, p. 3.

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interprétation et pratiques musicales particulières – improvisa-tion, jeu collectif 1. Par ailleurs, les festivals et salles de concert occidentaux sont maintenant concurrencés dans le monde par de nombreux événements d’envergure qui encouragent les croisements et les rencontres, à l’image du Festival Internacional Cervantino au Mexique rassemblant le théâtre, la danse et la musique.Dans le domaine des arts plastiques, le phénomène est semblable. En 1989, l’exposition polémique du Centre Georges Pompidou « Les Magiciens du monde » présente des artistes de tous les continents mêlés de façon inhabituelle à des artistes occidentaux reconnus, tels Daniel Buren, Christian Boltanski, Louise Bourgeois, Barbara Kruger ou Marina Abramović, dans une scénographie qui refuse toute hiérarchie ou comparaison. Suite à l’effondrement du Bloc de l’Est, musées, galeries et collectionneurs s’ouvrent à l’art des pays de l’Europe centrale et orientale, ainsi qu’à ceux de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique du Sud et du Pacifique. Cette profusion, difficile à assimiler, à réguler et à classer comme l’a été l’art du xxe siècle, est le thème de l’exposition « Une histoire » organisée par Christine Macel (2014-2015), dans laquelle figurent des œuvres de Samuel Fosso, Chéri Samba, Damián Ortega, Zhang Huan ou Kendell Geers. Dans le même temps, le modèle occi-dental d’organisation du monde artistique essaime partout sur la planète (ouvertures de musées, biennale de Dakar, 1990, biennale de la photographie de Bamako, 1994, biennale de Gwangju, 1995, biennale de Shanghai, 1996 etc.).

Le rayonnement persistant de la musique spectrale

En 1998, Gérard Grisey (1946-1998), l’un des pères de la musique spectrale 2, courant fondamental de cette fin de siècle, reconnaît que « vingt ans plus tard, les compositeurs à l’origine de ce mouvement

1. Apollinaire Anakesa Kululuka, « La World Music savante : Une nouvelle identité culturelle de la musique contemporaine ? » in Musurgia, IX / 3-4, 2002, pp. 55-72. Voir aussi du même auteur L’Afrique subsaharienne dans la musique savante occi-dentale au xxe siècle, Paris, Connaissances et Savoirs, 2007.2. Aux alentours de 1975, voir le tome ii, Guillaume Kosmicki, op. cit.

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ont évolué vers des horizons bien différents et l’heure n’est plus au terrorisme des utopies » 1. Le jeune homme qui clamait en 1982 « nous sommes musiciens et notre modèle est le son » 2 a quitté le domaine de l’abstraction sonore pure pour se nourrir de nouvelles inspirations, comme dans ses deux ultimes chefs-d’œuvre, la science dans Vortex temporum (1996) et des sources littéraires variées dans Quatre chants pour franchir le seuil (1998). Entre-temps, il s’est aussi intéressé à l’astro nomie (Le Noir de l’étoile, 1990) ou à la peinture de Piero della Francesca (L’Icône paradoxale, 1994), chaque œuvre lui permettant d’explorer des voies structurelles inédites. Le compo-siteur et philosophe Hugues Dufourt (*1943) a également ouvert sa palette d’inspiration à la peinture. Son cycle Les Hivers (1991-2001) 3 repose sur l’écriture harmonique engendrée par les principes spectraux et présente de très lentes et délicates évolutions timbrales dans un temps presque figé, donnant une impression générale de statisme. Tristan Murail développe son écriture avec l’aide de l’infor-matique musicale (L’Esprit des dunes, 1994 ; Winter Fragments, 2000 ; Les Sept Paroles, 2010). Avec Dufourt, il est resté le plus radical de ses confrères de l’Ensemble Itinéraire. Loin de cette posi-tion, Michaël Levinas (*1949) a pris d’autres chemins, car il cherche à renouer avec le « concept d’accident, de révélation de l’idée musi-cale, d’au-delà du système, de caprice du musical, de rencontre avec la textualité » 4. C’est le cas dans le cadre de son travail avec la voix, instrument qu’il affectionne (Les Aragons, 1997).L’héritage du spectralisme de ces pères fondateurs touche toute l’esthétique musicale de la fin du xxe siècle. L’Ircam, au début des années quatre-vingt, a servi de catalyseur, offrant des techno logies

1. Gérard Grisey, « Vous avez dit spectral ? (1998) » in Écrits ou l’invention de la musique spectrale, Paris, MF, 2008, p. 124.2. « La musique : le devenir des sons », in ibidem, p. 53.3. Qui comprend Le Déluge d’après Poussin (2001), Le Philosophe selon Rembrandt (1991), La Gondole sur la lagune d’après Guardi, et Les Chasseurs dans la neige d’après Bruegel (2001).4. Cité par Pierre-Yves Macé, « Musiques spectrales » in Accents, n° 41, avril-août 2010 (consulté sur http://www.ensembleinter.com/accents-online/?p=1363 le 19 septembre 2015).

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de plus en plus puissantes pour approfondir les recherches sur l’architecture interne des sons et attirant en son sein de nombreux jeunes compositeurs en formation, qui furent les héritiers directs de ce mouvement. Parmi eux, on trouve les Finlandais Magnus Lindberg (*1958) et Kaija Saariaho (*1958). Le premier aban-donne le radicalisme brutal à partir de 1988, au profit d’une musique raffinée empruntant les voies d’un néoclassicisme enrichi de citations (Duo concertante, 1990 ; Concerto pour violoncelle, 1999 ; Graffiti, 2009). Kaija Saariaho affirme quant à elle un style spectral lyrique et personnel (Du cristal …à la fumée, 1990). Le Français Philippe Hurel (*1955), passionné de jazz, applique les leçons du spectralisme à une musique particulièrement mobile qui réintègre la diversité par son intérêt prononcé pour le rythme, la répétition, la pulsation, les brisures et les accidents, loin des longs processus caractéristiques du genre (Loops I à III, 1999-2003). Marc-André Dalbavie (*1961) conserve au contraire le goût des processus, appliqués à un travail fin sur les résonances et les échos, la spatialisation et le morphing orchestral (Concerto pour violon, 1996 ; Color, 2001). Comme Hurel, Dalbavie est reconnu pour avoir su « lever plusieurs interdits modernistes. Il a ainsi réintégré la consonance et la pulsation rythmique, redéployé les genres du concerto […] ou de certaines formations de musique de chambre […], redonné à la voix sa fluidité mélodique, repensé la question des rapports texte-musique. » 1

Dans une autre veine, la musique spectrale a pu engendrer une esthétique bruitiste, radicale et violente, en révolte contre un monde brutal et sans concession (à l’image du premier Lindberg), tendance qui se manifeste comme autant de grands cris de rage au travers des œuvres de l’Autrichienne Olga Neuwirth (*1968) comme Der Tod und das Mädchen (1999). L’esthétique de l’Italien Fausto Romitelli (1963-2004) est aussi de cette nature. Il trouve son originalité en franchissant les limites entre le monde du « savant » et du « populaire », maniant les sons saturés, les références au rock psychédélique, à la techno et aux substances

1. Biographie du compositeur sur http://brahms.ircam.fr/marc-andre-dalbavie (page consultée le 21 septembre 2015).

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psychoactives dans le cadre d’un travail sur le son et ses techniques d’émission (Trash TV Trance, 2002).La musique spectrale nourrit aussi les œuvres de la Chinoise Xu Yi (*1967), du Suisse Michael Jarrell (*1958), du Français Éric Tanguy (*1968), de l’Italien Ivan Fedele (*1953), des Anglais George Benjamin (*1960) et Julian Anderson (*1967), compo-siteurs aux styles différents, impossibles à réunir dans un quel-conque groupe, mais qui croisèrent dans leurs parcours la route de Tristan Murail ou de Gérard Grisey.

Écrire : Memento audere semper 1

La nouvelle complexité, autre tendance de la fin du millénaire, est représentée par Brian Ferneyhough (*1943) et James Dillon (*1950) 2. Si le premier reste fidèle au sillon tracé depuis ses débuts, l’écriture du second, au service de sa vision ésotérique d’une musique cosmique, s’adoucit et se lisse pendant les années quatre-vingt-dix. Cette transformation s’observe au cours du cycle Nine Rivers (1982-1996) et est manifeste dans son œuvre pour piano The Book of Elements 1-5 (1997-2002). Bien que Ferneyhough ait été un professeur très demandé s’adressant à plusieurs généra-tions de compositeurs, il n’a pas été question d’une « école » de la complexité et cette voie utopique s’est tarie, d’une part parce que le compositeur a toujours laissé la liberté à ses élèves de trouver leur propre identité, et d’autre part parce que ce langage jusqu’au-boutiste qui revendique d’aller au-delà des possibilités physiques et cognitives des interprètes, au travers de compositions poussant à l’extrême les calculs et les structurations mathématiques, ne peut que s’abîmer à terme dans une impasse.La recherche d’une écriture complexe ne disparaît pas pour autant, et de nombreux compositeurs reprennent le flambeau de siècles de tradition de la musique occidentale. C’est le cas du Suisse Hanspeter Kyburz (*1960), qui conçoit à partir des années

1. « Souviens-toi de toujours oser ».2. Voir le massif des six Quatuors à cordes de Ferneyhough, dont le n° 3 abordé dans le précédent tome, op. cit., pp. 219-220.

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quatre-vingt-dix des structures musicales à l’aide d’algorithmes informatiques qui lui permettent de repenser l’harmonie tonale sur de nouvelles bases. Le compositeur allemand Enno Poppe (*1969) invente un modèle personnel s’appuyant sur l’analyse mathéma-tique de la croissance végétale et sur une écriture micro tonale influencée par la musique arabe, coréenne et azérie. C’est aussi dans les mathématiques associées à la combinatoire, la topologie et surtout la théorie fractale que le compositeur espagnol Alberto Posadas (*1967) trouve ses modèles.

Post-minimalisme

Le minimalisme américain continue de s’imposer dans le paysage musical sous ses deux formes : la répétition hypnotique et la stase extatique 1. Les compositions et les performances de l’initiateur de cette seconde voie, La Monte Young (*1935), sont rares, mais d’autres acteurs interviennent dans ce champ exploitant la tech-nique des drones 2, parmi lesquels les Américains Phill Niblock (*1933), James Tenney (1934-2006), Charlemagne Palestine (*1947) et la Française Éliane Radigue (*1932). À partir de 2002, cette dernière délaisse les instruments électroniques et applique ses procédés d’écriture à des instruments acoustiques (Naldjorlak, 2005). Tenney fait quant à lui reposer ses expérimentations sur toutes sortes d’effec tifs, depuis l’électronique pure jusqu’à l’orches tre symphonique, tandis que Niblock se concentre sur les ordinateurs à partir des années quatre-vingt-dix, qui lui permettent d’épaissir les textures instrumentales échantillonnées en les super-posant à elles-mêmes un grand nombre de fois avec des micro-transformations. Palestine assure des shows hauts en couleur qui portent avec humour sa vision musicale engagée. À la fin du siècle, le courant de la drone music touche également des musiciens rock (Rhys Chatham, *1952, Glenn Branca, *1948, les groupes Sonic Youth, Disco Inferno et Tortoise), techno (certaines productions

1. État de suspension, d’immobilité absolue.2. « Bourdon », son, accord ou grappe de sons entretenus longuement, géné-ralement évolutifs.

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d’Aphex Twin, *1971, Tim Hecker, *1974, Christian Fennesz, *1962, Robert Henke, *1969), metal (les groupes Sun O))) et Earth) ou noise (Masami Akita alias Merzbow, *1956, Kasper T. Toeplitz, *1960) 1.Les fondateurs de la tendance répétitive sont encore actifs au cours des années quatre-vingt-dix. Le style de Terry Riley (*1935) a évolué vers un lyrisme affirmé, loin de la radicalité des formules laconiques de ses débuts. Ses œuvres reflètent l’influence qu’ont eue sur lui le chanteur Pandit Prân Nath et la musique indienne (Remember This O Mind, 1997). À partir de 1980, il écrit plus d’une vingtaine d’œuvres pour le Kronos Quartet (The Sands, 1991 ; Requiem for Adam, 1999 ; Sun Rings, 2001). Philip Glass (*1937), en homme d’affaires accompli, crée son propre studio à New York en 1992. Compositeur mondialement reconnu, il est sur tous les fronts : musiques de film, de série télévisée, opéras, sympho-nies, concertos etc. Lui aussi emprunte les chemins du lyrisme, adopte des processus moins continus, change plus fréquemment d’harmonie, adoucit son écriture vers un mainstream plus ouvert à la réception du grand public. Son style a peu évolué depuis les années quatre-vingt et repose sur les mêmes ficelles, par ailleurs efficaces. Steve Reich (*1936), en revanche, se renouvelle et produit de nombreux chefs-d’œuvre durant la décennie quatre-vingt-dix, comme City Life (1995), qui offre un tableau musical poétique de New York, évoqué par des éléments du paysage sonore 2.Leurs successeurs optent pour un post-minimalisme se mêlant à de nombreuses influences : romantisme, musique ancienne, jazz, musiques du monde, rock, techno ou un peu tout cela à la fois, comme le démontrent les artistes participant chaque année au festival Bang on a Can, lancé à New York en 1987 par Michael Gordon (*1956), David Lang (*1957) et Julia Wolfe (*1958). John Luther Adams (*1953) s’appuie sur des modèles natu-rels, comme dans Dark Waves (2007). Plus proche de nous, Nico Muhly (*1981), qui a travaillé avec Björk et Antony and

1. Voir l’article de Christophe Levaux, « Démesures. Une histoire du drone des 1960 à nos jours » in Interval(le)s, Réinventer le rythme, n° 7, 2015, pp. 62-75.2. Voir le film de Manfred Waffender, Steve Reich : « City Life », Arte / ZDF, 1995.

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the Johnsons tout en s’inspirant de la musique élisabéthaine, de Benjamin Britten ou Philip Glass, est encore un bel exemple de ce brassage de la répétition avec de multiples sources. En Europe, un des descendants les plus récents est le compositeur germano-britannique Max Richter (*1966), qui contribue à l’ambiance du film Shutter Island de Martin Scorsese (2010).Héritière de cette tendance, la musique techno a fait fructifier le minimalisme répétitif et hypnotique dans des compositions parfois aux frontières entre savant et populaire tout en l’intégrant dans des rituels festifs singuliers : les raves et les free parties, favori-sant la transe dans des dispositifs multimédias immersifs mêlant lumières, graphismes, vidéos, installations plastiques (Consumed de Plastikman, 1998 ; Richard D. James Album d’Aphex Twin, 1998 ; Metropolis de Jeff Mills, 2000) 1.

Le son jusqu’à la saturation

Au cours du xxe siècle, le timbre est devenu déterminant, jusqu’à s'agencer comme le principal paramètre structurant de nombreuses œuvres musicales. Au-delà de l’électroacoustique et du spectra-lisme, qui ont marqué une forme d’apothéose dans le cadre de cette évolution, son omniprésence s’observe chez d’autres compositeurs qui façonnent leur voie indépendamment de ces courants. Ainsi, l’ Italien Salvatore Sciarrino (*1947) réalise des « fantômes » de sons, voilés, usant de la technique des harmoniques, mais aussi d’inspirations de type organique, souffle, respiration, battement de cœur etc. Les compositions du Français Gérard Pesson (*1958), d’esthétique assez proche, reposent sur de nombreuses techniques de jeu originales (frottements, utilisations d’objets, taping etc.) dans le cadre d’un discours hachuré de multiples césures, faisant émerger les sons d’une trame de silence avec un goût prononcé pour ce que nous pourrions qualifier de minimalisme « à la fran-çaise » (Récréations françaises, 1995 ; Nebenstück, 1998).

1. Voir Guillaume Kosmicki, Musiques électroniques : Des avant-gardes aux dance-floors, Marseille, Le mot et le reste, 2009, rééd. revue et augmentée 2016, & Free party : Une histoire, des histoires, Marseille, Le mot et le reste, 2010.

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Dans la même veine, on trouve le travail du Mexicain Arturo Fuentes (*1975) – Space Factory 2011-2012 – ainsi que les œuvres de la compositrice anglaise Rebecca Saunders (*1967, résidant aujourd’hui à Berlin), avec ses délicates broderies, jouant aussi avec la spatialisation et intégrant fréquemment des boîtes à musique dans ses dispositifs (Molly’s Song 3 - Shades of Crimson, 1996 ; Chroma, 2003). La Franco-Suisse Claire-Mélanie Sinnhuber (*1973) est dans le même registre. Ses œuvres présentent des enchevêtrements subtils de petits sons discrets, bruits et hauteurs parfois à la limite du silence (La Sixième Heure, 2014).Autour de 2005 apparaît en France le mouvement de la satura-tion, fondé par Raphaël Cendo (*1975), Yann Robin (*1974) et Franck Bedrossian (*1971). Tous les trois revendiquent une filia-tion directe avec les recherches d’Helmut Lachenmann, les masses timbrales d’Iannis Xenakis et le travail de Gérard Grisey ; ils citent de plus la surenchère des compositions de Ferneyhough et l’impact qu’ont pu avoir sur eux les sons sales du rock, du punk, voire du jazz et du free jazz. Bedrossian parle de l’« aura lumineuse » du son saturé qui prend le dessus, ou tout au moins entre en conflit avec l’aura de l’instrument. Comme Schoenberg le fit du total chromatique, ils théorisent le « total saturé », qui révèle « toutes les zones cachées du son » 1 tout en permettant « l’indifférencia-tion complète des paramètres par une fusion extrême » 2. Leurs compositions se basent sur le bruit blanc, les sons complexes, la distorsion et l’excès d’énergie avec l’instabilité qu’il peut entraîner, jusqu’à la perte de contrôle du son par les instrumentistes et la quête d’une certaine « animalité ». L’impact sur le public doit susciter un plaisir qui repose sur la subversion et l’inconfort, subs-

1. Franck Bedrossian, « De la monstruosité, de l’œil à l’oreille », communica-tion lors de la rencontre organisée par le Cdmc « De l’excès de son – Franck Bedrossian – ensemble 2e2m », 24 janvier 2008 http://www.cdmc.asso.fr/ fr/actualites/saison-cdmc/exces-son-franck-bedrossian-ensemble-2e2m, page consultée le 25 juillet 2016).2. Raphaël Cendo, « Les paramètres de la saturation », communication lors de la même rencontre (un article tiré de cette communication est en ligne sur http://brahms.ircam.fr/documents/document/21512, page consultée le 25 juillet 2016).

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tituant un idéal de beauté par un autre. La saturation, en tant que « déploiement sonore exagéré dans un contexte limité » 1, peut être obtenue par des moyens électroniques, mais s’applique tout aussi bien à des instruments acoustiques, non sans une grande virtuo-sité de jeu. Elle s’exprime dans les timbres, l’espace fréquentiel, les intensités et les gestes instrumentaux, comme on peut l’entendre dans Furia (2010) de Raphaël Cendo, La Solitude du coureur de fond (2000) ou Charleston (2005) de Franck Bedrossian, Art of Metal I, II & III (2006-2008) de Yann Robin. À son apparition, le mouvement provoque une vague d’émoi en France, dans le petit monde des musiques contemporaines, qui attend depuis trente ans l’avènement d’un nouveau mouvement, revendicatif, brutal et sans concession. Par son agressivité, il fait miroiter des promesses de lendemains heureux. Omer Corlaix et l’Ensemble 2e2m s’enthou-siasment pour ces jeunes compositeurs, le Cdmc (Centre de docu-mentation de la musique contemporaine) organise des rencontres autour de leur travail, l’Ircam et les festivals européens de musique contemporaine les accueillent. Cependant, aucun mouvement de fond ne surgit, et peu de conséquences semblent pouvoir découler de leurs propositions. Reste que les trois compositeurs poursuivent leur travail avec succès, à l’image de Vulcano de Yann Robin (2010) ou du Registre des lumières de Raphaël Cendo (2013).

L’Ircam, révélateur de talents

Après l’ère Boulez, qui quitte sa direction en 1992, l’Ircam 2 voit émerger une myriade de talents musicaux originaux et indépen-dants. Le nouveau maître des lieux Laurent Bayle organise pour la première fois une opération « portes ouvertes », et crée la revue Les Cahiers de l’Ircam, vitrine esthétique et philosophique des problèmes compositionnels de l’établissement, dans laquelle inter-vient le jeune musicologue Peter Szendy, engagé comme conseiller éditorial à partir de 1994. Le travail sur la synthèse vocale déve-loppé par l’institut est utilisé dans de multiples secteurs extérieurs

1. Raphaël Cendo, ibidem.2. Pour la création de l’Ircam, voir le tome précédent : op. cit., pp. 192-194.

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(jeux vidéo, dessins animés, design sonore) et trouve une parfaite application dans le film Farinelli, de Gérard Corbiau, dans lequel la voix du castrat est hybridée entre celle d’un contre-ténor et d’une soprano (1994). Laurent Bayle inaugure le festival Agora en 1998 et lance la devise : « L’Ircam : maison des compositeurs ».Parmi eux, Philippe Manoury (*1952) se démarque. Il est entré à l’Institut dès 1981 en tant que chercheur et participe aux travaux sur les technologies du temps réel, aux côtés du mathématicien Miller Puckette, avec le prototype de ce qui deviendra le logiciel Max 1. De nombreux compositeurs internationaux profitent de ces technologies et de la spatialisation : l’Italien Marco Stroppa (*1959) y travaille à partir de 1982 comme chercheur, le Portugais Emmanuel Nunes (1941-2012) fréquente assidûment l’Ircam à partir de la fin de la décennie (Lichtung I, II & III, 1991, 1996, 2007), de même que l’Anglais George Benjamin (*1960) puis, au cours des années quatre-vingt-dix, la Finlandaise Kaija Saariaho (*1952), le Suisse Michael Jarrell (*1958), l’Argentin Martin Matalon (*1958) et l’Italien Fausto Romitelli (1963-2004). Certains ne passent à l’Institut que le temps d’un stage, d’un appro-fondissement ou pour créer une œuvre. C’est le cas d’Ivan Fedele (*1953), passionné de mathématiques mais aussi de nouvelles lutheries, qui y compose Richiamo (1994).Après la direction du philosophe Bernard Stiegler (2002-2006), qui remet l’accent sur la recherche scientifique tout en poursuivant l’ouverture sous le slogan « L’Ircam pour tous », Franck Madlener assume une direction générale incluant le poste de directeur artis-tique. Il lance L’étincelle en 2006, « journal de la création à l’Ircam », et favorise le développement de la pédagogie et de la scène (festival, concerts, opéras, partenariats). Dans ce cadre, il affirme qu’il faut se débarrasser de l’image dépassée du compositeur seul face à son œuvre au profit de celle de l’atelier réunissant une collectivité de compétences convergentes, encourageant les rencontres entre les arts (vidéo, théâtre, danse) et incitant à repenser la notion de concert. Le festival Agora se développe sous sa direction puis est remplacé

1. Logiciel finalisé en 1988 dans sa première version, nommé Max en l’honneur de l’Américain Max Matthews, pionnier de l’informatique musicale.

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par ManiFeste à partir de 2012, festival international intégrant une académie pluridisciplinaire qui fait suite au centre Acanthes.

Technologies musicales : le basculement

Si l’Ircam a fortement marqué le paysage musical des trente-cinq dernières années et reste une référence dans le parcours d’un compositeur, de nombreux autres centres sont actifs sur la planète 1, où l’on peut suivre des cours d’initiation à l’informatique musi-cale. Cependant, au moment même où les technologies du temps réel sont enfin à portée de main, les compositeurs commencent à abandonner les laboratoires et les studios. À la fin des années quatre-vingt-dix, les progrès de l’informatique leur permettent en effet de s’équiper à domicile, puis de travailler de manière nomade avec un simple laptop équipé des bons logiciels. Cette technologie accessible favorise le rapprochement des musiques et des styles. Les marges de la techno frisent celles de la musique savante. Le mariage est d’abord un peu forcé 2, puis les choses se font plus naturellement, grâce à des artistes de la nouvelle génération qui,

1. On peut citer le Centre International de Recherche Musicale (CIRM, Nice) ; le Groupe de Musique Expérimentale de Marseille (GMEM) ; le Groupe de Musique Électroacoustique d’Albi (GMEA) ; le Grame (Lyon) ; La Muse en circuit (Alfortville) ; Césaré (Culture, Enjeux Sociaux, Art et Recherche, Épernay) ; le Studio für elektronische Musik des Westdeutschen Rundfunks (WDR, Cologne) ; le Experimentalstudio der Heinrich-Strobel-Stiftung des Südwestrundfunks (SWR, Freiburg) ; the Swiss Center for Computer Music (SCCM, Genève) ; the Institute for New Media Art Technology (numediart, Université de Mons) ; the Center for Computer Research in Music and Acoustics (CCRMA, Université de Stanford) ; the Center for Contemporary Music (CCM, Mills College, San Francisco) ; the Center for Research in Electronic Art Technology (CREATE, Université de Californie, Santa Barbara) ; the Computer Music Center (CMC, Université de Columbia, New York) ; el Laboratorio de Investigación y Producción Musical (LIPM, Buenos Aires) ; le China’s Electro-Acoustic Music Centre (CEME, Pékin).2. Deux disques de remix des œuvres de Pierre Henry et Steve Reich par des artistes du mouvement techno sortent à la fin des années quatre-vingt-dix, projets suscités par les labels : Métamorphose - Messe pour le temps présent, FFRR, 1997 ; Reich Remixed, Nonesuch, 1999.

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nourris par la profusion d’Internet, ne s’embarrassent plus des frontières du passé et se rassemblent sous la culture commune que Christian Zanési (*1952) qualifie d’« invention du son ». Directeur artistique du festival Présences électronique à partir de 2010, ce dernier mélange les univers dans ses programmations, faisant apparaître aux côtés des grands noms de l’électroacoustique Pierre Schaeffer, Bernard Parmegiani ou François Delalande ceux de Matmos, Christian Fennesz, Mika Vainio, Kasper T. Toeplitz ou Arnaud Rebotini. Le travail d’artistes aussi variés que David Bowie, le groupe Radiohead, Aphex Twin ou Björk va dans le sens de cette transversalité. Un compositeur comme Samuel Sighicelli (*1971), au travers de ses différents groupes (Sphota, Caravaggio), projets scéniques vidéo, musicaux (L’Île solaire, 2009), en est encore un parfait exemple. Jean-Luc Plouvier, coordinateur artis-tique de l’Ensemble Ictus, conçoit les avantages de la fusion et de la transversalité : « Je propose aujourd’hui […] une sorte d’ alliance des avant-gardes. Nous avons beaucoup d’amis impliqués dans d’autres disciplines musicales : le jazz d’avant-garde, le rock alter-natif, l’électronique, l’installation. Avec la musique contemporaine, je crois qu’on peut considérer qu’il y a un champ de l’expéri-mental, qui aurait intérêt à se fédérer dans des festivals, des soirées communes, tout en conservant la jalousie de chacun. Je resterai jaloux sur la préméditation par l’écriture […] mais qu’il y ait une alliance, plutôt que d’inscrire la musique contemporaine, comme certains compositeurs le font – qui seront de moins en moins audibles – dans la filiation de la grande musique classique. » 1

Jazz

De la même manière, le jazz s’ouvre plus que jamais au métissage et à la transversalité, puisant de nouvelles inspirations dans les

1. Transcription tirée d’une interview de « Ictus : portrait d’un ensemble éclec-tique », le 4 avril 2012 (http://www.ensembleinter.com/accents-online/ ?p=4375, page consultée le 21 septembre 2015). Voir aussi l’article de David Sanson « Troubles dans le genre musical », le 28 novembre 2014 (http://www.ensem-bleinter.com/accents-online/?p=7497, page consultée le 19 septembre 2015).

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musiques du monde et les folklores européens, à l’image du flûtiste James Newton (*1953), tout autant pénétré du style d’Eric Dolphy et Roland Kirk que de traditions japonaises, indiennes, sud-améri-caines et africaines et de musique savante occidentale (particulière-ment Olivier Messiaen). À la fin des années quatre-vingt, au cœur de la scène club de Londres, différents producteurs échantillonnent des extraits de jazz fusion et les intègrent dans de nouvelles produc-tions électroniques, frayant avec les styles populaires de la house music et du hip-hop, créant ainsi le style acid jazz, qui influence pléthore de musiciens, comme Galliano au Royaume-Uni ou A Tribe Called Quest aux États-Unis (hip-hop jazz). À la fin de la décennie, c’est la musique techno et la drum & bass qui fusionnent avec le jazz, en France avec Erik Truffaz, en Norvège avec Bugge Wesseltoft et Nils Petter Molvær (electro jazz).Le saxophoniste John Zorn (*1953), illustration de ce que peut être la postmodernité appliquée au jazz, trouve des pistes inédites dans une veine expérimentale. Il confronte en continu des cita-tions et des collages de tous styles (extraits d’œuvres ou gimmicks) au cœur d’une musique souvent extrêmement violente et chao-tique, pleine de ruptures. Le pianiste Brad Mehldau (*1970) pratique une fusion différente. Nourri du jeu d’Oscar Peterson, Bill Evans et Keith Jarrett, il s’empare de thèmes pop (Les Beatles, Chico Buarque, Nirvana ou Radiohead) et les anime d’un souffle romantique affirmé, vénérant tout autant Beethoven, Schubert ou Schumann.Par ses recherches rythmiques, Steve Coleman (*1956) s’agence en porte-étendard de la nouvelle expérimentation jazz avec M-Base, fondé à New York en 1984 1. Acronyme de « Macro-basic array of structured extemporization », ce mouvement porte les principes de sa philosophie musicale et revendique l’improvisation en même temps que la structure, l’idée d’une musique comme expérience de

1. Steve Coleman rejette l’idée d’être le leader de ce mouvement, regroupant notamment aux origines la chanteuse Cassandra Wilson, les saxophonistes Gary Thomas et Greg Osby, le trompettiste Graham Haynes et la pianiste Geri Allen. Il rejette aussi le nom de « jazz », comme beaucoup d’artistes l’ont fait avant lui, à l’instar de Duke Ellington.