Mounin, Georges-Les Problèmes Théoriques de La Traduction

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 Georges Mounin Les problèmes théoriques de la traduction PRÉFACE DE DOMINIQUE AURY Gallimard

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linguistique

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  • Georges Mounin

    Les problmes thoriques

    de la traductionPRFACE

    DE DOMINIQUE AURY

    Gallimard

  • Ce livre a initialement paru dans la Bibliothque des Ides en novembre 1963.

    ditions Gallimard, 1963.

  • Dans larme des crivains, nous autres traducteurs nous sommes la pilaille; dans le personnel de ldition, nous sommes la doublure interchangeable, le besogneux presque anonyme. Sauf en France et en Angleterre quelques honorables exceptions, si la couverture dun livre traduit porte le nom de lauleur et le nom de lditeur, il faut chercher la page de litre intrieure, et plus encore face celle page, tout en haut ou tout en bas, dans le plus petit caractre possible, le mieux dissimul possible, le misrable nom du traducteur. L opration par laquelle un texte crit dans une langue se trouve susceptible dtre lu dans une aulre langue est sans doute un acte vaguement indcent, puisque la politesse exige quon ne le remarque pas. L-dessus tout le monde est daccord, et aussi bien les critiques que les lecteurs. Quelques maniaques tentent parfois de signaler des merveilles fil y en a) et plus souvent de crier au massacre, mais ces maniaques sont toujours des traducteurs, et qui les coule? dautres traducteurs... Nous vivons en circuit ferm. Le flau de lespranto et du volapuck ne nous hante plus, mais la machine traduire nous guette, qui traduira plus vile et plus juste que nous, disent les prophtes de malheur el voici venir la traduction presse-boulon. Si bien que les temps difficiles que nous vivons seraient encore un paradis. Il faut ajouter que nous sommes, comme tout proltariat, coincs entre loffre et la demande, et coincs une deuxime fois entre la qualit et le rendement. Nous ne sommes mme pas srs de nous entendre entre nous: les techniques , comme nous disons dans notre jargon, envient les littraires , parce que les littraires nont pas de diffi-

  • cults de vocabulaire, et les littraires envient les techniques, parce que les techniques nont que des difficults de vocabulaire. Nous nous efforons tout de mme, comme nous pouvons, damliorer notre mtier, et de temps en temps, peur nous encourager ou nous consoler, nous allumons un cierge devant leffigie de nos saints patrons: saint Jrme, qui fil quelques contresens et saint Valry Larbaud, qui nen fit aucun, saint tienne Dolet, qui nous donna notre premire charte, et le bienheureux Jacques Amyot, et Chapman, et Galland, et Burlon, et Schiller, et Nerval, et Baudelaire, qui nous ont prouv l'existence du miracle.

    Ces faiseurs de miracle, nous en avons besoin. Car s'il sagit effectivement de mtier sur le plan du travail quotidien, lorsque le rsultat de ce travail atteint une rigueur indiscutable (ce qui est rare), une permanence universellement reconnue (ce qui est encore plus rare), cest qu'entre le travail et le rsultat du travail quelque chose de peut-tre indicible sest pass. Par exemple, il ne viendrait lide de personne de traduire, aprs Amyot, Daphnis et Clilo, aprs Baudelaire, les Histoires extraordinaires dEdgar Poe. Baudelaire avait du gnie, mais Amyot? L lment indicible nest pas le gnie. D autre part, pour ne pas quitter ces deux exemples, on a relev dans Amyot des contresens et dans Baudelaire des faux sens, d'o il ressort que limparfaite connaissance de la langue que lon entreprend de traduire nest pas toujours un obstacle. Et pourquoi tant dadmirables anglicistes, dans les cinquante dernires annes, ont-ils vainement traduit Shakespeare, vainement, puisqu'il faut recommencer? Ils ne commettaient, eux, ni contresens, ni faux sens, ni fautes de franais. On rpondra quils ntaient pas crivains. Andr Gide tait crivain, savait honorablement langlais, s entourait des plus justes conseils. Ses traductions de Shakespeare ne ressemblent pas Shakespeare. Il na pas, lui non plus, franchi lobstacle. O est lobstacle? Une chose est de le forcer, de le tourner, de leffacer, enfin den venir bout, quoi chacun de nous tche laveugle de parvenir, une autre de le connatre. Personne, apparemment, en dehors de quelques rares traducteurs, ne stait avis de poser le problme. Pour la premire fois chez nous un linguiste fait aux traducteurs lhonneur de prendre leur activit au srieux. C'est Georges Mounin. Avec la

    vui Les problmes thoriques de la traduction

  • I X

    thse que Georges Mounin a soutenue sur Les Problmes thoriques de la Traduction, nous nous sentons tous dans la peau de M. Jourdain. Que M. Jourdain traducteur ouvre par hasard la page 55 et du premier coup, il va scrier : Comment, lorsque je traduis: He swam across the river par: il traversa la rivire la nage, j accomplis une opration linguistique? Mais bien sr, puisque vous remarquez aussitt, monsieur Jourdain, faisant passer le propos dune langue dans lautre, que la linguistique (mme inconsciente) vous est ncessaire pour ne pas traduire en pala- gon : il nagea travers la rivire. La linguistique vous apprend ce quun vieux professeur danglais enseignait avant tout aux grands commenants, comme disent les universitaires: en anglais la pense ne court pas sur les mmes rails quen franais. L anglais ici commence par le mouvement du corps (he swam), notion concrte que le verbe exprime, le lieu de ce mouvement tant confi une simple prposition (across). Le franais relgue le mouvement du corps ce que lancienne analyse grammaticale appelait un complment circonstanciel ( la nage), et pour lui le mouvement est un dplacement abstrait (il traversa). Le point fixe et commun aux deux langues se trouve tre cette fois l'objet. Mais ici le mot qui dsigne lobjet reste indcis, faute de contexte, puisque langlais nomme indistinctement du mme mol river ce que nous sparons en fleuve et rivire. El voil pourquoi M. Jourdain fait de la linguistique, voil pourquoi le dtail seul, lexemple seul prouvant quelque chose, toute discussion sur des problmes de traduction senlise en gnral dans les dtails. Passer du dtail lensemble, de la pratique la thorie, cest se colleter, pioche en mains, avec des montagnes de dblais, construire sur les prcipices, creuser dans le roc, tre la fois gomtre et btisseur de ponts. Georges Mounin sy prend comme un brave: retroussons nos manches. Dans un impressionnant monceau de documents, douvrages de linguistique pure et de linguistique compare aussi bien trangers que franais, il a tri, compt, class. Il a procd par catgories, confront points de dpart et conclusions, et trouv moyen dtre clair dans une dmarche complique. On avance avec lui dans lmerveillement et dans linquitude. Dans lmerveillement, comme lhonnte matelot qui navigue lestime et voit arriver

    Prface

  • le camarade sorti des coles, muni du calendrier des mares, de la dernire dition des caries, el dun sextant perfectionn. Dans linquitude, parce que ces magnifiques moyens dmontrent cent et mille fois que le mtier de traducteur est impossible, el quon avait raison de se mfier. Qu'on en juge.

    Il s agit donc, puisque le passage dune langue lautre ne va pas de soi, de dfinir en quoi consiste lobstacle, opration la fois danalyse (de quoi est fait tel ou tel obstacle) el de synthse (quel est llment que ces obstacles ont en commun). Divisant son sujet par ordre, Georges Mounin expose dabord de quelle nature est lobstacle proprement linguistique (ayant trait aux structures de tel langage par rapport tel autre), dont relve lexemple de la rivire traverse la nage: une mme exprience peut tre vue, et dcoupe, dune manire diffrente. L action regarde, la mme dans le monde de lexprience, nest pas la mme dans lanalyse linguistique. Tant pis, on sait que nous sommes prts nous contenter dapproximations. Mais il y a plus grave. Que se passe-t-il lorsqu'il faut dcrire dans une langue un monde diffrent de celui quelle dcrit ordinairement? Comment traduire la parabole vanglique du bon grain et de livraie, comment faire comprendre le comportement du semeur, dans une civilisation dindiens du dsert o lon ne sme pas la vole, mais o chaque graine est individuellement dpose dans un trou du sable? (...) Comment traduire dsert dans la fort subqualoriale amazonienne? Mme lorsque les disparates sont moins clatants, lensemble de lexprience pour un peuple ou pour un pays donn, que les ethnologues appellent culture, ne recouvre jamais entirement un autre ensemble, fl-ce dans lordre seulement matriel : on ne traduit pas dollar, on ne traduit pas rouble parce que la chose en France el en franais n'existe pas; et comment traduire en anglais ne serait-ce que trois ou quatre des cinquante mois qui dsignent dans la rgion d'Aix en 1959 tel ou tel genre de pain (baguette, flte, couronne, fougasse, fuse, elc.) el dont Georges Mounin donne une liste faire frmir? Inversement, dans un registre plus modeste, quand on aura traduit le scone cossais el le muffin anglais par petit pain, on naura rien traduit du tout. Alors que faire? Mettre une noie en bas de page, avec description, recette de fabrication et mode

    x Les problmes thoriques de la traduction

  • demploi? La noie en bas de page est la honle du traducteur... Mais il y a pire. On se croyait tranquille avec une notion aussi simple que celle des couleurs; pour tous les hommes, aprs tout, le vert est vert, le rouge est rouge. Il suffit de savoir de quel vocable chaque langue le dsigne, et l au moins un terme peut exactement recouvrir l'autre. Erreur, illusion! Le grec a le mme mot pour un vert jaune et pour un rouge, le mme mot pour un vert jauntre et pour un brun gristre. On est surpris parce quil sagit du grec, que lon respecte a priori, mais langlais aurait d nous habituer : les habils rouges des soldais anglais, qui demeurent luniforme des cavaliers des chasses courre, ils hes appellent pink habits, pink, comme les yeux du Lapin blanc dAlice, pink-eyed (ils sont rouges, bien srJ, et sauf linnocent tranger qui se fie la logique et au bon sens, tout le monde sait que pink, adjectif, veut ici dire rouge, et partout ailleurs rose, honntement, comme dans le dictionnaire. Ces glissements de signification, souvent infiniment plus subtils, lintrieur dun mme langage, ont t baptiss par certains linguistes connotations , terme barbare et conception confuse que Georges Mounin parvient rendre claire, comme il rend claire une conception nouvelle des universaux applique au langage. Mais les universaux ne rsolvent rien, puisqu ils ne se proccupent que de ce qui est suffisamment gnral pour tre identique chez tous les hommes : soleil, lune, pluie, par exemple. La difficult reparat tout de suite, avec neige, glace, verglas. Si lon se dbarrasse des latitudes, comment esquiver le temps? A deux sicles prs, les mmes mots n'ont pas toujours le mme sens : lennui de Racine, le cur de Corneille. Nous revoil dans les connotations. Et personne ne parle des variations qui ne se peuvent percevoir que par loreille. Must I remember? dit Hamlet dans le clbre monologue o il voque la mort de son pre. Faute de prendre garde la scansion du vers shakespearien, on ne saperoit pas que le I soulign par un temps fort veut dire moi, et non je. Faut-il, moi, me souvenir? (moi, et non pas elle...) tout le ser.' est chang.

    Entre tous ces piges, piges des structures linguistiques, piges des cultures, piges des vocabulaires, piges des civilisations, le traducteur est rejet de loutrecuidance (tout

    Prface xi

  • peut se traduireJ au dsespoir (rien ne peut se traduire). Au terme de sa longue lude, la conclusion du linguiste que la passion de traduire naveugle pas, est plus nuance. La linguistique contemporaine, dit Georges Mounin, aboutit dfinir la traduction comme une opration relative dans son succs, variable dans les niveaux de la communication qu'elle atteint. Un autre linguiste dit que la traduction consiste produire dans la langue darrive /'quivalent naturel le plus proche du message de la langue de dpart, dabord quant la signification, puis quant au style . Mais Georges Mounin remarque avec justesse que cet quivalent naturel le plus proche est rarement donn une fois pour toutes. Et il est vrai quon nen a jamais fini, que chaque traducteur a souvent envie de recommencer les traductions des autres, et toujours de recommencer les siennes. Le livre de Georges Mounin est passionnant pour nous, ne serait-ce que parce quil nous dlivre de l inquitude muette ou criante laquelle notre travail nous voue: ce nest pas ncessairement notre maladresse qui est en cause. Un mtier quon fait dinstinct, comment en avoir une vue juste? Nous ne savions rien sur les fondements de notre mtier. Avec Les Problmes thoriques de la Traduction, notre univers familier devient un nouveau monde. Nous apercevons enfin dans son entier ce monstrueux obstacle de Babel, dont nous rencontrons tous les jours les pierres parses. Nous en renversons parfois quelques-unes. Il faudra bien essayer de continuer, et les machines ne nous aideront gure; oui, tout ce qui peut rellement se traduire sera traduit par elles. Mais la marge est minime. A nous tout le reste, nous les approches plus ou moins accomplies, les fureurs de fidlit, les enthousiasmes mal rcompenss, nous l'impossible. L'impossible, cest le dsespoir, mais cest aussi la revanche du traducteur.

    Dominique Aury.

    xii Les problmes thoriques de la traduction

  • P R E M I R E P A R T I E

    Linguistique et traduction

  • C H A P I T R E P R E M I E R

    La traduction comme contact de langues

    i Selon Uriel Weinrcich, deux ou plusieurs langues peuvent tre dites en contact si elles sont employes alternativement par les mmes personnes1 . Et le fait, pour une mme personne, demployer deux langues alternativement est ce quil faut appeler, dans tous les cas, bilinguisme.

    Selon Weinreich aussi, du seul fait que deux langues sont en contact dans la pratique alterne dun mme individu, on peut gnralement relever dans le langage de cet individu des exemples d cart par rapport aux normes de chacune des deux langues2 , carts qui se produisent en tant que consquence de sa pratique de plus dune langue. Ces carts constituent les interfrences des deux langues lune sur lautre dans le parler de cet individu. Par exemple, ayant comme langue premire le franais, qui dit : un simple soldat, cet individu transfrera le mme concept en anglais sous la forme : a simple soldier, au lieu de la forme anglaise existante : a private.

    Weinreich insiste sur ce point, que le lieu de contact de langues, c est--dire le lieu o se ralisent des interfrences entre deux langues interfrences qui peuvent se maintenir, ou disparatre est toujours un locuteur individuel.

    L observation du comportement des langues dans des situations de contact, travers les phnomnes dinterfrence ( et leurs effets sur les normes de chacune des

    1. Weinreich, I.anguages in mnincl, p. I. V . hl., ibhi., p. I. '

  • deux langues exposes au contact1 ) offre une mthode originale pour tudier les structures du langage. Pour vrifier, notamment, si les systmes phonologiques, lexicaux, morphologiques, syntaxiques constitus par les langues sont bien des systmes, cest--dire des ensembles tellement solidaires en toutes leurs parties que toute modification sur un seul point [toute interfrence, ici] peut, de proche en proche, altrer tout lensemble1 2 3. Ou pour vrifier, de plus, si tels ou tels de ces systmes, ou parties de systme, la morphologie par exemple, sont impntrables les uns aux autres de langue langue.

    il Pourquoi tudier la traduction comme un contact de langues? Tout dabord, parce que c en est un.

    Bilingue par dfinition, le traducteur est Bien, sans contestation possible, le lieu dun contact entre deux (ou plusieurs) langues employes alternativement par le mme individu, mme si le sens dans lequel il emploie alternativement les deux langues est, alors, un peu particulier. Sans contestation possible non plus, linfluence de la langue quil traduit sur la langue dans laquelle il traduit peut tre dcele par des interfrences particulires, qui, dans ce cas prcis, sont des erreurs ou fautes de traduction s, ou bien des comportements linguistiques trs marqus chez les traducteurs : le got des nologismes trangers, la tendance aux emprunts, aux calques, aux citations non traduites en langue trangre, le maintien dans le texte une fois traduit de mots et de tours non-traduits.

    ni La traduction, donc, est un contact de langues, est un fait de bilinguisme. Mais ce fait de bilinguisme trs spcial pourrait tre, premire vue, rejet comme inin

    1. Weinreich, Ouvr. cit., p. 1.2. Tout enrichissement ou appauvrissement d'un systme entrane

    ncessairement la rorganisation de toutes les anciennes oppositions distinctives du systme. Admettre quun lment donn est simplement ajout au systme qui le reoit, sans consquences pour ce systme, ruinerait la notion mme de systme >. Vogt H., Dans quelles conditions, p. 35.

    3. Bral avait dj bien not cette parent des contacts de langues danB le bilinguisme, et dans la traduction : < Partout o deux populations diffrentes sont en contact, crit-il, les fautes et les erreurs qui se commettent de part et d'autre [...] sont au fond les mmes fautes quon fait au collge, et que nos professeurs estiment au jug . Smantique, p. 173.

    4 Les problmes thoriques de la traduction

  • 5tressant parce quaberrant. La traduction, bien qutant une situation non contestable de contact de langues, en serait dcrite comme le cas-limite : celui, statistiquement trs rare, o la rsistance aux consquences habituelles du bilinguisme est la plus consciente et la plus organise; le cas o le locuteur bilingue lutte consciemment contre toute dviation de la norme linguistique, contre toute interfrence ce qui restreindra considrablement la collecte de faits intressants de ce genre dans les textes traduits.

    Martinet cependant souligne, concernant les bilingues quon pourrait appeler professionnels en gnral1, cette raret du phnomne de rsistance totale aux interfrences : t Le problme linguistique fondamental qui se prsente, eu gard au bilinguisme, est de savoir jusqu quel point deux structures en contact peuvent tre maintenues intactes, et dans quelle mesure elles influeront lune sur l autre [...] Nous pouvons dire quen rgle gnrale, il y a une certaine quantit dinfluences rciproques, et que ta sparation nette est lexception. Cette dernire semble exiger de la part du locuteur bilingue une attention soutenue dont peu de personnes sont capables, au moins la longue * .

    Martinet oppose galement par un autre caractre aberrant ce bilinguisme professionnel qui inclut les traducteurs au bilinguisme courant (lequel est toujours la pratique collective dune population). Le bilingue professionnel est un bilingue isol dans la pratique sociale : Il apparat que lintgrit des deux structures a plus de chances dtre prserve quand les deux langues en contact sont gales ou comparables en fait de prestige, situation qui nest pas rare dans des cas que nous pouvons appeler bilinguisme ou plurilinguisme individuels .

    Il revient la mme ide dans sa Prface au livre de Wcinreich, o il met part encore une fois le cas de ces quelques virtuoses linguistiques qui, force de constant I. * 3

    I. A. Meillet et A. Sauvageot avaient dj senti le besoin de distinguer du bilinguisme ordinaire < le bilinguisme des hommes cultivs , c'est le titre de leur article double dans : Con/rences de l'Institut de linguistique, II, 11)34, pp. 7-9 et 10-13.

    I. Martinet, Diffusion of tanguage, p. 7. Les parties soulignes le sont par lo cilaleur.

    3. Martinel, Art. cit., p. 7. Les passages souligns le sont par le cltateur.

    Linguistique et traduction

  • exercice, parviennent maintenir nettement distincts leurs deux (ou multiples) instruments linguistiques . Le conflit, dans le mme individu; de deux langues de semblable valeur culturelle et sociale, poursuit-il, peut tre psychologiquement tout fait spectaculaire, mais, moins que nous nayons affaire quelque gnie littraire, les traces linguistiques permanentes dun tel conflit seront nulles L Ltude de la traduction comme contact de langues risquerait donc bien dtre inutile parce que pauvre en rsultats.

    Cette opinion se voit corrobore par celle de Hans Vogt, spcialiste lui aussi des tudes sur les contacts de langues : On peut aller jusqu se demander sil existe un bilinguisme total, cent pour cent; cela signifierait quune personne puisse employer chacune de ses deux langues, dans nimporte quelle situation, avec la mme facilit, la mme correction, la mme capacit que les locuteurs indignes. Et si de tels cas existent, il est difficile de voir comment ils pourraient intresser le linguiste, parce que les phnomnes dinterfrence se trouveraient alors exclus par dfinition 2.

    iv Mais si Martinet carte et Vogt aprs lui ltude de ces faits de bilinguisme individuel parce quils noffrent quune matire dintrt secondaire, c est dun point de vue qui nest pas le seul possible, et qui nest pas celui o lon se propose, ici, de se placer.

    Ce qui intresse les deux linguistes, cest que ltude du bilinguisme outre que celui-ci est une ralit linguistique est un moyen particulier de vrifier lexistence et le jeu des structures dans les langues. Notons que les bilinguismes individuels, quelque secondaires quils soient, restent cet gard un fait digne dtude aux yeux de Martinet : Ce serait une erreur de mthode, crit-il, que dexclure de telles situations dans un examen des problmes soulevs par la diffusion des langues3 . Cette attnuation de son jugement sur lintrt des bilinguismes 1 2 3

    6 Les problmes thoriques de la traduction

    1. Wcinreich, Ouvr. cit., pp. vm el vu.2. Vogt H., Contact o/ languages, p. 369. Les passages souligns le sont

    par le citateur.3. Martinet, Diffusion of language, p. 7.

  • 7individuels se trouve aussitt dlimite, toutefois, par lexemple donn : Le fait que Cicron tait un bilingue lutin-grec a laiss des traces indlbiles dans notre vocabulaire moderne *.

    On admettra donc, ici, que la traduction, considre comme un contact de langues dans des cas de bilinguisme assez spciaux, noffrirait sans doute au linguiste quune moisson maigre dinterfrences , en regard de celle que peut apporter lobservation directe de nimporte quelle population bilingue.

    Mais au lieu de considrer les oprations de traduction comme un moyen dclairer directement certains problmes de linguistique gnrale, on peut se proposer linverse, au moins comme point de dpart : que la linguistique

    - et notamment la linguistique contemporaine, structurale et fonctionnelle claire pour les traducteurs eux- mmes les problmes de traduction. Au lieu de rcrire (foutes proportions gardes) un trait de linguistique gnrale la seule lumire des faits de traduction, on peut se proposer dlaborer un trait de traduction la lumire des acquisitions les moins contestes de la linguistique la plus rcente.

    Un tel projet se justifie au moins pour trois raisons :

    1. L activit traduisante, activit pratique, importante, augmente rapidement dans tous les domaines, ainsi quen tmoignent les chiffres publis, particulirement depuis l'.KJ2 par l Institut de coopration intellectuelle, et depuis Hl-18 par lU.N.E.S.C.O. dans son Index Translationum annuel. Il serait paradoxal quune telle activit, portant 1

    Linguistique et traduction

    1. Martinet, Diffusion'o/ language, p. 7.7. Surtout si l'on ne perd pas de vue que, pour les spcialistes des contacts

    dn langues, l'interfrence relient uniquement lattention comme une saisie du moment initial de ce qui deviendra un emprunt, i La majorit de tels phnomnes dinterfrence sont phmres et individuels , dit H. Vogt (art. cit, p. ,'IGD). < Dans le langage, dit Weinreich, nous trouvons des phnomnes d'interfrence qui, s'tant reproduits frquemment dans la parole des lilllngucs, sont devenus habituels, Axs. Leur emploi ne dpend plus du humanisme. Quand un locuteur du langage X emploie une forme d'origine trangre non pas comme un recours fortuit au langage Y, mais parce quil la entendue employe par d'autres dans des discours en langue X , alors cet lment demprunt peut tre considr, du point de vue descriptif, comme lunl devenu partie intgrante du langage X. > (Languages, p. 11.)

  • sur des oprations de langage, continue dtre exclue dune science du langage, sous des prtextes divers, et quelle soit maintenue au niveau de lempirisme artisanal.

    2. L utilisation des calculatrices lectroniques comme possibles machines traduire pose et va poser des problmes linguistiques lis lanalyse de toutes les oprations de traduction considres comme telles.

    3. L activit traduisante pose un problme thorique la linguistique contemporaine : si lon accepte les thses courantes sur la structure des lexiques, des morphologies et des syntaxes, on aboutit professer que la traduction devrait tre impossible. Mais les traducteurs existent, ils produisent, on se sert utilement de leurs productions. On pourrait presque dire que lexistence d la traduction constitue le scandale de la linguistique contemporaine. Jusquici lexamen de ce scandale a toujours t plus ou moins rejet. Certes lactivit traduisante, implicitement, nest jamais absente de la linguistique1 : en effet, ds quon dcrit la structure dune langue dans une autre langue, et ds quon entre dans la linguistique compare, des oprations de traduction sont sans cesse prsentes ou sous-jacentes; mais, explicitement, la traduction comme opration linguistique distincte et comme fait linguistique sui generis est, jusquici, toujours absente de la science linguistique enregistre dans nos grands traits de linguistique2.

    On nimaginait peut-tre quune alternative : ou condamner la possibilit thorique de lactivit traduisante au nom de la linguistique (et rejeter ainsi lactivit traduisante dans la zone des oprations approximatives, non scientifiques, en fait de langage) ; ou mettre en cause la validit des thories linguistiques au nom de lactivit tradui-

    1. Roman Jakobson soutient mme qu'il ny a pas de comparaison possible entre deux langues, sans recours de (ait des oprations constantes de traduction. (Linguistic aspects, p. 23i). J. R. Firth a de son cti tent dattirer lattention sur l'usage et labus des oprations non explicites de traduction dans lanalyse linguistique (Linguistic analysis, p. 134).

    2. A notre connaissance, J. P. Vinay et J. Darbelnet sont les premiers & stre proposs d'crire un prcis de traduction se rclamant dun statut scientifique. Mais ils intitulent encore leur ouvrage : Stylistique compare du franais et de langlais.

    8 Les problmes thoriques de la Iraduclion

  • sant l. On se propose, ici, de partir dun autre point : quon ne peut pas nier ce quapporte la linguistique fonctionnelle et structurale, dune part; et quon ne peut pas nier non plus ce que font les traducteurs, dautre part. Il faut donc examiner ce que veut dire et ce que dit exactement la linguistique quand elle affirme, par exemple, que les systmes grammaticaux sont [...] impntrables lun lautre a. Examiner aussi ce que font exactement les traducteurs quand ils traduisent : examiner quand, comment et pourquoi la validit de leurs traductions nest pas rellement mise en cause par la pratique sociale, alors que thoriquement la linguistique tendrait la rcuser.

    Linguistique et traduction 9

  • C H A P I T R E II

    U tude scientifiquede l'opration traduisante doit-elle tre

    une branche de la linguistique?

    i Contrairement ce que laisserait supposer le chapitre prcdent, jusqu ces dernires annes quiconque entreprenait dtudier les problmes poss par l'opration traduisante dans leur ensemble sapercevait dun fait assez surprenant : considre comme un ordre de phnomnes particuliers, comme un domaine de recherches ayant un objet sui generis, la traduction restait un secteur inexplor, voire ignor. Elle souffrait de la mme situation quun certain nombre de rgions du savoir humain : se trouvant lintersection de plusieurs sciences notamment de la linguistique et de la logique, de la psychologie sans dou.te et de la pdagogie certainement elle ntait considre comme objet propre dinvestigations par aucune de ces sciences.

    Certes, il y avait depuis longtemps des apprentissages dinterprtes, des cours dinterprtes, dont Cary a pu mme esquisser lhistoire grands traits, depuis lcole de Tolde (x i i sicle)1 et le recrutement des drogmans franais prs de la Sublime Porte, jusquaux cours de l cole des Langues Orientales1 2. Et depuis moins de vingt ans presque toutes, cependant les universits de Genve, Turin, Vienne, Paris, Louvain, Heidelberg, Mayence ont leurs instituts dinterprtes, comme celle de Naples a son cours dinterprtes 1 lslituto Orientale. Mais ces ,orga-

    1. Dunlop D. M., The work of translation al Toledo, dans Babel, VI, 2, I960, pp. 55-59.

    2. Cary, La traduction dans le monde moderne, pp. 137-140, notamment.

  • nismes enseignent la pratique des langues et la traduction comme activit pratique, sans quil soit jamais sorti de leur enseignement ni une thorie de la traduction, ni une tude des problmes au moins que poserait cette thorie.

    Chose plus singulire encore concernant ltude scientifique de lopration traduisante : alors que tout trait de

    1 philosophie complet se doit dinclure une thorie du langage, , cette dernire nofrc jamais une tude sur la traduction

    considre comme une opration linguistique, spcifique et courante cependant, rvlatrice peut-tre concernant le langage et sans doute la pense. Les grands ouvrages rcents de synthse sur la linguistique, eux-mmes, restent muets sur ce point. La traduction, comme phnomne et comme problme distinct de langage, est passe sous silence1. Chez Ferdinand de Saussure, chez Jespersen, chez Sapir et chez Bloomfield, il est difficile de relevr plus de quatre ou cinq mentions pisodiques, o le fait de la traduction comparat de faon marginale, lappui dun point de vue sans rapport avec lui, presque jamais pour lui-mme : et le total de ces indications couvrirait peine une page. Le corollaire parlant de cette ignorance est l absence dun article traduction dans les grandes encyclopdies : ni la franaise, ni langlaise, ni litalienne, ni lallemande 1 2 (qui consacrent un article lhrsie thologique minuscule du traducianisme) naccordent une ligne la traduction, son histoire et ses problmes. Le Larousse du X X e sicle, seul, lui ddie vingt lignes un peu vieillottes. (En regard, il est intressant de noter que lEncyclopdie de Diderot lui consacrait un long article, qui faisait le point pour lpoque, avec des renvois nombreux et dimportance.)

    Les traducteurs nont donc dispos, sur leur activit, depuis deux millnaires, que de tmoignages, certains trs tendus, presque tous instructifs, plusieurs importants.

    Linguistique et traduction 11

    1. Une exception : dans Language and realilg (N. Y., 1951) ouvrage dont le sous-titre est : La philosophie du langage et les principes du symbolisme, Urban, \V. M., a consacr 5 pages (pp. 736-740) au Problme de la traduction en linguistique gnrale.

    2. LEncyclopdie sovitique, 2* d., 1955, rsume son article Perevod les ides de Fdorov, dont il sera parl ci-dessous, et les discussions quelle9 ont suscites. Larticle traduction apparat dans ldition 1960-61 de la Britannica.

  • Les noms de Cicron, dHorace, de saint Jrme, de Dante, dErasme, dtienne Dolet ,de Joachim du Bellay, dAmyot, de Luther, de La Motte-Houdar, de Montesquieu, de Mm Dacier, de Rivarol et de Pope; ceux de Chateaubriand, de Paul-Louis Courier, de Goethe, de Schlegel et de Schopenhauer, de HumboI
  • Au contraire, A. V. Fdorov, isolant l opration traduisante afin den constituer ltude scientifique (et de promouvoir une science de la traduction) pose en premier lieu quelle est une opration linguistique, un phnomne linguistique, et considre que toute thorie de la traduction doit tre incorpore dans lensemble des disciplines linguistiques L Vinay et Darbelnet, suivant la mme dmarche, proposent a linscription normale [de la traduction] dans le cadre de la linguistique , et pour les mmes raisons que Fdorov : ils considrent que la traduction est une discipline exacte, possdant ses techniques et ses problmes particuliers , qui mritent dtre tudis la lumire des techniques danalyse actuellement l honneur [en linguistique]2 .

    Cette candidature que la traduction pose figurer dans un trait de linguistique gnrale au mme titre que le bilinguisme et le contact de langues, la gographie linguistique ou ltymologie sest trouve conteste ds le dpart, et non par les linguistes, mais par les traducteurs. Considrant la traduction surtout comme un art, ils nient quelle doive tre dfinie comme une opration relevant strictement de la connaissance scientifique, et spcifiquement de lanalyse linguistique.

    Cest la position dEdmond Cary, dont les arguments mritent dtre pess, parce quil incarne une exprience de traducteur l chelon le plus lev, qui stend depuis la traduction littraire des chefs-duvre potiques, jusqu linterprtation simultane dans les grandes confrences internationales. Selon lui, la thse de Fdorov et de Vinay rsiste mal lpreuve des faits 3 . La traduction, quand on en recense tous les aspects, dans toute leur complexit, ne parat pas rductible lunit dune dfinition scientifique entirement justiciable de la linguistique. La traduction littraire nest pas, dit-il, une opration linguistique, cest une opration littraire 4.

    Heldkamp, Karl, Thorie der bersetzung, dans : Brsenblall far den deulsehen Buchhandel, Leipzig, 122, 1955, pp. 281-282.

    1. Fdorov, A. V., Vvedenie v teorfu perevoda. V. notamment, pp. 17-18 et 21-22.

    2. Vinay et Darbelnet, Stylistique compare, p. 23.3. Cary Ed., Comment faut-il traduire? [p. 4].4. Cary Ed., ouvr. cit., leon 2 [p. 8].

    Linguistique et traduction 13

  • La traduction potique est une opration potique : pour. traduire les potes, il faut savoir se montrer pote1 . Une traduction thtrale jouable est le produit dune activit nn pas linguistique, mais dramaturgique sinon, comme le faisait remarquer Mrime propos de la traduction du Revizor on aura beau traduire la langue, on naura pas traduit la pice 1 2 . Et le doublage cinmatographique est un travail de dialoguiste, une opration spcifiquement cinmatographique, qui dborde la linguistique, puisque le choix des quivalents se trouve tyrannis par lobligation de respecter les mouvements de lvres des acteurs, leur dbit, leurs gestes, la musique, la situation dfinie par limage visuelle, et mme les ractions sociologiques propres laudition en groupe 3. Si lon ajoute, comme le fait Cary 4 5, que linterprtation conscutive et surtout la simultane, relvent autant, sinon plus, des dons du mime et de lorateur que de ceux du polyglotte et du traducteur-crivain, force est dadmettre avec lui quil est difficile denclore tous les faits de traduction dans une dfinition qui soit exhaustive et qui relve exclusivement de la linguistique. La traduction, dit Edmond Cary, est une opration sui generis 8.

    iv Ces vues dEdmond Cary comme celles des critiques sovitiques contre Fdorov6 leur tour peuvent tre contestes. En fait, elles nient moins la thse de Fdorov et de Vinay quelles ne la limitent et ne la compltent, juste titre 7. Elles accusent Fdorov, quant

    14 Les problmes thoriques de la traduction

    1. Cary, Ed., Traduction et posie, dans : Babel, vol. III, n 1, 1957, p. 25.2. Id., Comment faut-il traduire? Leon 4 [p. 5].3. Id., Comment faut-il traduire f Leon 6 [pp. 1-7].4. Id., La traduction dans le monde moderne, pp. 144-152.5. Id., Comment faut-il traduire? Leon 1, p. 4. Voir aussi : Cary, Thories

    sovitiques de la traduction, p. 186.6. Id., ibid.7. A la suite de ces discussions dailleurs, fdorov a marqu dans la

    deuxime dition de son ouvrage que la traduction peut tre tudie de beaucoup de points de vue (p. 15); que son ouvrage sattache au ct linguistique de la traduction (p. 16); que la linguistique ne saurait tout rsoudre de la traduction, surtout les problmes historiques (p. 17). < Dans le systme des sciences linguistiques, crlt-11 (p. 21), la thorie de la traduction est lie dune part avec la linguistique gnrale, sur les thses de laquelle, comme discipline gnralise, elle ne peut pas no pas se guider et dautre partavec la lexicologie, la grammaire, la stylistlquo et lhialoire des langues parti-

  • la formulation dune thorie de la traduction, de tomber dans une dviation linguistique , tandis que lui les accusait den offrir une dviation littraire . Ce sont les deux excs, chacun consistant voir un aspect seulement dune opration qui en compte au moins deux. Cary et les Sovitiques disent, en substance, que la traduction (littraire, potique, thtrale, cinmatographique etc...) nest pas seulement une opration linguistique, qui puisse tre puise par lanalyse scientifique des problmes de lexique, de morphologie et de syntaxe. Fdorov, lui, met l'accent sur lautre aspect : que la traduction est dabord et toujours une opration linguistique; et que la linguistique est le dnominateur commun, la bae de toutes les oprations de traduction. Cest ce que reconnat A. Leits, selon qui la traduction artistique est une entreprise dordre littraire, et la connaissance linguistique nest ncessaire que pour mieux pntrer le texte original 1 .

    Cette concession suffit le mettre d accord avec Fdorov.

    Mais cette concession, Cary ne la fait pas. Il estime que, quant aux diffrents genres de traduction, le dnominateur commun linguistique ne reflte quune abstraction formelle, qui ne nous fait pas avancer dun pas dans la ralit2 . Sans nier lui non plus tout fait que la linguistique ait quelque chose voir avec lopration traduisante ( Pour traduire, il faut connatre les langues , admet-il; et la traduction nest une opration littraire qu en fin de compte 3 ) il minimise le moment linguistique dans lanalyse de cette opration traduisante. Il le minimise mme doublement. Dabord, il sous-estime, au moyen de comparaisons inexactes, lapport que peut faire la linguistique toute thorie de la traduction : Polir composer de la musique, crit-il, il faut connatre ses notes, pour

    Linguistique et traduction lo

    culires donnes, dans leur essence et dans tous leurs aspects particuliers y compris la phontique, par exemple dans la traduction des noms propres, dans la translittration, problme duquel est aussi tenue de s'occuper la thorie de la traduction; ou le problme de la traduction des diffrentes formes de vers, Immdiatement li 6 la phontique > (note 1, p. 21).

    1. Cit par Cary, E., Thories sovitiques de la traduction, p. 187.2. /

  • jouer du violon, il faut avoir un violon, pour crire un romani il faut connatre une langue et aussi avoir du papier et une plume ou une machine crire [...] Pour traduire, il faut connatre des langues [...] noncer cela, c est noncer un truisme...1 . Ensuite et surtout, Cary, pour nier lapport de la linguistique toute thorie de la traduction, restreint sa dfinition de la linguistique celle de la linguistique descriptive formelle. Traducteur et non linguiste, il confond linguistique gnrale et linguistique descriptive, il ignore ct de la linguistique interne lexistence dune linguistique externe (dune psychologie linguistique, ou psycholinguistique, et dune sociologie linguistique, ou sociolinguistique), aussi bien que dune stylistique dont les problmes sont justement ceux qui le proccupent en tant que traducteur. Croyant opposer la linguistique elle-mme aux prtentions linguistiques de Fdorov et de Vinay concernant la traduction, Cary leur oppose que les linguistes eux-mmes tendent sloigner des conceptions troitement formelles de nagure [?], pour concevoir la langue et ses diffrentes composantes'' comme autant de faits lis tout un contexte culturel et se dissolvant en lui * . Ce sont toutes les analyses linguistiques concernant la notion de connotation quil voque alors sans le savoir, et tout ce quon appelle (sans doute tort) la mialin- guislique cest--dire des problmes et des domaines que, pour des raisons de mthode, la linguistique isole de mieux en mieux, mais qui restent inclus dans la recherche linguistique au sens large du mot.

    La traduction (surtout dans les domaines du thtre, du cinma3, de linterprtation) comporte certainement des aspects franchement non-linguistiques, extra-linguistiques. Mais toute opration de traduction Fdorov a raison comporte, la base, une srie danalyses et d oprations qui relvent spcifiquement de la linguistique, et que la science linguistique applique correctement peut clairer plus et mieux que nimporte quel empirisme artisanal. On peut, si lon y tient, dire que, comme la mdecine, la traduction reste un art mais un art fond

    1. Cary, Ed., Thories sovitiques de la traduction, p. 186.2. Cary, Ed., Comment /aut-il traduire? Leon 1 [p. 5].3. Voir Babel, VI, 3 (sept. 1960) : numro spcial Cinma et traduction.

    16 Les problmes thoriques de la traduction

  • sur une science. Les problmes thoriques poss par la lgitimit ou lillgitimit de lopration traduisante, et par sa possibilit ou son impossibilit^ ne peuvent tre clairs en premier lieu que dans le cadre de la science linguistique. Fdorov et Vinay ne disent et ne prtendent pas autre chose.

    Linguistique et traduction 17

  • D E U X I M E P A R T I E

    Les obstacles linguistiques

  • C H A P I T R E I I I

    Inactivit traduisante la lumire des thories sur la signification en linguistique

    i Vinay et Darbelnet soulignent, avec raison, que le traducteur [...] part du sens et effectue toutes ses oprations de transfert lintrieur du domaine smantique 1 . On peut donc avoir lopinion que l objection thorique la plus forte soit contre la lgitimit, soit mme contre la possibilit de toute traduction proviendra de la critique laquelle un certain nombre de linguistes modernes, Saussure, Bloomfield, Harris, Hjelmslev, ont soumis la notion classique du sens dun nonc linguistique.

    L analyse de Saussure branle la notion traditionnelle, empirique, et souvent implicite : Pour certaines personnes, crit-il, la langue, ramene son principe essentiel, est une nomenclature, c est--dire une liste de termes correspondant autant de choses [...]. Cette conception [...] suppose des ides toutes faites prexistant aux mots1 2 3.

    Mais, crit-il encore (et sa rflexion touche directment la traduction), si les mots taient chargs de reprsenter des concepts donns davance, ils auraient chacun, dune langue lautre, des correspondants exacts pour le sens : or il nen est pas ainsi8 .

    Martinet, plus de quarante ans aprs Saussure, estime encore utile de combattre cette notion de langue-rpertoire 4, comme il la nomme, dj dnonce par le Cours. Selon une conception fort nave, mais assez rpandue,

    1. Vinay et Darbelnet, Stylistique comporte, p. 37.2. Saussure, Cours, p. 87.3. Saussure, Ouvr. clt., p. 101.4. Martinet, Elments, p. 14.

  • une langue serait un rpertoire de mots, cest--dire de productions vocales (ou graphiques), chacune correspondant une chose : un certain animal, le cheval, le rpertoire particulier connu sous le nom de langue franaise ferait correspondre une production vocale dtermine que lorthographe reprsente sous la forme cheval; les diffrences entre les langues se ramneraient des diffrences de dsignation : pour le cheval, langlais dirait horse et l allemand Pferd; apprendre une seconde langue consisterait simplement retenir une nouvelle nomenclature en tous points parallle lancienne L

    Cette notion de langue-rpertoire, ajoute Martinet, se fonde sur lide simpliste que le monde tout entier sordonne, antrieurement la vision quen ont les hommes, en catgories dobjets parfaitement distinctes, chacune recevant ncessairement une dsignation dans chaque langue a. Le monde tant considr comme un grand magasin dobjets, matriels ou spirituels, bien spars, chaque langue en ferait linventaire avec un tiquetage propre, une numrotation particulire : mais on pourrait toujours passer sans erreur dun inventaire lautre, puisque, en principe et grosso modo, chaque objet naurait quune tiquette, et que chaque numro ne dsignerait quun article dans le mme magasin donn davance tous les faiseurs dinventaires.

    Saussure ne conduit pas la critique de cette notion traditionnelle au nom de lexistence dtiquettes identiques pour des choses distinctes (homonymes), ou de numros multiples pour une mme chose (synonymes). Dans ces cas, statistiquement peu nombreux pour chaque langue, la possibilit de confronter chaque fois les numros ou les tiquettes avec la chose correspondante luciderait lobscurit des rpertoires, et ferait concorder les inventaires, au moyen de quelques drogations au principe. Il n en est pas ainsi, dit Saussure, et le dfaut de cette notion de langue-nomenclature, c est quelle laisse supposer que le lien qui unit un nom une chose est une opration toute simple, ce qui est bien loin dtre vrai3 .

    1. Martinet, Elments, p. 14.2. Id., Ibid., p. 15.3. Saussure, Ouvr. cit., p. 97.

    22 Les problmes thoriques de la traduction

  • Le rapport entre chose et mot se trouve tabli par une opration beaucoup plus complexe. Cette opration nest mme pas dcrite par la formule saussurienne, souvent cite, selon laquelle le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique 1 . En ce qui concerne le problme qui noi>3 occupe ici, cette formule, supposant donn (par la psychologie) le rapport qui unit les concepts aux choses, substituerait seulement le rpertoire des concepts au rpertoire des choses. Quand j'affirme simplement quun mot signifie quelque chose, quand je men tiens l association de limage acoustique avec un concept (prcise Saussure lui-mme), je fais une opration qui peut dans une certaine mesure tre exacte et donner une ide de la ralit; mais en aucun cas je nexprime le fait linguistique dans son essence et dans son ampleur1 2 3.

    Quelle est donc cette opration complexe (qui seule rvlerait lampleur et lessence du fait linguistique), au moyen de quoi le sens sassocie au mot, le signifi au signifiant? Pour Saussure, le sens dun mot dpend troitement de lexistence ou de l inexistence de tous les autres mots qui touchent ou peuvent toucher la ralit dsigne par ce mot : le sens du mot redouter se voit dlimit par lexistence dautres mots tels que craindre, avoir peur, etc... dont lensemble forme, non pas un inventaire par addition, mais un systme, cest--dire une espce de filet dont toutes les mailles smantiques sont interdpendantes. Si lon dforme une maille, toutes les autres se dforment par contrecoup : r La partie conceptuelle de la valeur [dun terme] est constitue uniquement par des rapports et des diffrences avec les autres termes de la langue*. Si certains mots du systme redouter, craindre, avoir peur, tre effray, trembler que, nlre pas tranquille pour, etc... nexistaient pas en franais, le sens du signifiant craindre , par exemple, recouvrirait toute ltendue de ces significations apparentes. Saussure exprime ce fait, essentiel aux yeux de la linguistique, de la faon suivante : r Dans

    1. Saussure, Ouvr. clt., p. 98.2. Id., ibid., p. 162.3. Id., ibid., p. 162.

    Les obstacles linguistiques 23

  • tous ces cas nous surprenons donc, au lieu dides donnes davance, [des valeurs manant du systme. Quand on dit quelles correspondent des concepts, on sous-entend que ceux-ci sont purement diffrentiels, dfinis non pas positivement par leur contenu, mais ngativement par leurs rapports avec les autres termes du systme. Leur plus exacte caractristique est dtre ce que les autres ne sont pas L

    Prenons encore un exemple trs simple pour illustrer cette vue capitale. Un petit citadin moyen de dix ans, pour dsigner toutes les productions vgtales quil classe trs vaguement comme herbaces dans la campagne, dispose en gnral de deux mots, mettons : bl, herbe. Toute production herbace, dans un terrain bien dlimit, visiblement travaill, pour lui, c est du bl; dans un terrain, mme bien dlimit, mais dont le sol ne parait pas avoir subi de faon culturale, pour lui, c est de l herbe. Tout ce qui nest pas l'herbe est du bl; tout ce qui nest pas du bl, de lherbe. Si notre petit citadin, par hasard, apprend distinguer l'avoine son pi, par diffrence tout ce qui nest pas avoine reste bl. Mais sil apprend encore distinguer lorbe son pi, le bl, ce sera toujours le reste, qui nest ni orge ni avoine. Enfin, le jour o il distinguera le seigle son pi, le bl sera ce qui nest ni orge, ni avoine, ni seigle ; le seigle, ce qui nest ni bl ni orge, ni avoine, etc... Au lieu du systme un seul terme indiffrenci (lherbe du petit citadin de six ans, par exemple), il possde un systme lexical cinq termes interdpendants, se dfinissant chacun par opposition tous les autres, et ceci dans les limites de ses besoins rels de communication linguistique : Paris, il ne savait pas nommer chaque crale par son nom, parce quil n'tait pas en situation davoir besoin de la nommer. (Son systme risque encore de lui faire nommer bl un champ de riz jeune en Camargue, ou de jeune mas en Dordogne ou de sorgho dans le Vaucluse.) Maintenant, son pouvoir de nomination diffrentielle des crales correspond sa pratique sociale de petit citadin en vacances au nord de Lyon, capable de nommer ce quil voit. Mais 1

    24 Les problmes thoriques de la traduction

    1. Saussure, Ouvr. clt., p. 162.

  • le mme systme des crales, ou des herbes, est susceptible, selon le mme processus, de se compliquer encore, pour des gens ce petit garon devenant ingnieur agronome, ou vendeur de semences dont la pratique sociale est lie une dtermination diffrentielle plus pousse du mme champ de ralit nommer. De ce filet une seule maille du petit citadin qui dbarque la campagne, ils feront un filet dizaines de mailles, de formes et de tailles diffrentes, qui couvrira la mme surface smantique; cest--dire qui dsignera la mme quantit de ralit dans le monde extrieur, mais connue, cest--dire organise, ou qualifie autrement, ordonne de plus en plus, selon des diffrenciations de plus en plus pousses. Saussure a pleinement raison quand il dfinit la valeur dun terme comme tant ce que tous les autres termes (du systme) ne sont pas. L o le petit citadin dit : de lherbe, le producteur distingue et nomme cinquante-trois varits de vingt-trois espces : agroslide, alpiste, brome, canche, carthame, crolelle, cynodon, dactyle, fluque, flole, fromental, lotier, lupin, mlilol, millet, minette, palurin, pimprenelle, psylle, ray-grass, spergule, trfle et vulpin \ par le processus gntique qui vient dtre analys : systme dont tous les termes se tiennent, car si le spcialiste ne sait pas distinguer les sept varits de flouves, par exemple, six mailles sautent dans son systme cinquante-trois mailles, mais la maille unique restante couvre la mme surface smantique que les sept noms de flouve qui seraient possibles.

    On apercevra sans doute mieux, par ces exemples, labme qui spare la notion saussurienne de la nomination comme systme , davec la notion traditionnelle de la langue comme nomenclature, ou rpertoire. Notion traditionnelle qui remontait peut-tre la Bible, dcrivant la nomination des choses comme une attribution de noms propres : Et Dieu nomma la lumire Jour, et les tnbres, Nuit [...]. Et Dieu nomma ltendue, Cieux [...] Et Dieu nomma le sec, Terre; il nomma lamas des eaux, Mers (Gense, I, 5-8-10). Or lternel Dieu avait form de la terre toutes les btes des champs, et tous les oiseaux 1

    Les obstacles linguistiques 25

    1. Gramlniet el ligumlneue* Catalogue Vilmorin, 1959.

  • des deux : puis il les avait fait venir vers Adam, afin quil vt comment il les nommerait : et que le nom quAdam donnerait tout animal vivant ft son nom. Et Adam donna les noms tous les animaux domestiques, et aux oiseaux des cieux, et toutes les btes des champs... (Gense, II, 19-20) 1. A ce propos, quelle que soit lintention finale de Platon dans le Cralyle, il faut aussi souligner la place norme, dans ce dialogue, des exemples tirs des noms propres (quarante-neuf exemples sur cent trente- neuf, plus du tiers) pour exposer une thorie des noms communs, cest--dire de la nomination des choses en gnral; et plus important que le nombre dexemples, le fait que Platon parte du nom propre, base tout son expos sur le nom propre, passe indiffremment du nom propre au nom commun, comme si ces deux oprations de nomination pouvaient tre assimiles. La Bible et le Cratyle, qui tiennent une grande place dans lorigine de notre notion traditionnelle de langue-rpertoire, illustrent aussi le processus mental archaque par lequel lassignation des noms aux choses (et des sens aux mots), se voyait conue comme un baptme et comme un recensement.

    La critique de Saussure branle donc profondment la vieille scurit des personnes pour qui la langue est une nomenclature, un rpertoire, un inventaire. Toutefois, lanalyse saussurienne de la notion de sens nentame pas la validit des oprations de traduction, parce que, fonde sur la psychologie classique, elle ne met vraiment nulle part en doute la nature universelle des concepts quel quen soit le dcoupage en valeurs qui refltent lexprience humaine universelle. Tout au plus cette analyse, prcieuse en soi, dmontre que, dans le signe linguistique, le rapport entre l image acoustique et le concept est beaucoup moins simple quon ne limaginait. Comme dit aussi Z. S. Harris qui combat, son tour, en 1956, la mme vieille notion, la langue nest pas a bag of uiords a, un sac 1 2

    1. La Sainla Bible, Genve, pour la Compagnie des Libraires, 1712, pp. 1-3.

    2. Harris, Dislribulional Structures, p. 156. B. L. Whorf a aussi combattu l erreur de ceux qui supposent que le langage nest rien d autre quun empilement de noms [a piling up of teintions] [Language, p. 83).

    26 Les problmes thoriques de la traduction

  • de mots, c est--dire un sae--mots, o lon pourrait puiser les mots un par un, comme on puise les caractres d'imprimerie un par un dans la casse du typographe : c est une suite de tables de systmes, partir desquelles on doit, dans chaque cas particulier, recalculer des correspondances. La critique saussurienne du sens explique tout au plus, scientifiquement, pourquoi la traduction mot pour mot na jamais pu fonctionner de faon satisfaisante : parce que les mots nont pas forcment la mme surface conceptuelle dans des langues diffrentes.

    ii La critique de Bloomfield, elle, apparat radicale. Afin de fournir la notion de sens une base objective, en effet, Bloomfield limine, en premier lieu, tout recours aux mots pense, conscience, concept, image, impression, sentiment, comme autant de notions non encore vrifies scientifiquement. Pour avoir le droit d utiliser ces mots dans une smantique scientifique (une science des significations), nous devrions avoir une psychologie scientifique, c est--dire une explication totale des processus dont le cerveau du locuteur est le sige. Or, dit Bloomfield, nous en sommes encore trs loin.

    Voulant donc viter toute dfinition mentaliste de la notion de sens, il a recours la dfinition behaviou- riste : le sens dun nonc linguistique est la situation dans laquelle le locuteur met cet nonc, ainsi que le comportement-rponse que cet nonc tire de l auditeur1 .

    Cette dfinition, mthodologiquement, ne laisse pas dtre remarquable. Cest elle, bien considrer les choses, qui fonde les recherches au terme desquelles on peut parler de la communication animale. Cest elle aussi qui rend compte de l acquisition fondamentale du contenu du langage par lenfant, type dacquisition qui devrait chaque fois tonner, si lon y songeait bien : lenfant qui nat arrive aussi tranger la terre que lhabitant dune autre plante. Compare aux autres moyens dont nous disposons pour apprendre des langues, l originalit de ce qui se passe chez lenfant nous est dissimule quand nous disons quil apprend parler, comme nous disons

    Les obstacles linguistiques 27

    1. Bloomfield, Language, p. 139.

  • des adultes quils apprennent parler le russe ou langlais. En fait, chose toute diffrente, il apprend communiquer, pour la premire fois. Mais, disait dj Jespersen, pour ce faire, lenfant bnficie dun autre avantage inestimable : il entend la langue dans toutes les situations possibles, et dans de telles conditions que langage et situation correspondent toujours exactement lun lautre et sillustrent mutuellement lun lautre 1 . La dfinition de Bloomfield se trouve matrialise dans le fait que nous pouvons lire certaines langues mortes sans pouvoir les traduire parce que toutes les situations qui pouvaient nous donner le sens de ces langues ont disparu avec les peuples qui les parlaient.

    Mais sa dfinition, de laveu de Bloomfield lui-mme, amne dire que la saisie du sens des noncs linguistiques est scientifiquement impossible, puisquelle quivaut, reconnat-il, postuler gure moins que l omniscience 1 2 . En effet, ltude des situations des locuteurs et des comportements-rponses des auditeurs est quivalente la somme totale des connaissances humaines 3 . Les situations qui poussent les gens profrer des noncs linguistiques comprennent tous les objets et tous les vnements de leur univers. Afin de donner une dfinition scientifiquement exacte de la signification de chaque nonc dune langue, il nous faudrait avoir une connaissance scientifique exacte de toute chose dans le monde du locuteur 4 , dit Bloomfield. Et dans la connaissance de ce monde du locuteur, il inclut non seulement les processus macroscopiques qui sont peu prs les mmes chez tout le monde et qui prsentent une importance sociale (marcher, rire, avoir peur, avoir mal la tte, etc...), mais aussi ces scrtions glandulaires et ces mouvements musculaires obscurs, hautement variables et microscopiques [...], trs diffrents de lun lautre locuteur, mais qui nont pas dimportance sociale immdiate et ne sont pas reprsents par des formes linguis

    28 Les problmes thoriques de la traduction

    1. Jespersen, O., Languagc, p. 142.2. Bloomfield, Language, p. 74.3 Id., ibld., p. 74.4. Id., Ibid., p. 139.

  • tiques conventionnelles 1 . Tout le monde sera daccord avec Bloomfield pour conclure que ltendue vritable de la connaissance humaine est trs petite en comparaison * .

    Concernant le sens des noncs linguistiques ainsi dfini, force nous est galement de reconnatre que notre connaissance du monde dans lequel nous vivons est si imparfaite que nous ne pouvons que rarement rendre un compte exact de la signification dun nonc ; et que la dtermination des significations [des noncs] se trouve tre, par consquent, le point faible de ltude du langage, et quelle le restera jusqu ce que la connaissance humaine ait progress bien au-del de son tat prsent1 2 3 4 .

    La thorie bloomfieldienne en matire de sens impliquerait donc une ngation, soit de la lgitimit thorique, soit de la possibilit pratique, de toute traduction. Le sens dun nonc restant inaccessible, on ne pourrait jamais tre certain davoir fait passer ce sens dune langue dans une autre.

    Mais une telle dfinition du sens, aux yeux de Bloomfield lui-mme, exprime une procdure idale, un absolu qui sera trs progressivement approch par le cheminement de lhumanit vers plus de connaissance travers des sicles et de3 sicles. Cest actuellement, pour des raisons mthodologiques et provisoires, que la saisie du sens est, scientifiquement parlant, impossible; c est donc actuellement que la traduction est, au sens scientifique, impossible. En attendant, Bloomfield, en tant que linguiste, passe outre sa propre exigence thorique en tant qupistmologiste. Il renonce fonder la smantique et la linguistique en vrifiant la signification de chaque nonc par sa rcurrence constante entre tel nonc linguistique et telle situation objective, toujours la mme, exhaustivement connue. Il existe un vritable postulat de Bloomfield (jamais assez mis en relief au cours des discussions) qui justifie la possibilit de la science

    1. Bloomfleld, Language, pp. 142-143.2. Id., ibid., p. 139.3. H , ibid., p. 74.4. Id., ibid., p. 140.

    Les obstacles linguistiques 29

  • linguistique en dpit de la critique bloomfieldienne de la notion de sens, postulat quon doit toujours remettre au centre de la doctrine bloomfieldienne aprs lavoir critique : Comme nous navons pas de moyens de dfinir la plupart des significations, ni de dmontrer leur constance, nous devons adopter comme un postulat de toute tude linguistique, ce caractre de spcificit et de stabilit de chaque forme linguistique, exactement comme nous les postulons dans nos rapports quotidiens avec les autres hommes1. Nous pouvons formuler ce postulat comme lhypothse fondamentale de la linguistique, sous cette forme : Dans certaines communauts (communauts de langue), il y a des noncs linguistiques qui sont les mmes quant la forme et quant au sensa. Ce qui signifie, en dautres termes, que chaque forme linguistique a une signification spcifique et constante 1 2 3 .

    En fin de compte, aprs un long circuit, qui n'a pas t inutile en ce quil nous a mieux renseigns sur les limites scientifiques de la notion de sens, Bloomfield aboutit lgitimer tous les moyens que la pratique sociale utilise afin de sassurer de la constance (relative) et de la spcificit (relative) de la signification propre chaque forme linguistique : dsignation de la chose, ou bien dfinition du terme, ou bien mme sa traduction4. La critique bloomfieldienne, elle non plus, ne peut pas tre considre comme fondant thoriquement limpossibilit de traduire; et l traduction reste pratiquement possible pour la mme raison que la linguistique bloom- fieldiennc reste possible : en vertu du postulat de Bloomfield.

    iii Sur les traces de Bloomfield, essayant daller plus loin dans la rigueur en se passant du postulat de Bloomfield, une autre cole essaie de fonder ses analyses du langage en faisant abstraction du Sens : il sagit de la linguistique distributionnellc.

    Cette condamnation de tout recours au sens, ici aussi,

    1. Soulign par le cilatcur.2. Bloomfield, Ouvr. cit., p. 141.3. Id., ibid., p. 145.4. Id., ibid., p. 140.

    30 Les problmes thoriques de la traduction

  • vise donner plus de rigueur scientifique encore lu description des structures qui constituent les langues. Comme Bloomfield, on rcuse ici la smantique, non pour des motifs a priori, mais pour des raisons de fait : parce que cest la partie de la linguistique o les acquisitions sont les moins solides et les moins nombreuses.

    Lanalyse distributionnelle, en face dun corpus linguistique, se place donc volontairement dans la situation qui, par force, est celle dun dcrypteur en face dun cryptogramme. Au lieu que le sens fournisse le point de dpart de lanalyse du texte, c est lanalyse formelle du texte qui doit permettre de remonter finalement jusquau sens. Comme le dcrypteur fonde sa recherche sur la statistique des frquences des lettres, des lettres doubles et des groupements de lettres dans le cryptogramme, pour la rapprocher des corrlations statistiques connues entre les frquences et les configurations des diverses lettres, frquences et configurations caractristiques dans chaque langue, ainsi lanalyse distributionnelle essaie de retrouver lensemble des structures qui gouvernent une langue donne, par ltude des distributions des lments dans le texte. Une analyse, ainsi conduite, du franais comme une langue inconnue, rvlerait assez vite des sries de formes linguistiques telles que, par exemple : imprime, comprime, dprime, prime, rprime, supprime, qui permettraient disoler llment formel prime; tandis quune srie : comprime, compare, comprend, combat, commue, dgagerait llment com, et ainsi de suite. Toute la langue du corpus en question, thoriquement, se trouverait dcrite par linventaire de toutes les distributions de tous les lments isols, les uns par rapport aux autres. Mme en admettant quon puisse analyser ainsi lensemble de tous les systmes de corrlations qui constituent la structure dune langue, et sans introduire aucune prconception daucune sorte, surtout quant au sens, Martinet fait justement cette remarque prjudicielle : En fait, aucun linguiste ne semble stre avis danalyser et de dcrire une langue laquelle il ne comprendrait rien. Selon toute vraisemblance, une telle entreprise rclamerait, pour tre mene bien, une consommation de temps et d'nergie qui

    Les obstacles linguistiques 31

  • a fait reculer ceux-l mmes qui voient dans cette mthode la seule qui soit thoriquement acceptable K

    De plus |Martinet2, puis Frei3, ont dmontr que le critre distributionnel ne dcrit pas exhaustivement, ni toujours coup sr, les structures dune langue : il ne peut pas distinguer, par exemple, les diffrences de fonction de llment de dans la mme srie distribution- nelle : (to) dclar, debauch, dcrpit, demenled, etc..., ni de llment ceive dans la srie : conceive, deceive, receive, etc...; tandis que sa mthode devrait lui faire isoler les lments fl et gl dans des sries telles que /lare, flimmer, et glare, glimmer. Rien, dit Frei, ne peut permettre au di'stributionaliste de deviner que les analyses formelles des termes -tager et par-lager, -taler et d-taler, en-tamer et r-tamer sont agences selon des corrlations distri- butionnelles entirement fausses partir dlments non reconnus, donc mal isols; dailleurs, dit aussi Frei, si Harris ne connaissait pas le sens des mots par ailleurs, il pourrait isoler, dans les termes, dautres lments tels que : conc-eive et rec-eioe, cons-ist et res-isl.

    Harris, qui lon doit lexpos le plus notoire sur lanalyse linguistique distributionnelle, a donc t conduit rintroduire la prise en considration du sens comme critre adjoint de cette espce danalyse. Aprs avoir pos que # la principale recherche de la linguistique descriptive et la seule relation que nous accepterons comme pertinente dans la prsente tude est la distribution ou larrangement l intrieur de la chane parle, des diffrentes parties ou particularits les unes par rapport aux autres 4 , il crit que le sens peut tre utilis au moins comme une source dindices * . Ensuite, comme complment de lanalyse distributionnelle ( tant donn un nom, par exemple doclor, on emploiera les adjectifs qui font sens avec lui ) . Enfin, comme une des proc-

    1. Martinet, lments, p. 40.2. ld., Compte rendu de E. Nida, Morphology: The descriptive analysis 0/

    mords, dans : Word, l. VI (anne 1950), n 1, pp. 84-87.3. Frei, Critres de dlimitation, pp. 136-145.4. Harris, Melhods, p. 5. i5. ld., ibid., p. 365, note 6.6. Harris, Dislribulional structure, p. 155. Les mots souligns le sont par le

    cilateur : le chapitre dont la citation est extraite s'intitule : Meaning as a funclion oj distribution, pp. 155-158.

    32 Les problmes thoriques de la traduction

  • dures possibles entre dautres : Les mthodes qui ont t prsentes dans les chapitres prcdents, dit-il, proposent les investigations distributionnelles [sur un corpus] comme solutions de rechange [alternatives] aux considrations sur le sens1 .

    Lexamen des ttonnements et des repentirs thoriques de Harris concernant lemploi de la notion de sens en linguistique descriptive, si l on voulait le traiter comme un problme en soi, pourrait tre plus dtaill. Signalons encore que Harris convient sur un point de l impossibilit dune analyse linguistique sans recours au sens : En acceptant ce critre de la rponse du locuteur [pour dgager des phonmes], admet-il, nous rejoignons lappui sur le sens, qui est habituellement requis par les linguistes. Quelque chose de cet ordre est invitable, au moins l tape actuelle de la linguistique : outre les donnes concernant les sons nous avons besoin de donnes relatives la rponse du locuteur1 2 . Plus loin, dans un Appendice de dix pages intitul : Le critre du sens3, il tente de minimiser ce recours : On notera que mme quand la signification est prise en considration, il nest nullement besoin dune formulation dtaille et complte de la signification dun lment, et encore moins de ce que le locuteur entendait signifier quand il l a nonc. Tout ce qui est ncessaire, c est que nous trouvions une diffrence rgulire entre deux ensembles de situations [...] Naturellement, plus cette diffrence est exactement, finement, dtaillment tablie, mieux cela vaut4 5. Se fondant sur lintuition du linguiste pour apprcier des diffrences rgulires entre ensembles de situations non linguistiques (et mme des diffrences exactement, finement, dtaillment tablies) Harris ne voit pas son erreur logique : dterminer des diffrences de sens suppose rsolus les problmes de dtermination du sens lui-mme6. Harris minimise aussi le rle du sens

    Les obstacles linguistiques 33

    1. Harris, Melhods, p. 365, note 6.2. /

  • comme indice, parce que, dit-il, les renseignements fournis par cet indice doivent tre ultrieurement vrifis par les techniques danalyse distributionnelle l . Dans un dernier cas, celui de la sparation de deux dialectes ou de deux langues entremles dans un corpus bilingue, Harris est dans limpossibilit, pratiquement, dviter le recours au sens : Ou bien, dit-il, nous pouvons sparer ces fragments de discours, qui peuvent tre dcrits au moyen dun systme relativement simple et cohrent, et dire que ce sont des chantillons de l un des dialectes, tandis que les fragments de l autre sont des chantillons dun autre dialecte. Nous pouvons le faire habituellement sur la base dune connaissance des diffrents dialectes des autres communauts2.

    Par de telles attnuations, si latrales soient-elles dans son texte, Z. S. Harris rejoint la position de ses critiques : Frei qui dclare : Jusqu ce jour, quarante ans aprs l enseignement de Saussure, les linguistes nont pas encore russi dcouvrir une mthode qui permettrait de dlimiter les monmes sans tenir compte du signifi3 ; Cantineau qui, plus gnralement, pose que la langue tant un systme de signes vocaux utiliss pour se comprendre lintrieur des groupes humains, ce qui contribue la signification de ces signaux est ce quil y a en eux de [...] pertinent4 . L analyse distributionnelle 5, ainsi rduite sa dimension thorique correcte, apparat comme une formulation trop extrme de la vieille mthode combinatoire, propose, ds le xvm e sicle, par labb Passeri et employe pour

    34 Les problmes thoriques de la traduction

    lions interpersonnelles [sociafj dans lesquelles Us se produisent. Ibid., p. 187.

    1. Harris, Melhods, p. 189.2. Id., ibid., pp. 9-10.3. l'rel, Critres de dlimitation, p. 136.4. Cantineau, Compte rendu de Harris, Melhods in structural linguislics,

    dans le B.S.L., t. L (anne 1954), fasc. 2, p. 6.5. Les ttonnements et le6 repentirs thoriques ne sont pas propres

    Harris parmi les < distributionalistes >. C. C. Fries, dans The structure of English, critique le recours au sens en analyse structurale {ibid., p. 8), mais prcise aussitt que t nouB devons saisir assez de la signification de6 noncs [...] pour dcider si deux lments sont les mmes dans un aBpect particulier de signification, ou diffrents (note C, p. 8). La note 6, pp. 74-75, rpte que l'usage de la technique distributionnelle demande toujours un contrle de certains traits de signification . La mme expression reparat encore une fois, p. 363 fwilh enough contrat of meaning).

  • accder aux langues non dchiffres1. Cest sur des cas comme ltrusque quon pourrait vrifier si cette thorie fonctionne, car toutes les fois quon lapplique des langues dont le linguiste connat les significations par ailleurs, il est tabli quil ne peut pas se comporter comme sil ignorait ces significations. Lanalyse distributionnelle applique au corpus connu de textes trusques, permettrait de vrifier si, en conclusion, nous nous retrouverions ou non devant un formulaire impeccable de combinaisons, mais dont nous ne saurions toujours pas quoi appliquer les formules ou devant une description de ltrusque qui soit utilisable ( la lettre, il faut imaginer un volume rempli de signes et de calculs algbriques, dont nous restituerions toute la logique, mais dont nous ne possderions pas les valeurs, de sorte quil serait impossible de deviner si elles concernent le cubage du bois, la rsistance du ciment vibr, le dbit des liquides dans des conduites, etc... sauf si nous avions, dautre part, des notions en ces matires).

    Relativement notre problme (qui est dexplorer toutes les thories linguistiqus modernes afin de vrifier si, dtruisant toute confiance dans notre aptitude traiter intelligemment du sens des noncs linguistiques, elles atteignent la lgitimit de la traduction), les concessions des distributionalistes valent en elles-mmes, quelles que soient leur place et leur dimension dans la thorie des auteurs : les significations c est--dire la smantique chasses, non sans bonnes raisons, par la porte thorique, rentrent dans la linguistique distributionaliste elle-mme, et non sans autres bonnes raisons, par la fentre de la pratique.

    iv Hjelmslev, avec une intention trs diffrente au dpart, arrive des positions, sur le sens, apparemment

    Les obstacles linguistiques 35

    1. Tout ce quon sait de l'trusque a t patiemment conquis sur lobscurit de9 textes par la mthode combinatoire : il 6'agit dassurer linterprtation des mots, de leur sens et de leur fonction, par ltude exclusive des textes mmes, en cartant par principe tout rapprochement avec d'autre9 langues . (E. Benveniste, dans : A. Melllet et M. Cohen, Les langues du monde, Paris, C.N.B.S. 1952, p. 214). G. B. Passerl avait dj bien formul la liaison de cette mthode avec celle du dcryptage : La vole la plus sQre pour dcouvrir une chose si incertaine [le sens de ltrusque] est celle-l mme par laquelle ont t tant de fols dchiffrs des messages chiffrs, mme sans la cl, c est--dire force de combiner... Cit par G. Dcvoto, Knciclopedia ilaliana, i X IV , p. 517.

  • trs semblables celles de Bloomfield et de Harris. Et, pour dautres motifs, il aboutit prconiser de construire une thorie de la linguistique, lui aussi, en refusant toute utilisation des significations.

    Pour lui, le langage offre notre observation deux substances : la substance de lexpression, gnralement considre comme physique, matrielle, analysable en sons par la physique et la physiologie, mais tudie par Hjelmslev uniquement dans sa valeur abstraite : les relations entre les diffrences lmentaires qui font que ces sons deviennent utiliss comme lments de signaux (nous nen parlerons plus ici); la substance smantique, ou substance du sens, ou substance du contenu.

    Cette dernire est, par elle-mme, informe au sens propre du mot. Quon prenne une srie dexpressions connues pratiquement comme exprimant des situations synonymes : Fr. : Je ne sais pas1', Angl. : I do not know; Ail. : Ich weiss es nicht; It. : Non so; Russe : Ja ne znaju, etc... Quon analyse et quon numrote le dcoupage de ces expressions selon les marques du sens :

    1 = je1' = flexion verbale indiquant spcialement la premire

    personne du singulier2 = sais3 = ngation exprime en un seul mot3 3' 1g 3" [ = ngation exprime en deux mots4 = ngation exprime par un auxiliaire, type do5 = objet de la ngation.

    36 Les problmes thoriques de la traduction

    Fr. 1 3 2 3'(si do est analys

    Angl 11 43 33"22

    comme auxiliaire)(si do not est analys

    comme ngation deux termes)

    AU. 1 2 5 3Ital. 3 2 1'Russe 1 3 2 1'

    1. Cet exemple est adapt de Hjelmslev (Prolegomena, pp. 31-32).

  • 37On aperoit que e sens est littralement construit

    (bti, dispos, organis) cest--dire form de faon diffrente selon les langues.

    Hjelmslev en conclut quil existe, ct de la substance du contenu (postule comme tant la mme dans les cinq noncs), une forme du contenu qui peut varier et qui varie visiblement en fait, selon les langues. Ici, la mme substance du contenu reoit cinq formes dont aucune ne concide avec le dcoupage des quatre autres. Le mme liquide, selon limage de Martinet et vraisemblablement le mme volume de ce liquide1 est mis dans cinq rcipients de forme assez diffrente. Supposons encore que la substance du sens, pour tre transmise, doive tre projete sur un cran structur (cest--dire, ici, quadrill); la projection se ferait, pour chaque langue, en des zones diffremment localises de lcran et, de plus ce qui nest pas reprsentable graphiquement selon les squences temporelles diffrentes (indiques, ici, par lordre a, b, c, d, e).

    Les obstacles linguistiques

    Le point de vue de Hjelmslev, entirement vrifi dans les faits, comme on le voit, c est que la substance [du contenu], [le sens], tant par elle-mme, avant dtre forme ,] une masse amorphe, chappe toute analyse, et, par l, toute connaissance1 2. (Il nenvisage mme pas

    1. Hjelmslev dit : < la mme poigne de sable peut tre jete dans des moules diffrents (Prolegomena, p. 32).

    2. Martinet, Au sujet des Fondements, p. 31.

  • la possibilit, thoriquement concde par Bloomfield, dune connaissance du sens par rfrence la situation correspondante.) Elle est totalement dpourvue dexistence scientifique 1 , ajoute-t-il non pas comme chez Bloomfield, pour des raisons qui tiennent la thorie de la connaissance et l tat actuel de nos connaissances, mais pour des raisons qui tiennent la nature mme de lopration linguistique. La description des langues ne saurait donc tre une description de la substance [de lexpression, ou du contenu]. La substance ne saurait tre objet dexamen quune fois effectue la description de la forme linguistique. Toute tentative pour tablir un systme universel de sons, ou de concepts, est scientifiquement sans valeur. Ltude linguistique de lexpression ne sera donc pas une phontique, ou tude des sons, et ltude du contenu ne sera pas une smantique, ou tude des sens. La science linguistique sera une sorte dalgbre... a conclut-il, en ce sens quelle tudiera uniquement les formes, vides, des relations des lments linguistiques entre eux.

    Lanalyse hjelmslvienne, clic non plus, ne dtruit donc pas la notion de signification en linguistique. Pour des raisons de mthode, elle carte tout recours au sens comme substance du contenu, elle veut viter le cercle vicieux qui consiste fonder lanalyse des structures (phontiques, morphologiques, lexicales, syntaxiques) d'une langue en sappuyant implicitement sur le postulat quon connat le sens exact des noncs linguistiques quon analyse pour ensuite tablir la connaissance du sens de ces mmes noncs daprs lemploi des structures quon en aura tires1 2 3. Hjelmslev comme Saussure, comme Bloomfield et comme Harris, essaie de mettre la connaissance du sens au-del du point darrive de la linguistique descriptive, au lieu de la mettre (sans le dire) au point de dpart. Tous quatre ne

    38 Les problmes thoriques de la iratclion

    1. Voir les formulations de Hjelmslev, Prolegomcna, p. 48 : The purportis in itself inaccessible to knowledge [...] and thus has no scientiflc existence apart from [an analysis of some kind] >. .

    2. Martinet, Au sujet des Fondements, pr 31. (Voir Hjelmslev, Prolego- mena, pp. 48-49).

    3. Hjelmslev attribue nommment aux autres sciences l'analyse de la substance du contenu, accessible donc par ces sciences, et confrontable avec l'expression linguistique (Prolegomena, p. 49) ; ce qui est une inconsquence.

  • visent qu fournir des mthodes plus scientifiques pour approcher finalement le sens. En attendant que ces mthodes plus scientifiques soient dfinitivement construites, acceptes, prouves puis quelles aient permis danalyser scientifiquement la substance du contenu Hjelmslev crit des livres et des articles dont chaque phrase, comme celles de Saussure, de Bloomficld et de Harris, est empiriquement fonde sur le postulat fondamental de Bloomfield lui-mme : lexistence dune signification relativement spcifique et relativement stable (dans certaines limites chaque jour mieux connues), pour chaque nonc linguistique distinct1. Mais ce postulat qui soutient, empiriquement sans doute, aussi provisoirement quon le voudra, la lgitimit de toute recherche linguistique, soutient galement sous les mmes rserves la lgitimit de lopration traduisante.

    v Plusieurs grandes thories linguistiques modernes ont donc approfondi l analyse des relations exactes entre lnonc linguistique formel et la signification de cet nonc. Elles ont aussi essay, pour des raisons de mthode, datteindre une dfinition des systmes de relations qui constituent les langues, sans recourir la notion de sens. Elles nliminent pas, ce faisant, la smantique de la linguistique gnrale, mais seulement de la linguistique descriptive : elles sinterdisent seulement de sappuyer (thoriquement) sur la smantique considre comme tant la partie la moins scientifiquement constitue de la linguistique actuelle, afin que la validit des procdures et des rsultats ventuels demeure indpendante du point de faiblesse constitu par cette smantique. Mais, comme on la vu, cette tentative dliminer tout recours au sens, mme en linguistique descriptive formelle, est contestable et conteste. Ces thories, surtout les trois dernires, auront donc juste titre branl la scurit traditionnelle avec laquelle on oprait sur la notion de sens. Elles ont

    Les obstacles linguistiques 39

    1. Hjelmslev ladmet, de la mme faon que les distributionalistes, quand il montre que la commutation ne peut fonctionner que si, avec une diffrence d'expression, on peut mettre en corrlation une diffrence de contenu (Prolegomcna, pp. 40 et ss., p. 46). Pour tre en mesure dapprcier des diffrences de contenu, il faut tre en mesure dapprhender des contenus.

  • montr combien la saisie des significations pour des raisons non plus littraires et stylistiques, mais proprement linguistiques, et mme smiologiques est, ou peut tre, trs difficile, approximative, hasardeuse. Tout en marquant fortement des limites inaperues jusqualors, selon les cas et les situations, elles nont entam, cependant, ni la lgitimit thorique, ni la possibilit pratique des oprations de traduction.

    40 Les problmes thoriques de la traduction

  • C H A P I T R E I V

    L activit traduisante la lumire des thories no~humboldtiennes sur les langues comme visions du monde

    i La linguistique contemporaine a mis en cause, indirectement, la lgitimit comme la possibilit de toute traduction en dtruisant dune autre manire la notion quon se faisait traditionnellement du sens.

    On avait longtemps pens comme les arguments du chapitre prcdent lacceptent encore implicitement pour base que les structures du langage rsultaient plus ou moins directement des structures de lunivers (dune part) et des structures universelles de lesprit humain (dautre part). Il y avait des noms et des pronoms dans les langues parce quil y avait des tres dans lunivers, des verbes dans les langues parce quil y avait des processus dans l univers, des adjectifs dans les langues parce quil y avait des qualits des tres dans l univers ; des adverbes dans les langues parce quil y avait des qualits des processus et des qualifications des qualits elles-mmes, dans lunivers; des prpositions et des conjonctions parce quil y avait des relations logiques de dpendance, dattribution, de temps, de lieu, de circonstance, de coordination, de subordination, soit entre les tres, soit entre les processus, soit entre les tres et les processus dans lunivers. On pouvait toujours traduire parce que :

    1. Une langue mettait le signe gale entre certains mots (a, b, c, d...) et certains tres, processus, qualits ou relations (A, B, C, D...)

    a, b, c, d... = A, B, C, D...

  • 2. Une autre langue mettait le signe gale entre certains autres mots (a', b', c',d'...) et les mmes tres, processus, qualits ou relations :

    a', b', c\ d'.... = A, B, G, D...

    3. La traduction consistait crire que :

    a, b, c, d ... = A, B, C, D...a', b', c', d'... = A, B, C, D...

    donc :

    a, b, c, d... = a', b', c', d'...

    Traduire, c tait exprimer la contenance en litres dun tonneau par sa contenance en gallons, mais ctait toujours la mme contenance, quelle ft livre en litres ou en gallons; c tait bien, croyait-on, la mme ralit,.la mme quantit de ralit qui se trouvait livre dans les deux cas.

    Cette faon de rsoudre le problme postulait (mme si les langues dcoupaient diffremment la substance du contenu linguistique, et les catgories linguistiques) que la pense de lhomme, elle, toujours et partout, dcoupait l exprience quelle a de lunivers suivant des catgories logiques ou psychologiques universelles. Toutes les langues devaient communiquer les unes avec les autres parce quelles parlaient, toutes et toujours, du mme univers de la mme exprience humaine, analys selon des catgories de la connaissance identiques pour tous les hommes. Si des locuteurs disent des auditeurs : Quelle heure est-il? ou What time is it? (ou : \yhat oclock is it?) ou Che ore sono? ou Wie spl isl es? ou Saa kam? ou Kotoryj Sas? nous pourrons soumettre ces sept expressions des dcoupages analogues ceux de lexpression : Je ne sais pas, dans le chapitre prcdent, qui feront apparatre une grande varit dans les formes du contenu linguistique de cette expression. Mais chaque auditeur, dans chacun de ces dialogues en une langue diffrente, tirera sa montre de sa poche, ou repliera son avant-bras pour dcouvrir son poi

    42 Les problmes thoriques de la traduction

  • 43gnet afin dy lire la rponse : preuve que nous serons bien dans le mme monde de significations pour tous, et dans la mme exprience de ce monde.

    Dans cette optique, les difficults de la traduction relevaient de faits accidentels : ou bien le traducteur ne saisissait pas toute la substance du contenu dune expression de la langue-source et la rendait, par consquent, de manire incomplte; ou bien le traducteur connaissait insuffisamment les ressources des formes du contenu et des formes de lexpression dans la langue-cible et les utilisait inexactement. Dans les deux cas, la faute de traduction restait une faute de traducteur. Et si lon vitait ces deux sortes de fautes, les autres difficults de la traduction devenaient justiciables de lesthtique seulement, non de la linguistique : si la traduction ne satisfaisait pas, par rapport un original esthtiquement fameux, cest parce que le traducteur navait pas de talent.

    h Cette faon de concevoir les rapports entre lunivers de notre exprience (ou notre exprience de lunivers), dune part, et les langues, dautre part, a t lentement mais compltement bouleverse depuis cent ans, c est-- dire dpuis les thses philosophiques sur le langage exposes par Wilhelm von Humboldt, et surtout ses descendants, dits no-kantiens ou no-humboldtiens. Se rclamant de Humboldt, cette philosophie refusait de voir dans la langue un outil passif de lexpression. Elle lenvisageait plutt comme un principe actif qui impose la pense un ensemble de distinctions et de valeurs : Tout systme linguistique renferme une analyse du monde extrieur qui lui est propre et qui diffre de celle dautres langues ou dautres tapes de la mme langue. Dpositaire de lexprience accumule des gnrations passes, il fournit la gnration future une faon de voir, une interprtation de lunivers; il lui lgue un prisme travers lequel elle devra voir le monde non-linguistique1. Ce commentaire dUllmann sur louvrage de Cassirer, Le langage et la construction du monde des objets, constitue galement une des plus claires interprtations des formules ambigus de Humboldt (dont Max

    Les obstacles linguistiques

    1. Ullmann, S., Prcis, p. 300.

  • Mller, lui-mme, disait quelles lui donnaient limpression de marcher dans une mer mouvante de nuages) ; formules selon lesquelles le langage nest pas un ergon, mais une energeia , et le langage est le moyen par lequel les hommes crent leur conception, leur comprhension et leurs valeurs de la ralit objective . Cassirer, lui-mme, sexprime ainsi : Le monde nest pas [seulement] compris et pens par lhomme au moyen du langage; sa vision du monde et la faon de vivre dans cette vision sont dj dtermines par le langage1 .

    Ces thses ont t longtemps ngliges. Mais elles se sont vues revaloriser par la linguistique structuraliste*. On peut dire quaujourdhui tout le monde souscrit la thse humboldtienne plus rigoureusement reformule, refonde sur des analyses satisfaisantes. Ullmann la reprend son propre compte en plusieurs endroits1 2 3. W. von Wart- burg en nuance lexpression telle quelle est donne par Jost Trier, mais laccepte en gros : .Trier revient la conception soutenue par Humboldt que le contenu et la forme linguistique de la vie spirituelle de lhomme se conditionnent rciproquement et ne sauraient tre considrs sparment. La langue est l expression de la forme sous laquelle lindividu voit le monde et l porte lintrieur de lui-mme 4 .

    Voici la position de Jost Trier nonce par lui-mme : Chaque langue est un systme qui opre une slection au travers et aux dpens de la ralit objective. En fait, chaque langue cre une image de la ralit, complte, et qui se suffit elle-mme. Chaque langue structure la ralit sa propre faon et, par l-mme, tablit les lments de la ralit qui sont particuliers cette] langue donne. Les lme