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MONOLOGUES DE L’HOMME-SERPENT Par Jacques LUCCHESI

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MONOLOGUES DE L’HOMME-SERPENT Par Jacques LUCCHESI

Premier monologue Scène vide, hormis un tonneau. Un homme, peu à peu, en sort. Il n’a, pour tout vêtement, qu’un sac en toile de jute. Il se lève et s’adresse au public. « Je suppose que vous vous souvenez de moi. Rappelez-vous. Nous nous sommes déjà vus à Athènes, sur l’agora. A l’époque, vous fréquentiez ces confréries de philosophes prétentieux qui ne parlaient que de Principes et d’Idées… Vous, les élèves du vieux Platon. Vous, les admirateurs de Socrate. Le sage des sages, comme ils l’appelaient, le prince des philosophes. Moi qui l’ai bien connu, je peux vous dire que ce n’était qu’un ivrogne doublé d’un pédéraste. Ils ont bien fait de lui échanger son nectar contre un peu de cigüe. Vous souriez ? Après tout, vous avez voté sa mort, n’est-ce pas ? Qu’importe ! Moi, en tous cas, je ne me suis pas mêlé des affaires de la cité. Depuis qu’il y a des cités, il a des rivalités et des hommes qui écrasent d’autres hommes. A propos, savez-vous ce qu’est l’homme ? Non, toujours pas ? Eux, non plus, ne le savaient pas. Ils essayaient de le définir par tout ce qu’il n’est pas. L’homme n’a pas de poils ; il ne marche pas sur quatre pattes mais sur deux. Ah, ah, ah ! Quelle révélation ! En somme, l’homme est exactement comme le poulet que je leur ai jeté au visage, un jour où ils en débattaient gravement. Franchement, je n’ai jamais pensé qu’il fallait beaucoup s’appesantir sur l’homme, ni sur sa femelle non plus. N’en déplaise aux belles âmes – il y en a peut-être dans cette salle -, l’homme n’a jamais rien eu de très transcendant. Néanmoins, il s’est évertué à toujours repousser la nature en lui. Il n’a cessé de créer des spectres et de poursuivre du vent. A tel point qu’il en est maintenant presque désincarné. C’est plus facile ainsi de se prendre pour un dieu. Grave erreur ! Toute ma philosophie - car j’ai été, moi aussi, un philosophe – a été de lui rappeler que la nature est un modèle indépassable. Et qu’il valait mieux prendre pour maîtres les chiens Plutôt que des efféminés ou des pédants barbus pointant toujours l’index vers le ciel.

Avec ma femme et mes amis, nous avons vécu vieux et assouvi tous nos désirs en toute liberté et sans crainte aucune de l’opinion ou des dieux. Les athéniens ont pu juger de notre bonne santé et de notre vigueur, hiver comme été. Je n’ai jamais fait l’amour dans une chambre obscure, derrière des fenêtres closes. Le soleil a toujours été mon ami. Et je n’ai pas supporté , même chargé d’années, que ce bouffon auto-proclamé empereur - comment se nommait-il déjà ? Ah oui, Alexandre – vienne me faire de l’ombre. Car je n’ai jamais aimé ceux qui veulent en imposer aux autres. Et encore moins ceux qui se laissent impressionner par les attributs du pouvoir. Comme vous, n’est-ce pas ? » ( il rentre lentement dans son tonneau. Rideau )

( Une chaise et une table sur laquelle est posée une carafe de vin rouge et un verre pour décor. Le même comédien, cette fois en habits de tous les jours. Il se verse un peu de vin) « Ah, le théâtre ! Le théâtre du monde. Depuis toujours, j’ai voulu y tenir mon rôle. Mes rôles… J’ai toujours aimé la scène. Celui qui n’a pas fait cette expérience ne sait pas ce que vibrer profondément veut dire. Sur scène, la moindre émotion est multipliée par deux. Le moindre geste fait sens. Il y a d’abord le texte qu’il faut s’approprier, Qu’il faut mâcher et remâcher dans l’ombre, ou n’importe où, Jusqu’à ce qu’il semble jaillir naturellement de votre bouche. Car la plus petite faute de prononciation s’entend. Ensuite il y a les répétitions et la confrontation avec l’équipe. Les répétitions, le maquillage. Pour oser enfin apparaître sous la lumière , Devant un public, proche ou lointain, qui attend qu’on le divertisse une heure ou deux. Et pas question, alors, de le décevoir. Je ne vous déçois pas, j’espère ? Le plus difficile, c’est peut-être de l’oublier durant tout le spectacle. Quoiqu’ici, c’est différent. Puisque c’est vous qui faites aussi le spectacle. » ( Noir)

Deuxième monologue ( Scène vide. Le même debout et vêtu d’une bure ) « Pourquoi Saint Paul a-t’il flétri aussi obstinément la chair ? J’ai étudié les Evangiles ligne par ligne et je n’y ai pas trouvé de diatribe contre l’amour, Toutes les formes d’amour… Bien au contraire. Et qu’est-ce que cette Eglise qui s’est enrichie et hiérarchisée d’une façon éhontée ! Qu’a-t’elle à voir encore avec la simplicité de vie prêchée par Notre Seigneur Jésus-Christ ? Je suis abbé et je veille sur une communauté de moines et de moniales. Je les entends en confession chaque semaine. Quoiqu’ils mènent une vie sainte, ils ne sont pas heureux. Ils ont toujours quelque chose à se reprocher, Une pensée, un désir, un rêve. Et mes filles, c’est encore pire. Quelques-unes pleurent et se tordent dans le confessional. Elles me demandent l’absolution. Et davantage… Par amour pour le Christ qui s’est fait chair, elles m’entraînent à pécher. Mais est-ce pécher que de les aimer comme des femmes ? C’est ce que j’ai fait, un vendredi, avec sœur Mathilde. Puis avec sœur Blandine, sœur Thérèse et sœur Gertrude. Tout d’abord, j’ai éprouvé, après chaque effusion charnelle, du remords. Je me suis crus damné et voué aux flammes éternelles. Puis, peu à peu, j’ai compris que la chair était bonne. Et quelle devait être ma mission au sein de l’Eglise. Je me suis elevé contre la fausse autorité des évêques et des cardinaux. J’ai douté de l’élection divine du pape. Dans mon couvent, j’ai aboli les divisions entre les moines et les moniales. J’ai décrété qu’il n’y aurait plus de ségrégation entre l’homme et la femme. Et que c’était la clé du Royaume. Nous hâterions sa venue en nous aimant sans restriction. Ils se sont tous connus charnellement dans la joie et l’exultation. L’amour irriguait leurs corps et leurs âmes, Je le voyais bien. L’amour les rendait beaux et bons. Tous ensemble, nous avons décidé d’appeler notre communauté « Frères et Sœurs du Libre-Esprit. Les paysans nous soutenaient et nous apportaient des victuailles.

Car notre liberté les rendait libres aussi. Nous partagions tout : le travail, le pain, les époux et les épouses. A la belle saison, nous nous baignions nus dans les rivières. Jamais je n’ai vu autant de joie sur des visages, Autant d’ardeur à la tâche. Puis un jour, nous avons vu arriver des soldats, Des dizaines et des centaines d’hommes en armes, Et devant eux un évêque qui portait une grande croix Et qui hurlait : « vade retro, Satanas ! » Ce fut une journée horrible. Ils transformèrent en brasier le village et le couvent. Le sang inonda les champs. Toute la population fut passée au fil de l’épée. Les femmes enceintes furent éventrées. Ils brisèrent à coups de massue les crânes des petits enfants. Moi, je fus capturé, comme la plupart de mes frères et sœurs. Beaucoup se repentirent et m’accusèrent pour éviter le bûcher. Je leur pardonne, évidemment. Quant à moi, on ne me donna pas le choix. De toutes les façons, je n’aurais jamais renié la joie que j’ai apporté au monde. Ce fut atrôce. Le bourreau m’arrâcha la langue et me coupa la main droite Avant de me livrer, tout suffoquant, aux flammes. ( à la salle, avec fougue) Vous comprenez à présent pourquoi je ne peux plus me taire ! » ( noir)

( la lumière réapparaît sur le même, vêtu comme aujourd’hui)

« Je ne suis pas celui que vous croyez. Je ne suis pas celui que vous voyez. D’ailleurs, être comédien, c’est avoir la passion d’être un autre. Tous les autres. Savoir changer et savoir mourir pour renaître à chaque fois. Il était une fois… Il sera une fois. Vous devriez apprendre. Sauver sa peau est à ce prix. Une sorte de mue incéssante pour protéger le cœur, Le principe de toute vie qui, lui, est immortel. Combien de fois suis-je mort pour la bonne cause ? La cause du théâtre, bien entendu. Je ne sais plus. Mais j’ai vécu ainsi beaucoup de vies passionnantes. Mon premier rôle… A quand remonte mon premier rôle ? Je crois que c’était dans un grand jardin. Il y avait un couple nu et un pommier en son centre. Je plaisante, bien sûr. Pas toujours bien choisi mes rôles, c’est vrai. Tant pis ! Puisqu’il fallait défendre la liberté. » ( noir)

Troisième monologue ( il revient sur la scène vêtu d’un pourpoint jaune et vert, d’un collant rouge et d’une marotte. Il a une bosse dans le dos. ) « J’étais alors bien jeune et quoique contrefait, j’allais sur les places amuser le bon peuple avec mes chansons et mes malices. En échange, on me donnait du pain, des légumes et de la viande. Et même, parfois, quelques piécettes. Ainsi, je vivais à ma guise et, ma foi, plutôt confortablement. Un jour, deux chevaliers assistaient à l’une de mes facéties. L’un d’eux me dit : « Oh ! le jongleur. Tu fais un bien beau numéro, mais qu’est-ce que ça te rapporte ? Que dirais-tu d’aller exercer tes talents devant une assemblée de grands personnages ? » « Messires, pourquoi pas ? Gibus n’a peur que d’une chose : C’est qu’on lui passe sur le dos et qu’on l’aplatisse comme une crêpe.» « Ah, ah, ah ! Mon garçon. Tu es bien celui que nous cherchons. Viens avec nous sans plus attendre. » Et me voilà faisant route avec eux, Moi sur mon âne et eux sur leurs blancs chevaux dont ils calmaient le trot. Nous arrivâmes après trois heures de route devant un château que je n’avais encore jamais vu. Un château si grand et si beau qu’il ne pouvait qu’appartenir à un prince ou à un roi. « Oh là ! Clamèrent les chevaliers. Ouvrez-nous. Nous sommes les émissaires de sa majesté. » Et presqu’aussitôt, une immense porte s’ouvrit en grinçant. Par combien d’escaliers et de corridors passai-je, ensuite ? Je ne sais plus. J’avais l’impression de déambuler dans un rêve quand nous arrivâmes devant une vaste salle pleine de convives, de domestiques et d’hommes en armes. Mes deux chevaliers me demandent alors de m’incliner en entrant. « Car c’est là, disaient-ils, que dîne le roi . » « Le roi ! Repris-je stupéfait, tandis qu’ils me poussaient vers les tables. » Et je me mis alors à marcher à reculons, en me déhanchant comme un crabe. ( il joint le geste à la parole) Tant et si bien que tout le monde s’esclaffa en me voyant. Sauf un, une sorte de pédant dont le chant fut interrompu par mon arrivée. J’appris par la suite que c’était le poète de la cour. « Qui es-tu ? Me demanda soudain un personnage au teint gris que tout désignait comme le maître des lieux. « Sire, on m’appelle Gibus. Je vis prés du gibet de Picpus, quoique je ne sois pas un gibier de potence. Au contraire, je roule ma bosse comme un petit hérisson plein de chansons. » « Très bien. Reprit-il en souriant. Et que sais-tu faire avec tes mains ? »

« Beaucoup de choses, majesté. Mais pas autant qu’avec mes pieds. » Et j’exécutai mon plus fameux numéro de jonglerie, ce qui le fît rire aux larmes et toute la cour avec lui. « Ah Gibus ! Il n’y en pas deux comme toi. Je t’engage. Tu seras mon fou attitré. Qu’on lui montre ses appartements et que, dès demain, on lui confectionne de beaux habits, comme il sied à son rang. » Et ce qui fut dit fut fait. Quelle aubaine ! A moi la vie de château. On me dépécha un couple de domestiques pour s’occuper de moi. On m’offrit un singe et un perroquet, Un carosse et beaucoup d’argent. En contrepartie, je devais suivre partout le roi Et l’amuser à sa demande par des bons mots et des pîtreries. « Gibus, me disait-il, la vérité de mon royaume sort par ta bouche désormais. Je te nomme arbitre de tous les conflits et de toutes les élégances. Et que ta langue fourche souvent quand tu t’adresseras pour moi A toutes ces canailles et tous ces parasites qui vivent à mes crochets. » Vous pouvez croire que je ne m’en suis pas privé. Pas un seul nobliau que je ne n’ai fustigé au moins une fois Pour sa vanité ou ses manières à table. J’aimais particulièrement tourner en dérision le poète de la cour, Lui qui se croyait l’enfant chéri des muses. Ah , le distingué imbécile ! Je savais quelle dame faisait battre son cœur. Une baronne au visage d’ange et à la taille mince. Aussi, lors d’un banquet, j’imitais son soupirant En lui déclamant ces vers de ma composition : « Amour me fit tomber du Ciel Pour chanter vostre coquillage. Depuis je vis dans le sillage De ma mie pour humer son miel. » Je ne sais, de mon bon tour ou du front empourpré de son galant, Ce qui fit le plus rire la belle. ( avec nostalgie) Quels beaux soirs j’ai eu dans ce château. A quelques temps de là, Le roi, qui était de complexion délicate, tomba malade. Il se mit à délirer. Il avait par moments des hallucinations épouvantables Et plus rien ne l’amusait. Il dépérissait à vue d’œil Et comme aucun des médecins appelés à son chevet

Ne parvenait à trouver le dictame approprié à son cas, Je devins peu à peu son unique et ultime médecin. Quand il commençait à frémir Et disait voir un monstre prêt à lui sauter dessus, Je me jetais sur son phantasme Et faisais mine de la battre comme plâtre. Après quoi, je mimais la dépouille de mon redoutable adversaire Et rassurait le roi qui, se croyant hors de danger, S’assoupissait alors comme un nouveau-né. Ses derniers mois de règne furent éprouvants pour tous. Malgré tout, il avait conscience de sa folie. Parfois, il me disait : « Gibus, c’est moi qui suis fou à présent. Ne veux-tu pas devenir mon souverain ? » Nous échangions souvent les insignes de nos pouvoirs respectifs. A lui la marotte et à moi la couronne. Ainsi, nous nous pavanions dans le château et ses jardins. Au grand dam des courtisans qui étaient obligés de me saluer bassement. Le roi appréciait beaucoup les marques de respect Que l’on prodiguait à tout moment et en tout lieu à ma personne. Quand il était lucide, il me demandait mes impressions : « Alors, Gibus, comment trouves-tu ta nouvelle charge ? Vois tous ces hypocrites qui nous entourent. Ca fait trente ans que je les supporte et j’en ai vraiment assez . » Quelquefois, agiter simplement la marotte et les grelots sur son passage Le faisait rire comme un enfant. Braves gens qui m’écoutez Comment coyez-vous que se termina mon histoire ? Un soir de novembre, Après que nous eussions dîné, Un groupe de conjurés força la chambre de mon maître Pour l’étouffer dans son lit. Et moi qui dormais fidèlement prés de lui, Moi qui concentrais toutes les haines de la cour, Je fus transpercé par leurs dagues et leurs épées. Incertain et périlleux destin que le mien. Devinez qui me porta le premier coup ? Le poète… » ( noir)

( Il revient sur la scène en habits d’aujourd’hui) « Dans la cité où je vis…

- Je ne suis pas une star, j’habite un trois-pièces dans un HLM – Je croise toujours quelques personnes bien intentionnées, Des braves gens, un peu comme vous, Qui me demandent assez vite ce que je fais dans la vie. Quand je leur réponds que je suis comédien, elles me regardent avec des yeux ronds : « Vous êtes comédien ? Ca alors ! J’aurais plutôt cru que… » Que j’étais vigile, convoyeur de fonds, D.J, proxénète, tueur à gages, peut-être ? En général, elles ne terminent pas leur phrase et passent à autre chose. En général, je me retiens pour ne pas les étrangler. A vrai dire, je les comprends un peu. Elles confondent, c’est banal, l’interprète avec son rôle. Elles projettent sur moi leurs fantasmes, C’est à dire les personnages que, selon elles, je pourrais interpréter avec la gueule que j’ai. Cà, être comédien, ce n’est pas une sinécure. Etre comédien, c’est un état qui ne se voit que lorsqu’on est sur scène. Je ne parle pas de tous ceux pour qui le théâtre est dans la rue Et à qui on dit parfois avec l’accent : « Oh ! T’arrêtes de jouer la comédie ! » après tout, si ça leur fait du bien… Sinon, dans la vie quotidienne, qu’est-ce qui différencie un comédien d’un commerçant ou d’un employé dans une quelconque administration ? A part, de temps en temps, une petite excentricité vestimentaire, rien. Je sais de quoi je parle. Pendant vingt ans j’ai trimé dans un service du Ministère de l’Equipement. Pendant vingt ans j’ai contenu ma vocation. Pendant vingt ans j’ai fait du théâtre après mes huit heures journalières de présence au bureau. Parce qu’évidemment, j’avais l’esprit ailleurs. Mais je vous en reparlerai un autre soir. ( noir )

Quatrième monologue ( Le même, avec des bottes, une cape et une perruque brune ) -« Je m’appelle Savinien. Ce nom-là ne vous dit rien ? Ô public peu perspicace ! Depuis le temps que je hante les théâtres, vous devriez me connaître un peu . ( Il porte une main à sa hanche droite ) Ah ! j’ai oublié ma rapière, ce soir. Et pourtant j’ai fait la guerre. Par deux fois, j’ai été bléssé ( il montre sa gorge). Les gentilhommes de mon époque me tenaient pour une fine lame. Cependant, je n’ai jamais recherché les duels. Et mon nez. Ah, mon nez ! Aussi fameux que celui de Cléopâtre. Il en a fait couler de l’encre . ( Il tourne la tête pour présenter son profil droit) Vous pouvez constater qu’il n’a pas, quoiqu’on ait dit, La longueur d’une péninsule. Par contre je suis bien gascon. Je m’appelle Savinien de Cyrano. Ma famille est de Bergerac, dans le Périgord. Morbleu ! Il serait temps de remettre la vérité sur ses jambes. Moi, mon arme préférée, ce fut toujours la plume d’oie. Oui, j’en ai pourfendu, dans mes libelles, Des jésuites et de prétendus beaux esprits, Comme le gros Montfleury et mon vieil ami Dassoucy. En ce temps-là, la France était aux mains des Cardinaux. Richelieu, le premier, L’ennemi juré des libertins et des pédérastes. Et surtout Mazarin, ce proxénète sicilien, Le chéri d’Anne d’Autriche. Il vidait les caisses du royaume de France Tandis que nos paysans crevaient de faim dans les campagnes. Il voulait nous imposer sa foi et sa morale d’esclave Alors que lui-même se livrait à toutes les turpitudes. L’infâme ! Que de vers il a soufflés à mes colères. Ecoutez un peu ceux que j’écrivais dans mon « Ministre d’Etat Flambé » 1) : « C’est où vous êtes trop scavant, Cardinal à courte prière : Priape est chez vous à tout vent ; Vous tranchez des deux bien souvent Comme un franc couteau de tripière, Et ne laissez point le devant Sans escamoter le derrière. »

Mazarin, ô Mazarin ! Qu’êtes vous devenu depuis Dans le grand concert de la Nature ? Un épervier ? Un chien de race ? Une anémone ? Ou toutes ces formes de vie succéssivement ? Je dois vous avouer que j’ai compris bien vite Que les Frondeurs, vos adversaires, étaient encore pires que vous. J’ai été votre ennemi mais aussi votre défenseur. Ma « Lettre »2) m’a brouillé avec bien des amis : tant pis ! Je tenais moins à eux qu’à ma liberté d’esprit. Je n’ai jamais cru aux fables de l’Eglise Tout juste bonnes pour contenir les colères du bon peuple. Toute ma vie, j’ai voulu vivre en philosophe et, comme je l’ai écrit : « Un philosophe doit juger le vulgaire, Et non pas juger comme le vulgaire » 3) Mes maîtres s’appelaient Démocrite, Giordano Bruno, René Descartes Et surtout le grand Pierre Gassendi. Avec eux, je me suis jeté dans le ballet éternel des atomes. J’ai senti la vie frémir dans un brin d’herbe. J’ai éprouvé par tous mes sens la transmutation perpétuelle de la matière Et compris la transmigration des âmes. Dans ce grand animal étoilé qu’est l’Univers , Pourquoi n’y aurait-il pas une infinité de mondes habités, Comme le notre ? Je suis allé sur la Lune . Je suis allé sur le Soleil. J’en ai rapporté une relation de voyage et un projet d’empire Qui pourrait convenir aux hommes S’ils avaient un peu plus de bon sens. Vous l’avez lu, j’espère ? Les tavernes, , le jeu, le vin, les femmes… Je ne les ai pas fréquentés très longtemps. Hélas, ma santé a toujours été capricieuse. ( Il porte une main à son abdomen) J’ai aimé davantage la danse et les ballets. Qu’est-ce qu’un escrimeur qui ne sait pas danser ? Qu’est-ce qu’un philosophe qui ne sait pas danser ?

Mais vous voulez peut-être que je vous parle du théâtre ? Comme si ma vie entière n’était pas du théâtre. Molière lui-même aimait bien « Le Pédant joué » 4) Que j’ai écrit en souvenir de mon principal de collège, Ce vieux grigou de Jean Grangier, Un maître en oraisons funèbres. Nous n’étions pas faits pour nous entendre. De vous à moi, je soupçonne Molière De s’être plusieurs fois inspiré de mon personnage. Les voleurs d’idées étaient légions à mon époque. Je me suis essayé aussi à la tragédie. Dès sa première représentation, « La mort d’Agrippine » 5) a fait un beau scandale. Tout ce vacarme pour une histoire d’hostie. Je me demande encore si je ne lui dois pas Cette poutre sur la tête qui m’a fait tant souffrir. (Il porte la main à son crâne) Des gredins sans doute à la solde des Jésuites. Ah ! J’en ai usé des chandelles pour la poésie ! Que de soirées j’ai passées seul à écrire prés de l’âtre ! ( sa voix se fait de plus en plus faible jusqu’à son extinction finale) Moi, Savinien, j’ai souffert de la chaleur en été Et du froid en hiver dans mes masures. Mais j’ai aimé par dessus tout le printemps… » ( noir) 1) 1649 2) « Lettre contre les Frondeurs », 1651

3) Extrait de la lettre « Contre les sorciers » 4) 1646

5) 1653

( Le même en habits modernes) « Cessera-t’on un jour de taper sur les comédiens ? Sous l’Ancien Régime, l’Eglise les tenait pour des parias. A ses yeux, ils ne valaient guère mieux que des maraudeurs Et ils n’avaient pas droit aux sacrements religieux. Molière lui-même a été enterré sans cérémonie, De nuit, à la va-vite, comme un pestiféré. La gloire pourtant est restée sa servante. De nos jours, beaucoup pensent encore que les comédiens ne sont Que des fainéants et des profiteurs . Le patronat rogne leurs allocations, Exige toujours plus d’heures de travail Pour le maintien de leurs droits. Vous connaissez la suite… Pour ces gens-là, la culture n’est pas rentable. On peut vivre sans théâtre. Seulement, quand vous avez bien dîné Et que vous en avez marre, le samedi soir, Affalés sur votre canapé, De zapper de chaîne en chaîne, A la recherche d’une émission qui ne suinte pas la débilité Vous êtes bien contents de trouver dans cette ville Une salle de théâtre pas trop chère Avec, au programme, un pître comme moi Dans une farce comme celle-là. Pas vrai ?

Cinquième monologue ( Apparaît sur la scène une longue forme humaine enveloppée dans une pelure noire. Le visage est masqué. Il fait quelques pas vers le public. On sent que ses membres sont raides.) « Oh là ! Qui êtes-vous ? Et où suis-je exactement ? Il y a quelques secondes à peine, Je discutais avec mes vieux amis Louis-Dominique 1) et Philippe 2) De ce que pourrait être une République du Crime. Une république où le crime aurait force de loi. Et maintenant, me voici face à vous ( il prend un air scrutateur ) Que je n’ai jamais vus, j’en suis certain, Ni sur Terre ni en Enfer. ( Il palpe et masse doucement ses poignets et ses jambes) Excusez-moi, mais quand on a subi le traitement Qui m’a fait passer de vie à trépas, La douleur, vous pouvez me croire, reste votre chienne fidèle. Ce maudit bourreau, il tapait comme un sourd. Attaché à ma roue, j’attendais en suffoquant chacun de ses coups. Jusqu’à ce que mon âme se détache enfin De mon corps en charpies. Né l’avant-dernier jour du mois de mai 1725, Je suis mort trente ans plus tard Dans le même signe des Gémeaux. Une bohémienne me l’avait prédit Alors que je sortais à peine de l’enfance. Naturellement je n’y ai pas cru. En ce temps-là, je ne croyais qu’en moi, A la puissance de mes poings et à l’agileté de mon esprit. La nature m’avait bien doté. Comment aurais-je pu vivre comme un esclave Et courber l’échine devant l’arrogance des nobliaux et des fermiers-généraux ? Leurs gardes, je les ai vus abattre mon père comme un chien galeux. Ils l’ont fauché dans la fleur de l’âge Parce qu’ils faisait un peu de contrebande Pour adoucir le sort de sa famille. Le venger fut dès lors ma raison de vivre. Et je peux dire avec fierté, Quand je songe à ces charognards, Que je leur ai fait payer sa mort au centuple. Pour cela, je repris tout d’abord son habile industrie. J’apprenais vite, j’ignorais la fatigue et m’enivrais d’espace.

De l’Auvergne à la Bourgogne, Du Dauphiné à la Savoie Et de la Savoie jusqu’en Suisse, Je fis mon propre commerce de tabac, de vin et de chevaux. Mon succés et mon enrichissement furent rapides. J’avais, quoique matois, le soutien des villageois. De cette façon, nous luttions ensemble Contre le même et injuste pouvoir. Cependant je sentis, au bout de quelques temps, Que la chance m’abandonnait. Comme j’avais écrit et fait circuler quelques livres,

- Car je ne fus pas qu’un brigand mais aussi un philosophe – J’avais acquis quelques connaissances en imprimerie Et c’est ainsi que je commençais à battre monnaie. Bien vite, dans ma région, On ne sut plus faire la différence Entre les devises du roi et les miennes. Hélas, je perdis encore deux de mes frères dans cette entreprise. Néanmoins, mon empire s’accroîssait. J’avais sous mes ordres prés de trois cents manants Qui m’avaient juré sur leur vie une obéissance absolue. Les forêts et leurs sentes n’avaient plus de secret pour nous. Malheur aux brigadiers qui s’y aventuraient. Mon seul nom faisait trembler mes ennemis. ( Son ton se fait plus patelin) Mais je crois, amis patients, que je ne me suis pas présenté. Dans ce cas, sachez que vous avez devant vous …( ton hâbleur ) Le scélérat le plus chanté de France, Le grand, l’unique et redoutable Louis Mandrin. ( Ce disant, il frappe la scène du pied et pousse un cri aigü de douleur qui le fait se plier et s’asseoir) Parfois je me demande si je n’ai pas encore des os, Pour souffrir comme ça… ( il se masse puis, péniblement, se redresse ) Ah, ce que j’ai pu faire cracher ces profiteurs emperruqués ! Ils nous avaient affamés avec leurs impôts. Je leur ai fait rendre tout ce qu’ils nous avaient pris, et davantage. A l’automne 1754, les troupes royales me traquaient. Loin de me dérober, je les ai affrontées en bataille rangée Et battues à plate couture. De grands ruisseaux rouges irriguaient l’herbe et la terre bourguignonnes. A Beaune, j’ai été reçu comme un souverain par le maire Et j’ai ouvert les prisons. A Autun, où j’étais allé pour lever mes contributions,

J’ai dû prendre en otages une assemblée de séminaristes. Ils ont bien cru que le Te Deum allait sonner pour eux.. Finalement, les édiles récalcitrants m’ont payé. Mes troupes étaient reconstituées, Mon royaume prenait forme en ce rude et dernier printemps 1755. Quand des lâches sont venus me surprendre et me ligoter dans mon sommeil. Vous auriez dû voir sous quelle escorte Ils m’ont conduit sur la route de Valence. Jusqu’au bout j’ai espéré que mes hommes viendraient me libérer. Mais pas un de ces pleutres n’a montré le bout du nez. C’est là que j’ai mesuré combien j’étais seul. Et que le pouvoir n’est qu’une illusion. ( Il rit) Au fond, tout cela fut quand même une drôle d’aventure. Je songe encore à cette veuve de procureur Qui menait une grasse vie dans le château de son défunt époux.. Nous l’avons fait fuir, elle et sa valetaille, Simplement en faisant claquer quelques portes Et en nous déguisant en démons. Pendant plusieurs mois, nous avons vécu comme des princes Sans voir âme qui vive à moins de trois lieues à la ronde. Vous en voulez une autre ? Un soir, Brock et moi, frappons à la porte d’un gentilhomme bourguignon. Ma troupe suivait derrière. Nous voici introduits dans son manoir. Je me présente à lui comme un baron méconnu, Lui tient conversation et le complimente sur sa maison. Il a fait dresser pour nous une table fastueuse Et fait coucher dans ses deux plus douillettes chambres. Je ne sais s’il a fermé l’œil cette nuit-là Mais au matin, avant de reprendre la route, J’ai tenu à lui offrir l’une de mes plus belles étoffes. ( Avec fierté) Car Mandrin est aussi un grand seigneur. ( Il fait quelques pas, détournant les yeux du public. Sa voix se charge de regrets) Hélas, j’ai fait aussi souffrir des innocents. J’ai tué des hommes, j’ai tué des femmes et leur progéniture. Par emportement, de sang-froid, contraint et forcé par les circonstances. Je revois toujours cette belle égarée Entrée par mégarde dans notre repaire. Comment aurais-je pu la laisser repartir ? Jusqu’au bout, je lui ai demandé d’oublier sa famille Et d’épouser mon destin.

Jusqu’au bout, elle a refusé. Comme elle a refusé, cette femme presqu’en couches, De me révéler la cachette du fermier que je poursuivais. Quel courage elle a opposé à ma rage ! Comment ai-je pu tirer dans son sein ce jour-là ? Pour elles, je regrette sincèrement ma noirceur. Et j’ai prié à genoux le Ciel pour qu’il me pardonne. Qu’il en soit fait selon sa Volonté. ( Sa voix redevient magistrale. Il fait face à la salle) Encore une fois, je tiens à vous dire Qu’il n’y a pas de pouvoir si infâme Que le Peuple, dans sa colère, ne puisse renverser, S’il unit ses forces et ses revendications. D’autres, je le sais, ont poursuivi par d’autres moyens Mon programme de guerre à la royauté. Que n’ai-je vécu jusque là ! ( Soudain, une voix off lugubre retentit : « Mandrin ») Mais j’entends qu’on m’appelle. Je dois vous quitter à présent Avec, au cœur, le faible espoir Que ma leçon ne vous demeure pas lettre morte. Bonsoir. » ( Il s’enveloppe dans sa pelure et se recroqueville jusqu’à la disparition de la lumière ) 1) Louis Dominique Bourguignon dit Cartouche ( 1693-1721) : célèbre voleur et chef de bande.

Contrairement à Mandrin qui avait pour champ d’action les campagnes, Cartouche avait organisé et circonscrit ses activités à Paris. Il fut lui aussi roué en Place de Gréve.

2) Philippe Nivet dit Fanfaron ( 1696-1729 ) : autre criminel français, de réputation moindre que les

deux premiers. Auteur de nombreux vols et assassinats dans sa Normandie natale, il fut aussi condamné au supplice de la roue.

( le même en habits modernes) « Des comédiens on dit souvent que ce sont des m’-as-tu-vus, Des gens qui aiment se montrer, au mieux des extravertis Avec un égo démesuré. En réalité, le métier de comédien Est un métier d’abnégation. Il faut s’oublier soi-même Pour faire chaque fois une place à l’autre, Au personnage qu’on interprète. Et c’est ce personnage que j’héberge momentanément Dans mon esprit et dans mon corps, Qui me donne la légitimité d’être sur la scène. C’est une sorte d’aliénation, Mais une aliénation librement consentie. Je ne veux froisser personne Mais ceux qui bossent dans des usines Pour des patrons de plus en plus intransigeants Ceux-là aussi sont des travailleurs aliénés. Seulement ont-ils vraiment choisi leur rôle ? Notez bien que la subjectivité, où qu’on soit, Finit toujours par s’extérioriser. Pour le comédien, elle est d’abord dans le choix D’interpréter tel ou tel personnage. Ensuite, elle implique la traduction du texte littéraire figé Dans son propre système langagier. C’est pour cela qu’un texte N’est jamais dit deux fois de la même façon. Il y a aussi le danger De copier un comédien plus célèbre que vous Lorsqu’on reprend le même rôle. Et là, on risque de finir dans la caricature. Mais si l’on parvient à oublier ses modèles Alors, sur la scène, on est enfin soi-même.

Sixième monologue ( Il revient sur la scène dans une chemise blanche aux manches bouffantes. Porte une perruque noire et des lunettes rondes. Il s’assied à une table avec un encrier et une plume d’oie. Attitude méditative. ) « J’ai vécu une jeunesse vagabonde. Mon père était italien et ma mère suisse. C’est d’ailleurs de ce côté-ci des Alpes Que je suis né et que j’ai grandi. Enfant, j’aimais déjà passionnément l’étude, Surtout les sciences et la médecine. J’aimais aussi écrire et voyager. J’ai donc commencé par silloner les routes de France. De là, j’ai pris le bâteau pour l’Angleterre. En Ecosse, j’ai terminé mes études de médecine Et j’ai obtenu mon titre de docteur. ( Il porte une main à sa joue puis au cou et à l’épaule ) C’est à peu prés à cette époque qu’est apparue Cette maladie qui m’a fait tant souffrir, Des plaques qui rongeaient ma peau Et qui me démangeaient atrocement. J’ai essayé toutes les huiles pour m’en guérir Mais c’étaient encore des bains chauds Qui me soulageaient le mieux. ( Il se lève et fait quelques pas ) Ah ! Londres, sa brume et ses tavernes. J’y ai vécu quelques années parmi les plus heureuses de ma vie. Pourquoi ai-je voulu revenir en France ? Certes, j’avais décroché ce poste de médecin des Gardes du Comte d’Artois. ( Ton plus amer) Mais les Français n’ont jamais rien compris à mes travaux. Ils croyaient, ces académiciens chenus, détenir la vérité sur tout. A Paris, j’en ai remontré quelques-uns. C’était, si je me souviens bien, en 1788. Le peuple avait faim et grondait dans les campagnes. L’année suivante, le roi ordonna la réunion des Etats-Généraux. ( Ton exalté ) En un éclair, j’ai compris où soufflait le Vent de l’Histoire, Je l’ai senti baigner mon front. « Marat, me suis-je dit, tu n’auras pas vécu en vain. L’heure de ton entrée en scène va sonner. Tiens-toi prêt . » Très vite je délaissai la médecine pour devenir journaliste. Je fondai même mon propre journal et le 12 septembre 1789 Parût le premier numéro de « L’Ami du Peuple ».

A partir de ce moment-là Je fus de tous les combats pour la liberté Contre les privilèges de la monarchie croulante. Il fallait détruire tout ce qui avait fait l’ancien régime Pour créer les bases d’une société nouvelle Et je m’y suis employé corps et âme. J’ai personnellement réclamé la tête du roi en novembre 1792. Les sans-culottes me soutenaient Même contre Robespierre et ses amis. Je devins député à la Convention. C’étaient des jours de lutte implacable Contre les ennemis de la République Tant au dehors qu’au dedans du pays. Mes détracteurs tremblaient quand je montais à la tribune Mais moi, je peux jurer que Marat ne redoutait aucun adversaire. J’étais l’homme le plus influent et le plus craint de Paris. Jamais je n’avais vécu aussi intensément. (Sa voix, jusque là exaltée, se fait plus nostalgique) Et puis il ya eu, au début de juin 1793, les lettres de Charlotte, Une jeune vendéenne qui disait être mon admiratrice. Elle m’écrivait qu’elle ne jurait que par moi, Elle voulait absolument me rencontrer Et envisager nos fiançailles si j’y étais disposé. A 50 ans, j’avais pourtant bien d’autres chats à fouetter. Comment ai-je pu croire un instant à son amour ? La garce ! Ce 13 juillet avait pourtant bien commencé. Je n’attendais personne Et ma servante m’avait préparé un bain chaud Relevé d’huile de bardane. « Monsieur peut me croire, c’est bon pour sa peau. » Me disait-elle avec sa voix de crécelle. Et , vrai, ces saletés de plaques avaient un peu régréssées. Mes muscles et mes nerfs se relâchaient peu à peu au contact de l’eau. J’étais simplement bien et j’en profitai pour relire L’article que je comptais publier le jour suivant Pour célébrer le quatrième anniversaire de la prise de l’infâme Bastille. C’est alors que ma servante revint pour m’annoncer Qu’une jeune fille venait d’arriver et patientait dans l’antichambre. « Mademoiselle Corday. Elle a fait une longue route pour vous voir. » J’étais confus. Comment pouvais-je me montrer à elle dans cette tenue primitive ? Vous parlez d’une première rencontre.

« Qu’elle attende ! » Fut ma première réponse. Mais presqu’aussitôt je me ravisai. Je craignis qu’elle s’impatiente et qu’elle rebrousse chemin. Quelque chose en moi espérait sa présence. Je voulais au moins voir son visage. Je crois que je l’aimais un peu. Sans sortir du baquet, j’attrapai un linge propre Pour sécher mon visage et mes cheveux. « Qu’elle entre ! » Lançai-je à ma servante. M’apparût alors une jeune fille plutôt grande, Mince et blonde, avec une mine charmante et cependant étrange. Quand elle fut plus prés de moi, je remarquai Qu’elle avait un regard bleu étonnamment froid et fixe. D’ailleurs, elle ne me fixait pas, Elle me semblait plutôt regarder en elle-même. Elle s’adressa alors à moi avec une grande déférence, S’excusant humblement pour sa venue précipitée et si fâcheuse , Me remerciant pour ma magnanimité. Elle disait avoir lu tout ce que j’avais écris dans « l’Ami du Peuple ». Selon elle, j’avais une plume exceptionnelle : Et je pense que, sur ce point, elle ne me trompait pas. Nous étions seuls depuis bientôt cinq minutes Et je la priai de s’asseoir prés de moi. Quand soudain je la vis tirer de sa cape un long couteau de cuisine Et son air jusque là aimable se mua en une grimace de cauchemar. Elle se jeta sur moi comme une furie. Instant abominable ! ( Il se recroqueville. Débit verbal affolé ) Coincé comme je l’étais dans mon baquet, Je ne pus éviter le coup qu’elle me porta au cœur. En un éclair je vis le sang pisser de ma poitrine Et rougir l’eau huileuse qui m’apaisait. La vie me fuyait et je ne savais que faire pour la retenir, Tandis que cette folle me frappait encore. ( Son ton se fait plus calme ) Après, plus rien : je crois que je suis laissé couler Dans un sommeil dont je sors à peine. A moins que tout cela ne soit encore qu’un songe. » ( noir)

( le même en habits modernes ) Le spectacle. Ah, le spectacle ! Le spectacle du monde. Le spectacle de la guerre. Le spectacle est dans la rue. Le spectacle vivant. La société du spectacle. Spectacle à tous les étages ! Depuis le temps, cher public, Que vous entendez ce mot mis à toutes les sauces, Vous devez vous demander A quoi bon venir encore dans un théâtre Pour voir un petit spectacle Puisque le spectacle est partout aujourd’hui? Confidence pour confidence, Je me le demande aussi certains soirs. Et je n’ai qu’une réponse Pour justifier toute cette mascarade Et ces gesticulations. Il s’agit encore et toujours de donner vie à un texte De servir ici et maintenant un texte Qu’un auteur a engendré dans le silence et le secret. Silence tout relatif. Car ça parlait beaucoup dans sa tête. Ces personnages que j’interprète, Ces costumes, ce décor, cette scène : Tout était déjà en lui lorsqu’il il a commencé à l’écrire. D’une certaine façon, Vous êtes dans un espace mental Quand vous venez au théâtre. Vous êtes dans le rêve d’un homme Qui a forçément besoin d’autres hommes Pour le concrétiser. Plus que tout autre art, Le théâtre est une synergie de compétences. Où vous avez, cher public, Un rôle bien plus important que vous ne le croyez. ( noir)

Septième Monologue ( Il revient sur scène en tenue populaire du XIXeme siècle, chemise, gilet et casquette. Ton accusateur) « J’avais douze ans quand mon père est mort de silicose. Il était mineur et six jours par semaine, Il allait au charbon pour gagner à peine de quoi nourrir les siens. J’ai vu comment le pouvoir, quelques années plus tard, A réprimé la marche pacifique du 1er mai : A la carabine ! Alors j’ai compris que ce monde était abominable Et qu’il fallait repenser tous les rapports entre les hommes, Donc créer une nouvelle société. Durant quelques années, je fréquentai les ouvriers socialistes, Mais ils n’étaient pas assez actifs. Ils misaient trop sur l’évolution morale et intellectuelle des masses Pour amener ces changements si désirés. En plus, ils voulaient maintenir les vieilles structures étatiques, Le droit de vote et le saint-frusquin. Moi je dis qu’un individu bien né N’a pas besoin pour vivre de ces fantômes Que sont l’Etat, le parti et la religion. Un individu vraiment digne de ce nom N’a besoin que de sa volonté et de sa liberté à juger toute chose. Aussi, je rejetai définitivement Toutes ces formes d’asservissement. En premier lieu, j’allai à l’usine et, à l’heure de la sortie, Je cassai la gueule du contremaître qui me sermonnait, le matin, Pour mes retards de quelques minutes. Ce fils de pute me semble encore avoir été le pire des chiourmes, Le chien de garde du pouvoir. Pour vivre, je me mis à voler. J’exécrais toute forme de propriété. Je ne connaissais plus de limite à mon moi. Au fil de mes errances, Je fis la connaissance d’un petit groupe d’anarchistes. Ils vivaient en communauté et partageaient tout, Y compris leurs femmes. ( Ton plus matois) Comme ce système m’était sympathique, Je me mis à les fréquenter assidument Et devins assez vite un nouveau « frère humain ». Je lus chez eux tous mes « classiques » : Stirner, Proudhon, Bakounine, Kropotkine.

J’aimais particulièrement ce que cet aristocrate russe Ecrivait dans son journal, « Le Révolté ». D’ailleurs, permettez-moi de vous citer Cet extrait d’un de ses articles en date du jour de Noël 1880 : « La révolte permanente par le poignard, le fusil, la dynamite, tout est bon pour nous qui n’est pas de la légalité. » Ces lignes, si fortement pensées, j’aurais pu les écrire Et je les fis miennes aussitôt. Il fallait à présent montrer l’exemple au peuple. De « la propagande par le fait », Comme disait le grand Malatesta. Ma première « marmite » fut pour la Banque de France. Cinq kilos de dynamite : un sacré coup de tonnerre en plein midi Qui fit trembler l’air et brisa des vitres A un kilomètre à la ronde. L’opinion s’indigna en apprenant Que cette explosion avait fait huit morts et de nombreux blessés. C’était, hélas, le prix à payer Pour l’émancipation du peuple. Mes cibles suivantes furent deux commissariats de province. A ma grande satisfaction, Mes bombes ne tuèrent que des « poulets ». Le siège de l’Indépendant eut droit aussi à son « colis de Noël » Ses journalistes, maintenant, m’appelaient « le fou à la bombe ». Mais je restais introuvable Et ils tremblaient tous en prononçant mon surnom. Un matin, je rendis visite au directeur de la Sûreté. Ce prétentieux fonctionnaire s’était vanté par voie de presse De m’arrêter incéssamment. Selon lui, je n’étais qu’un pion Sur l’échiquier pâlichon de l’anarchisme. ( Il mîme la scène qui suit ) A peine avait-il ouvert la porte de son hôtel particulier Que je lui déchargeais mon révolver Dans le buffet et la caboche. Son sang éclaboussa mon veston et ma chemise. Avant la fin de la journée j’étais, pour tous les journaux du pays, L’ennemi public numéro un, L’homme le plus recherché de France. J’avais toutes les polices du territoire à mes trousses Mais, pour cette meute revancharde, Je n’étais néanmoins qu’une ombre. ( Jeux d’ombres chinoises en arrière-fond) Les seuls à avoir vu mon visage, Je les avais expédiés ad patrès.

Malgré tout, je sentais que l’étau pouvait se refermer sur moi. Aussi, je décidai de faire le mort pendant quelques temps. ( il fait mine de s’éloigner) Je passai la frontière italienne. Là, j’allais trouver refuge chez des « frères », prés de Milan. Mais le printemps revint vite, cette année-là, Et avec lui un besoin irrépressible d’action. Je venais d’avoir trente ans Et je ne savais pas combien de temps encore Je pourrais vivre en homme libre. Autant précipiter les choses Et jouer le tout pour le tout dans un ultime coup d’éclat. ( Il serre les poings sans quitter le public des yeux) Cette fois je frapperai la tête même de l’Etat. J’avais appris de source sûre que le président de la République Devait venir faire un discours à Marseille pour le 14 juillet. Ce personnage fâlot ne m’inspirait que du mépris. Mais j’abominais le valet de la finance mondiale Qu’il était en réalité. Il méritait bien davantage Le sort que j’avais fait subir au chef de la Sûreté. Tâche autrement plus difficile mais j’étais déterminé, Quitte à y laisser ma peau, A être une dernière fois le bras de la justice populaire. Le jour de gloire allait venir pour moi aussi. Ce matin-là, des deux côtés de la Canebière, La foule formait une haie incroyablement compacte. Les esclaves étaient venus acclamer leurs maîtres. Des femmes et des enfants agitaient de petits drapeaux tricolores Tandis que défilait la garde républicaine Précédée, comme il se doit, de sa célèbre fanfare. Néanmoins, je me glissai prestement dans le nombre Et parvins facilement à la place de la Bourse Où le cortège présidentiel déboucha à midi tapante. Quand le président descendit de sa calèche, Entouré par le maire et ses adjoints, J’étais à moins de dix mètres derrière lui. (Il mîme l’action qui suit) Aussitôt, je sortis mon six-coups et fis feu par trois fois. Mon second tir l’atteignit en pleine tête Alors même que je sentais un brûlure dans mon dos. Des gendarmes me ceinturèrent.

Je n’eus pas le temps de pointer l’arme contre ma tempe. Ainsi que je l’avais répété tant de fois. ( Il s’assied avec lassitude sur le sol, prend sa tête entre ses mains puis pose ses bras sur ses genoux) Les derniers mois de ma vie tiennent en peu de mots. En prison où je me rétablis assez vite de ma blessure, Je fus plutôt bien traité. Tout le monde me ménageait malgré mes crimes abominables Car ils avaient tant de questions à me poser : « D’où était ma famille ? Avais-je des complices ? Qui était derrière tout ça ? » A chaque intérrogatoire je me bornais à répéter Que tous mes actes n’avaient été dictés que par ma conscience Et la volonté de libérer le peuple de tous ses tyrans. L’Anarchie avait été et resterait pour toujours ma seule maîtresse. De guerre lasse, ils me firent rapidement Un bref mais bien joli procés. Le tout-Paris, je vous l’assure, était là, Y compris, aux premières loges, mes vieux amis de l’Indépendant. On me croqua et on me photographia sous tous les angles. ( Il se rengorge avec fierté ) Finalement, je n’étais pas si mal que ça. On buvait la moindre de mes paroles, on commentait un peu partout mes théories politiques. J’étais l’étoile filante du moment. Naturellement, j’avais refusé l’avocat commis d’office pour me défendre. Tout était joué d’avance. Je n’était pas si sot pour croire à leur justice. Au bout de trois semaines, Ils me condamnèrent sans surprise à la peine capitale. Je vous jure que je ne me suis jamais repenti de quoi que ce soit. ( Il se redresse et, bien droit face à la salle , lève le poing ) Et j’ai chanté l’Internationale en marchant vers l’échaffaud. » ( on entend quelques mesures enregistrées du chant. Rideau)

( le même en vêtements modernes ) Il y a quelques temps de ça, Au cours d’un vernissage ou d’une réception, Un de nos respectables édiles Me disait en me tapotant l’épaule : « Voyons, le théâtre ce n’est pas sérieux. C’est du jeu, ce n’est pas la réalité. » Evidemment que le théâtre, c’est du jeu. Mais c’est aussi du maquillage et des costumes, Un décor et un éclairage. Toute une équipe qui s’affaire en coulisses Pour qu’un zig comme moi occupe la scène. Quant à la réalité, Moi je ne sais pas où elle commence et où elle finit. Je crois quand même que le théâtre N’est pas aussi irréaliste qu’on le prétend. En tous les cas, c’est plus réel que le cinéma. Quand je suis, comme ce soir, face à vous, Même déguisé et maquillé, Vous me voyez tel que je suis, Complètement, en trois dimensions et toujours au présent, Le seul temps que le théâtre connaisse. Au cinéma, on ne voit pas beaucoup un acteur en entier. La plupart du temps, d’un bout à l’autre d’un film. On ne voit de lui que des détails, Des angles de vue, un corps morcelé. C’est sans doute pour ça que la censure marche si bien à l’écran. Au cinéma, on peut couper à peu prés tout ce qui dérange Sans rien changer à l’histoire . Pas sur la scène. Pensez ce que vous voulez, Mais le théâtre reste toujours un grand moment de vérité. Et surtout, C’est l’un des derniers bastions De la liberté la plus menaçée : La liberté d’expression. ( Noir)

Huitième monologue ( Il revient sur scène en habits militaires. Porte une barbe postiche noire et un béret vert sur la tête. Il tousse.) Cette saleté d’asthme ! Un cadeau de ma mère. Pour aller nager, Elle m’a laissé tout un après-midi au bord du Rio de la Plata. Je n’avais même pas deux ans. J’ai failli crever ce jour-là. C’est sans doute pour ça que j’ai voulu étudier la médecine. Après, je suis parti sur les routes Avec mon ami Alberto Granada. Durant les sept mois qu’a duré notre périple en Amérique latine, J’ai vu tellement de gens malades et sans argent, Qui ne pouvaient pas se soigner. J’ai vu tant d’hommes et de femmes ruinés, Dépossédés de leur morceau de terre par des gouvernants sans scrupules. Chaque matin, à l’entrée des mines, Des files de travailleurs allaient se vendre Pour gagner à peine de quoi nourrir leur famille. C’est là que j’ai compris la vraie nature De la grande entreprise et du capitalisme. ( Ton montant ) C’est là que je me suis juré De combattre, de toutes mes forces, cette abomination. Comme l’avaient fait avant moi Lénine, Mais aussi San Martin, Bolivar, Juarez et Sandino. ( Voix off) :

« L’avenir appartient au peuple qui, pas à pas ou d’un seul coup, va conquérir le pouvoir ici et partout sur la terre. » « Quand ai-je rencontré Fidel pour la première fois ? Je ne sais plus exactement. Mais je me souviens très bien de sa prestance Et de sa détermination à faire triompher ses idées. L’avocat avait déjà goûté à la prison de Batista Pour une révolte d’étudiants fomentée deux ans plus tôt : Un 26 juillet… J’avais alors 25 ans et je séjournais à La Havane. Puis je suis allé au Guatemala pour allumer un premier « foco ». C’est là que j’ai connu Hilda, ma première épouse, la mère de ma fille Hilda-Beatriz. Une révolutionnaire dans l’âme, ma Hilda. Mais je savais déjà que l’Histoire était en marche

Et que sa prochaine grande étape serait Cuba. Qu’est-ce qu’on a pu s’entrainer au tir dans la Sierra Maestra ! ( Il mime une arme avec ses mains et met en joue le public ) Le vieux Bayo nous a appris tous les secrets de la mitraillette. Et ce premier débarquement, en décembre 56 ! ( Il rit ) Le Granma, notre QG flottant, s’est échoué dans les marécages. Quel rafiot ! Il prenait l’eau de tous côtés. ( ton plus grave) Je dois beaucoup aux paysans Qui m’ont caché, secouru et combattu avec moi pendant deux longues années.

« Le peuple est la base et la substance même de la guerilla. » Nous étions sans cesse sur le qui-vive. Les soldats de Batista nous traquaient sans relâche. Et pourtant, une petite voix me disait que nous remporterions la victoire. Les femmes – c’était un signe – s’engageaient et nous soutenaient. Elles ne voulaient pas être à la traîne de l’Histoire. ( Plus nostalgique) Bon Dieu ! Que Zoïla était belle ! ( Plus emphatique) Et enfin, après tant d’épreuves, vint le grand jour Où nous entrâmes en triomphateurs à La Havane, Ce 3 janvier 1959 à jamais gravé dans ma mémoire. Les années qui suivirent furent les plus riches de ma vie. Tout semblait possible enfin, Tout était à créer. A commencer par l’Homme, L’Homme Nouveau du Socialisme. ( Plus ironique ) Il a fallu d’abord éliminer les opposants. Ca faisait pas mal de monde. Combien de condamnations à mort ai-je signées ? Je ne sais plus. ( Plus péremptoire) Je sais seulement qu’il n’ y avait rien d’autre à faire. ( Plus serein) Aleida succéda à Hilda dans ma vie. Elle allait me donner quatre enfants. J’ai toujours aimé lesfemmes, Mais pas autant que la Révolution. Les réformes et les nationalisations se poursuivaient sans faiblesse. Avec nous au pouvoir les Américains n’étaient plus à la fête.

« Cuba si, Yankees no ! » J’allais moi-même donner la main aux planteurs de sucre et de tabac.

En retour, ils m’offraient des cigares, Les meilleurs cigares du monde. ( Il en porte un à sa bouche avec suavité ) Pourquoi toujours rétribuer avec de l’argent ? Pourquoi toujours faire le jeu du marché ? L’échange compte plus que l’argent dans la nouvelle société. Je n’ai jamais eu le moindre souci des critères de rentabilité. ( Il s’assied, croise les mains sur sa nuque et pose les pieds sur la table. Ton de pince-sans-rire- ) C’est ainsi que je suis devenu directeur de la Banque Nationale. Ils cherchaient, pour ce poste-là, un économiste. Je sommeilllais, j’ai entendu « un communiste » Et j’ai levé aussitôt la main. ( il joint le geste à la parole, se lève et tire un billet de sa poche ) Regardez ce billet. Il est à mon effigie. ( Ton soudainement coléreux) Pourtant, je vous jure que je n’ai jamais été un agent du communisme international ! Mon communisme à moi a toujours mis l’Homme au centre de tous les choix politiques. En aucun cas, je n’ai songé le soumettre à la société, même sans classe. Et qu’importe si Kroutchev n’a jamais voulu entendre cette vérité ! Et qu’importe s’ils me détestaient, Tous ces ministres mollassons dont Fidel s’était entouré !

« Je suis un aventurier qui risque sa peau pour faire triompher ses vérités. » ( Ton désabusé ) Un jour pourtant, j’en ai eu marre du pouvoir. J’ai bouclé ma valise et je suis allé voir Où la révolution pouvait progresser dans le monde : En Inde, en Egypte, en Algérie, en Yougoslavie. J’aimais bien Ben Bella qui m’a reçu comme un prince à Alger. J’aimais bien aussi la cordiale rigueur de Tito. ( Ton véhément ) Mais personne, comme je l’ai fait, n’a osé clamer A la tribune des Nations Unies Que l’impérialisme avait assassiné Lumumba Et la Révolution au Congo. Personne, comme moi, n’a osé dire Que l’URSS pratiquait un clientélisme éhonté Avec les pays du tiers-monde Et qu’elle était complice, oui complice, De l’exploitation capitaliste.

Quand je suis rentré à Cuba, J’ai vite compris que tout avait changé. Fidel était furieux : il ne m’a jamais pardonné De lui avoir volé la vedette sur la scène internationale. La Révolution avait cédé la place A l’Etat Socialiste, ou prétendu tel. Il ne me restait plus qu’à reprendre l’avion. J’embrassai mes enfants et leur écrivis cette lettre Qui se terminait par ces mots : ( Il se rassied à la table et fait mine d’écrire. Voix off)

« Surtout soyez toujours capables de sentir en vous mêmes chaque injustice commise contre votre prochain en n’importe quelle partie du monde. C’est la plus belle vertu d’un révolutionnaire. » ( Il se lève et marche) Puis je partis pour le Congo Sous une autre apparence et une nouvelle identité ( il sourit) Car la CIA avait mis mon ancienne tête à prix. Le Congo : là était le maillon faible de l’impérialisme. Encore fallait-il trouver des hommes pour se battre ! Mais les volontaires étaient superstitieux Et ne savaient pas manier un fusil. Quant à leurs chefs, ils gaspillaient l’argent cubain Dans les tavernes et les bordels. Avec eux la Révolution n’avait aucune chance de trouver un nouveau souffle ( il tousse ) Le chemin est plus long quand on le refait en arrière. Après une halte à Prague, Je rentrais incognito à Cuba pour me reposer un peu. Au début de l’année suivante – en 1967 -, Fidel me pressa de partir pour la Bolivie. La Bolivie, pourquoi pas ? Son parti communiste était prêt à la lutte Et quoiqu’il arrive, disait Fidel, je pouvais compter sur lui. Promis, juré. En fait de partisans, je ne trouvais là-bas que des paysans incultes Et des soldats pour nous traquer jusque dans les montagnes. Ce fut très dur. ( Ton nostalgique) Au cours des premiers mois, je vîs mourir beaucoup de braves. Puis vint l’automne et ses pluies interminables. L’automne, saison de la vérité et du destin…

Trahi une nouvelle fois et blessé à la jambe, ( Il s’assied avec lassitude) Je n’aurais pas dû les laisser me prendre vivant. ( Il sourit ) Je revois encore la tête de ce capitaine Lorsqu’il découvrit ma véritable identité. C’est que, même hirsute et amaigri, Je valais encore 50 000 pesos boliviens.

« Dis à Fidel qu’il verra bientôt la Révolution triompher en Amérique Latine. Et à ma femme qu’elle se remarie et tente d’être heureuse. » Dès le lendemain, ces salauds de la CIA Faisaient main basse sur mes carnets. Et ce pauvre sergent désigné pour être mon bourreau. Il tremblait comme une feuille. ( Bruit off d’une rafale de mitraillette. Il s’écroule. Voix off )

« Qu’importe où la mort nous surprendra. Qu’elle soit la bienvenue pourvu que notre cri soit entendu, qu’une autre main se tende pour empoigner nos armes et que d’autres hommes se lèvent. » Toutes les citations sont extraites des écrits de Che Guevara

( le même en habits de ville) Voilà. Le moment est arrivé. Le moment est arrivé où il faut quitter la scène. Rares sont ceux qui savent sortir à la minute opportune. En général, on mendie toujours une énième petite réplique Qui serait notre der des der. On n’en a jamais assez de la vie. On n’en a jamais assez de la scène, Dût-on l’occuper mille ans. Tout cela était parfaitement vain et illusoire. Mais parfois ce fut bien agréable. A présent, j’ai au moins une certitude : Huit vies ne suffisent pas plus qu’une Pour exprimer tous les rêves Et tous les personnages qui nous habitent. Au moment de vous quitter, j’ai toujours le même désir : Celui de revenir encore et encore Jouer pour vous, jouer avec vous, Dans un nouveau rôle, Dans une autre peau. Alors…Au revoir.

Les Monologues de l’Homme-Serpent ( note de présentation ) « Les Monologues de l’Homme-Serpent » est un texte théâtral homogène composé de 8 monologues mettant en scène des figures de la révolte. Certains revisitent des personnalités historiques ( Diogène, Cyrano de Bergerac, Mandrin, Marat, Ché Guevara ). D’autres s’inspirent de vies plus anonymes mais tout aussi édifiantes ( un évêque hérétique, un fou du roi, un anarchiste ). Tout en réaffirmant l’importance des forces protestataires dans l’Histoire , l’auteur cherche, non sans humour, à proposer un théâtre de la métamorphose. A ces approches fictionnelles font pendants des petits textes intercalaires qui sont autant de réflexions sur le vécu, le statut et la vocation du comédien dans la société actuelle. Ils font l’objet d’un montage pré-enregistré et sont diffusés entre chaque changement de costume et de décor. J.L

Communiqué de presse : Le théâtre du Creuset des Arts présente, vendredi 23 février 2007 à 20H30, « les monologues de l’Homme-Serpent », de Jacques Lucchesi. Interprété par Roland Munter et mis en scène par Bruno Duret ( compagnie Théâtros), ce texte revisite quelques grandes figures historiques de la révolte ( Diogène, Cyrano, Mandrin, Marat, Che Guevara). C’est aussi, dans ses intermèdes, une réflexion sur le vécu du comédien. Adresse : 21 rue Pagliano, 13004 Marseille ( Bd de Roux prolongé) Renseignements et réservations au : 04 91 06 57 02

Ce texte est chaleureusement dédié à Roland Munter, comédien par vocation, dont la personnalité haute en couleurs inspire ces pages. J.L.