Monde 2
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36 LE MONDE MAGAZINE — 5 JUIN 2010
LE REPORTAGE LA LAÏCITÉ AU MAGHREB
au décalage entre riches et pauvres au Maroc.Les uns, remarquent-ils avec envie, peuventpratiquer « l’islam cool », aller à l’hôtel avecleurs petites amies. Les autres risquent de « sefaire tuer » s’ils boivent une gorgée d’eau enpublic pendant le ramadan dans les quartierspopulaires. « La haute classe a son paradissur terre. Les pauvres n’ont rien, sinon l’islamet leurs rêves », soupire Sokrat, qui habitedans un gourbi.
Pure coïncidence : à l’heure même où les« dé-jeûneurs » et leur Mouvement alternatifpour les libertés individuelles (MALI) surgis-saient au Maroc, Bezzzef ! (« c’est trop ! ») fai-sait irruption en Algérie, avec des objectifs si-milaires. Lancé par quatre jeunes journalisteset écrivains, Bezzzef ! s’inscrit dans la ligne deKifaya (« ça suffit ! »), mouvement de contes-tation né en Egypte en 2005. Il se présentecomme « un cri d’exaspération, censé fédérer lescolères de chacun ». Dans sa ligne de mire : le
verrouillage du champ politique en Algérie,l’état d’urgence reconduit autoritairement de-puis presque vingt ans, mais aussi « ce conser-vatisme diffus qui imprègne toute la sociétéalgérienne et nous pourrit la vie », comme le ré-sume Mustapha Benfodil, l’un des fondateursdu groupe.
Le chahut est le moyen d’action des « bezz-zefistes », l’humour leur arme et la rue leurterrain. A intervalles réguliers, ils lancent desactions ponctuelles, style commando, et s’éva-porent avant que la police ait eu le temps d’in-tervenir, tout rassemblement étant interditen raison de l’état d’urgence. Le 30 octobredernier, ils ont ainsi décerné, sur la place dela Liberté de la presse, à Alger, le « prixFawzi » de la censure, du nom d’un colonel dela sécurité militaire chargé de contrôler lesjournalistes. Le 12 novembre, ils défilaient de-vant l’Assemblée nationale pour marquer « leviol de la Constitution », un an plus tôt, qui al-
publiquement son homosexualité. Ungeste d’une audace folle en pays musulman. Ill’a fait, en 2006, dans la presse marocaine. Latempête a été énorme. « J’ai pensé qu’il était demon devoir de dire ce moment de l’histoire duMaroc et d’être à la hauteur », dit-il simple-ment. Sa mère, analphabète, en a pleuré. Unefois passée la stupeur, les sœurs de Taïa – voi-lées – se sont rapprochées de lui et l’ont sou-tenu. Lui ne regrette pas d’avoir osé « ce gestequi libère les autres ».
LE ROI DE LA BLOGOSPHÈRELoin de Casablanca et Rabat, dans une ville
comme Tanger, très marquée par l’islamismeet le conservatisme, le combat pour les liber-tés individuelles est l’affaire d’une poignée dejeunes seulement. Sokrat, 26 ans, est un phé-nomène. Il a quitté l’école à 15 ans mais litVoltaire, Rousseau, Foucault. C’est le roi de lablogosphère marocaine. Le jour, il vend desfripes sur un trottoir de Tanger. Le soir, il seprécipite dans un cybercafé pour alimenterson blog. Il y couche toutes les idées qui luiont traversé la tête pendant la journée : lasouffrance d’être pauvre au Maroc. Le roi,« descendant du Prophète et personnage sacré »dont il convient de baiser la main « comme unesclave ». Ou encore l’impossibilité de vivre sasexualité en pays musulman… « Avec toute laculture générale que tu as accumulée, ça tombebien que tu t’appelles Sokrat, comme le philo-sophe grec ! » lui lance souvent son père. Samère, elle, pleure sous son hidjab et son ni-qab, désespérant de ramener son fils dans ledroit chemin. Mais Sokrat n’en démord pas :« La mort de Dieu, c’est le début de ma liberté ! »
Sokrat, Rachid et Aziz sont athées. Ils n’ontjamais quitté le Maroc. Faute d’être comprispar leurs familles ou leurs amis, ils se rabat-tent sur Internet. L’Arab Atheist Network estleur site favori. Ils y discutent avec des Tuni-siens, des Jordaniens, des Saoudiens…. Leurmodèle, c’est, disent-ils, la Turquie, mais« surtout pas la Tunisie, où la laïcité prônée n’apas apporté la démocratie ».
Reste qu’Internet, cet « espace de liberté vir-tuelle », les frustre. Ils rongent leur frein face
lait permettre à M. Bouteflika d’effectuer untroisième mandat. A chaque fois, les « bezz-zefistes » filment leur action et la mettentaussitôt sur Facebook et YouTube, afin qu’elleait, disent-ils, « un intérêt pédagogique ». « Pasd’autorisation » est leur cri de guerre. « A causede l’état d’urgence, les gens ont très peur de me-ner une action dans la rue. Nous voulons les ai-der à désacraliser l’espace public », expliqueChawki Amari, autre membre fondateur deBezzzef.
Leur catalogue d’actions est vaste. Per-mettre aux femmes de s’attabler dans les cafés, ces bastions résolument masculins, oudéfendre le droit de ne pas observer le rama-dan, « cet enfer », en font partie.
Si la marche vers la laïcité de l’Algérie res-semble en de nombreux points à celle du Ma-roc, elle est plus chaotique encore. A peineremise de dix années d’affrontements meur-triers entre islamistes armés et forces de sé-
curité, la population peine à trouver ses re-pères. La vie politique est atone et lesassociations, sous contrôle strict du minis-tère de l’intérieur, sont presque inexistantes.Comme au Maroc, c’est la presse privée quitente de jouer le rôle de contre-pouvoir, avecles moyens du bord. Mais ceux qui défendentla laïcité en Algérie sont francophones. Leuremprise sur la société est donc limitée. Lesarabophones, quant à eux, répugnent à utili-ser la langue du Coran – sacrée – pour plai-der en faveur d’une séparation de l’islam etde l’Etat.
Vu de l’extérieur, rien ne bouge en Algérie.En réalité, « le pays est comme secoué par desplaques tectoniques aux dynamiques opposées.L’une, en surface, très visible, qui s’agite en unsens. L’autre, souterraine, qui prend la directioninverse », explique le sociologue Hassan Re-maoun. Les mosquées regorgent de fidèles, lapratique religieuse est très ostentatoire et lehidjab la règle. Mais ce sont là, le plus souvent,des rites ou des codes sociaux, estime ce cher-cheur, enseignant à l’université d’Oran. Pourlui, en dépit des apparences, il n’y a pas de vé-ritable retour du religieux en Algérie, « maisune marche constante vers la séparation de lasphère privée et de la sphère publique ».
Cette analyse, le sociologue Nacer Djabi lapartage. Ainsi, le pèlerinage à La Mecque, trèsen vogue ces dernières années – au point quede plus en plus de jeunes couples choisissentd’y faire leur voyage de noces –, est souvent« une forme de positionnement social », de « recherche d’honorabilité ».
Parfois, le processus de sécularisation em-prunte des chemins encore plus surprenants.
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«[EN ALGÉRIE] LA RELIGION N’EST PLUS SACRÉECOMME AVANT. LES GENS LA VIVENT DÉSORMAIS
DE FAÇON TRÈS PERSONNELLE. » Nacer Djabi, sociologue
PHOTOS INTERDITESLe 2 mai, le MALI (Mouvement alternatif pour les libertés individuelles) a été empêché par lapolice marocaine de mener une nouvelle action. Zineb El-Rhazoui et Ibtissam Lachgar avaientprévu un sit-in dans le centre de Casablanca, en compagnie d’une trentaine de sympathisants.Il s’agissait cette fois de sensibiliser les passants sur la question du harcèlement sexuel, « unvéritable sport national au Maroc », comme le résume Zineb El-Rhazoui. Avant même que le petitgroupe ait pu s’installer et déployer ses banderoles, des policiers en civil se sont rués sur les deuxmeneuses et les ont interpellées avec une extrême violence. Une photographe belge de 27 ans,Pauline Beugnies, qui réalisait un reportage pour Le Monde Magazine, a eu droit à la même bruta-lité et s’est vu confisquer son appareil photo. Toutes trois ont été retenues dans un fourgon depolice et n’ont été relâchées qu’au bout d’une heure, après que les militants du MALI se furent dispersés sans avoir pu tenir leur sit-in. Cet incident est survenu dans un contexte de répressiongrandissante à l’encontre de la presse au Maroc.
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