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Du mOnDe reeL Au mOnDe virTueL : vOyAge ALLer eT reTOur Stéphane LabbE Laboratoire Jean kuntzmann Université Grenoble alpes reperes - irem. N° 99 - avril 2015 pourra appréhender dans leur ensemble. Par exemple, quand isaac Newton 1 présente en 1686 la théorie de la gravitation universelle dans son ouvrage Philosophiæ Naturalis Prin- cipia Mathematica, son travail permet de com- prendre le mouvement des planètes et d’appré- hender la mécanique d’un oeil nouveau, mais est basé sur une vision simplifiée du monde. bien entendu, il ne faut pas prendre le terme «sim- plifié» comme étant péjoratif, bien au contrai- re ; la simplification du monde afin d’en extra- ire un phénomène pour le comprendre est une démarche essentielle de la modélisation. Le physicien, biologiste ou encore géologue de talent trouvera des idées forces qui permet- tront, à partir d’un modèle compréhensible, d’expliquer des phénomènes souvent redouta- blement complexes. Si l’on reprend l’idée de Modélisation et monde réel Un large aperçu des objectifs La modélisation fait partie d’une dyna- mique scientifique globale allant de la concep- tion de modèles physiques à la comparaison avec des expériences, en passant par l’analyse mathé- matique (voir Fig. 1). Dans ce cycle, trois mondes sont en présence : le monde réel, le monde virtuel des objets mathématiques et le monde numérique des objets informatiques. Le premier, le monde réel, infiniment complexe ne peut pas être appréhendé dans son ensemble. Les scien- tifiques tentent d’en comprendre les rouages, mais restent bien loin de la connaissance exhaus- tive de ses mécanismes. Malgré tout, il ne faut pas baisser les bras. En effet, la compréhension du monde réel induit, entre autres, l’améliora- tion des technologies. Cette compréhension permet la construction de modèles que l’on 5 Résumé : Dans ce texte, nous présentons les principes généraux de la modélisation et leur lien avec les mathématiques. En particulier, nous étudions le parti-pris que nous pouvons tirer de ce lien pour enseigner des notions mathématiques complexes en créant des analogies et surtout un lien avec le réel afin de capter l’attention des élèves et leur donner des images propres à impri- mer les concepts. 1 1643 - 1727

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Stéphane LabbE Laboratoire Jean kuntzmann

Université Grenoble alpes

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pourra appréhender dans leur ensemble. Parexemple, quand isaac Newton 1 présente en1686 la théorie de la gravitation universelledans son ouvrage Philosophiæ Naturalis Prin-cipia Mathematica, son travail permet de com-prendre le mouvement des planètes et d’appré-hender la mécanique d’un oeil nouveau, maisest basé sur une vision simplifiée du monde. bienentendu, il ne faut pas prendre le terme «sim-plifié» comme étant péjoratif, bien au contrai-re ; la simplification du monde afin d’en extra-ire un phénomène pour le comprendre est unedémarche essentielle de la modélisation. Lephysicien, biologiste ou encore géologue detalent trouvera des idées forces qui permet-tront, à partir d’un modèle compréhensible,d’expliquer des phénomènes souvent redouta-blement complexes. Si l’on reprend l’idée de

Modélisation et monde réel

Un large aperçu des objectifs

La modélisation fait partie d’une dyna-mique scientifique globale allant de la concep-tion de modèles physiques à la comparaison avecdes expériences, en passant par l’analyse mathé-matique (voir Fig. 1). Dans ce cycle, troismondes sont en présence : le monde réel, le mondevirtuel des objets mathématiques et le mondenumérique des objets informatiques. Le premier,le monde réel, infiniment complexe ne peutpas être appréhendé dans son ensemble. Les scien-tifiques tentent d’en comprendre les rouages,mais restent bien loin de la connaissance exhaus-tive de ses mécanismes. Malgré tout, il ne fautpas baisser les bras. En effet, la compréhensiondu monde réel induit, entre autres, l’améliora-tion des technologies. Cette compréhensionpermet la construction de modèles que l’on

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Résumé : Dans ce texte, nous présentons les principes généraux de la modélisation et leur lienavec les mathématiques. En particulier, nous étudions le parti-pris que nous pouvons tirer de celien pour enseigner des notions mathématiques complexes en créant des analogies et surtout unlien avec le réel afin de capter l’attention des élèves et leur donner des images propres à impri-mer les concepts.

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la mécanique étudiée par isaac Newton, lemodèle présenté est très simple au regard desobjets réels, mais contient toutes les bases pourêtre complexifié (traitement d’objets compliquésetc.) et ainsi produire des résultats pouvant êtreconfrontés à la réalité. isaac Newton avait misen place un système intelligible des phéno-mènes naturels, faisant de lui un modélisateur.Comme tous les modèles, la théorie qu’il adéveloppée a ses limites de validité ; quand lavitesse des objets devient trop grande, les for-mules formelles développées pour la méca-nique newtonienne ne peuvent plus expliquerles phénomènes observés et le relais est alorspassé à la théorie de la relativité générale déve-loppée par albert Einstein 2 en 1915. Tous ces

modèles formels disciplinaires ayant pour objec-tif de comprendre le fonctionnement du mondeont ainsi leurs limitations, leurs domainesd’application et ne peuvent être utilisés quedans un cadre bien précis qui au fur et à mesu-re du temps s’affinera. il ne faut pas non plusoublier les modèles analogiques qui permettent,à partir de maquettes, de mieux comprendre unphénomène en le confinant ou en le transfor-mant en un objet plus accessible. Pour illustrerceci on pourra citer par exemple les expériencesd’avalanches en bassins noyés réalisées auCEMaGrEF 3 de Grenoble. afin d’étudier ledéferlement de la neige sur une pente et encomprendre les mécanismes de propagation,déclencher une avalanche à taille réelle ne serapas toujours aisé, alors, pour effectuer des expé-riences à une échelle contrôlable, des modèlesanalogiques sont réalisés. Dans le cas des ava-lanches mises en oeuvre à irSTEa, la neige acomme pendant analogique des écoulements de

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particules en suspension dans un fluide. bienentendu, ces expériences ne rendent compteque d’une petite partie du réel, mais elles per-mettent de se faire une première idée desmodèles et d’ainsi les tester sur des phéno-mènes plus facilement mesurables que les phé-nomènes naturels visés par l’étude.

Des phénomènes physiques aux modèlesanalogiques, nous passons aux modèles for-mels. Ces derniers sont déjà éloignés du monderéel mais en donnent une bonne projection quel’on peut comparer au réel au moins de façonheuristique. Par contre, un problème se pose :comment analyser ces modèles, quelle signifi-cation ont-ils et les équations qui les composentdésignent-elles des objets identifiables ? Pourcommencer cette analyse, le premier point estde définir un monde dans lequel les modèles aientpotentiellement une existence, un monde quel’on puisse décrire avec un langage précis : lemonde virtuel, le monde des mathématiques. Dansce monde virtuel, le deuxième dans notre liste,nous pouvons effectuer des expérimentationstotales, c’est un monde qu’a priori l’on peut tota-lement maîtriser. Le premier travail à effectuerest donc de déterminer si le modèle considérédésigne un ou plusieurs objets dans ce mondevirtuel, si l’on peut affiner la connaissance deces objets en, par exemple, les situant dans desensembles mathématiques de plus en plus petits,précis et dont on a donc une connaissance deplus en plus claire. L’image que l’on pourraitdonner de cette approche est la suivante : quandon cherche ses clefs le matin, on restreint le péri-mètre de recherche à l’appartement et non à toutela ville ! Cette étape mathématique permet deprendre possession du problème formel et ainsid’avoir une connaissance a priori claire descomportements des objets mathématiques entranten jeu dans ces problèmes. La modélisationmathématique proprement dite réside alorsdans l’analyse du problème et l’identificationdes espaces contenant la solution. Les questions

d’unicité et de régularité des solutions sontalors abordées, mais en général, les espacescontenant les solutions sont de dimension infi-nie. Le problème que l’on rencontre alors estcette dimension infinie des espaces. En effet,à terme, nous voulons pouvoir prédire des com-portements, calculer des solutions de ces pro-blèmes, mais malheureusement, la plupart dutemps, il est impossible de trouver des for-mules explicites les décrivant. Nous allonsdonc confier à des ordinateurs la tâche de déter-miner, grâce à des algorithmes, des approximationsde ces solutions. Le problème est alors le sui-vant : les ordinateurs ne connaissent que ladimension finie, comment donc passer d’unproblème de dimension infinie à un problèmede dimension finie ? il faudra donc, pour espé-rer effectuer des simulations, filtrer les espacesde travail de dimension infinie en des suites bienchoisies d’espaces de dimension finie. Ce quinous conduit au troisième monde, le mondenumérique, celui que les plateformes de calculcomprennent. Une fois les problèmes réécritsen dimension finie, on peut passer à la phasealgorithmique dans laquelle les principauxoutils sont l’algèbre linéaire et l’arithmétique.Cette étape de mise en forme d’un problème pourle rendre traitable via des moyens informa-tiques est suivie de l’ultime flèche du cycle ci-dessus : la simulation. Cette phase est crucia-le et demande une connaissance de l’ensembledu cycle afin d’effectuer des comparaisons per-tinentes non seulement avec le modèle mathé-matique pour s’assurer que les solutions repré-sentées approchent effectivement celles duproblème mathématique, mais aussi avec les don-nées expérimentales et les observations à par-tir desquelles a été construit le modèle formel.

bien entendu, dans un monde idéal, toutfonctionne du premier coup, mais, commerappelé dans ce texte, le monde étant infini-ment complexe, il y a toujours un détail quinous échappe, un point que nous avons négli-

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gé mais qui s’avère primordial, un coin enfon-cé dans nos convictions. il est rare que lecycle boucle du premier coup, il faudra dansla plupart des cas plus d’un tour avant de cali-brer de façon satisfaisante les modèles. Ces allers-retours permanents entre monde réel, mondevirtuel et monde numérique sont à la base ducycle de modélisation dans lequel les mathé-matiques interviennent.

Modélisation, simulations et comparaisons

Dans le processus de modélisation, aumoins quatre étapes peuvent être mises enavant : les modèles analogiques et formels,la compréhension des erreurs, les méthodesnumériques, et les comparaisons avec l’expé-rience. Chacun de ces points fera intervenirdes compétences différentes, des outils dif-férents. Dans les exemples d’application etde travaux donnés dans la suite de ce texte,nous pourrions citer ainsi comme outils, lanotion de dérivation, de limites, d’algo-rithmes ou encore les notions de physique élé-mentaire, de magnétisme de base, d’expériencede mécanique du point. L’essentiel est icid’appréhender l’ensemble de la chaîne de trai-tement des modèles à partir d’exemplesfaciles à mettre en oeuvre.

Les modèles analogiques représentent lepoint de départ du processus de modélisation,les physiciens, biologistes ou autres spécialistesd’une discipline en prise directe avec l’obser-vation et la manipulation des phénomènes quel’on peut appréhender, ont l’intuition d’uneloi de fonctionnement. Cette loi, en général édic-tée en langage mathématique, peut être aussireprésentée à travers des expériences simplesqui illustrent et imitent des aspects particu-liers d’un processus complexe que sont lesmodèles analogiques. L’analyse mathématiquede ces modèles formels ou analogiques conduità des systèmes d’équations et des définitions

d’univers, en général des espaces de fonctions,dans lesquels vivent les solutions de ces sys-tèmes, qui ont un sens mathématique, c’est-à-dire dont on peut donner un sens aux solu-tions (ces solutions n’étant pas nécessairementuniques). Une fois cette phase accomplie, le pas-sage de la dimension infinie aux objets dedimension finie, indispensable pour faire assi-miler le problème à un ordinateur, est effectuéen utilisant des méthodes numériques adaptéesqui sont des filtres. Ces filtres vont permettrede mettre en relief des informations essen-tielles du système pour que la simulation rendecompte, de façon satisfaisante, du fonctionnementdu système complet. Cette étape nécessited’avoir une connaissance fine de la qualifica-tion des erreurs commises par la méthodenumérique, son écart au modèle complet quel’on désire étudier numériquement. Enfin, ladernière étape est celle de la comparaison avecles expériences. Cette ultime étape du proces-sus permettra de quantifier la recevabilité dumodèle mathématique étudié vis-à-vis desobjectifs de modélisation fixés.

Que peut-on attendre des simulations ?

on peut attendre de la simulation avanttout d’être proche des phénomènes que l’on dési-re modéliser, mais aussi, et c’est là l’objectif prin-cipal, d’être prédictive. En effet, les modèles dumonde réel que nous utilisons ont pour objec-tif d’en comprendre les mécanismes pour ainsipouvoir prédire son évolution. Par exemple,les modèles de météorologie sont employéspour prédire le temps et non uniquement pourobserver le temps en cours ! Les modèles numé-riques peuvent être également utilisés pour pré-dire des caractéristiques physiques d’un phé-nomène en assimilant des informations, ce quiest désigné sous le vocable d’assimilation de don-nées. Cette discipline, assez récente, se base surdes simulations qui sont enrichies par des infor-mations pour pouvoir améliorer la qualité des

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prédictions ; elle est abondamment utilisée enclimatologie par exemple.

Objectif des comparaisons avec les expériences

Les comparaisons avec les expériencespermettent de calibrer les modèles. Par exemple,il est très complexe de choisir de façon perti-nente des paramètres dans un modèle formel.ainsi, le skieur glissant sur les pentes aura unevitesse dépendant de la nature de la neige, desa température mais aussi de la nature de ses skis.Pour pouvoir obtenir l’acuité la plus grandedans la compréhension de son mouvement etdans sa simulation, il sera nécessaire de prendreen compte tous les paramètres de l’expérience.Malheureusement, ces paramètres sont des don-nées qui font intervenir des phénomènes phy-siques à des échelles très différentes (molé-cules, cristal de glace) et particulièrementcomplexes à quantifier a priori. Le calibrage deces paramètres peut passer par des méthodes d’éva-luation des paramètres à partir de données expé-rimentales parfaitement calibrées comparéesà des expériences numériques.

Une fois cette phase de calibrage effectuée,il est alors possible de mettre en place des expé-riences numériques ayant pour objectif de pré-dire le comportement des systèmes physiques.L’exemple le plus classique et surtout le plussimple à exposer, est celui de la trajectoire dessatellites mis en orbite. il est possible, grâce auxconnaissances poussées que nous avons mainte-nant en mécanique, de prédire de façon très pré-cise la trajectoire d’un satellite et ainsi optimisersa mise en orbite pour lui assurer la plus grandepérennité possible. Ces modèles numériques sontégalement utilisés pour commander les satellitesdepuis des centres de contrôle au sol afin de lesmener au-dessus de points du globe pré-déterminéspour effectuer des observations. Ces applica-tions demandent d’avoir à disposition des modèlesnumériques particulièrement précis.

Quelques exemples de travaux en laboratoire

Dans ce texte, nous donnons trois exemplesde modélisation étudiées et développées ausein du Laboratoire Jean kuntzmann. Les troisont comme dénominateur commun les équationsaux dérivées partielles et la mécanique, qu’ellesoit des fluides ou des solides. Les équationsaux dérivées partielles constituent un outilessentiel de la modélisation des problèmes phy-siques. En effet, la modélisation d’un problè-me passe souvent, dans le cas des systèmesmécaniques, par une étude à très faible échel-le des processus. Cette étude à très faible échel-le se base sur la quantification des variations localesde grandeurs, telles que la vitesse, la déforma-tion ou encore la densité, en accord avec des loisfondamentales telles que, la conservation de lamasse ou de l’énergie totale. Ces petites varia-tions locales sont traduites en terme de taux devariation pour être visibles à grande échelle. Parexemple, sur une courbe associée à une fonc-tion f de R dans R, localement, en fonctiond’une petite variation h de x, il sera possible d’esti-mer la variation de f : ∆ h f(x) = f(x + h) – f(x).Cette variation dépend de la longueur d’obser-vation h, ce qui rend le système non canonique,il est donc intéressant de faire disparaître cettelongueur en passant à la limite. Pour une fonc-tion suffisamment régulière, il est clair que lalimite de la grandeur ∆ h f(x) quand h tend vers0 sera 0, ce qui ne nous intéresse pas du tout !Par contre, la limite du rapport ∆ h f(x)/h quantà elle sera calculable pour une classe de fonc-tions f bien choisie : les fonctions dérivables.

La notion de dérivée partielle est la géné-ralisation de ce concept dans chaque directionde l’espace. Les petites variations ne sont plusalors portées par l’axe des réels mais par l’espa-ce entier dans lequel vivent les objets étudiés.Si la fonction f est suffisamment régulière,cette variation ne dépendra pas de la directionchoisie, elle sera une matrice agissant sur cette

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direction. Une fois que les équations sont écritesen terme de variations infinitésimales et retra-duites en termes de dérivées généralisées, ilest alors possible de déterminer si les solutionsdu problème construit sont bien posées. Cettenotion, introduite par Jacques hadamard 4,mathématicien français, demande que :1. la solution existe,2. elle soit unique,3. de faibles variations des paramètres du

problème donnent de faibles variations dela solution.

Le premier point semble clair, si le problèmen’admet aucune solution, l’intérêt de l’étudierest nul. Le second point se comprend de lafaçon suivante : si notre modèle est suffisam-ment bien construit, il n’y aura pas d’indéter-mination rendant difficile, voire impossible, lechoix d’une solution. Souvent, dans les problèmesde modélisation, cette difficulté est rencontrée: quelle solution choisir ? Pour trancher cettequestion, il faut alors introduire des outils desélection de la solution qui soient compatiblesavec les principes de base de la physique. Leplus souvent, nous appliquerons les principesde la thermodynamique, ce qui nous amèneraà nous poser des questions sur la notion d’entro-pie d’un système. ajouter ces notions à desmodèles est souvent la brique essentielle per-mettant de vérifier le deuxième point de lanotion de problème au sens d’hadamard. Le troi-sième point est bien plus délicat et souvent dif-ficile à vérifier, mais essentiel pour la simula-tion. En effet, imaginons un problème dépendantde conditions initiales. Si ce problème ne béné-ficie pas de la propriété de stabilité du troisiè-me point précédent, cela signifie que la plus peti-te variation de l’état initial entraînera desvariations considérables de la solution du pro-

blème. En particulier, estimer la solution du pro-blème en utilisant une approximation de cettecondition initiale risque de donner un résultatdont on ne peut en aucun cas assurer la perti-nence. Un exemple célèbre d’un tel système estdonné par le météorologue Edward Lorenz,qui fut l’un des premiers à mettre en évidenceà travers un modèle mathématique des phéno-mènes chaotiques intervenant dans sa discipli-ne. Le problème principal de ces systèmes estdonc la fiabilité des simulations qui, trop sen-sibles aux conditions initiales, ne constituent pasdes prédictions au sens propre du terme maisdégagent des scénarios possibles a priori tota-lement différents.

Le choix de la discrétisation peut être mul-tiple, il dépend bien entendu de la nature du pro-blème mais aussi des habitudes du mathéma-ticien la traitant ou encore de la complexité dela méthode comparée aux moyens que l’on a àdisposition. De nombreuses méthodes ont étéintroduites au cours des années, de plus en pluscomplexes au fur et à mesure que la puissancede traitement des plateformes de calcul augmentait.

La dynamique de la banquise

Ce problème 6 a pour objectif de com-prendre le lien entre la disparition de la banquiseet les modifications climatiques. En effet, la ban-quise agit comme un miroir qui renvoie versl’atmosphère l’énergie solaire. Deux phéno-mènes s’affrontent donc : le réchauffement dela mer mais aussi le refroidissement de l’atmo-sphère quand la glace fond, ce qui induit apriori une diminution de la température au des-sus du pôle et d’un autre coté, quand la glaceest présente, le refroidissement de la mer et leréchauffement de l’atmosphère ! La difficultémajeure est ici de comprendre l’interactionentre les phénomènes météorologiques et l’évo-lution de la glace de mer. La première solutionpour comprendre cette synergie serait de s’atta-

4 1865 - 19636 Travail réalisé en collaboration avec J. Weiss (LGGE /UJF) et M. rabatel (LJk / UJF).

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quer au problème global, ce qui, on s’en doute,n’est pas particulièrement viable. De plus, il exis-te déjà de nombreux modèles de prédiction cli-matique qui ont été efficacement testés, quiont fait leurs preuves. alors, pour la premièreétape de la modélisation, celle de la construc-tion du modèle formel, les premiers choix vontdevoir être effectués :1. on se concentre sur la glace de mer et sa dyna-

mique, il faut pour cela comprendre l’influen-ce des courants marins et des courantsaériens au dessus de la banquise,

2. la glace de mer peut être perçue comme unensemble de plaques qui entrent en contact,s’entrechoquent, il faudra donc comprendrece qu’est un choc,

3. la banquise se casse mais aussi se ressou-de avec le gel, comment prendre en comp-te cette évolution ? Comment détecterl’apparition d’une fissure ?

4. La glace gèle et dégèle en fonction de latempérature de la mer et de l’atmosphè-re : comment prendre en compte cetteévolution ?

il s’engage alors avec les glaciologues unediscussion sur les paramètres importants qu’ilest nécessaire de prendre en compte dans lemodèle mais surtout sur l’ordre avec lequel cesparamètres seront introduits pour comprendrela dynamique. La complexification du systèmedoit être effectuée en fonction de points de com-paraison avec la réalité que nous pourrons intro-duire au fur et à mesure du processus de modé-lisation. Dans cet exemple, nous feronsnécessairement plusieurs boucles du cycle de modé-lisation pour affiner et complexifier le modèleen introduisant progressivement les mécanismesessentiels afin de les tester soigneusement et lesvalider avant d’entamer un nouveau cycle.

Dans l’étude de la glace de mer, il a été choi-si de mettre en place en premier lieu les chocs Fig. 2 Simulation d’un pack de floes, Calculs

réalisés par M. rabatel (LJk/UJF)

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entre des blocs totalement indéformables,solides. Cette première étape pourrait, auxyeux des adeptes de jeux vidéo, paraître simpleet classique, mais elle ne l’est pas du tout. Eneffet, l’objectif ici n’est pas d’obtenir desimages réalistes, mais des processus physi-quement compatibles avec la réalité, sans lesapproximations nécessaires aux logiciels d’effetsspéciaux par exemple. Les deux processussont très différents, complexes et nécessitentbeaucoup de technique, mais ont des objectifstrès différents : pour les effets spéciaux, noussommes intéressés par l’obtention d’un effet visuelréaliste, pour des systèmes excessivement com-plexes, des scènes de grandes dimensions,mais dont les calculs doivent tout de même êtreeffectués rapidement, pour les simulations à desfins de prédiction, les systèmes à simuler sontbien moins inhomogènes mais le soin appor-té au réalisme des processus microscopiqueset leur lien avec les processus macroscopiquesentraînent une grande complexité des équationset par conséquent des systèmes coûteux entemps de calcul. Dans notre cas, pour la glacede mer, un soin particulier est apporté auxcontacts entre surfaces, qui doivent respecterdes règles mécaniques locales particulière-ment complexes, tandis que ce soin est inuti-le pour des objets en interactions quand l’objec-tif est le réalisme visuel. Deux filtres sont doncopposés : le filtre de la perception humaine quipermet au cerveau de rectifier les images ou igno-rer une erreur de réalisme pour conserverl’impression globale et celui des mesures phy-siques qui contient énormément plus d’infor-mations, non perceptibles par le filtre humain.Pour chacun de ces filtres, l’enjeu est différentmais tout aussi complexe à réaliser dans les deuxcas. L’un demande le traitement rapide d’unemultitude d’objets, l’autre demande le traite-ment d’une grande complexité physique.

Pour ce premier cycle de modélisation, deschoix sont à effectuer : comment prendre en

compte la forme des morceaux de banquise(floes), quel modèle physique appliquer auxcontacts ? Pour la première question, les floessont divisés en un nombre fini de petits triangles,méthode classique de triangulation de domai-ne, ensuite ils sont plongés dans un universdans lequel le maillage ainsi créé reste fixe maisla position des floes est repérée. Pour lescontacts, des lois de frottement et de contact(par exemple les lois de Coulomb) sont choi-sies. Le système obtenu demande donc, àchaque instant, de connaître la position dechaque floe et de déterminer s’ils entrent encontact. Ensuite, les contacts sont gérés en résol-vant des systèmes de grande taille, complexes.Le nombre d’inconnues est égal à plusieursfois le nombre de contacts…

Une fois le modèle numérique établi etcodé, le troisième sommet du cycle de modé-lisation consiste en la comparaison avec des expé-riences. Dans le cas de cette étude, les calculsont été confrontés avec des expériences enbassin effectuées sur des plaques de bois de unmètre de diamètre ! Une fois démontrée laconcordance des résultats de simulation et desobservations, nous pouvons entamer un nou-veau cycle de modélisation qui aura pour objec-tif d’enrichir le modèle pour arriver, après plu-sieurs de ces cycles, à un modèle de floesprenant en compte les nombreux paramètres iden-tifiés au début : fracture des floes, gel des floeset bien entendu dégel.

L’effet Leidenfrost

Dans ce deuxième exemple7, nous nous inté-ressons à la modélisation de gouttes de liqui-de sur un support chauffé. L’expérience deréférence est la suivante : chauffez un support(environ 200º), posez-y une goutte d’eau (pas

7 étude réalisée en collaboration avec r. Denis, h. kah-lil et E. Maître (LJk, UJF).

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trop grande), celle-ci commencera à courirdans tous les sens, pendant un temps avoisinantquelques minutes avant de disparaître. recom-mencez la même expérience mais avec unetempérature plus basse (100º par exemple),cette fois-ci la goutte disparaît presque ins-tantanément ! Ce phénomène a potentielle-ment de nombreuses applications, comme parexemple le contrôle du mouvement de gouttesd’eau sur des processeurs pour analyser lacomposition du liquide ou encore le refroidis-sement de circuits.

Pour modéliser ce type de phénomènes,les points clefs à analyser sont les suivants :1. le mouvement des fluides pour une tem-

pérature variable,2. la transition de phase entre l’état gazeux et

l’état liquide,3. le suivi de la surface d’une goutte et donc

la notion de surface pour cette goutte.

Le premier point est bien connu, leséquations du mouvement des fluides, dontla plus connue est celle portant les noms deNavier et Stokes, sont étudiées depuis long-temps. Cette partie de la phase de modéli-sation ne demande donc qu’une soliderecherche sur les modèles et techniquesd’analyse en cours et au moins un choix : l’eau

et l’air, à cette échelle et sous la gamme decontraintes que nous envisageons, sontincompressibles ; nous aurons beau appuyerdessus, un morceau homogène de fluide sedéformera mais ne changera pas de volume.Cette phase est essentiellement bibliogra-phique. Durant celle-ci, nous extrairons, enfonction du grain de réalité (ou de réalismepour être exact) que nous voulons donner aumodèle, les équations décrivant cette partiede la physique du phénomène.

Le deuxième point, que nous traitons enmême temps que le troisième, est quant à lui par-ticulièrement délicat. En effet, le changementde phase d’un liquide et surtout la localisationde sa surface libre, est une affaire complexe àanalyser. Pour en venir à bout, après une longueétude des travaux existants sur le sujet, nous nouspenchons sur l’analyse des échanges de matiè-re entre les deux phases à une échelle très fine.Le problème est ici de mettre en place un modè-le qui soit compatible avec les équations du mou-vement des fluides que nous avons choisiesprécédemment. En effet, il ne faut pas oublierque nous voulons effectuer une analyse mathé-matique du modèle ; pour cela, les objets mathé-matiques doivent avoir une chance d’être mathé-matiquement viables. Dans le modèle de goutteétudié dans ce projet, le point clef qui est le chan-gement de phase est traité grâce à l’introduc-

Fig. 3 Simulation de goutte avec effet photo réaliste. Calculs réalisés par D. roland (LJk / UJF).

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tion de l’enthalpie8 locale le long de la frontièreentre liquide et eau. Cette frontière a une épais-seur ; dans un modèle exhaustif, nous devrionsmodéliser ce fait, mais l’objectif de l’étude nedemande pas que le modèle soit aussi précis dansnotre cas : nous pouvons nous « contenter » icid’une frontière, transition brutale entre l’eau etl’air mélangée à la vapeur. En construisant cemodèle, nous conservons à l’esprit que nousdevrons transformer ce problème de dimen-sion infinie en problème de dimension finie. Leproblème va donc prendre une forme mathé-matique propice à la discrétisation que nous avonschoisie. Cette formulation, nommée « level-set »,permet de suivre les iso-valeurs 9 d’une gran-deur, la clef étant ici de bien choisir la fonctiondont on suit les iso-valeurs ! Dans l’écriture dela formulation «  level-set  » du problème, lafonction dont on traque l’iso-valeur est la dis-tance à l’interface entre le liquide et le gaz. Dansla phase de discrétisation, la méthode seraconstruite pour respecter au mieux les propriétésdes équations mais aussi pour être, dans lamesure du possible, peu consommatrice en res-sources. Dernier point sur la méthode : commeprécédemment, nous tentons d’avoir un coupd’avance. L’objectif suivant sera d’effectuer dessimulations suffisamment réalistes pour êtrecomparées à des résultats expérimentaux. Deuxdifficultés majeures se présentent : le calcul doitêtre effectué pour des objets de dimension trois,ce qui sera synonyme de calculs coûteux, le secondpoint est que la goutte a une fâcheuse tendan-ce à ne pas rester en place. Pour remédier à cesdeux problèmes en même temps, nous avons doncopté pour une hypothèse forte : le problème estaxi-symétrique, il existe donc un axe autour duquelles solutions peuvent tourner sans être pour

autant modifiées. Cette hypothèse, qui n’estpas physiquement déraisonnable mais tout demême pas totalement réaliste, permet non seu-lement de transformer un problème tri-dimen-sionnel en problème bi-dimensionnel, maisaussi de fixer la goutte. En effet, une fois le choixde l’hypothèse d’axi-symétrie effectué, la gout-te virtuelle est fixée et ne peut plus se dépla-cer si elle veut respecter cette hypothèse.

Forts de ce cadre strict, nous pouvons doncconstruire un premier code de calcul, la ques-tion nécessaire à boucler le cycle de modélisationest alors : quelle expérience reproduire. Dansnotre cas, le choix s’est porté sur le temps devie des gouttes d’eau observé physiquement. Ledernier travail, avant un nouveau cycle demodélisation pour améliorer la portée de l’étude,est donc de comparer les résultats numériquesaux résultats expérimentaux.

Quels enjeux dans l’enseignement des mathématiques ?

Comment la modélisation peut-elle êtreutilisée dans le cadre de l’enseignement des mathé-matiques ? bien entendu, je ne peux que rendrecompte de ma propre expérience et vais sûre-ment exposer des propositions et méthodes quedéjà, beaucoup de professeurs mettent en placedans leur classe, éventuellement sous une formedifférente.

L’enjeu principal est ici de motiver lesélèves à s’intéresser aux mathématiques, d’éveillerleur attention. Les mathématiques désignentdans ce contexte les méthodologies d’analyse desproblèmes ainsi que la recherche de solutionsadéquates non dans le cadre de l’applicationde raisonnements pré-construits mais de réflexionsoriginales. Ceci est, je pense, l’un des objectifsprincipaux des cours de mathématiques en col-lège et lycée. Les élèves ne vont pas apprendredes mathématiques techniques au sens propre

8 L’enthalpie est l’une des grandeurs intervenant dans lesbilans thermodynamiques.9 Zones de l’espace sur lesquelles la fonction a une valeurconstante prescrite. Pour une fonction suffisamment régu-lière et pas trop « plate », ces zones seront des surfaces.

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du terme mais apprendre à raisonner et faire preu-ve d’intuition sur un problème. Pour cela, la pre-mière étape semble donc être bien l’éveil de l’inté-rêt. Je suis conscient que la méthode n’est pastoujours applicable, qu’elle dépend fortement dela classe et demande un investissement lourd,mais je l’ai vu fonctionner dans des contextestrès différents, dans des établissements accueillantun pourcentage plus ou moins important d’élèvesen difficulté : à chaque fois, des résultats ont étéobtenus. Les expériences qui sont décrites dansla suite de ce texte ont été principalement réa-lisées dans le cadre de projets MaTh.en.JEaNS10,qui ont lieu dans les établissements et sont enca-drés par les professeurs, pour des groupesd’élèves qui ne sont pas nécessairement de la mêmeclasse. Par ailleurs, dans la mesure du possible,j’applique ce principe pendant les cours et tra-vaux dirigés sachant que souvent, à l’Université,le public est plus réceptif qu’au lycée et collè-ge car plus mature.

La modélisation devient alors, dans lecontexte de l’apprentissage, un outil pour déve-lopper des exemples permettant d’introduiredes notions complexes et surtout de les moti-ver auprès des élèves. Par exemple, pour les sen-sibiliser à l’algèbre linéaire et aux notionsd’espaces vectoriels, je fixe un objectif de com-préhension des principes de mouvement dansl’espace et de déplacement des objets appliquésaux jeux vidéo. Chaque rappel des épisodes pré-cédents effectué en début de cours contientalors un aperçu du chemin déjà parcouru versl’objectif fixé initialement.

Manipulation des objets et appropriation des concepts

afin de fixer l’attention de l’élève mais ausside lui donner des images sur lesquelles accro-cher des concepts et ainsi mieux les visualiser,

les objets ont pour objectif d’être des modèlesanalogiques des concepts mathématiques. Dansles trois exemples suivants, nous exposonsdonc des processus de modélisation nécessitantl’introduction de concepts mathématiques biendéfinis. Leur mise en oeuvre et surtout leurconstruction, permettent à l’élève de s’appro-prier les notions mathématiques. bien entendu,un élève ne va pas réécrire en cours ou lors d’uneactivité les théories mathématiques, mais guidé,il sentira la nécessité d’assimiler, de construi-re des outils, pour arriver à ses fins. Dans le cadredes cours à l’Université, les étudiants auxquelscette approche a été proposée ont en général sem-blé réceptifs et je pense qu’une réelle étudesystématique, si elle n’a pas déjà été réalisée,serait intéressante.

Un point important dans l’appropriation quej’ai pu remarquer dans ma propre expérienceest que les élèves sont prêts à faire des effortsconceptuels bien motivés pour comprendre unconcept et ses ressorts. Le retour des groupesd’étudiants souligne qu’ils ont préféré comprendreles mécanismes de base, les briques élémen-taires, plutôt que d’appliquer des formules.Même si les étudiants en questions ne sontpas du tout destinés à faire des études en mathé-matiques, ils sentent que l’important est ici decomprendre la démarche pour devenir agilesselon l’expression, en vogue en informatique,introduite en 2001.

Trois exemples traitables en classe

Ces trois exemples ont été traités dans lecadre de l’activité MaTh.en.JEaNS. Des élèvesde classes différentes se réunissaient une foispar semaine en moyenne pour travailler, avecun professeur encadrant l’activité, sur un sujetprésenté en début d’année. Les élèves travaillenten général en groupes de deux à quatre personnessur un sujet qu’ils ont choisi parmi ceux expo-sés lors de la première séance.10 http://mathenjeans.fr

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Le chercheur a pour rôle de proposer les sujetset d’assurer un suivi des travaux afin de guiderles groupes vers la production d’un document,d’une expérience ou autre jeu. Les rencontresavec le chercheur ont en général lieu tous lesmois. À la fin de l’année, les élèves présententleurs travaux à l’occasion d’un congrès.

Cartographie

Niveau :• Collège (toutes classes).

Question : • Peut-on tracer une carte d’un lieu sans

arpenter ce lieu ?Plan d’expérience :

• depuis la classe, tracer le plan de la couren regardant depuis la fenêtre,

• trouver comment construire le plan avec lesoutils fournis,

• comparaison avec des mesures directes,évaluation des erreurs commises.

L’objectif de ce projet est d’introduire lesconcepts d’angle et de proportionnalité. L’enjeupour les élèves est de trouver une méthodepour cartographier un territoire, avec les objetsqu’il contient, sans mesurer les objets directe-ment. L’application proposée, par exemple,sera de cartographier la cour depuis une fenêtrede la classe ou encore de cartographier la clas-se sans bouger de sa chaise.

Les outils physiques mis à la disposition desgroupes sont : 1. un compas,2. un rapporteur,3. un bâton d’un mètre.Deux outils mathématiques seront utilisés :1. le théorème de Pythagore,2. le théorème de Thalès.

Phase d’observation

Pendant cette phase, les élèves peuvent par-courir la classe pour faire des expériences demesures d’objets à distance. L’objectif premiersera donc de tracer des triangles et d’étudier ladépendance de l’angle au sommet en fonctionde sa position par rapport à la base (en consi-dérant une base qui soit de longueur constante).

Cette partie peut être affinée sur une feuillebien entendu. La première application pourra êtrede mesurer la largeur et la hauteur de la porte enne s’en approchant pas de plus de deux mètres. Lesquestions que les élèves se posent sont alors :

• Peut-on le faire ?• Si oui, que faut-il mesurer (sachant qu’ils

n’ont qu’un bâton de un mètre et un rap-porteur).

Ensuite, quand ils trouvent une méthode,il est intéressant de les pousser vers la notionde nombre de mesures minimum pour réaliserle programme.

Construction du modèle

Dans cette phase, le deuxième sommet ducycle, les élèves vont construire leur modèle enutilisant des outils mathématiques pour le jus-tifier. avec l’aide du professeur, ils verrontcomment appliquer les théorèmes de Thales etde Pythagore pour obtenir une justificationrigoureuse de leur résultat. il faut alors passerà la phase des simulations.

Dans cette phase, l’un des enjeux est de leurfournir les deux outils mathématiques quandils deviennent indispensables. ils tenteront detrouver les solutions par eux-mêmes dans unpremier temps et sentiront ainsi le besoind’avoir en main un outil puissant. L’idée prin-cipale est ici de les amener à faire le dessin sui-vant et calculer la grandeur L en fonction des

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angles mesurés puis d’en déduire la longueur d.

Les notions d’angles pourront être introduitesen étudiant la dépendance de la longueur adja-cente à un angle droit dans un triangle rec-tangle en fonction de l’angle opposé. Soit le tra-vail pourra alors être effectué avec des tablesconstruites à la main dans un premier temps, soitdirectement avec les formules liant la longueurau sinus de l’angle. Les élèves peuvent bien enten-du explorer d’autres pistes, en particulier, si ladirection du regard n’est pas perpendiculaire ausegment, que faut-il faire ?

Le second point intéressant à aborder estcelui des erreurs. L’objectif est de faire sentiraux élèves la différence existant entre des rele-vés théoriques et des relevés effectifs. En par-ticulier, leur faire sentir qu’à partir d’une cer-taine taille d’objet et d’éloignement, il devientimpossible de discriminer les objets. En repre-nant le raisonnement précédent, il sera parexemple possible de tracer des courbes d’erreuren fonction de la distance à l’objet et de lataille de l’objet. Cette erreur sera celle commiseentre les mesures au rapporteur puis les calculset les données effectives du dessin.

Modèle numérique

Les élèves peuvent construire un petit pro-gramme, par exemple sous un tableur, pour sys-

tématiser leurs formules. La phase de tracé de lacarte peut être mise en œuvre. Cette partie est unesynthèse de mise en œuvre qui sera ensuite com-parée avec un arpentage effectif du territoire.

il pourra, en fonction des possibilités,être aussi intéressant d’effectuer ce travailen pleine nature pour des objets très loin-tains. Dans ce cas, la technique de rappro-chement ne fonctionnant plus, il faudra effec-tuer des relevés multiples depuis des pointstrès différents très éloignés. Cette partie com-prendra alors la notion d’intersection de droi-te et de secteurs angulaires.

Mirages

Niveau :• Collège (toutes classes).

Question :• comment expliquer le phénomène des

mirages et le reproduire mathématique-ment ?

Plan d’expérience :• construire un modèle numérique rendant

compte du phénomène,• effectuer des calculs sur ordinateur pour véri-

fier le fonctionnement du modèle,• monter une expérience de physique à la lumiè-

re des résultats précédents.

Fig. 4

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Dans ce projet, les concepts visés sont lesnotions de géométrie et de trigonométrie élé-mentaire, les concepts de sommes et de limitesde suites et les notions de taux de variation etde dérivées. Cette activité peut être divisée endeux niveaux : dans le premier les élèves peu-vent s’intéresser au modèle analogique desmatériaux multicouches, voir bi-couches, dansle second l’accent pourra être mis sur les notionsde limites et le lien avec les dérivées via letaux de variation.

Les outils physiques à la disposition dugroupe :

• de l’eau,• du gros sel,• éventuellement un laser (se trouve dans

les salle de physique de collège),• règle graduée.

Les outils mathématiques à la dispositiondu groupe :

• notion d’angle et trigonométrie,• géométrie euclidienne,• suites,• taux de variation et dérivées.

Phase d’observation

La phase d’observation pour cet atelierpeut être assez délicate et dans l’idéal seraeffectuée avec l’enseignant de physique. Lapremière observation à effectuer est celle d’uneimage de mirages pour essayer de faire com-prendre aux élèves la nature du phénomène, enparticulier, leur faire comprendre que le solagit comme un miroir. La question se focaliseraalors sur la notion de vision : voir un point surun objet est équivalent à tracer un trajet lumi-neux entre l’œil de l’observateur et l’objet.C’est à partir de ces observations qu’il faut lesamener à se rendre compte que dans le cas qui

nous intéresse, les rayons ne rebondissent passur le sol mais sont déviés près du sol. ainsi,dans un premier temps, ils devront se focalisersur les raisons physiques élémentaires de ladéviation d’un rayon. Des observations pour-ront être effectuées des phénomènes de dif-fraction et les lois de la réfraction de Des-cartes 11 seront alors mises à leur disposition.

Deux points importants seront mis en reliefpour construire la base du modèle :

• l’utilisation des lois de Descartes pour esti-mer la diffraction d’un rayon lumineux,

• Un comportement limite : si le rayon est troprasant, il est réfléchi.

Ceci permettra de construire un modèlesimplifié de miroir.

Forts de l’observation de l’effet du chan-gement d’indice sur la trajectoire des rayons,il faut alors amener les élèves à faire le lien avecl’effet miroir des mirages et le fait que l’indi-ce de réfraction de l’air sera modifié avec la tem-pérature. Le sol est bouillant et réchauffe l’airau dessus de lui, mais il n’arrive pas à réchauf-fer toute l’atmosphère ! Un «dégradé» de tem-pérature se forme donc et ainsi un dégradéd’indices de réfraction.

Pour modéliser ce phénomène, dans unpremier temps, on considèrera que le domaineest stratifié, c’est-à-dire un empilement dedomaines compris entre deux plans horizontauxd’indices de réfractions différents. Dans lesfaits, on s’intéressera d’abord à une plaquepuis deux et ainsi de suite. Par la suite, la ques-tion suivante pourra être posée :

• Un explorateur sur une lointaine planète regar-de une mer de glace, sa fusée se reflète-t-elle dedans quand il se trouve au loin ?

11 rené Descartes, 1596-1650

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Construction du modèle

Le modèle sera construit sur l’hypothèse dumilieu stratifié. Le premier travail est donc dedéterminer le point de sortie ainsi que l’anglede sortie d’un rayon en fonction de son pointd’entrée et de son angle d’entrée.

Le schéma ci-dessus (réfraction) illustre la rela-tion :

n1 sin(a1) = n2 sin(a2),

Ensuite, le même travail est effectué sur plu-sieurs couches de matériaux :

Pour aller plus loin, on peut écrire la suitedes abscisses des points d’impact. on voit alors

apparaître des taux de variations qu’il est pos-sible de relier, quand la taille des plaque tendvers zéro et leur nombre vers l’infini, à desdérivées. on construit ainsi une équation dif-férentielle ordinaire dont la solution donnera laforme du rayon lumineux.

Modèle numérique

Pour la partie numérique, il est possibled’effectuer les calculs facilement sous un tableur.L’objectif est ici de diminuer la taille des plaqueset d’en augmenter le nombre pour voir remon-ter le rayon lumineux.

La partie expérimentale de cette étude estun peu plus lourde à mettre en place que celledes deux autres exemples de ce texte. Si l’on metune grosse quantité de gros sel dans de l’eau douceet que l’on pointe un laser sur le mélange forméensuite par le sel fondu, l’indice de diffractiondépendra de la concentration de sel et entraîneraune inflexion visible du rayon. Je vous avoueque la réussite de l’expérience n’est pas toujoursgarantie…

Boussoles

Niveau :• Collège, Lycée (toutes classes). Le

sujet est adaptable au programme dechaque classe.

Question :• construire et expliquer un modèle mathé-

matique rendant compte du mouvementdes boussoles.

Plan d’expérience :• effectuer des observations sur des boussoles

en jouant avec l’aide d’aimants,• décider des phénomènes que l’on désire

modéliser,• mise en place du modèle,

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• tester le modèle en comparant son compor-tement aux expériences de début de projet.

L’objectif de ce projet est de sensibiliser auxnotions de fonctions trigonométriques, de géo-métrie et d’extrema de fonctions à valeurs réelles.

Les outils physiques à la disposition dugroupe :

• des boussoles,• des aimants.

Les outils mathématiques à la dispositiondu groupe :

• la notion d’angle et de produit scalaire,• la notion de maximum d’une fonction.

Phase d’observation

Dans cette phase, pour cette activité qui peutêtre effectuée en classe en un cours (après test)pour sa version la plus rapide, il faut distribuerdes boussoles aux élèves ainsi que des aimants.L’objectif est de leur faire observer quellessont les positions de la boussole en fonction dela position de l’aimant : deux observationsprincipales :

• la boussole s’aligne sur l’aimant et reste stable,• si l’on approche l’aimant pour le faire arri-

ver dans la direction opposée, la boussole semblerester sur place, mais le moindre choc la faitse retourner et rejoindre la position alignée,plus stable, de la ligne précédente.

alors, afin de faire comprendre la notionde système physique, il est possible de prendreun exemple intermédiaire : celui des montagnesrusses. Un chariot sur des montagnes russes atrois types de positions :

• le chariot est en pleine pente, s’il est lâché,il dévale vers le fond de la vallée,

• le chariot est sur un sommet, il ne bouge

pas, mais la moindre perturbation le fera déva-ler d’un côté ou de l’autre,

• le chariot est au fond d’un creux, on aurabeau le secouer, il restera au fond du creux.

Cet exemple montre que le système physiquepeut être hors équilibre (en mouvement poten-tiel), en équilibre stable (au fond du creux) oualors en équilibre instable (sur un sommet). Pourla boussole, on observe aussi ces trois états.

Construction du modèle

L’enjeu de cette partie est de leur faireconstruire une fonction d’énergie, à l’imagedes montagne russes, en plaçant les pointsd’intérêt que sont les équilibres stables etinstables. La fonction dépendra de l’angle dela boussole avec le champ extérieur (axe del’aimant) et variera entre deux valeurs maxi-males. De plus, il est possible de la tracer sanslever le crayon (pas d’à-coups dans le com-portement de la boussole quand on fait tournerl’aimant autour de la boussole) et le dessin serépète à chaque fois que l’on a fait un tour(remarque sur la périodicité).

Une possible complexification du modèleserait de prendre en compte deux boussoles eninteraction. Dans ce cas, la difficulté résideranon seulement dans la construction des champsmagnétiques émis par les boussoles mais aussidans la mise en place de l’expérience qui néces-site de manipuler de petites boussoles fortementaimantées.

Modèle numérique

Pour cette partie, il est possible de tracerla fonction sinus pour vérifier qu’elle colleeffectivement au modèle que l’on cherche àconstruire. Pour des élèves avancés (termina-le ou licence) il serait possible de mettre en placeune simulation pour les deux boussoles.