Moïse. Ce que dit la Bible...

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Moïse Ce que dit la Bible …et ce que disent les historiens et les scientifiques Au-delà du film de Ridley Scott Le passé éclaire le présent www.historia.fr JANVIER 2015 - N° 817 ALL 7,20 €/BEL 6,50 €/CAN 9,99 $CAN/DOM/S 6,70 €/ESP 6,70 €/GR 6,70€/ITA 6,70 €/PORT-CONT 6,70 €/LUX 6,70 €/MAR 60 DH/MAY 8,10 €/CH 11 FS/TOM/A 1570 XPF/TOM/S 880 XPF/TUN 6,80 TND 3’:HIKPKG=\UZ\UY:?a@s@b@h@k"; M 05067 - 817 - F: 5,70 E - RD

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À l'occasion de la sortie d'"Exodus : Gods and Kings" de Ridley Scott, Historia a enquêté sur le prophète de l'Ancien Testament et sur sa place dans l'imaginaire universel.

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MoïseCe que dit la Bible…et ce que disent les historiens et les scientifiques

Au-delà du film de Ridley Scott

Le passé éclaire le présentwww.historia.fr

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Malek ChebelMoïse occupe un rang privilégié dans le Coran. Comment expliquer cette place ? Éléments de réponse avec ce spécialiste de l’islam (p. 60).

Thomas RömerL’archéologie décèle des vérités enfouies sous la Torah. En par-ticulier sur la conquête de Canaan – sujet sur lequel s’est penché notre expert (p. 56).

Charles SzlakmannL’historien se déploie sur trois fronts : l’Exode (p. 46), l’inven-tion du monothéisme par Moïse (p. 50)et son statut d’icône universelle (p. 62).

Simon VeilleCe journaliste et his-torien passe les dix plaies d’Égypte au crible de la science. Il fait le point sur les hypothèses les plus crédibles (p. 42).

Marek HalterQui mieux que l’auteur de La Bible au féminin, grand spécialiste du peuple juif, pour nous éclairer sur le rôle de Tsippora, l’épouse de Moïse (p. 40) ?

Claudine Le Tourneur d’IsonRamsès II était-il le pharaon de l’Exode (p. 34) ? Les Égyptiens étaient-ils esclavagistes (p. 36) ? L’historienne balaie les idées reçues.

Richard LebeauQui était le vrai Moïse ? Entre hagiographie biblique et récit histo-rique, l’égyptologue démêle le vrai du faux et explore différentes pistes (p. 28).

Liliane CrétéHistorienne, elle a compulsé les sources mentionnant Moïse (p. 26) et révèle les liens étroits qui unissent Jésus et le guide du peuple hébreu (p. 58).

6 ActualitésLe XXIe siècle, otage du terrorisme

10 À l’afficheCiné, expos, jeux vidéo, DVD…

20 L’art de l’HistoireAlfred Sisley, un impres­sionniste so British

64 Ce jour-là5 janvier 1895 : la dégradation du capitaine Dreyfus

70 PortraitRaymond Auzias­TurenneIl s’installe en 1885 dans le Dakota comme éleveur de chevaux. Le début d’un rêve américain qui le mènera jusqu’au Canada.

76 Les hauts lieux de la préhistoireLe site de Dmanisi

78 L’inédit du moisUne ambassade de Tamerlan à la cour de Charles VI

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Moïse, ce que dit la Bible… et ce que disent les historiens et les scientifiquesÀ l’occasion de la sortie d’Exodus : Gods  and Kings, de Ridley Scott, Historia a enquêté sur le prophète de l’Ancien Testament et sur sa place dans l’imaginaire universel.

// 26 Retour aux sources

// 28 Qui est le vrai Moïse ?

// 34 Ramsès II, le pharaon de l’Exode ?

// 36 Les Égyptiens étaient-ils esclavagistes ?

// 40 Quel rôle pour son épouse, Tsippora ?

// 42 Que révèle la science sur les dix plaies d’Égypte ?

// 46 L’Exode, mythe ou réalité ?

// 50 Invente-t-il le monothéisme ?

// 56 L’archéologie confirme-t-elle la conquête de Canaan ?

// 58 Quelle place occupe-t-il auprès de Jésus ?

// 60 Pourquoi est-il si présent dans le Coran ?

// 62 Moïse, une figure universelle ?

80 L’air du tempsL’Été indien, de Joe Dassin

82 Pas si bête !Le rhinocéros, l’élu des rois

84 À tableLe broyé du Poitou

88 Spécial villeGap : un sommet millénaireLa plus haute préfecture de France a fait de sa localisation, à la croisée des routes commerciales, la clé de sa prospérité.

99 Un illustre inconnuJacques Laffitte

101 Un mot, une expressionBattre sa coulpe

103 Mots croisés

105 Idée reçueIsraël est reconnu en premier par les États-Unis

106 LivresBeaux livres de Noël – et notre sélection de biographies, romans, BD, essais…

114 Les couacs de l’HistoireLe président tombé du train

Dossier

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ACTUALITÉS Par Véronique Dumas

6 HISTORIA JANVIER 2015

Depuis une quinzaine d’années, le mode opératoire des fous de Dieu prend une tout autre tournure. Et ce, à un rythme effrayant.

LE XXIe SIÈCLE, OTAGE DU TERRORISME

Le jeudi 22 octobre à Ottawa, un Québé-cois de 32 ans converti à l’Islam et dont la radicalisation avait alerté les ser-vices de renseignements canadiens, sème la panique dans la ville. Après

avoir abattu l’un des deux soldats postés devant le monument aux morts, Michael Zehaf-Bibeau ouvre le feu dans le Parlem-ent. Il sera abattu par le chef de la sécurité du Parlement. La veille, un autre Canadien con-

verti à l’islam, Martin Rouleau, avait causé la mort d’un militaire près de Montréal. Tué également par un policier, il faisait partie des 90 Canadiens soupçonnés de préparer des actions terroristes dans le pays.

Les deux attentats, visiblement liés à l’extré misme islamique, ont été commis par des individus apparemment seuls, atteints de troubles psychologiques et, pour le premier, toxicomane. Leur rattachement ou non à une nouvelle forme de djihadisme individuel local, actif en Occident, fait débat au Canada. Ces actes, dont le but est bien de terroriser, s’inscrivent dans une longue liste d’événe-ments liés à la nébuleuse islamique, en aug-mentation notable après le 11 septembre 2001. Ses caractéristiques, en particulier leur mode opératoire, ont évolué au fil du temps.Personne n’a oublié les attentats qui ont pro-voqué l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center de New York, faisant près de 3 000 morts. Le matin du 11 septembre, 19 terroristes islamistes détournent quatre avions de ligne américains après avoir neu-tralisé l’équipage. Ayant suivi des cours de pilotage pendant plusieurs mois sur le sol américain sans jamais avoir été inquiétés, ils prennent en main les commandes, une pre-mière dans l’histoire du détournement aérien. Leur but ? S’écraser sur des lieux embléma-tiques de la puissance américaine. Lorsqu’un premier avion, le vol 11 d’American Airlines, parti de Boston, percute la tour nord, le doute est encore permis. Mais, dix-sept minutes plus tard, un deuxième appareil, le vol 175 d’United Airlines, lui aussi venu de Boston, fonce droit sur la tour sud. Des deux édifices touchés,

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ACTION GROUPÉE Le 11 septembre, le monde assiste à la double attaque contre le World Trade Center. Un attentat spectaculaire, minutieusement planifié par al-Qaida, « la Base » créée par Oussama Ben Laden en 1988.

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JANVIER 2015 HISTORIA 7

REPÈRES

IXes. Affirmation de la doctrine du djihad comme, notamment, stratégie défensive.

XIIes. La secte des Assassins, dirigée par Hassan ben Sabbah, sème la terreur en Iran.

XIVes. Tamerlan s’en prend à ses coreligionnaires de Perse et du sultanat de Delhi.

XVIIIes. Création du wahhabisme, doctrine rigoriste suivie par Oussama Ben Laden.

des volutes de fumée noire et des flammes montent vers le ciel, et l’on verra bientôt des personnes se jeter des fenêtres. Une vision d’horreur retransmise dans le monde entier. Il s’agit bien d’une attaque terroriste, d’une véritable déclaration de guerre au « Grand Satan », pilotée par le chef d’al-Qaida, Ous-sama Ben Laden, l’homme qui souhaite mon-dialiser le djihad, la « guerre sainte » menée contre les non-musulmans. Environ trois quarts d’heure plus tard, deux autres avions s’écrasent – l’un sur le Pentagone, l’autre en Pennsylvanie, en pleine campagne. Selon toute vraisemblance, l’objectif de ce qua-trième attentat était le Capitole.

Deux ans et demi plus tard, le 11 mars 2004, dix bombes dissimulées dans quatre trains de banlieue bondés font, vers 7 h 30, 191 morts et près de 2 000 blessés à Madrid et ses environs. Trois autres charges n’ont heureusement pas fonctionné. Elles ont été désamorcées par les forces de sécurité. Ces actions sont revendiquées le soir même par un mouvement proche d’al-Qaida. Trois semaines plus tard, la police espagnole cerne un bâtiment dans lequel se trouvent sept des terroristes impliqués. Ils se feront exploser, plutôt que de se rendre, tuant un policier.Le 7 juillet 2005, à Londres, une série de quatre attentats-suicides dans les transports en com-mun provoquent la mort de 56 personnes et fait 700 blessés. Les trois premiers ont lieu dans le métro, en l’espace de cinquante secondes. Le quatrième, qui se produit à l’étage supé-rieur d’un autobus à impériale, se déroule une heure plus tard. L’enquête menée par Scot-land Yard révélera qu’ils ont été commis par

quatre jeunes terroristes islamiques de natio-nalité britannique. Le 21 juillet, quatre autres attentats sont perpétrés exactement dans les mêmes conditions, trois dans le métro, le der-nier dans un autobus, et aux quatre points cardinaux de la capitale anglaise, le tout en une heure. Cette fois, seuls les détonateurs ont explosé, et aucune victime n’est à déplo-rer. Ces attaques déclenchent des polémiques dans l’opinion publique, dont la presse se fait

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ACTEISOLÉ Le 22 octobre, le parlement d’Ottawa (photo) est pris pour cible par Michael Zehaf-Bibeau, ressortissant canadien de 32 ans, plusieurs fois condamné par la justice de son pays et candidat au djihad en Syrie.

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DOSSIER

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AU NOM DE LA LOI Certaines études expliquent que les cornes du prophète seraient dues à une mau-vaise interprétation dans la version latine de la Bible : « cornu » pour « rayonnant » (Exode 34,29). Mais le verbe hébreu « qaran », qui signifie les deux à la fois, peut aussi être un choix assumé d’ambiguïté : en octroyant – à demi-mot – à un homme ces excroissances, attributs d’origine divine, l’auteur de ce verset exprimerait alors le statut unique de Moïse. S’il n’est pas la représentation du Dieu d’Israël, il en est, de manière définitive, son représentant.

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JANVIER 2015 HISTORIA 25

En salle le 24 décembre, le dernier film de Ridley

Scott, Exodus : Gods and Kings (dont les images specta-

culaires illustrent, en partie, les articles de ce dossier)

retrace la vie de Moïse. La version de l’Ancien Testament

est connue : nourrisson sauvé des eaux, élevé à la cour de

Pharaon, appelé par Dieu à affranchir de l’oppression

son peuple, les Hébreux, il fondera le judaïsme – voire

le monothéisme – après avoir enchaîné les prodiges.

Abracadabrantesque, son épopée ? Historiens, archéo-

logues, égyptologues et autres scientifiques, partis sur

les traces du « Moïse historique », nous livrent leurs

conclusions. Parfois plurielles, souvent surprenantes.

Un travail pharaonique quand on sait que les simples

« qui ? » et « quand ? » charrient une légion de conjec-

tures. Un travail qui brosse, au-delà de l’homme, le

portrait d’une figure symbolique, tour à tour libéra-

teur, médiateur, intercesseur et législateur. Un objet

de fascination – ou de rejet –, largement récupéré, qui

continue d’imprégner toutes les cultures.

MOÏSECe que dit la Bible… et ce que disent

les historiens et les scientifiques

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DOSSIER MOÏSE

42 HISTORIA JANVIER 2015

L’auteur

Historien et journaliste, il a consacré en 2013 un ouvrage à

un physicien de génie :

Einstein dans la tragédie

du XXe siècle (Imago).

Elles sont présentées dans la Bible comme des calamités déclenchées par la colère

divine. Géologues et épidémiologistes ne se satisfont pas de ces prodiges. Et proposent

leur propre interprétation. Plutôt étonnante.

Par Simon Veille

Que révèle la science sur les

dix plaies d’Égypte ?

« La plupart du temps, Dieu agit dans le cadre des lois naturelles »,

écrit un rabbin dans le New York Times du 4 avril 1996. Une manière originale de présen-ter les dix plaies comme de pos-sibles catastrophes naturelles, décryptables mais directe-ment provoquées par Dieu.

Le « carnet de bord » de Moïse est consigné dans le livre de l’Exode de l’Ancien Testa-ment. Avec l’aide de Dieu, il inflige à l’Égypte dix calami-

différentes qu’il est très diffi-cile de dater les événements. On pourrait les situer sous les règnes d’Ahmosis Ier (1580-1558 avant notre ère), Ramsès II (1304-1236), ou encore Psam-métique Ier (663-609) et Nékao II (609-594). Quant aux lieux de ces dix plaies, on peut citer Ava-ris, dans le delta du Nil, capitale de la dynastie sémitique des Hyksos ; la ville de Pi-Ramsès, citée dans la Bible (située sur les ruines d’Avaris) et qui sera mystérieusement abandonnée vers 1060, sûrement en consé-quence de l’assèchement de la branche la plus orientale du delta du Nil.

La stèle de la Tempête décrit un cataclysme

Il n’existe aucune trace his-torique ou archéologique rela-tant un quelconque exode du peuple d’Israël – un peuple dont la première mention figure sur la stèle du pharaon Méneptah, datant de – 1210 (lire p. 26). On peut néanmoins citer le papy-rus d’Ipou-er (entre – 2150 et – 1750), qui décrit l’invasion des Hyksos, chassés vers 1580 avant notre ère, et des catas-trophes naturelles en série (« Le Nil est devenu sang »).

La stèle de la Tempête, édi-fiée sous le pharaon Ahmosis – et récemment réinterprétée par les égyptologues Nadine Moeller et Robert Ritner –, décrit des vents effroyables qui seraient la conséquence de l’explosion du volcan de Thíra (Santorin), en Grèce : « La tem-pête a causé l’obscurité dans la région de l’Ouest », une obscu-rité qui évoque les ténèbres de la neuvième plaie… Les géolo-

tés qui obligent Pharaon à libé-rer le peuple d’Israël du joug de l’esclavage : le Nil se trans-forme en rivière de sang, toutes sortes d’insectes envahissent le pays, les épidémies se pro-pagent et toute la contrée est plongée dans l’obscurité. Ce n’est qu’au bout de la dixième plaie, la mort de tous les pre-miers-nés du pays, que Pha-raon cède enfin.

L’a r c h é o l o g u e I s r a ë l Finkesltein explique que le récit de l’Exode emprunte ses éléments historiques et géogra-phiques à des époques tellement

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BAIN DE SANG Dieu de l’Abon-dance et de la Vie, le Nil, en virant au rouge, devient un symbole de mort. Et si le respon-sable était un organisme végétal para-sitaire ?

NUÉE L’érup-tion du volcan de Santorin (Grèce) entre – 1628 et – 1600 serait à l’origine de désordres climatiques lourds de conséquences.

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LES COUACS DE L’HISTOIRE Par Joëlle Chevé

114 HISTORIA JANVIER 2015

Ensanglanté et titubant, Deschanel s’efforce de convaincre de son identité un cheminot rencontré par hasard, du nom providentiel de Radeau…

Élégant et brillant, Paul Des-chanel, qui a obtenu le plus beau score de la IIIe République contre « le Tigre » Georges Cle-menceau, est fatigué après sept

mois de présidence qui lui donnent le sentiment de n’être qu’un « rouage inutile » face au Parlement et au pré-sident du Conseil. La nuit du 23 mai 1920, dans le train qui file vers Lyon, il ressasse ses frustrations et songe à la prochaine étape de son voyage, Montbrizon, où il doit inaugurer un monument aux morts. Pas de quoi alléger ses pensées ni celles des Fran-çais, qui peinent à se remettre des horreurs de la Grande Guerre.Bien qu’il ait pris un somnifère, il ne parvient pas à fermer l’œil tant la cha-leur est insupportable. Engourdi, il ouvre la fenêtre à guillotine et aspire l’air montant des plaines du Gâtinais. Étonné peut-être par la faible vitesse du train aux abords de Montargis, il se penche pour distinguer la voie

ou pour sentir plus vivement la fraî-cheur. Il se penche un peu plus, un peu plus encore, perd l’équilibre et bas-cule dans le vide, tandis que le train disparaît paisiblement dans la nuit. Il est 23 h 15, et la dignité du président de la République française a fait nau-frage sur le remblai d’un ballast !Ensanglanté et titubant, Deschanel s’efforce de convaincre de son identité un cheminot de rencontre, du nom providentiel d’André Radeau : « Oui, mon ami, cela va vous étonner, parfai-tement, je suis le président de la Répu-blique ! » Radeau est sceptique sur les facultés mentales et le taux d’alcoo-lémie de ce zozo en pyjama retrouvé aux abords… d’un asile d’aliénés ! Il

le conduit chez le garde-barrière Gus-tave Dariot, dont l’épouse panse et couche cet hôte aux pieds étonnam-ment propres – « Ce ne pouvait être qu’un monsieur ! » – qui ressemble fort au portrait officiel du président ornant la guérite. L’alerte est donnée. Stupeur du sous-préfet de Montargis, découvrant, à 6 heures du matin, dans le lit conjugal des gardes-barrière, le président de la République en bonnet de nuit ! Et panique, une heure plus tard, lorsqu’est découverte sa dispa-rition dans le train arrivant en gare de Roanne. Deux jours après sa mésa-venture, Deschanel préside le conseil des ministres ! Mais les chiens sont lâchés, surtout les chansonniers. La France se gondole et fredonne :

« Il n’a pas oublié son pyjamaC’est épatant et c’est comm’ça !Il n’a pas oublié son pyjamaIl est verni l’chef de l’État »

Une scie, parmi beaucoup d’autres, que ni Deschanel ni son entourage ne chercheront à interdire. Mais le 21 septembre, accablé par des rumeurs plus ou moins farfelues le décrivant grimpant aux arbres, signant des actes officiels « Napo-léon » ou gambadant en tenue d’Adam ceint du ruban de la Légion d’hon-neur, Deschanel démissionne après un discours poignant. Déclencheur – et victime – du premier grand fou rire national de l’après-guerre, il est cependant très vite oublié. Mais pas son pyjama, qui a ouvert une voie nou-velle à la déconsidération de la fonc-tion présidentielle, désormais et plus que jamais « pleine de traverses »… L

Incident voyageur sur la ligne Paris-Lyon : un individu en pyjama rayé est signalé errant sur le ballast. Un échappé d’un asile d’aliénés ?

Le président tombé du train