Mémoire Michel Crispo Maîtrise en philosophie

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Trolleyologie et utilitarisme Mémoire Michel Crispo Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Michel Crispo, 2017

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Trolleyologie et utilitarisme

Mémoire

Michel Crispo

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Michel Crispo, 2017

Trolleyologie et utilitarisme

Mémoire

Michel Crispo

Sous la direction de :

Patrick Turmel, directeur de recherche

iii

Résumé

En 1967, Philippa Foot formule une expérience de pensée tellement

populaire qu’elle deviendra une véritable sous-discipline de l’éthique. Le dilemme

du tramway et plusieurs de ses variantes permettent de formuler et d’illustrer

plusieurs critiques à l’encontre d’une théorie normative importante, l’utilitarisme.

Ces critiques peuvent être regroupées sous deux problèmes principaux : le

sacrifice des autres et le sacrifice de soi. Les partisans de l’utilitarisme répondent

néanmoins à ces critiques de plusieurs façons. Certains soutiennent que des

erreurs d’interprétations de la théorie utilitariste sont à l’origine des critiques.

D’autres rejettent les intuitions à la base de ces problèmes. Finalement, certains

profitent des critiques pour développer une variante de l’utilitarisme qui répond aux

commentaires. Nous soutenons dans le mémoire qu’aucune de ces stratégies ne

constitue une réponse finale aux critiques soulevées.

iv

Table des matières Résumé iii

Table des matières iv

Liste des figures v

Dédicace vi

Introduction 1

Chapitre 1 : Le dilemme du tramway et ses variantes 6

1.1 Le dilemme du tramway 6

1.2 « Bystander’s three options » 10

1.3 La transplantation et le « fat man » 12

1.4 La doctrine du double effet 18

1.5 Le dilemme du « loop » 20

1.6 « Loop + Main Line » 23

1.7 Doctrine du triple effet 24

1.8 « Six behind one », « Extra push », « Two loop case » et « Illuminated Trolley » 26

1.9 Conclusion 29

Chapitre 2 : Les limites de l’utilitarisme 31

2.1 Objection du sacrifice des autres 32 2.1.1 Le sacrifice de certaines personnes 32 2.1.2 Le problème des fanatiques 38 2.1.3 Le problème de la distribution 44

2.2 Objection du sacrifice de soi 47 2.2.1 Le problème du sacrifice de soi 48 2.2.2 Le problème de l’intégrité 51

2.3 Le rôle de l’intention 55

2.4 Conclusion 58

Chapitre 3 – La défense de l’utilitarisme 60

3.1 Erreurs d’interprétation (réfuter a) 61

3.2 Le rejet des demandes déraisonnables (réfuter b) 66

3.3 Acceptation des cas extrêmes et des critiques (réfuter c) 69 3.3.1 Utilitarisme de la règle 70 3.3.2 Utilitarisme négatif 78 3.3.3 Utilitarisme à deux niveaux 84

3.4 Conclusion 89

Conclusion 90

Bibliographie 94

v

Liste des figures

Figure 1. Dilemme du tramway original 7

Figure 2. Dilemme du tramway - observateur extérieur 8

Figure 3. « Bystander's three options » 11

Figure 4. « Fat man » 14

Figure 5. « Trap door » 17

Figure 6. « Loop » 21

Figure 7. « Loop + main line » 24

Figure 8. « Six behind one » 26

Figure 9. « Two loop case » 27

Figure 10. « Extra push » 28

vi

Dédicace

À mes parents

1

Introduction

Au mois de juin 2005, un commando spécial de quatre soldats de l’armée

américaine se retrouve dans un village d’Afghanistan rempli de soldats ennemis

pour une mission secrète : retrouver un chef terroriste lié aux talibans. Les

membres du commando sont cependant repérés par deux bergers, un adolescent

de 14 ans et leurs troupeaux de chèvres, mettant en danger non seulement la

réussite de leur mission, mais également leurs propres vies. En raison de plusieurs

circonstances, seules deux options s’offrent aux soldats américains; soit ils

respectent leurs règles d’engagement et laissent la vie sauve aux bergers qui iront

avertir les talibans, faisant ainsi échouer leur mission et mettant leurs vies en

danger, ou bien ils tuent les bergers et l’adolescent, ces derniers devenant des

victimes malheureuses d’un calcul rationnel qui déterminera ultimement que les

conséquences positives d’un tel acte (la vie épargnée des soldats de l’armée

américaine, la mort du chef taliban, etc.) surpassent la mort de victimes

innocentes. Les soldats décideront finalement de laisser la vie sauve aux bergers,

faisant finalement échouer leur mission et ne laissant qu’un seul survivant parmi

les soldats américains.

Ce dilemme moral tiré d’un fait réel illustre bien l’opposition classique entre

deux courants éthiques - l’utilitarisme et l’éthique déontologique - qui a fait couler

beaucoup d’encre au cours des derniers siècles. En effet, plusieurs débats moraux

contemporains peuvent être abordés sous l’angle de cette opposition entre, d’un

côté, ceux qui jugent de la moralité des actions à partir de leurs conséquences et,

de l’autre, ceux qui affirment qu’il existe des règles morales qu’on ne doit jamais

transgresser, peu importe les conséquences. S’inscrivant à l’intérieur de ce débat,

la philosophe britannique Philippa Foot, dans un article de 1967 intitulé « The

Problem of Abortion and the Doctrine of the Double Effect », formule une

expérience de pensée qui aura une influence majeure dans l’approfondissement

de cette impasse à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle. Cette

expérience de pensée, connue sous le nom de « dilemme du tramway », fera

même naître une sous-discipline en éthique connue sous le nom de

2

« trolleyology » qui creusera davantage la première version de l’expérience de

pensée créée par Foot, en proposant différentes variantes du dilemme original.

Plus précisément, la « trolleyology » développe une réflexion sur les limites et les

mérites de deux théories morales : l’utilitarisme et l’éthique déontologique.

Dans le cadre de ce mémoire, nous allons nous concentrer sur les limites de

la première de ces théories normatives, l’utilitarisme, qui stipule qu’on doit

maximiser les bonnes conséquences et minimiser les mauvaises conséquences.

Pour être plus précis, l’utilitarisme de l’acte, tel que développé d’abord par Jeremy

Bentham, soutient que la valeur d’une action dépend de ses conséquences sur la

somme des plaisirs et des souffrances des individus. En effet, puisque les

motivations principales des individus concernent la recherche de plaisirs et

l’évitement de douleurs, Bentham soutient qu’on doit chercher à maximiser ces

premiers et à minimiser ces dernières. Dans cette optique, la bonne action sera

celle qui permet de choisir un état de fait où la somme totale de plaisirs par rapport

aux souffrances sera maximale. John Stuart Mill, élève de Bentham, défendra

également une conception semblable de l’utilitarisme, mais avec quelques

nuances, en affirmant :

La doctrine qui donne comme fondement à la morale l’utilité ou le principe du plus grand bonheur, affirme que les actions sont bonnes ou sont mauvaises dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur. Par « bonheur », on entend le plaisir et l’absence de douleur; par « malheur », la douleur et la privation de plaisir.1

Ainsi, ce sont les conséquences de l’action qui sont importantes, et plus

précisément le bonheur ou le plaisir qu’elles créent par rapport à la douleur ou la

souffrance qu’elles provoquent. En résumé, le principe de la plus grande somme

de bonheur stipule qu’on devrait chercher à produire le plus grand bonheur pour le

plus grand nombre.

1 Mill, 1988, p.48-49

3

Dans les deux premières parties de ce mémoire, nous nous en tiendrons à

la version classique de l’utilitarisme de l’acte, c’est-à-dire celle développée

principalement par Bentham et Mill, bien que quelques différences séparent ces

auteurs. Nous allons également ignorer le problème de la définition de l’utilité, que

celle-ci soit le plaisir, le bonheur, le bien-être, les préférences ou les intérêts. Nous

utiliserons ces termes indépendamment des différences et des critiques qui ont été

apportées à propos de chacune de ces perspectives sur ce que l’on doit ou peut

réellement maximiser et sur les interprétations possibles de ce qui est utile. Ainsi,

dans la suite de notre texte, nous traiterons ces éléments comme s’ils étaient

équivalents, de sorte que lorsque nous disons que l’utilitarisme soutient la

maximisation des plaisirs, nous entendons également la maximisation du bonheur

ou du bien-être.

Dans cette optique, ce mémoire propose d’étudier le dilemme du tramway et

les différentes variantes développées au cours des années dans le but de

déterminer les critiques de l’utilitarisme qu’elles illustrent et comment ce dernier

répond à ces critiques.

Avant de commencer, nous devons cependant répondre aux voix de plus en

plus nombreuses qui s’élèvent pour ridiculiser et minimiser l’importance de ce type

d’expériences de pensée, stipulant que le dilemme du tramway est beaucoup trop

éloigné de la réalité pour pouvoir en tirer réellement quoi que ce soit de pertinent2.

Bien que ces scénarios soient en effet artificiels, il n’en demeure pas moins qu’ils

permettent de comprendre les intuitions morales des individus. En utilisant des

scénarios artificiels, on peut développer une sorte de méthode scientifique

permettant de changer un seul paramètre de l’expérience de pensée afin de

déterminer si ce changement possède une certaine importance morale dans les

intuitions des agents. On arrive ainsi à tester indépendamment chaque élément ou

distinction pour voir si ceux-ci ont une importance morale. De plus, on parvient à

construire des théories normatives à partir des intuitions morales des individus

2 Bauman et als., 2014

4

révélées par ces expériences ou encore à tester les théories normatives existantes

afin de déterminer si elles passent le test de la réalité. Bien entendu, ces intuitions

morales ne peuvent pas être déterminantes et finales dans le rejet ou l’approbation

de théories normatives, car de ce qui est ne peut être déduit nécessairement ce

qui devrait être. Il n’en demeure pas moins qu’elles peuvent être révélatrices

lorsqu’elles sont utilisées à bon escient. Dans cette optique, Frances Kamm

défend le recours à ces expériences de pensée en affirmant :

Philosophers using this method try to unearth the reasons for particular responses to a case and to construct more general principles from these data. They then evaluate these principles in three ways: Do they fit the intuitive responses? Are their basic concepts coherent and distinct from one another? Are the principles or basic concepts in them morally plausible and significant, or even rationally demanded? The attempt to determine whether the concepts and the principles are morally significant and even required by reason is necessary in order to understand why the principles derived from cases should be endorsed.3

Dans un premier temps, nous présenterons le dilemme du tramway et

différentes variantes de cette expérience de pensée afin de mettre de l’avant

certaines distinctions et certains principes qui semblent avoir une importance

morale chez les individus. Pour cette première partie, nous nous référerons aux

articles écrits entre autres par Philippa Foot et Judith Jarvis Thomson concernant

le dilemme du tramway ainsi que la variante principale, intitulée le « fat man ». À

partir de ces expériences de pensée, nous recenserons certains principes et

distinctions morales qui ont été apportées afin d’expliquer les intuitions morales

des individus.

À partir de ce point, nous développerons deux critiques principales pouvant

être adressées à l’encontre de l’utilitarisme : le problème du sacrifice des autres et

le problème du sacrifice de soi. La forme de ces critiques est généralement

semblable, c’est-à-dire que ces dernières affirment tout d’abord que l’utilitarisme

nous demande d’agir de telle façon. Or, aucune théorie morale ne peut prôner

3 Kamm, 1998, p.6-7

5

d’agir de cette façon. Subséquemment, l’utilitarisme ne serait pas une théorie

morale acceptable. C’est donc à partir de plusieurs expériences de pensée que

nous verrons que l’utilitarisme permet ou oblige le sacrifice de certains aspects des

individus, que ce soit leurs intérêts, leurs désirs, leur bien-être, ou, dans le pire des

cas, leurs vies. De plus, l’utilitarisme ne demande pas seulement à l’agent de

sacrifier d’autres individus, mais également, parfois, de se sacrifier si cela permet

une plus grande somme totale d’utilité. L’intégrité physique, morale et

psychologique de l’agent peut alors être sacrifiée au bénéfice des autres.

Dans la dernière partie, nous tacherons de répertorier les réponses

apportées par les défenseurs de l’utilitarisme pour réfuter les objections formulées

à son égard, afin d’évaluer ensuite si ces réponses sont suffisantes pour dépasser

les critiques. L’utilitarisme peut répondre aux objections de trois façons. Il peut

démentir l’affirmation selon laquelle l’utilitarisme demande d’agir d’une manière

injuste en soutenant qu’il s’agit d’une erreur d’interprétation de sa doctrine.

L’utilitarisme peut également défendre les situations qui semblent contre-intuitives,

notamment en rejetant les intuitions des individus allant à l’encontre de

l’utilitarisme. Une dernière voie consiste à concéder qu’il se trompe lorsque

confronté à certains cas extrêmes, mais que cela ne suffit pas à rejeter sa théorie

morale puisque toute théorie normative sera confrontée à des cas limites. Nous

terminerons en examinant quelques variantes de l’utilitarisme (utilitarisme de la

règle, utilitarisme négatif et utilitarisme à deux niveaux) qui ont tenté de répondre

aux objections formulées à son endroit.

6

Chapitre 1 : Le dilemme du tramway et ses variantes 1.1 Le dilemme du tramway

Le « dilemme du tramway » est une expérience de pensée développée en

1967 par Philippa Foot dans un article intitulé « The Problem of Abortion and the

Doctrine of the Double Effect ».4 Dans son texte, Philippa Foot fait intervenir

plusieurs expériences de pensée afin de découvrir les distinctions morales

importantes qui doivent être considérées dans des problèmes d’éthique appliquée,

notamment concernant l’avortement. Ainsi, après avoir utilisé le cas d’une

personne bouchant la sortie d’un tunnel et celui d’un juge pouvant emprisonner

des innocents afin de sauver la vie de plusieurs autres personnes, elle a recours à

une expérience de pensée qui sera reprise de nombreuses fois et qui subira un

grand nombre de modifications, à savoir le dilemme du tramway.

Le dilemme du tramway (figure 1), dans sa version originale, demande au

lecteur de se mettre dans la peau d’un conducteur de tramway alors que l’appareil

n’a plus de frein et se dirige vers cinq personnes travaillant sur un chemin de fer.

Le conducteur ne peut avertir ni prévenir les cinq travailleurs et ces derniers n’ont

aucun moyen de se sauver et d’ainsi éviter la collision avec le tramway. De plus,

aucune autre personne n’est présente pour empêcher la collision, de sorte que l’on

sait, hors de tout doute, que les travailleurs seront frappés par le tramway, les

tuant assurément.

Néanmoins, le conducteur du tramway dispose de la possibilité de faire

dévier le tramway et d’emprunter un autre embranchement de la piste,

embranchement sur lequel un autre individu travaille, seul. Son geste aura donc

nécessairement comme conséquence de tuer cet individu. Les conditions

mentionnées précédemment à propos des cinq travailleurs s’appliquent également

à cette personne : on ne peut l’avertir ni la prévenir et elle ne peut pas éviter la

4 Foot, 1967

7

collision :

To make the parallel as close as possible it may rather be supposed that he is the driver of a runaway tram which he can only steer from one narrow track on to another; five men are working on one track and one man on the other; anyone on the track he enters is bound to be killed.5

L’agent doit alors se mettre dans la peau du conducteur et se demander s’il

fait dévier le tramway sur la voie secondaire, sauvant ainsi les cinq individus, mais

tuant la personne seule, ou bien s’il laisse le train sur la voie principale, tuant ainsi

ces cinq personnes, mais épargnant la vie de la personne sur la voie secondaire.

Figure 1. Dilemme du tramway original6

Voilà comment se présente la version originale du dilemme du tramway.

Mais il est important de mentionner que dans la plupart des versions subséquentes

de ce dilemme, la position de l’agent fut modifiée. Au lieu d’être le conducteur du

tramway, il est plutôt question d’un spectateur de la scène qui n’a absolument

aucune implication et aucune responsabilité professionnelle dans la collision à

venir entre le tramway et les autres personnes. Il devient un observateur extérieur

5 Ibid., p.10 6 Julien, 2012

8

qui peut tirer un levier permettant de faire bifurquer le tramway sur la voie

secondaire (figure 2).

Figure 2. Dilemme du tramway - observateur extérieur7

Dans une autre version, l’agent est une personne qui se réveille dans le

tramway et se rend compte que le conducteur a perdu connaissance. L’agent est

la seule personne pouvant faire dévier le tramway.8 Ces différences ont pour but

de s’assurer, contrairement à ce qui pouvait être suggéré au départ, que l’agent

n’a aucune responsabilité dans la création du danger et n’a aucune obligation

professionnelle envers les individus se trouvant sur le chemin de fer.

Pour Judith Jarvis Thomson, celle qui a relevé cet important élément et qui

a proposé la modification, la distinction entre la version originale et celle impliquant

une personne extérieure au problème est importante puisqu’elle influence la

réponse à apporter au dilemme. Il faut savoir que Thomson était critique envers la

position de Foot, selon qui l’élément important dans le dilemme du tramway réside

dans la préséance des devoirs négatifs sur les devoirs positifs, c’est-à-dire entre

un principe de non-interférence et un principe d’aide aux personnes en difficulté.

Selon Foot, le dilemme du tramway, dans sa version originale, implique deux 7 Edmonds, 2013, p. 9 8 Thomson, 1976

9

devoirs négatifs qui s’affrontent : d’une part, ne pas tuer les cinq personnes,

d’autre part, ne pas tuer la personne sur la voie secondaire. Dans cette version du

dilemme, l’agent est en partie responsable de la mort des cinq personnes puisqu’il

est le conducteur du tramway, c’est-à-dire qu’il est en train – sans jeu de mots! - de

tuer les cinq individus. Or, selon Thomson, la situation est complètement différente

si la personne n’a aucune implication dans le problème. Dans ce cas, un devoir

positif (venir en aide aux cinq personnes) affronte un devoir négatif (ne pas tuer la

personne seule). En effet, lorsque l’agent est une personne extérieure au

problème, elle n’est pas responsable de la mort des cinq individus, contrairement

au conducteur de tramway qui peut détenir une certaine responsabilité. Dans ce

cas, si l’on adopte la position de Foot concernant la préséance des devoirs

négatifs sur les devoirs positifs, la décision de l’agent serait donc de laisser mourir

les cinq personnes plutôt que de tuer la personne seule.

Néanmoins, selon Thomson, la position de Foot de favoriser les devoirs

négatifs sur les devoirs positifs est erronée puisqu’elle mène l’observateur

extérieur à laisser les cinq personnes mourir (devoir positif de venir en aide) pour

respecter son devoir négatif de ne pas tuer d’individu, ce qui va à l’encontre de nos

intuitions. De plus, il semble absurde, pour Thomson, qu’une si petite différence (le

conducteur plutôt qu’un spectateur impartial) puisse avoir un impact aussi grand

sur la résolution du problème et vienne modifier la réponse apportée au dilemme

du tramway. Quoi qu’il en soit, l’élément important à retenir est que les versions

subséquentes du dilemme du tramway placent l’agent dans la peau d’un

observateur extérieur ayant le choix de tirer un levier pour faire dévier le tramway

sur une voie secondaire, l’agent n’étant ainsi pas responsable de la situation pour

plutôt être complètement extérieur à celle-ci.

Dans le cadre de ce mémoire, nous allons nous référer à la version de

l’observateur extérieur avec la possibilité de tirer le levier lorsque nous

mentionnerons le « dilemme du tramway » et non pas à la version originale de

Foot. Il est plus facile, de cette façon, d’isoler certaines variantes et distinctions

10

importantes. Cela nous permet également de discuter plus directement des textes

ultérieurs qui se sont attaqués à ce problème, utilisant, au moins comme point de

départ, cette version du dilemme du tramway.

Cela étant dit, le problème demeure entier, même avec la présence d’un

observateur extérieur : ce dernier doit-il tirer le levier pour faire dévier le tramway,

entraînant la mort d’une seule personne, ou doit-il ne pas agir et laisser les cinq

personnes mourir? À ce propos, si l’on en croit les études en psychologie morale

et en philosophie expérimentale réalisées à ce sujet, c’est environ 90 % des gens

à qui on présente le dilemme qui affirment qu’ils tireraient le levier afin de faire

dévier le tramway, sauvant ainsi les cinq individus sur la voie principale au

détriment de la personne sur la voie secondaire.9

1.2 « Bystander’s three options »

Pour revenir à Judith Jarvis Thomson, celle-ci a proposé une autre variante

du dilemme du tramway dans un article récent10 qui illustre le problème du sacrifice

de soi et de la possibilité de tirer le levier. En effet, dans cette variante intitulée le

« bystander’s three options » (figure 3), l’agent dispose du même choix que dans

le dilemme du tramway original, c’est-à-dire qu’il peut laisser le tramway percuter

cinq individus ou tirer le levier vers la droite pour faire bifurquer le tramway sur la

voie secondaire où se trouve une seule personne. Mais il peut également tirer le

levier vers la gauche, ce qui fait dévier le tramway sur une deuxième voie

secondaire où il se trouve lui-même. Il ne peut pas éviter le tramway, de sorte qu’il

mourra dans la collision avec le tramway.

9 Hauser et al. (2007) ont obtenu un résultat de 89 %, alors que Mikhail (2007) a obtenu 90 % pour la version « Switch », c’est-à-dire avec un observateur extérieur tirant le levier et 94 % pour le dilemme du tramway original. Des résultats moins élevés de 77 % ont été obtenus par un test en ligne de la BBC (http://news.bbc.co.uk/2/hi/uk_news/magazine/4954856.stm) 10 Thomson, 2008

11

Figure 3. « Bystander's three options »11

Dans ce contexte, Thomson soutient que l’agent ne peut pas choisir de tirer

le levier vers la droite pour sacrifier un autre individu puisqu’il « fait payer le coût

de la bonne action à un autre individu parce qu’il n’est pas prêt lui-même à payer

ce prix. »12 Ainsi, si nous ne sommes pas prêts à sacrifier notre propre vie pour

sauver les cinq personnes, nous ne pouvons pas exiger de l’autre personne sur la

voie secondaire de le faire également, de sorte que nous ne pouvons pas tirer le

levier vers la droite dans ce dilemme.13 Pour le dire autrement, nous ne pouvons

pas prendre la décision de sacrifier une tierce personne qui ne voudrait pas, si elle

avait le même choix dont nous disposons, se sacrifier. Cette variante du dilemme

du tramway permet à Thomson de développer le principe qui stipule qu’on ne peut

11 Julien, 2012 12 Ibid., ma traduction, p.365. 13 Or, des expériences menées par Huebner et Hauser (2011) semblent contredire en partie les intuitions de Thomson, puisqu’ils ont découvert qu’entre 33,7 % et 38,3 % des gens étaient prêts à se sacrifier en tirant le levier vers la gauche, une proportion légèrement moindre que ceux qui tirent le levier vers la droite pour sacrifier l’autre individu (entre 43 % et 48 %). De plus, les auteurs relèvent une différence dans ce dilemme par rapport au dilemme du tramway original, dans la mesure où sont introduites des raisons relatives à l’agent dans le « bystander’s three options » puisque nous pouvons avoir des raisons relatives à nous-mêmes de ne pas tirer le levier. En effet, dans ce cas, nous connaissons un des individus impliqués dans cette variante, contrairement au dilemme du tramway original.

12

pas tuer une autre personne pour en sauver cinq si nous pouvons nous sacrifier

afin de les sauver. Selon Thomson, puisque peu d’individus sont enclins à payer

ce prix, alors on ne peut pas tuer une autre personne pour sauver d’autres

individus. Qui plus est, on peut dériver de ce dernier principe une autre maxime qui

nous indique qu’on peut laisser cinq personnes mourir si la seule façon de les

sauver implique de se sacrifier personnellement.

À partir de ces principes, on peut comprendre pour quelles raisons l’agent

ne peut pas, dans le dilemme du tramway original, tirer le levier même s’il n’a pas

la possibilité de se sacrifier, puisque pour Thomson, ce n’est pas parce qu’on ne

possède pas la possibilité de le faire que cela a une valeur morale et que cela doit

modifier notre façon de répondre au problème. Thomson ne voit pas pour quelles

raisons la solution éthique dans le cas du dilemme du tramway devrait être

différente de celle du « bystander’s three option’s », dans la mesure où la seule

différence entre ces deux cas est que, dans le dernier, nous avons la possibilité de

nous sacrifier. Si nous ne pouvons pas tirer le levier dans le second cas, alors

nous ne le pouvons pas davantage dans le premier cas. Elle en conclut alors que

l’on doit laisser mourir cinq personnes si cela implique de tuer une personne.14

1.3 La transplantation et le « fat man »

Cela étant dit, malgré leurs divergences à propos du principe permettant de

solutionner le dilemme du tramway, Foot et Thomson ne croient pas que les

agents moraux devraient avoir recours à l’utilitarisme pour déterminer la bonne

action à accomplir. En effet, dans le même texte où elle introduit le dilemme du

tramway, Foot fait intervenir une autre expérience de pensée qui invoque

également un cas où les vies de cinq individus peuvent être sauvées par la mort

14 Une étude de Di Nucci (2013) vient soutenir la position de Thomson dans la mesure où il a découvert que les gens étaient plus nombreux à laisser le tramway percuter les cinq personnes après avoir répondu au dilemme du « bystander’s three options » que lorsque ce n’est pas le cas (61 % par rapport à 33 %). Cependant, il est important de mentionner que le pourcentage de personnes qui tire le levier dans le dilemme du tramway original lorsqu’aucun autre dilemme ne leur est fourni auparavant est beaucoup plus bas (67 %) que dans les autres études effectuées.

13

d’une autre personne innocente. Dans cette expérience de pensée intitulée « la

transplantation », le lecteur doit se mettre dans la peau d’un médecin qui traite cinq

patients qui ont chacun des problèmes de santé graves impliquant la défaillance

d’un de leurs organes. Si rien n’est fait dans les plus brefs délais, ces cinq

individus mourront. Or, il s’avère que le médecin sait qu’une autre personne en

parfaite santé actuellement en visite à l’hôpital dispose des organes nécessaires à

la survie des cinq patients. L’agent pourrait alors tuer cet individu afin de

redistribuer ses organes aux cinq patients et les sauver d’une mort certaine, et ce,

sans que personne ne soit au courant et sans aucune conséquence négative

(professionnelle ou judiciaire) sur le médecin. Les patients sauvés pourraient vivre

normalement et recouvrer la santé. La question dans ce contexte est de savoir si

l’agent doit tuer la personne pour sauver les cinq patients ou s’il doit plutôt ne rien

faire et laisser les cinq patients mourir.

Un autre exemple semblable a été développé par Judith Jarvis Thomson,

mais en partant du dilemme du tramway créé par Foot. Dans cette variante du

dilemme du tramway, nommée « Fat Man », « Footbridge » ou « Push »

(figure 4)15, Thomson demande au lecteur de se mettre à la place d’une personne

sur un viaduc qui voit en dessous de lui un tramway qui se dirige sur cinq individus

travaillant sur le chemin de fer. Or, il se trouve qu’il y a une autre personne à côté

d’elle sur le viaduc qui regarde la scène se dérouler. Cet « homme gros » (ou avec

un lourd sac à dos selon la version neutre) se retrouve sur le bout du viaduc et

regarde en dessous d’elle ce qui va se passer. On sait hors de tout doute qu’on

pourrait facilement pousser cette personne en bas du viaduc afin qu’elle tombe sur

la voie ferrée, ce qui aurait pour effet de provoquer une collision avec le tramway.

Cette collision ferait ainsi dérailler le tramway en raison de la corpulence de

l’individu, de sorte que les cinq individus sur la voie ferrée seraient sauvés au

détriment de la grosse personne (ou celle avec le lourd sac) qui mourra

assurément. Il est important de mentionner qu’il n’y a aucune personne aux

alentours et que l’agent n’est pas de forte taille, de sorte qu’il ne peut pas choisir

15 Thomson, 1976

14

de se sacrifier. La question dans ce contexte est de savoir s’il est permis ou même

requis moralement de pousser la personne sur la voie ferrée.

Figure 4. « Fat man »

16

D’un point de vue strictement utilitariste, il semblerait que de tuer la

personne, dans le cas de la transplantation, ou de pousser la grosse personne,

dans le dilemme du « fat man » soient les bonnes actions à faire, puisque cela

permettrait de sauver la vie des cinq personnes au détriment de la vie d’un seul

individu (en prenant pour acquis dans notre expérience de pensée que cela ne

provoque pas d’autres effets négatifs, comme la peur d’être tuée pour se faire

prélever des organes par exemple). Dans ces deux cas, en suivant l’utilitarisme de

l’acte, on a juste à mettre en balance les différentes conséquences qui pourraient

advenir selon chaque possibilité d’action et choisir celle qui permet de minimiser la

souffrance et maximiser le bien-être. Dans le cas de la transplantation, tuer la

personne permet de ne faire qu’une seule victime puisque la transplantation

d’organes permet de sauver les cinq autres individus. En ne faisant rien, le résultat

de notre action (ou inaction) est la mort des cinq personnes, ce qui est un état de

fait pire que celui où on tue la personne pour prélever ses organes. Il en va de

même dans le cas du « fat man » où l’action de pousser la grosse personne

16 Edmonds, 2013, p. 37

15

permet ultimement d’en sauver cinq. Le résultat du calcul utilitariste entre les

conséquences négatives et les conséquences positives est en fin de compte

meilleur lorsqu’on pousse la grosse personne que lorsqu’on ne le fait pas, puisque

dans ce dernier cas, cinq personnes décèdent tandis que dans l’autre, une seule

personne meurt. Bref, dans les deux expériences de pensée, l’utilitarisme semble

nous indiquer qu’il est de notre devoir moral de faire advenir les meilleures

conséquences, à savoir de tuer la personne pour sauver les cinq autres.

Cependant, notre intuition morale semble nous dire qu’il est mal de tuer

l’individu pour prélever ses organes ou de pousser la personne afin de faire

dérailler le train. On croit instinctivement qu’il y a une différence entre les cas du

« fat man » et de la transplantation d’un côté, et celui du dilemme du tramway de

l’autre côté. L’utilitarisme de l’acte ne peut pas rendre compte de cette différence

entre ces expériences de pensée, puisque pour cette dernière, les conséquences

de nos actions sont la seule variable importante. Lorsque les conséquences sont

identiques, comme c’est le cas dans les trois expériences de pensée mentionnées

précédemment, l’utilitarisme nous indique qu’on doit minimiser les conséquences

négatives et maximiser les conséquences positives, peu importe le moyen utilisé

(en considérant que cela ne crée pas d’autres conséquences).

Or, il semble y avoir une différence entre ces cas, car notre intuition morale

désapprouve le prélèvement des organes de la personne innocente ou la poussée

de la grosse personne alors qu’elle approuve la bifurcation du tramway sur la

personne seule. Ces intuitions sont d’ailleurs confirmées par des expériences

réalisées en psychologie qui ont démontré que lorsqu’ils sont confrontés aux

problèmes du « fat man » ou de la transplantation, seulement 10 % des gens

croient qu’il est moralement permis de pousser la grosse personne ou de tuer la

personne innocente pour prélever ses organes.17 Comparativement au 90 %

d’approbation dans le cas du dilemme du tramway, on peut voir que les gens ont

instinctivement la conviction qu’il y a une différence morale importante entre ces 17 10 % dans le cas de la transplantation et du « fat man » pour Mikhail (2007) et 11 % pour Hauser (2007)

16

expériences de pensée, distinction que l’utilitarisme rejette. On retrouve cette

asymétrie entre ces deux expériences de pensée chez tous les individus, peu

importe leur niveau d’éducation, leur sexe, leur âge, leur religion, leur pays ou leur

niveau socio-économique. On peut même observer des résultats semblables chez

les enfants âgés de trois ans.18

Ceci dit, une explication différente a parfois été suggérée pour différencier le

cas du dilemme du tramway avec celui du « fat man » ou de la transplantation.

Pour certains19, la dissemblance se retrouve principalement au niveau du contact

physique requis dans les deux derniers cas, qui oblige l’agent à s’impliquer

physiquement et psychologiquement. L’agent doit ainsi participer activement à la

réalisation du bien, ce qui est plus complexe et fait intervenir davantage

d’incertitudes et de réticences chez les participants. Pour remédier à ce problème,

un autre dilemme semblable a été développé afin de conserver l’utilisation de la

grosse personne comme moyen de sauvetage des cinq individus. Dans cette

version modifiée intitulée « trap door » ou « drop man » (figure 5), l’agent doit cette

fois tirer un levier afin d’activer une trappe, sur le viaduc, qui fait tomber la grosse

personne sur la voie ferrée. Dans cette version, les résultats sont les mêmes, mais

l’agent n’a pas à s’impliquer physiquement pour faire advenir le bien. Néanmoins,

bien que davantage de personnes choisissent de tirer le levier plutôt que de

pousser la grosse personne, il y a, somme toute, moins de personnes qui tirent le

levier dans le « trap door » que dans le dilemme original20. On peut alors constater

que le contact physique vient certes jouer un rôle, mais que la majorité des gens

croient qu’il y a néanmoins quelque chose de mal dans le fait d’utiliser une

personne comme moyen pour arriver à une fin, aussi noble fusse-t-elle21 : « Nous

sommes plus réticents à faire du mal à quelqu’un intentionnellement, comme un

18 Pellizzoni et als., 2009. 19 Clavien, 2009 20 Mikhail (2007) a obtenu un résultat de 37 %, ce qui est encore nettement inférieur au 90 % du dilemme du tramway. 21 Une étude de Greene, Cushman et als. (2009) soutient que c’est l’utilisation de la force personnelle plutôt que le contact physique ou la proximité spatiale qui provoque la plus grosse désapprobation morale chez les individus.

17

moyen pour réaliser une fin, plutôt que de faire du mal seulement comme un effet

secondaire. »22

Figure 5. « Trap door »23

Dans un article récent et publié après plus de trente années de réflexion sur

ce problème, Thomson croit finalement que la réponse réside dans les moyens

choisis afin de faire advenir le bien. Plus précisément, plus le moyen utilisé par

l’agent pour faire le bien est drastique, moins les individus sont enclins à utiliser ce

moyen pour sauver la vie des personnes en danger :

[...] what seems to vary is at heart this : how drastic an assault on the one the agent has to make in order to bring about, thereby, that the five live. The more drastic the means, the more strikingly abhorrent the agent’s proceeding. That, I suspect, may be due to the fact that the more drastic the means, the more striking it is that the agent who proceeds infringes a negative duty on the one.24

Cela permet d’expliquer les raisons pour lesquelles les sujets semblent réticents à

pousser la grosse personne sur le chemin de fer, comparativement à la possibilité

de tirer le levier dans le cas du dilemme du tramway, puisqu’ ils trouvent que

22 Edmonds, 2013, ma traduction p.140 23 Ibid., p 140 24 Thomson, 2008, p.374

18

pousser une grosse personne ou de la faire tomber sur le chemin de fer est un

moyen drastique et extrême de faire le bien. Cela démontre également pourquoi

Foot croyait que la distinction principale concernant la primauté des devoirs

négatifs sur les devoirs positifs permettait de résoudre le dilemme du tramway et

ses variantes, puisque violer les premiers semble plus extrême, choquant et

drastique que de brimer les seconds. Or, pour Thomson, c’est plutôt l’utilisation de

moyens excessifs qui permet d’expliquer les intuitions des gens.

1.4 La doctrine du double effet

Quoi qu’il en soit, il est important de mentionner que dans l’article du

dilemme du tramway original, Foot examine une autre théorie qui pourrait

permettre d’expliquer la différence entre ces expériences de pensée, à savoir la

doctrine du double effet. Cette théorie a été développée principalement par

Thomas d’Aquin et se fonde sur la distinction entre les intentions d’une personne

et les conséquences prévues, mais non voulues par cet individu : « The doctrine of

double effect is based on a distinction between what a man foresees as a result of

his voluntary action and what, in the strict sense, he intends. »25 La doctrine du

double effet (DDE) stipule qu’il est parfois moralement permis de faire advenir une

mauvaise conséquence si cette dernière est non voulue et non intentionnelle.

Selon la DDE, une action peut être moralement bonne même si elle cause

certains éléments négatifs, pourvu que l’action respecte quatre conditions. Tout

d’abord, l’action considérée indépendamment de ses effets négatifs ne doit pas

être mauvaise en soi (1). Par exemple, si nous réalisons un massage cardiaque à

un individu qui fait une crise cardiaque et que nous lui cassons une côte en le

faisant, l’action de lui faire un massage cardiaque n’est pas mauvaise en soi

malgré l’effet négatif de la côte brisée. À l’inverse, si nous lui donnons un coup de

couteau pour changer le mal de place, l’action est mauvaise en soi, malgré la

bonne intention. En second lieu, l’agent doit avoir pour intention de faire le bien et

25 Foot, 1967, p.9

19

ne doit pas souhaiter faire le mal comme moyen ou comme fin, et ce, même s’il

peut prévoir le mal qui découle de son action (2). Pour revenir à mon exemple,

notre intention doit être de sauver la personne et non pas de profiter du moment

afin de nous venger d’un tort qu’elle nous a causé auparavant en lui cassant une

côte de façon intentionnelle. De plus, il ne doit y avoir aucun autre moyen de

réaliser le bien sans causer les effets négatifs (3). Finalement, les maux

occasionnés ne doivent pas être beaucoup plus grands, proportionnellement au

bien qui est souhaité (4). Ainsi, nous ne pourrions pas avoir recours à la DDE pour

justifier mon action si nous pouvions simplement avoir utilisé un défibrillateur

cardiaque ou si les torts que nous causons étaient beaucoup plus grands que le

bien. Il est important de mentionner que la DDE ne s’applique pas nécessairement

à tous les cas, mais elle permet d’expliquer, dans certaines situations, les raisons

pour lesquelles il est moralement acceptable de faire advenir des conséquences

négatives, en toute connaissance de cause, à un individu ou à un petit groupe de

personnes.

Dans cette optique, la DDE semble venir appuyer les intuitions de la

majeure partie des individus lorsqu’ils croient qu’il est moralement permis de faire

dévier le tramway sur l’embranchement, mais qu’il est moralement blâmable de

pousser la grosse personne ou de tuer une personne innocente pour prélever ses

organes. C’est d’ailleurs ce que soutient Foot lorsqu’elle écrit : « The doctrine of

double effect offers us a way out of the difficulty, insisting that it is one thing to

steer towards someone foreseeing that you will kill him and another to aim at his

death as part of your plan. »26

Dans le premier cas, l’intention n’est pas de tuer la personne sur la voie

secondaire, mais de faire dévier le tramway hors de la route des cinq individus, et

ce, même si nous savons que cela occasionnera la conséquence non voulue de la

mort de la personne seule. On peut constater que les quatre conditions de la DDE

mentionnées précédemment sont respectées, car l’action de tirer le levier n’est pas

26 Ibid., p.11

20

mauvaise en soi. L’agent possède l’intention de sauver cinq personnes et non pas

de tuer l’individu sur le chemin secondaire. De plus, il n’y a aucun autre moyen de

sauver ces cinq personnes et cet effet positif est beaucoup plus gros que l’effet

négatif qui en découle, la mort d’un homme. Cependant, dans le cas de la

transplantation ainsi que dans celui du « fat man », on peut constater que les

conditions ne sont pas respectées par le meurtre de la personne seule ou la

poussée de la grosse personne, puisque dans ces deux cas, l’action exécutée, est

mauvaise en soi. Dans ces deux expériences de pensée, la personne seule est

utilisée comme moyen en vue d’une fin, c’est-à-dire qu’elle est utilisée dans le but

de sauver les cinq personnes sur le chemin principal. Ce n’est pas le cas dans le

dilemme du tramway, où la mort de la personne sur la voie secondaire est une

conséquence prévue de mon action, mais non pas voulue. Plus précisément, la

mort de la personne seule n’est pas utile pour sauver les cinq hommes, elle n’est

qu’une conséquence fâcheuse.

1.5 Le dilemme du « loop »

Une autre variante du dilemme du tramway vient remettre en cause la DDE

comme explication de la différence entre ces cas. En effet, dans le dilemme intitulé

« loop » (figure 6)27, on se retrouve dans une situation semblable au dilemme du

tramway dans la mesure où on est toujours confronté au même choix, c’est-à-dire

celui de laisser aller le tramway sur cinq individus ou tirer un levier afin de le faire

dévier sur une voie secondaire. Or, cette fois-ci, la voie secondaire sur laquelle on

peut faire bifurquer le tramway continue son chemin derrière la personne et

retourne sur la voie principale, de sorte que le tramway pourrait poursuivre sa

route et percuter les cinq personnes. Or, nous savons que la collision impliquant

l’homme sur la voie secondaire fera dérailler le tramway et l’empêchera d’atteindre

les autres personnes, mais sans cet impact avec lui, le tramway aurait continué sa

route et aurait fauché les cinq individus sur la voie principale.

27 Thomson, 1985

21

Figure 6. « Loop »28

La question, dans ce cas, est de savoir s’il est toujours permis de faire

dévier le tramway sur la voie secondaire, puisqu’il semblerait qu’on utilise

désormais la personne sur la voie secondaire comme moyen afin de sauver les

cinq individus sur la voie principale. En effet, dans ce cas-ci, nous avons besoin

que le train entre en collision avec la personne sur la voie secondaire, puisque cet

événement est nécessaire afin de faire dérailler le train et sauver les cinq

personnes. Dans le dilemme du tramway, si la personne finissait ultimement par se

sauver et éviter la collision, nous en serions plus heureux, puisqu’en fin de compte

personne ne décéderait. Ce n’est pas le cas cette fois, où nous avons besoin

d’utiliser cette personne pour arriver à notre fin. Afin de respecter la DDE, il

semblerait que, dans ce cas, on ne puisse pas faire dévier le tramway sur la voie

secondaire. Car dans ce nouveau dilemme, le moyen utilisé pour freiner le

tramway n’est plus de tirer le levier, mais d’assurer la collision avec la personne

seule. Le mal provoqué est utilisé comme moyen afin de faire advenir le bien, de

sorte que cette action ne respecte pas une des conditions de la DDE.

28 Edmonds, 2013, p. 41

22

Cependant, les intuitions des gens à propos de ce dilemme sont plus

ambivalentes dans la mesure où une proportion moins importante des gens

interrogés croit qu’il est permis moralement de tirer le levier dans ce cas que dans

celui du dilemme du tramway.29 Si l’on affirme que les gens peuvent tirer le levier

dans le dilemme du « loop », alors il faut rejeter la DDE, ou du moins l’importance

morale de ne pas utiliser quelqu’un comme moyen pour accomplir une fin. C’est

d’ailleurs la première position qu’a prise Thomson dans un article datant de 1985.30

Selon elle, on peut tirer le levier dans ce nouveau dilemme, car ce changement ne

fait en réalité aucune différence, ce qui l’oblige à abandonner la DDE pour trouver

un autre principe explicatif. Pour Thomson, il est peu crédible qu’un détail aussi

minime que l’ajout de quelques mètres de chemin de fer puisse changer notre

réponse à ce dilemme éthique : « we cannot really suppose that the presence or

absence of that extra bit of track makes a major moral difference as to what an

agent may do in these cases. »31

Tel que mentionné précédemment, elle va plutôt affirmer que le principe

explicatif réside dans la violation des droits des individus. En effet, dans le cas de

la transplantation ou du « fat man », les droits des victimes sont violés, puisque

dans le premier cas, on tue une personne alors que dans le second, on la pousse

contre son gré. Or, dans le dilemme du tramway, on ne fait que tirer un levier,

c’est-à-dire qu’on agit sur la future menace, le tramway, ce qui ne viole aucun droit.

On peut alors voir pourquoi on peut tirer le levier dans le dilemme du « loop »,

puisqu’on agit sur le tramway et non pas sur l’homme situé sur la voie secondaire.

Or, cette distinction a été critiquée comme étant trop vague et contredisant les

intuitions morales des individus.32 En effet, on peut se demander en quoi consiste

la définition des droits de Thomson et si elle inclut seulement le droit de ne pas se

faire pousser alors qu’elle exclut celui de ne pas se faire tuer par un tramway au

bénéfice des autres. De plus, les intuitions morales des individus indiquent le fait

29 Hauser et als. (2007) ont observé que 55 % des gens tireraient le levier comparativement au 48 % obtenu par Mikhail (2007). 30 Thomson, 1985 31 Ibid., p.1403 32 Kamm, 1989 et Kamm, 2016

23

que la situation est plus compliquée moralement que Thomson semble le croire.

En effet, on voit que le dilemme du « loop » devient beaucoup plus controversé et

fait moins consensus, comme en font foi les réponses des individus qui ont affirmé

dans une proportion d’environ 50 % qu’on peut tirer le levier dans le cas du

« loop ».

1.6 « Loop + Main Line »

Une autre avenue empruntée par Michael J. Costa est celle de la position

mitoyenne soutenant que la DDE ne s’applique pas en tout temps et qu’on doit

alors trouver un principe complémentaire pour expliquer le problème du « loop ».

Pour Costa33, Thomson a tort d’affirmer que les quelques mètres supplémentaires

de chemin de fer ne créent pas de différence. Selon lui, la distinction réside dans le

fait que la vie de la personne seule n’est pas en danger dans la situation initiale du

dilemme du tramway alors que dans le « loop », les vies de toutes les personnes

impliquées sont en danger. Peu importe le choix de l’agent, des vies seront

fauchées, dont certaines seront assurément utilisées comme moyens afin de

sauver d’autres vies. Puisque toutes les vies sont en danger, l’agent peut tirer le

levier et dévier le tramway sur la personne seule, car peu importe le choix de

l’agent, certaines personnes vont mourir et être utilisées pour empêcher la mort

des autres personnes. Bref, l’élément qui est important moralement est que l’agent

n’introduit pas un nouveau danger sur une personne innocente, mais elle ne fait

que redistribuer un danger existant.

Pour démontrer plus amplement son point de vue, il développe un autre

exemple semblable où l’agent ne pourrait pas cette fois tirer le levier. Cette

variante s’appelle le « loop + main line » (figure 7). La situation est identique au

« loop », mais cette fois-ci, la voie principale ne fait pas de boucle, mais continue

plutôt son chemin. Il n’y a que la voie secondaire qui fait un retour sur la voie

principale et qui retourne vers les cinq individus avant de se poursuivre

33 Costa, 1987

24

normalement, de sorte que la personne seule n’est pas menacée par le tramway si

le chemin de fer continue sur la voie principale. En résumé, le choix de l’agent est,

soit de faire dévier le tramway sur la personne seule afin de faire dérailler le

tramway et éviter que ce dernier frappe les cinq individus, soit le laisser foncer sur

les cinq personnes. Pour Costa, dans ce cas-ci, on ne peut pas tirer le levier,

puisqu’on utilise la personne comme moyen pour sauver les cinq autres, alors

qu’aucun danger ne planait sur elle. Ainsi, la distinction complémentaire à la DDE,

selon Costa, concerne la différence entre rediriger un danger existant et en créer

un autre. Il est foncièrement différent pour Costa de rediriger un danger existant

que de créer un nouveau danger, même si les conséquences sont les mêmes en

fin de compte. Or, on peut se demander s’il est vrai que dans le « loop + main

line », on ne peut pas tirer le levier sur la voie secondaire uniquement en raison du

fait que la voie principale se poursuit et que la personne seule n’est pas en danger.

Figure 7. « Loop + main line »34

1.7 Doctrine du triple effet

Finalement, une troisième voie est possible pour expliquer le problème du

« loop ». Pour Frances Kamm, ce dilemme illustre clairement les failles de la DDE

et, plutôt que de la rejeter, Kamm soutient qu’on doit la réviser. Elle propose ainsi

34 Costa, 1987, p. 463

25

d’adopter ce qu’elle appelle la « doctrine du triple effet » (DTE). Dans celle-ci,

Kamm développe la distinction entre faire quelque chose afin qu’un mal arrive

(« in order to ») et faire quelque chose parce qu’un mal va se produire

(« because »), mais pas dans le but qu’il se produise.35 Pour illustrer cette

différence, elle prend comme exemple un individu souhaitant faire une soirée

festive chez lui tout en sachant que cela créera beaucoup de ménage à faire alors

que celui-ci n’a aucunement le goût de faire le ménage. Cependant, il sait que ses

invités vont se sentir redevables envers lui d’avoir réalisé cette soirée et qu’en

conséquence, ils vont l’aider à nettoyer. Il n’organiserait pas cette soirée s’il devait

faire tout le ménage seul, mais puisque ses amis vont l’aider, il décide d’organiser

la soirée. On peut voir ainsi que le mal occasionné, c’est-à-dire le fait de provoquer

un sentiment de dette envers l’hôte de la soirée est une condition de possibilité de

l’organisation de la soirée et du plaisir que tout le monde pourra retirer de la soirée.

Cependant, l’intention de l’hôte n’est pas que ses invités se sentent redevables

envers lui, mais plutôt qu’ils aient du plaisir. Néanmoins, c’est en raison du

mauvais sentiment de dette qu’éprouveront ses invités qu’il peut organiser sa

soirée, et ce, même si ce sentiment n’est pas souhaité. Ce sentiment est quand

même une condition de possibilité de la réalisation de son objectif premier, à savoir

le plaisir éprouvé.

La même chose se produit dans le cas du « loop », dans la mesure où l’on

change la voie du tramway non pas dans le but de frapper l’individu, mais parce

que le tramway va frapper l’individu. Il s’agit en quelque sorte d’une raison qui

explique notre action et non pas le but de notre action, qui demeure toujours de

sauver les cinq personnes.

35 Kamm, 2006

26

1.8 « Six behind one », « Extra push », « Two loop case » et « Illuminated Trolley »

Une autre variante du dilemme du tramway intitulée le « six behind one »

(figure 8) vient illustrer la position de Kamm36. Dans celle-ci, nous avons affaire au

dilemme du tramway, mais la différence réside dans la voie secondaire où six

hommes se retrouvent derrière une personne, cette dernière permettant cependant

de faire dérailler le train sans que les six autres individus soient frappés. Ainsi, si la

personne n’était pas présente, six hommes seraient tués par le tramway dans la

voie secondaire en tirant le levier. Dans cette variante, l’intention de l’individu est

de sauver les cinq individus se trouvant sur la voie principale, mais le fait que le

tramway va percuter la personne seule devant les six autres et faire dérailler le

tramway est une condition nécessaire de l’action, dans la mesure où il ne l’aurait

pas fait s’il n’y avait pas eu cette personne permettant d’arrêter le train : « You

divert the trolley, not in order to, but rather merely because it will, hit the one,

thereby coming to a halt before it would cause an even greater catastrophe by

hitting the six further down the track. »37 La DTE permet de distinguer entre le « six

behind one », qui est moralement permis, et le « fat man », qui ne l’est pas.

Figure 8. « Six behind one »38

36 Otsuka, 2008 37 Ibid., p. 102 38 Edmonds, 2013, p. 55

27

Cette explication a été critiquée par Matthew Liao39 et Michael Otsuka

notamment40, qui soutiennent que la DTE ne s’applique pas au « loop ». En effet,

ils se demandent si la distinction apportée par Kamm possède une quelconque

signification normative. Pour montrer que l’intention de l’individu est réellement de

frapper la personne seule, Otsuka se réfère au dilemme du « two loop case »

(figure 9), qui consiste au même dilemme que le « loop », mais cette fois, il y a un

chemin secondaire qui retourne sur la voie principale sans frapper personne

auparavant, et une autre boucle où cette fois, il y a un individu qui, avec la collision

avec le tramway, va le faire dérailler et sauver les cinq personnes. L’agent doit

donc tirer le levier deux fois pour que le tramway se rende sur cette seconde

boucle.

Figure 9. « Two loop case »41

On peut également se référer au dilemme nommé « Extra push » (figure 10) où on

doit tirer le levier deux fois pour s’assurer que le tramway percute réellement

l’individu faisant dérailler le tramway. Ces exemples démontrent que l’intention de

l’agent est identique dans tous ces cas, c’est-à-dire que le but n’est pas de

39 Liao, 2009 40 Otsuka, 2008 41 Edmonds, p. 65

28

rediriger le tramway, mais de frapper la personne seule afin de faire dérailler le

tramway.

Figure 10. « Extra push »42

En fait, il faut comprendre que Kamm tentait de justifier son principe en se

référant à une distinction entre les actions primaires et les actions secondaires.

Selon elle, quelqu’un souhaite intentionnellement faire x si, et seulement si, x est la

raison principale de son action. Ainsi, dans le « loop », la raison principale de notre

action est d’éviter les cinq personnes sur la voie principale de se faire frapper par

le tramway. Or, pour Liao, même avec cette distinction, il n’en demeure pas moins

qu’on utilise les autres pour nos fins. Dans l’exemple de la fête organisée pour nos

amis, on manipule les autres et leurs sentiments afin de leur faire du bien. On juge

à leur place que les désagréments occasionnés par la fête sont inférieurs au bien

qu’on leur cause. Dans le cas du « loop », on utilise quand même la personne

seule sans son consentement pour réaliser le sauvetage des autres individus.

Pour démontrer que l’intention de l’agent est réellement d’utiliser la

personne sur la voie secondaire, il fait appel à un dilemme intitulé « Illuminated

trolley ». Dans cette expérience de pensée qui ressemble au « fat man », tirer le

levier allume des lumières sur le tramway, qui stimulent des capteurs de lumière et

42 Edmonds, 2013, p. 64

29

par un mécanisme, provoquent la chute de la grosse personne sur la voie ferrée,

entraînant le déraillement du tramway à la suite du contact avec cette grosse

personne. Otsuka souhaite ainsi montrer par l’absurde que l’intention de l’individu

n’est pas d’illuminer le tramway, mais bien d’utiliser la grosse personne pour

sauver les cinq autres individus. Bref, la DTE perd sa force d’explication morale

alors que la distinction qu’elle propose ne permet pas de résoudre l’aporie du

dilemme du «loop» :

The illumination of the trolley, and its diversion down the circular looping track, are valuable merely as means to get it to come to a halt by hitting the one. Moreover, the doctrine of Triple Effect would be drained of its force and thereby trivialized as a moral constraint on action if it were possible to steer clear of its prohibited aims and intentions by an artificial construction of your reasons for action as other than in order to get the trolley to hit the one in these two cases.43

1.9 Conclusion

La présentation du dilemme du tramway et de plusieurs de ses variantes ne

vise pas à énumérer de façon exhaustive toutes les variantes développées à la

suite de la publication initiale du dilemme du tramway par Philippa Foot. L’objectif

de la première partie était plutôt de présenter plusieurs expériences de pensées

qui illustrent certaines distinctions morales qui ont un impact sur les jugements

moraux réalisés par les individus. Par exemple, tel qu’exprimé auparavant, les

agents prennent en considération, dans leurs jugements moraux, la façon dont le

bien est provoqué. Il semble également y avoir une différence morale entre

rediriger un mal existant ou introduire un nouveau danger à une personne

innocente. Dans la seconde partie de ce mémoire, nous tenterons de faire un lien

entre les distinctions illustrées par ces différents dilemmes et une théorie

normative importante, l’utilitarisme. L’objectif de cette deuxième partie sera de

démontrer que l’utilitarisme ignore ces distinctions morales et de faire le lien avec

certaines critiques qui ont été adressées à l’encontre de l’utilitarisme. En utilisant le

43 Otsuka, 2008, p.106

30

dilemme du tramway et ses variantes, ces critiques peuvent être mieux illustrées et

rendues plus concrètes.

31

Chapitre 2 : Les limites de l’utilitarisme

Utilitarianism occupies a central place in the moral philosophy of our time. It is not the view most people actually hold [...] but for a much wider range of people it is the view towards which they find themselves pressed when they try to give a theoretical account of their moral beliefs.44

Lorsqu’on demande aux gens de justifier leurs décisions de tirer le levier

dans le cas du dilemme du tramway, ils ont majoritairement recours à une intuition

simple et évidente; ils tirent le levier parce qu’une seule vie perdue est mieux que

cinq. Ils appliquent une logique mathématique en calculant intuitivement les

conséquences de leur action et déterminent ainsi qu’il vaut mieux tirer le levier, car

une vie de perdue est un état de fait moins mauvais que cinq vies fauchées.

Le conséquentialisme, et plus précisément sa forme la plus connue,

l’utilitarisme, possède justement une grande influence théorique en éthique

normative, notamment parce que cette doctrine morale semble exprimer et

théoriser rationnellement des intuitions morales présentes chez la majorité des

individus.45 Néanmoins, lorsqu’on explore davantage ces intuitions en présentant

des dilemmes moraux qui font appel à d’autres éléments que cette maximisation

des conséquences positives, on s’aperçoit que d’autres principes ou distinctions

morales peuvent avoir une importance morale, remettant ainsi en question la vision

d’un agent moral cherchant uniquement à maximiser l’utilité.

Dans ce contexte, une stratégie classique des opposants à l’utilitarisme

consiste à dire que l’utilitarisme nous demande d’agir de telle façon. Or, aucune

théorie morale ne peut prôner d’agir de cette façon. Donc, l’utilitarisme n’est pas

44 Scanlon, 1982, p. 593 45 On constate d’ailleurs que de plus en plus d’études en psychologie morale tentent de déterminer à quel point les individus émettent des jugements utilitaristes et comment des facteurs extérieurs (comme la consommation d’alcool) ou intérieurs (lésions au cerveau ou autisme) influencent ces jugements. Des expériences ont même été effectuées avec des tribus primitives, où le tramway était remplacé par une horde d’éléphants, mais avec la même structure du dilemme. Voir Petrinovich et O’Neill, 1996, Hauser, Young et Cushman, 2008 ou Schwitzgebel et Cushman, 2012.

32

une théorie morale crédible. C’est de cette façon que nous procéderons dans cette

section en regroupant plusieurs critiques sous deux problèmes principaux, à savoir

le problème du sacrifice des autres et le problème du sacrifice de soi. Dans un

premier temps, nous examinerons le problème du sacrifice des autres, qu’il

s’agisse de leurs désirs, de leurs intérêts ou même de leur vie. Dans un deuxième

temps, nous explorerons le problème du sacrifice de l’agent qui doit parfois mettre

de côté ses projets, ses valeurs, ses intérêts ou ses biens matériels. Nous

introduirons finalement un troisième problème qui concerne le rôle de l’intention

dans l’approbation ou la désapprobation morale des actions.

Nous tenterons donc, dans cette partie, de faire un lien entre certaines

variantes du dilemme présentées auparavant et certaines critiques qui ont été

adressées à l’encontre de l’utilitarisme. Nous ne ferons pas la liste exhaustive de

ces critiques, mais uniquement celles qui sont mises en lumière par les différentes

variantes du dilemme du tramway. Il est important de mentionner que ces critiques

ne se veulent pas définitives, car elles se basent sur certaines intuitions morales

qui pourraient ne pas être partagées par les utilitaristes. Elles permettent de

constater les limites de l’utilitarisme, ces dernières devant être critiquées,

acceptées ou dépassées. Dans la troisième et dernière section, nous examinerons

d’ailleurs les réponses de l’utilitarisme face à ces objections.

2.1 Objection du sacrifice des autres

2.1.1 Le sacrifice de certaines personnes

Considérez cet exemple46 : vous êtes le shérif d’une petite ville isolée où un

viol vient d’être commis. La plupart des gens de la ville sont convaincus qu’un

certain individu est le responsable de ce viol alors que vous savez qu’il n’est pas le

violeur. Cependant, si vous ne condamnez pas à mort cette personne, il y aura des

émeutes et une guerre civile dans le village, ayant ultimement comme

46 McCloskey, 1957

33

conséquence la mort de plusieurs individus. Dans ce contexte, il semble que

l’utilitarisme nous indique que l’on doit mettre à mort la personne, puisque les

conséquences négatives de sa mort sont inférieures aux conséquences négatives

des émeutes, à savoir la mort de plusieurs individus. Il est alors possible qu’un

système de punition injuste soit celui qui permet de maximiser l’utilité.

Pour les critiques de l’utilitarisme, cet exemple, ainsi que les expériences de

pensée du « fat man » et de la transplantation, démontre que l’utilitarisme mène à

des situations absurdes où la bonne action à accomplir est une action injuste et

choquante. Ce sont des cas où le sacrifice de certaines personnes (innocentes ou

non) permet de maximiser la somme totale de bonheur, justifiant ainsi le meurtre

de ces personnes. Or, tel que démontré précédemment par les résultats obtenus

dans de nombreuses expériences, particulièrement dans le cas du dilemme du

tramway et de ses variantes; les gens considèrent qu’il est mal de sacrifier

certaines personnes pour le bien de tous, c’est-à-dire d’utiliser quelqu’un comme

moyen afin d’accomplir une fin.

Plusieurs philosophes ont d’ailleurs tenté de défendre un principe interdisant

en toutes circonstances le sacrifice d’individus au nom d’un bien supérieur. On

peut retracer la formulation explicite de ce principe à Kant qui énonçait dans son

texte Fondements de la métaphysique des mœurs, un principe semblable,

s’appliquant nécessairement à tout être rationnel: « tout être raisonnable, existe

comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté

puisse user à son gré. »47 Selon cette conception qui a influencé l’élaboration des

premières chartes des droits et des libertés, chaque être humain possède une

inviolabilité qui empêche les autres personnes de l’utiliser contre son gré pour

accomplir une fin, peu importe la valeur de cette dernière. En d’autres termes,

chaque être humain possède une dignité sacrée simplement du fait d’être un

homme ou une femme, et ce principe ne peut pas être enfreint pour des raisons

utilitaristes. C’est pour cette raison que dans les cas du « fat man » et de la

47 Kant, 1993, p.104

34

transplantation, les agents moraux ne veulent pas tirer le levier ou tuer la personne

innocente, puisque, bien qu’ils ne soient généralement pas en mesure de

l’expliquer, ils ne peuvent concevoir d’utiliser une personne comme moyen pour

sauver les autres individus.48

Pour John Rawls, par exemple, cette inviolabilité de l’être humain est fondée

sur le principe de justice qui engendre des limites infranchissables, et ce, peu

importe les conséquences positives pouvant survenir. Selon Rawls, si l’on

demandait aux individus de faire comme s’ils ne connaissaient pas leurs

caractéristiques particulières (position sociale, race, sexe, etc.) et de choisir un

principe de justice devant gouverner la société, les gens choisiraient de s’assurer

de pouvoir réaliser leur conception du bien en octroyant à chaque personne une

inviolabilité qui empêche de sacrifier quiconque à la société au nom d’un bien

commun. En effet, puisque chacun ignore dans quel groupe il se retrouvera et

sous quelles conditions, chaque individu a intérêt, rationnellement, à s’assurer que

personne ne puisse être sacrifié pour le bien du plus grand nombre. De cette

façon, chaque être humain peut poursuivre ses propres buts et sa propre

conception du bonheur. C’est un principe de justice qui empêche de brimer les

droits d’un individu au profit des autres et ce principe est établi de façon rationnelle

entre les membres de la société :

Each person possesses an inviolability founded on justice that even the welfare of society as a whole cannot override. For this reason justice denies that a loss of freedom for some is made right by a greater good shared by others. It does not allow that the sacrifices imposed on a few are outweighed by the larger sum of advantages enjoyed by many. [...] Since each desires to protect his interests, his capacity to advance his conception of the good, no one has a reason to acquiesce in an enduring loss for himself in order to bring about a greater net balance of satisfaction.49

48 D’ailleurs, ce principe opératif, mais non expressif est l’un des principes que tous les humains posséderaient malgré les différences dans les codes moraux particuliers. Pour en savoir plus sur les études concernant une faculté morale innée chez les êtres humains, voir Hauser, 2006 et 2008 ou Mikhail, 2007. 49 Rawls, 1971, p. 3-4

35

Rawls s’attaque ici directement à l’utilitarisme en affirmant qu’il est irrationnel de

vouloir des principes de justice permettant le sacrifice de certaines personnes si

l’on ne sait pas dans quelle position nous allons nous retrouver.

D’ailleurs, dans un texte postérieur au dilemme du tramway, Foot soutient

un principe semblable, lorsqu’elle expose sa conception de la moralité. En effet,

bien qu’elle ne se base pas sur le voile d’ignorance et la position originale, elle

soutient aussi une inviolabilité de chaque être humain et une impossibilité morale

d’un sacrifice humain réalisé de façon délibérée pour le plus grand bien de tous.

Contrairement à Rawls, ce n’est pas en vertu d’un principe de justice pour la

société, mais plutôt d’une contrainte morale qui limite les actions des agents

moraux. Néanmoins, tout comme Rawls, c’est la raison qui fonde ce principe qui

offre à chacun une intégrité morale infranchissable par les autres membres de la

société :

The existence of a morality which refuses to sanction the automatic sacrifice of the one for the good of the many (...) secures to each individual a kind of moral space, a space which others are not allowed to invade. Nor is it impossible to see the rationale of the principle that one man should want no evil, serious evil, to come on another, even to spare more people the same loss. It seems to define a kind of solidarity between human beings, as if there is some sense in which no one is to come out against one of his fellow men. 50

Ainsi, les dilemmes de la transplantation et du « fat man » illustrent une

limite de l’utilitarisme puisque ce dernier suggère que la bonne action à effectuer

est de minimiser les souffrances du plus grand nombre en sacrifiant la vie d’un

individu. Dans le cas de la transplantation, on utilise la personne en parfaite santé

comme moyen afin de sauver la vie des cinq autres personnes, sans égard à la

victime et au détriment de ses propres fins. Dans le cas du « fat man », on utilise la

grosse personne comme moyen afin de faire dérailler le train et sauver les cinq

individus sur la voie principale. Dans ces deux expériences de pensée, une

personne est tuée dans le but de sauver cinq autres individus, c’est-à-dire qu’elle

50 Foot, 1985, p. 36

36

est utilisée comme moyen pour atteindre la fin (sauver les cinq personnes).

On peut alors constater une importante différence entre ces deux

expériences de pensée et le dilemme du tramway. En effet, dans le dilemme du

tramway, on n’utilise pas la personne sur la voie secondaire comme moyen afin de

sauver les cinq personnes, on ne fait que dévier le tramway sur une autre voie où

se trouve une autre personne. On n’utilise pas la personne sur la voie secondaire

comme moyen afin de réaliser la fin voulue. Pour illustrer cette différence, il suffit

de constater que si, ultimement, la personne sur la voie secondaire arrivait à

s’échapper dans le dilemme du tramway, nous en serions heureux puisqu’aucun

individu ne décéderait. Or, ce n’est pas le cas dans le problème du « fat man »,

puisque nous avons besoin que la personne se fasse frapper par le train afin de

réaliser la fin poursuivie. La même chose se produit dans le cas de la

« transplantation », où nous avons absolument besoin d’utiliser les organes de la

personne en parfaite santé pour sauver les cinq individus.

La question demeure, dans ce contexte, de savoir ce qu’on entend lorsque

l’on affirme que l’on doit accorder une inviolabilité à tout individu et que l’on ne peut

brimer ses droits. Dans le cas du dilemme du tramway original, on peut se

demander si le fait de tirer le levier brime les droits de la personne sur la voie

secondaire.51

Quoi qu’il en soit, il est important à ce stade de mentionner que cet

argument n’est pas une critique définitive de l’utilitarisme. Il s’agit d’une critique

externe qui ne part pas des mêmes prémisses. Un défenseur de l’utilitarisme

pourrait certainement rétorquer qu’il n’existe pas réellement quelque chose comme

des droits absolus ou une inviolabilité des êtres humains. Ces notions n’auraient

pas de réel fondement ou ne tireraient leur valeur qu’indirectement, comme

moyens de produire les meilleures conséquences possibles. Pour un utilitariste, ce

qui existe, ce sont des êtres vivants qui souffrent ou qui ont du plaisir. En dernière

51 Hanna, 1993

37

instance, donc, ce ne sont que ces deux éléments - la souffrance et le plaisir - qui

ont une importance morale et qui doivent être considérés par les agents moraux.

Dans cette optique, ce qui compte réellement n’est pas des notions comme des

droits ou un principe d’inviolabilité, mais la minimisation de la souffrance et la

maximisation du plaisir. En conséquence, la fin justifie les moyens et n’importe qui

peut être sacrifié au nom d’un plus grand bien.

Il n’en demeure pas moins que cette conception ne va pas de pair avec les

intuitions des individus, car lorsqu’ils sont confrontés à ces dilemmes, ils sont

davantage portés à blâmer l’agent qui pousse la personne dans le dilemme du

« fat man » que l’agent qui tire le levier dans le dilemme du tramway. Il semblerait

donc que le sacrifice de certaines personnes au nom d’un bien supérieur n’est pas

toujours moralement permis et que d’autres éléments doivent être pris en

considération.

Ceci dit, il faut noter que les dilemmes moraux présentés aux individus

impliquent généralement des situations au sein desquelles les personnes à

l’intérieur des dilemmes ne possèdent aucune caractéristique physique et morale

concrète, et ce, dans des situations parfois éloignées de la réalité. Il y a peut-être

une différence entre les dilemmes qui impliquent des agents neutres dont nous

n’avons aucune information et des dilemmes qui concernent des individus pour

lesquels nous disposons d’informations, particulièrement lorsqu’il s’agit de

personnes considérées comme étant mauvaises ou méritant leur sort. Pour s’en

convaincre, il suffit de constater le pourcentage d’appui à l’utilisation de la torture,

relativement élevé aux États-Unis.52 On peut également se référer à l’appui dont

bénéficia le chef de police de Frankfort, Wolfgang Daschner, lorsqu’il avait

suggéré, en 2002, de torturer le ravisseur d’un enfant afin de retrouver celui-ci

avant qu’il ne décède. Néanmoins, en règle générale, sans considération pour les

particularités des individus impliqués, les gens considèrent habituellement que le

sacrifice d’individus n’est pas permis, peu importe la fin poursuivie. Nous

52 Ipsos Reuters, 2016

38

reviendrons sur la défense de l’utilitarisme contre ces critiques et les intuitions des

individus dans la troisième section.

2.1.2 Le problème des fanatiques

Comme nous l’avons soutenu précédemment, l’utilitarisme, dans sa forme

classique, autorise le sacrifice de certains individus au nom du plus grand bien

pour le plus grand nombre, ou, pour le dire autrement, au nom de la somme totale

de bonheur, et ce, sans égard envers les individus qui pourraient être sacrifiés

dans le processus. Cependant, le sacrifice ne concerne pas uniquement la vie des

individus, mais également les intérêts et les désirs d’une minorité. Ainsi, une autre

objection formulée à l’encontre de l’utilitarisme concerne le problème des

fanatiques. En effet, le principe utilitariste du plus grand bien pour le plus grand

nombre semble encourager une certaine discrimination envers les intérêts et

désirs des individus ou groupes minoritaires dont les comportements ou les

aspirations suscitent de la souffrance ou du déplaisir au groupe majoritaire,

diminuant donc grandement la somme totale de bien-être. L’utilitarisme viendrait

ainsi justifier l’interdiction de ces comportements au nom du principe de la somme

totale de bonheur, car ceux-ci causent davantage de déplaisir lorsqu’on accumule

les effets négatifs sur l’ensemble de la population en comparaison au petit nombre

d’individus affectés. Ce petit nombre a beau être affecté de manière beaucoup plus

intense par la restriction de l’accomplissement de leurs désirs et intérêts, il n’en

demeure pas moins qu’en certaines occasions, on peut imaginer que ces effets

négatifs ne font pas le poids par rapport aux intérêts de l’ensemble de la

population. Par exemple, on pourrait penser à un cas limite où l’utilitarisme

encouragerait le recours à la peine de mort préventive lorsque certaines personnes

sont soupçonnées de vouloir commettre un acte terroriste, en raison des

souffrances occasionnées (la peur, le ressentiment, etc.) à la majorité de la

population; souffrances extrêmement grandes lorsqu’elles s’accumulent sur une

échelle totale comprenant pratiquement l’ensemble de la population. Il est certes

vrai que, dans la majorité des cas, ces tourments ne feraient pas le poids par

39

rapport aux souffrances occasionnées par les peines de mort infligées aux

individus soupçonnés de terrorisme ainsi qu’à leurs proches. Néanmoins, on peut

penser que dans des cas extrêmes, la somme totale de souffrances liée à la peine

de mort préventive pourrait être moindre en raison du petit nombre d’individus

touchés par celle-ci comparativement à la somme totale de déplaisir de l’ensemble

de la population, qui est petite pour chaque individu pris isolément, mais dont

l’addition surpasse celle des individus soupçonnés de terrorisme.

De façon semblable, puisque l’utilitarisme ne fait aucune distinction entre les

différents plaisirs et leurs sources, l’utilitarisme prend en considération tous les

types de plaisirs, même ceux qui trouvent leur source dans la restriction de ceux

des autres. La difficulté réside dans la démarche du calcul utilitariste qui tient

compte des désirs positifs des individus, comme vouloir lire un livre, tout comme

des désirs négatifs, celui de vouloir que les autres ne puissent pas lire ce livre. On

peut alors se retrouver dans une situation où une majorité de la population est

autorisée à empêcher et interdire la satisfaction des désirs d’une minorité qui lui

pose problème. Par exemple, on pourrait prohiber la pratique des rituels religieux

de certains groupes minoritaires en raison des préférences de la majorité de

souhaiter que certaines religions ne puissent s’exprimer. Ainsi, en tenant compte

des désirs négatifs des individus, l’utilitarisme peut brimer la liberté des gens et les

empêcher de s’accomplir. Cette censure est socialement problématique, dans la

mesure où elle restreint des individus à poursuivre leurs conceptions du bonheur,

ces dernières n’étant pas destructrices et n’empêchant pas les autres à poursuivre

la leur. À ce propos, Rawls résume bien le problème en affirmant :

Thus if men take a certain pleasure in discriminating against one another, in subjecting others to a lesser liberty as a means of enhancing their self-respect, then the satisfaction of these desires must be weighed in our deliberation according to their intensity, or whatever, along with other desires. If society decides to deny them fulfillment, or to suppress them, it is because they tend to be socially destructive and a greater welfare can be achieved in others ways.53

53 Rawls, 1971, p. 27

40

Bref, l’utilitarisme cautionne la discrimination envers certains individus en les

empêchant d’avoir un impact négatif sur l’ensemble de la population. On ne

cherche pas à savoir si cet impact est justifié pour plutôt se fier au principe d’utilité

pour le plus grand nombre. En agissant ainsi, on sacrifie parfois des activités

parfaitement légitimes d’une minorité.

L’utilitarisme peut toutefois se défendre en affirmant qu’il est erroné de

croire qu’il permet cette privation des désirs. L’utilitarisme peut soutenir qu’il ne

justifie pas cette interdiction, car la restriction des désirs d’une minorité ne peut

jamais être compensée par le plaisir retiré de la privation de ces désirs par la

majorité.54 Ainsi, il serait faux de prétendre que l’utilitarisme justifie ces actes, car

ce serait une erreur de calcul et d’appréciation de la force des désirs des individus.

Néanmoins, cette dernière défense semble insuffisante dans la mesure où celle-ci

est dépendante à la contingence. Si une situation advenait où les désirs intolérants

étaient supérieurs aux douleurs occasionnées à la minorité, il serait non seulement

permis de provoquer cette douleur, mais il serait également moralement

obligatoire. Une majorité pourrait alors empêcher une minorité d’exercer leur liberté

ou leurs désirs privés.

Néanmoins, une difficulté demeure : l’utilitarisme est une théorie morale qui

accorde une certaine pertinence morale à des désirs malveillants. Par exemple,

dans le calcul utilitariste, l’agent moral doit considérer le plaisir d’un violeur par

rapport à la souffrance de la victime. Bien que ces éléments ne fassent

pratiquement jamais pencher la balance du côté du violeur, il n’en demeure pas

moins que l’utilitarisme doit prendre en compte dans son calcul d’utilité ce plaisir

qu’on considère généralement comme immoral et illégitime :

En d’autres termes, il importe peu de savoir si les préférences intolérantes de la majorité sont suffisamment nombreuses et intenses pour l’emporter sur les souffrances qu’implique leur satisfaction. Le problème est que de telles préférences semblent moralement illégitimes, qu’aucune pertinence morale ne devrait être attribuée à

54 Hare, 1981

41

l’utilité dérivée de leur satisfaction et qu’elles ne devraient donc pas entrer en ligne de compte dans l’analyse morale d’une situation.55

Une troisième voie peut être explorée pour se défaire de ce problème en

discriminant les plaisirs devant être pris en considération dans le calcul d’utilité.

Cette critique concerne justement le problème hédoniste de l’utilitarisme classique.

En effet, si on ne fait aucune discrimination lorsqu’on doit prendre en considération

les plaisirs des individus dans le calcul d’utilité, alors on inclut dans ce calcul des

plaisirs qu’on pourrait qualifier d’irrationnels, ou, plus précisément, de sadiques.

On peut penser à l’exemple paradigmatique de la foule réunie au Colisée, dans la

Rome antique, éprouvant du plaisir à la vue d’un groupe de chrétiens se faisant

dévorer par les lions. Dans cet exemple, le plaisir de la foule est plus grand que les

malheurs causés aux chrétiens, de sorte qu’est autorisé ce divertissement que l’on

considère comme immoral. La difficulté, dans ce contexte, est de déterminer la

valeur à accorder aux plaisirs sadiques. Si tous les plaisirs doivent être inclus dans

le calcul d’utilité, alors on ne peut pas faire de distinctions entre les différents

plaisirs et le plaisir retiré de la poésie doit être mis au même niveau que celui de

voir un autre individu se faire dévorer par les lions.

On peut alors se défaire de ce problème en discriminant certains plaisirs et

en fondant une théorie qui va déterminer la valeur morale à accorder à chacun.

C’est la position de John Stuart Mill qui se réfère au « juge compétent » afin de

soutenir que toute personne rationnelle ayant vécu plusieurs types de plaisirs va

s’apercevoir que certains sont supérieurs aux autres, notamment des plaisirs

intellectuels par rapport à des plaisirs de la chair. Mill se sort de cette impasse en

se référant à une sorte d’utilitarisme des préférences où le but n’est plus de

maximiser tous les plaisirs, mais uniquement ceux qu’un « juge compétent »

pourrait cautionner. Le problème en hiérarchisant les plaisirs selon ce qu’un « juge

compétent » pourrait déterminer est d’introduire une notion peu définie et arbitraire

pour justifier la restriction des plaisirs. La notion du « juge compétent » peut ainsi

être appelée à chaque fois qu’un problème concernant la légitimité des plaisirs est 55 Rüegger, 2011, p. 133

42

souligné, de sorte qu’il devient vide de sens et autorise un paternalisme qui

discrimine les plaisirs de façon arbitraire. La justification de ce concept est

circulaire et problématique dans la mesure où on va affirmer que tel plaisir est

supérieur à un autre parce qu’un juge compétent ayant fait l’expérience des deux

plaisirs l’affirme.56 Si quelqu’un soutient le contraire, on va le réfuter en disant qu’il

n’a pas réellement fait l’expérience de ces deux types de plaisirs. Le problème est

qu’on tente d’établir quelque chose d’objectif où il est question de goûts et de

phénomènes complexes difficiles à saisir objectivement.

Une autre façon de hiérarchiser les différents plaisirs est d’avoir recours à

une distinction entre les préférences personnelles et les préférences externes à

l’intérieur d’un utilitarisme des préférences.57 Il s’agit d’une distinction entre les

biens, les ressources ou les opportunités qu’un individu souhaite posséder pour

lui-même par rapport à ceux qu’un individu souhaite que les autres possèdent.

Selon cette distinction développée, entre autres, par Dworkin, les seconds ne

devraient pas être considérés dans le cadre de l’utilitarisme, parce que la force des

intérêts considérés dans le calcul utilitariste ne serait pas uniquement ce que

l’individu désire pour lui-même, mais également à quel point les autres désirent

qu’il puisse les posséder.

Les chances qu’auraient chaque personne d’obtenir ce dont elle a besoin ou ce qu’elle souhaite ne dépendraient plus exclusivement de l’urgence de ses besoins ou de l’intensité de ses préférences par comparaison avec les intérêts concurrents des autres personnes, mais aussi du nombre de ceux qui souhaitent la voir favorisée ou ignorée dans cette compétition pour l’attribution des ressources.58

Par exemple, si un individu raciste souhaite que les personnes de couleur ne

jouissent pas des mêmes opportunités que les autres, alors ce désir doit être pris

en considération dans le calcul d’utilité et mis en balance par rapport aux désirs

personnels des personnes de couleur. Si suffisamment d’individus possèdent ce

56 Sidwick, 1981, Moore, 1988 57 Dworkin, 1978 58 Rüegger, 2011, p. 135

43

souhait raciste, alors les préférences personnelles des personnes de couleur

seront brimées, ce qui vient limiter l’égale considération des individus, principe

essentiel de l’utilitarisme.

La distinction entre préférences personnelles et préférences externes

permet alors une application du principe utilitariste d’égale considération des

intérêts tout en ne discriminant pas ces derniers de façon aléatoire, c’est-à-dire en

évitant de tomber dans un paternalisme moral. On peut ainsi éviter le problème

des fanatiques en demeurant fidèle au principe de neutralité évaluative qui

empêche de se prononcer sur le contenu particulier des préférences individuelles.

Bref, le principe de l’utilitarisme qui demande aux agents moraux d’accorder un

poids égal aux préférences de chaque individu imposerait également d’exclure les

préférences qui nient ce principe.

Néanmoins, cette distinction ne permet pas d’éliminer tous les cas où les

désirs d’une majorité imposent un sacrifice à une minorité. En effet, au-delà des

plaisirs sadiques ou discriminatoires, on peut raisonnablement croire que certaines

préférences personnelles peuvent mener à une situation injuste où une personne

est sacrifiée au nom du plaisir de la majorité. Imaginez une situation59 où vous êtes

responsable de la transmission de la finale de la coupe du monde de football,

regardée par des centaines de millions d’individus sur la planète. Le bras d’une

personne se retrouve coincé dans les lignes électriques de la transmission de la

partie. La seule façon d’arrêter sa douleur est d’interrompre la retransmission pour

les 15 dernières minutes de la partie, privant ainsi les millions d’individus du plaisir

de regarder la finale. Selon l’utilitarisme, on peut croire qu’on ne devrait pas

interrompre le signal puisque la souffrance engendrée à l’individu est moindre que

tout le plaisir récolté par ces millions de personnes regardant la finale. On peut voir

dans cet exemple un cas où les préférences personnelles et légitimes des

individus (regarder la partie de football) permettent et même obligent l’agent moral

à laisser souffrir une personne pour le bien du plus grand nombre.

59 Scanlon, 1998

44

Bref, il semble alors que l’utilitarisme peut justifier une tyrannie de la

majorité envers la minorité au nom de son principe du plus grand bonheur pour le

plus grand nombre. L’utilitarisme peut se sortir de cette impasse en soutenant qu’il

est faux de dire qu’il permet le sacrifice de certaines personnes puisque le sacrifice

ne peut jamais être compensé par les plaisirs de la majorité ou en discriminant

certains plaisirs et en hiérarchisant ces derniers. Nous reviendrons dans la

troisième partie sur les réponses de l’utilitarisme à ces objections.

2.1.3 Le problème de la distribution

Une autre variante du problème du sacrifice des intérêts ou des désirs des

individus concerne le problème de la distribution de la somme totale de bonheur à

l’intérieur de la population. En effet, non seulement l’utilitarisme ne s’intéresse pas

à la façon dont la somme totale de bonheur est produite, mais elle ne s’occupe pas

de sa distribution entre les individus. Ainsi, une action qui aura pour effet d’ajouter

à la somme totale de bonheur pour la société sera jugée bonne, et ce, même si

elle diminue grandement le bonheur de plusieurs membres à l’intérieur de celle-ci

au profit d’un seul individu qui sera infiniment plus heureux. Le sacrifice des

plaisirs d’une partie de la population sera alors possible et encouragé lorsque la

somme totale de bien dans la société augmentera :

The striking feature of the utilitarian view of justice is that it does not matter, except indirectly, how this sum of satisfaction is distributed among individuals any more than it matters, except indirectly, how one man distributes is satisfaction over time. [...] Thus there is no reason in principle why the greater gains of some should not compensate for the lesser losses of others; or more importantly, why the violation of the liberty of a few might not be made right by the greater good shared by many. 60

60 Rawls, 1971, p. 23

45

Encore une fois, on peut avoir recours à une expérience de pensée pour

illustrer le problème. Imaginez une situation où une personne responsable de

l’économie d’un pays doit prendre la décision d’abolir ou non l’esclavage. Les

circonstances dans lesquelles le pays se trouve font en sorte que l’économie

dépend presque entièrement de l’esclavage et les citoyens ne pourront pas

continuer à produire et exporter des biens et services s’ils ne profitent pas de cette

force de travail. Si la personne devant prendre la décision est une parfaite

utilitariste, elle comparera les avantages de posséder des esclaves aux

inconvénients occasionnés. Si la situation est telle que l’esclavage permet plus de

conséquences positives que de conséquences négatives, alors la bonne action à

réaliser est de permettre l’esclavage. Il semble pourtant immoral de forcer

certaines personnes à travailler pour permettre aux autres personnes de la société

de disposer d’une plus grande quantité de bonheur. On peut constater que ce

problème est relié à la critique précédente concernant le sacrifice de certaines

personnes permises par l’utilitarisme. Mais ce cas permet de mettre en lumière le

problème de la distribution de la somme totale à l’intérieur de la société dans la

mesure où ce qui compte dans le cadre de l’utilitarisme est la somme totale et non

pas la distribution de cette somme. L’agrégation des utilités individuelles dans une

somme totale où seule cette dernière doit être maximisée ne dit rien sur les

individus composant cette somme.61 Il n’y a donc aucune différence morale entre

une société où peu de gens disposent d’un immense bonheur à une autre société

dont chaque individu possède un bonheur un peu plus limité si la somme totale de

bonheur est identique. Ainsi, une société avec une somme totale de bonheur de

100 pour utiliser un exemple numérique, mais dont un seul individu possède tout le

bonheur au détriment des autres, sera conçue comme supérieure à une société de

80, mais dont chacun possède une certaine part de bonheur. L’exemple

paradigmatique de ce problème est illustré par le personnage d’Ivan, dans Les

frères Karamazov de Dostoïevski62, qui demande à son frère s’il serait juste d’avoir

un monde avec des gens heureux et en paix, mais avec un enfant endurant toute

la souffrance du monde. Bien que la somme totale de bonheur dans ce monde soit 61 Parfit, 1984 62 Dostoïevski, 1971

46

immense, la distribution de celle-ci se fait au détriment d’un seul individu et on peut

se demander si un monde tel que décrit par Ivan est juste et souhaitable.

Ce problème est lié à l’abstraction que représente la somme totale de

bonheur où chaque individu avec ses désirs, ses plaisirs et ses souffrances se

confond dans un tout au sein de la somme totale de bonheur. Celle-ci ignore

toutes les particularités des individus à l’intérieur de cette totalité s’ils n’ont pas

d’influence sur cette somme. Ainsi, l’utilitarisme ne prend pas au sérieux les

distinctions entre les individus et commet une faute d’impersonnalisation. En effet,

elle ignore complètement que ce sont avant tout des êtres humains qui composent

cette totalité et que chacun, à l’intérieur de celle-ci, souhaite s’accomplir et

poursuivre ses propres fins. Les gens ne souhaitent pas se sacrifier au nom du

plus grand bonheur de tous. Ce problème tire son origine de la volonté de

l’utilitarisme d’étendre à toute la société le processus de choix individuel. Ce n’est

pas parce que chaque individu souhaite maximiser son intérêt personnel que l’on

doit appliquer ce principe à l’ensemble de la société et confondre tous les intérêts

individuels dans une somme totale devant être maximisée elle aussi. Les fins de la

société ne sont pas nécessairement les mêmes que les fins individuelles :

The reasoning which balances the gains and losses of different persons as if they were one person is excluded. [...]There is no reason to suppose that the principles which should regulate an association of men is simply an extension of the principle of choice for one men.63

La distribution de la somme de bonheur à l’intérieur de la société n’a pas

d’importance autre que celle de son influence sur cette somme. Néanmoins, il

semble contre-intuitif de préférer une société où un seul individu est extrêmement

heureux et tous les autres misérables à une société où tous les individus peuvent

bénéficier d’un peu de ce bonheur. L’utilitarisme classique semble alors choquer

certaines de nos intuitions, particulièrement lorsqu’on considère la société dans

son ensemble.

63 Rawls, 1971, p. 25

47

2.2 Objection du sacrifice de soi

Dans la première section de la deuxième partie, nous avons tenté de

démontrer comment l’utilitarisme permettait parfois le sacrifice de certains individus

lorsque cela augmentait la quantité totale de bonheur. L’agent moral délibérant sur

la bonne action éthique à effectuer devait parfois sacrifier les désirs, les intérêts ou

même les vies de certaines personnes afin de maximiser la somme totale de bien-

être. Or, la seconde partie de cette section montrera que le sacrifice ne concerne

pas seulement les personnes extérieures à l’agent moral, mais également sa

propre personne. L’utilitarisme demande parfois à l’agent de sacrifier ses propres

désirs, ses intérêts, ses biens matériels ou même sa vie.

Ainsi, le second problème concerne plus particulièrement la conception de

l’individu dans l’utilitarisme. En effet, tel que mentionné précédemment, on peut

apercevoir la réduction qu’opère l’utilitarisme concernant les individus à l’intérieur

de son système dans la mesure où l’on oublie les personnes dans le calcul

utilitariste pour uniquement prendre en considération les plaisirs et les peines. Les

particularités des individus sont utilisées dans le seul but de connaître leur

influence sur la somme de plaisir et de peine créée. Cela découle du problème de

« regarder tous les intérêts, idéaux, aspirations et désirs sur le même niveau,

ceux-ci étant tous représentés comme des préférences, avec peut-être différents

degrés d’intensité, mais néanmoins traités pareillement. »64

Ainsi, l’intensité de ces désirs leur donne leur force dans le calcul utilitariste

et c’est ce qui détermine l’importance à leur accorder dans le calcul utilitariste au

détriment d’une vision plus compréhensive et globale permettant à chacun de se

réaliser pleinement à travers leurs conceptions de la vie bonne, particulièrement si

cette conception n’a pas pour conséquence de mettre l’intensité de leurs désirs au

premier plan. Un individu qui a besoin de peu et qui travaille personnellement sur

la réduction de l’intensité de ses désirs est alors pénalisé dans une théorie

64 Sen et Williams, 1982, ma traduction, p. 8

48

normative qui fait de la force des passions une variante importante dans la

détermination de la bonne action à accomplir. Par exemple, les besoins d’une

personne qui souhaite intensément boire de l’alcool ou prendre de la drogue

auront plus de poids moralement dans le calcul utilitariste qu’une autre personne

qui contrôle ses passions et qui souhaite modérément lire un livre.

Essentially, utilitarianism sees persons as locations of their respective utilities – as the sites at which such activities as desiring and having pleasure and pain take place. Once note has been taken of the person’s utility, utilitarianism has no further direct interest in any information about him. 65

Cette impartialité requise par l’utilitarisme dans le cadre du calcul utilitariste

concerne également l’agent moral qui doit prendre une décision. En effet,

l’utilitarisme demande à l’agent de s’oublier dans le processus délibératif de

l’action morale et de se dissoudre dans l’abstraction de la somme totale de

bonheur. Ainsi, l’agent doit refuser d’accorder davantage d’importance à sa propre

personne et ainsi ignorer ses projets de vies, ses désirs, ses ressources ou même

sa propre vie. Ces éléments doivent être mis objectivement dans la balance du

calcul d’utilité et cette deuxième partie tentera de démontrer pour quelles raisons

cela est problématique.

2.2.1 Le problème du sacrifice de soi

Tel que mentionné précédemment, l’oubli des caractéristiques des individus

à l’intérieur du système utilitariste ne s’applique pas uniquement aux personnes

formant la somme totale de bonheur, mais également à l’agent devant se

conformer au devoir d’utilité afin de faire advenir le plus grand bien pour le plus

grand nombre. La critique envers l’utilitarisme porte sur les trop grandes demandes

exigées de l’agent.66 L’utilitarisme interdit à l’agent de faire des choses qu’on croit

pourtant intuitivement qu’il devrait pouvoir faire, ou au contraire oblige celui-ci à

65 Ibid., p. 4 66 Williams dans Smart et Williams, 1973 et Sen et Williams, 1982

49

faire certaines choses qu’il ne devrait pas avoir à faire. Celui-ci demande à l’agent

de se mettre dans une position objective où ses désirs et ses plaisirs sont mis sur

un pied d’égalité avec ceux des autres. L’agent moral n’est alors qu’une personne

parmi d’autres qui ne peut pas accorder davantage de poids à des individus, des

projets ou des désirs qui lui tiennent particulièrement à cœur. On peut alors

constater qu’il n’y a pas que les individus extérieurs, c’est-à-dire ceux qui peuvent

être touchés par la décision de l’agent, qui sont dissous dans l’abstraction de la

somme totale de bonheur, mais également l’agent lui-même. Ce dernier n’est alors

qu’un individu parmi d’autres devant maximiser l’utilité totale à chacune de ses

actions, oubliant ainsi toute autre motivation qu’il pourrait avoir.

Dans les cas extrêmes, ces trop grandes demandes concernent le sacrifice

de la vie de l’agent moral. Pour illustrer le problème, nous devons revenir au

dilemme du « bystander’s three options » mentionné dans le premier chapitre.

Dans ce dilemme, l’agent dispose de la possibilité de sauver les cinq personnes

sur la voie principale en tirant un levier vers la droite pour faire dévier le tramway

sur la voie de droite où se trouve un individu. L’agent peut également tirer le levier

vers la gauche pour faire dévier le tramway sur la voie de gauche où il se trouve.

L’utilitarisme exigerait alors de l’agent qu’il fasse dévier le tramway vers lui ou sur

la personne de droite. Si on introduit dans ce dilemme des caractéristiques

l’obligeant à faire dévier le tramway vers lui (il n’a pas la possibilité de le dévier

vers la voie de droite, il y a plus qu’une personne sur la voie de droite, sa mort

aurait moins d’impact négatif sur ses proches que celle des autres personnes,

etc.), alors l’utilitarisme exige de l’agent d’abandonner sa propre vie au bénéfice

des autres individus et du plus grand bien. On peut alors constater les grandes

demandes exigées par l’utilitarisme, puisqu’on réclame à l’agent de sacrifier ce

qu’il a de plus cher, sa propre vie, pour sauver celles de purs inconnus. On peut se

demander si une théorie normative qui demande aux agents moraux de sacrifier

leur propre vie peut réellement être suivie par ceux-ci, puisqu’on leur en fait

chèrement payer l’adhésion. Il est alors facile de voir à quel point l’utilitarisme est

extrêmement exigeant puisqu’il faut parfois sacrifier sa propre vie. Néanmoins,

50

cette critique n’est pas définitive dans la mesure où ce n’est pas parce que dans

les faits, les gens ne souhaitent pas sacrifier leurs vies que ce n’est pas la bonne

action à faire. Ce n’est pas parce qu’une chose n’est pas qu’elle ne devrait pas

être. Il n’en demeure pas moins qu’une théorie normative qui exige de sacrifier sa

propre vie pour le bien commun risque de ne pas posséder une réelle influence sur

les individus.

De plus, même lorsqu’il n’est pas question de sacrifier sa vie, l’utilitarisme

demeure très exigeant, dans la mesure où nous devons toujours produire les

meilleures conséquences, nous empêchant ainsi de fuir l’impératif utilitariste. Il ne

suffit pas d’agir en accord avec les impératifs utilitaristes lorsque nous sommes

confrontés à un problème moral, mais nous devons toujours maximiser la somme

de bien-être lors de chacune de nos actions. Par exemple, après avoir fait du

bénévolat durant toute la semaine, je pourrais avoir envie de profiter de mon

vendredi soir afin de faire une autre activité qui me plaît, mais qui ne produit pas

les meilleures conséquences sur tous, comme aller au cinéma par exemple. Or,

pour l’utilitarisme, ce n’est pas la bonne action à faire, puisqu’elle ne maximise pas

les conséquences positives sur toutes les personnes qui pourraient être touchées

par mes actions.

On peut également penser à une autre situation où un représentant d’un

organisme de charité nous rencontre à la maison et nous indique que son

organisme a besoin d’argent afin de venir en aide à des individus qui sont dans la

pauvreté. Avec notre don en argent, ils vont être en mesure de sauver la vie de

plusieurs enfants et de leur fournir nourriture et eau potable. Dans ce contexte,

l’utilitarisme ne nous demande pas seulement de faire un don en argent à

l’organisme, mais également de donner pratiquement tous nos avoirs, puisque ces

derniers permettent davantage de maximiser l’utilité s’il est utilisé par ces

personnes plutôt que par nous. Ainsi, il n’est pas suffisant de faire un don d’argent,

mais il faut également tout donner et s’oublier soi-même dans ce processus. On

voit ainsi les grandes demandes reliées à l’utilitarisme, qui n’exige pas seulement

51

d’augmenter la somme totale de bonheur dans le monde, mais qui oblige de la

maximiser lors de toutes nos actions.

Le problème réside dans le fait qu’on considère ces bonnes actions comme

étant dignes de louanges, mais non obligatoires. L’utilitarisme demande des

agents qu’ils accomplissent des actions surérogatoires, qui exigent davantage de

ce que l’on considère généralement comme étant demandé des individus. Ainsi,

une théorie normative qui ordonne de produire les meilleures conséquences

possible en toutes circonstances signifie qu’on doit toujours agir de cette façon.

L’utilitarisme, dans ce contexte, nous indique qu’il est immoral d’agir d’une façon

qui semble pourtant correcte pour la majorité des individus. Cette trop grande

exigence fait en sorte que l’individu devient une machine d’utilité qui doit s’oublier

pour produire les meilleures conséquences, ignorant la complexité de l’agent,

c’est-à-dire ses désirs, ses projets de vie ou sa personnalité propre. L’utilitarisme

sous-estime l’individualité de la personne en minimisant l’importance des fins

personnelles que les êtres humains se donnent et qu’ils souhaitent réaliser, de

sorte que l’espace accordé aux agents moraux est restreint et empêche

l’accomplissement personnel. On demande aux individus de se mettre dans une

posture objective et impersonnelle, une sorte de « point de vue de nulle part »67

difficilement réalisable et non souhaitable.

Il est important de mentionner que cette critique concernant les trop grandes

demandes de l’utilitarisme sera réfutée par Singer notamment.68 Nous allons

revenir sur ce point dans la troisième section.

2.2.2 Le problème de l’intégrité

Le problème précédent est étroitement lié au problème de l’intégrité, c’est-

à-dire à la possibilité pour les êtres humains de se réaliser et de faire autre chose

67 Nagel, 1989 68 Singer, 1972

52

que de maximiser le plaisir de tous les individus. Encore une fois, c’est la réduction

de toute action à ce principe qui pose problème. Pensons à un individu qui se

demande quel métier il devrait faire. Il aimerait être libraire, puisqu’il a toujours

aimé les livres et ce, même s’il sait que ce travail lui rapportera peu d’argent et

demandera beaucoup de son temps. Or, il pourrait également facilement devenir

investisseur à la bourse, puisqu’il a toujours eu de la facilité avec les chiffres et

l’argent en jouant à la bourse. Cependant, ce n’est pas un travail qu’il chérit et qui

lui permettrait de se réaliser. Néanmoins, en faisant le calcul, il se rend compte

que s’il travaille comme investisseur et donne pratiquement tout son salaire à des

œuvres de charité, il pourra produire davantage de bonheur que s’il œuvre comme

libraire avec son maigre salaire. La perte de bonheur reliée au fait de ne pas aimer

son travail est plus que compensée par tout le bien-être qu’il produira pour les

autres à la suite de ses dons monétaires aux organismes de charité. L’utilitarisme,

dans ce contexte, ordonnerait donc à l’individu d’oublier son désir de devenir

libraire pour plutôt se consacrer à un emploi aliénant, mais producteur de bonheur

pour les autres. L’utilitarisme dicterait donc aux individus d’abandonner leurs

projets personnels et leurs aspirations pour se consacrer pleinement et en toutes

circonstances à la maximisation du bonheur des autres individus.

Cet exemple permet de mettre en lumière le problème de l’intégrité, c’est-à-

dire le trop peu d’importance accordée aux projets des agents dans le cadre de

l’éthique utilitariste. Ces derniers sont considérés uniquement de la façon qu’ils

contribuent à la somme totale de bien-être. Les individus ne peuvent donc pas se

réaliser et deviennent des machines à produire de l’utilité, tel que décrit

précédemment. Il n’y a donc aucune valeur morale accordée à l’autonomie de la

personne, c’est-à-dire à faire des choix qui lui sont propres. Les individus ont

pourtant des plans de vies différents et ne veulent pas tous agir de la même

manière. Cependant, si tout le monde suivait l’utilitarisme, les projets ou les désirs

des individus ne seraient comblés que lorsqu’ils augmentent de façon considérable

la somme de bien-être tout en ne demandant pas trop de ressources qui pourraient

être utilités ailleurs.

53

À ce propos, celui qui a le mieux décrit ce problème, Bernard Williams, se

questionne à savoir « (...) comment un homme en tant qu’agent utilitariste peut-il

en venir à regarder comme une satisfaction parmi d’autres, et dont on peut faire

l’économie, un projet ou une manière d’être autour desquels il a bâti sa vie, et ce

uniquement parce que les projets d’autrui ont structuré la scène causale de telle

sorte que le calcul utilitariste en décide ainsi. »69 À ce propos, Williams propose

deux expériences de pensées afin d’illustrer certaines limites auxquelles aboutit

l’impératif d’utilité. Tout d’abord, dans le premier cas, on doit se mettre dans la

peau d’une personne qui est chimiste, qui a de la difficulté à trouver un emploi et

qui a une femme et des enfants à nourrir. Il se fait offrir un poste dans une

compagnie produisant des armes biologiques et chimiques, mais celui-ci est contre

l’utilisation de ses recherches pour de telles fins meurtrières. Or, ses collègues lui

affirment que s’il ne prend pas l’emploi, une autre personne avec beaucoup plus

de zèle que lui va prendre l’emploi. Que doit-il faire alors?

Dans le second cas, une personne arrive dans un pays d’Afrique et constate

que l’on s’apprête à tuer vingt opposants politiques afin d’éviter une révolte. Or,

puisque les dirigeants de ce pays sont honorés de sa visite, on lui propose d’en

tuer lui-même un seul alors que les 19 autres seront libérés, ces derniers étant si

heureux de rester en vie qu’’ils en oublieront alors tout projet de révolte

subséquente. Si la personne refuse d’agir, les autorités vont tuer les vingt

personnes. Qu’est-ce que la personne doit faire dans ce contexte?

Dans ces deux cas, l’utilitarisme demanderait à l’individu de maximiser les

conséquences positives, ou plutôt de minimiser les conséquences négatives, de

sorte qu’il n’a qu’à effectuer un calcul objectif et impartial des conséquences des

actions et choisir celle qui produira le plus de bonheur (ou le moins de malheur).

Cependant, l’utilitarisme refuse de prendre en considération la possibilité qu’une

action qui maximise le plus grand bonheur pour le plus grand nombre puisse aller

69 Williams dans Smart et Williams, 1973, ma traduction, p.116

54

à l’encontre des valeurs de la personne et de son identité personnelle, de sorte

que les valeurs importantes pour un individu qui le définissent sont réduites

uniquement à l’utilité ou la désutilité qu’elles apportent. On peut notamment

constater que le deuxième cas est semblable aux cas du « fat man » et de la

transplantation dans la mesure où l’agent doit tuer une personne innocente afin de

réaliser le plus grand bonheur, c’est-à-dire pour sauver un plus grand nombre de

personnes. Or, l’utilitarisme et son impératif d’observateur extérieur et impartial

font qu’ultimement, l’agent doit tuer un individu de ses propres mains alors qu’il

peut être réticent à le faire ou que cela peut aller à l’encontre de ses valeurs. Les

conséquences sur la santé mentale de l’agent ne sont qu’une variable parmi

d’autres conséquences à l’intérieur du calcul d’utilité. Dans le cas où les

conséquences sur les autres individus sont graves, l’agent doit quand même obéir

au principe utilitariste malgré les effets désastreux sur sa santé psychologique et

sur son identité personnelle.

De plus, les projets des agents moraux ne sont qu’une variable parmi

d’autres par l’utilitarisme. Or, ces projets sont essentiels dans la vie des individus

puisque, bien qu’ils ne mènent pas nécessairement au bonheur, il n’en demeure

pas moins qu’ils donnent parfois un sens à la vie des personnes. Pour illustrer le

tout différemment, on peut considérer l’exemple d’une personne s’étant entraînée

pour les Olympiques et qui, lors de la finale de la compétition, devrait laisser

gagner le compétiteur d’un pays plus grand puisque sa victoire procurera

davantage de bonheur à l’ensemble de sa population, cette dernière étant

beaucoup plus nombreuse. On se demande alors pourquoi les individus devraient

toujours maximiser la somme totale de bien-être aux dépens de projets personnels

qui sont extrêmement importants et qui leurs permettent de se réaliser. Toutefois,

dans l’utilitarisme, tout autre but poursuivi est réduit à la quantité de bien-être

produit par la poursuite de ce but. En résumé, comme l’affirme ultimement

Williams, le problème de l’utilitarisme est de croire qu’on peut juger la meilleure

action à accomplir du « point de vue de l’univers », réduisant toute autre

perspective qu’elle-même à zéro et ignorant ainsi le fait qu’on a affaire à des êtres

55

humains lorsqu’on parle de moralité. On ne peut donc pas demander aux agents

d’abandonner toute individualité propre afin de se conformer à la prescription

utilitariste :

The point is that [the agent] is identified with his actions as flowing from projects or attitudes which in some cases he takes seriously at the deepest level, as what his life is about (…). It is absurd to demand of such a man, when the sums come in from the utility network which the projects of others have in part determined, that he should just step aside from his own project and decision and acknowledge the decision which utilitarian calculation requires. It is to alienate him in a real sense from his actions and the source of his action in his own convictions. It is to make him into a channel between the input of everyone's projects, including his own, and an output of optimific decision; but this is to neglect the extent to which his projects and his decisions have to be seen as the actions and decisions which flow from the projects and attitudes with which he is most closely identified. It is thus, in the most literal sense, an attack on his integrity.70

La vision réductionniste de l’utilitarisme n’arrive pas à prendre en

considération tous les éléments ou les distinctions morales importants qui

influencent la façon dont réagissent les individus lorsqu’ils sont confrontés à un

problème moral. Ce problème est peut-être commun à plusieurs théories éthiques

normatives qui réduisent l’ensemble des principes moraux à un seul, mais il n’en

demeure pas moins que l’utilitarisme est aussi coupable de ce travers, alors que

tenir compte de la réalité était une de ses forces déclarées. Le dilemme du

tramway et ses variantes illustrent bien que ce n’est pas toujours le cas et que

d’autres principes déterminent les comportements moraux des individus.

2.3 Le rôle de l’intention

Finalement, le dilemme du tramway et ses variantes permettent de mettre

en lumière une autre limite de l’utilitarisme qui n’est pas directement reliée aux

deux critiques précédentes concernant le sacrifice de certaines personnes ou de

l’agent. En effet, l’intention de l’agent semble jouer un rôle dans le critère 70 Ibid., p. 116-117

56

d’évaluation moral des actions des individus.

Considérez ces quatre cas71 :

1- Un tremblement de terre fait débouler une roche d’une colline, qui finit par

percuter un homme, le tuant instantanément;

2- Un chien fait débouler une roche d’une colline, qui finit par percuter un homme,

le tuant instantanément;

3- Un chimpanzé lance une roche à un homme, le tuant instantanément;

4- Un homme lance une roche à un autre homme, le tuant instantanément.

Intuitivement, les deux premiers cas n’ont aucune importance morale, alors que le

dernier cas en a certainement une. Concernant le troisième, c’est plus ambigu.72

En effet, les deux premiers exemples concernent des phénomènes physiques

accidentels qui n’ont aucune cause psychologique. C’est tout le contraire avec le

quatrième cas, où l’action de lancer un objet implique une intention avec un objectif

à atteindre. On ne peut pas savoir hors de tout doute si le but de l’homme ou du

chimpanzé était de frapper ou de tuer la personne, mais il n’en demeure pas moins

qu’ils avaient l’intention de lancer la roche. Ces quatre exemples ont tous la même

conséquence négative, mais possèdent néanmoins différentes implications

morales :

All four cases end in the same negative consequence, but what differentiates these cases on moral grounds is a distinction between intentional and accidental actions, the motives underlying the intentional actions, the relationship between foreseen and intended consequences, and the characteristics of the agent and the target.73

Ainsi, plusieurs éléments doivent être considérés pour évaluer l’approbation ou la

désapprobation morale d’actions aux conséquences semblables.

71 Exemples tirés de Hauser, 2006. 72 Laidre, 2009 73 Hauser, 2006, p. 208

57

D’ailleurs, ces cas illustrent une intuition de base en éthique qui est inscrite

dans la plupart des systèmes légaux, à savoir l’importance morale de l’intention.

En effet, la plupart des systèmes de justice font justement une distinction entre

l’intention d’un individu et les conséquences indirectes de son geste. Ces lois

semblent être le reflet d’une intuition très forte qu’on retrouve chez tous les

individus, notamment chez les enfants à partir de quatre ans, âge auquel ils font la

différence entre une action intentionnelle qui cause du tort à une autre personne et

une action qui cause les mêmes conséquences, mais de façon non

intentionnelle.74 En effet, ils n’évaluent pas ces deux actions de la même façon, la

première étant davantage blâmable que l’autre.

Si l’on considère que cette distinction est importante et moralement

pertinente, cela souligne une lacune de l’utilitarisme, particulièrement à propos du

critère d’évaluation morale d’une action. En effet, cette théorie ne peut pas

expliquer ou considérer cette distinction, puisque pour elle, les intentions des gens

ne sont pas utiles moralement, à l’exception des conséquences concrètes qu’elles

peuvent avoir. Qu’un individu ait fait le bien alors qu’il souhaite faire le mal n’a pas

d’importance, car tout ce qui compte concerne le résultat final, c’est-à-dire la

somme totale d’utilité produite. De la même manière, on devrait louer moralement

un individu qui souhaitait faire le mal, mais qui a finalement provoqué davantage

de bien, sans avoir voulu produire cet effet. On aperçoit alors forcément que

l’utilitarisme ne peut pas rendre compte d’une forte intuition morale chez les

individus qui soutiennent l’importance des intentions des personnes pour juger de

la moralité d’une action. En d’autres termes, pour un utilitariste, les intentions ne

devraient pas avoir d’importance morale autre que leur impact sur les

conséquences de l’action, mais dans ce cas, l’utilitarisme ignore une distinction

importante qui apparaît pourtant très tôt dans le développement des enfants et qui

se retrouve dans la plupart des systèmes légaux ainsi que dans les intuitions

morales des individus.

74 Siegal et Peterson, 1998, Leslie et al., 2012

58

2.4 Conclusion

Le dilemme du tramway et ses différentes variantes ont permis de mettre en

lumière deux critiques principales à propos de l’utilitarisme : le sacrifice des autres

individus et le sacrifice de soi. Dans le premier cas, l’utilitarisme demande à

l’agent, dans certains cas, de sacrifier la vie de certaines personnes afin de faire

advenir une plus grande quantité totale de bien-être. L’utilitarisme peut non

seulement prendre les vies des individus, mais il autorise parfois l’interdiction et la

restriction de la satisfaction des désirs ou des intérêts tout à fait légitimes d’une

partie de la population lorsque ceux-ci causent une perte totale de bien-être. Tel

que démontré, le problème réside dans le fait que l’utilitarisme prend en

considération tous les désirs ou intérêts des individus dans son calcul d’utilité,

même lorsque le plaisir retiré concerne la restriction des désirs et intérêts des

autres personnes dans la société. L’utilitarisme n’est également qu’indirectement

intéressé à la distribution du bien-être dans la société, de sorte que le seul

impératif considéré concerne la maximisation du bien-être total. La façon dont est

distribuée ce bonheur à chaque individu n’a donc qu’une importance indirecte et

marginale, occasionnant ainsi certains problèmes de justice à l’intérieur des

sociétés.

Dans le second cas - le sacrifice de soi - c’est l’agent moral suivant les

impératifs utilitaristes qui doit sacrifier ses désirs, ses intérêts, ses projets

personnels ou, dans les cas extrêmes, sa propre vie. L’agent doit agir de façon

impartiale et n’être qu’un individu parmi d’autres dans cet objectif de l’utilitarisme

de maximiser la somme totale de bien-être. L’intégrité de l’agent n’est donc pas

importante dans la mesure où il doit effectuer l’action qui permet de maximiser la

somme totale, peu importe en quoi consiste l’action et si cette dernière va à

l’encontre des valeurs ou des aspirations personnelles de l’agent .

Néanmoins, tel qu’expliqué tout au long du chapitre, ces critiques ne se

veulent pas définitives dans la mesure où les utilitaristes vont réfuter ces

59

objections de plusieurs manières. La prochaine section examinera les différentes

façons dont l’utilitarisme répondra à ces objections.

60

Chapitre 3 – La défense de l’utilitarisme

À la suite des nombreuses critiques formulées à l’encontre de l’utilitarisme,

celui-ci a tenté de défendre sa théorie normative en utilisant différentes approches.

Dans la première partie de ce mémoire, nous avons examiné le dilemme du

tramway, plusieurs de ses variantes et certaines distinctions morales que ces

expériences de pensée illustrent. Dans la seconde partie, nous avons fait un

rapprochement entre ces expériences de pensée, leurs distinctions et quelques

critiques classiques adressées à l’utilitarisme. Celles-ci procèdent généralement de

la même façon, c’est-à-dire qu’elles affirment dans un premier temps que

l’utilitarisme nous demande d’agir de telle façon (a). Or, aucune théorie morale ne

peut prôner d’agir de cette façon (b). Subséquemment, l’utilitarisme n’est pas une

théorie morale acceptable (c). Cette démarche a été recréée dans la section

précédente où deux critiques principales ont été formulées à la suite des

expériences de pensée. La première objection concernait le sacrifice des autres

requis par l’utilitarisme, tandis que le deuxième problème portait sur le sacrifice

personnel requis par l’agent moral.

L’utilitarisme peut alors répondre aux objections de trois façons. Elle peut

d’abord réfuter les interprétations des cas extrêmes effectuées par ses critiques en

démontrant les erreurs commises lors du calcul d’utilité (réfuter a). L’utilitarisme

peut également défendre les situations qui semblent injustes ou trop exigeantes,

notamment en rejetant les intuitions des individus allant à l’encontre des impératifs

utilitaristes (réfuter b). Une dernière voie consiste à accepter les critiques tout en

affirmant que cela ne suffit pas à invalider sa théorie morale puisque toute théorie

normative sera confrontée à des cas limites (rejeter c).

Finalement, certains vont prendre en considération les critiques adressées à

l’encontre de l’utilitarisme pour la réformer et adopter une variante qui ne sera pas

sujette aux objections. Nous allons examiner plus particulièrement trois de ces

variantes : l’utilitarisme de la règle, l’utilitarisme négatif et l’utilitarisme à deux

61

niveaux. Nous verrons en quoi elles consistent pour par la suite déterminer si elles

échappent aux objections du sacrifice des autres et du sacrifice de soi.

3.1 Erreurs d’interprétation (réfuter a)

Les critiques envers l’utilitarisme se basent parfois sur des cas extrêmes,

démontrant que l’utilitarisme prône des agissements qui heurtent nos intuitions

morales. L’une des réponses consiste simplement à dire qu’il est faux d’affirmer

que l’utilitarisme demande d’agir d’une telle façon. Il s’agirait d’une erreur

d’interprétation de la doctrine utilitariste par ses opposants. Selon cette avenue, les

résultats contre-intuitifs seraient plutôt l’effet d’erreurs lors du calcul des

conséquences.75 Ainsi, les façons d’agir face aux cas extrêmes présentés

précédemment sont erronées, car elles ne calculent pas convenablement les

conséquences et les probabilités des événements positifs par rapport aux

conséquences négatives.

Cette défense se base sur notre imperfectibilité, c’est-à-dire sur notre

méconnaissance du futur, des conséquences de nos actions et de la bonne façon

de maximiser le bien-être des autres. Il est difficile de savoir ce que constitue le

bien pour les personnes éloignées de nous. Il est beaucoup plus facile d’anticiper

notre propre bien-être que celui des autres, particulièrement lorsqu’il s’agit

d’individus éloignés. Par exemple, acheter un bien non essentiel permet de

s’assurer une quantité minimale de bonheur en comparaison à un don en biens à

des gens dans des pays pauvres. Dans le premier cas, je connais beaucoup mieux

le bien-être que cela va apporter par rapport à l’incertitude reliée au bien-être créé

avec mon don, peut-être inutile, pour les bénéficiaires de mon action. Ainsi, notre

connaissance imparfaite des besoins des autres crée parfois des erreurs

d’interprétation dans la doctrine utilitariste. Contrairement à l’objection des trop

grandes demandes, il serait donc faux de penser que l’on doit donner tout notre

argent, nos biens et notre temps à des œuvres de charité, car les conséquences

75 Hare, 1981

62

positives ne sont pas aussi grandes qu’on ne le croit.

Dans un second temps, il est également difficile de calculer avec précision

les conséquences de nos actions sur les autres individus, particulièrement

lorsqu’elles sont éloignées dans le temps. En raison de la complexité de la chaîne

causale des événements, on ne peut avoir de certitude par rapport aux

conséquences que nos actions auront sur des personnes ou des événements

lointains. Dans cette optique, il est plus facile de se concentrer à venir en aide à

nos proches, puisque nos actions ont davantage de chance de faire advenir les

conséquences positives voulues.76 Pour reprendre un exemple mentionné

précédemment, un don monétaire à des organismes de charité venant en aide aux

pauvres permet des conséquences positives éloignées dans le temps. Le

processus permettant de transformer cet argent en bien pour le plus grand nombre

est plus obscur et incertain. Il y a une dichotomie entre l’incertitude reliée aux

conséquences positives et la certitude des conséquences négatives engendrées

(la perte de mon argent et l’utilité pouvant en être retirée). Ainsi, il serait faux de

prétendre que l’utilitarisme demande aux individus de donner tout leur argent et

leur temps aux personnes pauvres, puisque cette interprétation ne prend pas en

considération l’incertitude reliée aux bienfaits positifs par rapport à la certitude des

conséquences négatives. Les critiques de l’utilitarisme ne tiennent pas compte de

l’utilité espérée de nos actions, qui considère les probabilités reliées à chacune

des conséquences.

Le même processus est à l’œuvre lorsque l’on demande de pousser la

grosse personne, car la probabilité de blesser et même de tuer la grosse personne

est beaucoup plus grande et rapprochée dans le temps que le bien créé par mon

action, à savoir le sauvetage des cinq individus. C’est le même phénomène à

l’œuvre dans le cas de la torture du séquestreur d’enfant où les conséquences

négatives (la douleur infligée au ravisseur) étaient certaines, alors que les

conséquences positives (retrouver l’enfant en vie) étaient peu probables. Il serait

76 Sidwick, 1981, Jackson, 1991

63

alors erroné d’affirmer que l’utilitarisme permet la torture, puisque le calcul d’utilité

doit prendre en considération non seulement les conséquences pouvant arriver,

mais également les probabilités de chacune.77 Les critiques de l’utilitarisme font

alors une erreur d’interprétation de la doctrine utilitariste en ignorant l’utilité

espérée. Il faudrait plutôt multiplier la valeur de chaque conséquence par la

probabilité que celle-ci se produise. En agissant de la sorte, on évite certaines

critiques par rapport à l’incertitude reliée aux conséquences de nos actions

lorsqu’elles sont éloignées géographiquement ou dans la chaîne causale

d’événements.

Néanmoins, cette défense semble insuffisante dans la mesure où elle

permet de rejeter certains cas exceptionnels, mais certainement pas tous les cas.

Pour le dire autrement, cette défense se base sur des circonstances généralement

vraies, mais non universelles. Par exemple, on peut imaginer une situation où un

sans-abri sans famille et sans proches devrait se rendre dans un hôpital et sacrifier

sa vie s’il possède une certitude presque parfaite de sauver de nombreuses vies

avec ses organes, puisque le bonheur créé à tous ces individus et à leurs proches

est assurément plus grand que le malheur engendré à ce sans-abri. On peut

constater que si ce n’était pas de sa faible efficacité, la torture ou le sacrifice ne

serait pas fortement condamnés par les utilitaristes. N’importe quelle action peut,

en conséquence, être effectuée si elle permet de maximiser l’utilité, et ce, même si

celle-ci est dégradante, grossière ou heurte notre identité. Une théorie morale,

dans ce contexte, devrait plutôt donner les bonnes réponses pour les bonnes

raisons.

Qui plus est, cette défense à propos des erreurs d’interprétation et du

mauvais calcul des probabilités était plus crédible à une autre époque où il était

difficile d’anticiper les bienfaits créés par des dons monétaires. En effet, donner

notre argent à des organisations de charité est maintenant beaucoup plus facile et

il est même possible, désormais, de connaître le pourcentage des dons qui

77 Jackson, 1991

64

aideront concrètement les plus pauvres. Comme le souligne Singer lui-même78, il

est maintenant aisé de savoir la valeur attendue des dons et de l’utilité que les

pauvres en retirent. Par exemple, des sites internet font la recension du

pourcentage de dollar donné en charité qui va directement à ceux qui en ont

besoin. On peut même parrainer un enfant dans un pays pauvre et recevoir des

lettres de celui-ci décrivant la façon dont l’argent a été dépensé et les bienfaits sur

sa vie qu’on a causés. Bref, l’information est maintenant plus facilement accessible

et peu coûteuse à obtenir. On peut se demander si l’objection de l’incertitude ne

fait pas qu’offrir aux agents moraux une excuse a posteriori permettant de justifier

un comportement égoïste et intéressé.

On peut également soutenir que les critiques mentionnées dans la

deuxième section proviennent d’une erreur dans la conception de valeur. En effet,

le problème résiderait dans la façon de calculer la somme totale de bien-être. Les

utilitaristes peuvent tout d’abord rejeter la possibilité que le sacrifice d’individus

puisse parfois maximiser le bien-être ou rejeter l’impératif de devoir toujours

maximiser le bien-être, peu importe les moyens utilisés. Concernant la première

option, l’utilitarisme peut affirmer que la valeur associée à la vie est infiniment plus

grande que d’autres plaisirs qui découleraient de ce sacrifice. C’est pourquoi les

cas extrêmes qui échangent la vie de quelques individus contre un plaisir pour

l’ensemble des personnes, comme les chrétiens donnés en pâture aux lions,

viennent heurter nos intuitions fondamentales, puisque certains plaisirs ne peuvent

tout simplement pas compenser une perte immense comme la souffrance ou la

mort occasionnée à quelques individus. Il serait alors faux d’additionner certaines

composantes de la vie humaine, comme le plaisir ou le bonheur, pour justifier

certaines pertes plus importantes. Pour contrer une critique classique adressée à

l’encontre de l’utilitarisme79, le plaisir d’une huître ne pourrait jamais être échangé

contre le bonheur humain, et ce, même si l’huître bénéficie de ce plaisir

indéfiniment, puisque la somme de ce plaisir ne peut être comparée au plaisir

humain. Pour le dire autrement, aucune personne ne serait prête à échanger le 78 Singer, 2009 79 Crisp, 1997

65

plaisir retiré de manger du chocolat contre sa vie, même si on arrivait à accumuler

une quantité phénoménale du premier plaisir. Cela démontre que certains plaisirs

inférieurs ne peuvent jamais compenser la perte du plaisir supérieur qu’est la vie.

On peut constater que selon cette perspective, les gens accordent une valeur

erronée à certains plaisirs ainsi qu’à leur accumulation et se trompent lorsqu’ils

doivent mettre dans la balance différents plaisirs et peines.

Néanmoins, il semblerait que cette défense n’élimine pas les problèmes

reliés aux dilemmes où les vies de plusieurs individus sont en jeu, puisque ce sont,

dans tous les cas, des biens supérieurs que l’on doit mettre en comparaison.

Lorsque l’agent doit décider entre différentes vies à sauver ou entre différents

types identiques de souffrances, n’importe quelle action est permise afin de

diminuer les douleurs ou maximiser les plaisirs. Par exemple, dans le dilemme du

« fat man », l’utilitarisme demanderait quand même à l’agent de pousser la grosse

personne sur la voie ferrée, puisque ce qui est en jeu est la vie de la grosse

personne par rapport aux vies des cinq individus sur la voie principale. Toute

action demeure ainsi justifiée et il n’y a clairement pas d’erreurs d’interprétation

dans ces cas.

Concernant la seconde possibilité, c’est-à-dire celle de rejeter l’impératif de

devoir toujours maximiser l’utilité peu importe les moyens utilisés, nous

reviendrons plus loin sur certaines variantes de l’utilitarisme qui ont développé ce

point, notamment l’utilitarisme négatif qui se concentre plutôt sur la diminution de

la douleur plutôt que la production du plaisir.

Bref, pour les opposants de l’utilitarisme, les erreurs d’interprétation peuvent

certes advenir, mais il n’en demeure pas moins qu’on peut facilement imaginer des

situations concrètes où une action généralement considérée comme étant

immorale doit être effectuée selon le principe utilitariste du plus grand bonheur

pour le plus grand nombre. Les critiques formulées auparavant se basent sur des

cas que l’on peut raisonnablement croire comme étant dépourvu d’erreurs de

66

calcul et, dans cette optique, l’utilitariste exige d’accomplir des actions qui

semblent être mauvaises. Il suffirait alors que de ne constater qu’une exception ou

un cas extrême pour discréditer l’utilitarisme, car celui-ci ne donnerait pas la bonne

réponse.

3.2 Le rejet des demandes déraisonnables (réfuter b)

Une autre façon de défendre l’utilitarisme consiste à dire qu’on ne peut pas

rejeter l’utilitarisme à partir de cas particuliers. En effet, même si certaines

situations semblent heurter nos intuitions morales, on ne peut pas se fier à ces

dernières pour rejeter ce qu’on devrait faire, puisqu’on n’a aucune idée de leurs

sources, de leur fiabilité ou de leur constance dans le temps. En effet, selon cette

perspective, on peut se demander si les intuitions que l’on possède par rapport à

ces cas particuliers proviennent de notre culture, de notre passé ou de notre intérêt

personnel.

Tout d’abord, de récentes études en psychologie, menées notamment par

Joshua Greene, semblent soutenir que nos intuitions morales dans le cas du

dilemme du tramway et du « fat man » seraient le produit de l’évolution80. En

faisant passer un test d’imagerie par résonance magnétique (IRM) à des sujets

auxquels on demandait de répondre aux dilemmes du tramway et du « fat man »,

Greene a observé que les parties du cerveau impliquées dans la déviation du

tramway sur la voie secondaire dans le dilemme original concernaient les endroits

reliés habituellement aux délibérations rationnelles et aux processus cognitifs,

alors que les réponses impliquant le refus de pousser la grosse personne faisaient

activer les zones du cerveau associées aux émotions. Il en conclut que l’éthique

déontologique fait partie des vestiges de notre passé évolutif où nous devions

disposer d’heuristiques permettant généralement de ne pas tuer nos semblables

afin de pouvoir nous donner un avantage comparatif sur les autres créatures, à

savoir la coopération à grande échelle entre individus.

80 Greene, 2001

67

Certains se sont empressés de reprendre ces résultats pour affirmer que

l’éthique utilitariste est la plus appropriée puisqu’elle fait appel à la réflexion et la

raison des individus, contrairement à l’éthique déontologique qui ne serait qu’un

réflexe émotif lié à la préservation de l’espèce.81 Néanmoins, il est beaucoup trop

tôt pour conclure à la supériorité de l’utilitarisme sur la base d’études sur le

fonctionnement du cerveau.82 Tout d’abord, le cerveau étant extrêmement

complexe, les scientifiques sont encore loin de pouvoir parvenir à des conclusions

spécifiques et hors de tout doute. D’autres recherches sont à effectuer dans ce

domaine avant de fonder des certitudes sur ces données psychologiques. De plus,

il demeure le problème de l’utilisation des sciences et des faits naturels pour

arriver à des conclusions normatives.83 Le débat est encore ouvert à propos du

sophisme naturaliste, c’est-à-dire l’atteinte de conclusions normatives à partir de

faits descriptifs, dans le domaine de l’éthique.

Quoi qu’il en soit, plusieurs critiques développées dans le deuxième chapitre

faisaient appel aux intuitions des individus à propos de ce qu’il est bien ou non de

faire. Certains vont rejeter ces intuitions en raison de leur caractère instable. En

effet, les intuitions des individus sont beaucoup trop influençables pour pouvoir

fonder le rejet d’une théorie éthique. À ce propos, une étude réalisée par Lewis

Petrinovich et Patricia O’Neill84 a examiné l’influence du choix des mots et de

l’ordre de présentation des dilemmes moraux sur les réponses effectuées par les

individus. Dans cette expérience, on demande aux participants leur accord ou leur

désaccord concernant la possibilité de tirer le levier dans le cadre du dilemme du

tramway. On sépare le groupe en deux et on examine la différence entre une

formulation du dilemme qui implique de sauver la personne seule ou les cinq

personnes par rapport à la formulation du dilemme qui demande leur approbation

par rapport à la mort de la personne seule ou des cinq individus. Les résultats

81 Singer, 2005 et Greene, 2014 82 Nagel, 2013 83 Berker, 2009 84 Petrinovich et O’Neill, 1996.

68

démontrent que les gens approuvent davantage les actions qui impliquent de

sauver les individus que lorsqu’il s’agit de tuer les mêmes personnes, et ce, même

si les conséquences sont identiques.

Dans le cadre de la même étude, ils ont également observé une importante

différence dans les réponses des personnes selon l’ordre de présentation des

dilemmes. En effet, les gens approuvent davantage le dilemme du tramway

lorsqu’il est présenté avant le dilemme du « fat man » que lorsqu’il est proposé

après celui-ci. Une autre étude a démontré que les gens étaient davantage portés

à pousser la grosse personne lorsqu’ils avaient regardé auparavant un sketch

humoristique que lorsqu’ils avaient vu un documentaire sur un village espagnol.85

On peut alors croire que les intuitions et les réponses apportées aux dilemmes

moraux peuvent être influencées par une multitude de facteurs interdépendants qui

sont difficiles à isoler et mettre en lumière. En conséquence, fonder une critique de

l’utilitarisme sur les intuitions des gens face aux cas extrêmes est problématique,

puisque ces intuitions sont changeantes et peuvent être manipulées par des

éléments qui n’ont pas d’importance normative.

Ainsi, certains utilitaristes vont rejeter les critiques de l’utilitarisme qui se

basent sur les intuitions des individus, en particulier lorsqu’il n’y a aucun

raisonnement logique permettant de les soutenir.86 C’est le cas notamment de

Peter Singer qui soutient que « la façon dont les gens jugent les dilemmes moraux

n’a aucune incidence sur la validité de mes conclusions »87, ces dernières étant

justement utilitaristes. Pour Singer, affirmer que l’utilitarisme demande trop aux

individus sert l’intérêt personnel des agents qui pourraient plutôt maximiser l’utilité

et les conséquences positives avec leurs ressources. Ils préfèrent penser à eux et

agir de façon immorale en rejetant l’utilitarisme sous le prétexte que cette théorie

éthique est trop exigeante envers les agents moraux. Or, nos intuitions seraient

plutôt déterminées culturellement afin de protéger les mieux nantis et défendre

85 Valdesolo et Desteno, 2006 86 Kagan, 1991 87 Singer, 1972, ma traduction, p. 236

69

leurs acquis, leur permettant ainsi de continuer à s’enrichir au détriment d’une

action moralement bonne qui exige un certain désintéressement chez l’agent

moral. Selon cette perspective, nos intuitions devraient ainsi être considérées

comme étant acquises afin de satisfaire nos intérêts personnels aux dépens des

populations dans les pays les plus pauvres qui auraient plus besoin de nos

ressources. Ainsi, si les gens étaient davantage informés, s’ils raisonnaient mieux

et s’ils étaient plus en mesure de faire preuve d’empathie, particulièrement pour

ceux qui ont besoin d’aide, alors ils ne verraient pas la théorie utilitariste comme

étant trop exigeante. Dans cette optique, la bonne avenue consiste plutôt à revoir

nos intuitions et interroger leur pertinence.

3.3 Acceptation des cas extrêmes et des critiques (réfuter c)

Si l’on accepte les intuitions morales des individus et si l’on croit que les

critiques formulées à l’encontre de l’utilitarisme sont légitimes, alors on peut réagir

en adoptant plusieurs postures face à l’utilitarisme. On peut tout d’abord adopter

un nihilisme moral, c’est-à-dire adopter la croyance qu’il n’existe aucune théorie

éthique adéquate et que l’on peut faire ce que l’on veut. Les cas extrêmes

viendraient donc démontrer qu’aucune théorie normative ne peut réellement saisir

l’entièreté de la vie morale et guider les agents dans toutes les situations pouvant

survenir dans leurs vies. On devrait donc abandonner la recherche d’une théorie

morale adéquate pour plutôt rejeter les questions de moralité et d’éthique.

On peut également rechercher la meilleure théorie morale, et ce, même si

cette dernière est parfois déficiente dans certaines situations. Selon cette

perspective, on concède aux critiques de l’utilitarisme que certains cas extrêmes

mentionnés précédemment posent problème, mais qu’il n’en demeure pas moins

qu’en général, l’utilitarisme est la meilleure réponse aux dilemmes éthiques,

puisqu’elle est intuitive et facilement applicable.

Il est également possible de soutenir une vision plus pragmatique ou

70

pluraliste de l’éthique. L’utilitarisme serait alors l’une des théories morales qui doit

être mise à la disposition des individus lors de leur délibération éthique.88 En

suivant cette voie, les agents moraux doivent bénéficier de plusieurs théories

éthiques lorsqu’ils ont à faire un choix moral et choisir celle qui s’applique le mieux

à la situation selon certaines raisons et valeurs propres à l’agent.

Finalement, on peut également affirmer que si certaines théories sont

erronées, c’est parce que l’on n’a pas encore trouvé la bonne théorie morale et

que l’on doit donc continuer à la chercher. Dans ce contexte, on peut inventer une

toute nouvelle théorie, ou encore modifier l’utilitarisme afin qu’il ne soit plus

vulnérable aux critiques. Nous allons donc tenter d’examiner quelques-unes des

plus importantes variantes de l’utilitarisme pour déterminer si elles évitent les deux

gros problèmes mentionnés dans le chapitre 2, à savoir l’objection du sacrifice des

autres et l’objection du sacrifice de soi. Il est important de noter qu’il ne s’agit pas

d’une étude en profondeur des mérites et des limites de ces trois théories.

3.3.1 Utilitarisme de la règle

Plutôt que de juger de la moralité d’un acte individuel, l’utilitarisme de la

règle évalue les codes moraux. En effet, cette théorie morale soutient qu’une

action est bonne non pas si elle maximise par elle-même le montant total de bien-

être dans le monde, mais plutôt si elle est conforme à ce que prescrit la règle

morale qui elle permet de maximiser le bien-être dans le monde.89 Dans cette

optique, la bonne règle morale est celle qui permet de maximiser les

conséquences positives par rapport aux conséquences de l’adoption d’autres

règles morales. Ainsi, l’individu doit se conformer à la règle et non pas déterminer

dans chaque cas particulier comment maximiser l’utilité. Pour un partisan de

l’utilitarisme de la règle, c’est donc en suivant les règles qu’on peut maximiser le

bonheur pourvu que ces règles aient été déterminées selon les principes

utilitaristes. Il revient en fin de compte plus désavantageux (d’un point de vue 88 Legault, 1999 89 Hooker, 2000, Brandt, 1992

71

utilitariste) de laisser certaines exceptions advenir selon le jugement de chacun

plutôt que de respecter en tout temps les règles morales maximisant l’utilité, et ce,

même si quelques exceptions auraient pu maximiser l’utilité d’un point de vue

unique et circonstanciel.

Ainsi, on peut voir que la différence principale entre l’utilitarisme de l’acte et

l’utilitarisme de la règle concerne l’endroit où est appliqué le principe utilitariste :

sur l’action dans le premier, et sur la règle morale dans le second. Le code moral

idéal est alors l’ensemble des règles suivies par tous les individus permettant de

faire advenir les meilleurs résultats par rapport aux conséquences d’un autre

ensemble de règles. Une fois ce code moral idéal établi, on peut alors juger les

actions des individus selon leur conformité avec ces règles. L’action juste sera

celle qui respecte le code idéal. Un représentant de cette école, Brad Hooker,

résume l’utilitarisme de la règle ainsi:

An act is wrong if and only if it is forbidden by the code of rules whose internalization by the overwhelming majority of everyone everywhere in each new generation has maximum expected value in terms of well being (with some priority for the worst-off). The calculation of a code’s expected value includes all costs of getting the code internalized. If in terms of expected value two or more codes are better than the rest but equal to one another, the one closest to conventional morality determines what acts are wrong.90

Par exemple, un utilitariste de la règle pourrait affirmer que l’on doit toujours

obéir à la règle qui stipule qu’il faut dire la vérité, alors que pour un utilitariste de

l’acte, on doit déterminer à chaque parole s’il vaut mieux ou non dire la vérité,

selon le principe de la maximisation totale de bien-être. Dans ce dernier cas, des

exceptions peuvent advenir où il vaudra mieux ne pas dire la vérité si les

conséquences de cette action créent davantage de bien que de mal. Or, pour un

utilitariste de la règle, il vaut mieux, somme toute (c’est-à-dire d’un point de vue de

la maximisation de l’utilité totale), toujours respecter les règles morales qui ont été

déterminées par la perspective utilitariste et ne pas permettre d’exceptions. Ainsi,

90 Hooker, 2000, p. 32

72

autoriser certaines exceptions et demander aux individus de faire un calcul

utilitariste à chaque cas ne permet pas de maximiser l’utilité pour plusieurs raisons,

notamment parce que les gens sont faillibles. En effet, les agents peuvent se

tromper lorsqu’ils réalisent ce calcul et croire que l’exception qu’ils s’apprêtent à

effectuer permet de créer davantage de bien dans le monde, ce qui peut non

seulement s’avérer faux, mais également diminuer la force des règles morales et

influencer d’autres individus à les transgresser.

L’un des aspects intéressants de cette doctrine est qu’elle permet de faire

fonctionner convenablement les institutions sociales, puisque ces dernières ont

besoin de la confiance des individus pour fonctionner. Par exemple, on s’attend à

ce que le système de santé s’organise afin que les médecins ne soient pas des

utilitaristes de l’acte, sinon il leur serait permis, et moralement obligatoire, de tuer

certains individus pour le bien de la majorité. Le dilemme de la transplantation est

un bon exemple d’une situation qui exigerait des médecins de tuer une personne

s’ils arrivaient à cacher aux autres ce meurtre et s’ils parvenaient à diminuer

l’impact négatif. L’utilitarisme de la règle soutient plutôt qu’il vaut mieux se doter

d’un système moral qui empêche le meurtre, et ce, même si, en de rares

occasions, le meurtre aurait davantage de conséquences positives. L’utilité de la

société est réellement maximisée lorsqu’on se dote de règles qui ne peuvent être

transgressées. L’utilitarisme de la règle permet donc aux individus de faire

confiance aux autres et aux institutions :

(...) only rule utilitarianism can explain why a society will be better off if people's behavior is constrained by a network of moral rights and moral obligations which, barring extreme emergencies, must not be violated on grounds of mere social-expediency considerations. Prior to the emergence of rule-utilitarian theory, utilitarians could not convincingly defend themselves against the accusation that they were advocating a super-Machiavellistic morality, which permitted infringement of all individual rights and all institutional obligations in the name of some narrowly defined social utility.91

91 Harsanyi, 1977, p.627

73

Robert Goodin affirme d’ailleurs que l’utilitarisme s’applique mieux lorsqu’il

est un critère décisionnel au niveau institutionnel, car ses apparentes faiblesses

deviennent des forces :

The strength of utilitarianism, the problem to which it is a truly compelling solution, is as a guide to public rather than private conduct. There, virtually all its vices – a; the things that make us wince in recommending it as a code of personal morality – loom instead as considerable virtues.92

Il s’agit alors d’évaluer les différentes règles établies par les institutions à l’aune du

principe utilitariste afin de déterminer si celles-ci augmentent, en fin de compte, le

bien-être pour l’ensemble de la société que ces institutions gouvernent. Ainsi,

l’impartialité qu’exige l’utilitarisme représente une force, puisque personne n’est

avantagé indûment par les décisions gouvernementales. De plus, le processus

étant clair et transparent, les citoyens peuvent saisir la rationalité derrière les

décisions et avoir une plus grande confiance envers les institutions. Les normes

politiques et les normes éthiques se rejoignent alors et permettent de maximiser

l’utilité d’un point de vue collectif.

De plus, les utilitaristes de la règle affirment que contrairement à

l’utilitarisme de l’acte, leur système ne se contredit pas lui-même. En effet,

l’utilitarisme de l’acte n’emploierait pas la procédure permettant de maximiser

l’utilité, car demander à chaque individu de toujours calculer les conséquences de

leurs actions à chaque instant est contre-productif et ne permet pas d’arriver aux

meilleurs résultats.93 Pour reprendre un exemple mentionné précédemment

concernant le mensonge, il semble coûteux en temps et en énergie de devoir

déterminer à chacune de nos paroles si on doit dire la vérité ou non en calculant la

façon de maximiser l’utilité. La solution serait plutôt d’adopter un ensemble de

règles approximatives qui guident l’individu dans ses actions, lui permettant de

gagner du temps et d’empêcher des erreurs d’interprétation. En agissant de cette

façon, c’est-à-dire en suivant l’utilitarisme de la règle, les individus peuvent alors 92 Goodin, 1995, p.8 93 Pettit et Brennan, 1986

74

maximiser concrètement l’utilité et faire généralement coïncider le respect des

règles à la maximisation de l’utilité. On ignore ainsi les cas extrêmes qui

nécessiteraient une longue délibération menant à un résultat incertain pour suivre

un code moral idéal qui parvient dans la majorité des cas à maximiser l’utilité.

Ainsi, concernant les critiques mentionnées dans le deuxième

chapitre, on peut raisonnablement croire que l’utilitarisme de la règle évite en

partie le problème du sacrifice des autres, puisqu’un code moral idéal devrait avoir

une règle empêchant le meurtre et pour laquelle les exceptions ne sont pas

permises.

Néanmoins, on peut se demander si l’utilitarisme de la règle permet

réellement d’éviter le problème du sacrifice. Intrinsèquement, il n’y a rien qui

empêche celui-ci d’adopter un code moral qui va autoriser le sacrifice de certaines

personnes lorsque cela permet de maximiser l’utilité. Le code moral optimal

pourrait avoir une règle qui empêche le meurtre, sauf dans certains cas

d’exception dont les paramètres seraient définis. Par exemple, on peut penser à

une règle à l’intérieur du code moral idéal qui interdit le meurtre sauf si cela permet

de sauver d’autres vies et que la victime est détestée de tous. Cette règle aurait

ainsi pour conséquence de maximiser l’utilité en sauvant les vies de certaines

personnes tout en ayant comme seul coût la mort d’une personne, évitant ainsi les

autres conséquences négatives à la suite de cette action. Bref, l’utilitarisme de la

règle et son code moral idéal semblent généralement proscrire le sacrifice des

autres, mais cet interdit n’est pas inhérent à l’utilitarisme de la règle et il est

tributaire des circonstances et des particularités de la société et des individus

adoptant le code moral idéal.

Concernant le problème du sacrifice de soi, l’utilitarisme de la règle évite

également la critique, puisque l’adoption d’un code moral accepté par tous répartit

les demandes de sacrifice sur l’ensemble de la population. En effet, l’adoption d’un

code moral demandant à chacun de faire sa part permet de ne pas exiger à l’agent

75

le don de tous ses avoirs en raison du laxisme des autres individus. Les sacrifices

demandés à quelques individus sont moindres, car les coûts sont justement

répartis sur l’ensemble des agents moraux. Par exemple, si tous les individus des

pays riches suivaient la suggestion de Peter Singer de donner 5 % de leurs

revenus pour éradiquer la pauvreté94, certains individus n’auraient pas besoin de

donner l’ensemble de leurs temps et de leurs avoirs à des organismes de

bienfaisance. On peut donc promouvoir le bien de façon juste puisque la répartition

des coûts se fait sur l’ensemble des individus.

De plus, un code moral idéal peut laisser une certaine place aux projets et à

l’intégrité de l’agent. Les règles acceptées par la société accorderont ainsi une

certaine préférence à l’agent et à ses proches, puisqu’il vaut mieux un état de fait

où une certaine partialité est accordée en comparaison à un monde où les gens

mettent sur un même pied d’égalité tous les intérêts des hommes. Dans ce dernier

cas, le code moral idéal ne serait pas productif et n’aurait pas de réelle emprise sur

la réalité. Il vaut mieux, en suivant l’utilitarisme de la règle, adopter un code moral

idéal qui permettra aux individus de se soucier de leurs projets de vie tout en leur

demandant également de prendre en considération une partie des besoins des

autres individus. L’utilitarisme de la règle évite alors le problème des trop grandes

demandes en permettant à chaque individu de se réaliser sans tomber dans un

autre extrême qui justifierait un égoïsme complet. Ainsi, selon l’utilitarisme de la

règle, cette façon de faire permet réellement de maximiser l’utilité en ne

demandant pas trop aux individus moraux qui doivent compenser pour les autres

personnes qui ne donnent pas leur argent ou leur temps, comme le demande

l’utilitarisme de l’acte.

Néanmoins, certaines critiques ont été adressées à l’encontre de cette

nouvelle forme d’utilitarisme, notamment une objection d’incohérence.95 En effet,

selon cette critique, l’utilitarisme de la règle se contredit en affirmant que l’on doit

maximiser les conséquences positives en adoptant un code moral idéal d’un côté, 94 Singer, 2009 95 Lyons, 1965, Smart, 1973, Mulgan, 2005

76

mais en refusant, de l’autre côté, la possibilité à l’agent d’obéir concrètement au

principe d’utilité lorsqu’une action permettant de maximiser les conséquences

positives contredit la règle dudit code. La critique porte sur le critère d’évaluation

des actions, qui ne correspond pas à la maximisation des conséquences positives,

mais plutôt au respect de la règle du code moral idéal. L’emphase serait mise sur

le respect des règles et non pas sur le principe de maximisation du bien-être sur

lequel se base l’utilitarisme.

Si l’utilitarisme de la règle incorpore ces cas problématiques et ajoute

certaines sous-règles justifiant ces exceptions, alors le code moral deviendra

tellement compliqué qu’il sera impossible à internaliser par les agents. S’il souhaite

rendre compte de toutes ces exceptions pour maximiser l’utilité, il tombera alors

nécessairement dans un utilitarisme de l’acte, puisque la meilleure règle, ou le

meilleur code moral est, finalement, celui qui consiste en une seule règle, celle de

toujours maximiser le bien-être. Par exemple, un code moral idéal pourrait avoir

une règle qui interdit le mensonge à l’exception des cas qui permettent de sauver

des vies. Cette règle est sous-optimale, c’est-à-dire que l’on pourrait maximiser

l’utilité en indiquant d’autres exceptions qui permettent généralement plus de bien

que de mal. Cependant, en ajoutant constamment des cas d’exceptions aux

règles, on obtient un code moral compliqué et difficile à internaliser. Pour remédier

à cette difficulté, il serait mieux de n’avoir qu’une seule règle simple et facile à

appliquer, qui est de maximiser l’utilité. On voit ainsi que l’utilitarisme de la règle

est attaqué sur deux fronts, car d’un côté, on soutient que l’utilitarisme de la règle

empêche l’application du principe utilitariste, alors que de l’autre côté, on affirme

que l’utilitarisme de la règle tombe nécessairement dans l’utilitarisme de l’acte et

que la distinction entre les deux est donc inutile.

L’utilitarisme de la règle réplique à ces objections en se retirant de l’impératif

de devoir toujours maximiser les conséquences pour plutôt faire appel au test de la

généralisation et de la justice, en demandant ce qui arriverait si tout le monde

agissait selon l’exception à la règle. En fait, on revient à la raison pour laquelle

77

l’utilitarisme de la règle a été élaboré au départ : la maximisation des

conséquences positives survient non pas lorsque tous les individus appliquent le

calcul utilitariste à chaque action, mais plutôt lorsqu’il est effectué à l’échelle des

codes moraux à adopter. Pour l’utilitarisme de la règle, il ne s’agit pas d’une

incohérence, mais plutôt de la bonne façon de réellement maximiser les

conséquences positives. De plus, ils peuvent éviter en partie les pièges de

l’injustice et des trop grandes demandes en adoptant un code moral idéal qui joint

le principe de maximisation du bien-être à d’autres principes, comme un principe

de justice, d’intégrité, etc..96

Cela étant, il demeure le problème de motivation, c’est-à-dire les

conséquences de se donner un code moral idéal alors que la plupart des individus

ne respectent pas toujours ce code moral idéal ni les règles qui en découlent.97

Pour reprendre l’exemple cité auparavant, si on détermine que le code moral idéal

possède une règle stipulant que l’on doit donner 5 % de notre revenu afin

d’éradiquer la pauvreté et maximiser l’utilité, dans la réalité, ce n’est pas tout le

monde qui obéit à cette règle, de sorte que le 5 % est nettement insuffisant.

L’utilité n’est pas maximisée en raison du fait que tous les individus ne respectent

pas la règle du code moral idéal. Il faut alors déterminer si l’utilité est maximisée en

donnant 5 %, peu importe les actions des autres, ou donner davantage en raison

du fait que les autres ne le font pas, ce qui empêche l’utilitarisme de la règle de

répondre parfaitement au problème des trop grandes demandes tout en

encourageant l’égoïsme. En tout état de cause, il est difficile d’arriver à des règles

permettant de maximiser le bien-être total qui prennent en considération l’état

actuel du monde et les réactions des individus tout en ne demandant pas trop à

l’agent moral.98 Quoi qu’il en soit, cette critique n’est pas déterminante dans le rejet

de l’utilitarisme de la règle. On voit plutôt que le point principal de divergence

concerne la façon réelle dont la maximisation de l’utilité peut être atteinte en

prenant en considération les individus et la façon dont ils agissent moralement.

96 Hooker, 2000 97 Kagan, 2000 et Mulgan, 2005 98 Voir Hooker (2000) pour une tentative.

78

3.3.2 Utilitarisme négatif

Tel que décrit précédemment, l’utilitarisme propose deux fins à accomplir :

maximiser le plaisir et diminuer la souffrance. L’utilitarisme négatif, quant à lui, se

concentre sur la diminution de la douleur plutôt que sur la production du plaisir :

In terms of a fundamental solidarity of all suffering beings against suffering, something that almost all of us should be able to agree on is what I will term the “principle of negative utilitarianism”: Whatever else our exact ethical commitments and specific positive goals are, we can and should certainly all agree that, in principle, and whenever possible, the overall amount of conscious suffering in all beings capable of conscious suffering should be minimized. (...) Out of this solidarity we should not do anything that would increase the overall amount of suffering and confusion in the universe—let alone something that highly likely will have this effect right from the beginning.99

L’intuition à la base de l’utilitarisme négatif est le rejet de la symétrie entre le plaisir

et la douleur. Le premier est certes important à maximiser, mais jamais au

détriment de la seconde, beaucoup plus importante moralement et devant

absolument être évitée. Il n’y a pas, selon l’utilitarisme négatif, d’équivalence

morale entre le bonheur et la douleur :

I believe that there is, from the ethical point of view, no symmetry between suffering and happiness, or between pain and pleasure. Both the Utilitarians and Kant (...) seem to me (at least in their formulations) fundamentally wrong in this point, which is, however, not one for rational argument (...). In my opinion man suffering makes a direct moral appeal, namely, the appeal for help, while there is no similar call to increase the happiness of a man who is doing well anyway. (A further criticism of Utilitarianism would be that pain cannot be outweighed by pleasure, and especially not one man's pain by another man's pleasure. Instead of the greatest happiness of the greatest number, one should more modestly demand the least amount of suffering for anybody; and further, that unavoidable suffering should be distributed as equally as possible.)100

99 Metzinger, 2004, p. 622 100 Popper, 1950, p. 570-571

79

Il est cependant important de mentionner qu’il y a différentes versions de

l’utilitarisme négatif.101 La version développée en partie par Karl Popper, que l’on

pourrait appeler « forte », soutient qu’il n’y a aucune obligation morale à augmenter

la quantité de bonheur.102 On peut encourager l’augmentation de celle-ci, mais

jamais au détriment de la seule obligation morale, à savoir la diminution de la

souffrance. En conséquence, une action sera bonne si elle permet de minimiser la

quantité de douleur, peu importe ses conséquences sur la quantité de plaisirs. On

peut constater que selon cette doctrine, infliger une souffrance afin d’en soulager

une autre plus grande est permis, mais il est interdit d’en provoquer une, aussi

petite soit-elle, afin de faire advenir un plus grand bonheur.

La version de l’utilitarisme négatif qu’on pourrait appeler « faible » rejette

également l’asymétrie entre la maximisation du bonheur et la minimisation de la

douleur.103 Cependant, elle considère que la première est moralement moins

importante que la seconde, sans renier l’obligation morale de la maximisation du

bonheur. L’intuition sur laquelle se base cette doctrine est que l’on croit

généralement qu’il faut une plus grande quantité de bonheur pour combler une

quantité moindre de souffrance. Par exemple, une personne qui a le cancer va

accepter de se prêter à des séances de chimiothérapie ou de radiothérapie qui

sont douloureuses dans l’espoir d’obtenir un bien supérieur à la souffrance, c’est-

à-dire la possibilité de continuer à jouir de la vie. Pour certaines personnes qui sont

plus âgées ou qui ont seulement la possibilité d’augmenter cette jouissance de

quelques mois, ils considèrent parfois que ces souffrances ne valent pas la peine.

Il s’agit donc de déterminer quelle quantité de souffrance peut être échangée pour

du bonheur. Une plus grande importance doit être accordée à la minimisation de la

douleur dans le cadre du calcul d’utilité.

Cependant, la difficulté réside dans la façon d‘appliquer cette doctrine, c’est-

à-dire le moyen de déterminer le poids exact à accorder à chacun des éléments

101 Griffin, 1979 102 Popper, 1950. 103 Arrhenius et Bykvist, 1995

80

dans le calcul d’utilité.104 Le problème concerne le multiplicateur à utiliser pour

accorder davantage d’importance à la minimisation de la souffrance par rapport à

la maximisation du bonheur. Il est déjà très difficile pour un individu de déterminer

la souffrance qu’il est prêt à endurer pour avoir l’espoir d’une vie meilleure; alors,

lorsque l’on doit évaluer des souffrances et des plaisirs chez différentes

personnes, la situation devient immensément compliquée et difficile à appliquer.

De plus, nous n’avons pas accès à la vie intérieure des individus, de sorte qu’une

douleur que je considère comme étant grave peut être bénigne pour une autre

personne. L’expérience de la douleur est un phénomène personnel difficile à

comparer et à rendre objectif. L’agent doit alors prendre la meilleure décision

possible selon une connaissance plus qu’approximative des données pertinentes

au calcul d’utilité. L’obstacle est d’autant plus grand lorsque l’on introduit dans le

calcul des êtres humains qui n’existent pas encore, c’est-à-dire lors de

comparaisons intergénérationnelles où il faut déterminer quelle quantité de peine

présente vaut une quantité quelconque de bonheur futur. Il semble donc qu’en

ayant recours à la version faible, il faut nécessairement ajouter un principe de

justice supplémentaire pour déterminer la bonne façon d’agir, de sorte que le

principe d’utilité n’est pas suffisant et est même parfois dépassé :

Why a policy of allowing one generation to suffer for the good of future generations seems wrong (if indeed it is wrong) is that it does not distribute benefits and burdens at all equally: one lot gets all the burdens and another all the benefits. And why it seems right (if indeed it is right) to require a very great surplus of benefit over burden in order to justify the policy is that if, in case of conflict, a principle of utility is ever to over-ride a principle of justice, it will only be in virtue of there being a very great deal of utility at stake.105

Il faut ajouter que l’on considère généralement cette doctrine plus

appropriée dans le cadre des institutions, dans la mesure où l’utilitarisme négatif

se révèle être une procédure décisionnelle des mesures publiques adéquate, où il

n’est pas permis de provoquer un mal pour le bien de l’ensemble de la

104 Griffin, 1979 105 Ibid., p. 54

81

population.106 L’avantage de l’utilitarisme négatif dans ce cadre est d’empêcher

l’État d’agir de façon paternaliste en faisant la promotion d’une conception du bien.

Selon une conception libérale des institutions, le rôle général de l’État est de

minimiser les douleurs de ses citoyens et de laisser ces derniers poursuivre leurs

conceptions du bonheur dans leurs vies privées. À l’échelle individuelle, les

individus souhaitent parfois s’infliger quelques douleurs pour se procurer

davantage de bonheur, comme dans le cas d’une personne qui fait un régime afin

d’être en meilleure santé. Cependant, selon une certaine vision de la politique, à

l’échelle des décisions gouvernementales, le rôle de l’État serait de diminuer les

douleurs tandis que chaque individu serait responsable de ses propres plaisirs.

L’État devrait donc, dans cette optique, se concentrer à diminuer les entraves à la

réalisation des individus pour laisser ces derniers choisir de la façon dont ils

atteindront le bonheur :

Philosophers should consider the fact that the greatest happiness principle can easily be made an excuse for a benevolent dictatorship. We should replace it by a more modest and more realistic principle: the principle that the fight against avoidable misery should be a recognized aim of public policy, while the increase of happiness should be left, in the main, to private initiative.107

L’utilitarisme négatif soutient ainsi qu’en agissant pour minimiser la

souffrance, on évite les problèmes politiques reliés à l’utopisme, c’est-à-dire des

régimes politiques qui souhaitent améliorer la société dans laquelle ils évoluent en

infligeant certaines souffrances à une minorité au nom de leurs idéaux ou de leur

conception du bien, on pense par exemple au fascisme. Plutôt qu’un

gouvernement qui planifie et organise toute la société selon la maximisation de ce

qu’il considère comme étant le bien, l’utilitarisme négatif défend plutôt une vision

que l’on pourrait qualifier de minimale, dans la mesure où elle suggère de

s’appliquer principalement à diminuer les souffrances de ses citoyens. Si l’objectif

des institutions à l’intérieur de l’utilitarisme négatif est de diminuer la souffrance de

ses citoyens, elles peuvent quand même se transformer en une force totalitaire en

106 Popper, 1969 107 Ibid, 1969, p. 345

82

tentant d’absolutiser cette fin et en oubliant toute autre considération comme la

liberté des citoyens. Les institutions n’échappent pas complètement à ce problème

puisqu’elles pourront quand même accomplir n’importe quelle action qui permettra

de diminuer la souffrance totale même si cette action semble immorale.

Quoi qu’il en soit, on peut donc voir que l’utilitarisme négatif, dans sa

version forte, semble répondre au problème de l’injustice, dans la mesure où l’on

ne peut sacrifier un individu pour provoquer une plus grande quantité de bonheur.

Ainsi, dans l’exemple de la personne qui souffre par rapport aux gens qui retirent

du plaisir de l’écoute de la coupe du monde de football, l’utilitarisme négatif

soutiendrait qu’on doit interrompre la retransmission de la partie afin d’éliminer la

souffrance de la personne, puisqu’elle est plus importante que tout le plaisir

pouvant être obtenu par les individus. La version faible répondrait plus ou moins à

cette objection en stipulant plutôt qu’il faut déterminer si la quantité de souffrance

occasionnée est compensée par le plaisir de tous les téléspectateurs.

Néanmoins, on peut se demander de quelle façon l’utilitarisme négatif

répondrait au dilemme du tramway et à la variante du « fat man ». Dans les deux

cas, on peut croire que l’utilitarisme négatif demanderait de sacrifier la personne

seule, puisqu’au total, les douleurs sont diminuées. En effet, dans les deux cas, le

sacrifice de la personne seule permet de faire souffrir une seule personne, tandis

que ne rien faire occasionne la souffrance de cinq individus. Une plus petite

souffrance serait échangée contre une grande souffrance, de sorte que

l’utilitarisme négatif demanderait à l’agent de pousser la personne ou de tirer le

levier.

De plus, l’utilitarisme négatif ne résout pas le problème du sacrifice de

l’agent, particulièrement par rapport au problème des trop grandes demandes, car

on exige des agents moraux de diminuer la souffrance totale dans le monde, celle-

ci étant pratiquement infinie. Dans l’état actuel des choses, il y aura toujours

quelqu’un qui souffre en raison d’un manque de ressources. L’agent moral aura

83

donc probablement à donner tout son temps et tout son argent, puisque le déplaisir

occasionné à l’agent est infiniment inférieur à celle des autres individus vivant dans

la pauvreté et la misère. Par exemple, en présence d’un seul individu dans le

monde souffrant de malnutrition, l’humain ne pourrait pas consacrer ses

ressources à l’augmentation de son plaisir, mais devrait plutôt faire don de celles-ci

à la réduction de la souffrance occasionnée. Toutefois, cette objection n’est peut-

être pas suffisante, puisque comme l’a affirmé Singer,108 il s’agit peut-être

réellement de la chose à faire alors que nous sommes détournés de notre devoir

moral par notre égoïsme.

Finalement, on a reproché à l’utilitarisme négatif, dans sa version forte, de

se contredire, car si l’on arrivait à accomplir ses injonctions, il mènerait à

l’extinction des hommes.109 En effet, si l’objectif de l’utilitarisme négatif est de

diminuer la souffrance, alors il faudrait au moins arrêter de procréer. En effet, faire

naître un enfant serait immoral, puisqu’on augmente la quantité de souffrance

totale dans le monde, c’est-à-dire qu’on ajoute un individu qui va nécessairement

souffrir un jour (souffrir physiquement, psychologiquement, etc.), sans compter la

souffrance de l’accouchement lui-même. De cette façon, une fois tous les êtres

humains morts, il n’y aurait plus de souffrance dans le monde, puisque la

possibilité même de souffrance aurait été complètement éradiquée. Puisque le

bonheur n’a pas d’impact par rapport aux souffrances, le meilleur état de fait est

donc celui où les êtres humains n’existent plus, puisque la souffrance aurait

disparu. En ne considérant aucunement le bonheur dans le calcul d’utilité, la

version forte de l’utilitarisme négatif se contredit elle-même en appelant une

extinction des agents moraux qui permettent la réalisation de la doctrine de

l’utilitarisme négatif.110

108 Singer, 2009 109 Smart, 1958 110 C’est néanmoins une avenue proposée par certains philosophes pessimistes (Caraco, 1982, Benatar, 2006 et Ligotti, 2010), même s’ils ne se réfèrent pas explicitement à l’utilitarisme négatif.

84

3.3.3 Utilitarisme à deux niveaux

L’utilitarisme à deux niveaux est une autre variante de l’utilitarisme qui a été

développée par Richard Hare.111 Celle-ci stipule qu’une décision morale devrait

généralement être basée sur un ensemble de règles morales intuitives, sauf lors

de certaines occasions exceptionnelles où l’agent moral devrait plutôt s’engager

dans une délibération morale critique. Il s’agit, en quelque sorte, d’une synthèse de

l’utilitarisme de la règle et de l’utilitarisme de l’acte dans la mesure où le premier

s’applique, dans la plupart des cas, dans la vie de tous les jours; tandis que le

second s’applique lors de la délibération critique, qui exige temps et réflexion afin

de réfléchir à la meilleure action à accomplir lorsque les règles intuitives ne sont

pas suffisantes :

I shall be calling the two levels the intuitive and the critical (...). The intuitive and critical levels of thinking are both, unlike the metaethical, concerned with moral questions of substance; but they handle them in different ways, each appropriate to the different circumstances in which, and purposes for which, the thinking is done.112

Il faut alors choisir entre ces deux méthodes selon les circonstances dans

lesquelles l’agent moral se trouve. Cette théorie se base sur les compétences

inégales des êtres humains à penser de façon critique et abstraite et à déterminer

la bonne façon d’agir dans les circonstances concrètes de la vie ordinaire.

Ainsi, l’utilitarisme à deux niveaux indique que l’on doit se fier à nos

intuitions ainsi qu’à notre internalisation des règles morales lors de la plupart des

situations concrètes qui se présentent à nous, puisque cela est plus pratique, c’est-

à-dire puisque cela s’applique mieux à la rapidité des décisions dont les agents

moraux doivent faire preuve lors de problèmes éthiques réguliers. Pour Hare, le

premier niveau de raisonnement correspond au niveau intuitif, c’est-à-dire à des

principes simples, généraux et applicables à une multitude de cas. Néanmoins, ce

niveau est parfois insuffisant lorsque des situations exceptionnelles adviennent et 111 Hare, 1981 112 Ibid., p. 25-26

85

qu’elles ne peuvent être résolues simplement par ces méthodes. Il faut alors avoir

recours à une réflexion plus élaborée qui exige davantage de temps.

Hare identifie trois moments où l’agent moral doit passer du mode intuitif au

mode critique et délibératif. Premièrement, il doit avoir recours à la réflexion

critique lorsque deux règles morales intuitives entrent en conflit. Ensuite, lorsqu’un

cas particulier survient, l’agent doit s’interroger à savoir si les principes intuitifs qu’il

possède s’appliquent réellement à la situation. Enfin, et il s’agit probablement du

moment le plus important, il doit avoir recours à une délibération réflexive critique

lorsqu’il doit choisir les principes ou règles morales qu’il devra appliquer

intuitivement.

Dans ces cas, l’agent moral doit adopter le mode de pensée critique qui

exige davantage de réflexion afin de trouver la bonne façon d’agir. C’est à ce

niveau que les dilemmes moraux peuvent être résolus. Il est important de

mentionner qu’à ce stade, Hare soutient qu’on doit appliquer un utilitarisme des

préférences, c’est-à-dire qu’au lieu de maximiser les plaisirs des individus, on doit

plutôt chercher à maximiser les préférences bien informées des individus.

Généralement, les gens désirent les mêmes choses qui leur apportent du bien-

être. Mais il arrive parfois que ces deux choses divergent. Par exemple, une

personne peut vouloir effectuer un jeûne (souffrance) afin de posséder un plus

haut niveau spirituel (préférence). L’avantage de cette doctrine est de ne pas avoir

recours à des choses bonnes ou mauvaises en soi, puisque tout dépend des

préférences individuelles.

Hare utilise la figure du prolétaire pour illustrer la position du premier niveau

(instinctif). Celle-ci correspond à l’individu qui n’a pas le temps de réfléchir à ses

devoirs moraux et qui doit se fier à ses instincts pour agir concrètement dans le

monde qui l’entoure. Dans le second niveau (critique), il s’agit plutôt de se

positionner comme archange, c’est-à-dire un individu absolument impartial qui

aurait une connaissance parfaite des conséquences de ses actions. Il est

86

important de mentionner qu’il ne s’agit pas de diviser les gens entre ces

prototypes, mais plutôt d’adopter chaque position en fonction des circonstances.

Pour Hare, les critiques formulées à partir des cas extrêmes sont

fallacieuses, car il est erroné d’appliquer la théorie utilitariste à ces cas et les

mettre en opposition aux intuitions des individus. Les gens ont plusieurs principes

moraux qui leur permettent de bien agir dans la majorité des situations. Ces

principes peuvent parfois les induire en erreur dans certaines situations

exceptionnelles, mais somme toute, ils leur permettent de choisir la bonne action à

accomplir :

It is no argument against act-utilitarianism that in some unusual cases it would take a bad man to do what according to the utilitarian is the morally right or even the morally rational thing; good men are those who are firmly wedded to the principles which on nearly all actual occasions will lead them to the right thing, and it is inescapable that on unusual occasions moderately good men will do the wrong thing.113

De plus, Hare rejette les problèmes des fanatiques et de la distribution en affirmant

qu’il s’agit principalement d’erreurs d’interprétation de la doctrine utilitariste. En

effet, selon lui, le problème des fanatiques ne se produit pas dans la réalité, car

l’intensité du désir du fanatique ou du sadique n’est pas assez grande pour faire

pencher la balance de son côté. Les torts causés sont beaucoup plus grands en

proportion de tout le plaisir pouvant être retiré par ce type d’individus. Concernant

le problème de la distribution, Hare réplique en soutenant que le plaisir décroît à

mesure que l’individu possède du plaisir, de sorte que les inégalités sont

nécessairement restreintes. Qui plus est, les inégalités sont porteuses de désutilité

en créant du ressentiment, de la haine, etc. Pour Hare, la justice réside plutôt dans

le fait que l’utilitarisme accorde un poids égal et impartial aux différents intérêts des

individus, peu importe le rang ou la classe sociale.

Néanmoins, dans le cas des dilemmes moraux explorés précédemment,

113 Hare, 1982

87

l’utilitarisme à deux niveaux de Hare ne semble pas régler les conflits, car il y a

tout d’abord une incohérence dans l’application concrète de la théorie, qui justifie

pratiquement n’importe quelle action en accord avec les intuitions de l’individu.114

On autorise le recours à des principes intuitifs lors de situations concrètes sans

fonder la pertinence morale de ces intuitions et de ces règles de vies. Tel que

mentionné précédemment, les intuitions des individus sont changeantes selon le

contexte et il est problématique de se fier à elles pour déterminer la bonne action à

accomplir.115

Une réflexion sur ces intuitions et ces principes peut advenir au niveau

réflexif et critique, mais on peut se demander si la majorité des agents vont

réellement passer à ce niveau s’ils peuvent économiser temps et énergie en ayant

recours à des principes découlant de leurs intuitions fondamentales :

L’objection s’adresse donc spécifiquement au type de théorie proposé par Hare, qui, d’un côté, représente les réponses intuitives comme profondément enracinées, cernées d’émotions morales fortes, suffisamment robustes pour voir l’agent traverser des situations dans lesquelles une réflexion sophistiquée pourrait l’égarer, mais qui, de l’autre, donne, en même temps, de ces réponses une explication qui en fait un moyen pour assurer des résultats utilitaristes. La théorie néglige le fait que ces réponses ne sont pas un mécanisme de boîte noire destiné à générer le meilleur résultat probable dans des conditions déroutantes.116

Le même problème est à l’œuvre lorsqu’on passe à l’aspect réflexif et critique de la

délibération morale, où il ne s’agit finalement que d’une réflexion un peu plus

poussée sur la façon d’appliquer réellement le système utilitariste lorsque la

situation est plus compliquée et que les conséquences de nos actions y sont plus

difficiles à cerner. La réflexion est déterminée d’avance dans la mesure où il ne

faut que trouver les meilleurs moyens de réaliser la doctrine utilitariste. La théorie

114 Williams, 1985 et Williams, 1988 115 D’ailleurs, plusieurs études en psychologie ont déterminé que le contexte jouait un grand rôle dans la réponse des individus à des dilemmes moraux. Pour un survol du situationnisme, voir Ross et Nisbett, 1991. 116 Williams, 1988, p.190

88

de Hare est alors soumise aux mêmes critiques mentionnées auparavant à

l’encontre de l’utilitarisme.

Concernant les dilemmes moraux élaborés tout au long de ce texte, on peut

raisonnablement croire qu’Hare soutiendrait des agissements en accord avec nos

intuitions lorsque de tels dilemmes se produisent et que nous n’avons pas le temps

de réfléchir longuement. Cependant, nous devrions passer à un mode réflexif et

critique lorsque l’on peut prendre le temps de réfléchir et lorsque la situation est

trop complexe. Cependant, pour Hare, ce mode critique représente un utilitarisme

des préférences au sein duquel le temps délibératif permet de procéder à un réel

examen des conséquences de nos actions et où nous devons maximiser les

préférences totales. On peut alors penser que, d’un côté, l’aspect intuitif empêche

de sacrifier des individus ou de se sacrifier soi-même (temps, argent, ou même

notre vie), mais que, d’un autre côté, si nous effectuons un réel travail réflexif qui

demande du temps, une posture impartiale et la meilleure possibilité de prévoir

toutes les conséquences de nos gestes; la meilleure action serait finalement

parfois de sacrifier certaines personnes voire de se sacrifier, puisque nos

préférences peuvent parfois être inférieures aux autres. Hare ne proposerait donc

rien de nouveau dans la mesure où les dilemmes moraux font appel à un travail

réflexif qui se conclut par l’application de l’utilitarisme des préférences. D’un côté,

les actions morales des individus, déterminées à partir de leurs intuitions, sont

légitimées par la nécessité d’avoir recours à des règles générales dans la vie

quotidienne. D’un autre côté, la partie critique et délibérative demande seulement

de déterminer la bonne façon d’appliquer la bonne théorie morale, l’utilitarisme des

préférences. Selon celle-ci, il serait alors permis et moralement requis de sacrifier

certaines personnes si cela permet de maximiser les préférences totales. On

n’évite donc pas les problèmes reliés aux sacrifices des autres ou au sacrifice de

l’agent.

89

3.4 Conclusion

À partir de plusieurs expériences de pensée, différentes critiques peuvent

être formulées à l’encontre de l’utilitarisme et de la façon dont les agents devraient

réagir. Néanmoins, nous avons vu dans ce chapitre que l’utilitarisme peut se

défendre en affirmant que ses opposants se trompent lorsqu’ils interprètent la

doctrine utilitariste. Ils calculeraient mal les conséquences de leurs actions,

notamment par rapport à leurs probabilités ou à leur poids. Une autre stratégie

consiste à défendre les cas qui semblent heurter nos intuitions morales en rejetant

ces dernières et en démontrant leur faillibilité.

Finalement, certaines personnes vont plutôt accepter les cas

problématiques et leurs critiques pour tenter de réformer l’utilitarisme et se défaire

des objections. Nous avons donc examiné les théories de trois variantes de

l’utilitarisme : l’utilitarisme de la règle, l’utilitarisme négatif et l’utilitarisme à deux

niveaux. Force est de conclure qu’aucune de ces théories n’arrive à répondre

parfaitement au problème du sacrifice des autres ou de l’agent.

90

Conclusion

En 1967, sans le savoir, Philippa Foot formule une expérience de pensée

tellement populaire qu’elle deviendra une véritable sous-discipline de l’éthique. Le

dilemme du tramway, qui donne à l’agent le choix entre laisser un tramway

percuter cinq individus ou faire dévier le tramway sur une voie secondaire sur

laquelle se trouve une seule personne, est encore commenté aujourd’hui, presque

cinquante ans après sa première diffusion.117 Bien qu’artificiel, ce scénario a été

utilisé pour découvrir plusieurs principes ou distinctions à la base des intuitions des

individus.

Le dilemme du tramway a d’abord permis de voir que les gens préfèrent

généralement faire dévier le tramway sur la voie secondaire afin qu’une seule

personne décède au lieu de cinq. Ce résultat irait donc dans la même veine que

l’utilitarisme, théorie morale qui soutient qu’il faut maximiser les conséquences

positives de nos actions par rapport aux conséquences négatives. Néanmoins,

plusieurs variantes de l’expérience de pensée originale ont été proposées afin de

tester des changements qui rendent cette maximisation non souhaitable. Dans la

version intitulée « bystander’s three options » développée par Judith Jarvis

Thomson, l’agent ne peut pas faire dévier le tramway sur la personne seule,

puisqu’il est injuste de sacrifier une tierce personne alors que nous ne sommes

pas prêts à nous sacrifier. Deux autres dilemmes où la mort d’une personne est

provoquée pour en sauver cinq semblent inacceptables aux yeux des personnes,

la « transplantation » et le « fat man ». Nous avons vu que la doctrine du double

effet permettait d’expliquer la différence morale ressentie par les individus entre

ces deux expériences de pensée et le dilemme du tramway. Il y aurait une

différence entre les intentions d’une personne et les conséquences prévues, mais

non voulues de son action.

117 Kamm, 2016

91

Cette distinction a été remise en cause avec le dilemme du « loop », où

l’intention de l’agent est de faire dévier le tramway sur la personne seule afin de

sauver les cinq individus. Nous avons vu que Kamm a tenté de réformer la doctrine

du double effet pour tenir compte de ce problème en introduisant la doctrine du

triple effet. La distinction à la base de la doctrine concerne le fait d’agir dans le but

qu’un mal advienne par rapport à agir parce qu’un mal va se produire, mais sans

avoir l’objectif qu’il se produise. Cette théorie a été critiquée par plusieurs auteurs

avec l’aide de différentes variantes du dilemme du tramway pour démontrer que le

principe du triple effet n’a pas de signification normative.

À partir de ces expériences de pensée et de plusieurs autres, nous avons

formulé deux grandes critiques à l’utilitarisme : le problème du sacrifice des autres

et le problème du sacrifice de soi. Le premier problème concerne la possibilité de

devoir sacrifier les intérêts, désirs ou vies de certaines personnes. Il n’y a aucune

limite à ce que l’utilitarisme demande de faire, de sorte que l’agent doit parfois agir

de telle sorte qu’il doit enlever la vie d’une ou de plusieurs personnes lorsque cela

permet de maximiser la quantité totale de bien-être. De plus, l’utilitarisme est

vulnérable au problème des fanatiques, c’est-à-dire à ces individus qui ne veulent

pas seulement jouir de certains biens ou désirs, mais également empêcher les

autres de pouvoir satisfaire leurs désirs. L’objection concerne le devoir de

considérer tous les types de plaisirs dans le calcul d’utilité, incluant ceux qui

trouvent leur source dans la restriction de celui des autres. La distribution de la

somme totale de bien-être ne compte pas directement pour un utilitariste, de sorte

qu’une société fortement inégalitaire avec un petit groupe d’individus hautement

heureux sera préférée à une autre organisation sociale plus égalitaire si la

première possède une somme totale de bien-être supérieure.

Le sacrifice requis par l’utilitarisme peut également s’appliquer à l’agent, qui

doit parfois mettre de côté ses projets, ses valeurs, ses intérêts, ses désirs, ou

même sa vie pour accomplir l’impératif utilitariste. Intuitivement, il semble que l’on

exige des sacrifices beaucoup trop grands de la part de l’agent, qui doit par

92

exemple abandonner son temps et ses biens à des organismes de charité qui, eux,

parviendront à maximiser l’utilité. L’utilitarisme peut aller jusqu’à demander à

l’agent de donner sa vie lorsque cela permet de sauver plusieurs autres vies.

L’utilitarisme obligerait ainsi l’agent à faire des choses que nous croyons

intuitivement non obligatoires. De plus, l’agent doit abandonner la réalisation de

ses projets de vie et de ses valeurs, des composantes importantes dans l’identité

d’une personne. Tout élément est sacrifié au nom d’un seul impératif, la

maximisation de la somme totale de bien-être.

Finalement, l’utilitarisme a tenté de se défendre face à ses nombreuses

critiques. Ces dernières ont souvent recours à des cas extrêmes pour démontrer

l’absurdité à laquelle elles aboutissent. La procédure est généralement la même,

c’est-à-dire qu’elles interprètent la doctrine utilitariste pour affirmer que celle-ci

demande d’agir de telle façon dans telle situation. Elles soutiennent ensuite

qu’aucune théorie morale crédible ne peut demander aux agents d’agir de telle

façon. Ainsi doit-on conclure que l’utilitarisme n’est pas une bonne théorie éthique.

Comme nous l’avons vu, l’utilitarisme peut alors répondre en rejetant

l’interprétation effectuée par les critiques de l’utilitarisme. Selon cette solution, les

interprétations seraient coupables de mal calculer les probabilités des

conséquences de nos actions et donneraient des valeurs erronées aux éléments

devant être pris en considération dans le calcul d’utilité. Nous avons cependant

partiellement rejeté cette défense en soutenant que l’on pouvait imaginer des cas

qui ne laissaient place à aucune erreur d’interprétation. Dans un second temps,

l’utilitarisme peut blâmer le recours aux cas extrêmes pour dévaloriser l’utilitarisme.

Les intuitions à la base de ces cas seraient suspectes et manipulables, de sorte

qu’on ne pourrait pas fonder le rejet d’une théorie morale en faisant appel à celles-

ci.

Une dernière avenue consiste à accepter les cas extrêmes et les critiques

formulées pour tenter de réformer l’utilitarisme. En agissant de la sorte, on évite les

problèmes et on perfectionne une théorie morale ayant de bonnes bases. Dans

93

cette optique, nous avons étudié trois variantes de l’utilitarisme. L’utilitarisme de la

règle soutient l’adoption de règles morales permettant de maximiser l’utilité. C’est

donc en suivant ces règles qu’on peut réellement maximiser l’utilité, car on évite

les erreurs et les pertes de temps. Néanmoins, comme nous l’avons constaté, rien

n’empêche l’utilitarisme de la règle d’adopter un code moral qui sera soumis aux

mêmes critiques. L’utilitarisme négatif, quant à lui, rejette la symétrie entre la

maximisation du plaisir et la minimisation de la douleur. Cette dernière serait

moralement plus importante à accomplir et la valeur à y accorder varie selon la

version faible ou forte de cette doctrine. Toutefois, elle ne permet pas d’éviter le

problème du sacrifice des autres, car on peut toujours imaginer une situation où la

vie d’une personne sera sacrifiée pour sauver la vie de plusieurs personnes. La

souffrance étant infinie, l’utilitarisme négatif ne répond pas au problème du

sacrifice de l’agent, qui devra consacrer tout son temps et ses avoirs à la

diminution des souffrances des autres. Finalement, l’utilitarisme à deux niveaux

autorise l’individu à agir selon ses propres règles morales intuitives dans les

nombreux problèmes éthiques de la vie quotidienne, tout en devant s’engager

dans un travail réflexif et critique lorsque certaines situations problématiques

surviennent. Ce travail réflexif conduit nécessairement à l’application de

l’utilitarisme des préférences. Les problèmes envers cette forme d’utilitarisme

demeurent les mêmes, car au niveau intuitif, l’individu est autorisé à appliquer ses

règles morales générales alors qu’au niveau réflexif, il ne s’agit que d’appliquer

une autre variante de l’utilitarisme qui ne diffère pas substantiellement de

l’utilitarisme de l’acte.

L’avantage des expériences de pensée est de tester concrètement

l’application d’une théorie morale et de distinguer les problèmes qu’elle peut

rencontrer. L’objectif est peut-être moins de trouver une théorie qui n’aura aucun

point faible que d’être conscient des forces et faiblesses de chacune pour ne pas

se laisser aveugler par un seul impératif. En ce sens, ce texte n’a fait qu’effleurer

cet objectif à propos de l’utilitarisme, d’autres recherches pouvant être effectuées à

partir d’expériences de pensée différentes.

94

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