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25 L'OPINION EDITION QUOTIDIENNE DU 31 MARS 2020 FOCUS MICHEL WIEVIORKA : "CORONAVIRUS : PARLER DE GUERRE EST UNE FAUTE" DENIS LAFAY Un défi protéiforme, d'abord "vital", mais immédiatement aussi économique, politique, social, sociétal : voilà à quoi cette "rupture anthropologique majeure" confronte l'homme, sommé de "tout repenser" et de "faire des choix" : que veut-il décider de son rapport à la nature ? Des modes de production et de consommation ? Des conceptions de la culture, de la ville, de la mobilité, des loisirs, du travail ? Des prérogatives de l'Etat ? Quel clan veut-il rallier qui dessinera cet avenir et modèlera (ou non) la "métamorphose du monde" chère à Ulrich Beck : celui des "blasés, des pessimistes ou des optimistes" ? Celui des mélancoliques qui s'enferment dans le présent, celui des contorsionnistes qui esquivent la réalité de cet aggiornamento, celui des acrobates qui jonglent avec hier et aujourd'hui pour envisager demain avec confiance ? Les réponses sont nichées dans la démocratie, détaille le sociologue Michel Wieviorka, cette démocratie qui pour survivre - comme l'y contraint la pandémie - doit temporairement mais avec vigilance s'accommoder de mesures autoritaires et liberticides, cette démocratie dont le peuple a aujourd'hui "immensément soif", cette démocratie d'où jaillit la capacité de penser autrement. Cette démocratie, enfin, qu'empoisonne la rhétorique guerrière retenue dans la lutte contre le Covid-19, une "pure construction politique et sociale" aux effets redoutables, alerte le directeur de la Fondation Maison des sciences de l'Homme. La Tribune - Ce moment si particulier de début de confinement, comment l'éprouvez-vous intimement, comment l'interprétez-vous intellectuellement ?

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25 L'OPINIONEDITION QUOTIDIENNEDU 31 MARS 2020

FOCUS

MICHEL WIEVIORKA : "CORONAVIRUS :PARLER DE GUERRE EST UNE FAUTE"D E N I S L A F A Y

Un défi protéiforme, d'abord "vital", mais immédiatement aussi économique, politique,social, sociétal : voilà à quoi cette "rupture anthropologique majeure" confronte l'homme,sommé de "tout repenser" et de "faire des choix" : que veut-il décider de son rapport à lanature ? Des modes de production et de consommation ? Des conceptions de la culture, dela ville, de la mobilité, des loisirs, du travail ? Des prérogatives de l'Etat ? Quel clan veut-ilrallier qui dessinera cet avenir et modèlera (ou non) la "métamorphose du monde" chère àUlrich Beck : celui des "blasés, des pessimistes ou des optimistes" ? Celui desmélancoliques qui s'enferment dans le présent, celui des contorsionnistes qui esquivent laréalité de cet aggiornamento, celui des acrobates qui jonglent avec hier et aujourd'hui pourenvisager demain avec confiance ? Les réponses sont nichées dans la démocratie, détaillele sociologue Michel Wieviorka, cette démocratie qui pour survivre - comme l'y contraint lapandémie - doit temporairement mais avec vigilance s'accommoder de mesures autoritaireset liberticides, cette démocratie dont le peuple a aujourd'hui "immensément soif", cettedémocratie d'où jaillit la capacité de penser autrement. Cette démocratie, enfin,qu'empoisonne la rhétorique guerrière retenue dans la lutte contre le Covid-19, une "pureconstruction politique et sociale" aux effets redoutables, alerte le directeur de la FondationMaison des sciences de l'Homme.

La Tribune - Ce moment si particulier de début de confinement, comment l'éprouvez-vousintimement, comment l'interprétez-vous intellectuellement ?

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FOCUS

Nous vivons un choc qui est à la fois collectif - à divers niveaux, du mondial au local - et personnel,intime. Certains sont mieux placés que d'autres pour l'encaisser et faire preuve, comme le qualifieun mot à la mode, de résilience, et même pour se projeter vers l'avenir. Je fais partie desprivilégiés, socialement, économiquement, mais cela ne m'empêche pas de penser aux plusfaibles, aux plus démunis - l'économie n'est pas seule à devoir être sauvée, il y a aussi desindividus en déshérence ou très fragiles.

Je fais partie des générations âgées, mais cela ne m'empêche pas de penser aux vieillards, isolésou dans des Ehpad si insuffisamment soutenus par la puissance publique, ou aux jeunesgénérations et à l'avenir de leur point de vue. Bref, je "ne m'en sors personnellement pas trop mal",et tout en veillant à distance au fonctionnement de l'institution que je dirige, la Fondation Maisondes sciences de l'Homme, je réfléchis, lis et écris à partir de cette expérience.

Je pense beaucoup au sociologue allemand Ulrich Beck [1944 - 2015], dont j'étais l'ami. Il a ouvertla voie aux réflexions les plus fécondes sur la société du risque et, titre de son dernier livre que jeviens de relire, sur The Metamorphosis of the World (Polity Press, 2016).

Vous venez de publier Pour une démocratie de combat (Robert Laffont, 2020). Un échosaisissant aux déclarations et à la posture du Président de la République, affirmant quenous sommes en "guerre" et adoptant discours et actes d'un chef martial. Aux yeux dusociologue et historien, cette sémantique belliqueuse est-elle appropriée et judicieuse ?

Les mots sont importants, nous le savons très bien lorsqu'il y a lieu de s'inquiéter, à juste titre, despulsions fascisantes qui animent nos sociétés - à ce propos, j'ai été heureux de préfacer latraduction en français du livre de Robert Habeck, le dirigeant des Verts allemands, Du langage enpolitique. Ce que les mots font à la démocratie (Les Petits matins, 2020). Mais nous devrions êtreattentifs tout autant à la sémantique des responsables les plus démocrates qui soient. Parler de"guerre" me semble inadapté, incongru et déplacé, c'est même une faute s'il s'agit aujourd'hui duCovid-19, comme ce l'était en 2015 à propos du terrorisme, et même encore plus. Une guerre nesurgit pas de nulle part, comme l'a montré l'historien Christopher Clark à propos de la PremièreGuerre mondiale (dans Les somnambules, Flammarion, 2013), il s'agit là d'une pure constructionpolitique et sociale. Or le virus n'est pas un ennemi humain, il a frappé soudainement. S'y opposerconvoque des politiques publiques. Le discours de la guerre ne veut voir que l'unité du corps social,il interdit le traitement démocratique de ce qui nous divise, et face à l'épidémie il autorise l'opacité,la dissimulation de la part du pouvoir. Ce qui est contre-productif dans un tel combat. De plus, lediscours de la guerre flatte les tendances à mettre en avant l'idée de nation, et de là il rend difficiled'être complètement orthogonal par rapport aux dérives nationalistes.

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FOCUS

"Le discours de la guerre ne veut voir que l'unité du corps social, il interdit le traitementdémocratique de ce qui nous divise, et face à l'épidémie il autorise l'opacité, la dissimulation dela part du pouvoir. Ce qui est contre-productif dans un tel combat"

Quel défi, c'est-à-dire quels périls et quelles opportunités, ce "moment historique" a-t-ilcommencé d'exercer sur notre et les démocraties ?

Le défi est d'abord vital. Vital du point de vue des personnes singulières, du point de vue des pays,du point de vue de l'humanité. Mais il l'est inégalement : les plus aisés et les plus jeunes s'ensortiront mieux. Il met en cause les équilibres géopolitiques, il questionne notamment la place de laChine, que l'on découvre être davantage qu'une puissance majeure : le reste du monde en estdépendant pour nombre de produits, nous vivons sous son emprise. Ce défi suggère de repenserl'économie, fait exploser les idéologies néo-libérales, et incite à parler de nouveau de dé-mondialisation, de ré-industrialisation.

Il est aussi social. A cet effet, il interroge les politiques publiques dans bien des domaines, enpremier lieu de la santé. Ulrich Beck avait forgé l'idée de "métamorphose du monde" pour expliquerque nous vivons bien plus qu'une transformation dans laquelle les réalités antérieures se modifientsans nécessairement disparaître : nous sommes dans une rupture anthropologique majeure, quinous oblige à tout repenser. Il précisait que cette métamorphose peut avoir des dimensionspositives, et ainsi proposait le concept de "emancipatory catastrophism" : toute tragédie - et lapandémie en est une - peut profiter à l'émancipation, au mieux, au bon.

Que sortira-t-il de "bon" justement ? Un autre rapport à la nature ? D'autres modes de production,de consommation ? D'autres conceptions de la culture, de la ville, de la mobilité, des loisirs ? Ledéfi est là : la crise va nous conduire à choisir : voulons-nous continuer à laisser prospérer lespopulismes, les extrémismes, les nationalismes, l'autoritarisme ? Ou pouvons-nous essayer deconstruire un monde meilleur ? Après tout, la sortie de la grande crise de 1929 a donné naissanced'un côté au New Deal, de l'autre à Hitler... Et face à ce défi, il n'est pas contestable que lesdémocraties sont mieux outillées que les dictatures, même chinoise.

Quelle "démocratie de combat" doit-on commencer d'inventer qui permettra à la démocratied'une part de gagner cette guerre, d'autre part de survivre à cette guerre, enfin de sortirdavantage renforcée qu'affaiblie par cette guerre ? Une nouvelle démocratie peut-elle voir lejour ?

La pandémie est donc l'occasion d'opposer la démocratie à l'autoritarisme. Mais évitons lesappréciations trop simples. L'action a été inaugurée en Chine sous les auspices du mensonge et dela persécution de ceux qui comme le docteur Li Wenliang annonçaient l'épidémie. Elle a permis aurégime de se renforcer, et a montré l'efficacité de mesures apparemment brutales mais qui ontproduit rapidement leurs effets. Ailleurs en Asie, en Corée du Sud, au Japon, à Singapour, àTaïwan, des régimes démocratiques ont su eux aussi faire preuve d'efficacité, tout en mettant enœuvre des mesures qui si elles devaient se prolonger après la crise, constitueraient autantd'atteintes aux libertés et aux droits de l'homme : notamment le traçage des individus un par un. EnFrance, les mesures déployées ont été moins efficaces, faute surtout de préparation antérieure -l'Asie avait l'expérience de ce type d'épidémie. L'Etat de droit, la séparation des pouvoirs ou lesacquis sociaux en ont été affectés. En fait, partout dans le monde, la démocratie, pour être sauvée,a dû s'adosser sur des mesures non démocratiques, autoritaires.

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La démocratie, c'est à la fois l'unité et la capacité de traiter de ce qui divise le corps social sansviolence, tout en respectant l'Etat. En fait, en temps de menace, la priorité est donnée à l'unité, eton voit bien comment deux impératifs existent face au risque ou à la catastrophe : la sécurités'oppose d'une part au maintien de la vie économique, d'autre part aux libertés individuelles. Ce quiproduit toute sorte de variantes possibles, selon ce qui, d'un pays à un autre, est privilégié par lesgouvernements.

"D'un coup, nous sommes confrontés à notre capacité de (sur)vivre et de nous projeter versl'avenir. Nous découvrons les impasses de la pensée technocratique, purement gestionnaire, etcomptable, à laquelle bien des gauches ont adhéré, perdant alors leur âme. Nous constatonsque l'Etat, en s'éloignant de politiques de redistribution, en cessant d'investir suffisamment dansdes domaines cruciaux comme l'éducation ou la santé, a failli, et qu'il faut le repenser, au plusloin des dogmes néo-libéraux."

Le politologue Pascal Perrineau l'espère : cet épisode unique dans l'histoire contemporainepeut être l'opportunité de réintroduire le "tragique", ce tragique que la longue période depaix, mais aussi l'arrogance, la vanité, le culte prométhéen, la folie technologique etscientiste, ont effacé de la mémoire collective. Ce tragique qui affecte chaque individu dansson individualité mais aussi dans son rapport à la collectivité, peut-il contribuer à faire denouveau "société ensemble", et même "communauté de destins" ? De cette appréciationinédite de la peur peut-il naître un devenir aussi stimulant qu'au lendemain de la Libération ?

Surtout, ce qui réapparaît comme opportunité, c'est l'histoire et la politique. D'un coup, noussommes confrontés à notre capacité de (sur)vivre et de nous projeter vers l'avenir. Nousdécouvrons les impasses de la pensée technocratique, purement gestionnaire, et comptable, àlaquelle bien des gauches ont adhéré, perdant alors leur âme. Nous constatons que l'Etat, ens'éloignant de politiques de redistribution, en cessant d'investir suffisamment dans des domainescruciaux comme l'éducation ou la santé, a failli, et qu'il faut le repenser, au plus loin des dogmesnéo-libéraux. Nous voyons que la solidarité peut aussi, et peut-être même d'abord, se construire bottom up, à partir d'une formidable mobilisation de la société civile structurée autour de sesassociations, de ses réseaux d'entraide, et d'une multitude d'initiatives dont certaines relèvent del'économie sociale et solidaire. Nous observons une immense soif de démocratie, qui sollicite desdemandes de transparence et de vérité : les citoyens ne demandent pas au gouvernement de « toutréussir », ils attendent qu'il les informe convenablement, sans langue de bois, sans mensonges ouomissions sur des points sensibles - comme le nombre de décès, puisque les seuls comptabilisésont longtemps été ceux qui se jouaient à l'hôpital, ou l'origine du déficit de masques ou de tests. Acette condition, le discours de l'unité peut fonctionner.

Mais ne nous y trompons pas : cette aspiration à l'unité ne fait pas l'unanimité. C'est pourquoi ledébat démocratique, même conflictuel mais non violent, est si important. Il permet de négocier,d'aboutir à des choix, des décisions, d'éventuels compromis. Il apporte sa légitimité à l'actiongouvernementale.

Le tragique, c'est lorsque tout ceci devient presque impossible, et qu'apparaissent alors soit des héros - qui en se comportant de façon exceptionnelle montrent à quel point il est difficile d'agir defaçon ordinaire -, soit des salauds - qui volent et s'enrichissent -, soit des irresponsables - quiagissent de façon incivique. Le tragique, c'est quand l'histoire se substitue à la routine et aufonctionnement habituel.

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La démocratie, c'est à la fois l'unité et la capacité de traiter de ce qui divise le corps social sansviolence, tout en respectant l'Etat. En fait, en temps de menace, la priorité est donnée à l'unité, eton voit bien comment deux impératifs existent face au risque ou à la catastrophe : la sécurités'oppose d'une part au maintien de la vie économique, d'autre part aux libertés individuelles. Ce quiproduit toute sorte de variantes possibles, selon ce qui, d'un pays à un autre, est privilégié par lesgouvernements.

"D'un coup, nous sommes confrontés à notre capacité de (sur)vivre et de nous projeter versl'avenir. Nous découvrons les impasses de la pensée technocratique, purement gestionnaire, etcomptable, à laquelle bien des gauches ont adhéré, perdant alors leur âme. Nous constatonsque l'Etat, en s'éloignant de politiques de redistribution, en cessant d'investir suffisamment dansdes domaines cruciaux comme l'éducation ou la santé, a failli, et qu'il faut le repenser, au plusloin des dogmes néo-libéraux."

Le politologue Pascal Perrineau l'espère : cet épisode unique dans l'histoire contemporainepeut être l'opportunité de réintroduire le "tragique", ce tragique que la longue période depaix, mais aussi l'arrogance, la vanité, le culte prométhéen, la folie technologique etscientiste, ont effacé de la mémoire collective. Ce tragique qui affecte chaque individu dansson individualité mais aussi dans son rapport à la collectivité, peut-il contribuer à faire denouveau "société ensemble", et même "communauté de destins" ? De cette appréciationinédite de la peur peut-il naître un devenir aussi stimulant qu'au lendemain de la Libération ?

Surtout, ce qui réapparaît comme opportunité, c'est l'histoire et la politique. D'un coup, noussommes confrontés à notre capacité de (sur)vivre et de nous projeter vers l'avenir. Nousdécouvrons les impasses de la pensée technocratique, purement gestionnaire, et comptable, àlaquelle bien des gauches ont adhéré, perdant alors leur âme. Nous constatons que l'Etat, ens'éloignant de politiques de redistribution, en cessant d'investir suffisamment dans des domainescruciaux comme l'éducation ou la santé, a failli, et qu'il faut le repenser, au plus loin des dogmesnéo-libéraux. Nous voyons que la solidarité peut aussi, et peut-être même d'abord, se construire bottom up, à partir d'une formidable mobilisation de la société civile structurée autour de sesassociations, de ses réseaux d'entraide, et d'une multitude d'initiatives dont certaines relèvent del'économie sociale et solidaire. Nous observons une immense soif de démocratie, qui sollicite desdemandes de transparence et de vérité : les citoyens ne demandent pas au gouvernement de « toutréussir », ils attendent qu'il les informe convenablement, sans langue de bois, sans mensonges ouomissions sur des points sensibles - comme le nombre de décès, puisque les seuls comptabilisésont longtemps été ceux qui se jouaient à l'hôpital, ou l'origine du déficit de masques ou de tests. Acette condition, le discours de l'unité peut fonctionner.

Mais ne nous y trompons pas : cette aspiration à l'unité ne fait pas l'unanimité. C'est pourquoi ledébat démocratique, même conflictuel mais non violent, est si important. Il permet de négocier,d'aboutir à des choix, des décisions, d'éventuels compromis. Il apporte sa légitimité à l'actiongouvernementale.

Le tragique, c'est lorsque tout ceci devient presque impossible, et qu'apparaissent alors soit des héros - qui en se comportant de façon exceptionnelle montrent à quel point il est difficile d'agir defaçon ordinaire -, soit des salauds - qui volent et s'enrichissent -, soit des irresponsables - quiagissent de façon incivique. Le tragique, c'est quand l'histoire se substitue à la routine et aufonctionnement habituel.

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29 L'OPINIONEDITION QUOTIDIENNEDU 31 MARS 2020

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Pour l'heure, la nation semble se resserrer, elle se coalise dans la peur et se soude dans lemalheur, elle se rassemble d'une seule voix dans le soutien au personnel soignant, elle faitfront derrière les figures de l'Etat, elle fait preuve d'actes de solidarité - qui cohabitenttoutefois avec d'autres, égoïstes. Et la promesse de construire un "avenir nouveau", plushumain, plus altruiste, plus "care", davantage tourné vers l'essentiel, est clamée partout.Cette promesse est-elle... promise à s'enraciner autrement que celles, tout aussi généreuseset fortes, qui suivirent la crise financière de 2008 et ne virent jamais le jour ?

Les plus blasés affirmeront : tout redeviendra comme avant sitôt la crise terminée, l'habituderetrouvera tous ses droits. Les plus pessimistes déclareront : rien ne sera plus comme avant, toutsera pire, les inégalités seront renforcées entre individus, entre groupes, entre pays, l'économiesera entrée dans une phase de grande régression, les nationalismes déboucheront sur des bruitsde bottes, puis sur des guerres, etc. Quant aux optimistes - dont Beck était, et dont je suis -, ilsseront attentifs à ce qui nous fait entrer dans une "ère nouvelle". Une ère nouvelle où l'idée deprogrès retrouve son sens, où l'économie - plus juste socialement et cessant d'être commedéconnectée de la politique - se relance sur des bases inédites, où la représentation politiquereprend des couleurs, où l'écologie forme une préoccupation débouchant sur des décisionsconcrètes, internationales, etc. Une telle perspective implique que nous pensions autrement, quenous inventions des catégories, des concepts, des mots peut-être même, et que nous fassionsconfiance à la science pour éclairer les décisions, sans pour autant que les scientifiques sesubstituent aux responsables politiques. Dès lors, les sciences humaines et sociales ont devantelles un "boulevard" - à condition de bénéficier de politiques et de formes d'emploi et definancement autres que la règle en vigueur aujourd'hui.

Une strate déterminante du fonctionnement de la démocratie que Nicolas Sarkozy avait, lepremier, violemment discréditée et marginalisée, et que de manière plus surprenanteEmmanuel Macron a négligée, est composée des corps intermédiaires, au niveaux tantnational que local. Quelle reconnaissance le chef de l'Etat doit-il irrépressiblement leurconférer aujourd'hui pour gérer la crise et demain pour reconstruire le pays et revitaliser ladémocratie ?

Le constat est juste, mais l'expression de "corps intermédiaires" n'est pas la mieux adaptée. Ellerenvoie à l'image d'une construction formée, à son sommet, du pouvoir (l'Elysée), à sa base, de lapopulation, et entre les deux, de ces "corps". D'autres images méritent examen. Celle par exemple,classique depuis Montesquieu, de la séparation des pouvoirs. Celle aussi d'un pouvoir d'Etat quin'est pas l'horizon indépassable de l'action politique. Toujours est-il que nous avons vécu, sousNicolas Sarkozy, plus encore ensuite avec François Hollande, l'épuisement de la représentationpolitique classique, et une configuration qui a abouti à la situation actuelle : un pouvoir installé,selon ses dires, au centre, et en réalité plutôt à droite. Puis sur ses deux flancs, plus rien jusqu'auxextrêmes de gauche et de droite. Nous avons vu aussi le syndicalisme être ignoré ou presque, ycompris lorsqu'avec la CFDT et Laurent Berger, il se présente comme un acteur négociateur ouvertau débat et au compromis. Ajoutons que les institutions n'ont pas été pleinement respectées, leConseil d'Etat n'a pas été écouté à propos de la loi sur les retraites.

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On peut certes s'interroger : si les partis classiques et les syndicats ont semblé ainsi perdre pied,n'était-ce pas aussi de leur faute ? Et le phénomène n'étant pas propre à la France, ne faut-il pas yvoir une tendance mondiale, générale ? Certainement. Mais ce qui frappe, c'est que le chef del'Etat n'a jusqu'à peu rien fait pour créer les conditions d'une reconstruction de ces acteurs et dessystèmes dans lesquels ils opèrent. Avec la crise, il a semblé modifier quelque peu cette attitude : ila - bien mal lui en a pris - écouté les dirigeants de tous les partis qui lui demandaient de maintenirle premier tour des élections municipales du 15 mars 2020 ; il s'est entouré des avis d'instancesscientifiques, et pas seulement de ses conseillers habituels. Il a annoncé le report de la loi sur lesretraites.

Mais il a aussi pris des mesures d'urgence qui contredisent cette image. La reconstruction estannoncée, toutefois rien n'indique qu'elle s'exercera en reconnaissant la nécessité de ces "corpsintermédiaires", et en faisant en sorte qu'ils deviennent de plus en plus utiles et présents. En fait, lechef de l'Etat s'est davantage mis en dynamique de rééquilibrer son positionnement vers la gauche,que de permettre à une gauche de se relancer. Jusqu'au jour où il tentera de faire basculer lecurseur à nouveau vers la droite. Et s'il a semblé entendre un peu plus les syndicats, songouvernement a pris des mesures qui ne sont certainement pas celles qu'ils peuvent attendre.

"Le chef de l'Etat s'est davantage mis en dynamique de rééquilibrer son positionnement vers lagauche, que de permettre à une gauche de se relancer. Jusqu'au jour où il tentera de fairebasculer le curseur à nouveau vers la droite "

Vos travaux notamment sur le racisme, l'antisémitisme et la violence vous distinguentmondialement. Parce qu'il a vu le jour en Chine, parce que la force de frappe et de nuisancedes réseaux sociaux et des fake news sont tentaculaires et incontrôlables, parcequ'identifier un bouc-émissaire participe - malheureusement - de tout processusd'exorcisation et d'instrumentalisation des peurs, le coronavirus enflamme la sphère raciste.Quelles traces, momentanées ou indélébiles, faut-il redouter ?

Effectivement, le thème du "péril jaune" est réapparu, et de nombreux épisodes racistes sont venusfaire de la Chine et des Chinois les boucs émissaires de la pandémie. Ce phénomène est trèsclassique, l'anthropologue et historien René Girard avait très bien montré comment en cas demalheur "on" charge un bouc-émissaire de tous les maux pour l'expulser en le tuant.

Ce racisme ne joue pas seulement chez nous, il est à l'œuvre par exemple à Hong Kong, visant lesChinois de Chine continentale, et au sein même de cette dernière, il cible les habitants de Wuhan.En France, il prend la forme de stéréotypes, de préjugés, de propos et d'attitudes dans l'espacepublic, de menaces, d'agressions, jusqu'au refus de fréquenter des commerces tenus par desAsiatiques, etc. A terme, le tourisme chinois en France, qui devenait si important, pourrait de ce faitrégresser, et les appels à la ré-industrialisation s'accompagner de postures hostiles à la Chine sousdes formes confinant au racisme. N'oublions pas que les migrants d'origine asiatique en Francesont nombreux, qu'ils ont fait souche et famille ici, que leurs enfants vont à l'école : voilà unproblème très concret et interne à notre société.

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Tout le monde n'a pas la chance de partir se réfugier dans sa résidence de l'Ile de Ré ou sapropriété de Gordes. Au fur et à mesure qu'il va se prolonger, ce confinement vainévitablement exacerber les violences au sein des foyers les plus fragiles, des logementsles plus précaires, des familles les plus déstructurées, des individus les plus vulnérablesaux addictions. Mais aussi au sein des corps sociaux les plus exposés, notamment par unchômage qui va s'enflammer. La prolifération de ces violences intimes peut-elle coaguler ets'exprimer dans une violence organisée collectivement ?

Le gouvernement a eu raison d'engager des efforts considérables pour sauver l'économie et lesentreprises. Il n'en a pas produit autant à l'égard des personnes singulières, en tant quetravailleurs, et ne pouvait pas se mobiliser substantiellement pour ceux que la crise sanitaire et leconfinement placent en situation très difficile. Au final, tous les chômeurs ne seront pasconvenablement indemnisés, de nombreux précaires ne seront pas aidés, déjà les associationshumanitaires peinent plus que jamais à venir au secours des SDF et des personnes en grandepauvreté.

La répression de ceux qui contreviennent aux consignes officielles a atteint en priorité les habitantsdes quartiers populaires, qui, plus que d'autres, ont besoin de sortir de chez eux. Une famillenombreuse entassée dans un appartement modeste et dont les enfants, quand ils ne sont pas enclasse, sont souvent dehors, dans la rue, vit plus délicatement le confinement ! Les addictionsdeviennent plus difficiles à satisfaire. Le risque d'être victime du virus est plus élevé quand il fautnécessairement nourrir une famille et donc faire des courses assez souvent, quand les enfants,intenables, sortent finalement malgré les interdictions. Les risques sont également plus grands pourceux qu'une foi puissante décourage de la moindre prudence, et qui préfèrent se réunir pourcommunier dans leur religion plutôt que de se protéger en restant confinés.

Mais si des violences sporadiques sont susceptibles d'apparaître, je ne pronostique pas une grandeconvulsion collective. D'ailleurs, ceux qui se mobilisent ne sont pas nécessairement les plusdémunis, les plus opprimés, comme l'avait montré Tocqueville à propos de la Révolution française :celle-ci n'a jamais été aussi active que dans les régions économiquement les plus prospères. Enrevanche, je constate un processus de "gilétisation jaune" de la société en cette phase de crisesanitaire : des protestations s'expriment contre le pouvoir et sa politique de santé, qui ont un vifécho sur les réseaux sociaux, et qui font penser à ce que les Gilets jaunes ont eu de plus centraldans leur mouvement : la critique de l'action publique en matière sociale. En fait, si la pandémie estnaturelle, au départ, et provient d'ailleurs, elle vient se mêler, dans son impact, à d'autres crises,sociale, politique, qu'elle pourrait relancer malgré les appels incantatoires du pouvoir à l'unité.

"Si des violences sporadiques sont susceptibles d'apparaître, je ne pronostique pas une grandeconvulsion collective."

La violence, vous l'avez longuement étudiée dans le monde du travail. La violence du travail,la violence liée au relations sociales, à la mutation des conditions de travail, à l'évolutiondes organisations du travail, etc. Que l'on soit confiné en télétravail, orphelin momentané detravail ou, plus grave, définitivement sans emploi, notre relation au travail connait uneépreuve inédite. Que peut-il en rester, à long terme, d'opportun et de délétère ?

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Nous sommes entrés depuis plus d'un quart de siècle dans l'ère numérique, et cette pandémienous y installe massivement, et avec une densité inédite. Tout est digital aujourd'hui : la lutte contrele virus, comme on l'observe en Asie, où les smartphones et Internet sont devenus des outilsdécisifs, le fonctionnement à distance de l'éducation, la communication massive, à l'échelle souventplanétaire, qu'autorisent les technologies de communication... et ainsi, l'isolement qu'impose leconfinement est en partie pallié par une intense communication et par le télétravail.

Celui-ci est une rupture, et non un prolongement dans les modes d'organisation du travail. La viedes entreprises, leur gestion, leur structuration interne, le fonctionnement des collectifs de travail setransforment à grande vitesse. D'ailleurs, de nombreuses entreprises, y compris des startups,s'inscrivent dans cette mutation, proposant toutes sortes de e-services, d'applications, de systèmesde gestion, etc. Ce qui, à terme, dessine une autre structure générale de l'emploi.

Chez ceux qui peuvent relever du télétravail, l'habitat constitue une donnée clé : il est possible devivre beaucoup plus loin de son lieu de travail, auquel on ne se rend que rarement ou moinssouvent. L'urbanisme, les réseaux de transport public sont aussi impactés par cette évolution, quela crise sanitaire a rendu spectaculaire, créant des habitudes sur lesquelles nous ne reviendronspas, ou en tous cas jamais entièrement. Le télétravail rend moins nécessaire qu'avant bien desréunions à distance, y compris internationales, et apportera sa contribution à la réduction dutransport aérien, qui se présente déjà aujourd'hui comme une victime majeure de la crise sanitaire.

Nul doute que notre relation au risque et à la précaution ne sera plus la même une fois lacrise passée, et votre évocation d'Ulrich Beck met en exergue ce thème central. A titreindividuel mais aussi à l'égard des pouvoirs publics, quelle sera désormais notre exigencede précaution ? Notre acceptation du mais aussi notre aspiration au risque ? L'avenir ducontenu du principe de précaution constitutionnalisé par Jacques Chirac ? Le rejet del'imprévisibilité, devenu dominant et même irrationnel, peut-il reculer au profit d'une"réacceptation" que tout n'est pas anticipable et contrôlable ?

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33 L'OPINIONEDITION QUOTIDIENNEDU 31 MARS 2020

FOCUS

En période de crise sanitaire, très logiquement le principe de précaution semble devoir jouerfortement. Mais même là, des voix se font entendre : "Il nous empêche de continuer à vivre, àproduire, il est paralysant et même à terme, contre-productif, car en contrecarrant l'épidémie, il vagénérer ou renforcer d'autres crises, notamment économiques et financières, mais aussiculturelles, voire personnelles"... ; imposer le confinement absolu durant plusieurs semaines, parexemple c'est mettre en cause durablement l'équilibre psychique et la santé mentale et morale debien des personnes. La pandémie actuelle, plutôt que de susciter des comparaisons en termes deguerre, devrait plutôt encourager à accepter l'idée que la société, comme le monde, sont confrontésà des risques majeurs, certains causés par l'homme, mais pas tous - ou pas entièrement : accidentnucléaire, tsunami, volcan dégageant de vastes quantités de poussière qui obscurcissent la planèteet provoquent un refroidissement généralisé, crise financière, etc. Ces risques ont de particulier queleur probabilité de réalisation est très faible, mais que lorsqu'ils surviennent, la catastrophe et lechaos menacent. Nous ne pouvons pas même concevoir tous ces risques, et pas davantageanticiper pleinement quand, où et à quelle échelle ils sont susceptibles d'advenir. Le principe deprécaution ici devrait surtout consister à nous préparer à faire face à de telles menaces et à gérerune crise majeure. A apprendre à mobiliser dans les meilleurs délais ressources et compétences.Cela peut se jouer en amont, en veillant à minimiser certains éléments, par exemple en ne laissantpas se construire une ville le long d'une ligne de faille, en initiant des instruments de détection surles côtes susceptibles de subir un typhon ou un tsunami, en érigeant des habitations antisismiques,etc. Des formations civiques et éducatives à la gestion de crise peuvent aussi contribuer. Lacapacité de tirer les leçons d'épisodes antérieurs, comme dans les pays d'Asie, à commencer parla Chine, qui ont su utiliser les acquis de leur expérience des épidémies de type Coronavirus, estégalement clé. Bref, le principe de précaution paralyse, ou est peu mobilisateur et même vitedémobilisateur, là où nous avons besoin d'être prêts à nous constituer en quelque sorte en acteurscontre-offensifs.

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34 L'OPINIONEDITION QUOTIDIENNEDU 31 MARS 2020

FOCUS

"La lutte contre la pandémie et celle contre le terrorisme ont en commun d'être toujoursliberticides."

Certains de vos travaux ont porté sur les répercussions sociales et sociétales du terrorisme.A certains égards, cette "guerre" contre le Covid-19 s'apparente-t-elle à celle déployéecontre le terrorisme - lui aussi aveugle, irrationnel, planétaire ?

Le terrorisme est humain, et non pas naturel, et il est le fait d'acteurs qu'il est possible d'identifier.La "guerre" contre le terrorisme vise ces acteurs, qui ne sont pas pour autant des Etats, même s'ilarrive qu'un Etat sponsorise un groupe terroriste, voire, avec Daech, que se constitue un quasi-Etatterroriste - le Califat a existé durant quelque trois ans au Proche-Orient. Le terrorisme peut être"ciblé", c'est-à-dire choisir ses victimes - les journalistes de Charlie Hebdo, les clients juifs del'hypercasher en janvier 2015. Il a sa rationalité, il déborde d'une pléthore de sens, et sesprotagonistes sont capables de calculs, parfois même plus intelligents que ceux des spécialisteschargés de le combattre : alors que des scénarios très élaborés imaginaient à la fin des années 90l'irruption d'un terrorisme nucléaire, chimique, bactériologique, les acteurs du 11 septembre 2001ont construit l'impressionnant succès de leur opération en achetant des billets « business », en semunissant de simples cutters, en prenant place dans les avions, et en s'étant préparés à mourir.

Les luttes contre ces deux fléaux ont en commun d'être toujours liberticides. Le gouvernement vientde faire passer des mesures d'exception relatives à la lutte contre le Covid-19, en 2015 l'exécutifd'alors avait fait de même pour agir face au terrorisme. Ce n'est pas un hasard si ce sont lesmêmes, réseaux d'organisations de défense des droits de l'homme, d'avocats, de militantshumanitaires, d'intellectuels qui se mobilisent dans les deux cas pour tenter de ralentir oud'empêcher ces types de dérives.

Nous apprenons, avec - plutôt - discipline à comprimer très fortement nos libertés. Cetapprentissage peut-il, au-delà de la période de confinement, modifier notre culture de laliberté, et notamment altérer notre capacité de révolte, de contestation, d'insubordination ?Les avocats Eric Dupond-Moretti et François Sureau ont très bien expliqué comment lesFrançais se sont peu à peu résigné, au nom de la lutte contre le terrorisme, et se soumettentdocilement à des réflexes liberticides...

Hélas ! L'expérience montre qu'il est plus facile d'entériner des mesures d'exception, de lesbanaliser, de les faire entrer dans le droit commun, comme ce fut le cas en 2017 avec les textesanti-terroristes, que de revenir en arrière une fois une crise dépassée. Ces mesures ont alorsd'autres desseins que ce pour quoi elles avaient été explicitement proposées et adoptées, ellesconstituent dès ce moment une régression démocratique.

Votre ami Edgar Morin l'espère : ce moment inédit de confinement "peut nous aider àcommencer une détoxification de notre mode de vie". Il s'agirait là d'une rupturecivilisationnelle. L'état "social", politique et démocratique du pays se prête-t-il à une telleambition ?

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35 L'OPINIONEDITION QUOTIDIENNEDU 31 MARS 2020

FOCUS

Comme Edgar Morin, je suis plutôt optimiste, confiant dans la capacité des humains à explorer les"bons" chemins. Mais les processus par lesquels s'opère un travail de chacun sur soi-même, et dela société sur elle-même ne sont pas écrits d'avance, ils changent d'une personne à une autre,d'une société à une autre, d'un moment à un autre, et ne sont pas linéaires. Certains s'enfermerontdans la mélancolie, et seront incapables de se projeter vers l'avenir. D'autres oublieront, pourenvisager le futur sans tenir compte du choc actuel. Et d'autres seront capables d'être à la fois dansle passé et le futur. Les sociétés occidentales, et tout spécialement la nôtre, ont manqué depuisplusieurs années d'appétence pour se tourner vers l'avenir avec une certaine confiance.

Nous avons vécu dans le présent - le "présentisme" que critique l'historien François Hartog. EnAsie, il semble qu'on veuille davantage imaginer un futur sinon radieux, du moins meilleur, on misesur l'enseignement supérieur et la recherche, sur la science, on ne clame pas que les jeunesgénérations vivront moins bien que les plus âgées. Si le choc de cette pandémie doit aider àretrouver le goût du progrès, doit soutenir l'idée qu'un autre futur est possible - et qui sera ce queles citoyens, surtout les plus jeunes, en feront -, alors la crise se révélera avoir été "aussi" salutaire.

Mais gardons-nous des tendances à l'arrogance provinciale, par la faute de laquelle nous nouscroyons supérieur aux autres nations, et qui témoigne en réalité de notre refus d'aller dans ce sens.

Le chef de l'Etat l'a affirmé lors de son allocution du 16 mars annonçant le confinement."Lorsque nous serons sortis vainqueurs [de la guerre contre le coronavirus], le jour d'aprèsne sera pas un retour aux jours d'avant" (...). "Cette période nous aura beaucoup appris.Beaucoup de certitudes, de convictions sont balayées, (...) et je saurai avec vous en tirertoutes les conséquences (...). Hissons-nous individuellement et collectivement à la hauteurdu moment". Et chaque jour qui passe le corrobore, plus guère d'observateurs(politologues, sociologues, scientifiques, anthropologues) contestent l'obligation oul'opportunité d'un aggiornamento. En résumé, comment imaginez-vous et comment espérez-vous que prenne forme ce "jour d'après" ?

Cette période nous aura beaucoup appris sur le pouvoir actuel ! Sur la façon dont il prétend fairedemain le contraire de ce qu'il a fait jusqu'ici. Les électeurs sauront en tirer toutes lesconséquences.

Si de véritables changements doivent être à l'œuvre, ils proviendront de la société, d'en bas, et deses initiatives, de demandes sociales, culturelles, politiques, économiques que des forces politiquesseront capables de traiter -qu'il s'agisse de vieux partis de droite et de gauche se renouvelant enprofondeur (ce dont je doute), des Verts (ce qui est déjà un peu plus vraisemblable), ou denouveaux partis émergents.