Mercy Thompson : Retour aux sources -...

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  • Du mme auteur, chez Milady :

    Mercy Thompson :

    1. LAppel de la Lune

    2. Les Liens du sang

    3. Le Baiser du fer

    4. La Croix dossements

    5. Le Grimoire dArgent

    6. La Marque du fleuve (en grand format chezBragelonne)

    Alpha & Omga :

    Alpha & Omga : LOrigine

    1. Le Cri du loup

    2. Terrain de chasse

    Corbeau :

    1. Aile de Corbeau

    2. Serre de Corbeau

    Masques

    Lpreuve du loup

    Chez Milady Graphics :

    Mercy Thompson : Retour aux sources

  • Mercy Thompson : Retour aux sources

    www. Milady . fr

    Patricia Briggs

  • Corbeau

    LIntgrale

    Traduit de langlais (tats-Unis) par JoachimZemmour

    Milady

  • Milady est un label des ditions Bragelonne

    Le prsent ouvrage est une rdition en un seulvolume de la srie Corbeau parue chez Milady en

    2009.

    Titre original : Raven s Shadow

    Copyright 2004 by Patricia Briggs

    Titre original : Raven s Strike

    Copyright 2005 by Patricia Briggs

    Tous droits rservs, y compris les droits dereproduction en partie ou en totalit, quelle que soit la

    forme.

    Cet ouvrage a t publi avec laccord de Berkley,membre de Penguin Group (U. S. A.) Inc.

    Bragelonne 2009, pour la prsente traduction

    Illustration de couverture :

    Anne-Claire Payet

    Carte :

    Cdric Liano daprs la carte dorigine MichaelEnzweiler

    Illustration intrieure :

    Robin Walker Manque ponctuation

  • Robin Walker Manque ponctuation

    ISBN : 978-2-8112-0639-0

    Bragelonne - Milady

    60-62 rue dHauteville 75010 Paris

    E-mail : info@milady . fr

    Site Internet : www. Milady . fr

  • Walker Briggs03

  • Aile de Corbeau

    Corbeau -1

  • Ce livre est ddi, avec toute ma gratitude, auxpersonnes suivantes :

    Robin et Gene Walker

    Dan, Pam, Jason, John et Alex Wright

    Buck, Scott et le reste de lquipe du Bucknerss V.W. Parts Exchange

    Paula, Michael et Liam Bachelor

    Dave, Katharine et Caroline Carson

    Anne Sowards, dont laide ma t trs prcieuse.

    Et, comme toujours, tous ces fidles allis qui ontlu ce livre ses tapes les plus rudimentaires, parordre alphabtique :

    Collin Briggs, Michael Briggs, Michael Enzweiler,Jeanne Matteucci, Virginia Mohl, Ann Peters, KayneRoberson et enfin John Wilson.

  • Premire Partie

  • Chapitre premier

    Ce nest plus trs loin maintenant, mon gars, ditTir. Cest de la fume quon voit l-bas devant nous,pas seulement du brouillard : tu vas voir, on va setrouver une jolie petite auberge dans ce village Onpourra sy rchauffer.

    Son cheval sbroua pour lui rpondre, ou plusprobablement parce quil tait incommod par la pluie,puis repartit de son trot rgulier, le long du sentier.

    Lanimal, tout comme lpe que portait Tir, taitde bien meilleure qualit que ses vtements. Il tenaitles deux, lpe et le cheval, dhommes quil avait tus :lpe au cours de sa premire anne de guerre, lecheval un peu plus tt cette mme anne, alors que sapropre monture venait juste de mourir sous lui. Bienquil ait t lev et entran pour la guerre, en vuedtre mont par un noble, Skew avait port Tir, cefils de boulanger, travers deux batailles, sixescarmouches et sur environ deux mille kilomtres dechemin.

    Ctait un cheval dont la valeur attisait lesconvoitises, mme si, durant les premires semaines du

  • convoitises, mme si, durant les premires semaines duvoyage de Tir, lavidit quon lisait dans les yeux detous ces hommes hagards et loqueteux, qui pullulaientdans les rgions dvastes par la guerre, avait plus voir avec la faim quavec la soif de lor. Tir avaitfivreusement souhait que lun dentre eux sattaque lui, quils lui tendent une embuscade mme, sils lepouvaient. Mais quelque chose dans son allure sereine,peut-tre cette impression quil donnait dtre toujoursprt livrer bataille malgr son masque de tranquillit,les en avait dissuads.

    Cependant, dans les rgions plus loignes desfrontires de lEmpire, plus ou moins pargnes par laguerre jusqualors, les risques dtre attaqu taient deplus en plus faibles, avec sa chance insolente.

    Pourtant, un combat laurait momentanmentdlivr de lapprhension quil ressentait au fond de lui, mesure quil sapprochait du but de sa prsentemission : rentrer chez lui.

    Tant dhommes avaient pri. Les deux garons deson village qui staient engags avec lui, pourcombattre dans une guerre lointaine, plus dun demi-continent de chez eux, taient morts ; comme beaucoupdautres jeunes de leur ge, partis en qute de gloire,dor, ou dvasion. Tir avait survcu, lui. Il navait pasencore tout fait compris comment cela staitproduit : le fait est quil ne lavait pas du tout prvu. Ilnavait jamais recherch la mort, mais nimporte quel

  • navait jamais recherch la mort, mais nimporte quelsoldat sait que son heure peut sonner tout moment.

    La guerre aurait-elle dur des sicles, que Tiraurait combattu jusqu son dernier souffle. Mais elletait finie maintenant, et le poste que lui avait proposson Septe cest--dire son commandant nelintressait en rien. Il navait aucune envie dentranerdautres jeunes hommes se faire tuer la guerre.

    Ainsi rentrait-il chez lui. Jamais le garon quil tait,celui qui stait enfui du foyer peine dix ansauparavant, naurait cru un seul instant que revenirpourrait tre plus dur que partir, tellement plus dur

    Son hongre secoua puissamment sa crinire blancheet noire, ce qui eut pour effet dasperger son matredeau de pluie. Celui-ci tapota la nuque de soncompagnon :

    L-bas, regarde : quest-ce que je tavais dit,Skew ? dit-il. Il y a un toit l-bas devant, on peutlapercevoir entre les arbres.

    Il avait hte de se retrouver dans la salle communedune bonne vieille auberge, au milieu dhommesbruyants, occups boire de la bire et rire : tout cequi pourrait combler son vide intrieur. Peut-tre unpeu de gaiet subsisterait-elle dans son cur jusqu cequil soit chez lui

  • quil soit chez lui

    Il sen approchait, de chez lui. Mme sans aucunecarte, latmosphre oppressante, empreinte de magieancienne qui rgnait sur ces montagnes le lui aurait faitcomprendre de toute faon. Mme si la bataille staitdroule fort longtemps auparavant, la magieengendre par les sorciers avait le don de survivre au-del du temps et des souvenirs, et le Tnbreux avaitt un trs grand sorcier. Prs du lieu o la Batailledu Tnbreux stait autrefois droule, la fort,disait-on, ntait pas trs sre. Dans le village de Tir,Reidern, et ses alentours, tout le monde avait appris viter certains endroits, tenus pour tre toujours enproie aux forces malfiques.

    Indiffrent toutes ces histoires de magiciens, lehongre blanc et noir saventura avec prcaution surltroit sentier de montagne, puis, voyant que la pentese faisait plus douce, sengagea sur un chemin de terrequi, son tour, donnait sur une route pave. Peu detemps aprs, le petit village que Tir avait entraperudu haut des collines mergeait du couvert des arbres.

    Les maisons de pierre trempes de pluie, sidiffrentes de celles, construites en bois, quil avait eulhabitude de voir au cours de ces neuf derniresannes, lui rappelrent son propre foyer. Cependant,larchitecture du hameau possdait ici une lgret queson village navait pas. Ce ntait pas chez lui. Maisctait un village, au moins. Il y aurait une place du

  • ctait un village, au moins. Il y aurait une place dumarch, et cest l quil trouverait son auberge.

    Il simaginait une petite salle chaude, accueillante,baigne par une douce lumire dore provenant dunfoyer allum et de quelques torches : un endroit o unsoldat comme lui pourrait obtenir un bon repas bienchaud, et se scher la chaleur de ltre.

    Comme il se rapprochait de la place du march, unedouce odeur de feu et de viande grille emplit lair. Parrflexe, il relcha son emprise sur la poigne de sonpe et dtendit la bride de son cheval qui sbroua :

    Trop de guerres et de villages incendis,murmura-t-il Skew, tout en lui rappelant quils enavaient fini avec cette partie-l de leur vie.

    Mais il prouvait encore des difficults rengainerson pe.

    Alors quils bifurquaient sur la place du march,Tir dcouvrit le bcher. Toujours en flammes.

    Le soir ntait pas un moment habituel pour desfunrailles ; il frona les sourcils. Aussi prs desmaisons, il semblait plus normal denterrer les mortsque de les incinrer au risque de propager le feu auxbtisses. Il observa la foule rassemble autour dubcher, et remarqua quil ny avait ni femmes nienfants.

  • enfants.

    Ctait une excution, pas des funrailles.

    Dans la plupart des endroits o le souvenir duTnbreux perdurait, on avait lhabitude de brler lessorcires. Pas les sorciers de haute ligne mettant leurart au service des nobles, qui les rmunraient enconsquence non, ces derniers taient au-dessus deslois , mais les gurisseurs, les sorcires-des-haies, etles Voyageurs ayant offens ou effray la mauvaisepersonne ; eux pouvaient sattirer de gros ennuis.Quand lun deux tait brl, les villageoisesobservaient la scne de loin, caches derrire lesrideaux de leurs fentres : labri de la colre du mort.

    Quelquefois, des trangers comme Tir taient prispour des Voyageurs, ou des sorcires-des-haies, silsagissait de femmes. Tir toutefois tait arm, etpourvu dargent sonnant et trbuchant pour payer sonpassage : en outre, daprs lodeur de fume et de chairbrle, le village avait dj tanch sa soif de sang. Ilconserva la main sur la poigne de son pe, et conclutquil ny avait pas de danger passer la nuit dans levillage.

    Tir passa prs du bcher sans y accorderdavantage quun coup dil. Mais il eut le temps deconstater que la victime avait cess de vivre bien avantde subir la morsure des flammes. Un homme mort

  • de subir la morsure des flammes. Un homme mortnavait plus besoin daide.

    La petite foule dhommes maussades qui staitamasse autour du bcher se fit encore plus silencieuselorsquil passa prs delle, mais quand ils virent quil neleur prtait pas attention, ils revinrent leur macabredistraction.

    Comme Tir lavait espr, il trouva lauberge aucoin de la place du village. Il y avait une curieattenante, mais personne ntait de service lintrieur. Le garon dcurie avait sans doute rejointla foule sur la place.

    Tir dessella Skew, ltrilla de haut en bas avec untissu rche, puis le conduisit jusqu une stalleinoccupe. Alors quil lui cherchait du foin, il remarquaune charrette bras pare des ornements desVoyageurs, frange de cuir et peinture vive, dsormaisbien passe. Ainsi lhomme quils avaient brl tait unVoyageur.

    Tir laissa la charrette derrire lui et prit unefourche de foin quil ramena Skew. Son dsir depasser la soire la taverne stait considrablementaffaibli, depuis son arrive Savoir quun acte aussibarbare venait juste de se produire avait mis ses nerfs fleur de peau : et cette curie tranquille tait pour luiune source de rconfort. Il y demeura jusqu ce quelobscurit soit totale. Enfin, la perspective dun plat

  • lobscurit soit totale. Enfin, la perspective dun platchaud le rsolut finalement affronter les gens.

    Au moment o il sortit des curies, seulesdemeuraient encore quelques silhouettes autour dubcher, auroles par la lumire rougeoyante desflammes : des gardes posts l afin de sassurer quelhomme ne revienne pas la vie, et senfuie dduisitTir. Lui navait jamais vu un homme qui lon avaittranch la gorge revenir la vie, et jeter un sort desurcrot. Certes, il avait eu vent des lgendes circulant ce sujet : lui-mme en avait racont quelques-unes.Mais il avait souvent ctoy la mort et daprs sonexprience, ctait quelque chose dirrmdiable.

    Quand il entra dans la taverne, il fut interloqu parle bruit qui y rgnait. Un rapide coup dil lui fitcomprendre que personne ne lavait vu entrer, et il sechoisit donc une place entre lescalier et le mur du fond,do il pourrait observer la salle loisir.

    Il aurait d savoir quaprs une excution, la fouletardait se disperser, mais il ny avait pas pens.Dhabitude, aprs un tel vnement, la plupart desgens se ruaient sur lalcool : aussi la salle commune delauberge tait-elle pleine craquer dhommes ayantassist la mort du Voyageur, la majorit dentre euxivres de bire, et rendus fous par toute cette agitation.Il songea retourner passer la nuit dans les curies,mais il avait faim. Il attendrait donc un peu, histoire de

  • voir si les esprits se calmeraient suffisamment pourquun tranger tel que lui puisse manger ici en toutescurit.

    La salle rsonnait des rires de tous ces hommessurexcits, ce qui lui rappela les lendemains de bataille,lorsque les soldats se livrent des actes stupides quilspassent le restant de leurs jours tenter doublier.

    Il restait toutefois du fromage et du pain rassis danssa sacoche. Cela ne constituait pas vraiment un repaschaud, et le fromage prsentait et l des traces demoisissure, mais au moins il serait tranquille pour lemanger. Il fit un pas vers la porte.

    ce mouvement, comme aprs un appel de clairon,lassistance se tut dun seul coup. Tous retenaient leursouffle Tir se figea, mais il se rendit rapidementcompte que personne ne lui prtait attention.

    Dans ce soudain silence, le craquement des marchesde bois attira son regard vers lescalier, moins de unmtre de l o il se tenait. Dpaisses bottes apparurenten premier, suivies du corps massif de lhomme qui leschaussait, tranant une jeune fille sa suite. en jugerpar son tablier souill, il devait sagir de laubergiste enpersonne, bien que ses mains soient couvertesdanciens durillons : peut-tre les vestiges dune hachede guerre ou dun glaive.

  • Laubergiste simmobilisa quatre ou cinq marchesavant datteindre le sol, offrant sa capture la vue detous. Quant Tir, que personne navait remarqudans son coin situ larrire de la salle et en retraitdes escaliers , il fut convaincu dune chose : il pouvaitdsormais faire une croix sur son repas chaud et son litdouillet, ce soir-l.

    Les cheveux de la fille, dun blond cendrcaractristique, et dont les tresses dfaites par lesommeil tombaient presque jusqu la taille, firentcomprendre Tir quil sagissait dune Voyageuse :une parente, se dit-il, du jeune homme quil avait vurtir dehors.

    Au dbut, il crut quelle ntait quune enfant, maisson ample chemise de nuit laissa deviner des hanchesarrondies, ce qui lui fit ajouter un ou deux ans de plus lestimation de son ge. Quand elle se risqua observerla foule, il put voir que ses yeux, dun pur vert ambr,paraissaient beaucoup plus gs que son visage.

    Les hommes lintrieur de lauberge taient desfermiers pour la plupart ; un ou deux dentre euxportaient un long couteau la ceinture. Il avait dj vuce genre dhommes larme, et il les respectait.Ctaient srement des hommes bons, dans lensemblepourvus dpouses et de mres qui les attendaient lamaison. Ils se sentaient sans doute coupables de lactede barbarie que leur peur, surtout leur peur, les avait

  • de barbarie que leur peur, surtout leur peur, les avaitpousss accomplir.

    Ils ne feraient rien la fille, se dit Tir. Ces hommesne feraient pas de mal une enfant aussi facilementquils avaient excut lhomme dehors. Un homme, unVoyageur de surcrot, reprsentait une menace pourleur scurit. Un enfant, une jeune fille, ctaitquelquun que ces hommes protgeaient. Tirconsidra la salle autour de lui, et constata queplusieurs visages staient adoucis la vue delexpression alarme de la fille.

    Son regard scrutateur sarrta sur lun des hommes,assis une table. Il portait une barbe, et tait occup manger du ragot dans une marmite. Ses vtementstrs finement ajusts, dont la facture rvlait lanoblesse du propritaire, le distinguaient des villageois.Des vtements comme ceux-ci avaient tconfectionns Tala, ou dans une autre grande ville.

    Quelque chose dans les gestes prcis, mticuleux,que cet homme effectuait tandis quil mangeait, alertaaussitt Tir : celui-l tait peut-tre le plus dangereuxde tous. Alors il se retourna vers la fille et la considrade nouveau.

    Au cours des quelques secondes que Tir avaitpasses examiner la salle, elle avait surmont le chocet sa peur initiale aussi vite et bien quun serpent se

  • dfait de sa peau.

    La jeune Voyageuse redressa les paules commeune reine, et offrit aux regards de lassistance un visagecalme et pos. Laubergiste avait beau la dpasser detrente centimtres, il ne semblait dj plus tre ungarde aussi redoutable. Le givre quil devina dans lesyeux glacs de la fille fit courir un frisson dans le dos deTir, et lui remmora danciennes lgendes venues desa lointaine enfance. Son vieil instinct de soldat lui fitcomprendre quil ny avait pas que lui que la jeune filleagaait.

    Petite idiote, songea Tir.

    Une fille intelligente aurait fait semblant desangloter tout doucement, dtre terrorise, se seraitratatine pour paratre plus petite quelle ntait, pluspetite et plus jeune, dans lintention de sattirer la pitide la foule. Ces hommes ntaient pas des mercenairesou des guerriers aguerris ; mais de simples fermiers etdes marchands.

    Sil avait pu partir cet instant, cest ce quil auraitfait du moins le croyait-il. Nanmoins, toutmouvement de sa part aurait alors focalis lattentionsur sa personne et risqu dattirer sur lui le mme sortque celui de lhomme du bcher.

    O est le prtre ? demanda laubergiste. Jai

  • O est le prtre ? demanda laubergiste. Jaibesoin de lui pour certifier mes comptes.

    Son ton tait la fois suffisant et nerveux. Sil avaitd affronter sa prisonnire du regard, il aurait sansdoute t davantage nerveux que suffisant. Il y eutalors un remue-mnage dans la foule, puis un jeunehomme trs mince fut projet en avant, qui regardaautour de lui avec une sorte de stupeur indcise en sedcouvrant lobjet de tous les regards. Quelquun luiapporta un tabouret ainsi quune table bancale pas pluslarge quune grande assiette. Une fois quon lui eutdnich un morceau de peau rche et un pot dencre, leprtre sinstalla sur son sige avec un peu plusdassurance.

    Maintenant, notez, dit laubergiste. Trois jours delogement, quatre pices de cuivre par jour. Troisrepas par jour une pice de cuivre chacun.

    Tir dressa cyniquement les sourcils. Jusqupreuve du contraire, on ntait pas Tala ici, o detels prix auraient t justifis. Pour cette auberge, deuxpices de cuivre par jour, avec les repas compris, taitprobablement le vritable prix.

    Vingt et une pices de cuivre, finit par annoncerle prtre.

    Un long silence suivit.

  • Une pice de cuivre par jour pour entreposer lacharrette, dit laristocrate quavait remarqu Tir, sanslever les yeux de son plat. (Daprs son accent, cethomme devait venir de rgions plus septentrionales,peut-tre mme de la cte.) Cela fait trois pices deplus, vingt-quatre donc, au total : cest--dire, unepice dargent.

    Laubergiste eut un sourire complaisant.

    Oui, en effet. Je vous remercie, seigneur Wresen,dit-il. Daprs la loi, si quelquun contracte une dettedune pice dargent et ne verse aucune caution ( lafaon dont il insista sur le terme, il parut vident Tirque caution ntait pas un mot qui sortait souventdes lvres de laubergiste), ce quelquun-l peut trevendu afin de racheter sa dette. Si on ne trouve pasdacheteur, il se verra infliger cinquante coups de fouetsur la place publique.

    La flagellation tait un chtiment assez courant dansces contres. Tir savait bien, de mme que tous lesautres hommes dans la salle, quune enfant comme ellenavait aucune chance de survivre cinquante coups defouet.

    Il stait loign de la porte et sapprtait

  • Il stait loign de la porte et sapprtait protester, mais il renona aussitt quil comprit ce quivenait rellement de se passer.

    Son vieux commandant lui avait dit une fois que longagnait plus de batailles en sarmant de savoir pluttquen sarmant dune pe.

    Il tait facile de comprendre les motivations delaubergiste. La vente de la fille lui rapporteraitdavantage que son auberge en une semaine, silparvenait la vendre. Aucun des villageois prsents nedpenserait la valeur dune pice dargent pour acheterun Voyageur. Tir aurait pari que tout ce quelaubergiste connaissait en matire juridique lui venaitde cet aristocrate : seigneur Wresen, lavait-il appel.Tir doutait fort que lhomme soit un vritable seigneur : laubergiste cherchait simplement leflatter en lui confrant ce titre, en raison de sa richessemanifeste ctait plus prudent et donc plusprofitable.

    Il ne fallait pas tre un gnie pour comprendre queWresen voulait la fille pour lui, et quil avait organis leschoses dessein. Elle ne deviendrait sans doute pasune femme de grande beaut, mais elle possdait cettejoliesse propre aux jeunes vierges, prises entrelenfance et le dbut de ladolescence. Wresen navaitaucune intention de la laisser se faire fouetter mort.

    Est-ce que tas une pice dargent ? demanda

  • Est-ce que tas une pice dargent ? demandalaubergiste la Voyageuse, en la secouant avecrudesse.

    Elle aurait d avoir peur. Encore maintenant, Tirtait persuad quun petit soupon de peur dans sesyeux aurait suffi sauver sa peau.

    Vendre une jeune fille en esclavage ntait pas dansles habitudes de ces fermiers, et cela devait leursembler mal de le faire. Mme laubergiste ne semblaitpas trs laise. Si elle implorait sa piti, la prsencedes autres hommes au sein de lauberge lobligerait larelcher.

    Mais au lieu de cela, elle lui sourit ddaigneusement,lui montrant bien quelle savait, comme tout le mondedans lauberge, quil exploitait sa vulnrabilit parsimple cupidit. Tout ce quelle russit faire fut de lerendre furieux, dtruisant de la sorte toutes seschances dtre prise en piti par le gros homme : cettefille ne connaissait-elle vraiment rien aux gens ?

    Alors, messieurs, sexclama laubergiste, en jetantun coup dil vers Wresen qui finissait les derniresbouches de son repas. Un homme mort ne peut payerses dettes, qui reviennent donc son hritier ou sonhritire. Celle-l me doit une pice dargent et naaucun moyen de me payer. Lun dentre vous na-t-ilpas besoin dune esclave la maison, ou bien doit-ellerejoindre son frre dans les flammes du bcher ?

  • rejoindre son frre dans les flammes du bcher ?

    Le rouge que la colre avait mis sur ses jouesdisparut brusquement. Manifestement, elle ignoraitjusque-l que lautre Voyageur avait t tu, mme sielle devait se douter que quelque chose lui tait arriv.Sa respiration sacclra, et elle cligna fortement desyeux, mais elle parvint retrouver le contrle delle-mme et son visage finit par ne plus reflter que de lacolre et du mpris.

    Petite idiote, songea-t-il encore ; et cest alors quilressentit le picotement de la magie luvre.

    Il avait pass neuf longues annes dans lArmeImpriale, sous les ordres dun Septe qui commandaitsix sorciers : ctait sans doute la raison pour laquelleTir envisageait daider la Voyageuse plutt que deschapper par la porte comme un vritable Reiderni.Ces neuf annes-l lui avaient appris que les magestaient des gens comme les autres : cette fille avait peude chance dchapper une foule dhommespouvants et affols. Ds quils lauraient vue faireusage de magie, personne ne pourrait plus la sauver.

    Elle ntait rien pour lui.

    Une pice dargent, dit Tir.

    Wresen sursauta et, mis en tat dalerte, posa la

  • Wresen sursauta et, mis en tat dalerte, posa lamain sur son pe, tout en dvisageant Tir. Ce dernieravait parfaitement conscience de ce que lautre voyait :un homme aux vtements salis par la route, grand etun peu trop maigre, avec une pe suspendue la tailleet les annes de service dans larme de lEmpereurgraves dans les myriades de petites cicatrices quilavait sur le visage et les mains.

    Tir ouvrit la bourse quil gardait toujours accroche son ceinturon, et, farfouillant parmi une poigne demenues pices, finit par en sortir une sorte de rondargent qui donnait limpression davoir t pitin parune dizaine darmes diffrentes.

    tez votre capuche, rtorqua laubergiste.Jentends quun homme me montre son visage, me diseson nom, et celui de son pre, avant daccepter sonargent.

    Lorsque Tir rabattit sa capuche, ses cheveuxsombres et ses yeux noirs prouvrent tous quilnavait rien voir avec un Voyageur.

    Tiragan de Reidern, ancien soldat de lArmeImpriale rattach au Septe de Gernt. Je suis fils deboulanger, mais jai abandonn la boulange pour lechamp de bataille une poque o jtais jeune et idiot.La guerre a pris fin par dcret de lEmpereur, et je suisdonc en route vers chez moi.

  • La magie engendre par la jeune fille se rduisit unmince filet. Cest a, se dit-il, saisis le rpit que je toffrepour te rappeler quun homme seul est plus facile vaincre quune salle entire. Ce nest pas te venger quetu veux pour linstant, cest juste tchapper. Il nesavait pas vraiment qui il semployait sauver ici : ellede ces hommes, ou bien eux de cette fille.

    Si vous la prenez, vous ne pourrez pas rester ici,fulmina laubergiste. Je ne veux pas de gens de sonespce dans mon auberge.

    Jai dj camp auparavant, et mon cheval peutme porter pendant quelques heures encore, dit Tir enhaussant les paules.

    Deux pices dargent, sexclama abruptementWresen.

    Laristocrate frappa des mains sur sa table avec unetelle force que son pe tressauta, et que le grosanneau dargent quil portait la main gauche fitrsonner ses mots dun choc retentissant. Quand tousles regards se furent tourns vers lui, il dit :

    Jai toujours voulu goter au pain des Voyageurs,et celle-l ma lair encore assez jeune pour tredresse.

  • Tir ne pouvait se permettre doffrir davantage queles deux pices dargent proposes par Wresen. Nonparce quil ne les avait pas : le produit de ses neufannes de guerre soldes et pillages confondus taitbien en scurit lintrieur de son ceinturon.Seulement, personne nadmettrait que lui, simplesoldat et fils de boulanger, puisse dpenser autantdargent pour cette trange crature mi-femme mi-enfant, aussi exotique soit-elle. Lui-mme prouvaitdj des difficults en accepter lide. Sils venaient se convaincre quil tait complice de la fille, il risquaitde se retrouver sur le bcher dehors. En revanche, unaristocrate pouvait dpenser autant dargent quil ledsirait, sans susciter le moindre commentaire.

    Tir dcocha un regard mprisant Wresen :

    Vous seriez mort avant davoir pu ne serait-ceque baisser votre pantalon, monseigneur, dit Tir. Vousntes apparemment pas originaire de ces montagnes,autrement vous connatriez le vritable pouvoir de lamagie. Mon compagnon darmes tait comme vous,habitu aux dociles sorciers de larme qui secontentent dempocher lor des Septes. Il me sauva lavie par trois fois et survcut cinq annes de guerre,pour finir par prir entre les mains dun sorcier-Voyageur au fond dune alle (Latmosphre dans lasalle changea brusquement lvocation de la raisonpour laquelle ils avaient brl lhomme dehors.) Nousvous comprenons. (Par ce nous , il incluait tous les

  • vous comprenons. (Par ce nous , il incluait tous leshommes prsents dans la salle.) On ne joue pas avec lefeu, seigneur Wresen, on lteint avant quil dtruisetoute la maison. (Il tourna le regard vers laubergiste.)Aprs le meurtre de mon frre darmes par ceVoyageur, jai cherch des annes durant apprendrecomment combattre ceux de cette espce : jai hte detester mes connaissances sur celle-ci. Deux picesdargent et quatre pices de cuivre.

    Laubergiste sempressa dacquiescer, comme Tirsy tait attendu. Un patron de taverne, en effet, savaitsaisir les variations dhumeur de ses clients : en lacirconstance, si Tir poursuivait son discours ne serait-ce que de quelques mots, il pouvait dire adieu sonargent. Aprs de telles paroles, les hommes dans lasalle semblaient tous sur le point de se saisir de la filleet de la jeter dans le feu, par-dessus son frre. Il taitdonc prfrable de clore les enchres le plus ttpossible, et den tirer un profit ds maintenant.

    Tir tendit sa pice dargent laubergiste puisentreprit de fouiller dans sa bourse, dont il finit parextraire les vingt-huit pices de cuivre ncessaires aumontant de deux pices dargent et quatre centimes. Ilfit en sorte que plusieurs personnes remarquent quilne subsistait que peu dargent dans sa bourse. Ilsnavaient pas besoin de savoir pour son ceinturon.

    Wresen se rinstalla au fond de son sige, comme sile sort de la Voyageuse lui tait dsormais

  • le sort de la Voyageuse lui tait dsormaiscompltement indiffrent. Cette raction conduisit Tir se mfier plus encore de lindividu : daprs sonexprience, les aristocrates oisifs ne savouaient pasvaincus aussi aisment. Mais pour le moment, dumoins, Tir navait que le problme de la fille rsoudre.

    Il savana vers les escaliers, sans prter attentionaux hommes qui scartrent sur son passage. Il saisitbrusquement la fille par le poignet et la tira en haut desmarches, hors de porte de laubergiste.

    On prend ses affaires avec nous, dit Tir. Jebrlerai le tout quand on sera dans les bois. Vousdevriez songer faire pareil avec le lit et tout le linge decette chambre, ajouta-t-il. Jai dj vu des sorciersensorceler de telles choses.

    Il grimpa les escaliers une vitesse que la jeune fillene pouvait pas suivre, tant donn la faon fort peuconfortable dont il maintenait son bras tordu derrireelle. Lorsquelle trbucha, il la tira lui avec une forcequi fut plus dmonstrative que relle. Il voulait quetout le monde soit totalement convaincu quil taitcapable de matriser nimporte quel danger manantdelle.

    Il y avait quatre portes en haut des escaliers, maisune seule tait entrouverte. Il lentrana lintrieur,

  • une seule tait entrouverte. Il lentrana lintrieur,puis referma le battant.

    Dpche-toi, petite, dit-il en la relchant.Rassemble tes affaires avant quils dcident de garderlargent et de nous tuer tous les deux. (Comme elle nebougeait pas, il essaya une autre tactique.) Je comptejusqu trente. Tout ce que tu nauras pas empaquetdici l, je le laisserai laubergiste pour quil le brle,menaa-t-il.

    Si elle tait indniablement fire et courageuse, elletait aussi trs jeune. Avec des gestes rapides,saccads, elle tira deux ballots miteux de dessous sonlit. Elle noua le premier bien serr pour la route, etrcupra quelques vtements dans le second. Puis, seservant de sa chemise de nuit comme paravent, elleenfila un large pantalon ainsi quune ample tuniquesombre. Enfin, elle fourra sa chemise de nuit dans lesecond ballot qu'elle boucla soigneusement, lui aussi.Elle se redressa, regarda dehors, et se figea.

    Ushireh, dit-elle.

    Puis elle ajouta, soudain plus insistante :

    Il est toujours en vie !

    Tir regarda son tour par la fentre et se renditcompte quelle donnait sur la place et offrait une vuedgage sur le feu. L, parfaitement visible au milieu

  • dgage sur le feu. L, parfaitement visible au milieudes flammes, le corps du Voyageur se redressaitlentement en position assise. Ce mouvementengendrait de sinistres craquements qui causaient unepeur bleue aux gardes demeurs l pour surveiller lebcher.

    Il lattrapa avant qu'elle ait le temps de se prcipiterhors de la chambre.

    Sur mon honneur, mademoiselle, cet homme estmort. (Il parlait mi-voix, en appuyant sur chaquemot.) Je lai vu lorsque je suis pass cheval ct dubcher. On lui a tranch la gorge. Il tait mort bienavant que le feu soit allum. (Elle continuait sedbattre pour se dfaire de son emprise, son attentiontoujours rive sur le bcher dehors). Auraient-ils laissaussi peu dhommes pour surveiller un homme vivant ?lui demanda-t-il. Tu as srement vu des bchersfunraires avant a. Quand les flammes sattaquentaux corps, ils bougent, tu le sais bien.

    Dans les rgions septentrionales de lEmpire, lesgens incinraient leurs morts. Les prtres soutenaientque lorsquun corps bougeait dans les flammes, celasignifiait que lesprit du mort souhaitait voir le mondeune dernire fois. Lancien employeur de Tir, le Septe,qui partageait avec les Voyageurs leur affection enversles prtres savoir, une affection fort restreinte ,estimait quant lui que le feu avalait les tissus plus viteque les os, occasionnant ainsi des mouvements du

  • que les os, occasionnant ainsi des mouvements ducorps. Quelle que soit lexplication, le mort restait mort.

    Il est mort, rpta Tir. Je ten donne ma parole.

    Elle se dgagea de lui, mais seulement pour courirde nouveau la fentre. Sa respiration tait haletante,entrecoupe de sanglots. Tout son corps tremblait sousle choc. Si seulement elle stait comporte de cettemanire en bas, songea-t-il aigrement, ils nen seraientpas l maintenant, chercher schapper sous la pluiebattante, sans mme avoir dn

    Ils le craignaient tant, lui et sa magie, dit-elledune voix faible, tremblante de rage et de chagrincontenus. Mais ils ont tu la mauvaise personne. Ah,ces stupides Solsenti : ils pensent tous qutreVoyageur fait dun homme un dangereux mage, etqutre jeune, et du sexe faible de surcrot, fait de moiune petite crature sans dfense.

    On ne peut plus rester ici, lana-t-ilbrusquement, alors mme que son cur staitacclr lintrieur de sa poitrine. (Bien quil soithabitu aux mages, il ne se sentait gure laise quandlun deux se trouvait proximit, et en colre par-dessus le march) Es-tu prte ?

    Elle se dtourna de la fentre, les yeux lgrementbrillants de la magie quelle avait amasse alors qu'elle

  • brillants de la magie quelle avait amasse alors qu'elleregardait brler le corps de son frre.

    Il ne faisait aucun doute que sil avait connultendue de ses pouvoirs, songea Tir, il se serait sentiencore plus effray par la jeune fille.

    Il y a trop de monde ici, dit-il. Prends ce dont tuas besoin et suis-moi.

    La lueur disparut de ses yeux, ce qui confra sonregard un air hbt et perdu. Lorsquelle sen aperut,elle raidit lchine, sempara de ses deux bagages avecrsolution, et acquiesa de la tte.

    Il lui mit une main sur lpaule, puis lescorta lextrieur de la chambre, jusquen bas des escaliers. Lasalle stait vide extrmement vite : sans doute leshommes taient-ils tous sortis pour voir le cadavreremuer

    Vous feriez mieux dtre partis avant quilsreviennent, lcha laubergiste dun ton aigre.

    Il sinquitait srement du sort que connatrait sonauberge si, peine remis de cette nouvelle frayeur,tous ces hommes dcouvraient leur retour que lajeune Voyageuse tait encore l.

    Brlez aussi les rideaux, on ne sait jamais, luirpondit Tir.

  • rpondit Tir.

    Le mobilier de la chambre navait subi aucun sort,mais il se dit que cet aubergiste mritait bien de devoirdpenser un peu de largent quil lui avait pris pouracheter de nouveaux rideaux.

    La fille, Dieu soit lou, eut le bon sens de garder latte baisse et la bouche ferme.

    Une fois quils furent sortis de lauberge, il se dirigeapromptement vers lcurie, o le garon avait djprpar son cheval et lavait sell. La charrette boisdes Voyageurs avait t avance, galement.

    La fille tant lgre, Skew naurait aucune difficult les porter tous deux jusquau prochain village, o Tirpourrait se procurer une autre monture. Cependant, lacharrette donnerait davantage de fil retordre

    On laisse le chariot ici, dit-il au garon dcurie,sans un regard pour la Voyageuse. Je nai paslintention daller au mme trot que cette enfant avecson frre, lorsquils devaient tirer cette charrette.

    Le garon leva le menton.

    Mon vieux, y vous fait dire quvous devez toutprendre. Y veut pas dla maldiction dun Voyageur surlauberge.

  • Il craint surtout quon mette le feu son curie,dit la jeune fille pour elle-mme.

    Il ne laurait pas vol ! lui rpondit Tir dans undialecte du sud que le garon dcurie, qui avaittoujours vcu dans ce village, ne pouvait pas connatre.

    Il sut que la fille lavait compris la faon soudainedont elle retint son souffle.

    Trouve-moi une hache, que je dbite cettecharrette, dit Tir en fronant les sourcils. (Ilsnavaient pas de temps perdre.) Je vais y mettre lefeu avant quon parte.

    Un cheval peut la tirer, lui fit-elle remarquer. Il ya des brancards rangs en dessous.

    Tir mit un grognement, mais il lui obit et regardasous la charrette. Ctait la vrit. Une goupille deremorquage ainsi quune bascule permettaient lapoigne de glisser sous la charrette. Sur chaque ct delengin, de robustes brancards se tiraient et se fixaient la bonne place.

    Tir parlementa rapidement avec le garon dcurie.Lauberge ne disposait daucun cheval supplmentairequil puisse acheter, pas mme dun harnais.

  • Il secoua la tte. Comme il lavait dj effectu uneou deux fois mais jamais encore avec Skew Tirimprovisa un harnais de fortune partir de sa selle deguerre. La sangle lgre, conue normalement pour lebuste, composait un collier assez satisfaisant. Il ajustales triers afin quil puisse tenir les brancards et utilisaune vieille paire de rnes que le garon russit rcuprer en guise de traits.

    Tu descends encore dans lchelle sociale, monami, dit Tir Skew en le menant hors de lcurie.

    Le hongre ne sbroua quune seule fois lorsquilsentit lengin quil tranait derrire lui. Un destrierntait pas un cheval de trait : toutefois, il staitendurci la bataille, et seffora de tirer la charretteavec calme et bon sens. Tandis que Tir dirigeait soncheval, la jeune fille stait arrte lentre de lcurie,et regardait fixement le bcher.

    Tu auras le temps de le pleurer plus tard, luipromit-il. Pour le moment, il faut quon sen aille avantquils reviennent tous lauberge. Ne tinquite paspour Skew, tu te dbrouilleras trs bien. Une fois surson dos, vite seulement de lui donner des coups depied dans les ctes.

    Elle grimpa tant bien que mal sur le cheval, envitant de le toucher plus que ncessaire. Il ntait pasfch contre elle, mais ne pouvait sarrter pour la

  • fch contre elle, mais ne pouvait sarrter pour larassurer alors que le garon dcurie tait encore toutproche et pouvait lentendre.

    Il prit les rnes de Skew et le fit quitter lcurie dansla direction oppose de celle quil avait prise plus ttdans la journe. La fille se retourna et observa lebcher, aussi longtemps quelle put.

    Tir mena Skew au pas travers les rues du village.Ds que cela fut possible, ils quittrent les pavs, etempruntrent un large chemin de terre. Tir entamaun pas de course quil pourrait maintenir pendant unlong moment. Ce rythme lessouffla suffisamment pourquil ait du mal parler, aussi demeura-t-il silencieux.

    Skew trottait sagement son ct, semblable unchien dress, le museau au niveau de lpaule de Tircomme il lavait fait tant de fois auparavant. La pluie,qui avait cess de tomber pendant quelque temps,reprit de plus belle. Tir ralentit le pas, et marchatranquillement ct de son cheval, la recherche dunabri.

    Il finit par en dnicher un. En tombant, un vieilarbre mort stait appuy contre deux autres arbres,pour crer un petit espace sec. Tir lagrandit en yattachant un bout de toile cire.

    Je pourrais faire mieux sil ne faisait pas nuitnoire, et sil ne pleuvait pas des cordes, dit-il la jeune

  • noire, et sil ne pleuvait pas des cordes, dit-il la jeunefille sans la regarder. Mais ce sera toujours plus secquailleurs, en tout cas.

    Il dtela et dessella Skew, puis ltrilla avec vigueur,avant de lattacher un arbre tout proche. Le chevaloffrit son postrieur au vent et remonta une hanche.Comme nimporte quel vtran, lanimal avaitlhabitude de dormir o il pouvait.

    Sa lourde selle de guerre la main, Tir se tournavers la fille.

    Si vous me touchez, lui dit-elle froidement, vousne survivrez pas jusqu demain.

    Il considra un instant sa frle silhouette. Trempejusquaux os et grelottante de froid, elle paraissait prsent beaucoup moins impressionnante quelle nelavait t tout lheure entre les mains de laubergiste.

    En ralit, Tir navait jamais rencontr deVoyageur avant elle. Mais il avait souvent eu affaire de jeunes cratures effrayes : larme comptait denombreux jeunes soldats dsempars. Mme fatigu ettremp comme il ltait alors, il se garda bien de lui direces choses-l : dailleurs, pourquoi le croirait-elle ?Cependant, sil ne parvenait pas la convaincre de semettre labri et de partager sa propre chaleur, elleattraperait srement une fivre pulmonaire. Cela

  • attraperait srement une fivre pulmonaire. Celarduirait nant la mission quil stait confie savoir, la sauver.

    Bonsoir, noble Dame, dit-il tout en imitant assezbien la rvrence dun chevalier, malgr le poids de salourde selle. Je suis Tiragan de Reidern, mais laplupart des gens mappellent Tir.

    Puis il attendit. Elle le dvisagea, et il sentit unmince filet de magie effleurer son visage Ses yeuxscarquillrent de surprise, comme si elle avaitcompris davantage que ce quil avait dit. Et elle luirpondit :

    Je suis Sraphe, Corbeau du Clan dIsolda laSilencieuse. Je te salue, Barde.

    Ravi de te rencontrer, Sraphe. (Sa rponsedevait sans doute tre riche dinformations pour unautre Voyageur comme elle. Peut-tre mme cedernier aurait-il compris pourquoi elle lavait appelbarde, une formule de politesse entre Voyageurs, sansdoute.) Je retourne chez moi, Reidern. Si ma carte estexacte ce qui na pas t particulirement le casjusqu prsent , cest deux jours de route dici, aunord-ouest.

    Mon clan, cest--dire Ushireh et moi, avons faitroute jusquau village que lon vient juste de quitter, luirpondit-elle, prsent frissonnante. Je ne sais pas o

  • rpondit-elle, prsent frissonnante. Je ne sais pas oUshireh avait lintention daller aprs.

    Tir stait imagin quil la rendrait son peuple.

    Vous ntiez que tous les deux ? (Elle hocha latte, et continua lobserver dun il mfiant, telle unepoule devant un renard.) Est-ce que tu as de la familledans le coin ? Quelquun chez qui tu pourrais aller ?demanda-t-il.

    Les clans de Voyageurs vitent cette rgion, dit-elle. Tout le monde sait que les gens ont peur de nouspar ici.

    Pourquoi ton frre est-il venu, en ce cas ?

    Il changea la selle de place et la tint plusconfortablement, en la plaant contre sa hanche.

    Nul autre quun chef de clan na le don de savoiro rsident les ombres, rpondit-elle, maussade. Monfrre tait la poursuite de lune dentre elles.

    Par exprience, Tir avait appris viter dequestionner les mages ds lors quils parlaient demagie : il avait toujours limpression den savoir moinsquand ils avaient fini de lui rpondre que lorsquilsavaient commenc. Quelle que soit la chose qui avaitguid le jeune homme jusque-l, celle-ci avait laissSraphe livre elle-mme.

  • Sraphe livre elle-mme.

    Quest-il arriv au reste de ton clan ? demanda-t-il.

    La peste, dit-elle. Nous avons invit un Voyageurinconnu dormir prs de nos feux, un soir. La nuitsuivante, lun de nos bbs sest mis tousser : lelendemain matin, trois dentre nous taient morts. Lechef du clan a essay de les isoler, mais il tait dj troptard. Seuls mon frre et moi avons survcu.

    Quel ge as-tu ?

    Seize ans.

    Ctait bien plus jeune que son attitude le laissaitsupposer ; cependant, si on considrait son apparence,elle ne paraissait pas avoir plus de treize ans. Il replaala selle sous son paule afin de reposer son bras. Aumme instant, un bruit sourd faillit la lui faire lcher.

    Une flche, fiche dans le cuir pais de la selle,luisait sous la lune au niveau de son torse.

    Il se projeta en avant et plaqua la fille dans la boue.Il la maintint contre lui, malgr les efforts dsesprsde celle-ci pour se librer, et posa une main sur sabouche pour lempcher de crier. Puis, il lui murmura voix basse :

  • voix basse :

    L Calme-toi, ma douce. Quelquun nous tiredes flches dessus ; jette un coup dil ma selle.

    Quand elle fut remise de ses motions, il se laissaglisser ct delle. Lherbe tait assez haute pourmasquer leurs mouvements dans lobscurit. Elle seretourna sur le ventre, mais ne fit aucun geste poursloigner de lui. Il garda une main pose sur son dosafin quelle reste tranquille jusqu ce quil puissedistinguer leur agresseur dans le noir. Il sentit ses ctesse soulever au rythme des battements de son cur.

    Il est douze mtres partir de votre cheval,souffla-t-elle. Lgrement sur la droite.

    Sans lui demander comment elle avait fait pourdistinguer leur agresseur dans lobscurit de pois de lanuit forestire, il glissa en avant et alla saccroupir enface de Skew. L, il demeura immobile, en esprant quela boue qui le recouvrait de la tte aux pieds luiviterait de servir de cible une autre flche.

    Alors quil jetait un coup dil en arrire poursassurer que Sraphe tait toujours cache, il retint unjuron.

    Elle se tenait debout, regardant un point au-del deSkew. Il en conclut qu'elle observait leur agresseur. Sesvtements taient assez sombres pour se fondre dans

  • vtements taient assez sombres pour se fondre danslobscurit boise de la nuit, mais ses cheveux plesrefltaient le faible clair de lune.

    Sraphe, dit une voix douce, qui sexprimaensuite dans une langue liquide que Tir navait jamaisentendue auparavant.

    Parlez en langue commune, lui rpondit Sraphedune voix froide et claire, quon aurait davantageattribue une impratrice qu une jeune adolescentemalmene et couverte de boue. Votre langue neressemble en rien lidiome des Voyageurs. Votreaccent fait plutt songer une poule qui voudrait sefaire passer pour un canard.

    Bie n, songea Tir. Si notre poursuivant avaitlintention de tuer Sraphe, il laurait dj fait depuisbelle lurette. Il avait une petite ide prsentconcernant lindividu qui venait dessayer de luidcocher une flche dans le rein. Il navait pasremarqu si le seigneur Wresen possdait un arc, maisson sac aurait trs bien pu en contenir un.

    Jai tu lhomme qui ta fait du mal, reprit lamme voix suave.

    Tir se dit quen effet, tout portait croire quilavait t abattu. Il stait jet par terre une fraction deseconde aprs que la flche lavait atteint, et en outre,

  • la selle et la couverture formaient une masse sombresur le sol qui, vue de loin, au milieu des hautes herbes,pouvait faire songer un corps.

    Viens avec moi, mon enfant, susurra le tueurautoproclam de Tir. Je dispose dun refuge et denourriture prs dici. Tu ne peux pas rester ici touteseule, au milieu de nulle part. Tu seras en scurit avecmoi.

    Tir percevait le mensonge derrire chaque mot delhomme, mais il doutait que Sraphe en soit capable. Ilattendit que lhomme se soit suffisamment approchpour quil puisse le distinguer, tout en esprant queSraphe ne tombe pas dans le pige. Aprs avoirdpens deux pices dargent et quatre de cuivre pourla sauver, en plus davoir saut son dner, Tir sesentait quelque peu oblig de la garder saine et sauve.

    Un Corbeau nest jamais seul, lui rtorquaSraphe.

    Je ten prie, Sraphe, la rprimanda linconnu. Nesois pas ttue. Allez, viens, mon enfant. Viens dans monrefuge, tu y seras en scurit pour la nuit. Demainmatin, si tu le souhaites, je te guiderai jusqu un clanque je connais, pas loin dici.

    Tir le voyait maintenant : une ombre plus noireencore que les arbres entre lesquels il stait gliss.

  • encore que les arbres entre lesquels il stait gliss.Quelque chose dans sa manire de se mouvoir,combine au timbre particulier de sa voix, rvla Tirson identit. Il ne stait pas tromp, il sagissait biende Wresen.

    De quel clan sagit-il ? demanda Sraphe.

    Je

    Une sorte de pressentiment fit se retourner Wresenavant que le coup latteigne, et lpe de Tir se heurta du mtal. Ce dernier se jeta de tout son poids contreson adversaire, et le projeta une distance de frappesuffisante pour que lallonge de son bras lui donne ledessus.

    Ils luttrent prement pendant quelques minutes,chacun testant lautre, la recherche de ses pointsfaibles. Lhomme, plus g que Tir, tait plus rapideque ce dernier ne sy attendait, mais il ntait pas leseul avoir sous-estim son adversaire. en juger parle grognement qumit Wresen lorsquil croisa le fer deTir pour la premire fois, il avait galement sous-estim la force du vtran : cela ntait pas inhabituelpour Tir, qui tait grand mais surtout chose qui luiavait valu maintes taquineries lger comme uneplume.

    Quand, bout de souffle, ils finirent par se sparer,Tir pouvait se vanter de navoir reu quune plaie

  • Tir pouvait se vanter de navoir reu quune plaiesuperficielle la joue et une autre sous lavant-brasdroit. Quant Wresen, il avait pris un mauvais coup aupoignet, inflig par le pommeau de lpe de Tir, quitait presque certain de lavoir bless lil.

    Que voulez-vous faire de la fille ?

    Wresen navait certainement pas accompli tous cesefforts pour une simple compagne de lit, quels quesoient ses gots en la matire.

    Rien dautre que la protger, renchrit Wresen.(Une fois de plus, Tir discerna le mensonge derrireles mots.) Cest bien plus que vous ne pouvez luiproposer.

    Il excuta un geste bizarre de ses doigts, et Tirlcha son pe avec un cri de douleur : elle taitbrlante.

    Un sorcier, comprit Tir, sans se laisser dstabiliserune seconde par la surprise ou la consternation.Laissant son pe l o elle tait tombe, il chargeaaussitt et, percutant de lpaule lestomac de sonadversaire, lentrana avec lui dans un massifdarbrisseaux, qui saccrochrent leurs pieds.

    Wresen, qui ne sy tait pas prpar, trbucha ettomba la renverse. Tir frappa avec force, visant la

  • gorge, mais son ennemi roula trop vite pour lui. Avec larapidit dune fouine, celui-ci se remit sur ses pieds. deux reprises, Tir sauta et vita de justesse la lame dusorcier Or, il ntait pas idiot ; dsarm, il avait peude chance de le vaincre.

    Cours, Sraphe ! dit-il. Prends mon cheval et va-ten.

    Avec un peu de chance, il parviendrait retenir sonpoursuivant assez longtemps pour quelle puisse lesemer dans les bois. Sil pouvait loccupersuffisamment, Wresen naurait pas le temps de faireusage de la magie.

    Ne te fais pas plus bte que tu nes, Barde ! luirpondit-elle dun ton cassant.

    Lautre homme poussa un juron, et Tir dcouvritque son pe luisait comme si elle venait tout juste desortir de la forge de son crateur. De la vapeur slevade la main qui tenait lpe, tandis quil effectuait delautre dtranges gestes en direction de la lame. Quoiquil en soit, Wresen ne prtait plus aucune attention Tir ; ce fut l son ultime erreur.

    Tir tira son poignard de sa botte, lenfona dans lecou de son adversaire, puis lessuya sur le manteau dece dernier. Quand il eut termin, il regarda Sraphe.

  • La pleur de sa peau, de son visage, tait facilementperceptible dans lobscurit. Cette fille rveillait denombreuses lgendes enfouies dans sa mmoire : cest elle que Loriel avait d ressembler lorsquelleaffronta le Tnbreux simplement arme dunechanson, ou mme Terabet qui avait prfr se jeterdes murailles dAnarorgehn, plutt que de trahir sonpeuple. Le pre de Tir avait toujours reproch augrand-pre de raconter trop dhistoires son fils.

    Pourquoi mas-tu choisi moi, plutt que lui ?demanda-t-il Sraphe.

    Jai entendu ce quil disait lauberge, dit-elle. Iltait tout sauf mon ami.

    Tir plissa les yeux.

    Tu mas entendu parler lauberge, moi aussi.Lui, il a seulement aid laubergiste augmenter tadette de quelques pices de cuivre ; moi, je tai achetealors que tu tais bien rsolue te venger.

    Elle releva le menton.

    Je suis Corbeau, je ne suis pas imbcile ; et vous,vous tes Barde. Jai vu ce que vous avez fait.

    Elle avait prononc ces mots en langue commune,mais ils ne signifiaient absolument rien pour lui. Il

  • mais ils ne signifiaient absolument rien pour lui. Ilfrona les sourcils son intention.

    Quest-ce que tu veux dire ? Ma belle, jai tboulanger puis soldat, cest--dire piste, traqueur,espion, voire mme tailleur, forgeron, ou fabricant deharnais loccasion ; sans compter une dizaine dautresmtiers, pour peu que je men souvienne. Mais de toutema vie, je nai jamais prtendu tre barde. Le serais-je,de toute faon, que je naurais aucune ide de ce quecela a voir avec toi. Jignore mme ce que signifie treCorbeau.

    Elle le dvisagea dun air ahuri, comme si ce quildisait tait aussi incomprhensible pour elle que sespropres mots lavaient t pour lui.

    Vous tes un Barde, dit-elle derechef.

    Mais cette fois il y avait comme une hsitation danssa voix. Il ltudia attentivement. aurait pu tre lapluie qui mouillait ainsi ses joues, mais il aurait donnsa main coupe que cette eau-l tait sale. Elle sortait peine de lenfance et venait tout juste de perdre sonfrre dans deffroyables circonstances. Ctait le milieude la nuit, elle grelottait de froid, et elle avait djtravers des preuves bien pires que beaucoup desoldats aguerris nen rencontraient dans leur vie.

    Je vais moccuper du corps, dit-il. Ni toi ni moi

  • narriverons dormir avec son cadavre l dehors quirisque dattirer tous les charognards la ronde Pourlinstant, mets-toi labri de la pluie et enfile desvtements secs. On parlera demain matin. Je tepromets que personne ne te fera de mal jusqu laube,au moins.

    Tandis quelle tait occupe sortir ses bagages dela charrette, il mena Skew jusquau cadavre et parvintsans savoir comment hisser le sorcier sur le dosmouill du cheval. Il navait pas lintention denterrer lecorps, mais seulement de lloigner suffisamment afinque les ventuels charognards ne les importunent pas.Il lui vint lesprit que Wresen ntait peut-tre pasvenu seul : aurait t plutt trange sil taitvraiment de sang noble, car dhabitude les aristocratesvoyageaient toujours en compagnie de serviteurs.

    Cependant, il ne dcouvrit quun unique cheval larobe grise, attach un arbre une centaine de mtresen contrebas du sentier, et aucun indice signalant quunautre cheval aurait pu tre attach ailleurs dans lesenvirons.

    Tir sarrta prs de lanimal, et laissa glisser du dosde Skew le cadavre qui scrasa dans la boue, lpetoujours en main. Skew, qui avait tout support sans seplaindre jusque-l, fit trois bonds de ct lorsque lecorps tomba, et sbroua pour manifester sonmcontentement. La cavale grise tira furieusement sur

  • mcontentement. La cavale grise tira furieusement sursa corde et secoua la tte, pour tenter de schapper ;mais les rnes tinrent bon. Comme rien dautre ne seproduisait, elle se calma un peu et mordillanerveusement un amas de feuilles, non loin de l.

    Tir fouilla les sacoches de Wresen : elles necontenaient que de quoi prparer quelques repas, ainsiquune bourse remplie de pices dargent et de cuivre.Il sempressa de transvaser ces dernires dans sapropre bourse, en soldat prvoyant quil tait. Ilrcupra aussi la nourriture. Linspection du corps nervla rien dintressant, except un gros anneaudargent serti dun petit clat de pierre noire. Il dcidaque lanneau, ainsi que le cheval et lpe, taient tropidentifiables pour quil sen empare. Il les abandonnadonc o ils taient.

    Finalement, Tir navait trouv aucun indiceconcernant lidentit de Wresen, ou sur ce qui lavaitconduit suivre Sraphe. Un mage nprouvaitsrement pas lgard des Voyageurs la mme crainteirraisonne que les villageois dici.

    laide de son poignard, il entailla grossirement lesrnes de la jument, prs du mors. Quand elle auraitfaim, elle se librerait elle-mme, mais pas avant unmoment.

    Lorsquil revint au camp, Tir tombait de fatigue.Sraphe avait suivi son conseil : il la retrouva

  • Sraphe avait suivi son conseil : il la retrouvapelotonne sous larbre.

    Une seconde toile cire, plus grande et encore plususe que la sienne, augmentait les dimensions de leurabri de telle sorte quil pourrait, miracle, garder lespieds au sec. Sa selle tait aussi lintrieur de labri,dbarrasse du plus gros de sa boue. Il farfouilla dansses sacoches, en sortit des vtements de rechange etshabilla. Ils ntaient pas propres, mais au moinstaient-ils secs, et, pour lheure, ctait ce qui importaitle plus.

    Sraphe avait dtourn la tte pendant quil sechangeait. Il savait trs bien qu'elle ne parviendrait pas dormir avec ce froid, mais qu'elle naccepterait paspour autant de se blottir contre un tranger encoremoins dans les circonstances prsentes , aussiprfra-t-il pargner sa salive. Il lentoura de son bras,sans tenir compte de son glapissement aigu de petitanimal dsempar, et stendit pour dormir.

    Elle tenta de se dgager de lui, mais disposait de peudespace. Aussi resta-t-elle immobile un long moment,tandis que Tir drivait lentement vers les terres dusommeil Quelque temps plus tard, il fut rveill par lamusique tranquille de ses pleurs ; il lattira plus prs delui, et lui tapota gentiment le dos comme si ctait unepetite sur quil consolait dun genou corch, et nonde la perte de sa famille.

  • Le lendemain, il se rveilla sous le regard clair etscrutateur de Sraphe, dans lequel se refltait le soleilde laube qui perait travers les nuages matinaux.

    Jaurais pu me servir de a contre toi, ditSraphe.

    Il considra la lame quelle tenait dans ses mainssales : son meilleur couteau. Elle avait d fouiller dansses sacoches.

    Oui, acquiesa-t-il. (Il lui reprit doucement lecouteau.) Mais jai observ ta figure quand tu as vu lecorps de notre ami, hier soir. mon avis, tu nas pasenvie davoir affaire un autre cadavre danslimmdiat.

    Jai vu beaucoup de morts, dit-elle, et il lut dansses yeux que ctait vrai.

    Mais aucun que tu aies tu de ta main, jimagine,rpondit-il.

    Si je navais pas t endormie au moment o ilsont assassin mon frre, rtorqua-t-elle, je les auraistous tus, Barde.

    Peut-tre bien. (Tir stira et se glissa hors ducouvert de larbre.) Mais alors tu te serais fait tuer

  • couvert de larbre.) Mais alors tu te serais fait tueraussi. Et puis, comme je te lai dj dit hier soir, je nairien dun barde.

    Seulement un fils de boulanger, dit-elle. N Reidern.

    O je retourne, oui, acquiesa-t-il.

    Mais tu nes pas solsenti, dsapprouva-t-elle dunair hautain. Il ny a pas de Bardes solsenti.

    Solsenti ?

    Il commenait croire quils parlaient deux languesdiffrentes, qui navaient que quelques mots encommun Son assurance commena vaciller, commesi elle stait attendue ce quil ragisse autrement.

    Solsenti signifie quelquun qui nest pasVoyageur.

    Dans ce cas, jai bien peur dtre parfaitementsolsenti. (Il pousseta ses vtements, sans russir ter les salissures dues la route. Au moins ils ntaientpas mouills.) Je sais jouer du luth et un peu de laharpe, concda-t-il, mais je ne suis pas barde : mme sijai limpression que ce mot ne signifie pas la mmechose pour toi que pour moi.

    Elle le dvisagea.

  • Elle le dvisagea.

    Mais je tai vu pourtant, dit-elle. Jai senti tamagie hier soir, dans lauberge.

    Interloqu, il la regarda droit dans les yeux.

    Je ne suis pas mage, non plus.

    Non, reconnut-elle. Mais tu as charmlaubergiste hier la taverne, afin quil ne laisse pas cethomme racheter ma dette.

    Je suis soldat, ma petite dame, dit-il. Et jai tofficier, aussi. Un bon officier doit savoir sy prendreavec les gens : sinon, il ne dure pas trs longtemps.Laubergiste se proccupait bien plus du sort de sonauberge que du fait de gagner une ou deux autrespices dargent. a na rien voir avec la magie.

    Tu nes pas au courant, finit-elle par dire,davantage pour elle-mme que pour lui, songea-t-il.Comment est-il possible dignorer quon est Barde ?

    Que veux-tu dire ?

    Elle frona les sourcils.

    Je suis un Corbeau, ou, si tu prfres, un mage :cest--dire lquivalent dun sorcier solsenti. Mais il

  • cest--dire lquivalent dun sorcier solsenti. Mais ilexiste dautres faons dutiliser la magie parmi lesVoyageurs, des choses que vos sorciers solsenti nepeuvent raliser. Certains dentre nous reoivent desdons trs diffrents, en fonction desquels nous formonsdes Ordres. Lun de ces ordres est celui de Barde : cestce que tu es. Un Barde est avant tout, comme tu lasdit, un musicien. Sa voix est riche et pure. Il a unemmoire remarquable, surtout lorsquil sagit de mots.Personne ne peut lui mentir sans quil sen rendecompte.

    Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose sachant parfaitement quil ne sagirait pas damabilits mais il lexamina dabord, et dcida de se taire.

    Elle tait jeune, malgr ses airs dimpratricehautaine. Sa peau tait blme en raison du manque desommeil, et ses yeux rouges et gonfls force davoirpleur, ce quelle avait d faire toute la nuit pendantque lui dormait. Il prfra ne pas se fcher avec elle ;ou bien admettre quelle disait vrai, ce qui luiprovoquait des sueurs froides. Il savait sy prendreavec les gens, voil tout. Il savait chanter aussi, maiscomme la plupart des Reiderni. Il navait rien dunmagicien.

    Il la laissa ses spculations et entreprit dedmonter le camp. Si le cheval de Wresen savisait deretourner lauberge, des hommes partiraient aussitt la recherche du cavalier. Sans rien ajouter dautre,

  • la recherche du cavalier. Sans rien ajouter dautre,elle se leva et laida rassembler leurs affaires.

    Je vais temmener dans ma famille Reidern, dit-il lorsque leur camp fut lev et Skew de nouveau attelau chariot. Mais tu dois me promettre de ne pas userde magie tant que tu seras l-bas. Ceux de mon peuplecraignent la magie comme tous ceux vivant proximitdu champ de la Bataille du Tnbreux. Reidern est uneville de commerce ; sil se trouve des clans deVoyageurs aux alentours, on en entendra parler.

    Mais elle ne semblait pas lcouter. Au lieu de cela,lorsquelle eut grimp sur le dos de Skew, elle lui dit :

    Ne tinquite pas, je nen parlerai personne.

    Parler de quoi ? demanda-t-il, en menant lamarche jusquau sentier quils avaient emprunt la nuitprcdente.

    Du fait que lun de tes anctres, peu importequand, a couch avec un Voyageur. Seule une personnepossdant du sang de Voyageur peut tre Barde, dit-elle. Il nexiste pas de Bardes solsenti. (Il commenait ne plus vraiment apprcier la faon dont elle prononaitsolsenti : quel que soit le sens exact de ce mot, il auraitpari quil sagissait aussi dune trs grave insulte.) Jenen parlerai personne dautre que toi, continua-t-elle. Il nest gure apprci dtre Voyageur de nos

  • elle. Il nest gure apprci dtre Voyageur de nosjours.

    Elle leva les yeux vers les montagnes qui sedressaient au-dessus de ltroit sentier, et fut prisedun frisson.

    Les voleurs prolifraient moins dans cette partie delEmpire que dans les terres plus lest o la guerreavait chass les hommes de leurs territoires.Cependant Conex le Rtameur, qui dcouvrit lecadavre de Wresen derrire le sentier, ntait pas plushonnte que cela. Il sempara de tous les objets devaleur : des bottes dexcellente qualit, un arc, unepe roussie sur laquelle subsistaient encore de petitsbouts de chair il faillit labandonner, mais finalement,la cupidit lemporta sur le dgot , une ceinture,ainsi quun anneau dargent serti dun petit clat depierre donyx.

    Deux semaines aprs cette dcouverte inespre, ilrencontra un tranger en compagnie duquel ilpoursuivit sa route, comme il arrive parfois lorsquedeux hommes ont la mme destination en tte. Ilspassrent la majeure partie de la journe changerdes nouvelles et partagrent leur repas ce soir-l. Lelendemain matin, ltranger lanneau dargent bienen scurit dans sa bourse repartit seul.

    Conex ne sen irait plus jamais rtamer.

  • Chapitre 2

    Tu vois ces deux montagnes l-bas ? dit Tir endsignant du menton deux pics rocheux quiparaissaient loigns lun de lautre.

    Sraphe eut un mouvement affirmatif de la tte.Depuis plusieurs jours quelle voyageait en compagniede Tir, elle le connaissait assez bien prsent pourcomprendre quil tait sur le point dentamer unenouvelle histoire. La suite lui donna raison.

    Tir tait un agrable compagnon de voyage,songeait-elle en coutant son histoire dune oreilledistraite. Bien meilleur que son frre Ushireh avait pultre. Il tait dun naturel gai, et effectuait plus que sapropre part de travail au sein du camp. Il nexigeait pasquelle lui parle beaucoup, et ctait tant mieux, carSraphe navait pas grand-chose dire de toute faon.En plus, elle adorait ses histoires.

    Elle savait quelle devrait rflchir ce quelle feraitds quelle aurait atteint le village de Tir. Si ellepouvait trouver un autre clan, celui-ci laccueilleraitnon seulement parce quelle tait Voyageuse, maisaussi parce quen tant que Corbeau elle reprsentait un

  • aussi parce quen tant que Corbeau elle reprsentait untrsor inestimable.

    Si Ushireh navait pas fait preuve dautant dorgueil,ils auraient rejoint un autre clan aussitt que le leuravait t dcim. Mais Ushireh ne possdait pasdOrdre qui lui aurait permis daccder un rangprestigieux : il serait pass de fils de chef rien du tout.Ntant pas elle-mme dnue dorgueil, Sraphe avaitcompris son dilemme et avait accept de continuerseule avec lui, en attendant de voir ce que le destinmettrait sur leur route.

    Vois ce que le destin a mis sur notre route,Ushireh

    Il ny avait aucune raison pour quelle ne rejoignepas un autre clan prsent. Aucune raison pour quellecontinue suivre ce Barde solsenti jusqu son petitvillage solsenti. Elle ne serait pas la bienvenue dans unendroit comme celui-l. Daprs ce quavait dit Tir,ctait tout prs du champ de la Bataille du Tnbreux.Il ny aurait aucun clan aux environs dun tel lieu.

    Mais au lieu de lui avouer quelle comptait suivreson propre chemin sans lui, elle continuait voyagersur le dos de son hongre la robe si particulire, tandisque Tir marchait ct et lamusait en racontant unemultitude dhistoires qui abordaient tous les sujetsexcept son foyer lui. Ces histoires lui permettaient

  • except son foyer lui. Ces histoires lui permettaientdoublier quelque peu la douleur toujours vive quelleressentait depuis la mort dUshireh. Elle avait enfouison souvenir au plus secret de son cur, l o elleconservait celui de tous les dfunts de sa famille.

    Larrogance et la matrise de soi taientindispensables ceux et celles qui appartenaient lOrdre du Corbeau. Manipuler les forces brutes de lamagie constituait un exercice dangereux, o le moindresoupon dhsitation ou dmotion risquait de lesdchaner. Si larrogance ne lui avait pos aucunproblme, elle avait mis un temps fou avant dtrecapable de matriser ses motions. Finalement, elleavait appris viter les situations qui la mettaient encolre. Cela revenait pour elle se tenir le plus possible lcart des autres. Son frre, un solitaire lui aussi,avait accept cet tat de fait. Il leur tait souventarriv de cheminer des journes entires cte ctesans changer un seul mot.

    Tir, avec sa manie de lui parler et de la taquiner enpermanence, ne ressemblait pas aux gens quellectoyait gnralement. Elle navait pas lhabitudedtudier les gens et navait jamais eu besoin de cetalent-l. Nanmoins, elle devait admettre quelle enavait appris davantage sur Tir aprs avoir voyagseulement quelques jours en sa compagnie, que sur laplupart des Voyageurs de son clan avec lesquels elleavait pourtant vcu toute sa vie.

  • Il ntait pas le genre de soldat voquer sans cesseles batailles auxquelles il avait particip. Tir livraitplein danecdotes amusantes sur la vie de soldat, maisnabordait jamais les combats en eux-mmes. Chaquematin, il se levait tt et sexerait lpe, toujoursdans un endroit calme et isol. Elle comprenait sonchoix et le laissait tranquille, dautant plus que de sonct, elle sadonnait sa propre science.

    Quand il ne parlait pas, il fredonnait un air, ouchantait carrment. Quoi quil en soit, il ne discutaitpresque jamais de choses importantes, et sil le faisait, ilse montrait moins loquace qu lordinaire. Il nelobligeait pas parler, et ne semblait pas gn par sonsilence. Quand ils croisaient dautres personnes sur laroute, Tir leur souriait ou engageait spontanment laconversation. En dpit de la prsence silencieuse deSraphe auprs de lui, quelques secondes de sonbavardage suffisaient pour que les gens souvrent lui.Il ntait pas surprenant quelle se soit mise lapprcier : tout le monde lapprciait. Isole comme lamajorit des Corbeaux, et ce, au sein mme de sonpropre clan, elle navait jusque-l gure prt attention autrui en dehors des membres de sa famille ; ou dumoins, pas suffisamment pour apprcier qui que ce soit.

    Pourquoi souris-tu ? lui demanda Tir aprsavoir achev son rcit. Ce pauvre gardien de chvresfut contraint de vivre avec la fille dun homme richepour le restant de ses jours. Peux-tu imaginer un sort

  • pour le restant de ses jours. Peux-tu imaginer un sortplus terrible ?

    Oui : voyager avec un homme qui parle tout letemps, rpondit-elle, sessayant son tour letaquiner.

    Il lui adressa un large sourire de reconnaissance.

    Le soir tait dj tomb quand Sraphe aperutReidern pour la premire fois : un village de taillemoyenne, incrust dans le flanc septentrional dunemontagne aux ctes escarpes, qui slevaitlourdement au-dessus des eaux furieuses et glaces dela Rivire dArgent. Le soleil dclinant colorait duneteinte rougetre les pierres uniformment grises desbtisses qui se dressaient et l en haut de la route.

    Tir sarrta pour observer le paysage, et Skew secogna contre lui. Il flatta distraitement lencolure ducheval, avant de reprendre la route de son habituel pasvif. Le chemin quils empruntaient contournait la basede la montagne, puis virait abruptement jusqu untroit pont de pierre qui traversait le fleuve, au pied duvillage.

    Cest le passage le plus troit de la rivire, dit-il.Un ferry en effectuait la traverse autrefois, mais il y aquelques gnrations de cela, le Septe a ordonn quony construise un pont.

  • y construise un pont.

    Un instant, Sraphe crut quil allait entamer uneautre histoire, mais il garda le silence. Il contourna lepont en suivant un troit sentier qui longeait la rive.Deux mules, ainsi que quelques nes, occupaient unesrie denclos une dizaine de mtres du pont.

    Il trouva un enclos vide et entreprit de dteler Skewdu chariot. Sraphe sauta terre afin de laider.

    Cest alors quun garon sortit de lun des enclos.

    Jvais lui trouver du foin, msieur, dit-il avecempressement. Vous pouvez ranger le chariot souslabri, l-bas dans le dernier enclos.

    Il examina Skew plus attentivement, et dclara dunair enjou :

    Vl un drle de cheval. Jamais vu une bte avecautant de couleurs. Comme si ctait quy devait trebai, mais quon laurait repeint avec de grandes tachesblanches !

    Il est originaire de Fahlarn, expliqua Tir. Ceuxde sa race ont la robe baie ou noire, pour la plupart,mais jen ai dj vu plusieurs avec des taches.

    Fahlarn ? interrogea le garon. (Il observa Tirde plus prs.) Vous tes un soldat ?

  • de plus prs.) Vous tes un soldat ?

    Jtais un soldat, reconnut Tir, tout en guidantSkew lintrieur de lenclos. O mas-tu dit de mettrele chariot ?

    Le garon stait retourn pour regarder le chariotlorsque son regard croisa celui de Sraphe, et y restaplant.

    Vous tes des Voyageurs ? demanda-t-il en semordillant nerveusement les lvres.

    Seulement elle, dit Tir en refermant lenclos.Moi, je suis Reiderni.

    Tir avait un don avec les gens. Sraphe ne doutaitpas que le garon ne les forcerait pas partir si ellelaissait son compagnon loccasion de dialoguer aveclui.

    Il a dit de mettre le chariot dans le dernier enclos,murmura-t-elle dans cette intention. Jy vais.

    Lorsquelle revint vers Tir, le garon tait djparti, et son ami portait sa selle et sa bride sur lpaule.

    Il est parti chercher du foin pour Skew, dit-il. Onva bien soccuper de lui, ici. Ils nacceptent pas les grosanimaux dans les rues. De toute faon, elles sont troptroites.

  • troites.

    Il ne mentait pas ce sujet. La route du village,pave de pierres, suivait les contours de la montagnesur prs dun demi-kilomtre, jusqu une collinelgrement surleve o taient bties des maisons,avant de se replier abruptement sur elle-mme commeun serpent, pour slever dun niveau supplmentaire.La seconde section de la route possdait toujours sonlot de maisons en surplomb, mais, en se tournant versla rivire, Sraphe aperut les toits des maisons quilsvenaient juste de dpasser.

    Des bancs de pierre salignaient le long du largevirage de cette route en zigzag. Sur lun de ces bancs,un vieil homme tait assis, et jouait dune flte en bois.Tir sarrta pour couter, et baissa les paupires uncourt instant. Sraphe remarqua que le vieillard avaitlev les yeux vers lui et lgrement sursaut, sanssinterrompre pour autant. Un moment plus tard, Tirse remit en route, tout en ralentissant le pas.

    Il sarrta devant une maison reconnaissable sesgerbes de bl graves dans le linteau au-dessus de laporte dentre, ainsi qu la bonne odeur du pain toutjuste sorti du four qui sen chappait.

    Cest ma maison, dit-il aprs un moment. Je ne

  • Cest ma maison, dit-il aprs un moment. Je nesais pas quel genre daccueil je dois mattendre. Jenai eu aucune nouvelle dici depuis que je suis partipour la guerre ; et cela au beau milieu de la nuit.

    Sraphe attendit, mais comme il navait pas lair devouloir continuer, elle se risqua demander :

    Est-ce quils taimaient ? (Il acquiesa sansquitter la porte du regard.) Dans ce cas, dit-elle avecdouceur, jimagine que les hommes vont semporter etque les femmes vont pleurer et vocifrer maisquaprs cela, tout le monde ftera joyeusement tonretour chez toi.

    Il se mit rire.

    a ma lair plutt raliste. Et puis, jimagine quea ne changera rien de remettre les retrouvailles plustard

    Il ouvrit la porte et linvita entrer, puis la conduisit lintrieur dune assez grande pice qui russissait tre la fois accueillante et austre. Derrire lecomptoir qui sparait la pice en deux se trouvaientdes tagres inclines sur lesquelles taient entrepossdes pains dune dizaine de formes diffrentes. Unhomme rougeaud, forte carrure, qui ne ressemblanten rien Tir se tenait devant.

    Puis-je vous aider, mon bon monsieur ?

  • Puis-je vous aider, mon bon monsieur ?

    Cest toi, Bandor ? lana Tir. Que fais-tu ici ?

    Le gros homme le dvisagea, puis plit lgrement.Il secoua la tte comme pour chasser de son espritquelque pense gnante. Puis un sourire sincre etchaleureux illumina son visage.

    Par ma barbe, cest notre cher Tir qui estrevenu dentre les morts ! (Bandor contourna lecomptoir et embrassa Tir quil treignitvigoureusement.) a fait si longtemps

    Cela causa une curieuse sensation Sraphe de voirdeux hommes streindre de la sorte : pass lenfance,les hommes de son peuple ne streignaient que trsrarement en public. Or, Tir rendit son treinte lhomme avec autant denthousiasme.

    Tu es revenu pour de bon, jespre, lui ditBandor, en reculant dun pas.

    a dpendra de mon pre, lui rpondit sobrementTir.

    Bandor secoua la tte, puis baissa les yeux.

    Ah, il sest pass beaucoup de choses depuis quetu es parti. Draken est mort depuis quatre ans dj,Tir. lpoque, ta sur et moi, on tait dj maris

  • Tir. lpoque, ta sur et moi, on tait dj marisdepuis quelques annes ; je me suis fait embauchercomme apprenti ici, juste aprs ton dpart. (Ilsinterrompit, et secoua la tte derechef.) Mais jetapprends tout a dun seul coup, excuse-moi.

    Mort, dit Tir, tout son corps soudain raidi.

    Bandor ! sexclama une voix fminine, derrireune porte. (Ayant ouvert le battant dun coup dehanche, une femme entra dans la salle reculons, lesbras chargs dun grand panier rempli de petits pains.)Est-ce que je devrais en faire une cinquantaine de plus,daprs toi, ou cela suffira-t-il avec la centaine que jaidj faite ?

    La femme tait plus grande que la moyenne, aussimince et dgingande que Tir. Quand elle se retourna,Sraphe constata quelle partageait avec son frre lachevelure sombre et la large bouche.

    Alinath, dit Bandor, je crois que tu as un visiteur.

    Celle-ci se tourna vers Tir avec un sourire poli etouvrit la bouche pour parler, mais lorsque ses yeux seposrent sur son visage, aucun son ne put franchir seslvres. Elle lcha son panier, si bien que les petits painsse rpandirent un peu partout sur le sol, et linstantdaprs, se prcipita devant le comptoir pour enlacertroitement son frre.

  • troitement son frre.

    Tir, dit-elle dune voix touffe Oh, Tir, on atous cru que ttais mort.

    Il lui rendit son treinte, la soulevant au-dessus dusol.

    Tu mas manqu, mon petit lutin, dit-il dune voixaussi trangle que la sienne.

    On la garde pour toi, dit Alinath. On a gard laboulangerie pour toi. (Elle se dgagea, les larmescoulant flots de ses yeux. Elle se recula dun pas puis,sans que rien le laisse prsager, lui assena, de toute laforce dont elle tait capable, un formidable coup depoing dans le ventre.) Neuf annes ! dit-elle avecpassion. Neuf annes, Tir, et pas mme un messagepour nous informer que ttais toujours en vie, espcedenfoir. (Tir tait pli en deux, bout de souffle,mais parvint tout de mme lui faire un brasdhonneur.) On na rien reu de toi, reprit-elle, encolre. Je ne savais mme pas o tcrire quand papaest mort.

    Jai envoy trois lettres la premire anne, dit-il,en soufflant comme un buf. Comme je nai reuaucune rponse, jen ai conclu que papa se moquait biende ce qui pouvait marriver.

    Alinath se couvrit la bouche.

  • Alinath se couvrit la bouche.

    Sil a seulement reu tes lettres, souffla-t-elle, ilne men a jamais parl Au diable mon sale caractre !Je suis dsole de tavoir frapp, Tir.

    Tir secoua la tte, repoussant ses excuses.

    Papa mavait bien dit quun jour je regretterais detavoir appris cogner.

    Viens, suis-moi. Maman voudra te voir.

    Elle le trana hors de la pice, laissant Sraphe seuleen compagnie de Bandor.

    Bienvenue, dit-il aprs un long silence gn. Jemappelle Bandor, je suis ouvrier boulanger, et je suis lemari dAlinath de la famille des Boulangers de Reidern.

    Je suis Sraphe, Corbeau du Clan dIsolda laSilencieuse, rpondit-elle dun ton aussi dtach quepossible, consciente que ses mots ne lui apprendraientrien quil ne sache dj.

    Il hocha la tte, puis il se pencha vers le panierrenvers quil remit daplomb avant de ramasser lespetits pains. Quand il eut termin, il lui dit :

    Alinath va srement tre trs occupe avec Tir ;je ferais mieux de moccuper de la fourne tout seul.

  • je ferais mieux de moccuper de la fourne tout seul.

    Il tourna les talons et disparut derrire la portequAlinath et Tir avaient emprunte plus tt, laissantSraphe vraiment seule cette fois. Mal laise, celle-cisassit sur un petit banc et patienta. Elle aurait dpartir de son ct ds que Tir avait tu laristocratequi la poursuivait. Elle tait suffisamment en scurit, ce moment-l. Ici, dans le village de Tir, elle se sentaitaussi dpayse quune corneille au milieu dun nid decolibris.

    Mais elle resta l o elle tait jusqu ce que Tirrevienne la chercher.

    Toutes mes excuses, dit-il. Je naurais pas d telaisser l toute seule.

    Elle haussa les paules.

    Il ne peut rien marriver ici, rpondit-elle, et detoute faon je nai pas ma place dans votre runion defamille.

    Il lui fit un petit sourire.

    Oui, peut-tre, mais suis-moi quand mme. Jevais te prsenter ma sur et ma mre.

  • vais te prsenter ma sur et ma mre.

    Je suis dsole que ton pre ne soit plus de cemonde, dit-elle en se levant.

    Le sourire se crispa.

    Si mon pre tait toujours vivant, je ne sais pas sijaurais t aussi bienvenu ici, dit-il avec une pointedironie.

    Peut-tre pas au dbut, mais tu es quelquun depersuasif. Il aurait fini par flchir, le rassura-t-elle.

    Elle se rendit compte, soudain, quelle lui tapotaitaffectueusement le bras, et sarrta net.

    La mre et la sur de Tir les attendaient dans unepetite chambre, une chambre de maladeapparemment. Alinath tait assise sur un tabouretauprs du lit o leur mre tenait cour. Ses cheveuxtaient sombres comme ceux de ses enfants, quoiquestris de blanc. Elle ntait pas vieille pourtant, dumoins pas selon les critres des Voyageurs, mais sapeau tait jaunie par la maladie.

    Les deux femmes reluqurent Sraphe sansamnit pendant que Tir faisait les prsentations.

  • Tir nous a racont que tu navais pas de toit,mon enfant, dit la mre de Tir sur un ton de reproche,comme si elle sattendait ce que Sraphe abuse deson hospitalit et de son toit elle.

    Aussi longtemps quil y aura des Voyageurs,jaurai un toit, rpondit Sraphe. Il ne me reste plusqu trouver ceux de mon peuple. Je vous remercie devotre sollicitude, mais ce nest pas la peine.

    Je leur ai dit que je taccompagnerais dans tarecherche, rpliqua Tir. On ne rencontre pas deVoyageurs aussi prs de la Bataille du Tnbreux, donccela risque de nous prendre quelques mois avant dednicher un clan.

    Cela veut dire que nous allons te perdre une foisde plus ? dit sa mre dun ton grincheux. Alinath etBandor ne peuvent pas maintenir un tel rythme detravail indfiniment : chaque semaine, ils bchent dumatin au soir la boulangerie, qui tappartient toi. Etpuis, lorsque tu reviendras dans quelques mois, moi jeserai morte.

    Elle dit ces mots dune manire on ne peut plusdramatique, mais Sraphe songea que ctait peut-trela vrit.

    Je peux partir seule chercher mon peuple, dit lajeune Voyageuse.

  • jeune Voyageuse.

    Tu entends a, Tir ? Cest une Voyageuse : ellena pas besoin de toi pour trouver son chemin, ditAlinath.

    Elle a seize ans, cest une femme, et elle est seule,rpliqua Tir dun ton svre. Je veux massurer quilne lui arrivera rien.

    Tu tais bien plus jeune que cela lorsque tu esparti la guerre, rtorqua Alinath. Et tu ntais pas unesorcire, toi.

    Elle se mordit la lvre en prononant ce mot, commesil la rpugnait.

    Alinath, dit Tir dune voix calme qui fit plir sasur. Sraphe est mon hte ici. Je te prierai de ne pluscracher ton venin sur elle.

    Je peux trs bien moccuper de moi-mme, icicomme ailleurs, intervint Sraphe, mme si elle taitparticulirement sensible au fait que Tir ait pris sadfense.

    Comme si les mots dune trangre solsentipouvaient la blesser

    Non, dit Tir dune voix ferme. Si tu acceptes de

  • Non, dit Tir dune voix ferme. Si tu acceptes denous hberger pour la nuit, maman, nous repartironsensemble demain matin.

    Mre et fille changrent un regard de connivence :selon toute vraisemblance, elles avaient dj discut duproblme, lorsque Tir les avait quittes pour allerchercher Sraphe La mre sourit la jeune fille :

    Mon enfant, es-tu vraiment si presse derejoindre ton peuple ? Si tu ne peux pas rester icijusqu ce que je quitte ce monde, ne pourrais-tu pastre notre invite seulement le temps dune saison, afinque nous ne perdions pas de nouveau notre Tir, sittaprs lavoir retrouv ?

    Voyageurs et commerce ne font pas bon mnage,dit Sraphe. Je risquerais de faire fuir vos clients. Etpuis, comme je lai dj dit, je nai pas besoin que Tirmaccompagne. Je suis tout fait capable daller seule la rencontre de mon peuple.

    Si tu pars, il te suivra, dit Alinath dun ton rsolu.Cela fait longtemps certes que je nai pas vu mon frre,mais je doute fort quil ait chang au point de revenirsur une parole donne.

    Reste, je ten supplie, rpta sa mre. Le fait quequelques personnes refusent de manger le pain ptripar un Voyageur sera largement compens par tous cescurieux qui viendront au magasin dans la seule

  • curieux qui viendront au magasin dans la seuleintention de tapercevoir.

    Sraphe ne se faisait aucune illusion ce sujet : ellesavait quelle ne serait pas la bienvenue. Mais il taitcertain aussi quils dsiraient quelle reste, si ctait llunique moyen de conserver Tir auprs deux.

    Je vais rester, dit-elle contrecur, se librantainsi du fardeau qui pesait sur ses paules. (Ici, aumoins, elle naurait pas se battre contre des dmonsni regarder les gens mourir autour delle, simplementparce qu'elle stait montre incapable de les protger.)Je vais rester quelque temps.

    O est mon frre ? demanda-t-elle.

    La voix dAlinath semblait presque accusatrice,comme si Sraphe avait fait quelque mal Tir.Sraphe sarrta un instant de tamiser linterminableprovision de farine, lune des tches non-spcialisesquon lui avait confies. Elle se retourna et regardaostensiblement en direction dun espace vide tout prsdelle, o Tir avait pass ces trois dernires semaines prparer diffrentes recettes de pains au levain. Elleouvrit grand les yeux, en mimant une extrmesurprise, comme sil sagissait de la premire fois qu'elleremarquait, ce matin-l, labsence de Tir sa placehabituelle. Puis elle se tourna de nouveau vers Alinath,

  • habituelle. Puis elle se tourna de nouveau vers Alinath,et haussa les paules.

    Ctait particulirement impoli, mais Alinath navaitpas non plus t trs courtoise, en lui posant cettequestion acerbe.

    Alinath serra les dents, car elle demeuraitapparemment encore trop intimide par le statut deVoyageuse de Sraphe pour se risquer aller plus loin.Elle tourna les talons et abandonna Sraphe sontravail.

    Tir ne revint pas avant lheure du djeuner. Toutela famille tait table, et lattendait. Il dposa un baisersur le crne dAlinath et sassit en face delle, juste ct de Sraphe.

    O tais-tu ce matin ? demanda Alinath.

    Jai fait du cheval, dit-il sur un ton qui dcourageatoute question. Passe-moi les carottes, sil te plat,Sraphe.

    Le savoir-faire de la boulangerie revint rapidement Tir. On naurait jamais dit quil avait pass lamajeure partie de ces dix dernires annes une pe la main, au lieu dune cuiller en bois. Il se levait avantlaube afin dallumer les fours ; et, aprs seulementquelques jours, il neut mme plus besoin dAlinath

  • quelques jours, il neut mme plus besoin dAlinathpour lui rappeler la proportion de chaque ingrdient.

    Il voyait les journes se succder comme uneinterminable procession, chacune identique laprcdente. Les annes o il avait t soldat nelavaient pas davantage rendu dsireux dtreboulanger toute sa vie durant quil ne ltait lorsquilavait quinze ans. Lexotisme de sa petite Voyageuseabandonne ne suffisait pas changer le rythme de viemonotone qui rgnait dans la boulangerie de son pre.Elle accomplissait le travail quon lui disait de faire, etne parlait presque pas, mme lui. Seules seschevauches nocturnes brisaient la monotonie de savie, mais ces moments-l aussi commenaient treroutiniers.

    La veille, au cours du dner, sa mre lui avaitsuggr de vendre son cheval, ce qui lui permettrait derunir une dot en vue de son mariage. Le village nemanquait pas de jolies femmes, qui seraient raviesdpouser un boulanger.

    Le lendemain matin, il stait lev encore plus ttque dordinaire, et avait essay de refrner sonagitation en se plongeant dans le travail : sans aucunrsultat. Ainsi, ds que Bandor tait arriv poursurveiller la cuisson, Tir sen tait all avec Skew, etavait galop jusquau pont avant de saventurer plushaut, dans les montagnes, jusqu une petite valle quilavait jadis dcouverte, alors quil ntait encore quun

  • avait jadis dcouverte, alors quil ntait encore quunenfant. Une fois l-bas, il avait explor la valle de fonden comble, jusqu ce que lcume sur le dos de Skewsche, et que son propre dsespoir reflue sous leffet dela douce odeur de lherbe humide, et de la brise lgrequi soufflait sur la montagne.

    Une partie de lui tait prte partir ds cet aprs-midi, pour ramener Sraphe son peuple. Mais lautrepartie voulait remettre le voyage plus tard, toujoursplus tard Quand ce serait termin, il naurait plusaucune chappatoire. Il navait plus quinze ans. Ctaitun homme maintenant, avec des responsabilitsdhomme.

    Tu es bien calme aujourdhui, lui fit remarquerSraphe alors quils travaillaient ensemble, aprs ledjeuner. Je commenais croire que le silence taitune chose que les Reiderni vitaient tout prix.Dordinaire, tu racontes toujours des histoires, ou tuchantes. Mme Bandor a lhabitude de fredonnerpendant quil travaille.

    Il lui sourit tout en continuant ptrir son pain.

    Jaurais d te prvenir. Tous les hommes Reidern se prennent pour des bardes, et la plupart desfemmes aussi.

  • Vous tes amoureux de vos propres voix, tousautant que vous tes, dit Sraphe sans aucune aigreur,tandis qu'elle dversait de leau chaude dans la cuve oune collection de saladiers attendait dtre lavs. Monpre avait coutume de dire qu force de trop parler, laparole dun homme ne valait plus grand-chose.

    Tir rit de nouveau ; mais Alinath tait entre dansla salle de cuisson, les bras chargs de planches vides,juste temps pour entendre lintgralit de laremarque de Sraphe.

    Mon pre disait toujours quune personne qui neparle jamais a quelque chose cacher, dit-elle enentassant les plateaux. Petite, rends-toi utile : prendsle balai et nettoie la pice de devant. Noublie pas lescoins, il ne faudrait pas que la salet attire les souris.

    Tir vit Sraphe se raidir, mais celle-ci sempara dubalai et de la pelle sans broncher.

    Alinath, elle est mon hte dans cette maison,protesta-t-il ds que la porte se fut referme derrireSraphe. Tu nemploies jamais ce ton-l aveclapprenti. Sraphe, elle, na rien fait pour mriter tonmanque de respect. Laisse-la tranquille.

    Cest une Voyageuse, cracha Alinath. (Il y avaitquelque chose comme du dsespoir dans sa voix.) Elle

  • quelque chose comme du dsespoir dans sa voix.) Elleta ensorcel parce qu'elle est jeune et jolie. Tu passestes journes rire avec elle, et pendant ce temps-l, tunchanges pas une parole avec nous autres.

    Comment pouvait-il lui expliquer sa frustrationdevant cette vie qui semblait tant lui plaire,