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José Médina Les difficultés théoriques de la constitution d'une linguistique générale comme science autonome In: Langages, 12e année, n°49, 1978. pp. 5-23. Citer ce document / Cite this document : Médina José. Les difficultés théoriques de la constitution d'une linguistique générale comme science autonome. In: Langages, 12e année, n°49, 1978. pp. 5-23. doi : 10.3406/lgge.1978.1919 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1978_num_12_49_1919

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José Médina

Les difficultés théoriques de la constitution d'une linguistiquegénérale comme science autonomeIn: Langages, 12e année, n°49, 1978. pp. 5-23.

Citer ce document / Cite this document :

Médina José. Les difficultés théoriques de la constitution d'une linguistique générale comme science autonome. In: Langages,12e année, n°49, 1978. pp. 5-23.

doi : 10.3406/lgge.1978.1919

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1978_num_12_49_1919

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J. MÉDINA

LES DIFFICULTÉS THÉORIQUES DE LA CONSTITUTION

D'UNE LINGUISTIQUE GÉNÉRALE COMME SCIENCE AUTONOME

F. de Saussure remarque au début du Cours de linguistique générale (Chap. I : « Coup d'œil sur l'histoire de la Linguistique ») que « La science qui s'est constituée autour des faits de langue a passé par trois phases successives avant de reconnaître quel est son véritable et unique objet ». Mais un objet n'est pas déjà donné dans la transparence d'un regard empirique, il est construit à l'intérieur d'une théorie.

I. L'horizon théorique

Plus qu'une référence rapide à un contexte extérieur, il nous faudrait montrer de façon précise le jeu des diverses composantes sociales, idéologiques, techniques et théoriques qui président à la production et à la transformation, à la constitution et au devenir d'une science. La rigueur d'un tel projet épistémologique nous ferait largement déborder les limites d'un article. Aussi, conscient du caractère lacunaire et parfois unilatéral de notre démarche, nous nous bornerons ici à un travail préliminaire nécessaire de repérage des difficultés théoriques de la constitution d'une linguistique générale comme science autonome. Ainsi serons-nous attentif aux diverses tentatives de théorisation de la linguistique, à la façon dont les linguistes eux-mêmes posent et résolvent les problèmes de méthode et d'objet, aux conceptions plus ou moins latentes informées par les diverses philosophies dominantes.

Partant des présentations des théories elles-mêmes et bénéficiant des caractéristiques d'une science jeune, nous rencontrons diverses définitions et justifications de recours aux modèles que constituent les sciences dominantes.

Sciences, objets, méthodes, comme le dit E. Benveniste : « La réalité de l'objet linguistique n'est pas separable de la méthode propre à le définir ».

La linguistique est science du langage et science des langues. Cette dualité de l'objet particulier/général, respectée dans les discours théoriques du xvne et du xvine siècle devient franchement déséquilibrée au xixe siècle. Les langues particulières, la linguistique du xixe les rencontre sans pourtant unifier cette diversité en faisant appel à un fondement universel logique qui détermine une structure rationnelle de l'esprit (cf. Port-Royal), ou à la nature humaine (xvine siècle) ou même à une origine commune (linguistique comparée, cf. Bopp).

Si la linguistique historique est la véritable linguistique (Bopp : « Les langues dont traite cet ouvrage sont étudiées pour elles-mêmes comme objet

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et non comme moyen de connaissance »), ne risque-t-elle pas de perdre dans la diversité de ses objets les caractéristiques d'une science ?

En rencontrant le positivisme, la linguistique historique doit faire face à ce problème et se doit de combler le vide ressenti et exprimé comme un besoin d'une science du langage en général, d'une science linguistique qui soit une science, d'une linguistique générale. Cependant, il ne s'agit pas là d'un besoin nouveau, dû à l'échec de tel système ou de telle théorie, mais d'une nécessité inhérente à toute constitution de science.

II. Le positivisme historique

Le rôle de l'idéologie positive issue du cours de philosophie positive d'A. Comte et véhiculée par Littré est essentiel dans la constitution de la linguistique comme science autonome dégagée de la grammaire, de la philologie et de la rhétorique.

Nous retenons, en particulier, la foi en l'unité fondamentale de la méthode de la science, qui conduit à espérer une réduction de tous les domaines du savoir en une seule et même science physique dont les explications s'étendent aux propriétés et aux phénomènes les plus universels dans la nature. Ce n'est cependant qu'un espoir et la classification comtienne des sciences interdit toute réduction du supérieur à l'inférieur, comme l'est la « physique sociale » pratiquée au xvine siècle. Ainsi Comte aurait désavoué Schleicher, dont nous pouvons cependant qualifier la démarche de positive, au sens large, en tant qu'il présente le « glotticien » comme un « naturaliste ».

A. La linguistique, science naturelle

A considérer la langue comme un organisme soumis à des lois nécessaires, Schleigher fait d'une pierre deux coups * : — il donne à la science du langage (« glottique ») un objet réel (« à savoir les langues données, déterminées *) auquel elle a un rapport immédiat ; — il fait de cette science une linguistique générale : « par science du langage ou glottique, on entend (...) l'enregistrement et la représentation scientifique de l'organisme linguistique en général et de l'organisme de tels ou tels langue ou groupe de langues données ».

Les rapports du « glotticien naturaliste » avec le philologue sont comparables à ceux du botaniste et du jardinier : « le botaniste doit embrasser du regard tous les organismes végétaux, il doit définir les lois de leur structure et de leur développement (...)». Quant au jardinier : « les plantes qui ne sont bonnes à rien le laissent indifférent ou sont pourchassées comme mauvaise herbe, sans qu'il s'inquiète par ailleurs de leur importance en tant que formes végétales. Les lois de structure et de développement des plantes ne l'intéressent pas pour elles-mêmes mais toujours pour des motifs pratiques » (Cité dans Jacob, pp. 122-123).

Voilà pour l'histoire naturelle de l'organisme linguistique. Si Schleicher se défend de faire une science historique, c'est au sens où la science linguistique « n'a pas pour objet la vie spirituelle des peuples, la liberté, mais le langage, tel qu'il est donné par la nature, soumis à des lois invariables

1. Schleicher (1860, pp. 61-68) cité dans Jacob (1973).

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de formation et dont la constitution est aussi étrangère à la détermination volontaire de l'individu que le chant du rossignol l'est aux intentions du chanteur ».

On retrouve ainsi le point de vue hégélien : la nature organique n'a pas d'histoire. Cependant, il y a une histoire naturelle. Si, d'une part, la prétention chez le botaniste linguiste de faire une science naturelle de l'organisme linguistique exige que son objet soit concret, immédiat, non altéré par l'histoire et la « libre détermination des individus », il n'empêche que l'histoire demeure en tant qu'évolution, « processus », « développement ». L'arbre généalogique est une histoire en même temps qu'un tableau : d'un côté trois stades naturels d'évolution, c'est la période préhistorique ; de l'autre le stade historique du « déclin des langues soumises (comme elles le sont à travers l'évolution graduelle de l'esprit) à une liberté toujours plus grande » (1850, p. 20), liberté qui nous éloigne de la pureté du modèle organique et préside à la dispersion des langues. Ainsi, ce traitement de la dimension historique dont la confusion est à la mesure des influences de la philosophie de Hegel2, du romantisme allemand et du darwinisme, cette tendance à refuser l'histoire tout en l'intégrant, en la transformant, nous fait reconnaître avec Schleicher la tendance générale de la linguistique à l'historicisme, même si, comme le dit Mounin 8, « l'évolutionnisme de Schleicher, ici aussi, donnait une forme rigide aux tentatives antérieures de transformer cette typologie descriptive en typologie évolutive » (p. 201).

Dans ce sens vient également s'inscrire ce reproche de Saussure (CLG, p. 17) : « Schleicher, par exemple, qui nous invite toujours à partir de l'indo-européen, qui semble donc en un sens très historien, n'hésite pas à dire... » (souligné par nous).

La science naturelle n'est pas classification mais prise en compte de l'évolution. Bien plus, chez Schleicher, nous trouvons un véritable arbre généalogique des langues, l'évolution du langage comportant deux stades, un stade ascendant préhistorique et un stade descendant caractérisé par la désagrégation du système flexionnel. Sur l'importation consciente par Schleicher du modèle darwinien, il nous faut cependant apporter quelques nuances. La métaphore de l'organisme et de l'évolutionnisme implique développement, naissance et mort, éclosion et décadence, et rencontre nécessairement le problème de l'origine 4.

La recherche métaphysique de Г« Ursprache », la langue originelle, manifeste chez Schlegel 5, est encore présente analogiquement chez Schleicher. La corruption des langues n'est pas pensée à partir d'une

2. Jespersen (1922) remarque : ч Les introductions aux deux premiers volumes de Schleicher sont entièrement hégéliennes, bien que présentant une différence caractéristique : dans la première, il affirme que les changements que l'on observe dans le domaine des langues sont véritablement historiques et ne ressemblent en aucun cas aux changements que l'on peut observer dans la nature, car ceux-ci, pour nombreux qu'ils puissent être, ne démontrent rien d'autre qu'un mouvement cyclique qui se répète sans cesse » (Hegel), alors que dans le langage, comme dans tout ce qui appartient à l'esprit, nous pouvons voir apparaître des choses qui n'ont encore jamais existé (...) Le langage est une manifestation spécifique de l'esprit humain ; son développement est par conséquent analogue à l'histoire, car dans les deux nous pouvons observer un progrès continuel vers des phases nouvelles. Cependant, dans le second volume, ce point de vue est rejeté car Schleicher tient à mettre l'accent sur le caractère naturel du langage * (p. 73). On voit bien enfin l'intégration des deux points de vue : « Le langage fait partie de l'univers de la nature, de celui de l'activité mentale libre, et cela doit être notre point de départ si nous voulons découvrir la méthode de la linguistique. »

3. Cf. Mounin, 1967. 4. Cf. les pages consacrées à Schleicher et à la métaphore organicistc dans

Cl. Normand (1976). 5. Cf. Mounin, op. cit., p. 61.

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langue originelle unique mais dans son équivalent morphologique : « II nous est impossible de supposer la dérivation matérielle, pour ainsi parler, de toutes les langues au sein d'une langue primitive unique (...) nous admettons donc pour toutes les langues une origine morphologiquement pareille » (1869, pp. 14-15).

Cette langue primitive est pensée en termes biologiques de « cellule primitive ou vésicule germinale » dont les fonctions, « c'est-à-dire les rapports grammaticaux, ne sont pas encore différenciés ». L'histoire comme déclin, telle est la conception que le darwinisme doit confirmer, intégrer (1865, pp. 8-9) :

« Le livre de Darwin (...) me paraît être en accord parfait avec les principes philosophiques que l'on trouve aujourd'hui exprimés d'une manière plus ou moins claire et consciente chez la plupart des écrivains en science naturelle (...) la théorie de Darwin est fille légitime de notre siècle : c'est une nécessité » (1869, pp. 4 et 7).

Ainsi se trouvent conciliées les exigences d'une méthode et d'une linguistique générale dans une perspective non plus logique mais historique et organiciste. En effet, le « glotticien ne s'intéresse qu'à l'organisme ». De quoi s'agit-il ?

L'organisme, présenté par opposition à « l'usage de la langue », se réduit au naturel, c'est-à-dire à la morphologie. A ce niveau, nous retrouvons ce que Saussure appelle la philologie comparée, qui conduit à l'idée de familles de langues. Cependant, à vouloir ne garder que le naturel en excluant tout historique, Schleicher s'en tient à des comparaisons qui, pour l'amour des lois scientifiques, sacrifient le réel historique. Ou bien la science du langage n'énonce que des lois nécessairement très générales, pour être applicables à toutes les langues, et il faut revenir à la cellule germinative, ou bien la science du langage doit considérer de façon quasi exhaustive et empirique toutes les langues afin de pouvoir rendre compte du particulier dans sa spécificité ; nous avons une classification sans lois générales.

Par sa réduction à la morphologie, Schleicher dispense le glotticien d'avoir une « connaissance rigoureuse et totalement maîtrisée » des langues dont il parle : c'est le devoir du philologue. Il suffit d'avoir une « connaissance de leur organisme ». Mais s'il faut en savoir beaucoup moins sur chaque langue, il faut, pour faire une science, les connaître toutes, « (...) ou du moins les formes canoniques, les représentants caractéristiques des grandes classes d'organismes linguistiques * ». Pratiquement, cela signifie qu'il n'est pas nécessaire de parler le sanskrit, encore moins de connaître l'histoire du peuple qui l'a parlé, pour pratiquer la glottique et faire des comparaisons. Ainsi accédera-t-on à « l'intelligence des lois des éléments phonétiques et de la structure d'autres langues, et en dernière instance du langage en général ». Processus d'intégration empirique, la glottique ne peut se prétendre science qu'au prix de cet empirisme qui la fait s'attacher aux divers organismes linguistiques et à cet optimisme qui la fait espérer aboutir « en dernière instance au langage en général ».

Cette dernière instance repose sur la systématicité de la glottique : « la mise en ordre systématique des souches de langues devra reposer sur l'essence pleinement comprise du langage et ne saurait prélever un phénomène déterminé pour en faire un principe de répartition » ; « la science descriptive du langage doit faire appel, comme la science descriptive de

6. Cf. Jacob, op. cit., p. 61.

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la nature, à un système naturel ou spéculatif, et non à un système artificiel ou rationaliste », entendons a priori. En attendant, « c'est dans la grammaire et dans l'inventaire descriptif des langues que culmine la glottique » à partir d'un autre a priori beaucoup plus important et discutable : « le langage comme organisme naturel » 7. A la rencontre de l'histoire (de la grammaire comparée au système de Schleicher), linguistique et biologie se rejoignent par-delà la métaphore organique sur les problèmes épistémo- logiques de méthode et de constitution de l'objet scientifique 8.

B. La linguistique, science historique

Cet historicisme définitivement acquis de la linguistique se trouve radicalise chez les néo-grammairiens : les lois phonétiques concernent également la langue indo-européenne (refus de la thèse de Schleicher de la préhistoire du langage). Mounin a raison de rappeler que « nous sommes alors à l'apogée du triomphe de l'histoire comme discipline pilote dans la pensée du xixe siècle » et de citer Hermann Paul : « la seule étude scientifique du langage est la méthode historique ». Sur ce point, comme sur la critique de Schleicher, Whitney rejoint les néo-grammairiens :

« L'étude qui a pour objet les langues, leurs variétés, leurs structures, leurs lois de développement, n'est pas une science naturelle, pas plus que l'étude de la civilisation dans son ensemble, l'architecture, la jurisprudence ou l'histoire. Les nombreuses et frappantes analogies avec les sciences physiques recouvrent une diversité centrale, l'essentiel de sa méthode est historique » (1873, p. 316).

Désormais le problème de la science du langage est celui-là même de toute science humaine et en particulier de l'histoire : comment énoncer des propositions nécessaires, des lois, dans un domaine où priment la liberté, la volonté et l'esprit ? Ainsi Dilthey, dans son Introduction aux sciences humaines (1883), souligne la nécessité de la démarcation entre le règne de la nature et le règne de l'histoire (chap. 1). Il s'agit de contribuer à « briser les liens où la sœur aînée plus vigoureuse tenait enchaînée sa cadette depuis le temps où Descartes, Spinoza et Hobbes transposèrent dans le domaine des sciences humaines, ces retardataires, les méthodes qu'ils avaient suivies dans l'étude des mathématiques et des sciences de la nature » (chap. 4).

Le ton est ainsi donné à la critique de ce qui constitue le positivisme des néo-grammairiens : la « nécessité aveugle des lois phonétiques ». Si l'acquis des néo-grammairiens consiste à ne plus considérer le langage selon ses propres lois internes d'évolution, la langue n'ayant pas en elle- même sa propre nature, il faut chercher ailleurs. D'où deux directions : le psychologisme (Wundt, Van Ginneken, Sechehaye), le sociologisme (Meillet). Si, de plus, nous prenons en considération l'influence du spiritualisme et de l'empirisme en philosophie, nous avons la mesure des difficultés que rencontre la science du langage dans sa constitution. Ainsi, paradoxalement, trouve-t-on des discours linguistiques dénonçant un

7. Schleicher précise ainsi : « C'est seulement lorsqu'on disposera d'un système consistant pour la mise en ordre des langues que la description linguistique, l'exposition condensée des marques distinctives et caractéristiques de chaque organisme pourra prétendre à une rigueur plus grande que ce n'est actuellement le cas. И est toutefois très concevable qu'il y ait tant de lacunes dans une discipline qui n'a guère plus d'un demi-siècle d'existence. »

8. Cf. J. Sumpf, Langue française, 14, 1972.

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vide théorique (Seghehaye, 1908) ou un vide pratique. Bréal déclare : « II est temps que l'observation des faits succède au règne de la théorie » (1897).

III. Le problème épistémologique

D'une façon générale, le souci majeur des linguistes qui réfléchissent sur leur science, à la recherche de critères de scientiflcité, est de montrer la réalité de leur objet, en se gardant de toute abstraction par définition inadéquate et illégitime 9.

On reconnaît là le phénoménalisme positiviste qui rejette radicalement toute réalité qui ne se prêterait pas au contrôle empirique. Il faut des faits qui, comme le dit Meillet, « restaient obscurs parce qu'on prétendait les étudier en y appliquant des idées a priori », mais dont « on a compris alors qu'il fallait les observer en eux-mêmes comme on fait pour les faits physiques ou chimiques » (1903, p. 455).

Reste que le fait linguistique n'est pas un fait physique qui, lui, peut être « ramené à des formules abstraites ». Devant la vanité du système biologique de Schleicher, les discussions et nombreuses contestations à propos de la nécessité des lois phonétiques des néo-grammairiens, l'exigence d'un retour aux faits s'impose, à partir de l'historicisme dominant : « on ne peut expliquer le langage sans en suivre le développement » (Meillet, 1906). *

Mais l'exigence d'une théorie générale est aussi prégnante. Meillet écrit également :

« la constitution de l'histoire des langues a été un moment essentiel dans le développement de la linguistique ; mais l'histoire ne saurait être pour la linguistique qu'un moyen, non une fin » (ibid., p. 7).

Le défaut de la méthode historique est d'aboutir « à une poussière d'explications dont chacune peut être juste mais qui ne constituent pas un système et qui ne sont pas susceptibles d'en constituer un jamais ». Le système de Schleicher laisse un vide, et l'ambition du linguiste de formuler des lois générales universelles demeure : « l'objet de la linguistique est la recherche des lois générales tant morphologiques que phonétiques (...) ces lois dépassent les limites des familles de langues, elles s'appliquent à l'humanité entière » (ibid., p. 13).

Ainsi est-il nécessaire de formuler « des lois universelles de tous les temps, de toutes les langues » ; la phonétique et la grammaire comparée sont intégrées à la nouvelle science dans un idéal d'exhaustivité :

« La nouvelle linguistique générale, fondée sur l'étude précise et détaillée de toutes les langues à toutes les périodes de leur développement, enrichie des observations délicates de l'anatomie et de la

9. Cf. surtout Meillet (1914). Seul Séchehaye semble accepter l'abstraction en tant que telle, reconnaissant ainsi la valeur de Saussure (cf. biblio. et 1926, p. 223, où Séchehaye parle « d'impression d'abstraction transcendante »).

* Pour la commodité de l'exposé, nous renvoyons sous l'année 1906 à un ensemble d'articles publiés dans des périodiques divers et regroupés sous le titre Linguistique historique et linguistique générale (rééd. Paris, Champion, 1975). Seule date de 1906 la leçon d'ouverture du cours de grammaire comparée au Collège de France.

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physiologie, éclaircie par les théories objectives de la psychologie moderne, apporte un renouvellement complet des méthodes et des idées ; aux faits historiques particuliers, elle superpose une doctrine d'ensemble, un système » (ibid., p. 15 ; nous soulignons).

Anatomie, physiologie, psychologie, toutes les sciences sont convoquées pour mener à bien ce projet, qui se présente comme une systématisation du comparatisme sans « renouvellement » réel. Que dire alors de la sociologie ? Précisément, « la linguistique est une science sociale » : « La transcription du changement de Tordre social à l'ordre linguistique est l'objet de la linguistique générale. »

II est intéressant de remarquer que les mêmes termes qui qualifient la linguistique générale se retrouvent sous la plume de Meillet pour disqualifier, cette fois, le point de vue logique de la grammaire générale, « doctrine universelle susceptible de s'appliquer à toutes les langues et à tous les temps », conception a priori (« La Linguistique », in l'Encyclopédie française, Larousse).

Au total, Meillet nous propose une véritable classification des sciences (cf. plus bas) et formule, à partir d'une réflexion sur les lois phonétiques, les conditions auxquelles doit nécessairement satisfaire la nouvelle linguistique générale.

IV. Induction et déduction

Selon Aristote, l'induction est une démarche essentiellement préliminaire, simple et élémentaire, requise pour fournir à la science ses bases. Après quoi commence la vraie science, la science démonstrative. Les mathématiques en fournissent le modèle car elles sont science du raisonnement. Désormais la philosophie retiendra comme idéal pour la science le passage de l'induction à la déduction. C'est ce qu'enseigne Goblot à partir du constat d'un dualisme logique qui consiste en ce qu'il y a deux sortes de sciences : les sciences de raisonnement et les sciences d'observation. Goblot explique qu'en général, pour sauver l'unité de la science, on nie le caractère idéal des mathématiques, les ramenant ainsi à l'empirisme alors qu'il faudrait faire l'inverse :

« Les sciences des faits tendent constamment à s'idéaliser, à s'affranchir de l'empirisme originel et, au terme de leur progrès, elles doivent avoir aussi pour objets de purs concepts et procéder par définitions abstraites et démonstrations déductives (...) Il faut suivre leur développement historique, les voir s'abstraire et s'idéaliser progressivement, passer par degrés de la constatation à la démonstration, des vérités de fait aux vérités de droit, de l'universalité à la nécessité » (1898).

Reprenant la distinction classique entre sciences morales et sciences naturelles (sciences des faits d'observation et d'expérience), Goblot présente une vision linéaire de la succession des sciences et formule le programme des sciences morales dont fait bien entendu partie la linguistique :

« Les sciences morales n'ont encore fixé ni leurs principes ni leurs méthodes, mais elles s'efforcent de devenir positives, de s'affranchir des métaphysiques et de prendre rang parmi les sciences de la nature. »

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Or, précisément, les divergences théoriques qui séparent les linguistes sur la méthode de leur science se ramènent plus généralement à celles qui séparent philosophes et savants sur ce sujet.

A. Philosophie

Le contenu du terme induction varie selon le sens que l'on attribue aux termes de faits et de lois. Accordons cependant que le propre de l'induction consiste à fournir une proposition universelle d'où, « conjointement à la connaissance de certains faits, on pourra déduire d'autres faits, de manière à les expliquer ou simplement à les prédire et ainsi en acquérir la science » (Blanche).

L'induction est ainsi une « généralisation » qui doit pouvoir être vérifiée par l'expérience. La philosophie de Comte, privilégiant cette exigence, ne permet les hypothèses que faute de mieux et à titre d'anticipations de l'expérience qui, pour les sciences de la nature, doit, en dernier ressort, trancher. Le courant positiviste qui traverse les débats théoriques des linguistes se caractérise par un empirisme dans son souci de ne jamais dépasser l'expérience, et un phénoménisme dans sa visée exclusive de la connaissance des phénomènes, débarrassée de la perspective métaphysique de la recherche des « causes intimes » des phénomènes, des substances ou « choses en soi ».

La critique de ce dernier aspect du positivisme conduit, à l'opposé, au rationalisme tel que le défend par exemple Meyerson 1o, pour qui la science, loin de se contenter de relier les faits par des lois, recherche l'explication, la raison même de ces lois, rend intelligible la nature des choses : la connaissance à laquelle vise notre intellect est « une connaissance intérieure lui permettant de pénétrer le véritable être des choses » (p. 79).

De ces deux positions extrêmes résultent deux conceptions de l'induction :

— du point de vue empiriste, l'induction, ne décollant pas du terrain des faits, aboutit à des lois qui ne sont que des faits généraux ; on procède à une extension à tous les temps et à tous les lieux de régularités empiriquement constatées. L'expérience ne nous montrant jamais la nécessité, les lois n'expriment que des conjonctions constantes, ne sont que des amplifications qui tendent vers l'universel ; — le point de vue rationaliste, au contraire, considère l'induction comme une hypothèse qui conduit nécessairement à une déduction. C'est le passage du fait expérimental à la théorie qui intègre et organise l'expérience. L'universalité de la loi n'est plus conçue comme une simple généralité mais comme l'expression d'une nécessité foncière. Nous retrouvons le caractère juridique de la loi dont l'autorité s'oppose, s'impose au fait singulier, et la définition de Montesquieu des lois comme « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » (Esprit des lois, 1.1).

Reste à savoir le fondement de la nécessité des lois de la nature.

B. Linguistique

a) Dauzat C'est précisément la définition de Montesquieu que reprend

Albert Dauzat (1906). C'est, dit-il, « le but et la raison d'être de cette science »

10. Lui-même appelle sa doctrine « réalisme », expression qui dit moins bien son opposition au phénoménisme positiviste.

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(p. 109). Sans lois, pas de science possible du langage, et la nécessité dei phénomènes linguistiques constitue le corrélat de leur inconscience (p. 83). Se situant dans une perspective historique (celle des néo-grammairiens)» Dauzat a un point de vue radicalement rationaliste :

« Pour qu'il y ait des lois linguistiques, il faut qu'il y ait des lois nécessaires » (...) « Avec l'analyse des évolutions linguistiques, nous tenons la clef de voûte de tout l'édifice. Il faut donc étudier de très près ces phénomènes en se plaçant successivement sur le terrain de la phonétique et de la sémantique. >

Dans le devenir de la science linguistique, la classification des phénomènes n'est qu'une première étape ; il faut dépasser le stade empirique de l'observation des faits et chercher à déterminer des lois non seulement au niveau phonétique (cf. les néo-grammairiens) mais encore au niveau sémantique, domaine dans lequel tout reste encore à faire. La référence explicite de Dauzat est la méthode expérimentale de Claude Bernard ; c'est dire son opposition à l'empirisme :

« La méthode de la linguistique est essentiellement une méthode d'induction, qui s'élève de l'observation des faits à la recherche des rapports de causalité, à la détermination des lois, c'est la méthode expérimentale appliquée aux faits complexes du langage u. L'analyse précédera toujours la synthèse, qui devra être coordination de résultats et jamais moyen d'investigation ". »

L'exigence de méthode est fondée par le projet même de constitution d'une science du langage. (« Sans la méthode on ne peut rien ; avec elle, au contraire, il y a peu de difficultés qu'on ne doive un jour surmonter »). Dauzat se propose de définir plus particulièrement la méthode de la linguistique romane ; « mais la méthode linguistique vue à travers les langues romanes n'est qu'un aspect de la méthode universelle qui doit servir à l'étude de tous les idiomes ».

Voilà pour la linguistique générale, qui passe par l'égalisation des niveaux de ses parties constitutives, la phonétique « adulte » et la sémantique « balbutiante » (p. 7).

A l'occasion d'un Rapide coup d'oeil sur l'histoire de la linguistique générale, Dauzat remarque que la linguistique a « un double but » correspondant à un double point de vue : la classification du point de vue descriptif et évolutif (« branche la plus récente »)•

« Dans les deux cas, le point de départ est le même : l'observation » «(...) On doit décomposer les langues en leurs éléments primaires : le son, la forme, le concept. Quand on aura établi les rapports qui les relient entre eux, on reconstruira peu à peu l'édifice en faisant des synthèses de plus en plus générales. »

b) Séchehaye

En 1908, A. Séghehaye, à partir de la distinction de la science des faits et de la science des lois, entreprend la « justification rationnelle d'une linguistique théorique ». La dimension historique de la science linguistique

11. Cf. Bréal (1897) ; évoqué par Meillet (1906) : с La mesure s'introduit ainsi dans la phonétique et c'est le commencement d'une petite révolution » (p. 6).

12. La méthode expérimentale ainsi conçue, si elle s'écarte de l'empirisme, n'en est pas pour autant totalement deductive a priori ; il y a un primat de l'analyse sur la synthèse, < jamais moyen d'investigation ».

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correspond au premier état : « La linguistique est (...) une science des faits historiques ou, plus simplement, une science des faits » (p. 2).

De ce point de vue, dans une terminologie qu'il emprunte à Naville (1901), Séchehaye intègre les différentes étapes de la jeune science linguistique (grammaire comparée) dont il énonce les modèles biologiques (« zoologie, paléontologie »). Il souligne dans l'ordre des sciences la particularité de la linguistique en tant que science historique et morale :

« Une science qui reconstitue le passé doit pouvoir, par application inverse des mêmes méthodes, prévoir l'avenir (...) Ce sont des conditions qui ne se réalisent déjà plus guère dans les sciences de la vie organique et qu'on ne saurait plus du tout rencontrer là où intervient comme facteur l'agent humain. La linguistique, en particulier, qui reconstitue le passé, n'a jamais prétendu annoncer l'avenir. »

La liberté constitue un obstacle majeur à la naturalisation de la linguistique. Il s'agit cependant d'une science et, à ce titre, il lui faut dépasser le stade empirique/historique de la science des faits et, conformément aux vœux de Dauzat, Goblot, Meillet, s'élever à l'étape supérieure de la science des lois. Plus qu'une généralisation empirique, la loi, comme chez Goblot (cf., plus haut, passage « de l'universalité à la nécessité »)» est pensée dans une perspective rationaliste : les sciences des lois « n'ont pas d'autres objets (que les sciences des faits) mais elles les considèrent a un autre point de vue. Elles cherchent derrière le contingent le général et le nécessaire » (p. 4). S'il n'y a de science que deductive, la science des lois est une science ... générale qui a son fondement dans une induction rationaliste : « elles ne se soucient point de savoir en quel lieu et en quel temps tel phénomène s'est réalisé, mais elles recherchent d'une façon générale les conditions des phénomènes. Les vérités qu'elles énoncent n'ont point de date, ni de localisation, elles sont partout et toujours vraies bien qu'hypothétiques dans leurs prémisses » (souligné par nous).

Comme chez Sghleigher, devant la nécessité d'une science générale il faut négliger l'empirie (lieu et temps) et ne s'attacher qu'aux « conditions » qui déterminent rigoureusement les phénomènes. Reste que, cette fois, les conditions ne sont pas internes, inhérentes à un organisme naturel, mais externes, historiques au sens « où intervient comme facteur l'agent humain ». Plus précisément, la solution que préconise Séchehaye se situe sur le terrain de la psychologie dans laquelle Meillet semble résoudre la linguistique, « science sociale » (cf. 1906, p. 17). Remarquons, de plus, que ces deux théoriciens s'accordent pour dire que la linguistique, malgré cette nouvelle étape, n'en a pas fini avec l'histoire ; il y a plutôt coexistence des deux, et chacun de parler comme Schleicher, au futur :

« On aura donc une grammaire générale, une théorie phonétique générale, une morphologie générale et une grammaire spécialisée de telle langue ou famille de langue » (Schleicher op. cit., p. 125). « Notre travail (...) contribue, au moins pour une part, à avancer le jour où la linguistique théorique sera une science bien organisée, un véritable auxiliaire de la linguistique historique mise au service de la connaissance de l'homme » (Séchehaye op. cit., p. 267). « Au fur et à mesure que les grammaires comparées des divers groupes se constitueront d'une manière plus systématique, les lois de la linguistique générale acquerront plus de certitude, plus de précision, et épuiseront plus complètement l'ensemble des faits de langue » (Meillet, 1906, p. 14).

Ou encore : « Quelles que soient les difficultés de la linguistique générale

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ainsi composée et quels qu'en soient les dangers, on n'a pas le droit de refuser de la faire. Car ne pas la faire explicitement, c'est se résigner à la faire implicitement, sans garanties et sans contrôle » (Meillet, 1906, p. 59). « Pas le droit de refuser » mais le devoir de la faire : comment donc

Meillet voit-il la chose ?

c) Meillet

Nous avons déjà souligné plus haut une certaine incohérence dans les propos de Meillet dans sa critique de Га priori de la grammaire générale, en même temps que la formulation d'une exigence, pour la linguistique, d'être une science a priori. Ainsi peut-on lire (p. 59) : « La linguistique générale est dans une large mesure une science a priori comme l'a bien vu M. Séchehaye, par exemple » (nous soulignons). Cependant nous sommes bien loin de la perfection d'une science démonstrative deductive qui passe « de l'universalité à la nécessité » comme le voudrait Goblot. C'est demander trop à la linguistique et à ses lois. D'où la critique de Meillet et une visée double : — la linguistique historique, — la notion de loi nécessaire.

C'est à cette dernière que nous nous arrêterons. Meillet part de la fameuse nécessité des lois phonétiques sans exception telle que la présentent les affirmations catégoriques de Brugmann et Osthoff (« lois fatales et aveugles »). Au nom de la complexité du langage, il faut renoncer au radicalisme de la légalité et donc à la nécessité...

Ainsi peut-on lire, d'une part : « Le développement linguistique obéit à des lois générales (... [1906, p. 7 sq]) ; les changements linguistiques ne prennent leur sens que si l'on considère tout l'ensemble du développement dont ils font partie (...); la nécessité s'impose de chercher à formuler les lois suivant lesquelles sont susceptibles de s'opérer les changements linguistiques. » Mais, d'autre part, ces lois générales ne sont pas les lois phonétiques ; leur généralité est due au fait qu'elles « ne valent pas pour un seul moment du développement d'une langue, mais au contraire sont de tous les temps ».

Les lois phonétiques ne convenant pas à l'idéal scientifique que constituent effectivement les « lois physiques ou chimiques », elles expriment t des faits particuliers à une certaine langue en deux moments distincts, en un certain lieu » (1911, p. 306).

Les lois phonétiques n'expriment que des tendances ; sur ce point s'accordent Meillet, son maître et son prédécesseur au Collège de France, Bréal et Vendryes : — Bréal 18 (sur les « lois fatales et aveugles » d'OsTHOFF) : « S'il avait dit constantes, attendu qu'elles sont l'effet de nos habitudes quand rien ne vient les contrarier », qu'elles « se manifestent d'une manière régulière et uniforme, il eût émis un principe incontestable. Mais nous ne pensions pas qu'elles soient aveugles ». — Vendryes : la loi phonétique est une tendance, puisqu'elle n'est « que l'énoncé d'un changement phonétique et que tout changement phonétique n'est qu'un fait particulier de l'évolution d'une tendance phonétique à un moment donné. »

13. Critique des néo-grammairiens par Bréal (1897), cf. n. IL

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Cette tendance est un fait qu'il faut classer avec « les autres faits contemporains ». Toutefois, là encore, il faut dépasser le fait et, après son classement du point de vue historique, « en rechercher la cause en la replaçant dans la série chronologique à laquelle il appartient (...), dégager les causes des phénomènes et ramener toujours les faits particuliers aux causes générales ». C'est là « la préoccupation de tout savant ».

Il n'y a de science que du général. Or, « la loi phonétique n'exerce pas d'action, elle n'est pas nécessaire au sens scientifique du terme ». C'est un abus de langage (Le Langage, p. 57).

En conjuguant ces deux remarques : — la loi phonétique n'est pas nécessaire, elle ne concerne que des faits particuliers, — il faut un point de vue général, donc une science ;

on aboutit chez Vendryes à la linguistique générale, que ce dernier attribue à un « homme idéal » (sic), et, chez Meillet plus particulièrement, aux caractéristiques de la loi générale pour lesquelles ce dernier substitue le possible au nécessaire.

V. La linguistique générale

t Mais le fait est, jusqu'ici, qu'aucun livre n'a encore paru où le programme d'une linguistique générale fût complètement réalisé » (Vendryes, op. cit.).

Meillet est catégorique : s'il faut une linguistique générale, il ne s'agit pas de tomber dans l'illusion positiviste d'une loi nécessaire :

« Toutes les lois générales qu'on a posées, toutes celles dont cette recherche, à peine entamée, réserve encore la découverte, ont cependant un défaut : elles énoncent des possibilités, non des nécessités » (1906, p. 15).

Cette recherche « à peine entamée », outre ce défaut, présente celui d'être incomplète : sa clôture, si clôture il y a, se trouve pour Meillet dans la sociologie (« les sciences sociales se constituent maintenant, et la linguistique y doit prendre la place que sa nature lui assigne » [1906, p. 18]) ; cependant, la linguistique générale a son autonomie. Il en est de même pour ses lois : « Et, qu'on le remarque, ce ne seront ni des lois physiologiques, ni des lois psychiques, mais des lois linguistiques » (1906, p. 11). Quelle est donc cette loi générale qui n'est ni historique, ni nécessaire, mais linguistique, c'est-à-dire qui, s'appliquant à l'humanité, énonce des possibilités ? Nous savons que sa certitude augmentera « au fur et à mesure que les grammaires comparées des divers groupes se constitueront d'une manière plus systématique », mais quelle est sa spécificité ? En quoi dépasse-t-elle le fait particulier ? Bref, en quoi la linguistique générale superpose-t-elle aux faits historiques particuliers « une doctrine d'ensemble, un système » ?

Partons d'un exemple que nous empruntons à Meillet (1906, p. 44). Comparant grammaire historique et grammaire descriptive, Meillet est amené à dissoudre en quelque sorte leur distinction et à dénoncer leur insuffisance. Ainsi n'y a-t-il jamais de pure synchronie : « Toute description précise et complète d'une situation linguistique à un moment donné comporte donc la considération d'une certaine part d'évolution ; et ceci est inévitable puisqu'une langue qui se parle n'est plus par là même en état de stabilité

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complète. » La grammaire historique, quant à elle, « consiste à juxtaposer des grammaires descriptives de plusieurs époques successives » et à constater des correspondances de faits. C'est ce que fait également une « loi phonétique » ; exprimer et non pas expliquer une correspondance entre deux états linguistiques donnés.

Considérons la correspondance du f latin au h espagnol : filiam -*■ hija. Puisque toutes les langues romanes sont des formes plus récentes du latin, on peut établir de même des correspondances entre l'espagnol hija et l'italien flglia, le portugais filha, le français fille, etc. On constate que seuls l'espagnol et le gascon présentent un changement f -*> h. Or, si le sens de la correspondance est attesté entre le latin et l'espagnol à deux dates connues, il est au contraire « incertain » en ce qui concerne l'ensemble des langues romanes : de quel côté y a-t-il innovation ? Pour lever l'indétermination, il nous faut une preuve, que Meillet trouve indépendamment du latin. L'espagnol a innové non pas à cause de son caractère exceptionnel — espagnol et gascon contre les autres langues romanes — ni du fait de la difficulté qu'il y aurait à expliquer « la concordance exacte entre toutes les langues autres que l'espagnol » — il est « probable » que l'innovation n'aurait pas été identique. Non :

« La vraie preuve est ailleurs, dans un fait de théorie générale : f peut se transformer en h sans aucune influence externe ; il suffit pour cela que le mouvement de rapprochement de la lèvre inférieure avec les dents d'en haut soit exécuté incomplètement ; au contraire, il ne semble pas que h puisse se transformer spontanément en f, et nulle part en effet on n'observe un changement spontané de Л en f. C'est donc une règle de phonétique générale qui, dans le cas examiné, permet de décider d'un fait historique » (souligné par nous).

Cette preuve, cette règle (notons en passant le changement de terme) spécifiquement linguistique — « sans aucune influence externe », « spontanément » (autonomie) — renvoie explicitement à la structure phonétique du langage articulé, pour ainsi dire au possible phonétique du langage en général — « il ne semble pas », « spontanément » — . L'aspect « théorique » de cette preuve confère ainsi à la linguistique générale une véritable dimension deductive : elle « permet de décider d'un fait historique » ; elle n'est pas falsifiée par l'expérience — « nulle part en effet... — ».

Ainsi le linguiste raisonne à partir de faits : les correspondances, « seuls faits positifs qui lui soient donnés », mais « le reste n'est que théorie et construction hypothétique » qui seule fonde la certitude de ses conclusions. Et Meillet d'ajouter que « ce qui vient d'être dit des correspondances phonétiques s'applique aussi aux correspondances de formes grammaticales ». Et un peu plus loin : « il existe des principes dominants aussi bien en morphologie qu'en phonétique ». La linguistique générale se construit peu à peu... « C'est un travail qui est entamé mais dont une petite partie seulement est accomplie. » On ne saurait si bien dire, c'est que l'impasse se précise, elle conduit tout droit à la sociologie, mais par quel chemin ?

VI. Classification des sciences

1. L'incomplétude

A. Linguistique générale et sociologie De même que les lois phonétiques historiques étaient insuffisantes

parce que limitées à un temps et non nécessaires, de même, ici, les lois

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générales, phonétiques, morphologiques ou plus généralement grammaticales sont incomplètes, pour ainsi dire, aux extrémités : — en amont, elles dépendent des faits particuliers que leur fournit la description historique ; — en aval, certes, « elles permettent d'interpréter les faits particuliers à chaque langue », mais, en tant que principes hypothétiques, elles n'expriment que des possibilités. « Certaines possibilités sont réalisées d'une manière nécessaire dans chaque langue, mais sans qu'on puisse jamais prévoir a priori lesquelles. » En définitive, ces principes qu'il faut formuler explicitement, prenant ainsi conscience de ce dont on n'avait jusqu'ici qu'un sentiment obscur, sont limités en ce qu'ils ne nous permettent jamais de prévoir un état, et que, « pour les dégager, il faudrait un livre qui n'est pas encore fait et qui n'est sans doute pas encore assez préparé par des recherches de détail pour être écrit dès maintenant ». S'ils confèrent à la linguistique une certaine autonomie, ils « devront s'expliquer en dernière analyse par les conditions physiques, anatomiques, physiologiques, psychiques, sociales dans lesquelles se trouvent les sujets parlants » (incomplé- tude). Ainsi s'amorce la sortie d'une linguistique générale qui ne se « suffit pas à elle-même », parce que, science a priori, elle ne prévoit ni ne déduit nécessairement. On comprend pourquoi :

« Beaucoup de linguistes, accoutumés par leur éducation de philologues aux précisions rigoureuses et aux règles presque toujours nécessaires de la grammaire descriptive et historique, ne voient pas sans inquiétude une discipline qui ne détermine que des possibilités et qui, ne pouvant jamais épuiser les faits de toutes les langues à tous les moments, doit procéder par induction en s'appuyant d'une part sur certains faite particulièrement nets et caractéristiques, de l'autre sur les conditions générales où ces faits se produisent » (1906, p. 59).

Or, ces conditions générales relèvent « en dernière analyse » de Г anatomie, la physiologie, la psychologie et la sociologie ; de plus, il y a une différence de niveau dans l'analyse : les trois premières sciences « expliquent les lois », si l'on peut dire, de l'extérieur, tandis que la sociologie conditionne la réalisation des possibilités déterminées par la linguistique générale. Ainsi l'autonomie est sauve, comme Meillet le dit ailleurs (1906, p. 17) :

« Le langage est une institution ayant son autonomie (...) Mais du fait que le langage est une institution sociale, il résulte que la linguistique est une science sociale, et le seul élément variable auquel on puisse recourir pour rendre compte du changement linguistique est le changement social, dont les variations du langage ne sont que les conséquences parfois immédiates et directes, et le plus souvent médiates et indirectes. »

On ne sera pas dupe du tour de passe-passe qui, par la distinction « d'un point de vue purement linguistique », évacue les conditions anatomiques, physiologiques et psychologiques, mais récupère, du fait que le langage est une institution sociale, une autonomie si vivement désirée. La double réalité d'une langue — « linguistique et sociale » — est surdéterminée sur le plan sociologique : « Ce sont les changements de structure de la société qui seuls peuvent modifier les conditions d'existence du langage » (ibid.). Désormais Meillet ne dira pas autre chose dans les diverses classifications des sciences qu'il nous propose. Retenons celle, moins connue, de 1905, qui a le mérite de nous fournir un jugement épistémologique sur la linguistique et de préciser ses rapports avec la psychologie. Ainsi apprend- on que la période historique à laquelle correspondent « des lois empiriques

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comme toutes celles que formule l'histoire proprement dite », est un « moment nécessaire dans le développement de la linguistique », moment pendant lequel s'opère une « prise de contact avec les faits, épuration de l'imagination ». L'étude historique, « loin d'être achevée », est à poursuivre, mais son « demi-empirisme » doit être dépassé du fait « d'un besoin intrinsèque, logique à la science, qui pour être telle n'a pas à se limiter à l'empirisme », et qui de fait l'est par « de nouvelles tendances » de « plusieurs côtés à la fois ». Il serait cependant excessif de placer la linguistique comme une partie de la psychologie (Wundt) ; une telle explication unilatérale du fait linguistique sous-estime les « autres causes extrêmement complexes » et « surtout la structure sociale ». Néanmoins, si « la psychologie ne donne pas la clé de tous les faits du langage », Meillet accorde qu'elle contribue beaucoup à les éclaircir 14. Au total, Meillet investit la sociologie ", cette autre science jeune qui, à cette époque, cherche également son autonomie, de toutes les exigences de scientificité auxquelles ni la science historique (demi-empirisme), ni la linguistique générale du point de vue « purement linguistique », ne pouvaient satisfaire : « Dans toute la mesure où on veut expliquer les faits, il est visible qu'il faut sortir des faits de langue et ne pas se limiter à la linguistique pure » (1909). « Pour décisif que soit le progrès qui résulte de la constitution de la linguistique générale, on ne saurait donc s'en contenter. »

Nous avons ainsi le point de vue du linguiste, Meillet ; mais quel est donc celui du sociologue ? Pour le savoir il faut nous tourner vers la sociologie générale, non pas celle que Durkheim appelle de ses vœux et considère, à l'opposé de G. Richard, comme possible, science synthétique qui s'efforce de rassembler les conclusions générales qui se dégagent de toutes les sciences particulières " », mais plutôt celle, déjà constituée, de M. H. Cornejo (1911).

En quoi la sociologie doit-elle s'occuper du langage ? se demande Cornejo ; en tant qu'elle est un produit social, « le langage l'intéresse par son origine et parce qu'il est une forme de l'intelligence collective » (p. 11). On notera ici la reprise en d'autres termes du problème de l'origine, renvoyant en définitive à la nature spirituelle du langage comme de tout phénomène social. D'où l'allure hégélienne ou plutôt comtienne de telles remarques : « le langage, sorte de raison collective, est inséparable du développement de l'esprit ». En tant que produit social, le langage « influe » sur tous les autres « et leur donne une nature spéciale qu'ils n'auraient pas si la conscience collective ne pouvait s'objectiver sous cette forme idéale ».

Soit à classer ce traitement sociologique du langage parmi les autres, il faut distinguer son objet de celui de la philologie comparée et écarter la méthode historique : « Bien que l'histoire des choses se reflète dans la langue, l'interprétation historique n'est qu'un des moyens d'expliquer les changements de signification. Il y a des changements analogues qui se

14. Cf. « II a été fait un grand effort (notamment depuis l'apparition de la Spraehe de Wundt) pour faire ainsi profiter la linguistique des acquisitions des sciences voisines, et il en est résulté de là un progrès considérable dont les effets se font et se feront sentir de plus en plus » (1906, p. 48).

15. Cf. G. Richard (La sociologie générale et les lois sociologiques, Paris, 1912) qui impute à tort à Durkheim l'idée de l'impossibilité d'une sociologie générale et de la détermination de son objet ; cf. compte rendu de Durkheim in Année sociologique, 1912.

16. Remarquons le renversement de la tendance contemporaine en sociologie ; comme le dit A. Akoun (1975, p. 221) : « De Comte à Durkheim, la sociologie a cru pouvoir être la science du tout social et du devenir de ce tout, son histoire. Avec Max Wbber, avec la sociologie d'aujourd'hui dans l'essentiel de ses courante, c'en est fini de cette ambition de rendre compte de la totalité (...) A une sociologie (...) succèdent des sciences particulières. >

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produisent dans des conditions historiques différentes » et qui rendent l'explication historique insuffisante : « l'histoire ne nous apprend que le fait matériel de la transformation sans pénétrer dans l'intimité du processus psychologique » (11, p. 77). L'aveu est clair : plus qu'une explication superficielle, qu'elle soit philologique ou historique, il faut une véritable compréhension qui « pénètre dans l'intimité » du langage, c'est-à-dire qui conduise à la psychologie. Mais là encore il ne faut pas se méprendre comme l'a fait Wundt. Cornejo rejoint Meillet sur ce point : « l'explication psychologique n'est pas seule décisive », pour le dépasser aussitôt : « mais fondamentale ».

La généralité du point de vue sociologique est à la mesure de l'extension et de la compréhension de la conscience : « Qu'il s'agisse du phénomène historique ou éthique, des relations logiques ou de la volonté individuelle, tout cela a pour base les lois qui régissent la conscience. » Reste donc à faire une psychologie sociale, d'autant que le concret n'y sera pas perdu : « l'avantage principal de l'explication psychologique, c'est qu'elle s'attache aux faits eux-mêmes ». La spécificité sociale crée l'objet conscience collective, pensée sociale, « qui ne peut exister sans le signe parlé ». Etant donné la simultanéité d'évolution psychologique et sociale du langage et de la pensée, le sociologue étudiera les « influences » « que les langues déjà formées exercent sur la civilisation, l'art, la science », etc. Car le langage « exprime le développement intellectuel de la vie collective, dont nous ne pouvons qu'imaginer mais non pas reconstituer les multiples et complexes étapes ». Où l'on voit Cornejo sur les traces de J. J. Rousseau. La régression est totale, mais la science est sauve, l'intimité est atteinte et le fait (historique et purement psychologique) dépassé. C'est à ce prix que l'on retrouve les problèmes de l'origine du langage, même si la réponse est psychologique et sociologique (sur ce point, cf. aussi Whitney), et le problème des rapports du langage et de la pensée.

Ainsi, plus radicale encore est la thèse de G. Richard (1903) : « La sociologie est une psychologie sociale ou n'est rien » (p. 16). Le langage est l'œuvre de la société, constitue la tradition, mais penser, « c'est s'affranchir des automatismes de la langue, recréer la langue à son service, souvent imposer les créations linguistiques individuelles à la société (...) La société crée la langue pour agir collectivement, non pour penser (...) La pensée s'empare de ce système de signes entièrement subordonné aux fins de l'action et travaille à le subordonner à ses fins ». Tout un programme, de l'idéal à l'idéalisme...

Renversons les termes et conservons le primat du psychique, on aboutit à une résorption dans la psychologie ; sur le terrain, les mêmes : Wundt, Séchehaye, et un nouveau : van Ginneken.

B. Linguistique générale et psychologie

Chez van Ginneken (Principes de linguistique psychologique, cours professé de 1904 à 1906, édité en 1907), même radicalité : la linguistique, « recherche des causes plus profondes de tous les phénomènes linguistiques dans leur avenir intime », est à démarquer de la philologie et de la grammaire comparée, toutes deux incomplètes et restrictives, « de parti pris » : « La philologie ne connaît que le code abstrait, extrinsèque et autoritaire (...) La grammaire comparée ne s'occupe que de l'évolution collective également extrinsèque et abstraite. »

L'empirisme le plus total guide la démarche de van Ginneken : * toute science doit se baser sur des faits concrets ». Ce concret, c'est la psychologie qui le fournit et, de même qu'il y a une psychologie individuelle

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et une psychologie générale, il y a une linguistique psychologique spéciale et une linguistique psychologique générale qui nous donne les principes généraux par lesquels il est nécessaire de commencer. Pas de loi linguistique, mais une tendance « linguistique déterminée et individuelle » dont la fréquence est l'objet de l'attention du linguiste en tant qu'elle « peut nous aider à reconstruire l'histoire linguistique à la lumière de la réalité concrète » : « La linguistique commence pour moi par la genèse intime concrète et individuelle de tous les phénomènes linguistiques. »

En ce qui concerne les rapports avec les sciences sociales ou l'esthétique, van Ginneken est tranchant : ce « ne sont que de petits terrains délimités arbitrairement sur le champ psychologique. Or je condamne toute restriction et maintiens le terme psychologique ». Sa linguistique psychologique générale concerne, dans ses principes : — « tout ce qui est universellement humain » dans la personne qui parle ou écoute ; — toutes les tendances « qui se trouvent au moins virtuellement dans chaque individu » ; « les lois et les règles qui s'appliquent indistinctement à toutes les langues et sur lesquelles se fondent toutes les lois historiques de phonétique, morphologie, sémantique, dont toutes les actions analogiques ou irrégularités apparentes découlent et qui ne manquent jamais de reproduire leur action dès que les circonstances requises se présentent ».

Quant à la linguistique spéciale, comme son nom l'indique, elle rend compte de la spécificité d'un tout systématique : une langue. Universel, concret, intimité, spécificité, tels sont les termes de la linguistique de van Ginneken qui ne fait pas double emploi avec celle de Wundt, dans laquelle il y a « trop de théorie et pas assez de faits qui ne sont là que pour illustrer et non prouver ». Où l'empirisme n'exclut pas la déduction...

Du point de vue de la constitution d'une linguistique générale, cet empirisme vaut celui de Schuchardt qui, dans sa critique du CLG, écrit : « La linguistique générale présuppose des linguistiques particulières ; or celles-ci n'existent pas » (1917).

Aux lois phonétiques, la linguistique psychologique peut opposer les lois de l'esprit ; bien plus, elle est au cœur du phénomène : Saussure n'a-t-il pas dit que « tout est psychologique dans la langue » (CLG, p. 21) ? Et Schuchardt de s'empresser de conclure : « Qu'y a-t-il en dehors de l'histoire du langage qui puisse encore mériter le nom de science du langage ? Je ne répondrai pas, comme cela a été fait, en lançant une douzaine de noms, un seul me suffira : c'est la psychologie du langage. »

On n'accusera pas la linguistique psychologique d'être réductrice : elle touche au plus profond et au plus général ; elle est cependant incomplète : c'est ce que dit Meillet en 1909 quand il déplore en cette période l'absence d'ouvrages proprement linguistiques, c'est-à-dire susceptibles d'un compte rendu dans une revue de sociologie. Seuls les ouvrages de Séchehaye et de van Ginneken sont à signaler, mais le premier « ne sort pas de considérations purement psychologiques » tandis que le second « est plus précis, mais il néglige les faits sociaux ». L'enjeu du débat est bien sûr la question de savoir auquel des deux, l'individu ou la société, revient la primauté dans la production du langage.

Nous sommes à présent au terme de la généralisation : la linguistique générale se fond dans la psychologie sociale. Et cependant le projet demeure ; tout autre est la tentative saussurienne. Pourquoi le CLG ? C'est qu'en chemin nous avions perdu la langue et gagné l'esprit. Saussure la récupère, « le point de vue crée l'objet », la langue est un système et la linguistique générale est une science.

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2. Autonomie

Linguistique générale et système

Avec le CLG nous retrouvons : la tradition introduite par la grammaire générale ou philosophique de Port-Royal ; la nécessité pour une science de viser le général, au-delà des particularités.

Que reprochait-on à la grammaire philosophique ? D'être une construction a priori, fondée sur la logique ? Soit, mais il y a un avantage, comme le dit Saussure : « On a reproché à la grammaire classique de n'être pas scientifique ; pourtant sa base est moins critiquable et son objet mieux défini que ce n'est le cas pour la linguistique inaugurée par Bopp 17. »

Saussure, dans ce passage, introduit la notion de synchronie et, critiquant la linguistique moderne toute diachronique depuis Bopp (« sa conception de la langue est hybride et hésitante »), rend hommage au point de vue synchronique de la grammaire de Port-Royal.

De fait, à plonger dans l'histoire, l'objet de la linguistique ne cesse de perdre sa netteté, sa régularité, son unité. Du même coup, le discours linguistique est à la recherche de sa rigueur perdue : que mettre à la place des lois logiques de l'esprit humain ? Une loi naturelle, organique ? Et la linguistique est une science naturelle : Sghleicher. Ce point de vue est inacceptable, simpliste, réducteur ; l'affaire est plus complexe, le langage est humain et l'homme a une histoire : la linguistique est historique. Mais l'histoire elle-même est-elle une science ? Y a-t-il des lois historiques comme il y a des lois naturelles ? Manifestement non ; l'histoire ne prévoit pas, elles sont d'un autre genre. Laissons là le parallèle qu'on pourrait prolonger et revenons à la linguistique.

Nous partons d'une résistance : la constatation de la présence de la causalité à l'œuvre dans le langage. Elle n'est pas logique (Port-Royal) ni biologique (Schleicher) ; serait-elle mécanique ? c'est la querelle des lois phonétiques (cf. dans ce numéro l'article de P. Caussat). Lois, tendances, exception, en définitive le problème est mal posé : l'histoire ne nous livre que « des poussières d'explication » (Meillet). Il faut revenir en arrière et cependant aller de l'avant :

« Après avoir accordé une trop grande place à l'histoire, la linguistique retournera au point de vue statique de la grammaire traditionnelle, mais dans un esprit nouveau et avec d'autres procédés, et la méthode historique aura contribué à ce rajeunissement » (CLG, p. 119).

Ce « rajeunissement » encore plus radical que celui des néo-grammairiens (Junggrammatiker) passe par la constitution d'un nouvel objet : la langue : « sans cette opération élémentaire, une science est incapable de se faire une méthode » (CLG, p. 16). A ce prix, nous avons une science, et c'est bien ce qui manquait : « Enfin Saussure vint. »

II faut cependant remarquer que, sur ce terrain, Saussure n'est pas seul (cf. l'article cité) et que le CL G s'inscrit dans ce mouvement plus général de la recherche légitime, en linguistique, d'une rigueur, d'une objectivité scientifique, d'une autonomie (d'où la délimitation de l'objet de la linguistique au chap. II du CLG) : — à partir de l'échec de la glottique de Schleicher (critique unanime) ; — à partir de la critique plus nuancée de l'historicisme.

17. CLG, p. 118 ; cf. Mounin, op. cit., p. 222.

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Page 20: Médina José. Les difficultés théoriques de la constitution d'une linguistique générale comme science autonome. In Langages,

Ce mouvement est d'autant plus intéressant que nous trouvons dans son sillage des contemporains de Saussure, et non des moindres : Meillet, Schuchardt, Séchehaye, Bailly, Vendryes..., et que leur réflexion épistémologique passe souvent par une critique mutuelle " éclairante sur les impasses et les détours que connaît la linguistique dans son devenir.

Mais autre chose est de constater la nécessité de faire une science générale (Meillet), une science des lois à côté d'une science des faits (Séchehaye), une science qui ait la rigueur des sciences naturelles (Whitney) ", autre chose est de la faire effectivement. Le simple constat d'échec de toute entreprise théorique, la fuite en avant dans l'extériorité d'une science, sociologie, psychologie, ou psychologie sociale, sont des solutions attirantes (Schuchardt, Meillet, Séchehaye). Si Saussure paraît donc suivre une filière (pour, au besoin, la remonter) déjà ancienne (Port-Royal), la tradition de la science du langage, il ne va pas au même objet, il n'emprunte pas le même chemin ; voilà pour la nouveauté.

Mais de quoi donc la linguistique est-elle une science ? De la langue en tant qu'elle est distincte de la parole, objet qu'on « peut étudier séparément » (p. 1). Du coup, la linguistique « n'est qu'une partie de cette science générale » qu'est la sémiologie.

La linguistique est encore une « partie de » ; (cf. dans ce numéro l'article de Cl. Normand). Saussure ne constitue pas un terme à l'histoire de la linguistique générale, mais un moment, et, comme dit Séchehaye : « le CL G n'est pas une œuvre achevée, c'est un commencement ».

Qu'en est-il de l'autonomie ? En définissant son objet et sa méthode, en se démarquant des autres linguistes, Saussure fait une science de cela seul qui peut en être l'objet : la langue en tant que système. Qu'on relise les pages du CL G consacrées aux lois en linguistique : on y verra que ni juridique (imperative), ni physique (panchronique), la loi linguistique est apparence, illusion due au système ; elle n'est pas une loi : « Parler de loi linguistique en général, c'est vouloir étreindre un fantôme » (CL G, p. 130).

Si la généralité de la panchronie est le prix de la scientiflcité, la linguistique n'est pas une science. Et cependant, à sa manière elle en est une, manière qui la spécifie en la distinguant des sciences naturelles ou de toute autre science qui se poserait comme modèle. Au contraire, dans la pensée contemporaine, la linguistique inaugurée par Saussure constitue un modèle (cf. Lévi-Strauss). La linguistique de Saussure est générale, mais sa généralité n'est pas synonyme de généralisation abstraite. Elle relève de la systématicité de son objet : à la langue, système de signes, correspond la théorie saussurienne ; l'observation scientifique du fait se traduit par son intégration dans un système d'où est écartée l'histoire (synchronie) ainsi que le contexte psycho-social (la langue est considérée en elle-même et pour elle-même).

L'incomplétude est le prix de l'autonomie ; n'est-ce pas Saussure qui disait : « Je n'ai pas de plus cher vœu que de ne pas avoir à m'occuper de la langue en général ? »

18. On a vu Meillet critiquer la linguistique psychologique en la personne de Wundt, Van Ginneken, Séchehaye ; ce dernier critique également Wundt et prétend s'en démasquer ; cf. la critique de Saussure dans Godel n. 21 : « П aurait fallu d'abord situer la linguistique vis-à-vis des sciences sociales. Séchehaye ne pose pas le fait grammatical en lui-même et dans ce qui le distingue de tout acte psychologique... »

19. Cf. Whitney (1875, p. 260) : « La science du langage proprement dit est dans l'enfance (...) П est grand temps que cet état de choses tolerable au début d'une science cesse, et qu'en linguistique comme dans les autres sciences d'observation et de déduction, chimie, zoologie, géologie, il y ait un corps non seulement de faits reconnus, mais de vérités établies qui s'imposent à tous ceux qui prétendent au nom de savant. »

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