Marx, William - Le Poete Et Le Ready-made

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, PRUL VRLERY, , EN THEORIE William Marx Christian Doumet Christina Vogel Hiroaki Yamada Gilles Philippe Valerio Magrelli Hugues Marchal Bruno Clement Jacques Bouveresse DOCUMENT Beatrice Didier Jeannine Jallat

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Le Poete Et Le Ready-made

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  • ,PRUL VRLERY,,

    EN THEORIE

    William Marx

    Christian Doumet

    Christina Vogel

    Hiroaki Yamada

    Gilles Philippe

    Valerio Magrelli

    Hugues Marchal

    Bruno Clement

    Jacques Bouveresse

    DOCUMENT

    Beatrice Didier

    Jeannine Jallat

  • WILLIAM MARX, UNIVERSIT PARIS OUEST NANTERRE LADFENSE

    Le pote et le ready-made

    De tous les crivains le plus conscient de lacte mme dcrire, le plusprompt porter son attention sur la cration en train de se faire, Valrydsigna cette discipline nouvelle (discipline non moins morale qupist-mologique) du beau nom de potique ou potique, qui fut aussi celui desa chaire au Collge de France. En 1970, ce nom fut repris par la NouvelleCritique pour baptiser une revue de thorie littraire ainsi que la collectionqui laccompagnait, appeles toutes deux un grand avenir1, et il entra ainsidans lusage courant des tudes littraires au risque de saffadir peu peu etde perdre de sa fracheur dorigine.

    Or, pour revenir une vision historique plus juste, il importe, dunepart, de raviver de temps autre laudace premire qui caractrise la pensevalryenne de la cration et, dautre part, de replacer cette pense dans soncontexte culturel initial. Il y a en effet dans la thorie valryenne de la genseune radicalit qui ne prend tout son sens que croise avec dautres courantsesthtiques et intellectuels de lpoque. Une radicalit, mme, qui na rien envier aux ralisations de Marcel Duchamp et aux thories conomiques envigueur la charnire du XIXe et du XXe sicle.

    LE BROUILLON AU PRIX DE LUVRE

    Quon en juge par la conception valryenne de la potique, qui prend lecontre-pied de toute la tradition littraire : pour Valry, le travail de lcriturenest nullement envisag comme un moyen, savoir un prlude luvre ouun avant-texte, mais comme une fin en soi. Idalement, luvre ne devraitjamais tre acheve :

    Un pome nest jamais achev cest toujours un accident qui le termine,cest--dire qui le donne au public.Ce sont la lassitude, la demande de lditeur, la pousse dun autre pome.Mais jamais ltat mme de louvrage (si lauteur nest pas un sot) ne montrequil ne pourrait tre pouss, chang, considr comme premire approxima-tion, ou origine dune recherche nouvelle.Je conois, quant moi, que le mme sujet et presque les mmes motspourraient tre repris indfiniment et occuper toute une vie. Perfection cest travail (Tel quel, , II, 553).

    1. Voir W. Marx, Quelle potique de Valry pour la revue Potique ? , LHT : LaventurePotique , 17 dcembre 2012, http://www.fabula.org/lht/10/index.php?id=447.

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  • LE POTE ET LE READY-MADE

    Le processus de cration intresse Valry en dehors de toute tlolo-gie : Je naime pas la littrature , crit-il, mais les actes et les exercicesde lesprit (C, VII, 206 [1918-1919]). Ou bien : je donnais la volontet aux calculs de lagent une importance que je retirais louvrage 2. Or,en faisant tourner la cration littraire non plus autour du poima, mais dela poisis, Valry rduit le texte ntre que le prtexte de sa propre gense.Lnonc ne vaut que parce quil permet lnonciation, et non linverse.

    Il faut bien mesurer toutes les implications dune telle attitude. Cettepense du brouillon procde dun refus de luvre en tant que telle. En sedplaant de luvre lacte mental qui prcde cette dernire, le regardcritique dissocie, en dernier ressort, le texte et sa gense. La littraturenapparat plus alors que comme un piphnomne de lcriture, un simpleaccident dont lauteur idalement pourrait se dispenser. En vrit, Valrypense le brouillon contre le Livre mallarmen, cest--dire contre lide nonseulement du chef-duvre, mais de toute uvre en tant quuvre3. Cest lune radicalit dont il faudrait aujourdhui oser payer tout le prix, en termesdconomie du discours critique.

    LA GENSE CONTRE LUVRE : LE READY-MADE

    Or, en son temps Valry ne fut pas le seul oser un geste si radical. Cechoix de napprcier luvre que pour lacte qui la produite, au dtrimentde lobjet fini considr en tant quobjet, on le retrouve ailleurs, dans uncontexte certes fort diffrent, lorsquen 1914 Marcel Duchamp achte auBazar de lHtel de Ville un porte-bouteilles le plus ordinaire possible etdcide de lexposer. Lartiste, ici, veut moins se dfinir par les objets quilproduit (si banals quon les trouve tels quels dans le commerce) que parle geste qui pose ces objets comme uvres dart : laccent se dplace duproduit la production.

    Comme son nom lindique, le ready-made ne demande pas beaucoupde travail. Mme si certains ready-made de Duchamp exigrent relativementplus de soin que dautres, comme la Roue de bicyclette (1913) quil fautmonter sur un support ou la fameuse Fontaine (1917) puisque lurinoirest pos non point lendroit, mais lenvers, et quil est sign , il fautavouer qu la limite ce travail de cration relve presque de linstantan.Mais ce presque est important : il donne la mesure prcise de lacte crateur,car mme le Porte-bouteilles pourtant le plus ready des ready-made , ilfallut Duchamp lacheter, le transporter hors du magasin et linstaller dansun espace dexposition. Ce temps-l, cette nergie dpense sont essentiels

    2. Lettre sur Mallarm , , I, 641.3. Voir M. Jarrety, Valry devant la littrature : mesure de la limite, Paris, Presses universitairesde France, 1991, p. 200.

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  • PAUL VALRY, EN THORIE

    dans la dfinition du ready-made, puisque cest par eux que le simple objetmanufactur se transforme en uvre dart. Dans le ready-made, il y a duready, certes et cest ce ready qui fit scandale , mais il y a aussi dumade, et il faut aller plus loin encore : le ready nest l que pour soulignerlimportance du made, savoir du geste artistique lui-mme considr entant que pur geste, indpendamment du rsultat obtenu. Ici aussi, en termesvalryens, la poisis compte plus que le poima, la potique plus que lepome.

    Bien sr, on ne saurait gommer les normes diffrences sparant legeste de Valry et celui de Duchamp, et il serait absurde de rduire lun lautre. En particulier, il va de soi que ce qui intresse Valry, cest lalongueur et la complexit du travail potique, un travail qui va puiser auxressources les plus intimes du crateur, tandis que le travail de Duchampse rsume au minimum et pourrait mme en thorie se limiter une simpleopration de type conceptuel : dcider de faon purement virtuelle et sanspassage lacte, par exemple, dinstituer un porte-bouteille en uvre dart.Le ready-made repose essentiellement sur un acte intellectuel ou verbal valeur performative, en dehors de toute considration de virtuosit oude savoir-faire. bien des gards mme, le caractre presque purementperformatif du travail de Duchamp propose une contestation radicale de lavaleur traditionnelle accorde au travail artistique en tant que travail et entant quexpression dun moi crateur. De ce point de vue, Duchamp peutapparatre lgitimement comme un anti-Valry ou un anti-Lonard deVinci.

    Or, cette diffrence relle entre les deux artistes sannule lorsquonles considre sous langle du dni de luvre, car pour Lonard aussi, nonmoins que pour Duchamp et Valry, lart tait cosa mentale, un acte essentiel-lement li lintellect4. Valry comme Duchamp veulent souligner, contreluvre, limportance essentielle du processus de cration, lun (Valry) enlui enlevant sa fin et en valorisant linachvement, lautre (Duchamp) enmontrant linanit de la fin et en rduisant lacte crateur une oprationconceptuelle. Tous deux remettent ainsi en question la grande tradition delart occidental qui, depuis la Renaissance, associait trois lments com-plmentaires dans un unique processus : un travail personnel de lartiste,une uvre ralise et un dvoilement public de luvre. Trois lments quicorrespondent aux trois instances grammaticales de lnonciation : le je delartiste, le il ou elle de luvre dtache de son auteur, et le tu du public.

    linstar des chronophotographies dtienne-Jules Marey, dont ilstaient tous deux grands admirateurs, Valry et Duchamp dcomposent lemouvement de la cration et en sparent les diffrentes phases par une

    4. Le rapprochement de Duchamp et de Valry (et de Lonard) a dj t propos de faonremarquable par Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la fin de lart, Paris, Gallimard, 2000, p.46-49, 135-157 et passim.

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  • LE POTE ET LE READY-MADE

    double rduction : rduction de lart au travail de lartiste, sans uvreni dvoilement, pour Valry ; rduction de lart la seule opration dedvoilement public, sans travail ni uvre vritable, pour Duchamp. Tousdeux jouent par l lopration artistique contre luvre, et cette dernire estla seule vraie victime des renversements artistiques quils proposent.

    Poussons plus loin : la question du ready elle-mme nest pas trangre Valry. Certes, elle ne fut pas pose directement par lui, mais par lun deses lecteurs les plus attentifs et les plus prestigieux, Jorge Luis Borges,dans sa nouvelle Pierre Mnard, auteur du Quichotte . Le personnage deBorges, on le sait, est en partie inspir de Valry. Or, si Mnard peut treprsent comme lauteur rel de quelques phrases recopies textuellementdu Don Quichotte de Cervants, cest, daprs le narrateur de la nouvelle,parce quil a accompli intrieurement tout le processus intellectuel qui luipermet dcrire en plein XXe sicle, comme si elle tait sienne, une phrasedont loriginal date du dbut du XVIIe sicle. Le Quichotte de Pierre Mnard,ce ready-made faon Marcel Duchamp, sinscrit dans la parfaite logique delinterrogation valryenne sur le systme de lart occidental, comme uneconsquence ultime de la valorisation de lacte au dtriment de luvre.

    VALEUR TRAVAIL ET VALEUR UTILIT

    Laccent port par Valry sur la dimension productive de lart et surlopposition luvre sinscrit par ailleurs dans un contexte plus large,celui de la thorie conomique, pour laquelle il manifestait un grand intrt.On sait quil frquenta lconomiste Charles Gide, dont il suivit les cours luniversit de Montpellier5. En 1896, il publia un compte rendu deslments dconomie politique pure de Lon Walras, un auteur majeur de lathorie dite noclassique de lconomie (, II, 1444-1445). Vers la mmepoque, il lit Le Capital de Karl Marx.

    Le discours critique de Valry sur la littrature emprunte ces lecturesde jeunesse dune faon remarquable6 : on y rencontre couramment destermes tels que valeur, production, producteur, consommateur, etc. Mais ilsagit l de bien plus que dun simple emprunt lexical. Songeons en effetque la pense conomique plaait alors la production la base de tousles systmes dchange : selon Marx, par exemple, la course effrne laproduction constituait lune des caractristiques de lconomie capitaliste.

    5. Voir M. Jarrety, Paul Valry, Paris, Fayard, 2008, p. 68. Andr Gide tait le neveu delconomiste.6. Voir, par exemple, Sorte de prface , , I, 680-681 ; Premire leon du cours depotique , , I, 1344-1345 ; La libert de lesprit , , II, 1077-1099. Sur la penseconomique de Valry, voir Jean-Joseph Goux, Frivolit de la valeur : essai sur limaginairedu capitalisme, Paris, Blusson, 2000, p. 21-43.

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  • PAUL VALRY, EN THORIE

    Le modle conomique nest donc peut-tre pas tranger limportance queValry veut apporter la question de la production dans la thorie artistique.

    Une telle inspiration conomique ne doit pas tonner, le modernismenayant cess de rfrer la rflexion sur la littrature des paradigmestechniques qui lui sont apparemment extrieurs : la chimie, la physique, lapsychologie, la psychanalyse ou mme le sport. Or, lconomie fait partiede ces paradigmes. Lentre de la littrature dans la modernit se marqueainsi pour Valry par linauguration dun ge de la production pure, savoirde la production pour la production, sans considration dun quelconquedbouch : posis sans objet ou gense sans uvre.

    Dans les annes 1920, une invasion comparable de la critique littrairepar la pense conomique eut lieu en URSS en particulier sous la plumedu critique et historien de lart Boris Arvatov (1896-1940), thoricien delart dit productiviste . Sans vouloir ramener inconsidrment la thoriedArvatov celle de Valry, il est noter que tous deux appelrent deleurs vux la naissance dun artiste-ingnieur7 , destin produire de lalittrature comme on construit une machine8. Lconomisme caractristiquede la pense valryenne de la littrature permet donc dexpliquer en partiela survalorisation thorique de la gense.

    Toutefois, les rfrences conomiques chez Valry ne vont pas sansquelques tensions internes son propre systme. Lorsquil parle de lavaleur dans le monde intellectuel, il sagit dune valeur minemment mobile,instable, lie aux attentes du public, directement inspire de la thorie no-classique de lconomie, selon une conception subjective de la valeur : lavaleur utilit, essentiellement lie la demande du consommateur. La Lit-trature, crit Valry, est en proie perptuelle une activit toute semblable celle de la Bourse. Il ny est question que de valeurs, que lon introduit,que lon exalte, que lon rabaisse [...].9 Or, parmi toutes les valeurs, ilen est une dont il regrette la volatilit et mme la baisse : cest lesprit,quil voudrait faire chapper au mcanisme du march. Et comme lespritnexiste quen acte, cest--dire en situation de travail, cest bien la valeurdu travail intellectuel que Valry souhaiterait soustraire la bourse gnraledes valeurs pour restaurer ce quil faut appeler, avec Marx, la valeur travail.

    Valry est donc cartel entre une thorie noclassique de lconomiequi, nadmettant de valeur que lie lutilit, dcrit au plus prs la ralitdes changes et de la vie intellectuelle, et, dautre part, une thorie plusancienne, marxiste, celle de la valeur travail, qui dtermine la valeur dunobjet en fonction de la quantit de travail ncessaire pour le produire. Entant quartiste, Valry ne croit qu la valeur travail. En tant quobservateur

    7. Voir Maria Zalambani, Boris Arvatov, thoricien du productivisme , Cahiers du monderusse, 40/3, 1999, http://monderusse.revues.org/index19.html.8. Voir ici mme larticle de Hugues Marchal, Mcanique potique et pome machine .9. , I, 1487 ( Fragments des mmoires dun pome , 1937).

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  • LE POTE ET LE READY-MADE

    du monde comme il va, il est bien oblig dadmettre la ralit de la valeurutilit.

    Pour sa production personnelle, il trouve pourtant moyen de concilierles deux thories antinomiques en expliquant que ses propres uvres, nesau terme dune gense complexe, cest--dire dotes dune valeur travailleve, ne pntrent sur le march que par le biais de circonstances acci-dentelles, indpendantes de sa volont (la sollicitation damis, la pressiondun diteur, une commande lucrative, etc.). Autrement dit, si lon en croittout le discours lgitimant qui accompagne sa production littraire, Valryne ferait entrer son uvre dans le circuit commercial que sous la contraintedvnements extrieurs, prservant ainsi la valeur absolue quil accordeau travail. Surtout, cette introduction de luvre sur le march naurait lieuqu partir du moment o le march est assez mr et la demande assez forte(de la part des amis, des diteurs, des commanditaires) pour que la valeurutilit de luvre soit au moins gale sa valeur travail. Valry dfinit ainsiun prix plancher, dtermin strictement par la valeur travail, en de duquelson uvre ne saurait entrer sur le march. Il la soustrait donc en partie auxlois de ce march. Lconomie de luvre dart doit tre rgule par la priseen compte du travail quelle a cot, ce qui revient dfinir la fonction dela critique.

    *

    Voil o tend la potique de Valry : ni plus ni moins qu une dnon-ciation du systme de lart en vigueur. La rflexion de lcrivain tmoigneainsi, linstar de Duchamp, des grands bouleversements esthtiques duXXe sicle, eux-mmes parallles lvolution des reprsentations du travailet de la valeur dans la pense conomique. Cette radicalit de Valry, queson statut dauteur canonique ne doit pas clipser, est celle de toute thorie,qui tient le rel pour un simple possible parmi dautres :

    You did not understandque je ne puis me mouvoir sur la ligne ordinaire. Cette ligne est pour moicontrainte. Ce qui est naturel aux autres mest artificiel. Je ne vois pas leschoses que vous voyez, mais dautres choses. L, par exemple, o vous voyezsignificatif, je vois formel. L, vous tes laise et je suis gn. [...]Au diable, les hommes. Ils croient un seul rel. Rel, ceci que le sommeil,le mal, la nuit, la mort, les drogues, peuvent altrer ? Cette table de bois durfond sous la main. Elle redevient dure avec ltat net, mais on finit toujourspar crever (C2, 432 [1921]).De leur ct, Marx, Duchamp, Valry tracent une autre ligne, ostinato

    rigore.

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