novembre2013(n°11( - Quintes-Feuilles · 2014-10-05 · Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11...

11
novembre 2013 n°11 Bulletin mensuel Quintes-feuilles

Transcript of novembre2013(n°11( - Quintes-Feuilles · 2014-10-05 · Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11...

Page 1: novembre2013(n°11( - Quintes-Feuilles · 2014-10-05 · Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013 3 !! photographe. Après de laborieuses explications, je parvins à

novembre  2013     n°11    

 

       

 

   

 

 

 

     

Bulletin mensuel Quintes-feuilles  

   

 

 

❀    

 

 

 

 

 

 

 

Page 2: novembre2013(n°11( - Quintes-Feuilles · 2014-10-05 · Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013 3 !! photographe. Après de laborieuses explications, je parvins à

Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013  

1    

Documents Peyrefitte photographié par Karel Egermeier

Dans plusieurs de ses ouvrages, qu’il s’agisse de romans ou de livres d’entretien, Roger Peyrefitte a pris plaisir à se raconter et à nous décrire ses relations, tumultueuses ou amicales, avec ses contem-

porains. S’agissant de quelques-uns d’entre eux, les confessions de Peyrefitte apportent des renseignements intéressants, parfois exclusifs et en général assez sûrs : on sait avec quelle flamme l’auteur des Propos secrets professait l’amour de la vérité.

Le peu qu’il nous ait dit de ses relations avec le photographe Karel Egermeier pouvait nous laisser espérer d’heureuses décou-vertes : des clichés de Peyrefitte par Egermeier existaient sans doute, précieusement conservées dans quelque archive non encore publique. Pendant la guerre, Peyrefitte fut en effet assez familier avec Eger-meier pour le recevoir chez lui, lorsqu’il habitait à Toulouse, rue des Fleurs1. Dans ses premiers Propos secrets, il explique clairement les raisons de son intérêt pour ce photographe, intérêt qui remonte à l’année 1937 :

« À mon retour d’Athènes, nous étions un petit groupe de pédérastes qui raffolions des photographies d’un Tchécoslovaque, Karel Egermeier, surnommé l’Aiglon. Il s’était spécialisé dans les photos de scouts, à qui il faisait prendre des poses suggestives. Ces

Peyrefitte à 17 ans images, qui n’auraient rien d’indécent aujourd’hui, nous apparaissaient [NB : cette photo n’est pas d’Egermeier] à l’époque comme le comble de l’érotisme. J’avais présenté l’Aiglon à Montherlant. Ses propos ont illustré la plaquette de Montherlant, intitulée Paysage des Olympiques. On y voit le jeune ami que j’avais alors et dont je vous parlerai, un garçon de quinze ans : ce n’est pas le petit Roro, qui aurait fait figure de Marmouset2. »

L’espoir de voir surgir des images inédites a récemment été comblé par la parution sur le blogue de Bernard Alapetite Les Diagonales du temps3 des photos prises à Paris sans doute avant la guerre, où l’on voit non seulement un Peyrefitte trentenaire, mais également deux des « petits amis » dont il partageait l’affection avec Henry de Montherlant : Doudou et Roro. Si le visage du jeune Édouard dit Doudou nous était déjà connu (grâce aux Paysage des Olympiques4) celui du jeune Roland dit Dodo nous était – pour autant que je sache – inconnu. Les curieux peuvent donc mettre enfin un visage, espiègle et agréable, sur ce surnom familier de Roro, souvent mentionné par Peyrefitte.

Mais que savons-nous de l’artiste lui-même, ce Karel (ou Charles) Egermeier dont le blogue Les Diagonales du temps a souvent affiché les œuvres ? Nous disposons, en vérité, de très peu de données biographiques sur lui : il semble qu’il soit né en Tchécoslovaquie en 1903. On ignore, pour l’instant, quand et comment (par décret, ou par simple déclaration enregistrée au tribunal de l’arrondissement parisien de son lieu de résidence ?) il acquit la nationalité française. On sait seulement qu’il se spécialisa rapidement dans la photographie Peyrefitte et Roro

                                                                                                               1 Roger Peyrefitte – L’Enfant de cœur. Albin Michel, 1978. p 50. Peyrefitte, après le décès de son père, s’était installé à Toulouse avec sa mère. 2 Roger Peyrefitte – Propos secrets. Albin Michel et René Julliard, 1977. p 188. 3 http://www.lesdiagonalesdutemps.com/article-lorsque-egermeier-photographiait-l-intimite-de-roger-peyrefitte-et-d-henry-de-montherlant-120386632.html 4 Montherlant – Paysage des Olympiques, pp. 3,7, 11, 53-55.

Page 3: novembre2013(n°11( - Quintes-Feuilles · 2014-10-05 · Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013 3 !! photographe. Après de laborieuses explications, je parvins à

Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013  

2    

de scouts et qu’il prit un nombre incalculable de clichés. La revue des Éclaireurs de France en publia régulièrement. Les passionnés de photographie savent qu’il utilisa un « Super-Voigtländer avec un objectif Héliar 3.5, format réflex 6 x 6. ».

Sous le gouvernement de Vichy, Egermeier illustra un manuel d’enseignement de la natation, de

plongeons, du sauvetage, et de jeux aquatiques, intitulé Eaux Vives5. Mais c’est l’illustration de Paysages des Olympiques de Montherlant qui lui procura une certaine notoriété. Par la suite, il illustra des ouvrages plus orthodoxes, ceux notamment de Daniel Rops, où figurent de réels paysages (La Misère et nous, Grasset, 1950 ; Le Courtinaire, Éditions ses Loisirs, 1950) ou encore Du Vésuve à l’Etna de Roger Peyrefitte, où l’on peut voir, parmi les paysages italiens, la fameuse île de Capri.

On ignore également la date précise du décès de Karel Egermeier, que l’on situe à Paris, en 1986. À défaut de données biographiques sûres, nous disposons de témoignages fragmentaires de personnes qui l’ont connu à deux époques différentes de sa vie :

Patrick Buisson, dans le deuxième tome de sa remarquable trilogie 1940-1945 : années érotiques, a retranscrit celui de François Sentein (1920-2010) qu’il avait recueilli au cours d’un entretien, le 11 octobre 2004 :

« Karel avait eu la révélation de son homosexualité lors de son passage dans une troupe scoute. Sa sexualité dévorante lui faisait commettre mille imprudences. À cause de cela, il avait déjà eu, pendant la guerre, de nombreux démêlés avec la police. Nous le tirions de ces mauvais pas grâce à des amis

bien placés. Lorsqu’il a été arrêté en 1945, nous n’avons rien pu faire pour lui. Aucun de nos anges protecteurs, ceux auxquels nous recourions d’habitude pour sauver nos camarades du déshonneur, de la prison ou du suicide, ne consentit à intervenir. Outre sa pédérastie militante, il professait des opinions farouchement anticommunistes. Dans le contexte de l’époque, ça ne pouvait qu’aggraver son cas6. »

Un autre personnage, collectionneur avisé de photographies anciennes et de clichés d’é-phèbes, a rencontré Egermeier deux années avant sa mort, et en a laissé un portrait assez émouvant :

« [...] en 1984, compulsant ma précieuse collection par une après-midi de désœuvrement, me vint l’idée de vérifier si ces photographes sont toujours de ce monde. C’est ainsi que je découvris un Egermeier dans l’annuaire du téléphone. Je tentai ma chance. Une voix enchifrenée au curieux accent, c’était bien mon                                                                                                                5 René Tulpin [instructeur national d’éducation physique des Eclaireurs de France] - Eaux vives – Les Eclaireurs de France, 11 bis, rue de la Tour – Vichy (1944). 6 Patrick Buisson – 1940-1945 Années érotiques. II De la Grande Prostituée à la revanche des mâles. Albin Michel, 2009. p. 429.

Page 4: novembre2013(n°11( - Quintes-Feuilles · 2014-10-05 · Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013 3 !! photographe. Après de laborieuses explications, je parvins à

Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013  

3    

photographe. Après de laborieuses explications, je parvins à me faire fixer un rendez-vous pour le lendemain après-midi. Il habitait un modeste immeuble de briques dans une rue calme du XIVe, un décor de banlieue à la Doisneau. Un ascenseur de bois au grognement inquiétant me hissa jusqu’au quatrième étage, devant une porte grisâtre sur laquelle était peint de travers « Egermeier ». Je frappai

fort et braillai mon identité, comme il me l’avait demandé. Après un chuintement de charentaise et un raclement de gorge, la porte s’ouvrit sur un personnage à la fois chauve et aux longs cheveux jaunâtres, appuyé sur une canne. Il y avait loin de l’image que j’avais découverte dans ma collection, du chef à la fois tendre et protecteur enlaçant deux de ses scouts. Bien souvent je retournai dans l’antre du vieux photographe, petite pièce à la fenêtre toujours ouverte, été comme hiver. J’y ai toujours vu la radio et la télévision fonctionner

en même temps. Le sol était jonché de photos. Sur trois des quatre murs couraient des étagères de bois blanc encombrées de grandes boîtes de carton en équilibre instable. Ouvrir une de ces boîtes, c’était entrer dans un monde noir et blanc peuplé uniquement de beaux adolescents acteurs d’un éternel grand jeu scout. Ces photos me révélaient la beauté des garçons d’hier et surtout l’immense talent de leur auteur7. »

Le nom d’Egermeier apparaît à plusieurs reprises dans la correspondance Montherlant-Peyrefitte, publiée avec notes et commentaires de Pierre Sipriot et de Peyrefitte lui-même. Il n’est pas invraisemblable d’imaginer que Karel Egermeier ait fait partie de la « Chevalerie » pédérastique informelle dont Montherlant semble avait défini les règles dans un livre publié en 1942 par Jean Vigneau, à Marseille : Les Nouvelles Chevaleries. L’ouvrage explique les raisons de la création de l’« Ordre », sorte de société secrète directement inspirée par la « famille » que Montherlant avait connue adolescent à l’institution Sainte-Croix de Neuilly et qui fut dissoute par les autorités du collège : il s’agissait de se défendre non en individualistes, mais avec un petit groupe d’amis choisis, contre l’abaissement général, la perte des vraies valeurs :

« Il apparut à ceux d’entre nous qui furent les promoteurs de cette société, que deux voies seulement s’ouvraient à nous pour échapper à une telle abjection : celle de la conduite solitaire, et celle du petit clan. Il ne pouvait être question un instant que l’individu fût sacrifié : je pensais et je pense que l’individualisme est le signe des races supérieures et des civilisations les plus « en flèche ». Mais aucun de nous ne voulait être un solitaire. Nous choisîmes donc le petit clan. Au vrai, lorsqu’une société de cette sorte est aussi réduite, chacun de ses membres ne la sent pas très différente de lui-même : l’individu y prend des rameaux, mais les remplit. »

Les valeurs de cet « Ordre » chevaleresque étaient décrites dans plusieurs chapitres de ce même ouvrage : « droiture, fierté, courage, sagesse ; fidélité, respect de sa parole, maîtrise de soi, désintéres-sement, sobriété ». La solidarité, l’entraide y étaient évidemment Doudou chez Montherlant naturelles.

Selon la fréquence de la mention de leurs noms, et sur le critère de leurs goûts, on peut penser qu’outre Egermeier, le professeur Robert Achard (agrégé d’italien, originaire, comme les Peyrefitte, de

                                                                                                               7 Extrait d’un article illustré paru dans Gaie France magazine n° 24 (janvier 1992), pp. 27-34, intitulé « Egermeier ». L’article n’est signé que des initiales de l’auteur, ce qui m’a paru refléter une volonté de discrétion. Pour respecter et prolonger cette volonté de discrétion, je ne les reproduis pas ici. L’auteur peut néanmoins revendiquer cet article s’il me lit. La photo d’Egermeier dont il parle y est reproduite p. 27.

Page 5: novembre2013(n°11( - Quintes-Feuilles · 2014-10-05 · Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013 3 !! photographe. Après de laborieuses explications, je parvins à

Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013  

4    

l’Ariège, et qui se suicida par la suite en Espagne8) et le docteur Pierre Jungné (qui guérit Roger Peyrefitte de sa syphilis) firent également partie de cet « Ordre » pédérastique informel.

Or, dans cette correspondance Montherlant-Peyrefitte (correspondance que chacun des deux écrivains savait très surveillée par la police), un personnage important – et un seul –, qui fut leur ami, est désigné par le titre de « Chevalier ». Son véritable nom n’est jamais cité dans l’ouvrage. Néanmoins, il est très facile de trouver son identité en recoupant des indications données par Roger Peyrefitte lui-même, la principale étant celle de la note 3 p. 120 de la correspondance. Ce personnage ayant joué dans la création du roman Les Amitiés particulières, et par conséquent dans la carrière même de Peyrefitte un rôle considérable, ce que l’intéressé n’a jamais cherché à nier, il m’a paru important de lui rendre un hommage provisoire, en attendant mieux.

Le « Chevalier » de la correspondance Montherlant-Peyrefitte :

Henry Houssaye (1912-1970) auteur d’une Loli ta qui a sans doute inspiré Vladimir Nabokov

Peyrefitte a toujours été reconnaissant à son ami Henry Houssaye de l’avoir aidé – en véritable

Chevalier – à s’orienter vers une carrière d’écrivain, au moment où, pour une affaire de mœurs, il avait dû démissionner de sa fonction de secrétaire d’ambassade. Henry Houssaye a non seulement présenté son ami à son futur éditeur Jean Vigneau (lequel, pour avoir servi à l’ambassade de France à Madrid lorsque Pétain y représentait son pays, était resté en bons termes avec le Maréchal9), mais de même que Jean Vigneau, il a aussi fortement poussé Peyrefitte à écrire Les Amitiés particulières. Ce dernier, dans Propos secrets, suggère que Houssaye a pris une part active au scénario du roman, par son écoute, ses discussions et en donnant son avis éclairé sur certains détails. Ainsi pour le choix du nom du héros :

« Mon goût juvénile pour la particule ne pouvait que se manifester dans mon premier roman : Georges de Sarre, dans Les Amitiés particulières, c’était moi, plus ou moins romancé. Je ne pouvais oublier mon propre personnage. Pourtant, lorsque j’ai écrit ce livre, j’avais trente ans, j’étais revenu des particules. Avec Henry Houssaye, qui a joué un grand rôle dans la préparation du roman10, nous nous sommes longtemps posé la question, quand il est venu me voir à Toulouse, où je le terminais : particule ou pas particule ? En désespoir de cause, nous avons tiré à pile ou face : particule. J’ai dit à Henry : « Ne le regrettons pas. Il ne s’agit pas seulement de faire mon portrait. Il faut que mon héros ait tout pour lui. Une particule, même si l’on peut s’en passer, est, par définition, quelque chose de plus,

justement dans ce monde de l’enfance, où l’on n’est rien encore, que par le nom de son père. Le sort a bien choisi. »

Roger Peyrefitte va d’ailleurs plus loin dans L’Enfant de cœur, puisqu’il écrit que Houssaye et lui avaient inventé le nom de « Georges de Sarre » à Toulouse11. Henry Houssaye lui-même a raconté, plus modestement, dans un article où transparaît son admiration pour son ami, la genèse des Amitiés particulières :

« Je revois encore Roger Peyrefitte en 1940, effondré avec nous tous par l’annonce de la débâcle. Privé de ses fonctions de secrétaire d’ambassade par Beaudouin, il se demandait, comme chacun, où tourner son activité. Une fois de plus, nous voulûmes le persuader de se mettre à écrire. Sa correspondance constituait déjà, à elle seule, un chef d’œuvre, et sa conversation la plus savante récréation. Que ne mettait-il par écrit ses souvenirs et son expérience ! Il parlait de l’enfance comme du Paradis perdu et il disait volontiers que le temps de la première jeunesse est le seul digne d’intérêt dans la vie d’un mortel : il croyait

                                                                                                               8 Propos secret 2. Albin Michel, 1980, pp. 279-282. 9 Pétain avait voulu nommer Jean Vigneau ministre de l’Information dans le gouvernement de Vichy. Cf. R. Peyrefitte. L’innominato p. 55. 10 Souligné par moi. Propos Secrets, Albin Michel, 1977, p. 176. 11 Roger Peyrefitte, L’enfant de cœur, Albin Michel, 1979, p. 342.

Page 6: novembre2013(n°11( - Quintes-Feuilles · 2014-10-05 · Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013 3 !! photographe. Après de laborieuses explications, je parvins à

Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013  

5    

avec Gœthe que si tous les enfants tenaient leurs promesses, il n’y aurait que des génies sur cette planète. Mais les adultes déçoivent et sont souvent pitoyables, quand les enfants sont une découverte perpétuelle. Nous l’écoutions, non sans déplorer que, de ce monde enchanté que sa parole ressuscitait, il ne dût rien rester. Tant de gens écrivent qui n’ont rien à dire ! – Mais répliquait Peyrefitte avec une modestie entêtée, tant de gens aussi ont écrit, et très bien, dans le passé et dans le présent ! Reste-t-il une chance d’être encore original ?

À la même époque, Jean Vigneau fondait, le plus discrètement possible, une maison d’édition à son nom, à Marseille, en attendant la libération, qu’il prédisait chaque année pour l’été prochain. Il comptait encore sur ses doigts le nombre de ses « poulains ». Je le mis en rapport avec Roger Peyrefitte. Bientôt conquis, lui aussi, par la jeune personnalité de l’ex-diplomate, il reprit à son compte le leitmotiv : « Ecrivez, faites un livre, au moins un ! Ecrivez !... »

Ce fut dans une petite chambre de la rue Jaubert, à Marseille, que nous furent lues les premières pages des Amitiés particulières. Peyrefitte s’était retiré à la campagne chez ses parents et l’oisiveté fit ce que n’avaient pas réussi à faire les amis. Cette première version était assez différente de celle que connaît aujourd’hui le public. On y voyait une véritable étude générale des mœurs et de la psychologie adolescentes et enfantines. Plus tard, pris par l’émotion de son sujet, l’auteur décida d’écrire un roman, en donnant à ce terme tout son sens. Il le termina à Toulouse. J’admirai, pendant qu’il travaillait, sa conscience, sa probité intellectuelle, son purisme qui appelaient

invinciblement à l’esprit l’image du religieux Flaubert à Croisset sacrifiant son temps et ses forces sur l’autel de la Littérature. Il y eut bien douze versions consécutives et autant de jeux d’épreuves, quand le livre fut terminé. Jean Vigneau se serait désespéré si la qualité de son « poulain » ne l’avait rassuré une fois pour toutes sur l’avenir12. » [...]

Dans la correspondance Montherlant-Peyrefitte, nous apprenons que le « Chevalier » a été arrêté en janvier 1941 pour une mésaventure pédérastique, et qu’il fut jeté en prison à Cusset. Pendant plusieurs semaines, Peyrefitte et Montherlant restèrent sans signe de vie de leur ami. Peyrefitte crut ensuite que Houssaye n’avait été emprisonné que de manière très provisoire. D’abord un peu amer, parce que sans nouvelles directes, il finit par en avoir et rendra visite au Chevalier en prison. Ce qu’il écrit à Montherlant au moment où il reçoit le premier billet de Houssaye montre la grandeur d’âme de ce dernier :

« 14.IV.41 Mon cher ami La lettre ci-jointe, que je vous serais obligé de me renvoyer, vous consternera sans doute (a). Elle

m’a bouleversé, confondu. Et moi qui reprochais au Chevalier son silence, et qui, à mesure que la présomption se confirmait, était tenté d’y voir une fierté déplacée, une puérile cachotterie (admirez la coupure du mot, hélas !) (b). Au point que vous me jugiez désinvolte envers mon ami. Je n’étais désinvolte qu’à l’égard d’un malheur qu’il avait laissé bon de me laisser ignorer. Je ne savais même pas s’il était à Paris ou ailleurs. Et il ne m’avait rien dit, il avait voulu qu’on ne me dît rien, pour que je puisse « achever en paix mon roman » (c). Je ne sais, mon cher, si vous connaissez beaucoup de traits plus exquis, plus parfaits, plus gentils que celui-là. La délicatesse s’y voit au sublime. Avoir voulu supporter tout seul sa destinée, pour ne pas troubler son ami ! En vérité, le livre d’or des « bushidos » (d) a ses belles pages – et ce sont parfois, aussi, les plus tristes. » _______________________________________________________________________________________

Notes de R. Peyrefitte : (a) Une note du Chevalier, m’écrivant, pour la première fois, de sa prison de Cusset et me disant qu’il était abandonné « de tout le monde ». (b) Cachot-terie. (c) C’est l’explication qu’il me donne de son long silence. (d) Chevaliers japonais.

La vie de Henry Houssaye offre la particularité, qui semble être une caractéristique de certaines familles, de mêler les privilèges de la naissance aux malheurs individuels. Il était le fils de Charles Houssaye (1876-1942), le très puissant directeur de l’agence Havas, qui devait, pour des raisons

                                                                                                               12 Henry Houssaye - « Comment sont nées les “Amitiés particulières” ». Carrefour (Paris). 2ème année. n°46. 7 juillet 1945. p. 5.

Page 7: novembre2013(n°11( - Quintes-Feuilles · 2014-10-05 · Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013 3 !! photographe. Après de laborieuses explications, je parvins à

Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013  

6    

professionnelles, se déplacer souvent. Cette nécessité explique la naissance à Rome, en 1912, du petit Henri, deuxième enfant d’une famille qui compta 4 garçons et une fille. Il perdit précocement sa mère, et un drame caché vint ternir son enfance : son frère aîné fut kidnappé par la mafia. En tant que directeur de l’agence Havas, Charles Houssaye n’eut aucun mal à obtenir le silence des médias sur l’enlèvement de son fils, un silence qui était censé favoriser la restitution de l’enfant contre une rançon. Ce ne fut malheureusement pas plus le cas pour le fils de Charles Houssaye que pour le fils de Charles Lindbergh. Aussi peut-on comprendre qu’ayant perdu sa mère (morte en avril 1927), puis sa sœur Edmée qu’il Charles Houssaye affectionnait, la mort de son père en 1942 mena Henry Houssaye au bord du suicide. Roger Peyrefitte rapporte indirectement cet épisode dans La Mort d’une mère.

Avant de citer un passage de ce livre, résumons-en le contexte : Peyrefitte, très occupé à Paris (nous sommes en 1947), hésitait à partir à Toulouse pour voir sa mère âgée, dont il avait appris par les bonnes sœurs qui la soignaient qu’elle était au plus mal. Il avait fait un rêve, où il voyait sa mère se ratatiner puis disparaître sur un banc où elle s’était assise. Ayant l’occasion de déjeuner avec son ami Houssaye, il lui raconta ce rêve. Voici la retranscription dans La Mort d’une mère d’une partie des propos qu’en réaction, lui tint son ami Henry :

« Admirable chose que la destinée ! Tout y est noué par une main mystérieuse ; aucun fil n’y est jamais rompu, même par la mort. Lorsque j’ai perdu tour à tour ma sœur et mon père, j’étais chez toi à Toulouse et tu te souviens de mon désespoir : mon père surtout représentait pour moi toute ma vie, mon passé et mon avenir, puisque j’avais perdu ma mère depuis bien longtemps. À ce moment-là, tu es parti pour un voyage, me laissant seul avec ta mère. Je puis te le dire aujourd’hui : la vie m’était devenue tellement odieuse que j’ai songé à la quitter. Je serais parti pour aller quelque part sur la côte me jeter dans la mer, ce

Le château des Houssaye à Equemauville qui a Toujours été mon rêve à moi – la mer, notre mère à tous ! – et tu aurais eu la surprise de ne plus me trouver chez toi, de ne plus entendre parler de moi. Or, le jour même où j’allais lui faire mes adieux, ta vieille maman, comme si elle me devinait plus triste que de coutume, sut trouver tout à coup les mots qu’il fallait pour m’arrêter. Ce fut un miracle, dont elle ne s’est jamais doutée : elle m’a sauvé et en reçoit maintenant la récompense. Un hasard, qui n’est pas plus un hasard que ton rêve n’est qu’un rêve, m’a mis dès aujourd’hui sur ta route, afin d’être son interprète. »

Il se trouve que le thème du suicide est très présent dans le second roman de Henry Houssaye, Lolita, qui – selon toute vraisemblance – a inspiré Vladimir Nabokov. Dans ce roman assez étrange et décousu, composé de deux « livres » (Lolita apparaissant dans le second), Houssaye a mis beaucoup de lui-même et de ses expériences : scènes de séduction (de garçons – mais cela n’est pas dit), instruction judiciaire, prison, morphine. On le retrouve sous les traits de Raymond (1er livre) puis d’Armand (2e livre). À l’imitation de Henry de Montherlant, il a sans doute transposé au féminin, dans le deuxième livre, ce qui était au masculin : Lolita (Charlotte), 16 ans, qui est souvent désignée par le mot « enfant » se prénommait peut-être Charlot, ce qui aurait donné Lolo. Il faut parfois savoir lire entre les lignes, ou prolonger les idées qui sont exprimées en clair :

Page 8: novembre2013(n°11( - Quintes-Feuilles · 2014-10-05 · Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013 3 !! photographe. Après de laborieuses explications, je parvins à

Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013  

7    

« L’adolescent n’existe pas. Il n’est qu’un futur. Futur médecin ou architecte ou maître-nageur, futur séducteur, futur homme. Une transition souffrante dont on ne se soucie pas.

Et Raymond médite sur cet humble destin, inscrit tout entier dans la forme de son corps, ces corps masculins ni hommes ni enfants, qui éveillent chez qui les contemple la nostalgie des choses éphémères. Ainsi il était né pour franchir, comme tant d’autres, cet âge merveilleux et secret dont il ne reste rien, dont on n’a jamais parlé. » [p. 64]

« L’homme que le vice ou la science a précocement angoissé, s’apaise au spectacle de l’enfance, car l’enfant est gracieux, et la grâce, telle une danse, endort la pensée. L’enfant s’élance, le chat s’élance... Cette œuvre de Dieu, sur vingt toiles, je l’ai tentée, j’ai poursuivi, à travers les années, cette chimère de fixer l’enfant. » [p. 200]

Henry Houssaye ne rencontra jamais, comme écrivain, un succès qui aurait pu approcher, même de loin, celui de ses amis Montherlant ou Peyrefitte. Cela contribua peut-être à une certaine souffrance psychique, laquelle explique qu’il se soit réfugié dans les paradis artificiels que lui procuraient en particulier les drogues dures. Il ne put malheureusement pas échapper à la déchéance physique qui accompagne l’usage de telles drogues.

Il épousa tardivement la fille d’un peintre, Rozen Carel, elle-même peintre, originaire de Fécamp. Des témoins ont dit que leur mariage était la conjonction de deux misères – physiologique ou morale.

Je dois tous ces renseignements à l’historien très érudit de Honfleur, Dominique Bougerie, auteur d’une anthologie et de biographies honfleuraises, qui a lui-même connu Henry Houssaye. (Soit dit par parenthèse, la famille Houssaye de Honfleur n’a pas de parenté avec la lignée des écrivains parisiens Arsène Houssaye et Henri Houssaye.)

Pour clore provisoirement ce chapitre, constatons avec émerveillement que deux des premiers romans publiés par la maison fondée « le plus discrètement possible » à Marseille, sous le gouver-nement de Vichy, par Jean Vigneau, ont exercé une influence stimulante et déterminante sur deux des plus grands romans anglo-saxons de l’après guerre : 1984 de Georges Orwell a été influencé par Les Amitiés particulières (cf. le Bulletin Q-F du mois de septembre) et Lolita de Vladimir Nabokov par le roman portant le même titre de Henry Houssaye.

Et il est piquant de savoir qu’un livre mondialement célèbre pour avoir décrit un amour que certains considèrent comme relevant de la pédophilie hétérosexuelle (livre célèbre au point de faire du prénom Lolita un synonyme – plus chargé d’érotisme – de nymphette), a été stimulé par une source pédérastique, habilement maquillée grâce à la substitution de Lolita à Lolo ou à Charlot.

Les photographies de Charles Houssaye et de la maison familiale des Houssaye à Equemauville, près de Honfleur, proviennent du site de Dominique Bougerie (http://www.dominique-bougerie.fr/accueil.html), qui m’a très aimable-ment autorisé à les reproduire. Je tiens à le remercier pour la chaleur et la générosité avec lesquelles il transmet ses connaissances sur les Honfleurais.

J-C F.

❀ ❀ ❀ ❀ ❀

Libre express ion

Pendant que l’on débattait gravement de la question du mariage homosexuel se tenait à Paris le

procès de L’École en bateau. Simple coïncidence bien sûr, que personne n’avait intérêt à relever. Or je voudrais la relever. Pas comme l’auraient fait les gays, ni leurs opposants. Seulement quelques

Page 9: novembre2013(n°11( - Quintes-Feuilles · 2014-10-05 · Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013 3 !! photographe. Après de laborieuses explications, je parvins à

Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013  

8    

réflexions décousues, et un peu mélancoliques.

L’École en bateau, c’est cette expérience de pédagogie alternative, où des adolescents, souvent en rupture scolaire, apprenaient la vie en navigant sur un voilier. Au total, en une trentaine d’années, quelque 400 garçons, âgés de neuf à seize ans environ, sont partis. Ils étaient très contents. On peut trouver – pour combien de temps encore ? – le site de l’association sur l’Internet. Une présentation du projet. Le récit des voyages. Des photographies qui ont le grain inimitable des photographies d’avant le numérique et qui nous viennent d’une époque révolue, où soufflait encore un air pur.

À partir du milieu des années 90, le fondateur de l’école, Leonid Kameneff, a été accusé d’avoir eu des relations coupables avec un certain nombre de ces garçons. En raison de la prescription, neuf plaintes ont finalement été retenues. Le procès s’est déroulé en mars dernier devant la cour d’assises des mineurs de Paris.

Pendant les audiences, l’avocat général a tenu à préciser que ce n’était pas le procès de Mai 68, ni de l’idéologie libertaire d’alors. Qu’il faisait le procès d’un homme, d’un « prédateur » (on n’échappa pas, bien sûr, à ce terme). Son souci de ne pas peiner les gays était touchant. Bel exemple de leur volonté de faire réécrire l’histoire. Car la liberté sexuelle pour les enfants et les adolescents et la question de la relation avec un adulte font partie de l’héritage de Mai 68.

Oui, nous le savons bien, ce procès n’a pas été simplement celui d’un homme. C’était aussi le procès d’autre chose, dont on n’a même plus le droit de prononcer le nom. Et ce procès tombait finalement bien, pour permettre une fois de plus aux homosexuels de nous renier. Pas un mot pour Kameneff n’est venu d’eux. Libération, oui, le Libération de Hocquenghem, de Hennion et de Duvert, a publié un dessin. L’accusé est debout, dans la cabine du voilier ; il jette un regard concupiscent sur des adolescents qui travaillent sur le pont, torse nu. Le dessin est coupé à mi-corps, pour suggérer « l’innommable », comme l’on dit aujourd'hui.

Dans une grande ville de province le premier mariage « gay » a uni un vieillard de 90 ans et son amant de 60 ans. Les journalistes ont trouvé cet écart attendrissant. On leur a fait de beaux articles. À Paris on a jugé un homme pour une différence d’âge qui était parfois bien moins importante. Et cette différence avait un sens. Simulacre dans un cas, où l’on ne voit pas ce que l’aîné peut bien apporter, sinon l’espérance d’un proche héritage. Vérité pédagogique dans l’autre, pour aider le garçon à naître à nouveau, même si cette vérité a été dévoyée.

Grâce au procès, j’ai appris l’existence du livre de Kameneff, Écoliers sans tablier, publié en 1979. Les premiers voyages. Cinq garçons – douze à seize ans – embarqués le 11 octobre 1969. Oui, messieurs les juges, douze ans, la « dernière et gigantesque enfance » de Tony Duvert.

J’ai lu ce livre. Une grande probité d’écriture. Pas d’effets, pas de mots inutiles. Des phrases courtes, qui saisissent la réalité au plus près. « On mange dans de grands bols sous l'éclairage plein d'ombres de la lampe tempête qui se balance ». Un vapeur, la nuit, « défile avec ses lumière vides, comme s'il n'y avait personne à bord ». Presque des énumérations, comme dans un livre d'images. Le contact avec les éléments et leurs exigences apprend cette sorte de rigueur.

Un accent de sincérité qui ne trompe pas. Pas de théorie, mais un grand pragmatisme. Sur l’éducation, sur l’apprentissage scolaire Kameneff fait des observations justes, que nous pouvons tous

Page 10: novembre2013(n°11( - Quintes-Feuilles · 2014-10-05 · Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013 3 !! photographe. Après de laborieuses explications, je parvins à

Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013  

9    

faire. La responsabilité est la meilleure pédagogie C’est quand on ne peut plus faire l’enfant que l’on apprend le mieux. Les lois de l’hospitalité. La générosité. Le goût du travail bien fait. C’est un monde où les émotions sont simples, les joies immédiates, les plaisirs sans détours. La mer démontée. La vue des phares. Avancer de nouveau.

Et cette liberté des garçons, à une époque où n’existait ni téléphone portable, ni GPS, nous paraît, à quarante années de distance, proprement fabuleuse. L’insistance, pendant le procès, sur le progrès que constituent les portables. S’ils avaient existé, papa et maman auraient su, et seraient venus arracher leur progéniture des griffes du « prédateur ». On est bien obligé de les croire. Car ce procès est aussi une apologie de la surveillance perpétuelle, pour le plus grand bien des enfants.

La description de la vie à bord. Les deux clans qui se forment : les « tout nus » et les « habillés ». Kameneff constate que dans le clan des seconds on trouve les adolescents les plus âgés. De là il conclut qu’ils sont déjà pervertis par la société et le monde des adultes. La vie est dans la liberté du corps et le plaisir sans honte. Et cette leçon nous est donnée par les enfants.

Page 30 : Michel, 14 ans, se déshabille entièrement pour brosser le pont. L’âge, le soleil, le mettent dans un état « socialement honteux ». Kameneff ne le décourage pas. Il écrit, laconique : « C'est un enfant qui fera tomber les préjugés ».

Non, Kameneff ne cache rien. Que les garçons vivent nus, si cela leur chante, et qu’un adulte peut être nu parmi eux, si ça les amuse. Un chapitre entier est consacré à la question sexuelle. Page 89 : « Elles (les relations adulte-enfant) ne peuvent officiellement trouver place dans notre – quand même – digne école ». « Officiellement » : c’est bien ce qui est écrit. Les parents ne savaient pas lire ?

Certes, l’auteur ne dit pas tout. Quelques prudences sont nécessaires. Comme lorsqu’il nous parle de Jérôme, onze ans, pensionnaire au lycée avant de rejoindre le voilier, et qui retrouve un homme, pendant les week-ends. Jérôme est amoureux de cet homme. Il l’exprime avec des mots admirables. Est-ce Kameneff qui les a inventés?

Aucun doute possible sur les sentiments du fondateur de L’École en bateau. Il revendique le droit des enfants à la sexualité. C’est une réalité, qui apprend aussi sûrement la vie que de prendre son quart la nuit ou de découvrir des pays différents. Bien sûr, Kameneff s’est défendu avec la dernière énergie d’être « pédophile ». On le comprend, puisque ce qu’il est porte un autre nom. Et que le mot qu’on lui jette à la figure n’en est que la caricature hideuse.

Mais des garçons ont souffert. Nous n’avons pas le droit d’ignorer cette souffrance. Est-il cependant interdit de s’interroger sur son origine ? De quand elle date précisément ? ». Car il y a la vérité de l’instant, qui est la seule vérité. Et il y a ce qui vient après. Les autres, qui surveillent et qui jugent. Qui distribuent le bien et le mal. Pour des enfants, c’est trop. Cela fausse tout, jusqu’au souvenir de ce qui s’est passé. Et au bout, il y a la souffrance, de plus en plus intolérable.

Kameneff savait-il même que ces garçons souffraient ? Ou, plus exactement, qu'ils en souffriraient un jour ? Non, je ne nie pas cette souffrance. Mais il existe des souffrances induites, comme il y a des souvenirs induits. Elles sont sincères, mais tardives. Sont-elles inévitables ?

Oui, Kameneff est coupable d'avoir abusé de son autorité. Mais sa faute n’a-t-elle pas été surtout de vouloir élever ces garçons contre les règles de la société ? Leur retour parmi les hommes « normaux » – les gays par exemple ? – a été trop difficile. Leur rêve s’est brisé sur le regard des autres. Le senti-ment de culpabilité, le remords, la honte sont venus. Toute la société y conspire. Il y faut parfois des années. C’est pour cela qu’on a changé les lois.

« Et puis ce n'est pas moi qui ai commencé » écrit Kameneff. Personne ne s’avise que cela est sans doute vrai. Un enfant se met nu et tout bascule. Pour les juges, l’affaire est entendue. L’accusé n’a crée cette école que pour « assouvir ses pulsions ». L’avocat général parle de « réservoir d’enfants ». Mots atroces et stupides. Qu’en savent-ils au fond ? Que connaissent-ils de l’extraordinaire empire que peut prendre, sur un adulte, un garçon de douze ou treize ans?

Il y avait donc, en ce mois de mars 2013, devant la cour d’assise des mineurs de Paris, un homme seul qui se défendait.

Il y avait la malignité des « experts ». Leur adresse à tout retourner contre celui qui leur est livré. S’il nie, c’est un pervers ; s’il avoue, c’est un manipulateur. Le tour d’écrou. Étant entendu qu’il faut d’abord donner du « crime » une présentation dans laquelle l’accusé ne peut se reconnaître.

Page 11: novembre2013(n°11( - Quintes-Feuilles · 2014-10-05 · Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013 3 !! photographe. Après de laborieuses explications, je parvins à

Bulletin mensuel Quintes-feuilles n° 11 novembre 2013  

10    

Il y avait la haine froide et inexorable de quelques parties civiles. Des victimes qui laissent en-tendre qu’elles ne seront « guéries » que quand leur « bourreau » sera condamné. Toute une littérature un peu niaise, toute une psychologie de magazine, dans lesquelles elles se débattent maintenant.

Le cliché de « l’incapacité, après cela, à avoir une sexualité ou une vie familiale normale ». Combien sont-ils, au juste, tous ceux qui ont raté leur vie familiale ou sexuelle, et qui pourtant n’ont jamais connu de Leonid Kameneff ?

Le poncif de « l’enfance volée ». Je pense à toutes ces années passées dans une bourgade sinistre et grise de la province française, à cette solitude affreuse dans laquelle je vivais alors. Cela aussi marque l’âme à jamais. Mais il n’y aura pas de procès. De ce traumatisme d’une adolescence gâchée, qui laisse pour la vie un goût amer dans la bouche, aucun juge ne cherchera jamais le coupable.

L’obsession du procureur à insister sur la nudité des enfants. On sent que si cela ne tenait qu’à lui, il ajouterait ce chef d’accusation aux autres. Et les parties civiles aussi, qui, bizarrement, voient la première atteinte à leur intégrité dans la découverte des « tout nus ». Car derrière ce procès d’un homme, qui en cache un autre, celui de la pédérastie, s’en profile encore un troisième, plus insidieux encore, celui du naturisme. Étrange inversion, où le regard posé sur un enfant est devenu un crime.

Donc un vieil homme était jugé. Il s’en était remis à ses jeunes équipiers. Quand le bateau filait dans la nuit, un garçon qui n’avait parfois pas douze ans prenait le quart. Vérifier le cap, contrôler la bonne portée des voiles, observer l’horizon pour repérer les éventuels cargos ou chalutiers qui risqueraient de les rencontrer. Trente ans après – une éternité – peut-être Kameneff aura-t-il pris son procès comme un accident de quart. Ce serait la solution la plus raisonnable. Le garçon s’est endormi ; le garçon s’est réveillé. Il n’a pas voulu de la vie qu’il a entrevue, de la vraie vie. Il ne voulait être qu’un enfant. On n’y peut rien. Mais personne ne peut dire que ce rêve était médiocre.

Au neuvième jour de son procès, ce vieil homme a compris de quelle souffrance il a été la cause. Il a su trouver les mots pour le dire. Cependant les « gays » obtenaient le droit de se marier. De fabriquer un enfant à leur image, vraiment leur créature. Aucune violence là-dedans, aucune menace pour l’équilibre de l’être ainsi conçu, dans les éprouvettes juridiques du code civil. Ils en seront les pro-priétaires paisibles, comme de leur voiture ou de leur chien. Aucun risque de mauvaises rencontres : on n’a pas fait un investissement aussi lourd, les frais du mariage, l’annonce dans Libération, la procédure d’adoption ruineuse, les milliers de dollars réclamés par un avocat plus ou moins véreux d’Adis-Abeba ou de Port-au-Prince, pour venir confier le gamin à quelque Kameneff.

Douze années de prison. Pendant ce temps les « gaypride » se succéderont. Les petits garçons ébahis regarderont des hommes saisis de frénésie et agités de gestes obscènes. Les familles les conduiront à ces spectacles éducatifs. Des ministres les recommanderont. On oubliera cette histoire. Et ne nous resteront de L’École en bateau que des visages disparus et un beau livre, qui nous aideront à supporter notre époque.

P.A.

❀ ❀ ❀ ❀ ❀