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1 Récollection à Sainte Thérèse Le Blanc Mesnil, dimanche 8 février 2015 avec Alain Le Négrate Madeleine DELBRÊL 1. Introduction Le P. Pascal Delannoy a écrit une lettre pastorale : « Transmettre la joie de la foi ! » pour la St Denis en octobre 2013. Il reprenait ce titre aux propos du pape François adressé aux jeunes de Rio aux JMJ : « Allez, sans peur, pour servir. En suivant ces trois paroles vous expérimenterez que celui qui évangélise est évangélisé, celui qui transmet la joie de la foi, reçoit davantage la joie… N’ayez pas peur d’être généreux avec le Christ, de témoigner de son Evangile » Le mois suivant, en novembre 2013, le pape François amplifiait l’invitation à la joie par l’exhortation apostolique la Joie de l’Evangile Evangelii gaudium, contre l’acédie 1 égoïste (nn. 81-83), contre le pessimiste stérile (nn. 84-86), contre la mondanéité spirituelle 2 (nn. 93-97) et contre la guerre entre nous (nn. 98-101)… Au n. 7 on lit : « Je peux dire que les joies les plus belles et les plus spontanées que j’ai vues au cours de ma vie sont celles de personnes très pauvres qui ont peu de choses auxquelles s’accrocher. Je me souviens aussi de la joie authentique de ceux qui, même dans de grands engagements professionnels, ont su garder un cœur croyant, généreux et simple. ». C’est le même pape François qui a diagnostiqué 15 maladies le 22 décembre 2014 en présentant ses vœux à la Curie. La 12 ème maladie est la maladie du visage lugubre (ou funèbre). a) Joie MD a fait de la conscience de ses faiblesses, de ses limites, un ressort de sa vie spirituelle. C'est lorsqu'elle les accueille avec humour que Dieu lui donne sa joie et sa liberté. 1 Quand on sait ce que nous sommes, il serait ridicule, vraiment, de n'avoir pas dans notre amour, un peu d'humour. Car nous sommes d'assez comiques personnages. Mais mal disposés à rire de notre propre bouffonnerie. [...] Oui, nous sommes des héros de comédie bouffe et de cette comédie, il serait normal que le premier public soit nous. [...] Il nous faut souvenir que Dieu ne nous a pas créés pour de l'humour mais pour cet amour éternel et terrible dont il aime tout ce qu'il crée depuis toujours. C'est alors qu'il nous faut l'accepter, cet amour non plus pour en être le partenaire splendide et magnanime mais le bénéficiaire imbécile sans charme sans fidélité fondamentale. Et dans cette aventure de la miséricorde il nous est demandé de donner jusqu'à la corde ce que nous pouvons, il nous est demandé de rire quand ce don est raté, sordide, impur, mais il nous est demandé aussi de nous émerveiller avec des larmes de reconnaissance et de joie, devant cet inépuisable trésor qui du cœur de Dieu coule en nous. À ce carrefour du rire et de la joie s'installera notre paix inconfusible ! 3 1 L'acédie, définie par les Pères du désert au IVe s. (Evagre le Pontique) comme la plus terrible des maladies de l'âme, la mélancolie. Le contraire du verbe kédeuo « prendre soin, avoir le souci de » c’est l’akèdia, un mot grec qui signifie indifférence, négligence, absence de pitié et de charité... « Des faux prophètes surgiront et ils égareront bien des gens… votre charité se refroidira » (Mt 24, 5…12). 2 La mondanéité spirituelle (Henri de Lubac) renvoie à l’image d’une Eglise mondaine qui ne vit pas de la lumière ou de la gloire de Dieu mais de sa propre gloire, qui vit en elle-même, d’elle-même et pour elle-même. Dan EG n. 97 : « Que Dieu nous libère d’une Eglise mondaine sous des drapés spirituels et pastoraux ! Cette mondanéité asphyxiante se guérit en savourant l’air pur du Saint-Esprit, qui nous libère de rester centrés sur nous-mêmes, cachés derrière une apparence religieuse vide de Dieu ». 3 « Humour dans l’amour », texte écrit en 1946

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Récollection à Sainte Thérèse Le Blanc Mesnil, dimanche 8 février 2015 avec Alain Le Négrate

Madeleine DELBRÊL

1. Introduction Le P. Pascal Delannoy a écrit une lettre pastorale : « Transmettre la joie de la foi ! » pour la St Denis en octobre 2013. Il reprenait ce titre aux propos du pape François adressé aux jeunes de Rio aux JMJ : « Allez, sans peur, pour servir. En suivant ces trois paroles vous expérimenterez que celui qui évangélise est évangélisé, celui qui transmet la joie de la foi, reçoit davantage la joie… N’ayez pas peur d’être généreux avec le Christ, de témoigner de son Evangile » Le mois suivant, en novembre 2013, le pape François amplifiait l’invitation à la joie par l’exhortation apostolique la Joie de l’Evangile Evangelii gaudium, contre l’acédie1 égoïste (nn. 81-83), contre le pessimiste stérile (nn. 84-86), contre la mondanéité spirituelle2 (nn. 93-97) et contre la guerre entre nous (nn. 98-101)… Au n. 7 on lit : « Je peux dire que les joies les plus belles et les plus spontanées que j’ai vues au cours de ma vie sont celles de personnes très pauvres qui ont peu de choses auxquelles s’accrocher. Je me souviens aussi de la joie authentique de ceux qui, même dans de grands engagements professionnels, ont su garder un cœur croyant, généreux et simple. ». C’est le même pape François qui a diagnostiqué 15 maladies le 22 décembre 2014 en présentant ses vœux à la Curie. La 12ème maladie est la maladie du visage lugubre (ou funèbre).

a) Joie MD a fait de la conscience de ses faiblesses, de ses limites, un ressort de sa vie spirituelle. C'est lorsqu'elle les accueille avec humour que Dieu lui donne sa joie et sa liberté.

1 Quand on sait ce que nous sommes, il serait ridicule, vraiment, de n'avoir pas dans notre amour, un peu d'humour. Car nous sommes d'assez comiques personnages. Mais mal disposés à rire de notre propre bouffonnerie. [...] Oui, nous sommes des héros de comédie bouffe et de cette comédie, il serait normal que le premier public soit nous. [...] Il nous faut souvenir que Dieu ne nous a pas créés pour de l'humour mais pour cet amour éternel et terrible dont il aime tout ce qu'il crée depuis toujours. C'est alors qu'il nous faut l'accepter, cet amour non plus pour en être le partenaire splendide et magnanime mais le bénéficiaire imbécile sans charme sans fidélité fondamentale. Et dans cette aventure de la miséricorde il nous est demandé de donner jusqu'à la corde ce que nous pouvons, il nous est demandé de rire quand ce don est raté, sordide, impur, mais il nous est demandé aussi de nous émerveiller avec des larmes de reconnaissance et de joie, devant cet inépuisable trésor qui du cœur de Dieu coule en nous. À ce carrefour du rire et de la joie s'installera notre paix inconfusible !3

1 L'acédie, définie par les Pères du désert au IVe s. (Evagre le Pontique) comme la plus terrible des maladies de l'âme, la mélancolie. Le contraire du verbe kédeuo « prendre soin, avoir le souci de » c’est l’akèdia, un mot grec qui signifie indifférence, négligence, absence de pitié et de charité... « Des faux prophètes surgiront et ils égareront bien des gens… votre charité se refroidira » (Mt 24, 5…12). 2 La mondanéité spirituelle (Henri de Lubac) renvoie à l’image d’une Eglise mondaine qui ne vit pas de la lumière ou de la gloire de Dieu mais de sa propre gloire, qui vit en elle-même, d’elle-même et pour elle-même. Dan EG n. 97 : « Que Dieu nous libère d’une Eglise mondaine sous des drapés spirituels et pastoraux ! Cette mondanéité asphyxiante se guérit en savourant l’air pur du Saint-Esprit, qui nous libère de rester centrés sur nous-mêmes, cachés derrière une apparence religieuse vide de Dieu ». 3 « Humour dans l’amour », texte écrit en 1946

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b) Misère de l’esprit La pauvreté n’est pas seulement économique… Un homme reste un homme tant qu'on ne lui prend que ce qu'il a ; il cesse de l'être quand on lui vole ce qu'il est… Madeleine s'interroge sur la misère de l'esprit, particulièrement celle du missionnaire qui, au nom de la proximité avec les pauvres, épouse les préjugés du temps contre l'intelligence, mais aussi oublie l'impératif évangélique de la Parole et donc de la prédication.

L’intelligence devenue exclusivement utilitaire, et utilitaire seulement pour une définition limitée du bonheur que j'appelle misère de l'esprit… Tout homme a sa prise de terre et son antenne. On a laissé les prises de terre, les antennes se sont détériorées : on ne peut plus capter les ondes. Travailler à rétablir la communauté naturelle de l'homme et de Dieu, ce n'est pas donner la Foi, - c'est Dieu qui la donne ; ce n'est pas Evangéliser - évangéliser c'est proposer la Foi. Mais la « misère de l'esprit » fait tourner le dos à l'horizon d'où vient la Foi, elle retranche du vocabulaire la moitié des mots dont le message évangélique est fait. Comment croiront-ils si personne ne leur annonce l'Evangile ? Je ne veux pas dire que cette lutte contre la misère spirituelle soit l'essentiel de la tâche missionnaire. Mais si la misère économique du prolétariat retentit sur les raisons d'être de la mission, sur son but et sur ses formes, la misère de l'esprit devrait avoir, elle aussi, son retentissement… A-t-il le droit d'accepter telle quelle la misère spirituelle sans essayer individuellement ou collectivement de la guérir ?4

c) Conversion

« J’avais été et je reste éblouie par Dieu ». Convertie à l’âge de 20 ans, MD reste toujours dans l’émerveillement qui se traduit pas son zèle missionnaire. Elle reparle à plusieurs reprises de sa conversion « violente »

La vraie vie de foi tient et se développe en milieu athée. D'avance, elle se sait vouée aux coups durs, elle ne va pas les chercher mais elle est rassurée quand elle les reçoit. C'est une vie dont la paix est une lutte et pour laquelle une tranquillité moelleuse est suspecte. II faut apprendre que la foi de l'Église militante est un état violent. La conversion est un événement violent. Dès ses premières pages, l'Évangile nous appelle à la « metanoïa » - convertissez-vous c'est-à-dire retournez-vous, ne vous regardez plus, faites-moi face. Le baptême a effectué ce retournement violent. Mais en nous cette conversion peut être à peine ou pleinement consciente; à peine ou pleinement volontaire ; à peine ou pleinement libre. La conversion est un moment décisif qui nous détourne de ce que nous savons de notre vie, pour que, face à face avec Dieu, Dieu nous dise ce qu'il en pense et ce qu'il en veut faire. A ce moment-là Dieu nous devient suprêmement important, plus que toute chose, plus que toute vie, même et surtout la nôtre. Sans cette primauté extrême, éblouissante d'un Dieu vivant, d'un Dieu qui nous interpelle, qui propose sa volonté à notre cœur libre de répondre « oui » ou de répondre « non », il n'y a pas de foi vivace. […] Il est bien intéressant de voir dans la vie des saints l'imagination de Dieu à l'œuvre ... de la voir aussi à l'œuvre dans la vie des gens que nous connaissons et qui ont simplement voulu être des chrétiens pour de bon. Par des circonstances ou des événements prodigieusement variés, on voit dans chacune de ces vies la raison qui, restant elle-même, doit obéir à la foi ; l'espérance contrainte à se passer d'espoir, la charité faire exploser l'amour.5

4 « La misère de l’esprit » 1952 in Athéismes et Evangélisation Nouvelle Cité 2010 pp. 90-92 5 La leçon d’Ivry, conférence à des étudiants de Normale Sup le 16 septembre 1964. in Nous autres gens des rues 1966 pp. 313-314

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2. Des personnalités sur le parcours de MD

a) Jacques Lorenzo († 1958) Le Père Lorenzo fut à l'origine, avec M. D., du groupe de vie commune dans lequel elle a vécu jusqu’à sa mort. Ordonné en 1921, Lorenzo connaît MD depuis 1926 dans sa paroisse St Dominique à Paris6. Aumônier des scouts, il l’a engagée comme cheftaine des louveteaux. Il est nommé curé de St Pierre-St Paul à Ivry en 1934. C’est autour du P. Lorenzo, au cours d’un camp retraite qu’a surgi simultanément chez plusieurs filles l’idée de constituer un groupe de « La Charité » en « vie de famille ». Il s’est porté volontaire pour participer au démarrage du Séminaire de la Mission de France à Lisieux7 en 1942. Il est devenu curé de Saint Hippolyte dans Paris 13ème en 1945. Il était aumônier de la maison diocésaine de récollection à Bagneux quand il est mort le jour de l’Epiphanie 1958, en lisait son bréviaire dans la foule du métro. Le Père Lorenzo était le conseiller et le confesseur de MD pendant 34 ans (depuis sa conversion). En 1959, un an après la mort du père Lorenzo, elle écrivait : « Il a voulu être prêtre et rien de plus : « il a voulu être prêtre d’une façon commune, simple ; ce qui est l’essentiel de la vie de tous les prêtres, semble avoir été pour lui suffisant, surabondant. » Elle a aussi écrit en 1957 : « C'est lui qui pour moi a fait exploser l’Evangile. Au lieu d’être seulement le livre de la contemplation, de l’adoration, de la Révélation d’un Dieu à annoncer, l’Evangile est devenu par surcroît le livre qui dit, tenu par les mains de l’Eglise, comment vivre pour contempler ; vivre pour adorer et vivre en adorant ; et vivre en écoutant la Bonne Nouvelle et en la proclamant. L’Evangile est devenu, non seulement le livre du Seigneur vivant, mais encore le livre du Seigneur à vivre. ». La Parole de Dieu prend chair dans la vie du croyant qui l'accueille et se laisse transformer par elle, elle prend en lui en quelque sorte une nouvelle forme humaine; ainsi se continue aujourd'hui, d'une certaine manière, le mystère de l1ncarnation. (voir aussi dans B. Pitaud Prier 15 jours avec MD, le troisième jour « l’Evangile à vivre » p. 31 ss.)

2 L'Evangile est le livre de la vie du Seigneur. Il est fait pour devenir le livre de notre vie. Il n'est pas fait pour être compris, mais pour être abordé comme un seuil de mystère. Il n'est pas fait pour être lu, mais pour être reçu en nous. Chacune de ses paroles est esprit et vie. Agiles et libres, elles n'attendent que l'avidité de notre âme pour fuser en elle. vivantes, elles sont elles-mêmes comme le levain initial qui attaquera notre pâte et la fera fermenter d'un mode de vie nouveau. Les paroles des livres humains se comprennent et se soupèsent. Les paroles de l'Evangile sont subies et supportées. Nous assimilons les paroles des livres. Les paroles de l'Évangile nous pétrissent, nous modifient, nous assimilent pour ainsi dire à elles. Les paroles de l'Evangile sont miraculeuses. Elles ne nous transforment pas parce que nous ne leur demandons pas de nous transformer. Mais, dans chaque phrase de Jésus, dans chacun de ses exemples demeure la vertu foudroyante qui guérissait, purifiait, ressuscitait. A la condition d'être, vis-à-vis de lui, comme le paralytique ou le centurion; d'agir immédiatement en pleine obéissance. L'Evangile de Jésus a des passages presque totalement mystérieux. Nous ne savons pas comment les passer dans notre vie. Mais il en est d'autres qui sont impitoyablement limpides. C'est une fidélité candide à ce que nous comprenons qui nous conduira à comprendre ce qui reste mystérieux.8

6 En 1924, l’année de la « conversion violente » de MD, Jules Delbrêl devient aveugle, la famille s’installe place saint Jacques dans Paris XIV°, près de l’église saint Dominique. 7 Lisieux où MD est allée plusieurs fois, dès septembre 1941, pour rencontrer le P. Augros et les séminaristes aussi les premières années. « Et puis elle ne vient plus. Pourquoi ? Sans doute eut-elle petit à petit l’impression d’un désaccord, tout au moins d’une dissonance entre notre position et la sienne » (P. Augros postface à NA 1966). Thérèse de Lisieux a marqué aussi MD : « Ma vocation c’est l’Amour ». 8 Méditation sans titre de 1946. in MD L’humour dans l’amour Nouvelle Cité 2005, pp. 56 ss.

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Aussi pour Madeleine Delbrêl l'Évangile n'est pas d'abord un livre d'étude ou d’histoire, mais le livre de l'actualité du Seigneur en ce monde. Elle craignait toujours qu’on édulcore la radicalité évangélique. « Quand le père Lorenzo parlait du Christ, il disait le plus souvent : le Seigneur Jésus. L’Évangile, c'était le Seigneur Jésus qui se faisait connaître ; l'Évangile, c'était le Seigneur Jésus qu'on pouvait aimer, qu'on pouvait aimer avec toute la passion de la terre et toute la charité du ciel »9 Yvan Daniel, co-auteur de France, pays de mission ?, remplace Lorenzo au poste de curé d’Ivry. MD a écrit son testament spirituel le lendemain du décès de son Père spirituel, le 7 janvier 1958. Comme si la mort de Lorenzo lui faisait prendre conscience qu’il fallait envisager immédiatement sa propre mort. La mort de son « père » la pousse à se faire « la mère » de ses amies qu’elle appelle, « mes enfants » (à la manière de saint Jean). Elle commence par ces mots « l’Amour est notre vocation ». C’est du Thérèse de Lisieux. MD a écrit un an après la mort du P. Lorenzo un long texte sur le P. Lorenzo, « une voix qui criait l’Evangile » : « Je ne sais s'il est un seul chrétien à qui le père Lorenzo n'ait donné comme ‘directive’ la phrase de sainte Thérèse de Lisieux : " Ma vocation c'est l'amour. " »10

L'amour est votre vocation : celui de Dieu qui a pour conséquence nécessaire l'amour fraternel entre vous et hors de vous. Rien ne doit passer avant lui. Rien ne peut légitimer son anémie ou son absence. Priez: sans prier vous serez des asphyxiées. Soyez heureuses ou tendez à l'être. Celui qui ne se réjouit pas même dans les tribulations, s'aime, par un bout quelconque, plus que Dieu. Soyez fidèles à ce qui est l'appel personnel de Dieu sur vous dans l'Église et dans le monde; mais prenez bien garde de ne pas changer l'ordre et de faire en sorte qu'être dans le monde davantage ou d'être d'Église davantage vous fasse être moins personnellement possédée par Dieu. Je finis, mes enfants, en vous demandant, quelle que soit la participation que le Seigneur vous donnera à sa peine, à sa tâche ou à la vie quotidienne de son Évangile, de toujours aller jusqu'au bout de votre possible dans l'effort... comme si la prière n'existait pas ; mais, de ne rien entreprendre sans prier comme si seule la prière existait. Et si j'ai cru quelquefois être tant soit peu votre mère, à l'heure où j'aurai vu Dieu, c'est à la Vierge Marie que je vous aurai confiées, elle qui a été tellement Mère qu'elle a pu être la Mère de Dieu.11

b) Pierre Veuillot (1913-1968) A la Secrétairerie d’Etat au Vatican en 1942. Il travaille avec G.-B. Montini, le futur Paul VI. 1959 évêque d’Angers, 1961 auxiliaire à Paris, 1966 succède au cardinal Feltin, cardinal en 1967 par Paul VI. Il deviendra, à la mort du Père Lorenzo en 1958, le conseiller du groupe des amies de Madeleine Delbrêl. Quand MD se rend à Rome à l’automne 1953, elle rencontre 6 fois le P. Veuillot qui l’encourage à publier les observations qu’elle a notées depuis son arrivée à Ivry-sur-Seine. C’est le rapport qu’elle avait préparé pour le P. Jean Guéguen (absent de Rome à ce moment-là). Et Veuillot lui permet d’être reçue par Pie XII en audience semi-privée. C’est au moment où la question des prêtres-ouvriers est brûlante, aussi Madeleine ne lui parle pas d’Ivry et de la rencontre des marxistes. C’est dans cette entrevue avec le pape que MD l’entend sire avec insistante : « Apostolat, apostolat, apostolat » (3 fois). Un mot devenu étranger en France où on ne parlait que de « mission » ; cela provoque MD à interroger le décalage entre ces deux termes. Madeleine se demande si avec ses amies, elle ne s'est pas trop « barricadée » dans la vie cachée. C’est en collaboration avec Veuillot que MD a écrit son ouvrage de 1953 à 1957 « Ville marxiste, Terre de Mission ». MD aurait préféré le titre : « Provocation du marxisme à une vocation pour Dieu », mais l’éditeur a imposé son titre.

9 MD La question des prêtres-ouvriers Nouvelle Cité 2012 p. 153 10 Idem p. 154 11 MD Eblouie par Dieu Nouvelle Cité 2004, pp. 45-46

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En 1958 le P. Veuillot élabore pour MD une charte de la « Charité de Jésus » et MD finit par renoncer à un institut séculier12, envisagé depuis 2 ans. Le débat pour ou contre un statut d’institut séculier, après tous les conseils pris, conduit à une sorte de précarité délibérée. Déjà, elle écrivait en 1942 : « Nous sommes de vraies laïques, n’ayant pas d’autre vœux que les promesses de notre baptême, sa réalité, la réalité de notre confirmation ».

« Votre vocation, si je l'ai bien comprise, est précisément de rester de simples filles de l'Église qui vivent dans le monde et à la face du monde une vie de consacrées à Dieu. Il faut estimer grandement la consécration à Dieu canoniquement reconnue par l'Église dans le cadre d'une congrégation religieuse ou d'un Institut Séculier. Mais, pour l'instant votre vocation n'est pas là: elle tire son originalité et sa valeur spirituelle de la pratique effective et publique des conseils évangéliques dans le cadre - canoniquement libre - d'une vie chrétienne normale. C'est dans la vie chrétienne normale que vous voulez, aux yeux des hommes, témoigner de l'emprise de Dieu dans une vie humaine. »13 Au cardinal Feltin qui lui demandait si elle ne redoutait pas que le cadre d'un institut séculier soit trop contraignant pour ses équipes, Madeleine répondit : « Oui, je crains un si grand cadre pour un si petit tableau » Pour elle, l'Évangile était le seul cadre valable. Ses équipes étaient simplement « des gens qui n'ont pas de cadres parce que, sans cesse, l'amour ouvre leur porte, soulève leur toit, les arrête ou les mobilise, les appelle ou les envoie »14.

cf. Les équipe de MD Lors du projet de Concile Madeleine Delbrêl a été consultée alors par Mgr Veuillot et par Mgr Sartre pour une Commission préparatoire. Elle a produit un document sur les athéismes contemporains et sur l’Evangélisation par la bonté : « Athéismes et Evangélisation » daté d’octobre 1962. Sur son lit d’hôpital, Veuillot († 14.02.1968) a dit : « Le secret de la vie de Madeleine, c'est une union à Jésus-Christ telle qu'elle lui permettait toutes les audaces et toutes les libertés. C'est pourquoi sa charité sut se faire concrète et efficace pour tous les hommes. »

c) Louis Augros (1898-1982) Madeleine D est pionnière dans l’effervescence missionnaire des années 40 (sous l’occupation et immédiatement après) en France. Le séminaire de la MdF est créé en 1941 à Lisieux – il ne commencera qu’en octobre 1942 – et Le P. Augros, le supérieur du séminaire, rencontre MD. Quand Augros hésite encore sur la forme canonique que prendra la MdF, sa rencontre avec MD le persuade de former un clergé séculier et non pas une congrégation religieuse missionnaire, en équipes15. Elle lui écrit :

« Prenant conscience également de ce que Dieu, par les circonstances et par sa grâce, nous a faites, il nous semble que la “Charité” peut être utilisable de la façon suivante. Envoyées par trois ou quatre dans les villes, petites villes ou villages ; vivant dans un logement semblable aux autres ; deux ou trois travaillant dans des professions diverses. À la campagne : l’une assistante rurale par exemple, les autres tenant la maison et le jardin. À la ville et à la campagne, l’une d’elles offrant au clergé, s’il en a besoin, de l’aide pour ce qu’il voudrait, comme une paroissienne libre de son temps. N’habitant jamais les locaux

12 En 1947 le pape Pie XII met de l’ordre dans les diverses formes de vie consacrée par la Constitution Provida mater ecclesia qui définit les Instituts séculiers pour ceux qui tendent à la perfection en pratiquant les conseils évangéliques de pauvreté, chasteté et obéissance. 13 Lettre de Mgr Veuillot du 2 novembre 1956 14 Ch. F. Mann MD, une vie sans frontières 2002, p. 216 15 Louis Augros dans la postface à Nous autres gens des rues 1966, p. 322 : A un moment où, de plusieurs côtés, on me pressait avec insistance de faire de cette fondation une nouvelle congrégation religieuse, je rencontrai Madeleine venue faire sa retraite en ce haut lieu spirituel. Elle me parla de ce qu'elle essayait de vivre avec quelques amies, sans règle ni consécration particulières et sans souci de durer au-delà du temps d'existence que Dieu leur concéderait à chacune. « Nous croyons que l'Évangile a été écrit pour être vécu et nous pensons que Dieu nous appelle à le vivre ensemble. C'est tout. Et nous ne pensons pas devoir chercher plus loin. »

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paroissiaux ; non rétribuées par le clergé. Au service du mouvement laïque “Mission de France”, mais ne l’encadrant surtout pas. »16

« Être des gens enfoncés aussi loin que possible dans l’épaisseur du monde, séparés de ce monde par aucune règle, aucun vœu, aucun habit, aucun couvent ; pauvres, mais pareils à des gens de partout. »17

En 1952, Le P. Augros est « renvoyé », le séminaire quitte Lisieux. 1953-1954, la crise qui va aller jusqu’à la condamnation des prêtres-ouvriers qui doivent cesser le travail le 1er mars 1954. Nouvel arrêt pour tous en 1959. MD va être très concernée par cette crise ; elle en souffre et, en même temps elle médite et cherche à en tirer les leçons sans cesser un instant de remettre en cause son « Amour de l’Eglise »18

cf. MD et les prêtres-ouvriers

d) Jacques Loew (1908-1999) Converti en 1934 alors qu’il étudie le Droit. Il devient Dominicain, ordonné en 1939. Il a été le premier prêtre-ouvrier en 1941, docker à Marseille pendant 15 ans. 1945-1955 : Saint-Louis et La Cabucelle, une paroisse populaire de Marseille, où il fonde la MOPP avec plusieurs laïcs et prêtres qui se consacrent à vivre et à travailler parmi les plus pauvres. Il a publié en 1946 En mission prolétarienne, en 1964 Comme s’il voyait l’invisible et en 1994 Vivre l'Évangile avec Madeleine Delbrêl. Jacques Loew est resté en lien avec MD de 1942 à 1964.

e) Jean Guéguen Jean Guéguen, prêtre français O.M.I. Il était à Rome pour accueillir MD le 7 mai 1952 pour son voyage éclair, quand elle est allée prier sur le tombeau de St Pierre pour l’unité de l’Eglise. Il a conne MD de 1952 à 1964. Jean Guéguen a présidé longtemps l’association des Amis de Madeleine Delbrêl. La cause en béatification19 de Madeleine Delbrêl a été introduite à Rome en 1990 par François Frétellière, ancien évêque de Créteil. Le postulateur a été Jean Guéguen, qui a rassemblé les archives et témoignages mais n’a pu aller jusqu’au bout. En 1996, Madeleine Delbrêl a été déclarée Servante de Dieu. Gilles François a succédé à J. Guéguen à partir de 2008. Avec Bernard Pitaud, p.s.s, il a entrepris la publication des œuvres complètes de MD et fait cela en historien. 12 volumes parus à ce jour. Il a envoyé à Rome au rapporteur romain un rapport de synthèse où le « dossier » avance doucement tant les bureaux de la Cause des Saints sont surchargés. Gilles François a demandé en mars 2013 à Michel Santier, l’évêque de Créteil, d’ouvrir une enquête à propos d’une guérison inexpliquée qui a eu lieu en 2000. « Cette enquête avance bien » (La Croix 10 octobre 2014).

16 Lettre au P. Augros le 10 octobre 1942 17 Fin 1943 dans Missionnaires sans bateaux, texte écrit juste après la parution de France, pays de mission ? de H. Godin et Y. Daniel. 18 L’Amour de l’Eglise, 1953 19 La béatification n’aboutit qu’au terme d’une longue quête de la vérité qui prend la forme d’un procès où s’affrontent le promoteur de la béatification (le postulateur) et son adversaire, l’avocat du diable. Il s'agit de l'étape qui précède la canonisation.

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3. La « Charité de Jésus », les équipes de Madeleine Delbrêl

C’est lors d’un camp retraite avec le P. Lorenzo qu’est né le projet de « La Charité ». Peut-être parce que Lorenzo a fait partie des « Fils de la Charité »20. C'est dans l'orbite de la paroisse Saint-Dominique que le groupe de « la Charité de Jésus »21 a pris conscience de la misère du monde, dans un cadre paroissial, avec l’intention de seconder le clergé. Laïques, simples chrétiennes, liées à Jésus-Christ par l'engagement de leur baptême, elles n'envisagent pas de faire de vœux, mais elles veulent mettre au centre de leur vie les préceptes de L'Evangile. On est en octobre 1930. « Va, vends tous tes biens... » Ni individuellement ni collectivement, on ne sera propriétaire. Puisqu'on n'aura ni œuvre, ni entreprise à faire vivre, la condition de salarié doit suffire pour assurer au jour le jour le nécessaire. Le programme de vie est très dépouillé. On mettra tout en commun, cherchant à partager avec de plus démunis. Pour rester mêlé à la vie du quartier et de voisinage, il faudra préférer les emplois modestes. Il ne s'agira en aucun cas de faire carrière. La vie commune est fondée sur la charité fraternelle; la vie de prière, qui se veut intense. Seul est institutionnel un recours communautaire à l'Évangile. Dans le groupe, une responsable aidera au discernement nécessaire pour déterminer les choix difficiles. C. de Boismarmin : « Une référence constante au Christ obéissant donnera son éclairage aux rapports quotidiens. ». L‘obéissance de la foi – selon st Paul – qui aura une traduction dans les enseignements d’Augros à la Mission de France dans l’obéissance au réel. Comment obéir à Dieu ? Les supérieurs sont nombreux dans la vie des gens ordinaires : chefs de service, amis et voisins, circonstances et surtout vie fraternelle, seront considérés comme les canaux par où est indiquée la volonté de Dieu.

Nous autres, gens de la rue, savons très bien que tant que notre volonté sera vivante nous ne pourrons pas aimer pour de bon le Christ. Nous savons que seule l'obéissance pourra nous établir dans cette mort. Nous envierions nos frères religieux si nous ne pouvions, nous aussi, mourir un peu plus à chaque minute. Les menues circonstances sont des « supérieures » fidèles. Elles ne nous laissent pas un instant et les « oui » que nous devons leur dire succèdent les uns aux autres. Quand on se livre à elles sans résistance on se trouve merveilleusement libéré de soi-même. On flotte dans la Providence comme un bouchon de liège dans l'eau. Et ne faisons pas les fiers ; Dieu ne confie rien à l'aventure ; les pulsations de notre vie sont immenses car il les a toutes voulues. Dès le réveil elles nous saisissent. C'est la sonnerie du téléphone, c'est la clé qui tourne mal, c'est l'autobus qui n'arrive pas, qui est complet ou qui ne nous attend pas. C'est notre voisin de banquette qui tient toute la place, ou la glace qui vibre à vous casser la tête. C'est l'engrenage de la journée, telle démarche qui en appelle une autre, tel travail que nous n'aurions pas choisi. C'est le temps et ses variations exquises, parce que absolument pures de toute volonté humaine. C'est avoir froid ou c'est avoir chaud. C'est la migraine et c'est le mal aux dents. Ce sont les gens que l'on rencontre, ce sont les conversations que nos interlocuteurs choisissent. C'est le monsieur mal élevé qui nous bouscule sur le trottoir ce sont les gens qui ont envie de perdre du temps et qui nous happent. L'obéissance pour nous, gens de la rue, c'est encore de nous plier aux manies de notre époque quand elles sont sans malice. C'est d'avoir le costume de tout le monde, les habitudes de tout le monde, le langage de tout le monde. C'est, lorsqu'on vit à plusieurs, d'oublier d'avoir un goût et de laisser les choses à la place que les autres leur donnent.

20 Jean-Emile Anizan a fondé la congrégation des Fils de la Charité en 1918 pour l’évangélisation des milieux populaires. 21 La « Charité de Jésus » fait penser bien sûr à Jesus caritas de Charles de Foucauld. Dès 1931, dans un compte rendu d'une réunion du groupe, on trouve cette phrase surprenante : le groupe « est moins animé d'un esprit missionnaire très actif que désireux de vivre à la Foucauld. Non plus "travailler pour le Christ": mais "être le Christ pour faire ce que fait le Christ" ». MD écrit en 1946 un article pour la revue La Vie spirituelle « Pourquoi nous aimons le P. de Foucauld » où elle montre sa connaissance approfondie du ‘saint du désert’ qui voulait imiter le Christ et crier l’Evangile par sa vie.

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La vie devient ainsi un grand film au ralenti. Elle ne nous donne pas le vertige. Elle ne nous essouffle pas. Elle ronge petit à petit fibre par fibre la trame du vieil homme qui n'est pas raccommodable et qu'il faut totalement renouveler. Quand nous nous sommes accoutumés à livrer ainsi notre volonté au gré de tant de minuscules choses nous ne trouvons pas plus difficile quand l'occasion s'en présente, de faire la volonté de notre chef de service, de notre mari, ou de nos parents. Et nous espérons bien que la mort même sera facile ; elle ne sera pas une grande chose, mais une suite de petites souffrances ordinaires, l'une après l'autre consenties.22

Le groupe démarre à Ivry le 15 octobre 1933 avec seulement 3 filles : MD, Hélène Manuel et Suzanne Lacloche. Ivry parce que c’est là qu’il y a une population athée et pauvre. Il y aura d’autres, en particulier Christine de Boismarmin, 30 ans de vie commune avec MD, qui a écrit une biographie « MD, rues des villes, chemins de Dieu »23. 1935, elles s’installent au 11 rue Raspail à Ivry. Peu à peu, elles prennent conscience de l’étroitesse du cadre paroissial et veulent se démarquer de l’attitude traditionnelle des chrétiens face aux difficultés de la population ouvrière. La prise de distance vis-à-vis des structures paroissiales est favorisée par un déménagement, à deux pas de la mairie. En 1943, elles sont 12, une équipe naît à Cerisiers dans l’Yonne avec 2 filles, une autre à Vernon dans l’Eure avec 3 autres. Fin 1948, une nouvelle équipe s’installe à Longwy, ville métallurgique en Lorraine. Plus tard, en 1961 une équipe s’ouvre à Abidjan.

3 Nous ne cherchons pas l'apostolat : c'est lui qui nous cherche ; Dieu en nous aimant le premier, nous rend frères et nous rend apôtres. Comment partagerions-nous pain, toit, cœur avec ce prochain qui est notre propre chair et ne serions-nous pas débordants pour lui de l'amour de notre Dieu, si ce prochain ne le connaît pas ? Sans Dieu tout est misère ; pour celui qu'on aime, on ne tolère pas la misère : la plus grande moins que toute autre. […] (Nous restons) des gens qui par goût aiment être petits, qui rient d'eux-mêmes quand ils se prennent pour des grands ou font les grands ; des gens qui mettent le bonheur là où tout sur la terre semble le nier, parce que leurs mains sont pleines de Dieu – ou voudraient l'être – et ne peuvent tenir autre chose; qui ne peuvent être grands, parce que Dieu est trop grand pour pouvoir être grand en même temps que lui. […] Des gens qui n'ont pas de cadres ; parce que, sans cesse, l'amour ouvre leur porte, soulève leur toit, les arrête ou les mobilise, les appelle ou les envoie. Des gens dont il faudrait que la maison soit moins qu'une tente, car la tente on l'emporte ; mais leur maison devrait sans cesse être prête à être laissée ; comme elle est prête à l'hospitalité, à la présence du Seigneur par la présence de ces deux ou trois ou quatre rassemblés en son nom ; comme elle est prête au silence et aux venues de Dieu. Une maison qui dise : « Je suis une maison de l'endroit où nous sommes des passants : rien que cela. » Comment n'évangéliserions-nous pas si l'Evangile est dans notre peau, nos mains, nos cœurs, nos têtes ? Nous sommes bien obligés de dire pourquoi nous essayons d'être ce que nous voulons être, de ne pas être ce que nous ne voulons pas être ; nous sommes bien obligés de prêcher, puisque prêcher, c'est dire publiquement quelque chose sur Jésus-Christ, Dieu et Seigneur, et qu'on ne peut l'aimer et se taire.24

« La Charité », écrit M.D., « n’a aucune préférence pour aucun travail, soit professionnel, soit d’apostolat. La mission qu’elle désire réaliser, c’est une mission de charité. » Ce choix l’éloigne des prêtres-ouvriers qui incarnent une mission plus engagée dans les luttes du mouvement ouvrier. Elle partage cette prise de position avec le dominicain Jacques Loew, un ami de longue date, pour qui le travail n’est pas un absolu de la mission.

22 Article « Nous autres gens des rues » paru dans les Etudes carmélitaines en 1938, écrit par MD au nom de huit femmes. in MD La sainteté des gens ordinaires 2009, pp. 26-27 23 Nouvelle Cité 1985 24 Note personnelle de 1956 in Madeleine Delbrêl La Joie de croire Seuil 1967, pp. 157-159

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4. Madeleine Delbrêl et les prêtres-ouvriers Le Vatican publie le 19 septembre 1953 un document ordonnant la suppression des prêtres-ouvriers et la fermeture du séminaire de la Mission de France à Limoges. Comme tant d'autres, Madeleine est bouleversée par ce qu'elle considère comme des « manifestations d'incompréhension bureaucratique, à la fois tristes et drôles, dans leur ignorance de la situation ». Elle souffre personnellement de cette interdiction, se débattant entre des sentiments de doute et de frustration. Après avoir passé un long moment à méditer, seule, et à prier, elle se sent obligée de contester la décision du Vatican, car elle pense que tout processus de croissance et, d'évolution implique des changements, même dans l'Eglise. Madeleine sait qu'elle a le devoir de parler.

« Il me semble que, sur tous les plans, il faut être debout pour les prêtres-ouvriers en ce moment. Il est certain qu'ils sont en croix et que, quelles que soient leurs réactions, il faut monter le piquet de garde auprès d'eux. »25

Elle écrit à des membres de la hiérarchie catholique en France et à Rome : « Je les aime tous trop [les prêtres-ouvriers] pour que vous me disiez que je me mêle d'une chose qui ne me regarde pas.»26 Elle rend visite aux cardinaux Feltin, Gerlier et Liénart27. Mais la décision de Rome est sans appel. La seule chose qui reste à faire, c'est d'obéir par amour de l'Église. Toutefois, Madeleine fit valoir que : « La peur de la grande aventure, la peur de cet Esprit qui ne sait ni d'où il vient ni où il va, serait de notre part, pour l'Église, notre plus grand manque d'amour ». « On ne peut vivre l'amour (de l'Eglise), qui est à la taille du Christ-Eglise et non à la nôtre, que si nous intensifions notre appartenance intime, interne, vitale au Christ dans l'Eglise. Sans cela, ou nous tombons dans le fossé, ou nous falsifions le message, ou nous le stérilisons. Il n'y a que dans et par l'Eglise que l'Evangile soit Esprit et Vie. Hors d'elle il n'est plus qu'esprit et non Saint-Esprit. L'évangélisation du monde et son salut est le métier même de l'Eglise. Elle est sans cesse en tension vers le monde comme la flamme tend au chaume. Mais cette tension serait disproportionnée pour quiconque voudrait être seulement lui-même. Plus le monde où l'on va est sans Eglise, plus il faut y être l'Eglise. C'est en elle qu'est la Mission. Il faut qu'elle passe à travers nous. De tout cela il découle pour nous que notre amour de l'Eglise doit nous faire vivre de plus en plus avec intelligence et avec amour, avec foi et charité tout ce qui est son mystère intime. Cela veut dire aussi que notre amour pour l'Eglise n'exige pas de nous d'agir dans des formes d'action ou sous des vocables qui sont officiellement d'Eglise, mais d'avoir le courage de laisser transpercer l'écorce de nos vies, et leur sève, et leur moelle par le bourgeon de charité qui constitue notre appel. Nous n'avons pas à peindre un bourgeon sur un papier en en copiant un autre; un bourgeon pousse de l'intérieur. En étant strictement fidèles aux impératifs de l'amour évangélique, nous serons le bourgeon que Dieu veut aujourd'hui, sans cesse reliés par l'intérieur au tronc, poussant nos feuilles l'une après l'autre, prêts à les laisser arracher si ce sont des feuilles mal venues, jamais sûrs d'avoir raison par nous-mêmes pour demain, mais sûrs qu'il n'y a pas deux « Esprit », que si nous nous trompons ce n'est jamais grave quand on sait qu'on peut se tromper, mais que la peur de la grande aventure, la peut" de cet Esprit qui ne sait ni d'où il vient ni où il va, serait de notre part, pour l'Eglise, notre plus grand manque d'amour. »28

25 Lettre à Jean Durand (polytechnicien) du 25 janvier 1954 26 Lettre à Mgr Lallier (évêque de Nancy à cette époque) du 8 septembre 1953 27 Le 15 novembre 1953 les cardinaux Liénart, Gerlier et Feltin, à leur retour de Rome, publient une déclaration qui précise les conditions d’exercice du ministère des prêtres au travail car « après dix ans d’existence, l’expérience des prêtres-ouvriers telle qu’elle a évolué jusqu’à ce jour, ne peut être maintenue dans sa forme actuelle ». Il est demandé que ces prêtres soient choisis par leurs évêques, qu’ils aient une solide formation doctrinale, travaillent à temps partiel, qu’ils ne prennent pas de responsabilités temporelles, qui incombent aux laïcs, qu’ils participent à la vie d’une paroisse. 28 Madeleine écrit en 1953 ce texte « L’Amour de l’Eglise »

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En octobre 1953, MD écrit deux textes importants sur la Mission. En distinguant la « tendance d’alliance » et la « tendance de salut », elle pointe le danger pour les prêtres-ouvriers d’être émerveillés devant l’homme marxiste, d’aller vers lui pour ce qu’il a, et non pas pour ce qu’il n’a pas (la foi). A cause de la haine inhérente à la lutte des classes, le marxiste est, pour MD « le plus malheureux des hommes, un homme malade » :

[Pour travailler avec les marxistes] il y faut une tête claire et un cœur en laisse. Car, cette coopération c'est elle qui est doublement à éviter parce qu'elle nous branche sur une gigantesque force de déchristianisation et parce qu'elle nous déchristianise. Comme le chrétien « vient à la lumière en faisant le bien » l'homme devient « marxiste en faisant la haine ». Même les grands doctrinaires n'ont sans doute pas réalisé à quel point étaient logiques leurs deux options fondamentales : mort à Dieu et lutte des classes ; athéisme et haine de certains hommes. Dans la mesure où cette haine est légitimement « pratiquée » quelque part, c'est le Royaume de Dieu qui recule. Ce qui est vrai collectivement, l'est encore plus peut-être individuellement. Quand un chrétien participe régulièrement à l'action marxiste, quand il s'accorde, « pratiquement » une sorte de « droit à la haine », même avec des militants qui n'en ont même pas conscience, il y a une manière d'anémie pernicieuse qui mine son être naturel. Cet état peut cohabiter en lui avec une foi qui semble totale, mais, petit à petit, des secteurs entiers de sa vie de grâce se fragilisent. C'est cette fragilité radicale qui rendrait compte sans doute de telle défaillance charnelle, de telle rupture avec la Hiérarchie.29

Le second texte est adressé aux P. Daniel Perrot et P. Augros le 20 octobre 1953 sur les Racines de la Mission. Alors que la Mission de France est qualifiée par ses fondateurs par 4 mots : séculière, communautaire, évangélique et missionnaire ; MD rajoute la racine « hiérarchique ». Elle-aussi est dans l’épreuve, mais elle médite et cherche à comprendre, aussi explique-t-elle que l’Eglise est l’Eglise de Dieu et que le Christ et l’Eglise sont inséparables. Il est impossible de vivre la mission et d’annoncer le Christ en se coupant de la communion de l’Eglise. « L’Eglise, il faut s’acharner à la rendre aimable… L’Eglise, il faut s’acharner à la rendre aimante… Il n'y a que dans et par l'Église que l'Évangile soit Esprit et Vie. Hors d'elle il n'est plus qu'esprit, et pas Saint-Esprit »30.

Il faut avoir vécu dans de tels milieux marxistes pour estimer à son juste prix tout ce qui s'y prodigue de générosité, de dévouement, de chaleur de cœur. C'est de l'Évangile qui est vécu par eux et de si éclatante façon, qu'on devient inapte à discerner ce qui, vécu par eux aussi, nie l'Évangile. Cet éblouissement nous rend conscients de la fréquente infériorité de notre fidélité à ces aspects de l'Évangile et nous entraîne à renforcer la part de ces aspects en nous au détriment des autres exigences évangéliques. Du marxisme théorique dont on avait parfois appris les options doctrinales, nos camarades semblent souvent tout ignorer et ignorent souvent tout. Mais, de ces options ils savent le pourquoi : un espoir qu'on entend bruire dans le monde entier et qui lutte pour le bonheur. À ce moment-là, ils apparaissent dans le prolétariat décomposé comme des rescapés et des guides. Nous allier à eux pour un temps semble nous laisser sur la même route et en faire plus efficacement un morceau. Je pense que là et strictement là se situe l'aiguillage du seul vrai danger de la Mission. On peut habiller des Prêtres en soutanes ou en bleus, les laisser à l'usine ou les en rappeler, les souder à une Paroisse ou les rattacher à un quartier, on peut sacrifier toute une évangélisation possible à des mesures disciplinaires, le danger restera entier tant que des Chrétiens considéreront le Marxisme comme un état de bonne santé et qu'ils iront vers les Marxistes non pour ce qu'ils n'ont pas, mais pour ce qu'ils ont. On peut, au contraire, « sauver » extérieurement la Mission, la laisser repartir sans changement, si cet « aiguillage » n'est pas discerné, la Mission sera minée par l'intérieur, elle ne portera pas Jésus-Christ aux Marxistes, elle répétera seulement avec eux ce qu'ils disaient sans elle en leur en fournissant la référence évangélique. Le Marxisme n'est pas le retour à la santé d'un prolétariat malade, il est le péché social dont la misère prolétarienne a permis l'éclosion. 31

29 Tendance d’alliance et tendance de salut, le 14 octobre 1953 in La question des PO 2012, p. 54 30 Dans « l’Amour de l’Eglise », 1953 in La question des PO 2012, pp. 38…40 31 Lettre au P. Perrot, délégué général de la Mission épiscopale auprès de la Mission de France après la démission du P. Augros, datée du 20 octobre 1953. Dans M. D. La question des prêtres-ouvriers Nouvelle Cité 2012 pp. 69-70

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Toujours en 1953, le 18 novembre, elle écrit à un PO de Paris qui, sans doute, va choisir la fidélité à la classe ouvrière plutôt que la fidélité à l’Eglise :

4 De plusieurs côtés, j'ai eu le récit de la soirée de vendredi. De plusieurs côtés aussi, me sont parvenues des rumeurs bien incertaines, sur les décisions que vous, ou vous tous prendrez. Certaines de ces rumeurs ont mis en moi une des plus grandes angoisses que j'ai connues. Cette angoisse n'est pas pour vous. Je suis presque sûre que vous me refuserez l'aptitude à comprendre ce qui est vôtre. Tant pis. Je vous dis quand même qu'il y a en vous un trop grand amour pour que le Christ ne soit pas lui aussi en vous. Mais c'est pour les autres que j'ai peur, pour ceux qui depuis toujours doivent le recevoir de vous. J'ai peur que, comme une femme qui ne saurait pas que c'est en douleur qu'on accouche, et qui ne comprendrait rien à son propre déchirement, et qui paralyserait en elle à la fois ce qui déchire et ce qui enfante, vous gardiez en vous la Mission. Tant que le petit est dans la mère, il est dans un corps adulte ; naître, c'est pour lui devenir petit, limité... Il faut pourtant qu'il devienne ce petit d'abord pour devenir un homme. C'est cet homme que les hommes attendent, ce n'est pas l'adulte que vous, vous êtes. Si la Mission ne peut pas passer par votre douleur, elle restera peut-être dans la classe ouvrière, mais comme un enfant mort qu'une femme porte en elle dans la rue. Il me semble que c'est toujours comme ça que l'Église est née tout le temps, à la fois une et nombreuse. Ce sont toujours les mêmes contractions qui ont toujours broyé les saints. Ils étaient appelés à la fécondité ; quand ils ont accepté que ce qui en eux était adulte sorte d'eux, appauvri, et rapetissé à travers les secousses, cruelles, et sanglantes, mais organiques de l'obéissance, le Christ-Église a continué à naître dans le monde. D'autres qui étaient appelés à cette même fécondité n'ont pas su reconnaître les lois de la vie, ils les ont confondues avec les douleurs d'un corps malade, le Christ n'a pas pu passer à travers eux pour aller plus loin.32

En septembre 1959, le cardinal Pizzardo renouvelle la condamnation des prêtres-ouvriers.MD prend position à nouveau en écrivant ses réflexion sur la nature de la vie chrétienne qui, précisément, n’a rien de naturel. L'Église est à la fois « sœur et étrangère », et notre vie missionnaire est un état violent normal. C’est la violence du combat spirituel. « Nous ignorions l'état de fait surnaturel constitutif à toute situation missionnaire. »

D'un bout à l'autre l'Évangile n'exige-t-il pas d'être annoncé dans le monde et contre le « Monde » ? Ne présente-t-il pas la foi comme un choix fait dans le monde, entre le « Monde » et le Royaume des Cieux, choix que Jésus-Christ nous a acheté et dont il nous donne la force ? Cette foi enfin, pour devenir réellement ce choix, n'est-elle pas liée au « convertissez-vous », n'est-elle pas de notre part retournement, renversement ? L'apostolat peut-il être autre chose qu'une contradiction vivante entre ce que Dieu a fait sien en nous et ce qui, en face de nous, demeure étranger à nous ? Partout le Royaume des cieux ne souffre-t-il pas violence ? Cette violence ne traverse-t-elle pas et ne transperce-t-elle pas le monde d'un bout à l'autre et de part en part là où le Règne de Dieu bute sur le Prince du « Monde » ? Là où la Rédemption bute sur le péché ? Là où l'Église bute sur le monde ? [...] Peut-on alors imaginer qu'une situation apostolique ne comporte pas de violence ? Au contraire, n'est-il pas normal qu'une certaine violence leur soit constitutive ? Que cette violence y soit mieux « tolérée » quand ses manifestations sont plus habituelles, quand la foi rencontre des formes d'incroyance connues, dans des milieux eux aussi connus ? Mais n'est-il pas normal encore qu'une situation non plus seulement apostolique mais missionnaire, soit par la force des choses soumise à une forme de violence qui, normale, n'est encore habituelle ni à des chrétiens ni à l'Église ?33

32 Christine de Boismarmin MD, rues des villes, chemin de Dieu Nouvelle cité 1985 p. 127 33 Extrait du texte « Conséquences d’une ignorance », octobre 1959 in La question des PO 2012 pp. 116-118

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5. Conclusion Une femme dans l’Eglise « ça fait les commissions », dit-elle avec humour, alors qu’on confie les grands projets aux hommes. Elle a fait les commissions entre Rome et les prêtres-ouvriers au moment de leur condamnation en 1953-1954. Et encore les commissions entre l’Eglise tentée de se fermer sur elle-même et le monde athée marxiste où de solides amitiés lui ont donné d’ouvrir un dialogue vrai et exigeant car, pour elle, la lutte des classes est la négation du message évangélique. Sur Thérèse de Lisieux, la Patronne des Missions, Madeleine Delbrêl écrit :

5 « Peut-être Thérèse de Lisieux, patronne de toutes les missions, fut-elle désignée pour vivre au début de ce siècle un destin où le temps était réduit au minimum, les actes ramenés au minuscule, l’héroïsme indiscernable aux yeux qui le regardaient, la mission ramenée à quelques mètres carrés, afin de nous enseigner que certaines efficacités échappent aux mesures d’horloge, que la visibilité des actes ne les recouvre pas toujours, qu’aux missions en étendue allaient se joindre des missions en épaisseur, au fond des masses humaines, en profondeur, là où l’esprit de l’homme interroge le monde et oscille entre le mystère d’un Dieu qui le veut petit et dépouillé, ou le mystère du monde qui le veut puissant et grand »34.

La spiritualité de Madeleine Delbrêl est celle d’une femme d’action. Toutes les pulsations de la vie peuvent devenir lieu de prière. Cette grande fumeuse fréquentait les cafés pour y écrire ses poèmes, conférences et retraites parce qu’à la maison, ce n’était plus possible. Le café devient son oratoire « quand le mépris ou l’indifférence font place à un regard de tendresse, le regard de Dieu » ; et la rue est son cloître. Elle pratique « la spiritualité du vélo », c’est-à-dire l’aventure sans appui. Le vélo est fait pour rouler, non pas pour rester appuyé contre un mur et immobile.

6 « Allez... » nous dites-vous à tous les tournants de l'Évangile. Pour être dans votre sens, il faut aller, même quand notre paresse nous supplie de demeurer. Vous nous avez choisis pour être dans un équilibre étrange. Un équilibre qui ne peut s'établir et tenir que dans un mouvement que dans un élan. Un peu comme un vélo qui ne tient pas debout sans rouler, un vélo qui reste penché contre un mur tant qu'on ne l'a pas enfourché, pour le faire filer bon train sur la route. La condition qui nous est donnée c'est une insécurité universelle, vertigineuse. Dès que nous nous prenons à la regarder, notre vie penche, se dérobe. Nous ne pouvons tenir debout que pour marcher, que pour foncer, dans un élan de charité. Tous les saints qui nous sont donnés pour modèles, ou beaucoup, étaient sous le régime des Assurances - une espèce de Sécurité spirituelle qui les garantissait contre les risques, les maladies, qui prenait même en charge leurs enfantements spirituels. Ils avaient des temps de prière officiels, des méthodes pour faire pénitence, tout un code de conseils et de défense. Mais pour nous, c'est dans un libéralisme un peu fou que joue l'aventure de votre grâce. Vous vous refusez à nous fournir une carte routière. Notre cheminement se fait de nuit. Chaque acte à faire à tour de rôle s'illumine comme des relais de signaux. Souvent la seule chose garantie c'est cette fatigue régulière du même travail chaque jour à faire, du même ménage à recommencer, des mêmes défauts à corriger, des mêmes bêtises à ne pas faire. Mais en dehors de cette garantie, tout le reste est laissé à votre fantaisie qui s'en donne à l'aise avec nous. 35

34 Ville marxiste, terre de mission, Paris, 1958, p. 148 35 MD La joie de croire Seuil 1967, p. 80 Poème écrit autour des années 1945-1950

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Annexe I : les solidarités internationales :

• Résistants et rescapés de camps de concentration Carmel et Alberto Codina. Communistes espagnols qui ont fui Franco. Se sont installés à Raspail et démarré Ibéry, une coopérative, confiserie (nougat espagnol) dont MD est la comptable.

• MD partage les inquiétudes de ses amis espagnols pour les « 34 de Barcelone » accusés d’être les meneurs de grève à Barcelone, traduits devant le tribunal militaire et condamnés à mort. MD écrit une lettre ouverte pour mobiliser l’opinion publique. Ça a payé, les 34 ont retrouvé la liberté.

• Des Polonais Andrzej et Joanna Munk débarquent à Raspail en 1962, puis 3 autres amis chrétiens dans une Pologne marxiste. MD voyage en Pologne, invité par Joanna à la mort de son mari.

• Miquel Grant emprisonné en 1949, communiste espagnol membre de la résistance et acccusé d’avoir exécuté 2 espions nazi. MD va le voir en prison, écrit des lettres et est reçue en audience par Vincent Auriol. Des meetings à Ivry, des accusations contre MD etc. Dinalement Miquel Grant est grâcié.

• Ethel et Julius Rosenberg sont accusés aux US d’avoir transmis aux Russes des informations sur la bombe atomique. Mobilisation internationale. MD est sollicitée pour intervenir au Vatican. Par Jean Guéguen , le P. Veuillot, puis Montini pour atteindre Pie XII qui intervient 2 fois auprès de la Maison Blanche en faveur des Rosenberg. Le procès des Rosenberg est bâclé, ils sont exécutés (chaise électrique) en juin 1953. Annexe II : Pour le temps en groupes 1) Réagir sur ce qu’on reçoit du témoignage de Madeleine Delbrêl, femme, laïque, chrétienne en milieu

athée, préoccupée d’ « évangélisation ». 2) Et nous, également en ville de banlieue, quel est notre défi pour être témoin de l’évangile aujourd’hui ? 3) Lire le texte « Bonté du cœur et évangélisation fraternelle ». Il date de 1962. Le pape Jean XXIII a

fortement marqué MD par son allure et ses mots simples et sa bonté.

« Je ne sais s'il y a beaucoup de gens dans mon cas... Mais je le trouve exténuant... Avec Jean XXIII, j'ai la conviction que si je ne fais pas dans le quart d'heure qui suit ce dont il donne l'exemple en l'expliquant, je suis sans excuse. Avec lui, on ne peut pas échapper à la bonté, b, a, ba de la charité. Vraiment, il est tuant... Je suis éblouie par sa façon de résoudre le redoutable décorum dont, ici, les échos ont tellement pu faire souffrir. Il laisse tout en place, met l'évangile à la sienne... et plus rien ne gêne, parce que tout le reste devient petit, tout petit. Cela ressort avec éclat de sa visite aux prisonniers »36

Sans l'humilité et la douceur, il n'y a pas de cœur fraternel proprement chrétien, de bonté et d'évangélisation chrétiennes. C'est l'humilité et la douceur qui cicatrisent en nous la rébellion et l'orgueil originel. Sans elles, nous ne pourrions être pour Dieu des créatures vraies et des fils dociles. Sans elles, nous pourrions peut-être traiter les autres comme des frères, mais ils ne seraient pas, pour nous et pour de bon nos frères. Ce que nous sommes, mais devons devenir : un peuple universel d'hommes doux et humbles. Telle est la « race du Christ », mais elle doit sans cesse se réaliser et chacun doit se livrer au Christ pour qu'Il nous rende conforme à sa race. La fidélité à ce lignage du Christ est le front même de notre combat avec le monde. Souvent, nous situons notre combat ailleurs. Il est dur pour nous, non de nous battre, mais de nous battre sans grandeur. Pourtant quand un chrétien accepte de porter sur lui la signature vive du Christ, il met les cœurs incroyants en alerte. Je cite ici un fait qui fonde cette affirmation [, un des faits dont il ne m'était pas possible de « doubler » chaque paragraphe de ces notes].

36 Lettre à Mgr Veuillot le 30 janvier 1959

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J'ai travaillé longtemps avec un communiste. Il était onéreusement fidèle à ses convictions et loyal à son parti. Il n’avait ni passé chrétien, ni mémoire chrétienne. Il me dit un jour : « J'ai connu un chrétien que je n’oublierai jamais. C'était un homme extraordinaire. Il prenait à cœur tout ce qui arrivait aux autres ; il ne parlait jamais de ce qui lui arrivait ; il ne se défendait pas quand on lui voulait du mal. » Je ne sais pas qui est ce chrétien, mais pour lui, j'ai souvent rendu et je rends encore grâces à Dieu. Je demande à Dieu de me faire lui ressembler, moi et beaucoup d'autres. 37

Annexe III : Les athées existent-ils ?

En prenant pour exemple le sujet même de ces notes, on peut dire que pour poser aujourd'hui la question : « L’athée existe-t-il ? » il faut que quelque chose soit obscurci pour nous dans le monde où nous vivons et dans la foi dont nous vivons. Je m'explique. L'incroyance de l'athée devient incroyable quand il nous semble naturel de croire en Dieu. L’incroyance en Dieu, celle de l'athée, nous devient incroyable, même si nous côtoyons cet homme, le frôlons, quand croire en Dieu vivant nous paraît normal, nous paraît chose peu ou prou naturelle. Mais, comment ne pas douter de l'incroyance, comment pouvoir l'imaginer quand, au moment où la foi nous était enseignée, nous étions entourés de croyants, de bébés tous baptisés, de ménages tous religieusement mariés ; quand la vie sociale de notre milieu était ponctuée, publiquement et normalement, par la Messe et les sacrements, les dimanches et les fêtes, quand, divorces, rejets des obligations religieuses, rejets de la foi étaient péchés de croyants, exceptions retentissantes à la règle générale, fautes condamnées par une conscience commune ? Comment le meilleur des catéchismes aurait-il pu nous faire réaliser, nous convaincre à jamais, que la foi est tout entière cadeau de Dieu ? Qu'elle reste toute notre vie ce qu'elle est initialement : proposée à chacun par Dieu, sans cesse acceptée, sans cesse désirée, sans cesse demandée encore ? Comment nous faire réaliser cela, quand nous avons trouvé dans notre patrimoine tant de fidélités anciennes ou récentes qui, vouées à la foi, nous sollicitaient d'être à notre tour, fidèles ? Quand le milieu où nous vivons se référait tellement à la foi qu'il semblait porter d'avance en lui ce que la foi, elle-même, nous apporte ? Quand des vérités de foi deviennent des opinions si communes que la foi au Dieu de l'Évangile est confondue avec le bon sens, comment réaliser que la foi est une science donnée par Dieu à qui lui plaît ? Quand la « morale » évangélique est alignée à une conception commune de l'honnête homme, comment réaliser que la foi réclame de chacun de nous une conversion, un bouleversement si total qu'il est un retournement de nous-mêmes ? Quand tout semble concourir à démontrer que nous avons hérité de la foi comme nous la léguerons nous-mêmes, comment pouvoir réaliser que notre foi n'est pas à nous, et que tous les biens moraux du monde sont insuffisants pour l'acheter ? Tout cela réuni fait que nous sommes facilement amenés à oublier pratiquement, à perdre de vue peu ou beaucoup, ce qu'est la foi. Notre ignorance des athées que nous côtoyons est, pour une bonne part, la conséquence de cet oubli. Perdre de vue combien la foi est un don de Dieu coupe le souffle à notre vie chrétienne. Dans la mesure où nous nous prenons pour des bien nantis, des propriétaires de biens surnaturels, nous ne les désirons pas. Par manque de désir et d'espérance nous subissons une asphyxie lente. Car l'Espérance ne peut espérer que ce que nous ne pouvons posséder par nous-mêmes, acquérir par nous-mêmes : ce qui est, dans toute la rigueur du terme, au-dessus de nos moyens. Que devient alors la prière, privée du dynamisme de l'Espérance ? Et la faim sacramentelle ? Et notre poursuite d'un Christ qui, sans que nous nous en rendions compte, devient un Sauveur seulement partiel ? […] Mais, si nous prenons conscience que cette foi était une foi diminuée et affaiblie d'avance, ces faits cesseront d'être inexplicables. Ces réflexions se sont attachées à un seul aspect d'un malaise de la vie de la foi. Peut-être pourtant suffiront-elles à suggérer que, dans le monde contemporain, si les révisions de vie sont nécessaires, plus nécessaires encore sont les révisions de foi. 38

37 Tiré de la conclusion du texte « Athéismes et Evangélisation » sur les athéismes contemporains demandé à Madeleine Delbrêl par Mgr Sartre, ancien évêque de Tananarive et membre d’une Commission préparatoire du Concile. Daté du 2 octobre 1962. Dans M.D. Athéismes et Evangélisation Nouvelle Cité 2010 pp. 150 à 152. 38 Dans un article paru le 14 septembre 1963 dans la Semaine religieuse de Paris (correspondant Jacques Delarue)

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Lorsque le chrétien perd le sens de ce don, il n'est plus capable de comprendre l'athée. Il annonce la foi comme s'il était naturel de croire, alors que, pour l'athée, il est naturel de ne pas croire, et que le mot « Dieu » est pour lui vide de sens. C'est sur cet horizon que Madeleine pose la question de l’évangélisation. Elle invite d'abord les chrétiens à ce qu'elle appelle « une révision de foi ». Annexe III : le salut du monde « L'« œuvre » du Christ Église c'est que « le monde soit sauvé ». Par la croix qui rend enfant de Dieu dans le Christ. Par l'Évangile qui apprend à vivre en enfant de Dieu. [...] « Celui qui veut être mon disciple, qu'il prenne sa croix » et seulement après « qu'il me suive ». C'est dans le Christ crucifié que le monde est sauvé en puissance et c'est à un monde souffrant et qui restera souffrant que nous avons à donner la Joie du Christ.

Sauver le monde ce n'est pas lui donner le bonheur. C'est lui donner le sens de sa peine et une joie « que nul ne peut lui ravir » (Jn 16, 22). S'il nous faut lutter contre des misères et des malheurs que le Christ a assez pris au sérieux pour qu'au dernier jour nous soyons jugés sur l'aide que nous lui aurons donnée, il faut nous souvenir, qu'au-delà d'elles, c'est de la vie éternelle qu'il est question et non d'un second Paradis Terrestre. L'Évangile, il est à annoncer. Là se dressent toutes les murailles qui empêchent les Évangélistes d'être entendus ou de passer. Là se situent toutes les brèches qui doivent être faites, tous les ponts qui doivent être jetés. Mais que, sous prétexte que ces brèches sont faites, ces ponts jetés et nos voix entendues, nous ne nous déclarions pas satisfaits. Il ne s'agit pas seulement de passer, il ne s'agit pas seulement de parler, d'être écouté et de « plaire », il faut que le message dit par nous soit intact. Dans le carrefour où nous sommes, un certain nombre de points attirent notre attention. L’Évangile est l'annonce faite aux hommes de la possibilité d'être dans le Christ rendus justes. Il n'est pas l'annonce de l'établissement d'une justice humaine. Le Christ est venu rendre juste, il n'est pas venu rendre justice. « Les pauvres sont évangélisés. » La Bonne Nouvelle leur est portée. Il n'est pas dit la « pauvreté sera supprimée ». Bien au contraire : « Il y aura toujours des pauvres parmi vous. » et Bienheureux les Pauvres. À cause de cette béatitude le chrétien tend à la pauvreté : pourquoi tendrait-il à vouloir par amour, l'enlever aux autres, ou faire de la suppression de cette pauvreté la condition du salut ? Évangéliser les Pauvres ce n'est pas les enrichir, ou penser que l'évangélisation est conditionnée par un enrichissement préalable. Cela est à l'encontre de toute l'histoire du Christ dans le monde. Jamais l'Évangile n'a été repoussé à cause de la pauvreté ou de la misère depuis les esclaves de Rome, les « dockers » de Corinthe jusqu'aux camps d'Allemagne. C'est la richesse de ceux qui ont à annoncer l'Évangile qui peut empêcher sa diffusion. Ce sont les chrétiens « riches » de quelque façon que ce soit. Il faut pour annoncer l'Évangile s'appauvrir soi-même. Ce n'est pas un monde pauvre qui fait obstacle à l'expansion de l'Évangile mais des secteurs d'Église riches. »39

Sur le salut. Traditionnellement, on était habitués à penser l’Eglise comme communauté de croyants en mettant l’accent sur l’Eglise ‘moyen de salut’. En parlant d’Eglise-sacrement universel de salut, Vatican II met l’accent sur la manifestation du salut. L’Eglise est donc un unique et immense sacrement. MD : « Sauver le monde ce n'est pas lui donner le bonheur. C'est lui donner le sens de sa peine et une joie ‘ que nul ne peut lui ravir ‘(Jn 16, 22) » Que signifie salut ? Ce n'est pas seulement un « sauvetage » de la perdition, c’est l'aboutissement de la créature à ce pour quoi elle est faite, la consommation de ce à quoi elle aspire, alors même qu'elle est incapable de se le donner.

39 MD Eglise et Mission, 1950-1951 dans MD La sainteté des gens ordinaires 2009, pp. 187 sq.

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Pour l’après-midi

1) La foi est un don « La foi est toujours un cadeau de Dieu40. On ne la trouve sur aucun marché, dans aucune fabrique humaine. Ce n'est jamais tout naturel d'avoir la foi. Elle nous révèle ce qui est naturellement caché, elle nous permet ce qui est impossible. Le Christ nous l'offre. Ce n'est pas une offrande, mais une offre, un cadeau qu'on peut accepter ou refuser. Elle n'est jamais une richesse forcée… Acceptée, la foi met en nous une science interdite à la science, un amour qui se sert de notre cœur mais sans proportion avec lui… Elle nous destine au monde, mais ce qui par elle nous voue à lui nous rend étranger à lui. Aussi quand la foi nous guide dans le monde et pour le monde, le tracé de ses itinéraires ne s'éloigne jamais ni de la foule ni du désert…41 La foi, nous ne pouvons pas la donner. C’est le Seigneur qui appelle et qui donne. Nous avons à l’annoncer… Tout ce qu'un non-chrétien doit faire parce qu'il est un homme, nous devons le faire parce que nous le sommes aussi ; et nous ne serons peut-être ni le meilleur, ni le plus efficace, ni le plus doué. Mais nous devons faire ce pourquoi nous sommes chrétiens : vivre et annoncer la foi. Vivre dans sa condition étrangère, l'annoncer dans un silence sans réponse, dans les rires ou les protestations. Mais la foi de l'Evangile s'annonce dans le langage de l'Evangile qui est la vie de l'Evangile ... »42

7 Si des hommes disent : « Dieu est mort », dans ma ville et dans d'autres villes, si des chrétiens ont été responsables, conscients ou non, puisque c'est moi qui vis aujourd'hui, c'est moi qui suis responsable : les chrétiens de tous les temps sont un et je ne suis pas seule chrétienne à vivre. Les autres et moi, que ferons-nous ? Si nous sommes responsables que Dieu ait été perdu par des hommes, nous devons peut-être en souffrir, nous devons surtout leur rendre Dieu. Nous ne pouvons pas donner la foi, mais nous, nous pouvons nous donner ; la foi a mis Dieu en nous, nous pouvons le donner en même temps que nous à la ville. La question n'est donc pas de nous en aller n'importe où, ayant au cœur le mal des autres, il s'agit de rester près d'eux, avec Dieu entre eux et nous. Il s'agit d'une mort et d'une résurrection, de mourir à ce que nous aurions été si nous étions seulement des hommes, de ressusciter à ce que nous sommes en étant des hommes chrétiens. Il s'agit d'accepter la foi comme un amour vivant de Dieu, comme la vie de cet amour dans notre chair, dans notre cœur, dans notre esprit. De ne pas faire de la foi un contrat intellectuel où l'on se déclare d'accord, mais l'alliance dans la vie et pour la vie que la Vierge Marie a exprimé la première : « Qu'il me soit fait selon ta parole. » 43

2) Eblouie par Dieu MD, qui avait fait à 17 ans profession de foi d’athéisme, est tombée follement amoureuse d’un étudiant brillant qui a réussi le concours d’entrée à Centrale, Jean Maydieu. Un amour partagé. Mais Jean ne la demande pas en mariage, il suit sa vocation et rentre chez les Dominicains, en laissant Madeleine désemparée. Il ne la voit plus, ne lui écrit plus.

40 En 1960, dans un texte adressé au P. Etienne Daurel, O.M.I. de Lyon, pour préparer un camp de jeunes lycéens, elle a déjà parlé d’éblouissement : « Les contacts de l'athéisme actuel ou bien de l'incroyance ou bien de l'indifférence ne doivent pas être seulement générateurs de la charité missionnaire, ils doivent être générateurs d'une foi vitalisée, d'une foi dilatée pour recevoir plus de lumière. En effet, de tels contacts nous amènent à ne plus considérer le don de la foi, l'aptitude qu'elle nous donne à contempler Dieu, comme un fait auquel nous serions habitués, mais comme un trésor extraordinaire et extraordinairement gratuit. Ces contacts nous apprennent à être éblouis de la grâce. » 41 dans « Leçons de la foi sur la foi », note de 1964 42 Madeleine Delbrêl Communautés selon l’Evangile 1973 pp. 177-184 43 dans « Ville marxiste, terre de mission » 1957 p. 206

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L’athéisme tranquille a sans doute été confronté aux convictions chrétiennes de son ami. Elle voudrait comprendre pourquoi cette rupture. Son père, Jules Delbrêl, devient aveugle. Pour lui adoucir la vie, Madeleine avec sa mère se consacrent totalement à lui qui refuse cette infirmité et qui se révolte. Déchirée entre le départ de Jean Maydieu, l'angoisse de son père aveugle et le surmenage de sa mère, Madeleine s'interroge sur le sens de tant de souffrance, sur le sens même de cette vie si dure, si incohérente et elle ne le trouve pas. Alors sa réflexion et ses fréquentations la conduisent à remettre en cause son nihilisme. Au nom de quoi pourrait-elle récuser Dieu, s'acharner à en confirmer l'inexistence, alors que l'attitude inverse serait aussi plausible ? « Je décidai de prier », écrit-elle :

8 « Mes camarades parlaient de tout, mais aussi de Dieu qui paraissait leur être indispensable comme l'air. Ils étaient à l'aise avec tout le monde, mais avec une impertinence qui allait jusqu'à s'en excuser, ils mêlaient à toutes les discussions, aux projets et aux souvenirs, des paroles, des « idées », des mises au point de Jésus-Christ. Le Christ, ils auraient pu avancer une chaise pour lui, il n'aurait pas semblé plus vivant. Oui, ils travaillaient, il leur arrivait des plaisirs et des ennuis comme à tout le monde, tout cela était parfaitement existant pour eux; mais ils étaient tout autant intéressés par ce qui apparaissait comme le grand changement de situation de leur vie et la réunion avec ce Dieu qu'ils étaient d'avance si contents de voir. A les rencontrer souvent pendant plusieurs mois, je ne pouvais plus honnêtement laisser non pas leur Dieu, mais Dieu dans l'absurde. C'est alors que ma question s'est métamorphosée ; alors aussi que, pour être fidèle à mon anti-idéalisme, je modifiai ce que je pensais être une attitude de détail dans ma vie. Si je voulais être sincère, Dieu, n'étant plus rigoureusement impossible, ne devait pas être traité comme sûrement inexistant. Je choisis ce qui me paraissait le mieux traduire mon changement de perspective : je décidai de prier. […] Dès la première fois je priai à genoux par crainte, encore, de l'idéalisme. Je l'ai fait ce jour-là et beaucoup d'autres jours et sans chronométrage. Depuis, lisant et réfléchissant, j'ai trouvé Dieu ; mais en priant j'ai cru que Dieu me trouvait et qu'il est la vérité vivante, et qu'on peut l'aimer comme on aime une personne. »

Attitude remarquable, moment d'une rare intensité, « éblouissement ». C'est ce dernier mot qui sous sa plume et sur ses lèvres, exprime l'inouï de la rencontre. Madeleine a été « éblouie par Dieu ».

« Tu vivais et je n'en savais rien. Tu avais fait mon cœur à ta taille, ma vie pour durer autant que toi, et parce que tu n'étais pas là, le monde entier me paraissait petit et bête et le destin des hommes stupide et méchant. Quand j'ai su que tu vivais, je t'ai remercié de m'avoir fait vivre, je t'ai remercié pour la vie du monde entier. »44

3) Liturgie et vie laïque Pour terminer, puisque MD parle de sa conversion en priant. A Raspail, il n’y a ni oratoire ni Saint-Sacrement. On a entendu l’expression de sa spiritualité « du vélo », mais elle a écrit aussi sur sa pratique de la liturgie de l’Eglise : la messe et la prière de l’office des heures. On peut être étonné qu'elle parle de la récitation de l'office à propos des laïcs. Quand on commença vers 1931-1932 à prévoir le mode de vie et le règlement spirituel du groupe de la « Charité », Madeleine pensa un moment à une prière commune de l'office. L'abbé Lorenzo fit valoir que le groupe n'était pas une communauté religieuse. Mais Madeleine avait « ressenti la faim de cette prière d'Église », selon une expression qu'elle utilise dans son article. Aussi envisage-t-elle la prière de l'office comme une manière pour elle de prier en communion avec l'Église. Même si les laïcs ne sont pas tenus à l'obligation de l'office, ils peuvent l'adapter à leur vie, en fonction du temps dont ils disposent et des circonstances qui se présentent.

44 note inédite, dans Ch. De Boismarmin Madeleine Delbrêl 1985, p. 26

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Il n'y avait pas de bréviaire en français avant le Concile. Des adaptations commencent à être produites cependant, telle bréviaire des Petits Frères de Foucauld. Quant à l'Eucharistie (Madeleine, selon l'habitude de l'époque, parle de la messe), elle y participait quotidiennement et la vivait comme la source de son existence chrétienne en même temps que comme le lieu privilégié de sa communion avec la communauté ecclésiale.

Quand l'amour de l'Église nous a mordus au cœur, sa propre prière nous devient presque nécessaire. À propos de la messe Il y a ceux qui peuvent y « assister » et ceux qui ne le peuvent pas. Commençons par ceux-ci : et ils sont encore de deux sortes : ou bien ils sont pris par leur travail, c'est le cas de la plupart des mamans, de ceux qui « embauchent » presque sur place et commencent tôt. Ou bien ils sont à l'heure de la messe en autobus ou en métro à moins que la maladie ne les garde au lit. Mais que nous y soyons ou n'y soyons pas : la messe est célébrée; que nous y pensions ou non, elle est notre messe parce que nous sommes des chrétiens. Il y a toujours un grand bienfait à ne pas lui fausser compagnie. […] La messe nous établit sur un sommet qui est comme l'essentiel de notre vie chrétienne. De ce sommet nous ne devons retomber que le moins possible. La messe lue ou dans notre lit ou sur un coin de banquette nous remet en présence du fond de notre vie sans que nous ayons rien à en atténuer dans le courant de notre journée. Mais si cette lecture même n'est pas possible, vivre sa messe est toujours possible. Ces prières que notre mémoire a enregistrées prennent une singulière valeur quand nous les mêlons aux simples gestes de notre vie. Elles sont tellement l'essentiel chrétien que notre pensée peut s'attacher à elles sans amener aucun dédoublement d'esprit. Vers quel acte de nos journées pouvons-nous aller sans que l'« Introibo ad altare Dei... » soit de saison ? Quel acte de notre journée ne laisse pas une place facile au cri de notre cœur : « Kyrie eleison » ? Quelle vision de nos journées ne nous aide pas à rebondir dans le Gloria in excelsis ? Quel travail ne nous soude pas à un frère entre nos frères pour les offrir tous ensemble avec nous au Père ? Et ainsi de suite jusqu'à la bénédiction, qui nous envoie dans le monde porter la bonne nouvelle du Verbe fait chair... L'office et ceux qui n'ont pas de temps Dans l'office, c'est notre temps humain qui prie. L’Église a couvert le temps d'une robe faite avec la parole de Dieu. À cette magnifique robe, faite pour le recouvrir c'est justement, souvent, notre temps qui manque. Nous n'avons plus notre temps à nous. Si certains peuvent répartir harmonieusement leurs « heures » tout au long de leurs journées : ils restent une infime minorité. Or, la raison de notre mésentente avec l'office, de nos « grincements » avec lui, vient du fait que nous voulons le fréquenter à la manière des gens qui ont du temps. Presque toujours, quand nous avons ressenti la faim de cette prière d'« Église », nous avons résolu de réciter régulièrement telle ou telle heure, Laudes ou Prime, Vêpres ou Complies. Survient la vie : elle bouscule, modifie, surcharge et c'est en plein midi que nous nous trouvons en face de Prime ou en pleine nuit en face de Complies. Ou bien encore, par souci de fidélité, disposant d'un petit quart d'heure nous commençons la récitation de notre « heure » habituelle. Une rubrique vient-elle à se faire chercher un peu plus longtemps, nous nous sentons pressés, nous nous tendons, nous faisons peut-être de l'ascèse, mais notre prière devient un vrai travail. Mais, si le côté un peu disciplinaire et laborieux de l'office peut être excellent pour des religieux dont de longues heures se passent au chœur, il est sans doute beaucoup moins souhaitable et bienfaisant pour des gens dont la vie quotidienne est déjà un record de surmenage et de tension. Pour eux, la prière, parce qu'elle est relativement courte, doit être établie dans un maximum de paix. Pour les religieux, l'office au chœur sera doublé par des temps d'oraison, ou de rosaire, ou d'étude, ou de travail silencieux. Pour nous cette trêve priante sera insérée souvent au milieu de beaucoup de bruit et d'agitation. Elle aura même pour mission de pacifier cette agitation et ce bruit. 45

45 Texte de 1947 in MD La sainteté des gens ordinaires Nouvelle Cité 2009, pp. 135 ss.

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Récollection à Sainte Thérèse Le Blanc Mesnil, dimanche 8 février 2015 avec Alain Le Négrate

Madeleine DELBRÊL 1 L’humour dans l’amour Quand on sait ce que nous sommes, il serait ridicule, vraiment, de n'avoir pas dans notre amour, un peu d'humour. Car nous sommes d'assez comiques personnages. Mais mal disposés à rire de notre propre bouffonnerie. [...] Oui, nous sommes des héros de comédie bouffe et de cette comédie, il serait normal que le premier public soit nous. [...] Il nous faut souvenir que Dieu ne nous a pas créés pour de l'humour mais pour cet amour éternel et terrible dont il aime tout ce qu'il crée depuis toujours. C'est alors qu'il nous faut l'accepter, cet amour non plus pour en être le partenaire splendide et magnanime mais le bénéficiaire imbécile sans charme sans fidélité fondamentale. Et dans cette aventure de la miséricorde il nous est demandé de donner jusqu'à la corde ce que nous pouvons, il nous est demandé de rire quand ce don est raté, sordide, impur, mais il nous est demandé aussi de nous émerveiller avec des larmes de reconnaissance et de joie, devant cet inépuisable trésor qui du cœur de Dieu coule en nous. À ce carrefour du rire et de la joie s'installera notre paix inconfusible !1 2 L’Evangile à vivre L'Evangile est le livre de la vie du Seigneur. Il est fait pour devenir le livre de notre vie. Il n'est pas fait pour être compris, mais pour être abordé comme un seuil de mystère. Il n'est pas fait pour être lu, mais pour être reçu en nous. Chacune de ses paroles est esprit et vie. Agiles et libres, elles n'attendent que l'avidité de notre âme pour fuser en elle. vivantes, elles sont elles-mêmes comme le levain initial qui attaquera notre pâte et la fera fermenter d'un mode de vie nouveau. Les paroles des livres humains se comprennent et se soupèsent. Les paroles de l'Evangile sont subies et supportées. Nous assimilons les paroles des livres. Les paroles de l'Évangile nous pétrissent, nous modifient, nous assimilent pour ainsi dire à elles. Les paroles de l'Evangile sont miraculeuses. Elles ne nous transforment pas parce que nous ne leur demandons pas de nous transformer. Mais, dans chaque phrase de Jésus, dans chacun de ses exemples demeure la vertu foudroyante qui guérissait, purifiait, ressuscitait. A la condition d'être, vis-à-vis de lui, comme le paralytique ou le centurion; d'agir immédiatement en pleine obéissance. L'Evangile de Jésus a des passages presque totalement mystérieux. Nous ne savons pas comment les passer dans notre vie. Mais il en est d'autres qui sont impitoyablement limpides. C'est une fidélité candide à ce que nous comprenons qui nous conduira à comprendre ce qui reste mystérieux.2 3 La « Charité de Jésus », les équipes de Madeleine Delbrêl Nous ne cherchons pas l'apostolat : c'est lui qui nous cherche ; Dieu en nous aimant le premier, nous rend frères et nous rend apôtres. Comment partagerions-nous pain, toit, cœur avec ce prochain qui est notre propre chair et ne serions-nous pas débordants pour lui de l'amour de notre Dieu, si ce prochain ne le connaît pas ? Sans Dieu tout est misère ; pour celui qu'on aime, on ne tolère pas la misère : la plus grande moins que toute autre. […] (Nous restons) des gens qui par goût aiment être petits, qui rient d'eux-mêmes quand ils se prennent pour des grands ou font les grands ; des gens qui mettent le bonheur là où tout sur la terre semble le nier, parce que leurs mains sont pleines de Dieu – ou voudraient l'être – et ne peuvent tenir autre chose; qui ne peuvent être grands, parce que Dieu est trop grand pour pouvoir être grand en même temps que lui. […]

1 « Humour dans l’amour », texte écrit en 1946 2 Méditation sans titre de 1946 in Madeleine Delbrêl L’humour dans l’amour Nouvelle Cité 2005, pp. 56 ss.

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Des gens qui n'ont pas de cadres ; parce que, sans cesse, l'amour ouvre leur porte, soulève leur toit, les arrête ou les mobilise, les appelle ou les envoie. Des gens dont il faudrait que la maison soit moins qu'une tente, car la tente on l'emporte ; mais leur maison devrait sans cesse être prête à être laissée ; comme elle est prête à l'hospitalité, à la présence du Seigneur par la présence de ces deux ou trois ou quatre rassemblés en son nom ; comme elle est prête au silence et aux venues de Dieu. Une maison qui dise : « Je suis une maison de l'endroit où nous sommes des passants : rien que cela. » Comment n'évangéliserions-nous pas si l'Evangile est dans notre peau, nos mains, nos cœurs, nos têtes ? Nous sommes bien obligés de dire pourquoi nous essayons d'être ce que nous voulons être, de ne pas être ce que nous ne voulons pas être ; nous sommes bien obligés de prêcher, puisque prêcher, c'est dire publiquement quelque chose sur Jésus-Christ, Dieu et Seigneur, et qu'on ne peut l'aimer et se taire.3 4 La mission est un accouchement (Lettre à un prêtre-ouvrier de Paris le 18 novembre 1953) De plusieurs côtés, me sont parvenues des rumeurs bien incertaines, sur les décisions que vous, ou vous tous prendrez. Certaines de ces rumeurs ont mis en moi une des plus grandes angoisses que j'ai connues. Cette angoisse n'est pas pour vous. Je suis presque sûre que vous me refuserez l'aptitude à comprendre ce qui est vôtre. Tant pis. Je vous dis quand même qu'il y a en vous un trop grand amour pour que le Christ ne soit pas lui aussi en vous. Mais c'est pour les autres que j'ai peur, pour ceux qui depuis toujours doivent le recevoir de vous. J'ai peur que, comme une femme qui ne saurait pas que c'est en douleur qu'on accouche, et qui ne comprendrait rien à son propre déchirement, et qui paralyserait en elle à la fois ce qui déchire et ce qui enfante, vous gardiez en vous la Mission. Tant que le petit est dans la mère, il est dans un corps adulte ; naître, c'est pour lui devenir petit, limité... Il faut pourtant qu'il devienne ce petit d'abord pour devenir un homme. C'est cet homme que les hommes attendent, ce n'est pas l'adulte que vous, vous êtes. Si la Mission ne peut pas passer par votre douleur, elle restera peut-être dans la classe ouvrière, mais comme un enfant mort qu'une femme porte en elle dans la rue. […] Ce sont toujours les mêmes contractions qui ont toujours broyé les saints. Ils étaient appelés à la fécondité ; quand ils ont accepté que ce qui en eux était adulte sorte d'eux, appauvri, et rapetissé à travers les secousses, cruelles, et sanglantes, mais organiques de l'obéissance, le Christ-Église a continué à naître dans le monde. D'autres qui étaient appelés à cette même fécondité n'ont pas su reconnaître les lois de la vie, ils les ont confondues avec les douleurs d'un corps malade, le Christ n'a pas pu passer à travers eux pour aller plus loin.4 5 Thérèse de Lisieux : la mission en épaisseur « Peut-être Thérèse de Lisieux, patronne de toutes les missions, fut-elle désignée pour vivre au début de ce siècle un destin où le temps était réduit au minimum, les actes ramenés au minuscule, l’héroïsme indiscernable aux yeux qui le regardaient, la mission ramenée à quelques mètres carrés, afin de nous enseigner que certaines efficacités échappent aux mesures d’horloge, que la visibilité des actes ne les recouvre pas toujours, qu’aux missions en étendue allaient se joindre des missions en épaisseur, au fond des masses humaines, en profondeur, là où l’esprit de l’homme interroge le monde et oscille entre le mystère d’un Dieu qui le veut petit et dépouillé, ou le mystère du monde qui le veut puissant et grand »5. 6 La spiritualité du vélo « Allez... » nous dites-vous à tous les tournants de l'Évangile. Pour être dans votre sens, il faut aller, même quand notre paresse nous supplie de demeurer. Vous nous avez choisis pour être dans un équilibre étrange. Un équilibre qui ne peut s'établir et tenir que dans un mouvement que dans un élan. Un peu comme un vélo qui ne tient pas debout sans rouler, un vélo qui reste penché contre un mur tant qu'on ne l'a pas enfourché, pour le faire filer bon train sur la route. La condition qui nous est donnée c'est une insécurité universelle, vertigineuse. Dès que nous nous prenons à la regarder, notre vie penche, se dérobe. 3 Note personnelle de 1956 in Madeleine Delbrêl La Joie de croire Seuil 1967, pp. 157-159 4 Christine de Boismarmin MD, rues des villes, chemin de Dieu Nouvelle cité 1985 p. 127 5 Madeleine Delbrêl Ville marxiste, terre de mission Cerf 1957, p. 148

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Nous ne pouvons tenir debout que pour marcher, que pour foncer, dans un élan de charité. Tous les saints qui nous sont donnés pour modèles, ou beaucoup, étaient sous le régime des Assurances - une espèce de Sécurité spirituelle qui les garantissait contre les risques, les maladies, qui prenait même en charge leurs enfantements spirituels. Ils avaient des temps de prière officiels, des méthodes pour faire pénitence, tout un code de conseils et de défense. Mais pour nous, c'est dans un libéralisme un peu fou que joue l'aventure de votre grâce. Vous vous refusez à nous fournir une carte routière. Notre cheminement se fait de nuit. Chaque acte à faire à tour de rôle s'illumine comme des relais de signaux. Souvent la seule chose garantie c'est cette fatigue régulière du même travail chaque jour à faire, du même ménage à recommencer, des mêmes défauts à corriger, des mêmes bêtises à ne pas faire. Mais en dehors de cette garantie, tout le reste est laissé à votre fantaisie qui s'en donne à l'aise avec nous. 6 7 Le don de la foi Si nous sommes responsables que Dieu ait été perdu par des hommes, nous devons peut-être en souffrir, nous devons surtout leur rendre Dieu. Nous ne pouvons pas donner la foi, mais nous, nous pouvons nous donner ; la foi a mis Dieu en nous, nous pouvons le donner en même temps que nous à la ville. La question n'est donc pas de nous en aller n'importe où, ayant au cœur le mal des autres, il s'agit de rester près d'eux, avec Dieu entre eux et nous. Il s'agit d'une mort et d'une résurrection, de mourir à ce que nous aurions été si nous étions seulement des hommes, de ressusciter à ce que nous sommes en étant des hommes chrétiens. Il s'agit d'accepter la foi comme un amour vivant de Dieu, comme la vie de cet amour dans notre chair, dans notre cœur, dans notre esprit. De ne pas faire de la foi un contrat intellectuel où l'on se déclare d'accord, mais l'alliance dans la vie et pour la vie que la Vierge Marie a exprimé la première : « Qu'il me soit fait selon ta parole. » 7 8 Conversion : « Dieu m’a trouvée » « Mes camarades parlaient de tout, mais aussi de Dieu qui paraissait leur être indispensable comme l'air. Ils étaient à l'aise avec tout le monde, mais avec une impertinence qui allait jusqu'à s'en excuser, ils mêlaient à toutes les discussions, aux projets et aux souvenirs, des paroles, des « idées », des mises au point de Jésus-Christ. Le Christ, ils auraient pu avancer une chaise pour lui, il n'aurait pas semblé plus vivant. Oui, ils travaillaient, il leur arrivait des plaisirs et des ennuis comme à tout le monde, tout cela était parfaitement existant pour eux; mais ils étaient tout autant intéressés par ce qui apparaissait comme le grand changement de situation de leur vie et la réunion avec ce Dieu qu'ils étaient d'avance si contents de voir. A les rencontrer souvent pendant plusieurs mois, je ne pouvais plus honnêtement laisser non pas leur Dieu, mais Dieu dans l'absurde. C'est alors que ma question s'est métamorphosée ; alors aussi que, pour être fidèle à mon anti-idéalisme, je modifiai ce que je pensais être une attitude de détail dans ma vie. Si je voulais être sincère, Dieu, n'étant plus rigoureusement impossible, ne devait pas être traité comme sûrement inexistant. Je choisis ce qui me paraissait le mieux traduire mon changement de perspective : je décidai de prier. […] Dès la première fois je priai à genoux par crainte, encore, de l'idéalisme. Je l'ai fait ce jour-là et beaucoup d'autres jours et sans chronométrage. Depuis, lisant et réfléchissant, j'ai trouvé Dieu ; mais en priant j'ai cru que Dieu me trouvait et qu'il est la vérité vivante, et qu'on peut l'aimer comme on aime une personne. » 9 Pour le temps en groupes : Bonté du cœur et évangélisation fraternelle 1) Réagir sur ce qu’on reçoit du témoignage de Madeleine Delbrêl, femme, laïque, chrétienne en milieu athée. 2) Lire le texte « Bonté du cœur et évangélisation fraternelle » et réagir sur cette façon d’évangéliser par la bonté.

Ce texte date de 1962. Le « bon » pape Jean XXIII a fortement marqué Madeleine Delbrêl : « Avec Jean XXIII, j'ai la conviction que si je ne fais pas dans le quart d'heure qui suit ce dont il donne l'exemple en l'expliquant, je suis sans excuse. Avec lui, on ne peut pas échapper à la bonté, b, a, ba de la charité. Je suis éblouie par sa façon de résoudre le redoutable décorum dont, ici, les échos ont tellement pu faire souffrir. Il laisse tout en place, met l'évangile à la sienne... et plus rien ne gêne, parce que tout le reste devient petit, tout petit. Cela ressort avec éclat de sa visite aux prisonniers » 8

6 Madeleine Delbrêl La joie de croire Seuil 1967, p. 80. Ce poème est écrit autour des années 1945-1950. 7 Madeleine Delbrêl Ville marxiste, terre de mission Cerf 1957 p. 206 8 Lettre à Mgr Veuillot le 30 janvier 1959

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Ce que nous sommes, mais devons devenir : un peuple universel d'hommes doux et humbles. Telle est la « race du Christ », mais elle doit sans cesse se réaliser et chacun doit se livrer au Christ pour qu'Il nous rende conforme à sa race. La fidélité à ce lignage du Christ est le front même de notre combat avec le monde. Souvent, nous situons notre combat ailleurs. Il est dur pour nous, non de nous battre, mais de nous battre sans grandeur. Pourtant quand un chrétien accepte de porter sur lui la signature vive du Christ, il met les cœurs incroyants en alerte. Je cite ici un fait qui fonde cette affirmation. J'ai travaillé longtemps avec un communiste. Il était onéreusement fidèle à ses convictions et loyal à son parti. Il n’avait ni passé chrétien, ni mémoire chrétienne. Il me dit un jour : « J'ai connu un chrétien que je n’oublierai jamais. C'était un homme extraordinaire. Il prenait à cœur tout ce qui arrivait aux autres ; il ne parlait jamais de ce qui lui arrivait ; il ne se défendait pas quand on lui voulait du mal. » Je ne sais pas qui est ce chrétien, mais pour lui, j'ai souvent rendu et je rends encore grâces à Dieu. Je demande à Dieu de me faire lui ressembler, moi et beaucoup d'autres. 9

10 Vie de Madeleine Delbrêl (1904 – 1964) 10 Jeunesse et débuts littéraires – Madeleine est née en 1904 à Mussidan, Dordogne. Sa mère était issue de la petite bourgeoisie et son père, d'origine ouvrière, autodidacte cultivé, faisait une belle carrière aux Chemins de Fer. Le couple était mal assorti et sa désunion allait être pour Madeleine une souffrance tout au long de sa vie. Fille unique, elle est élevée chrétiennement par tradition, mais sa ferveur se dissipe vite quand, à l'arrivée de la famille à Paris, elle est influencée par les cercles littéraires agnostiques où l'introduit son père. D'une vive intelligence, elle fréquente la Sorbonne et les ateliers de Montparnasse, elle est musicienne, dessine et écrit des poèmes : le prix Sully Prud'homme lui est décerné en 1926. A 17 ans, Madeleine qui se dit athée fait une cinglante proclamation : " Dieu est mort. Vive la mort ! " Pourtant, elle aime la vie et est entourée d'amis. On la considère comme fiancée à un garçon brillant dont elle est amoureuse ; mais il cesse brutalement de la voir et entre bientôt chez les Dominicains. Elle en est meurtrie et tombe malade. Au même moment son père perd la vue. Années de conversion – La rencontre de jeunes chrétiens oblige Madeleine à penser que Dieu n'est pas rigoureusement impossible. Elle se met à prier. En 1924, elle se convertit dans un émerveillement qui ne la quittera plus. Elle a vingt ans. En quête de vocation, elle songe au Carmel, puis fait la rencontre à la paroisse Saint-Dominique de l'Abbé Lorenzo qui lui fait découvrir la radicalité de l'Evangile. Sous sa direction, elle se prépare alors avec des compagnes engagées comme elle dans le scoutisme à "une vie au coude à coude avec les pauvres et les incroyants ". Madeleine suit une formation d'assistante sociale. Elles sont 3 à partir le 15 octobre 1933 à Ivry pour vivre ensemble l'Evangile en pleine banlieue ouvrière. Les expériences d'Ivry – La petite équipe de "la Charité de Jésus" s'installe dans un Centre Social paroissial sur le plateau d'Ivry, puis au 11 rue Raspail près de la mairie. Madeleine découvre la réalité communiste et noue vite des amitiés avec les militants qu'elle admire pour leur dévouement. En 1939 le maire communiste lui confie le service social du canton où on l'apprécie pour son sens de l'organisation, son efficacité et sa présence aux personnes. En 1945 elle est confirmée dans cette fonction puis sollicitée pour une collaboration plus étroite, mais elle refuse après un discernement difficile. Ses amis communistes ne lui en tiennent pas rigueur. Le désir de se consacrer plus à l'équipe de ses compagnes, qui s'est accrue à 15, a joué, de même que la maison du 11 rue Raspail devenue lieu de fraternité pour une foule de gens de toutes sortes. Madeleine se démène pour tous, crée une coopérative de production ouvrière, combat pour la justice et le respect de l'homme autant que pour faire connaître Dieu. Elle est aussi mêlée étroitement aux débats de l'Eglise, participe à l'orientation du Séminaire de la Mission de France et est en relation avec Jacques Loew et sa Mission de Marseille. Elle est sollicitée pour des conférences, voyages et conseils. Sa collaboration avec Mgr Veuillot aboutit à la publication de "Ville marxiste". D'une santé toujours fragile, affectée par la mort de ses parents en 1955, Madeleine doit souvent s'arrêter malgré son grand courage. Ses compagnes la trouvent sans vie à sa table de travail le 13 octobre 1964.

9 Tiré de la conclusion du document daté du 2 octobre 1962, demandé à Madeleine Delbrêl par Mgr Sartre, pour une Commission préparatoire du Concile Vatican II. in Madeleine Delbrêl Athéismes et Evangélisation 2010 pp. 150 à 152. 10 Gilles François et al. Dossier du centenaire de la naissance de Madeleine Delbrêl 2004