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Maisie Renault

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Récit présenté et annoté par Christian Delporte

Flammarion

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© Flammarion, Paris 2015ISBN : 978-2-0813-5704-4

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Introduction

« En quittant Ravensbrück, je n’ai pas voulu regarderen arrière, mais je n’ai pu oublier. » Ainsi commencel’ultime paragraphe du témoignage de Maisie Renault sursa vie de déportée dans le camp de femmes où elle futconduite, un jour d’août 1944, entassée avec ses com-pagnes d’infortune dans un wagon à bestiaux plombé.Des 300 femmes qui entrèrent avec elle dans l’enfer deRavensbrück, seules 17 échappèrent à la mort. Maisie faitpartie de celles-là, comme sa jeune sœur Isabelle, qu’elles’appliqua à protéger et qui la raccrocha à la vie. C’estpour les femmes restées au « pays de la mort », pourDenise, pour Suzanne, pour Nicole, pour Irène, pourMlle Talet, pour la bonne religieuse et toutes les autresqui ne reviendront pas qu’elle se fixe la mission de racon-

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ter l’inexprimable.Deux ans lui ont été indispensables après son retour en

France pour surmonter la douleur des souvenirs et prendreenfin la plume. Quittant provisoirement Paris, elle retournedans son cher Morbihan natal, s’installe à Arradon, bour-gade à quelques kilomètres de Vannes. Là, elle s’isole plu-sieurs mois pour écrire. En août 1947, le texte est prêt.Elle le soumet à son frère Gilbert, le célèbre colonel Rémy,

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et lui demande de l’ordonner en chapitres. Impossiblepour lui d’ajouter la moindre part au récit de sa sœur, siémouvant, si intense, si déchirant de sincérité : il paraîtdonc tel quel, publié début 1948 par les éditionsChavanne1. Quelques mois plus tard, il bouleverse le jurydu « Grand Prix Vérité » que Le Parisien libéré a créél’année précédente pour récompenser un récit de vie ouun témoignage. La Grande Misère de Maisie Renault suc-cède alors à Mes camarades sont morts, de Pierre Nord. Cesera son premier et son dernier livre.

Ce livre, je l’ai trouvé sur un rayon de la Librairie del’Avenue, que tous les amateurs d’ouvrages anciens etfamiliers des Puces de Saint-Ouen connaissent bien.Henri Veyrier, son fondateur, l’avait acquis avec le fondsChavanne, il y a plus de quarante ans, lorsque la maisond’édition avait été liquidée. Peut-être m’attendait-il. Enle feuilletant, j’ai tout de suite été ému par le témoignagebouleversant de simplicité et de sincérité d’une femme,dont j’ignorais jusqu’ici l’existence, sur sa terrible expé-rience des camps. Rentré chez moi, je l’ai lu d’un trait.En le refermant, j’étais persuadé d’avoir entre les mainsun récit important pour l’Histoire, accessible et éclairantpour les générations qui n’avaient pas vécu la tragiquepériode des années noires. Il fallait le rééditer. Flamma-

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rion m’a immédiatement suivi dans ce projet. L’enquêtede l’historien pour retrouver la famille de Maisie a alorscommencé. Henri Poupard, des Archives de Vannes, m’aconduit vers Madeleine Cestari (née Renault), la sœurde Maisie, elle-même me guidant vers Dominique et

1. Le colonel en signe l’avant-propos et Louis François (membredu même réseau de résistance, déporté à Neuengamme, comme leurfrère Philippe) en signe la préface reproduite ici en fin d’ouvrage.

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Olivier Renault. Je leur sais gré de m’avoir fourni lesinformations indispensables à ma recherche et permis àce texte de commencer une seconde vie.

La Grande Misère n’est pas le tout premier témoignagepublié d’une rescapée de Ravensbrück. La romancière etjournaliste Simone Saint-Clair, détenue en même tempsque Maisie, a raconté avant elle « l’enfer des femmes »1.Mais ce qui le distingue tient précisément à la personnalitéde son auteur, une femme ordinaire dont l’écriture n’estpas le métier, une combattante clandestine ô combien cou-rageuse mais non une résistante de premier plan, surtoutpeut-être une catholique qui croit à la générosité, àl’altruisme, au devoir, et dont la foi, malgré les souffrancesendurées, reste intacte. Il en ressort un récit très personnel,sans recherche d’effet littéraire, sans grandiloquence, untémoignage pudique, presque clinique lorsqu’il décritl’insupportable horreur du quotidien. Maisie ne livre pasd’analyse, ne juge pas, ne manifeste aucune haine, mais seveut précise, minutieuse dans le détail, fidèle à la vérité.C’est cela, aussi, qui rend son texte terrible.

Lorsqu’elle est déportée, May – tout le monde l’appelleMaisie – a 37 ans. Née à Vannes (Morbihan), elle y a passél’essentiel de sa vie. Son père, Léon Renault, y avait enseignéla philosophie et l’anglais chez les « bons pères », au presti-

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gieux collège Saint-François-Xavier, avant de devenir inspec-teur général d’une compagnie d’assurance. Sa mère, Marie,surnommée « Grany », s’occupait des dix enfants de lafamille. Elle n’est sans doute pas étrangère à la culturelettrée et aux valeurs chrétiennes qui guident Maisie. Sonenfance en avait elle-même été nourrie. Le père de « Grany »,

1. Simone Saint-Clair, Ravensbrück. L’enfer des femmes, Paris,Tallandier, 1945.

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Théodore Decker, né au Luxembourg, était professeurd’anglais et d’allemand, déjà au collège Saint-François-Xavier. Passionné de musique, il donnait des cours et com-posait. Sa mère, Rosa Caroline Presgrave, d’origine britan-nique, avait vu le jour aux Indes, née d’un père lieutenant-colonel dans l’armée du Bengale. À sa mort, la mère et sesenfants étaient venus s’établir en France, dans la région deSaint-Malo. La vie avait fait le reste, la rencontre puis lemariage entre Théodore et Rosa Caroline, leur installationà Vannes et une grande famille comptant quatorze enfants.

Le destin de Maisie bascule avec la mort de son père,en 1925. Brusquement, les ressources du foyer fondent. À18 ans, elle ne peut laisser sa mère seule pour subveniraux besoins familiaux. Avec sa sœur cadette Hélène, elledécide qu’elle l’aidera à élever ses six plus jeunes frères etsœurs. Adieu les études ! Grâce à Gilbert, son frère aîné(de trois ans), qui commence une carrière à la Banque deFrance après avoir fait son droit à Rennes, Maisie trouveun emploi dans une succursale vannaise du grand établis-sement, où elle acquiert des connaissances comptables. Letemps s’écoule. Dévouée, elle sacrifie sa jeunesse, son bon-heur, son avenir pour assurer ceux de la fratrie. Elle ne semariera jamais. L’esprit de devoir familial se manifeste ànouveau en 1929, cette fois à l’égard de Gilbert qui, parti

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monter une affaire de commerce de bois au Gabon, luipropose de l’accompagner pour l’assister. La jeune femme,qui n’a jamais quitté Vannes, n’hésite pas à le suivre ets’installe à Libreville avec son frère et son épouse Édith.Mais dès l’année suivante Édith tombe gravement malade :c’est Maisie qui la ramène en France. L’Afrique est déjàdu passé1. Elle ne tarde pas à trouver un travail à Vannes,

1. Gilbert renonce lui-même à l’aventure, en 1931.

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engagée comme comptable dans une coopérative agricole.Toute son énergie est désormais tendue vers l’éducationdes plus jeunes enfants de la famille.

Le fatal sacrifice de Maisie

Puis viennent la guerre, la défaite, l’Occupation. A-t-elledes idées politiques ? Difficile de l’établir. Dans une famillecomme la sienne, où la tradition prévaut, les femmes neparlent pas politique et les hommes sont volontiers tentéspar la droite catholique et nationaliste. Avant-guerre, Gil-bert lui-même est proche de l’Action française. Le 6 février1934, il est du côté des émeutiers qui, devant la Chambredes députés, crient « À bas les voleurs ! » et participe acti-vement aux bagarres avec la police, dont il ressort avec unœil au beurre noir1. Mais pour lui, en 1940, il n’est pasquestion d’accepter l’armistice et de se soumettre à l’occu-pation allemande. Dès le 18 juin, alors qu’il n’a pasentendu l’appel du général de Gaulle, il décide de s’embar-quer avec son frère Claude à bord d’un chalutier qui partde Lorient pour rejoindre l’Angleterre. Aussitôt arrivé, ilse rallie à de Gaulle. Ce choix va aussi orienter celui deMaisie. Dès le mois d’août suivant, Gilbert revient en

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France avec pour mission de monter le premier réseau derenseignements de la France libre, baptisé Confrérie Notre-Dame (devenu, plus tard, la CND-Castille). Désormais,Gilbert Renault est, dans la clandestinité, Raymond,Morin, Watteau… et surtout Rémy, le colonel Rémy.À l’origine chargé de couvrir la zone Atlantique, le plus

1. Guy Perrier, L’Agent secret n° 1 de la France libre, Paris, Perrin,2001, p. 15.

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efficace réseau de renseignements de la Résistance finit parse déployer sur tout le territoire français1.

Comme son frère, Maisie ne peut se résoudre à la sou-mission. Elle aussi veut participer au combat pour la liberté.Gilbert la met en garde : « Si tu es arrêtée, tu seras fusillée. »Qu’importe, à l’automne 1941 elle le rejoint à Paris, dansl’appartement de la rue Madame qui lui sert de quartiergénéral. Elle assure le secrétariat du réseau, s’occupe descourriers à destination de Londres, trie, classe et code lesinformations transmises aux radios en liaison avec l’Angle-terre. L’année suivante, sa plus jeune sœur Isabelle, âgée de18 ans, vient la rejoindre à son tour, et les deux jeunesfemmes s’installent avenue de La Motte-Picquet, dansl’appartement occupé par Gilbert depuis son arrivée à Paris.

Mais l’étau se resserre sur le groupe, infiltré par des col-laborateurs. Bientôt, près de 200 membres de la ConfrérieNotre-Dame seront identifiés. Dès le début de juin 1942,les arrestations se multiplient. Désormais, c’est la vie du colo-nel Rémy qui est menacée. La sagesse aurait sans doute vouluque Maisie et Isabelle prennent la fuite. Maisie s’y refuse,choisissant de rester à Paris pour mieux être à même d’alerterGilbert en cas de danger, pour mieux le protéger, commetoujours. En voulant sauver son frère, elle se jette dans lagueule du loup. Au matin du 13 juin 1942, la Gestapo surgit

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dans l’appartement de La Motte-Picquet. Les deux sœurssont emmenées pour interrogatoire rue des Saussaies, le siègede la police allemande. La Gestapo sait tout ou presque deGilbert, sauf où il se cache. Malgré la pression, malgré l’épui-sement, malgré la violence, Maisie et Isabelle ne livrent rien,

1. La CND a compté plus de 1 500 agents (dont 20 % defemmes), parmi lesquels Pierre Brossolette, Bernard Anquetil, Louisde la Bardonnie, Emile Bèche, François Faure, etc.

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aucun renseignement ni sur leur frère ni sur le réseau.Finalement, elles sont conduites à la prison de la Santé,enfermées dans la section des « terroristes », peuplée de com-munistes, détenus pour faits de « sabotage ». Au début, ilsregardent avec sarcasme ces deux catholiques qui prientmatin et soir et parlent un langage châtié peu conforme aucadre de la prison. Le temps passant, le respect et la com-plicité l’emportent sur l’ironie mordante. La solidarité s’ins-talle entre les résistants, effaçant les frontières politiques ouspirituelles. Maisie ne l’oubliera jamais, gardant en mémoirele beau vers d’Aragon, qu’elle fera sien :

« Et leur sang rouge ruisselle, même couleur, même éclat.Celui qui croyait au Ciel, et celui qui n’y croyait pas… »

La Gestapo pourchasse toujours Gilbert, tandis que sacourageuse famille, restée à Vannes, recueille les agentsde son réseau et assure leur liaison. En octobre 1942, lamère de Maisie, ses sœurs Hélène, Jacqueline, Madeleineainsi que son frère Philippe sont arrêtés à Vannes etemprisonnés à leur tour. Transférés à Fresnes, où l’ontété également Maisie et Isabelle, Grany, ses filles, son filssont mis au secret jusqu’en mars 1943. Les Renault sontbientôt envoyés au fort de Romainville, tout près de Paris,puis à Compiègne, où ils font la connaissance d’une autredétenue, Irène Tillion, la mère de Germaine. Or, en

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février 1944, les femmes sont libérées, à l’exception deMaisie et Isabelle qui, elles, retournent à Romainville1.C’est là que commence le récit de La Grande Misère.

1. Philippe, lui, est envoyé en déportation, au camp de Neuen-gamme, près de Hambourg, en mai 1944. Il meurt douze mois plustard, dans la baie de Lübeck, à bord d’un navire où les Allemands ontentassé les déportés du camp, coulé lors d’un bombardement del’aviation britannique.

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Le camp allemand de Romainville, à proximité des garesdu Nord et de l’Est, de Pantin et de Bercy, est l’ultime étapeavant la déportation. Près de 7 000 Français y ont été déte-nus sous l’Occupation, dont 3 800 femmes, résistantes pourl’essentiel. Depuis février 1944, Romainville est devenu uneprison de femmes1, antichambre funeste de Ravenbrück. Le15 août, les Allemands forment un dernier gros convoi de500 femmes en gare de Pantin. Destination : le camp prin-cipal et les kommandos de Ravensbrück, en plein cœur duReich, à 80 kilomètres au nord de Berlin. Maisie et Isabellemontent dans le train qui les expédie en enfer. Lorsque, le21 août, après 6 jours et 6 nuits de voyage, se referme surelles la porte du camp, l’insurrection parisienne a commencédepuis 48 heures. Bientôt, les Parisiens fêteront leur libéra-tion et la foule en liesse applaudira de Gaulle sur lesChamps-Elysées. Mais, pour Maisie et sa sœur, débutent8 mois d’incroyables douleurs que nulle parmi leurs com-pagnes, ni elles ni aucune autre, ne pouvait imaginer.

« Pendant ces longs mois passés en prison, dira Maisie en1999, témoignant devant des élèves de lycée, nous pensionsavoir éprouvé, ressenti, l’une et l’autre, toutes les souffrances,toutes les détresses. Cependant, nous ne connaissions rienavant d’être entrées dans un camp de concentration. »

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Ravensbrück, camp de la mort lente

Maisie Renault arrive au pire moment de l’histoire ducamp2. L’année 1944, en effet, est celle des déportations

1. L’autre camp de transit, Compiègne, devenant un camp d’hommes.2. Sur l’histoire du camp, cf. notamment : Germaine Tillion,

Ravensbrück, Paris, Seuil, 1988 ; Bernhard Strebel, Ravensbrück, un

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de masse. Entre son ouverture en mai 1939 et l’arrivéedes Soviétiques, en avril 1945, 123 000 femmes aumoins1 ont été détenues à Ravensbrück. Or, rien qu’en1944, plus de 70 000 viennent s’entasser dans le campprincipal ou l’un de ses 42 satellites – car Ravensbrückest devenu, au fil des années, un vaste complexe concen-trationnaire (à proximité existe un camp d’hommes, ouverten 1941). C’est dix fois plus que l’année précédente ! Lesurpeuplement s’accroît brusquement à partir de l’été1944. Rien qu’en août, date de la déportation de MaisieRenault, le camp enregistre près de 15 000 arrivées. Lesfemmes viennent de France, mais aussi massivement dePologne, conséquence de la répression allemande aprèsl’échec de l’insurrection de Varsovie. La population desdétenues ne cesse de gonfler avec le transport des Juiveshongroises et des déportées des camps de l’Est (Majdanek-Lublin, Auschwitz) que les Allemands font évacuerdevant l’avancée de l’Armée rouge. Début février 1945,les derniers convois en provenance d’Auschwitz arriventà Ravensbrück. Le surpeuplement est tel qu’il devientimpossible d’entasser davantage les femmes dans lesbaraques – ou blocks – du camp. Alors, les SS font dres-ser dans le creux boueux situé entre le block 24 et leblock 26 une tente – en fait une simple toile reposant

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1. 123 000 pour Germaine Tillion, 132 000 pour l’historiennepolonaise Wanda Kiedrzynska.

complexe concentrationnaire, Paris, Fayard, 2005 (édition allemande2003). Parmi les témoignages : Les Françaises de Ravensbrück, éditépar l’Amicale de Ravensbrück et l’Association des déportées et inter-nées de Ravensbrück, Paris, 1965. À lire aussi : Claire Andrieu,« Réflexions sur la Résistance à travers l’exemple des Françaises àRavensbrück », Histoire & Politique. Politique, culture, société, n°5,mai-août 2008, www.histoire-politique.fr.

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sur des piquets, ouverte à tous les vents – d’une cin-quantaine de mètres de long où ils parquent jusqu’à4 000 femmes et enfants. Sans eau, sans soin, sans cou-verture, affamées, dormant à même le sol, les Polonaises,les Juives hongroises, les évacuées des camps de l’Est, pro-mises à la maladie, soumises à la mort lente, promènentbientôt leurs silhouettes effrayantes.

8 000 Françaises sont déportées à Ravensbrück. Lespremières sont arrivées au printemps 1943. Elles sont,pour l’essentiel, des prisonnières politiques, comme Mai-sie Renault, qu’on distingue par le triangle rouge de leuruniforme. Ce sont des résistantes, mais également desotages, des « détenues familiales », mères, épouses, sœursde patriotes, des amies, des voisines de résistants, des vic-times de dénonciations. Elles sont communistes ou gaul-listes, croyantes ou athées, grandes bourgeoises oufemmes du peuple, cultivées ou ignorantes, issues detoutes les couches de la société. Certaines d’entre elles,jugées particulièrement dangereuses pour le Reich, sontmises au secret. Interdites d’écrire, de recevoir du courrierou des colis, elles sont destinées à disparaître sans laisserde traces : ce sont les N/N (Nacht und Nebel), les « Nuitet brouillard », comme Anise Postel-Vinay ou GermaineTillion qu’évoque Maisie dans son livre.

À Ravensbrück, les Françaises sont six fois moins nom-

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breuses que les Polonaises, trois à quatre fois moins queles Russes ou les Allemandes et les Autrichiennes. On ytrouve aussi des Hongroises, des Tchèques, des Italiennes,des Néerlandaises, des Belges, des Slovènes, des Serbes,des Croates, etc., et même 7 Chinoises, 5 Suisses et3 Américaines. Mais un décompte par nationalités (unevingtaine, au total) ne reflète qu’imparfaitement la naturede la répression nazie. Il faut mettre à part les déportées

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raciales, les 18 000 Juives ou les 4 000 Sinti et Roms ;et si la plupart des détenues étrangères sont frappées dutriangle rouge, de nombreuses Allemandes portent letriangle vert des droit commun ou le triangle noir des« asociales » du Reich.

Ravensbrück est une société complexe et perverse où lesesclaves sont mises en concurrence, où le bourreau trans-forme certaines d’entre elles en auxiliaires de contrôle, enles nommant notamment Blockowa – gardiennes de block– ou Anweiserinnen – chargées d’encadrer les colonnes detravail. Contre quelques avantages consentis à ces femmes– volontaires ou réquisitionnées –, contre un block propre,un lit à elles, des vêtements changés régulièrement, demeilleures rations alimentaires, les SS consolident la toilede la soumission et de la terreur. Aucun espace n’yéchappe, aucun instant de la vie du camp, même le plusfurtif, ne s’y dérobe. Si les Françaises ne participent pas àl’encadrement, c’est surtout en raison de leur arrivée rela-tivement tardive dans le camp. Lorsqu’elles y pénètrent,les Allemandes, les Tchèques, les Polonaises, venues plustôt, les assument déjà.

Le quotidien du camp, comme le souligne avec inten-sité le témoignage de Maisie Renault, c’est la lutte per-manente pour manger, pour dormir, pour ne pas déchoir,pour ne pas céder à l’ensauvagement, pour conserver la

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part d’humanité qui rattache à la vie : « dans toute cettemisère, nos caractères se sont aigris », observe-t-elle tris-tement. Or, le système de terreur bâti sur la faim, lemanque de sommeil, l’absence d’hygiène (la dysentrie faitdes ravages), l’humiliation la plus cruelle, le châtimentle plus féroce, le travail le plus absurde et le plus épuisantvise précisément à déshumaniser les déportées, à les enfer-mer dans un « Autre Monde », comme l’écrit Germaine

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Tillion, dominé par l’humeur de leurs bourreaux. C’estle règne de la peur, la peur d’être privée de nourriture,la peur du block disciplinaire et du bunker où l’on tor-ture, la peur de l’exécution sommaire, la peur de l’inca-pacité au travail qui vous envoie à la mort, la peurordinaire des SS et des gardiennes qui vous savent vul-nérable. La surmonter est une question de survie. « Quelque soit le danger, écrit Maisie Renault, ne jamais laisservoir qu’on a peur »… La perfidie du système pousse àla haine et à la violence entre détenues. Comme leraconte Maisie, le vol est quotidien, et il faut parfois userdes poings pour ne pas se laisser dépouiller des maigrestrésors qu’on possède.

Devant tant d’atrocités, l’affection, la solidarité, l’atten-tion à l’autre sont indispensables. Maisie en témoigne, làaussi. Une nuit du printemps 1945, malade, à bout deforces, elle se traîne jusqu’aux lavabos pour y trouver del’eau. Seule, elle s’écroule. La vie l’abandonne. Malgré soncourage, elle décide de ne plus lutter jusqu’au moment oùune amie surgit, lui pose une main sur l’épaule, la relèveet lui dit d’une voix douce : « Cela ne va pas, ma petiteMaisie ? » Et Maisie d’avouer : « Je crois bien que, cettenuit-là, par sa seule présence, elle m’a sauvé la vie. »

Oui, il faut lutter contre la déchéance physique quiconduit à la déchéance morale, pour ne pas sombrer dans

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la démence qui prend dans ses griffes les Schmuckstücke,les « bijoux », les « joyaux », cruel surnom attribué par lesnazis à ces femmes – « triangles noirs », rarement « trianglesrouges » – à l’allure épouvantable qui ont renoncé à com-battre et qui errent dans l’enfer de Ravensbrück ; jusqu’aujour où elles sont impitoyablement éliminées, comme devulgaires déchets. Maisie bataille pour éviter le naufrage,pour l’amour de sa famille, pour sauver Isabelle, avec la

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force que lui donne sa foi. Alors que la religion est stric-tement interdite dans le camp, au risque de sanctionssévères, elle prie et partage sa prière avec ses compagnesde misère, françaises ou polonaises. Le doute peutl’assaillir : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! n’aurez-vous donc pasde pitié ? » écrit-elle ; mais aussitôt elle se ravise.

Et pourtant, à Ravensbrück, la barbarie ne connaît pasde limites : prostitution forcée, expériences médicales muti-lantes, stérilisation des Sinti et des Roms… Les femmesconstituent du « matériel humain », comme l’explique doc-tement le professeur Karl Gebhardt, qui commande lesatroces expériences sur les Polonaises (blessures, ablationde muscles, inoculations de virus). Quand elles ne meurentpas, les « lapins », comme elles se nomment elles-mêmes,traînent dans le camp leur corps estropié. Et que dire des900 enfants, Juifs et tziganes pour la plupart, déportés avecleurs mères, contraints, dès le plus jeune âge, à demeurerdebout des heures, durant les appels, à travailler 12 heurespar jour – comme les adultes –, à partir de 12 ans, sinonqu’ils sont promis à la mort ? Rares sont ceux qui sortirontvivants de Ravensbrück.

L’« extermination par le travail » (Vernichtung durchArbeit), décrétée contre certains groupes de détenus en1942 par le Reischsführer-SS Himmler, tout-puissantmaître des camps, s’étend, de facto, avec le temps, à

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toutes les déportées de Ravensbrück. La « sélection » parles médecins répartit les femmes en trois catégories : cellesaptes à travailler ; celles qui le peuvent de façon limitée ;enfin les inaptes, trop âgées, trop affaiblies, trop malades.Malheur à ces dernières, menacées de rejoindre les Juivesparmi les « indésirables » et d’être embarquées à borddes « transports noirs » dont on ne revient jamais. De1942 à 1944, une soixantaine de « transports noirs »,

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rassemblant chacun entre 60 et 1 000 femmes, condui-sent ces malheureuses vers les chambres à gaz des « Ins-tituts d’euthanasie » de Bernburg et Hartheim ou descamps de Majdanek et Auschwitz.

Dans le camp, 9 déportées sur 10 sont des « dispo-nibles », affectées aux pires corvées ; les autres appartien-nent aux kommandos de travail forcé dans les usinesvenues s’installer à proximité du camp, comme Siemens& Halske (qui produit pour l’armée) ou Texled (entre-prise SS de vêtements), dans les domaines agricoles dela SS, dans les services d’intendance, de transport, de jar-dinage. Pour la plupart, les camps satellites de Ravens-brück dépendent des intérêts privés de hauts dignitairesSS (Himmler, au premier chef) et des organisations SS.Celui de Rechlin, où est envoyée Maisie Renault, enfévrier 1945, situé au nord-ouest du camp principal (endirection de Rostock), est exploité par la Luftwaffe, quil’utilise comme site d’essai. Les déportés (des femmesmais aussi des hommes, venus du camp des hommes deRavensbrück) sont employés dans des travaux exténuantsde déblaiement, de terrassement, de déboisement.

Sauvée de l’extermination finale

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Au fil du récit de Maisie, le lecteur sera frappé par ladégradation des conditions de vie à Ravensbrück, nette-ment accélérée à partir de janvier 1945. À l’automne1944, devenus d’épouvantables mouroirs, 6 ou 7 blocksregroupent des malades. Lorsque l’hiver arrive, la situa-tion est devenue effroyable. Une détenue ne peut espérer,au mieux, que 100 grammes de pain par jour, une soupetoujours plus claire où surnagent quelques fragments de

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rutabaga et les déchets de la cuisine des SS. Bientôt, lasoupe du soir est remplacée par une improbable boisson,infect ersatz de café. Déjà régulièrement pillés, les colisalimentaires venus de l’extérieur (familles et Croix-Rouge)arrivent désormais au compte-gouttes. La sous-nutritionet le manque d’hygiène provoquent une épidémie detyphus. On vaccine pour l’enrayer, mais les substancesliquides surdosées, injectées dans des corps fragiles, pro-duisent l’effet contraire de celui escompté : elles propa-gent la maladie, entraînant le décès de centaines defemmes. Les cadavres s’empilent sur les charrettes. Désor-mais, et jusqu’à l’évacuation de Ravensbrück, le créma-toire fonctionne jour et nuit, exhalant, dans tout le camp,l’étouffante puanteur de la mort.

Au tournant de 1944-1945, le complexe de Ravens-brück regroupe 46 000 femmes et près de 8 000 hommes.C’est alors qu’une terrible histoire commence, celle del’extermination totale. Tandis que le Reich agonise, queles Alliés avancent inexorablement, les nazis s’appliquentà effacer toute trace de leurs crimes en organisant métho-diquement l’assassinat de masse. Arrivent à Ravensbrückdes « spécialistes » de l’extermination, en provenanced’Auschwitz. Dès lors, tout s’enchaîne très vite. Fin 1944,les SS tendent un piège diabolique, incitant les femmesâgées, malades, infectées, ou simplement trop exténuées

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pour travailler, à demander un « carton rose », passeportpour des jours meilleurs, sésame pour un « camp de repos »,assurent-ils ; en fait le camp de la mort certaine. Bientôt,ils dressent une clôture surmontée de barbelés, délimitantune zone où elles sont regroupées. Conjointement, ilsfont évacuer ce qu’on appelait le Jugendschutzlager, le« camp des jeunes » (en fait de redressement sévère pourmineures déportées) d’Uckermark, situé à proximité du

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camp principal, que ces femmes fragiles gagnent à pied. Là,laissées sans soins, quasiment sans nourriture, dépouilléesde leurs vêtements, les SS ne leur autorisant qu’un frêlelainage de coton sous la neige, elles sont contraintes derester debout 5 à 6 heures par jour pour l’appel. Les « car-tons roses » sont condamnées à mourir. 4 000 à 8 000femmes sont ainsi expédiées dans l’enfer d’Uckermark,dont 400 Françaises.

Tandis que des milliers de déportées sont transféréesdans d’autres camps (comme Bergen-Belsen) et promisesà une mort certaine, les SS, à Ravensbrück, multiplientles sélections, d’abord au sein des blocks de malades,bientôt dans tous les autres. Les jambes enflées, les plaiessont signes de condamnation à mort. Conjointement, lesSS mettent en fonctionnement la chambre à gaz, installéeà partir de l’automne 1944 dans une baraque en bois,près du crématoire. Là aussi, pour rassurer les déportées,les bourreaux parlent cyniquement de « camp de repos ».Au moins 5 500 femmes y périssent. Mais, détail terrible,souligné par Germain Tillion, le gaz coûte cher et il fautl’économiser1. Alors, les SS rivalisent d’imagination pouréliminer les détenues. Himmler ne l’a-t-il pas ordonné ?« Aucun détenu ne doit tomber vivant entre les mainsde l’ennemi. » Ainsi, le Revier (infirmerie) se transforme-

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t-il en espace de mise à mort, par injection de Luminal(un barbiturique fatal à forte dose), que les déportéesappellent la « poudre blanche ». « Cette poudre voussoulagera », assure-t-on aux femmes épuisées par la dysen-trie. Et puis, comme cela ne suffit pas, on intensifie aussiles exécutions par balles. En quelques mois, au moins

1. Une seconde chambre à gaz, en dur, est construite. Elle seraprête fin mars 1945, trop tard pour que les SS puissent s’en servir.

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Introduction

10 000 femmes sont ainsi éliminées par sous-alimentationvolontaire, empoisonnement, gazage ou arme à feu.

Tandis que l’extermination se poursuit, Himmler (qui,sans l’aval d’Hitler, mise sur une paix négociée) entamedes pourparlers sur l’évacuation des déportés avec NorbertMasur, représentant le Congrès juif mondial, et le comteBernadotte1, représentant de la Croix-Rouge suédoise.Grâce au dévouement et à l’opiniâtreté de Bernadotte, le7 avril, les Norvégiennes et les Danoises sortent libres deRavensbrück. Deux semaines plus tard, des Françaises,des Néerlandaises, des Belges prennent à leur tour le che-min de la Suède. L’un de ces premiers convois, transitantpar le Danemark, transporte Maisie Renault et sa sœurIsabelle vers la liberté. Finalement, 7 500 femmes deRavensbrück échappent à la mort et, au total, l’action deBernadotte permet de sauver, tous camps confondus,21 000 déportés. On comprend mieux pourquoi Maisiea si ardemment souhaité lui dédier son livre.

La suite de la tragique histoire, Maisie Renault l’appren-dra bien plus tard. Quelques jours après sa libération,Himmler donne l’ordre à Fritz Suhren, qui commandeRavensbrück, d’évacuer le camp. Plus de 20 000 déportés,hommes et femmes déjà épuisés, se retrouvent encolonnes sur les routes, avançant à marche forcée. Les

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morts se comptent par milliers. Les derniers SS quittentle camp le 29 avril, non sans avoir pris soin de brûler la

1. Folke Bernadotte (1895-1948). Diplomate, petit-fils du roiOscar II de Suède, il est vice-président de la Croix-Rouge suédoise.En juin 1948, alors qu’Arabes et Juifs sont en conflit, à la suite dupartage de la Palestine (1947), les Nations unies lui demandent samédiation, en juin 1948. Rendu sur place, il propose un nouveaupartage de la Palestine. En septembre 1948, il est assassiné par unmembre d’un groupe terroriste sioniste.

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No d’édition : L.01EHBN000731.N001Dépôt légal : janvier 2015