Madagascar : vers une nouvelle géographie régionale

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J.-P. Raison Madagascar : vers une nouvelle géographie régionale In: L'information géographique. Volume 64 n°1, 2000. pp. 1-19. Résumé La régionalisation de Madagascar répondait à un schéma classique, combinant écologie, contrastes de densité, degré d'intégration dans les productions d'exportation. On l'exprimait sommairement dans une opposition entre Hautes-Terres et régions côtières, à forte signification politique. La crise économique des années 70-80 a fait de l'île un archipel économique où les échanges internes informels prirent la première place. La restructuration économique en cours fait apparaître des mutations encore inachevées : les exportations traditionnelles sont relayées par d'autres activités formelles (industries de Zone Franche, pêche, tourisme...) ou illégales (extraction minière). La côte orientale, avec ses productions traditionnelles, est en crise, tandis que s'affirme un schéma centre-périphérie autour du pôle tananarivien. Mais la faiblesse des contrôles publics, l'incertitude de la reprise économique accroissent les contrastes, favorisent le maintien de franges d'insécurité et l'existence de «structures régionales fantômes» qui perturbent la réorganisation régionale. Abstract Madagascar régional organization has for long been described according to the combination of ecological factors, population density contrasts and unequal importance of export-oriented production. Its rough translation was an opposition Highlands/coastal régions, with strong political implications. The deep economic crisis in the 70s-80s destroyed many connections : the island turned to an archipelago, with a development of internally-orientated and largely «unformal» exchange activities. Economic restructuration, under the control of IMF and World Bank, promotes new «formal» activities (Free Zone industries, fishing, tourism...) or more or less illegal trades (precious gems extraction). The Eastern Coast, with its traditional export crops, is obviously in a crisis ; a center/periphery system is developing with the progress of Antananarivo economic focus. But the weakness of public controls, the uncertainties of economic recovery give way to greater régional economic contrasts and perpetuate underground, and eventually criminal, regional systems which trouble the attempts to inforce a new regular regional structuration. Citer ce document / Cite this document : Raison J.-P. Madagascar : vers une nouvelle géographie régionale. In: L'information géographique. Volume 64 n°1, 2000. pp. 1- 19. doi : 10.3406/ingeo.2000.2676 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ingeo_0020-0093_2000_num_64_1_2676

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J.-P. Raison

Madagascar : vers une nouvelle géographie régionaleIn: L'information géographique. Volume 64 n°1, 2000. pp. 1-19.

RésuméLa régionalisation de Madagascar répondait à un schéma classique, combinant écologie, contrastes de densité, degréd'intégration dans les productions d'exportation. On l'exprimait sommairement dans une opposition entre Hautes-Terres etrégions côtières, à forte signification politique. La crise économique des années 70-80 a fait de l'île un archipel économique oùles échanges internes informels prirent la première place. La restructuration économique en cours fait apparaître des mutationsencore inachevées : les exportations traditionnelles sont relayées par d'autres activités formelles (industries de Zone Franche,pêche, tourisme...) ou illégales (extraction minière). La côte orientale, avec ses productions traditionnelles, est en crise, tandisque s'affirme un schéma centre-périphérie autour du pôle tananarivien. Mais la faiblesse des contrôles publics, l'incertitude de lareprise économique accroissent les contrastes, favorisent le maintien de franges d'insécurité et l'existence de «structuresrégionales fantômes» qui perturbent la réorganisation régionale.

AbstractMadagascar régional organization has for long been described according to the combination of ecological factors, populationdensity contrasts and unequal importance of export-oriented production. Its rough translation was an oppositionHighlands/coastal régions, with strong political implications. The deep economic crisis in the 70s-80s destroyed manyconnections : the island turned to an archipelago, with a development of internally-orientated and largely «unformal» exchangeactivities. Economic restructuration, under the control of IMF and World Bank, promotes new «formal» activities (Free Zoneindustries, fishing, tourism...) or more or less illegal trades (precious gems extraction). The Eastern Coast, with its traditionalexport crops, is obviously in a crisis ; a center/periphery system is developing with the progress of Antananarivo economic focus.But the weakness of public controls, the uncertainties of economic recovery give way to greater régional economic contrasts andperpetuate underground, and eventually criminal, regional systems which trouble the attempts to inforce a new regular regionalstructuration.

Citer ce document / Cite this document :

Raison J.-P. Madagascar : vers une nouvelle géographie régionale. In: L'information géographique. Volume 64 n°1, 2000. pp. 1-19.

doi : 10.3406/ingeo.2000.2676

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ingeo_0020-0093_2000_num_64_1_2676

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DOCUMENTATION GÉNÉRALE

Madagascar :

vers une nouvelle

géographie régionale

Jean-Pierre Raison Université de Paris X-Nanterre

La régionalisation de Madagascar répondait à un schéma classique, combinant écologie, contrastes de densité, degré d'intégration dans les productions d'exportation. On l'exprimait sommairement dans une opposition entre Hautes-Terres et régions côtières, à forte signification politique. La crise économique des années 70-80 a fait de l'île un archipel économique où les échanges internes informels prirent la première place. La restructuration économique en cours fait apparaître des mutations encore inachevées : les exportations traditionnelles sont relayées par d'autres activités formelles (industries de Zone Franche, pêche, tourisme...) ou illégales (extraction minière). La côte orientale, avec ses productions traditionnelles, est en crise, tandis que s'affirme un schéma centre-périphérie autour du pôle tananarivien. Mais la faiblesse des contrôles publics, l'incertitude de la reprise économique accroissent les contrastes, favorisent le maintien de franges d'insécurité et l'existence de «structures régionales fantômes» qui perturbent la réorganisation régionale.

IVIadagascar régional organization has for long been described according to the combination of ecological factors, population density contrasts and unequal importance of export-oriented production. Its rough translation was an opposition Highlands/coastal régions, with strong political implications. The deep economic crisis in the 70s-80s destroyed many connections : the island turned to an archipelago, with a development of internally-orientated and largely «unfor- mal» exchange activities. Economic restructuration, under the control of IMF and World Bank, promotes new «formal» activities (Free Zone industries, fishing, tourism...) or more or less illegal trades (precious gems extraction). The Eastern Coast, with its traditional export crops, is obviously in a crisis; a center/periphery system is developing with the progress of Antananarivo economic focus. But the weakness of public controls, the uncertainties of economic recovery give way to greater régional economic contrasts and perpetuate underground, and eventually criminal, regional systems which trouble the attempts to inforce a new regular regional structuration.

La géographie française a fixé de Madagascar une image claire,

fondée sur des écrits qui font autorité, depuis l'œuvre pionnière d'E.F. Gautier, la première thèse française de géographie tropicale, publiée au tout début du siècle l. Les ouvrages de synthèse n'ont pas manqué 2, le plus remarquable res-

1 . E.-F. Gautier, Madagascar, essai de géographie sique, Paris, Challamel, 1902.

2. Il s'agit de R. Battistini et J.-M. Hoerner, Géographie de Madagascar, Paris, SEDES, 1986, dont le texte date en réalité de 1983. Les précédents sont : A. Guilcher, Madagascar, Paris, CDU, 1955 et A. Guilcher et R. Battistini, Madagascar, Paris, CDU, 1967, où la morphologie tient une place prépondérante. Plus équilibré est H. Isnard, Madagascar, Paris, A. Colin, 2e édition, 1976.

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tant le travail de Charles Robequain, très moderne de fond et remarquablement informé 3. L'image est fixée : on tend à oublier que le dernier de ces livres fut écrit en 1983 4. Il tient compte, mais brièvement en somme, des nombreux travaux de recherche réalisés par des géographes, français surtout, dans les années soixante et soixante-dix 5, dont bien peu ont fait l'objet d'une diffusion autre que confidentielle. La revue Madagascar. Revue de Géographie a cessé de paraître ; le seul atlas remonte à 1970-71 6. Rares sont les publications consultables qui analysent le pays dans une optique de mutation 7. C'est un signe des temps de crise, alors que celle- ci est un facteur de changement accéléré. Les cadres d'analyse opérants jusqu'en 1972 résistent-ils à une mutation qui est loin d'être achevée ?

On ne saurait faire l'économie d'une présentation «classique» de la Grande Ile : elle garde une valeur, car les bouleversements s'opèrent sur une trame de fond qui perdure en s 'étiolant. Le vent du changement souffle inégalement sur le pays et maintes régions connaissent une asphyxie lente plus qu'une destruction de leurs activités. Ailleurs, quand se manifestent des innovations et une reprise économique fragile, le mouvement, somme toute récent (guère plus d'une quinzaine d'années), n'est pas encore un bouleversement, sauf peut- être dans la capitale et ses alentours.

UNITE, DIVERSITE ET MÉTISSAGES

Unité et contrastes régionaux s'entremêlent dans toute présentation d'une île aussi vaste (585000 km2) et si profondément originale.

Mosaïque écologique et unité dans l'insularité

La diversité l'emporte dans l'écologie. Sur ce bloc basculé, en pente raide

vers l'est, plus douce vers l'ouest, s'opposent socle et formations sédimen- taires. À l'est et au centre, s'étend le socle, aplani, rajeuni par de denses réseaux de vallées en «bois de renne», brisé de failles dont les principales sont la «Falaise» qui domine la côte orientale et l'escarpement plus complexe du Bongo Lava au-dessus des bassins sédi- mentaires de l'Ouest. Il est percé de batholites granitiques et de venues volcaniques : coulées interstratifiées de la côte orientale, vaste caldeira du massif de l'Androy (Extrême-Sud), massifs du Tsaratanana, de l'Ankaratra, de l'Itasy sur les Hautes Terres. Les bassins de l'Ouest sont des modèles de reliefs de cuesta, percés par les vallées des plus grands fleuves de l'île.

Point d'unité climatique non plus : si les régimes pluviométriques sont presque toujours unimodaux (une seule saison de pluies), les climats sont d'une

3. Ch. Robequain, Madagascar et les bases dispersées de l'Union Française, Paris, PUF, 1958.

4. On signalera le livre de P. Vérin, {Madagascar, Paris, Karthala, 1990) : il n'est pas l'œuvre d'un géographe mais il fournit d'excellents matériaux pour une étude géographique.

5. Une douzaine de thèses d'État par des Français, deux thèses d'État et une habilitation par des Malgaches : quelle disproportion! Les seules thèses assez aisément disponibles sont R. Battistini, L'Extrême-Sud de Madagascar. Étude géomorphologique, Paris, Cujas, 1964, J.-P. Raison, Les Hautes Terres de Madagascar et leurs confins occidentaux, Paris, Karthala, 1984, J.-N. Salomon, Le Sud-Ouest de Madagascar. Étude de géographie physique, Bordeaux, Presses de l'Université de Bordeaux, 1987.

6. Atlas de Madagascar, sous la direction de R. Battistini, F. et P. Le Bourdiec, Tananarive, Université de Madagascar-BDPA.

7. On retiendra H. Rakoto-Ramiarantsoa, Chair de la terre, œil de l'eau. Paysanneries et recompositions de campagnes en Imerina, Paris, ORSTOM, 1995 et les textes du même auteur, de J. Ramamonjisoa et G. Rabearimanana sur l'Imerina, le Vakinankaratra et le bassin de Majunga, publiés sous le titre : Paysanneries malgaches dans la crise, J.-P. Raison (coord.), Paris, Karthala, 1994. Sur le Sud-Ouest, on pourra consulter : J.-M. Lebigre (coord.), Milieux et sociétés dans le Sud-Ouest de Madagascar, Bordeaux, CRET, 1997. Sur l'état de la caféiculture sur la côte orientale, voir Ch. Blanc-Pamard et F. Ruf, La transition caféière. Côte Est de Madagascar, CIRAD-EHESS, 1992.

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Fig. 1 : Géologie et morphologie Fig. 2 : Pluviométrie annuelle (en mm)

^| Socle cristallin m Epanchement volcanique

| | Terrains sédimentaires | | Plaine alluviale Çf Altitude > 1000 m S^ Escarpement de faille S Cuesta

| | <500 I I 500-1000

2500 SB 1000-1500 IH 1500-2000 ^1 >2000

infinie variété, du plus humide au Nord- Est (Maroantsetra 3 700 mm) au plus sec dans l'extrême Sud-Ouest (moins de 350 mm par an). À quoi s'ajoute une différenciation selon l'altitude : à plus de 1000 m, le gel n'est pas rare et la « tropicalité » s'estompe. Quatre grands domaines climatiques peuvent ainsi être distingués. L'Est, constamment touché par l'alizé, est un modèle d'azonalité : du nord au sud, à des latitudes symétriques de celles du Mali, il est le domaine d'un climat chaud et humide, la saison «sèche» n'étant qu'un temps de rémission des pluies. À l'ouest, frappé en été par la « mousson » de nord-ouest, la zonalité reprend ses droits et l'on glisse, du bassin de Majunga au Mangoky, du soudanien au sahélien. Les Hautes Terres ont un régime similaire, mais nuancé par l'altitude, qui provoque un véritable «hiver». Sur leurs confins orientaux, l'influence des vents d'alizé

se fait sentir en hiver surtout. Les climats locaux se multiplient, fonction de l'orientation des versants. L'Extrême Sud, qui déborde le tropique, est marqué par l'aridité et affecté par des montées d'air polaire; il connaît des pluies d'hiver presque autant que d'été. Sauf à l'Ouest, les transitions sont peu ménagées : le passage d'un climat à l'autre est souvent brusque, fonction des dénivelées, notamment entre Hautes Terres et côte orientale ou, au sud, entre l'Androy et l'Anosy.

Il existe pourtant des traits d'unité. Le principal tient au long isolement de la plus vieille île du monde, fragment détaché du Gondwana depuis le crétacé moyen, tard peuplée (peu avant notre millénaire finissant). Il en résulte un remarquable endemisme et une extrême richesse biologique dans les parties préservées du territoire (moins de 20 % du

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pays) restes de la forêt semi-sempervi- rente de l'Est, de la forêt décidue de l'Ouest, du bush de l'Extrême-Sud. Elles contrastent avec la faible biodiversité des espaces où se sont répandues des espèces importées pan-tropicales. Il en résulte aussi une fragilité d'écosystèmes souvent en déséquilibre avec le climat et à faible capacité de régénération. Après défrichement, il n'y a pas de chemin de retour vers la forêt et l'érosion sévit... Seules ses dimensions ont épargné Madagascar le sort des Masca- reignes, où flore et faune ont été profondément altérées, en dépit d'une occupation très tardive (xvne siècle).

Le deuxième facteur d'originalité écologique, qui résulte de la position insulaire dans un océan chaud, est la vigueur des pluies, compte tenu de la latitude. Seul le Sud, au-delà du Mangoky, fait exception; encore n'y trouve-t-on pas de déserts. L'avantage n'est pas sans contrepartie : la Grande île est sur la route des cyclones tropicaux à qui elle offre une immense cible. Les dégâts cycloniques sont annuels sur la côte orientale, mais le rebroussement fréquent des trajectoires fait que la côte occidentale, voire les Hautes Terres, sont parfois frappées.

Unité humaine et opposition centre-périphérie

La dialectique de l'unité et de la diversité caractérise tout autant les sociétés, mais elle prête à controverses non dénuées de sous-entendus idéologiques et politiques. Pour moi, prime l'unité d'une civilisation métisse. Nul ne sait d'où viennent «les Malgaches», ce qui n'a d'ailleurs guère de sens, mais le thème alimente bien des polémiques. L'île a été peuplée par de multiples hasards (on peut l'aborder par l'est comme par l'ouest) et elle a reçu des habitants de multiples origines. L'étonnant est qu'il existe une unité. En dépit des parlers locaux, il n'y a qu'une

langue, malayo-polynésienne dans ses structures, enrichie de multiples emprunts dans son vocabulaire. L'unité se manifeste aussi dans les deux fondements de l'activité rurale : la riziculture, pratiquée partout (même si ses formes sont variées et si son extension à l'Extrême-Sud reste limitée), et l'élevage des bovins, conduit lui aussi différemment selon les écologies et les densités : riz asiatique, zébu africain sont emblématiques d'une île qui a emprunté aux deux continents. On note enfin une large gamme de convergences en matière culturelle, la vénération des morts, intercesseurs auprès de l'au-delà et garants de la fécondité, l'importance de leurs tombeaux. L'histoire des xixe et XXe siècles a masqué, mais non fait disparaître, ce fond commun. Si variées qu'aient été les déclinaisons de ces thèmes, en particulier dans le domaine de l'organisation sociale et politique, les parentés sont telles que le brassage culturel, les échanges rituels restent aujourd'hui encore intenses.

Or, s'il est un thème rebattu, sorte d'alpha et oméga pour toute interprétation des faits politiques et économiques, c'est l'opposition entre ethnies, et spécifiquement entre Merina et «côtiers», de curieux côtiers au demeurant, dont beaucoup n'ont jamais vu la mer, puisqu'ils résident au cœur des Hautes Terres... À l'Imerina centrale, aussi pauvre que densément peuplée, précocement scolarisée et christianisée, on n'a cessé d'opposer des «côtes», attardées sur ces points mais qui fournissaient l'essentiel des produits d'exportation. Un pas de plus, vite franchi, et l'on oppose des «côtiers» productifs et négligés à une Imerina qui aurait tiré de son avance scolaire et technique une rente de situation dans l'appareil d'État, le commerce, l'enseignement, et qui aurait, en quelque sorte, «exploité» les côtes. Côté merina, il ne manque pas d'auteurs pour souligner la spécificité de leur groupe, son origine asiatique,

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par opposition aux « côtiers » africains ; dans les pires des cas on n'est pas loin de la thèse de la «race supérieure», ayant vocation à gouverner le pays.

L'outrance de ces oppositions révèle un arrière-fond politique, héritage de l'histoire pré-coloniale, entretenu par l'administration française après la conquête de 1895. Car le royaume d'Imerina, qui avait amorcé son expansion sur les Hautes Terres à la fin du xvme siècle, entreprit avec l'appui des Britanniques, et notamment de leurs missionnaires à partir de 1820, d'étendre son contrôle à l'ensemble de l'île. La royauté merina tenta d'abord d'adopter les techniques européennes sans mettre en cause ses fondements culturels et religieux; mais après la conversion royale, en 1869, Bible, pouvoir et commerce progressèrent de conserve : temples et résidences des gouverneurs (souvent aussi pasteurs) quadrillèrent l'espace. Certes, l'œuvre ne fut pas achevée : le contrôle merina, souvent lâche, ne s'étendit pas même aux deux tiers du territoire, mais la crainte de la domination tananarivienne reste ancrée chez maintes populations côtières, une crainte que n'ont pas manqué d'attiser des colonisateurs toujours méfiants à l'égard des Merina, rivaux potentiels, précocement nationalistes, mais auxiliaires indispensables.

LES FONDEMENTS D'UN DÉCOUPAGE RÉGIONAL

CLASSIQUE EN DÉPÉRISSEMENT

Cette dimension politique est un des éléments d'une régionalisation de l'île, mais non le plus important. Ce qui prime dans un découpage classique, c'est le croisement des faits de peuplement, des formes d'utilisation et d'organisation de l'espace et des grands traits écologiques. Ceux-ci jouent un rôle fondamental, non seulement en raison de la vigueur des contrastes, mais parce que la primauté du riz de vallée met en avant

découpage hydrographique, régime des cours d'eau, formes d'alluvionnement. Si l'irrigation (qui n'est pas générale) permet de lever certaines contraintes, la riziculture ne peut que se mouler dans les cadres des bassins versants : vallons en bois de renne des Hautes Terres; fleuves courts, aux fortes pentes, aux variations de débit brutales, de la côte orientale; amples bassins de la façade occidentale, aux longues crues de saison des pluies ; oueds de l' Extrême-Sud.

La riziculture peut être très peuplante et d'une grande «efficacité paysa- gique», mais elle ne l'est pas nécessairement. Or, globalement modestes (23,4 au km2, pour 13,7 millions d'habitants), jamais de niveau asiatique (effet d'une occupation tardive et de conditions sanitaires longtemps détestables), les densités sont très inégales et recoupent les grands ensembles écologiques. Pierre Gourou a donné du peuplement de Madagascar une représentation simple : les fortes densités constituent un triangle aplati, s' appuyant sur la côte orientale de Fénérive à Vangaindrano et avançant vers l'ouest jusqu'à la hauteur du lac Itasy. Cette vue doit être nuancée, particulièrement si l'on ne prend en compte que les surfaces utilisables : le Nord, à partir de la latitude de Majunga, voire l' Extrême-Sud, étaient dès 1972 assez densément peuplés. Deux grands ensembles écologiques (Hautes Terres et Est) sont donc marqués par des contrastes de peuplement à échelle régionale et le Sud lui-même est hétérogène, car il comporte en Androy maritime des densités bien plus élevées que ne le suggéreraient des conditions écologiques marginales. Dans l'Ouest par contre, c'est à l'intérieur de chaque ensemble régional que s'opposent concentrations de population le long des cours d'eau et vastes interfluves sous- peuplés.

L'utilisation de l'espace est marquée par d'autres contrastes en matière

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d'agriculture pluviale, où l'on peut relever une double opposition. C'est d'abord une opposition entre centre et périphérie, le centre, par son altitude et ses froids hivernaux, n'ayant guère d'aptitudes pour les cultures «tropicales» d'exportation qui, au contraire, caractérisent les périphéries (Sud exclu, sauf pour le sisal). C'est d'autre part une opposition entre les deux façades côtières (l'extrême Nord-Ouest, dans la province de Diego Suarez 8 se rattachant de ce point de vue à l'Est) : sur la façade orientale sont pratiquées les cultures pérennes, tandis que le climat soudanien de l'Ouest ne permet guère que des cultures de cycle court.

Enfin, il faut prendre en compte une large palette de formes d'organisation de l'espace. Le jeu des facteurs est ici particulièrement complexe : on se contentera, à ce stade de l'analyse, de présenter les critères de différenciation majeurs, leur combinaison étant développée sur des exemples régionaux précis. On peut opposer les sociétés « sans État », où les relations sociales sont fondées sur la parenté élargie, de celles qui ont développé avant la colonisation des formes plus ou moins élaborées d'organisation étatique. On distinguera d'autre part les sociétés à fort ancrage territorial, où l'attachement aux lieux (plus ou moins combiné à la parenté) fonde l'identité sociale et conduit à dessiner de véritables «pavages territoriaux» (cas de l'Imerina), à celles qui, plus fluides, organisent l'espace en réseaux, sur la base de la parenté et de l'alliance matrimoniale ou politique (cas des royaumes sakalava de l'Ouest). Enfin, on prendra en compte le rôle du fait urbain, en distinguant les régions où les villes, ou du moins les germes urbains, sont des créations endogènes de celles où elles sont des fondations étrangères, liées à l'échange international.

Les Hautes Terres : centre, marges et périphéries

Le paysage des Hautes Terres centrales déroute par son « a-tropicalité » : clochers d'églises et de temples, charrettes à bœufs, maisons rectangulaires de brique évoquent une Europe archaïque. Point d'arbres, hors des reboisements d'eucalyptus et de pins ; les collines (tanety) sont couvertes d'une piètre steppe de graminées. L'érosion est visible sur des sols mal protégés : si elle a des effets positifs (le rajeunissement de sols rouges ferrallitiques épais et médiocres explique la qualité relative des terres de versant), elle prend des formes catastrophiques dans les grands ravins des lavaka. L'agriculture ce sont d'abord les rizières, établies dans des vallons très ramifiés, plus rarement dans de petites plaines malaisément drainées ou sur des terrasses spectaculaires ; partant des colluvions de bas de pente, les cultures pluviales ont remonté les versants,

s' attaquant ensuite aux hauts de collines. Les exploitations sont de petites dimensions : deux hectares sont un «domaine». La minutie de la riziculture ne laissait pas de temps pour les cultures pluviales. Le paysage ancien semblait mort en hiver, où les froids interdisaient le riz; les cultures de contre-saison, en bas de pente se sont étendues depuis peu. La gamme des cultures est variée, du tropical au tempéré, mais dominent des cultures vivrières de faible valeur : maïs, haricots, manioc, patate douce, pomme de terre dans les «hauts». L'élevage est somme toute bien articulé à l'agriculture : peu de bovins (et de plus en plus de vaches laitières près des villes), mais ils tirent les charrettes ou la charrue légère et, parqués, fournissent du fumier, tout comme

8. Après 1972, la politique de malgachisation a entraîné des changements toponymiques : Diego Suarez est devenu Antseranana, Fort Dauphin est Taolanara, Tananarive Antananarivo. Dans la pratique les noms européens ou européanisés sont encore largement utilisés et toujours compris; il nous paraît plus simple de les conserver à l'usage du lecteur français.

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Fig. 3 : Croissance de la population 1972-1997

115,36-214,14% 76,54-115,36 47,07 - 76,54 -4,90 - 47,07

Fig. 4 : Densité à la surface utilisable 9 1997

les porcs, qui sont de bon revenu, s'ils ne sont pas décimés par les épizooties. Le faire-valoir direct domine, le métayage (au tiers ou à la moitié) étant plus courant près des villes. Un trait rappelle l'Asie : l'artisanat est important dans les campagnes, alimentant les marchés ou donnant lieu à des migrations de travail en morte-saison.

Il s'agit là d'une situation moyenne. En fait, de l'Imerina (autour de Tananarive) au sud (le pays betsileo), on note un dégradé : les marchés urbains sont plus importants au nord, et donc la diversité des cultures ; charrues et charrettes sont plus répandues; les maisons sont plus élaborées; le faire-valoir indirect est plus courant. Le Betsileo est comme une image de l'Imerina ancienne, qui exporte des hommes et des femmes (migrants saisonniers ou définitifs) plus que des biens, faute de marchés proches.

Dans l' entre-deux, le Vakinankaratra, de peuplement mixte, merina et betsileo, déjà dans l'orbite de Tananarive, doit son originalité à des traits écologiques : les massifs volcaniques de l' Ankaratra et de Betafo portent des sols de qualité et l'altitude montagnarde permet des spécialités originales (culture du blé en contre- saison, de la pomme de terre, de la pomme, voire des noix...).

Les fortes densités, qui n'ont pourtant rien d'asiatique, ont surpris. Elles sont pour partie un effet de l'histoire (l'importation de main-d'œuvre servile, lors des conquêtes merina du XIXe siècle), mais elles ne sont pas déraisonnables. Les vallées, multiples et d'ampleur limi-

9. La surface utilisable intègre toutes les surfaces susceptibles d'être raisonnablement utilisées pour l'agriculture ou l'élevage. Elle comprend les forêts ; elle exclut par contre toutes les zones d'affleurements rocheux, les sols gravement décapés par l'érosion et les plan d'eau.

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tée, sont facilement aménageables; les sols de collines, sur les versants du moins, sont «possibles». Les encadrements ont valorisé ces possibilités : la ville (avant tout Tananarive) est une réalité pré-coloniale ; de longue date existe un réseau à fonction urbaine (postes militaires et religieux, étapes de porteurs, marchés contrôlés par la royauté puis par l'administration coloniale), quadrillant le territoire et réglant des échanges qui jouent de la mosaïque écologique et de la clientèle urbaine. Le Betsileo a du retard : la ville y est une création merina du xixe siècle, et elle est encore pour une part un kyste dans un monde rural.

Autour de ce centre, les densités s'effondrent. L'écologie ne coïncide avec cette rupture qu'à l'est, où la «Falaise» marque le passage à des reliefs vigoureux et à une forêt aujourd'hui largement détruite, voire au nord, où s'étendent les hautes surfaces infertiles des Tampoketsa. Il existe donc des marges pour une extension du peuplement. La plus ample est le Moyen-Ouest, étendu surtout à l'ouest de l'Imerina et du Vakinankaratra, limité en Betsileo par de grands affleurements rocheux. Le paysage n'y a rien de déroutant au sortir de la région centrale : il s'agit d'amples aplanissements découpés par des vallons en bois de renne, et dont les parties hautes sont couvertes d'une savane herbeuse à valeur fourragère honorable ; les sols de collines semblent plus riches qu'au centre; à moins de 1000 m, les gelées ne menacent plus guère l'agriculture de contre-saison. Tampon entre Imerina et royaumes sakalava, le Moyen-Ouest fut longtemps sous-peuplé pour cause d'insécurité et largement voué à une embouche extensive de tau- rillons achetés dans l'Ouest. Lorsque la desserte est assurée, l'expansion agricole pourrait s'y donner libre cours.

Marge d'un autre type, au nord-est, que la cuvette du lac Alaotra, dans un

fossé tectonique qui constitue un gradin de la «Falaise». Certes, en position d'abri, la pluviométrie y est incertaine, mais on y disposait de vastes surfaces amphibies aménageables (sous réserve de travaux difficiles à conduire avec les moyens locaux). Longtemps sous- exploitée (élevage extensif, riziculture de marais où le sol était mis en boue par le piétinage des troupeaux), la cuvette a fait l'objet d'aménagements hydrauliques à la fin de la période coloniale et après l'indépendance et elle a accueilli une importante migration des Hautes Terres centrales. On y a vu le grenier à riz des Hautes Terres : cette fonction est remise en cause par la croissance de la population et par une régression des techniques rizicoles.

Au nord (pays tsimihety) comme au sud (pays bara), les Hautes Terres offrent un autre caractère. Il s'agit de périphéries mal, voire très mal, desservies, peu peuplées, qui sont restées le domaine d' agro-pasteurs consommateurs d'espace pastoral. L'agriculture, essentiellement vivrière, est intensive dans des vallons et sur les colluvions, pour laisser le maximum de place aux troupeaux. Mais, à raison de quatre hectares environ par tête de bétail, les densités humaines sont vite excessives. L'activité agro-pastorale n'a pu se maintenir que par l'expansion territoriale : les Tsimihety se sont largement répandus dans l'ouest du bassin de Majunga, jusqu'à la Betsiboka ; les Bara ont essaimé de façon plus diffuse sur les confins occidentaux du Moyen-Ouest et dans le bassin de Morondava.

La façade orientale : « civilisation du végétal »

et « cultures de plantation »

On a souligné l'unité écologique de la façade orientale. Le climat y permet une culture permanente et l'extension de l'arboriculture. Le terme de «civilisation du végétal» semble bien s'y appliquer.

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Sous ce climat humide, le troupeau bovin est assez réduit et ne se renouvelle que par achats périodiques dans l'Ouest ; le porc est inconnu. Aux maisons de pisé ou de briques des Hautes Terres s'opposent des constructions légères, généralement sur courts pilotis, aux parois aérées, faites de bambou ou de palmes. Certes, la forêt a amplement reculé; la riziculture de brûlis, le tavy, lui a fait succéder des formations secondaires (savoka), quasi monospécifiques, de bambous ou de ravinala (l'« arbre du voyageur») ou une piètre savane à Aristida. Mais l'arbre a pour partie remplacé la forêt : la côte orientale est le domaine des cultures pérennes arborées et arbustives, caféier surtout (le cacaoyer est confiné dans le Sambirano, à l'extrême Nord-Ouest), giroflier, cannelle, litchi, et lianes qui poussent sur support arboré (poivrier, vanille), à quoi s'ajoutent bananier et canne à sucre. Cet inventaire qui évoque une luxuriance tropicale ne doit pas faire illusion : la façade orientale a des cultures «riches» et des paysans pauvres; les «plantations» ne sont que de modestes parcelles. Les exploitations européennes n'ont jamais été prospères et étaient en déclin dès l' entre-deux-guerres; celles qui ont survécu à la rébellion de 1947 et à l'indépendance ont été nationalisées après 1975. Les essais de l'administration coloniale pour favoriser l'émergence d'une classe moyenne de planteurs aisés n'ont pas donné de résultats. Sur ces petits lopins, formes dérivées de la « culture obligatoire » la caféière notamment, trop âgée, est en déclin. Le risque cyclonique n'incite pas à l'intensification.

Cette façade côtière tourne le dos à la mer. Le littoral, rectiligne, bordé de dunes sur des centaines de kilomètres, battu par une houle violente, n'a rien d'attirant. Les sites aménageables sont rarissimes : le moins mauvais est celui de Tamatave, secondé par Manakara, port artificiel créé dans l' entre-deux- guerres, que des chemins de fer ont tous

deux liés à l'intérieur. Pour le reste, aucun point ne s 'imposant, le semis urbain, création des créoles réunionnais et mauriciens avant la conquête, ou de l'administration coloniale, est une alignée de très médiocres points de cabotage près des débouchés de vallées dont ils drainent les produits par l'intermédiaire, notamment, de commerçants chinois.

Curieusement, les variations régionales tiennent moins à des spécialités d'exportation qu'aux formes de la riziculture, en relation avec les densités. Certes, il existe des options régionales : la vanille est une spécialité de l'Extrême-Nord, à partir de Maroant- setra ; le giroflier caractérise la région de Fénérive; les cultures plus fragiles (litchi, banane pour l'exportation) se sont étendues près des principaux ports, et notamment de Tamatave. Les régions moins peuplées de l'Extrême-Nord et de la Falaise ont souvent des « plantations » plus vastes. Mais l'opposition majeure est dans le degré de maîtrise de la riziculture de vallée, entre le Sud-Est (au sud de Mananjary) et le pays betsimisa- raka, au nord.

Le Sud-Est a, malgré les fortes ponctions du xixe siècle et les migrations du xxe siècle, des densités parmi les plus élevées de l'île. L'organisation de son espace est fonction d'un système de vallées parallèles, qui sont autant d'unités politiques traditionnelles, marquées par une vigoureuse distinction entre groupes de «nobles», de roturiers et d'anciens esclaves. Axes d'organisation du peuplement, les fleuves, pourtant guère maîtrisables, obstrués à l'aval par les cordons littoraux, sont bordés de damiers de rizières, où l'on parvient à faire deux récoltes, seules les parcelles de niveau moyen portant deux cultures dans l'année. La pression démographique conduit à conquérir de nouvelles terres sur les interfluves, où le bananier joue un rôle pionnier : son ombrage, son abondante production de matière végé-

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taie permettent une amélioration de la qualité des sols.

L'organisation de l'espace agricole n'a pas la même rigueur au nord, en parallèle avec une moindre solidité des encadrements. La société betsimisaraka est à fondement lignager ; les royaumes, souvent créés par des descendants d'étrangers, y ont été fugaces et n'ont jamais rassemblé toute la région. Les densités sont moindres et, faute de capacités en matière d'aménagement hydraulique, les vallées organisent moins clairement une utilisation de l'espace qui reste encore pour partie fondée sur le brûlis de forêt ou de savoka.

La façade Ouest : espaces pastoraux

et agriculture de saison sèche

Le contraste est vigoureux avec la côte orientale, sauf dans l'Extrême- Nord, où la pluviométrie élevée en toutes saisons permet la culture du cacao et du café. La façade occidentale a des climats contrastés, du soudanien dans le bassin de Majunga au sahélien au sud du Mangoky. La formule célèbre d'E.-F. Gautier - «à Madagascar les hommes sont à l'est et les richesses à l'ouest» - a orienté bien des politiques, mais elle est très discutable. Les «richesses» écologiques sont étroitement localisées : ce sont les riches alluvions des baiboho, dont les rubans accompagnent le cours des fleuves. Encore sont-ce des richesses menacées, surtout au contact des Hautes Terres, par les déplacements capricieux de fleuves qui divaguent tels des torrents sur des cônes de déjection. En aval seulement, on trouve la disposition classique, combinant bourrelets de berge aux sols sablo-limoneux, terrasses inondables, limoneuses, et cuvettes de décantation aux sols lourds, tardivement exondés. La crue, qui recouvre l'essentiel des vallées pendant la saison des pluies, empêche alors l'agriculture : la mise en

valeur des baiboho est massivement de décrue, en saison sèche, qu'il s'agisse de riz, repiqué dans les cuvettes, de haricot et d'arachide, de tomates, d'oignons, ou, encouragés depuis les temps coloniaux, de tabac et de coton. Quand l'activité paysanne se contracte sur les Hautes Terres, limitée par le froid hivernal, elle s'épanouit au contraire dans l'Ouest, où les agriculteurs, réfugiés en saison des pluies sur des sites de buttes ou de bourrelets de berge, s'éparpillent alors en habitats temporaires dans les zones basses. Quand les bœufs des «plateaux» maigrissent, ceux de l'Ouest prennent du poids...

Ailleurs, règne une utilisation très extensive. Les revers de cuestas sont en effet généralement des terroirs médiocres, qu'il s'agisse de plateaux gréseux ou de calcaires, modelés en redoutables karsts à tourelles. Légèrement meilleurs sont les sols issus des épanchements basaltiques du crétacé et, dans le bassin de Morondava, les épan- dages de «sables roux», très fragiles. L'activité pastorale des Sakalava se déroulait pour l'essentiel sur ces plateaux, tant en forêt que sur les surfaces savanisées, avec des déplacements limités vers les vallées en saison sèche. Le repli sakalava sur ces secteurs «périphériques» s'est accentué avec la conquête coloniale. Les zones de baiboho ont donc été des espaces d'expansion pour les populations immigrées des Hautes Terres, du Sud-Est et du pays tsimihety, dont les premiers contingents s'établirent dès la deuxième partie du xixe siècle, puis pour des colons européens qui, à partir de l' entre-deux-guerres, accaparèrent de très vastes surfaces dans le bassin de Majunga et la région du Betsiriry (Miandrivazo) et de la Tsiribihina (bassin de Morondava), pour y faire cultiver par des «métayers» le tabac et, plus tard, le coton. L'Ouest est un «melting pot», même si la partie occidentale du bassin de Majunga est devenue une sorte de deuxième pays tsi-

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mihety. En aval, l'«assagissement» relatif du régime des fleuves a permis la création de quelques périmètres irrigués, notamment dans le bassin de Majunga (riziculture de Marovoay, culture de canne à sucre de Mitsinjo) et, tardivement, dans le delta du Mangoky (pour le coton et le riz). Les baiboho ont été le théâtre de conflits fonciers parfois très violents à l'époque coloniale; aujourd'hui encore il s'agit d'espaces disputés entre entreprises agro-industrielles et petits producteurs de cultures commerciales, qui sont aussi des éleveurs pour qui les vallées sont d'importants pâturages en saison sèche.

Les unités régionales paraissent se définir en fonction des bassins hydrographiques : peu utilisés comme voies navigables, difficilement atteints par les routes, les fleuves, ou plutôt les alluvions tracent la répartition du peuplement et de la mise en valeur. Cette impression, en partie fallacieuse, d'organisation hydrographique, est renforcée par la disposition des principaux centres urbains, souvent proches des embouchures ou des estuaires et leur hiérarchisation. Autre différence, en effet, avec la façade orientale que l'existence, sur des littoraux moins inhospitaliers, d'une certaine activité maritime, d'un cabotage par boutres et goélettes, voire pirogues à balancier, animé par des centres anciens, du moins dans le Nord-Ouest où ils sont des héritiers de comptoirs swahili, et où les colonies indo-pakistanaises ont eu un rôle précoce dans la collecte des produits d'exportation.

Les subdivisions régionales se moulent sensiblement sur les grandes unités géologiques et hydrographiques, et leur activité diffère en fonction de l'importance des surfaces alluviales, de l'ampleur des précipitations et plus encore des conditions de circulation. Le bassin de Majunga paraît ainsi privilégié par rapport à celui de Morondava : les baiboho sont plus étendus et plus

gènes, le réseau fluvial converge sur la Betsiboka et le port de Majunga; une desserte routière précoce a permis le développement de complémentarités avec les Hautes Terres ; l'expansion tsi- mihety, à l'est de la Betsiboka, a favorisé la mise en valeur. Le bassin de Morondava, à la pluviométrie plus incertaine, sans unité hydrologique, très mal relié à Tananarive jusqu'au milieu des années 1970, a connu les mêmes types de mise en valeur, mais sous des formes plus fragiles et plus archaïques. La vallée du Mangoky constitue, à peu de chose près, la limite entre « Soudan » et «Sahel» malgaches. L'influence de Tuléar s'y est fait sentir par le développement de la production de pois du Cap pour l'exportation, avant que, à la veille de l'indépendance, y soit entreprise la construction d'un périmètre irrigué, à vocation cotonnière... au moment où la culture pluviale du coton prenait le pas, en Afrique, sur une culture irriguée jugée trop onéreuse !

Le Sud, quasi sahélien

Le Sud, pays du bush à épineux, est un monde à part, un îlot de pauvreté, dont la seule ressource, outre l'élevage extensif, est de longue date l'exportation de ses hommes, car, aux normes malgaches en tout cas, les densités sont plus fortes que ne le suggéreraient les ressources. Les Antandroy ont été recherchés comme travailleurs agricoles par les planteurs européens; ils ont aussi essaimé spontanément comme commerçants en bétail, cultivateurs indépendants, tireurs de pousse-pousse en ville... Il est vrai que pays mahafale à l'ouest, Androy à l'est de ce «finistère» souffrent de conditions écologiques rudes. La pluviométrie est réduite et incertaine; hormis ceux qui, comme l'Onilahy, bénéficient d'une alimentation karstique régulière, les fleuves sont des oueds, et la riziculture est plus qu'aléatoire sans grands travaux d'aménagement. Exception dans la Grande île,

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le riz cède le pas, comme nourriture de base, aux cultures pluviales de sorgho, manioc, légumineuses, voire de patate douce, pratiquées sur brûlis ou dans des champs clos de haies d'agaves ou de cactus. Comme au Sahel, les meilleurs terroirs sont sur sols sableux, surtout sur les dunes rubéfiées, qui absorbent et restituent bien les maigres précipitations. Les dunes de l'Androy maritime comptent parmi les plus construits des terroirs malgaches dévolus aux cultures pluviales. Hors de ces îlots agricoles, l'espace est essentiellement pastoral, parcouru de troupeaux qui sont l'unique forme possible de capitalisation des revenus de l'émigration. Les seules entreprises de culture commerciale d'une certaine ampleur ont été les plantations de sisal de la vallée du Mandrare, à l'est.

UNE REMISE EN CAUSE DES ACTIVITÉS ET DES DÉCOU

PAGES RÉGIONAUX

Un pays en appauvrissement constant, jusqu'aux dernières années

Madagascar a connu un processus de recul économique qui a peu d'équivalents dans le Tiers-Monde, et qui a été entamé bien avant qu'il ne frappe l'ensemble du continent africain. Le PIB par tête y est tombé à 260 dollars ; le taux de croissance moyen entre 1960 et 1995 a été de -1,8 % par an, mais l'essentiel de cette chute est postérieur à 1975; la baisse de la consommation privée a été de 50,3 % entre 1970 et 1995. Souvent vue aujourd'hui comme un temps heureux, la première République (1960-72) n'est pas exempte de responsabilités : elle ne fut pas un temps d'effondrement mais déjà de marasme. Madagascar, restée liée à la France comme par un cordon ombilical, isolée moins par la mer que par son insularisme, paraissait en état de «somnolence». Est-ce un effet d'une excessive variété des

tés? On n'a pas su faire de choix en matière de production : les vieilles spécialités ont été conservées sans modernisation sensible, voire sans renouvellement, amorçant donc un recul qui devait s'accentuer par la suite. Premier producteur de café de l'empire colonial avant 1939, Madagascar, au début des années 70 était incapable de fournir son contingent octroyé par l'Accord International du Café... Seule politique clairement affichée, la «politique du ventre» visant à l' autosuffisance alimentaire, prônait à la fois (objectifs contradictoires) l'intensification agricole et le maintien d'un bas prix du riz pour les citadins. . . Outre le bitumage de quelques grands axes routiers, contrastant avec l'état souvent désastreux des voies secondaires, les seules réalisations de quelque ampleur, amorcées avant l'indépendance, ont été les aménagements hydrauliques de l'Alaotra et du delta du Mangoky et, secondairement, l'extension de la culture du coton dans le Nord-Ouest. Les essais de rénovation des cultures pérennes ont eu des résultats minimes. L'industrie se limitait à de modestes entreprises d' import-substitution (à Tananarive et Antsi- rabe surtout) et à des unités agro-industrielles souvent archaïques. Or, pendant ce temps, la brusque croissance démographique, succédant à une situation sanitaire déplorable jusqu'à la fin des années quarante, préparait ses inéluctables effets.

L'entrée en crise fut toutefois pour l'essentiel la conséquence de la politique économique, toute faite d'idéologie, pratiquée pendant dix ans par la deuxième République. Dès 1973, la sortie de la Zone Franc ôtait au pays une protection discutable, anesthésiante peut-être, mais réelle. A partir de 1975, la politique « socialiste scientifique » fut essentiellement marquée par la nationalisation des grandes entreprises bancaires et commerciales, l'étatisation du commerce de tous les grands produits, et un endettement à contretemps, par

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des emprunts souvent à court terme quand le crédit renchérissait, pour une politique d'« investissement tous azimuts» qui ne produisit guère que des éléphants blancs industriels. Dans le même temps, nombre d'infrastructures essentielles, routières en particulier, étaient laissées à l'abandon.

Dans un tel contexte, le contrôle étatique centralisateur, inefficient, ne pouvait produire que son contraire : l'archi- pélisation de l'île en une mosaïque de petites unités, s'efforçant de survivre, et de commercer assez pour satisfaire à leurs besoins essentiels par des stratégies de contournement, et l'affirmation d'une dynamique économie parallèle, plus ou moins clandestine, tandis qu'elles négligeaient les grands produits du commerce (riz ou cultures d'exportation) trop étroitement surveillés. Revenues pour l'essentiel à la charrette à bœufs et au portage, les campagnes ont vu se modifier très sensiblement la hiérarchie des rentes de situation. Ainsi sur la façade orientale, dans les régions caféières : les secteurs les plus favorisés n'étaient plus les plus proches de la route (souvent à peine praticable) et des centres où les services administratifs achetaient le produit à prix dérisoires, mais les secteurs isolés de la Falaise qui, grâce au portage, pouvaient aller troquer sur les Hautes Terres le café contre des produits de première nécessité. Ces mêmes secteurs étaient particulièrement bien placés pour amplifier une production aussi fructueuse qu'illégale d'alcool de canne à destination de la région centrale. De façon très générale, ce sont les produits les moins contrôlés, ceux pour lesquels la fraude était la plus facile, qui ont connu les plus nettes augmentations de production. Partout, par nécessité, s'est développée une culture de la débrouillardise, du contournement des lois et règlements, de lutte pour la survie, fût-ce au détriment de l'avenir (et notamment de l'écologie). Elle marque toujours profondément les

tiques, derrière les apparences d'une remise en ordre.

Les acquis de ces temps de crise ne sont pas tous négatifs. Le manque de devises étrangères protégeant mieux le marché local que tout droit de douane, on a vu progresser des activités à l'usage du marché intérieur : ainsi de la production de vin, de beurre, de fromage, ou, dans l'artisanat, le travail du cuir, la quincaillerie. On devine ici l'importance de la relation entre les villes et les campagnes, mais les liens ne se sont pas renforcés selon une géographie simple, fonction de la distance et des potentialités. Le modèle est ici encore l'archipel, la multiplication apparemment anar- chique de spécialités locales que l'histoire et la société expliquent mieux que l'écologie et les modèles spatiaux. Les savoir-faire sont inégalement répandus et souvent jalousement gardés (tels villages proches de Tananarive conservent ainsi le «secret» de la fabrication du savon malgache); les possibilités de commercialisation dépendent souvent moins de la route que de l'établissement de systèmes informels d'écoulement des produits par association entre citadins et ruraux fondés sur la parenté et l'origine, par des alliances, difficilement négociées, avec des transporteurs locaux. La géographie régionale de la crise, prenant à contre-pied l'État centralisateur et dogmatique, est une géographie de l'imprévu, du détournement, de la marge.

Mais elle est aussi une géographie du risque : crise est synonyme d'insécurité, en tous domaines et à toutes les échelles. Les régions périphériques, isolées, en ont particulièrement pâti : vols de bœufs et de récoltes, destructions de villages, meurtres y ont été monnaie courante, entraînant parfois un recul du peuplement (ainsi un temps dans le Moyen- Ouest de l'Imerina), un retour au pays d'origine où densité et liens sociaux paraissaient garants d'une relative sécurité. Les pâturages de hauteur qui entou-

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rent la cuvette de l'Alaotra n'ont plus connu les transhumances et sont devenus les domaines des voleurs de bœufs... et de ceux qui peuvent armer leurs bergers! Les déplacements de saisonniers ont alors beaucoup diminué, non faute de véhicules, mais par crainte d'être détroussé. Incontrôlées, les franges sont entrées dans la sphère de la production ou de la prédation clandestines.

Selon un scénario banal, Madagascar ne pouvait que se tourner vers les institutions de Bretton Woods et accepter le retour au libéralisme économique pour bénéficier des crédits indispensables à un redémarrage. Ce virage à 180° a des effets incontestables sur l'organisation régionale, mais ils ne sont pas aussi radicaux qu'on pourrait l'imaginer. Ceci tient certes pour partie à l'extrême lenteur de réalisation des réformes de structure. Les avatars politiques (chute du président Ratsiraka en 1991, instauration de la troisième République, puis réélection de Ratsiraka en 1996), l'extrême dégradation des services publics, techniques et financiers sont des éléments d'explication, mais non les seuls. Les dominants malgaches, sous couvert de nationalisme, ont une conception « autocentrée » du libéralisme et de la privatisation, entravant autant que possible l'ouverture de l'économie malgache aux entreprises étrangères. Pour l'heure, la privatisation des grandes entreprises d'État est à peine entamée.

Une mutation des exportations : la mer, l'industrie, le tourisme

Les ajustements structurels ont cependant déjà produit assez d'effets pour que l'on se prenne à nouveau à raisonner à l'échelle nationale et à chercher quel est l'état des équilibres et des dynamismes régionaux. Force est de constater que ceux-ci ont profondément changé en un quart de siècle. Dans le domaine de l'économie agricole, deux

points apparaissent clairement. C'est d'abord le marasme ou le recul des productions d'exportation classiques : la caféière est vieillie, faiblement productive et constamment menacée par les cyclones; la production de vanille est irrégulière, son conditionnement et son commerce sont conduits anarchique- ment, le marché est très aléatoire; le girofle ne trouve plus de débouchés en Indonésie où la production s'est développée. Seul le poivre est une relative réussite. Le café ne représente plus que 17 % de la valeur des exportations, le girofle moins de 4 %, la vanille à peine plus de 3 %. Le litchi, classique exportation de Noël, est concurrencé tant par la Réunion que par l'Afrique du Sud. De façon globale, les «cultures riches» de la façade orientale semblent sans avenir. Cette partie de l'île, avec son peuplement relativement dense, son déficit chronique en riz, peut sembler aujourd'hui un poids mort.

Évolution de la production de quelques cultures d'exportation (en t)

Café Vanille Poivre

Fin des années 1960

55000 1000 1000

Fin des années 1990

30000 700 2000

Au début des années soixante-dix, la façade occidentale intervenait fort peu dans le commerce extérieur (tabac et coton étaient surtout produits pour le marché national); seule exception notable : les bovins, qui n'ont pourtant jamais donné lieu qu'à un modeste commerce d'exportation. Pour l'heure en tout cas, la contribution du troupeau (dont l'effectif, ignoré à 30 % près au moins, est certainement en baisse) est pratiquement nulle, l'UE ayant bloqué ses importations pour raisons sanitaires, et l'île Maurice s 'approvisionnant en Afrique du Sud. Dans l' Extrême-Sud, la

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production de sisal a diminué de moitié depuis la fin des années soixante. L'état des exportations minières classiques, toujours très limitées (mica, marbre, chromite), n'est pas plus satisfaisant.

Tout se passe comme si les productions d'exportation anciennes étaient entrées dans un processus d' involution lente, par vieillissement, dégradation des infrastructures, déficiences de commercialisation et de conditionnement, bref, faute d'« encadrements» territoriaux et économiques efficaces. En contrepartie, sont apparus de nouveaux produits, dont la localisation et l'impact territorial sont tout autres. Il s'agit rarement de produits agricoles, même si l'on recherche des créneaux nouveaux, étroits, relevant de petits îlots de production moderne aisément contrôlables : fruits tropicaux et fleurs, géranium rosat en substitut de la Réunion, foie gras. La pêche crevettière (sur les côtes occidentales) assure 6,5 % des exportations : la production touche ici rarement terre. Il en va de même pour la pêche au thon. Sommées d'intervenir dans l'aquaculture (pour la crevette notamment), les firmes de pêche créent des îlots d'activité sur des points de la côte jusqu'alors quasi déserts (mangroves du Nord-Ouest et de la Tsiri- bihina). Madagascar, d'autre part, est apparu dans le commerce des produits industriels. Depuis quelque temps déjà, elle était exportatrice de tissus de coton (un des rares secteurs qui disposait d'une matière première locale et d'usines assez modernes) ; ils représentent 11,4 % de la valeur des exportations. Mais surtout beaucoup d'espoirs sont placés dans le développement des industries de Zone Franche.

Institué en 1989, le régime de Zone Franche industrielle a connu un réel succès, même si les capitaux locaux l'ont plutôt boudé (ils ne représentent que 22 % des investissements contre 50 % à Maurice). Les emplois directs créés sont

actuellement de l'ordre de 40000 pour 167 entreprises, dont l'essentiel se concentre dans la périphérie immédiate de Tananarive, générant un minimum de 30000 emplois indirects. La progression a été très sensiblement plus rapide qu'à Maurice, considérée pourtant comme une «success story». L'avantage comparatif de Madagascar n'est pas dans les privilèges fiscaux, classiques, encore moins dans l'environnement administratif (il faut savoir «arroser» largement pour obtenir satisfaction), ni dans les infrastructures (il n'existe pas de zones aménagées, l'approvisionnement en eau et en énergie est parfois problématique et la législation malgache interdit aux étrangers l'acquisition d'immeubles). Par contre, Madagascar offre l'avantage comparatif de salaires qui sont peut-être les plus bas du monde 10, pour une main- d'œuvre peu revendicative et fort habile dans certains domaines, même si sa productivité laisse à désirer. C'est dans la confection que les entreprises se sont d'abord établies, mais particulièrement dans le «haut de gamme»; on voit aujourd'hui se développer d'autres secteurs comme la saisie informatique, les composants mécaniques et électriques, l'industrie du cuir et du bois, la taille de pierres précieuses, s' appuyant souvent sur des savoir-faire et des productions locales. La contribution de la Zone Franche au commerce extérieur est déjà fort importante, et moins biaisée qu'on ne pourrait le penser par les importations de contre-partie car les intrants sont souvent locaux et l'équipement réduit.

Autre nouvelle source de devises que le tourisme, longtemps mal vu pour des raisons en partie idéologiques, et handicapé par le coût des transports aériens comme par la déficience des routes. Celle-ci subsiste, mais la vogue de l'écologie, l'attrait pour F «île mystérieuse» et ses lémuriens... et le bas prix

10. Le SMIC est à 225 F, le coût horaire de la main d' œuvre est plus faible qu'en Chine.

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Les exportations malgaches (en millions de DTS)

Exportations FOB dont zone franche (en %) Importations FOB Balance commerciale (en % des exportations)

1990

234,1 0%

417,5

-78,3 %

1991

243,9 2,3%

321,7

-31,9%

1992

230,2 5,6%

330,4

-43,5 %

1993

237,8 14,7 %

365

-53,5 %

1994

312,4 10,8%

381

-22%

1995

344,6 16,4 %

414

-20,1 %

1996

360,6 32,2 %

444

-23,2 %

1997

368,9 35,8 %

493,2

-33,7 %

de la vie pour les étrangers créent un courant non négligeable de visiteurs aventureux (150000 personnes en 1998). Le tourisme trouve sa place dans un contexte nouveau où, à l'instigation de la Banque Mondiale, qui finance un Plan d'Action en la matière, l'environnement est à la mode. Les ONG envi- ronnementalistes fleurissent, d'un sérieux très inégal, et Ratsiraka deuxième manière met en avant non plus le marxisme léninisme mais l'écologie...

Or ce conservationnisme affiché a un négatif : le développement exacerbé d'un extractivisme qui détruit à vitesse accélérée un milieu naturel dont on a dit la fragilité. On l'a vu à l'œuvre dans le développement des activités «clandestines» de frange, comme la distillation d'alcool. Il répond aux besoins des villes en bois de chauffe, conduisant dans l'ouest notamment à une destruction accélérée de la forêt tropophile. Pour répondre aux voeux des touristes et des clients asiatiques, coraux, coquillages, poissons rares sont surexploités dans les récifs de la côte occidentale. Suivant un processus similaire à celui que connaît l'Afrique, on assiste à un développement de l'extraction artisanale de l'or et des pierres précieuses. Officiellement, la production d'or n'aurait été que de 1,3 kg l'année passée : mieux vaut sourire de cette statistique qui confirme l'irrégularité généralisée du trafic. Plus frappants, plus largement signalés sont les rushes d'aventuriers et de paysans misérables qui déferlent dès l'annonce d'une

découverte de pierres précieuses et, ces dernières années, principalement de saphirs. Après l' Extrême-Nord, dont les gisements ont été rapidement «écrémés», c'est maintenant le Sud-Ouest, dans l'Isalo, ironiquement en bordure d'un parc naturel, autour d'Ilakaka. Né de rien, ce centre compterait, dit-on, 100000 habitants. Trafiquants srilankais, thaïlandais, sénégalais viennent y pratiquer un négoce illégal mais d'autant moins camouflé qu'ils savent donner des gages aux puissants.

De nouveaux équilibres régionaux

II ne manque pourtant pas de dynamiques rurales, mais outre quelques «créneaux» d'exportation limités, dans de petites enclaves de production moderne contrôlée de près, elles visent essentiellement l'approvisionnement d'un marché intérieur qui a pris l'habitude de «consommer malgache» et qui est moins regardant sur les normes que les marchés internationaux. Géographi- quement, c'est une revanche pour les Hautes Terres centrales, aux pratiques intensives, aux potentialités toujours marginales mais très variées, et pour la façade occidentale, qui peut profiter du fait que la culture de baiboho se pratique pour l'essentiel l'hiver, en temps de décrue. Une carte de l'évolution de la population traduit pour partie ces rééquilibrages : on y note l'accroissement faible, voire nul, des districts du Sud-Est et la progression rapide des

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Fig. 6 : Éléments d'organisation régionale

1970 /\ 2000

EH3 Z2 □ S3

1970

Zone d'agriculture ^"^P de plantation Hautes terres denses mm ̂ J^ Marges Agriculture commerciale ' saisonnière Régions agro pastorales "Angle mort"

Flux de produits agricoles

Flux de bétail

Périmètre hydroagricole Centre urbain

2000

^^| Région deTananarive ^^m>^ [/"^ Culture de contre-saison <^_ ^^^ Région en déclin «##*" r»l Zone enclavée | | Zones de pêche industrielle 0 Aquaculture ^ ^ Pôle touristique

Flux de produits agricoles Flux de produits agricoles d'exportation Frange d'insécurité Frange de trafic d'alcool

Rush minier

franges occidentales de l'Imerina; l'Ouest, par contre, ne paraît pas traduire démographiquement ses avantages, tandis que l'Extrême Sud ne semble guère parvenir à exporter ses excédents démographiques .

Le développement d'un «vivrier marchand» dans les régions qui disposent d'une rente de situation bénéficie d'une conjonction de facteurs favorables, au moins à une minorité. La crise des années 70-80 a suscité chez les urbains un regain d'intérêt pour les

choses de la terre : F auto-production, en temps de pénurie, trouvait sa justification ; le marché du travail étant restreint, nombreux sont ceux qui, diplômés ou du moins anciens étudiants, ont amorcé un retour à la terre, créé une petite entreprise agricole. La pluri-activité, comportant un volet rural ou banlieusard, est devenue courante. Dans le même temps, la croissance démographique entraînait un morcellement accru d'exploitations déjà de taille très réduite que n'a pas toujours, loin de là, compensé une montée de l'agriculture sur les collines,

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pourtant souvent vigoureuse. Le niveau de vie des microfundiaires s'est considérablement dégradé, et on peut le mesurer au taux de rémunération du travail salarié, complément indispensable. Dans le courant des années soixante, le salaire journalier permettait l'achat de 6 kgs de paddy; il en vaut aujourd'hui deux ou trois sur les Hautes Terres. Ceci ouvre de larges perspectives à qui dispose de ressources extérieures à l'agriculture et peut se permettre d'employer des salariés pour des cultures ou élevages à forte intensité de travail.

Encore convient-il de bénéficier de «rentes de situation». De ce point de vue, la prime va évidemment aux régions proches des villes. Tous les centres urbains de quelque importance, résidence d'entrepreneurs potentiels et marchés pour les produits, sont ainsi entourés d'auréoles d'activité agricole marchande, mais la prime va évidemment à la périphérie de la capitale. Dix fois plus peuplée que les villes de second rang, Tananarive est également la première bénéficiaire des crédits des institutions internationales comme d'une relance quelque peu artificielle impulsée par l'État, qui recourt au crédit bancaire. En quelques années, le paysage tananarivien a considérablement changé. On assiste à une «déruralisa- tion » de la ville, dont les symboles sont la disparition du grand marché du vendredi, le Zoma, morcelé et reporté dans les périphéries, et la progression, aux dépens des rizières, de terre-pleins sommairement remblayés, où se construisent entreprises de Zone franche, lotissements pour cadres moyens ou grandes surfaces commerciales. On voit proliférer bureaux d'études, ONG, agences de voyages, tous moyens de captation des crédits étrangers, dont les provinces ne voient que de modestes retombées. Côté rural, au-delà du front d'urbanisation, les activités se diversifient, avec notamment une remarquable croissance des productions de contre-saison (pomme

de terre, maraîchage, fruits) sur les rizières comme sur les collines. Les spécialisations résultent d'un composé en proportions variables d'avantages de position, de «rentes écologiques», de savoirs locaux, de relations sociales facilitant l'écoulement des produits. Ce premier cercle d'activité s'étend inégalement, fonction de l'état des routes, souvent guère au-delà de cinquante kilomètres, mais il déborde Antsirabe (à 160 km au sud) et les baiboho du Nord- Ouest, partagés entre l'influence de Majunga, plus proche, et de Tananarive, plus dynamique et peuplée, en font partie grâce à leur production de contre-saison, comme le Moyen-Ouest de l'Ime- rina, théâtre d'une forte immigration rurale, mais où les conditions de desserte, bien médiocres, maintiennent les producteurs sous la coupe des commerçants, seuls à disposer de moyens d'évacuation. Grenier traditionnel des Hautes Terres, la cuvette de l'Alaotra, est par contre en perte de vitesse : ses surplus rizicoles s'amoindrissent et les conditions d'évacuation se sont dégradées.

La capacité d'animation de la capitale ne s'étend guère sur le pays betsileo. Cette région est manifestement sinistrée : présentant le même type de potentialités que l'Imerina, elle n'en a pas les avantages de position; ses migrants saisonniers sont moins demandés, compte tenu de la croissance démographique générale; elle a d'autre part profondément souffert de l'insécurité des années 70-80 et de multiples exactions. Passé Ambositra, vers le sud, limite de l'influence d' Antsirabe (à 90 km), se dresse comme un «mur» de la pauvreté et de la malnutrition. Un suivi des paysages ruraux enregistre la stagnation, voire la régression de la mise en valeur, contrastant avec la rapide évolution des paysages d'Imerina. Dans la même catégorie se rangent d'autres « périphéries » de peuplement dense : le Sud-Est, une large partie du pays betsi- misaraka (hors la petite région de

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Tamatave), où les productions d'exportation s'étiolent.

Les régions hors règles constituent une dernière catégorie, fort hétérogène : elles groupent tant les espaces repliés sur une pauvre autosubsistance (l'Ambongo entre les bassins de Majunga et de Morondava; l'Extrême- Sud, sauf sur ses marges, le haut pays tsimihety) que les franges de l'illégalité, à l'intense activité «clandestine» connue de tous : fronts pionniers mouvants de l'extraction minière, alignées d'alambics des franges forestières, voire certaines fractions du littoral occidental où les richesses naturelles sont pillées.

Trois registres se combinent donc dans un ensemble composite : les anciennes formes de mise en valeur en dépérissement et deux formes de la « mondialisation » relevant grosso modo de l'activité licite et des pratiques illicites, qui peuvent être à l'occasion «pilotées» ou couvertes par les mêmes acteurs. Dans cette mutation, les équilibres régionaux anciens sont bouleversés et certaines régions s'estiment mieux à même de tirer leur épingle du jeu, d'autres espèrent se redresser par un recours plus direct au monde extérieur ; d'où la montée du régionalisme et une revendication fédéraliste qui peut mettre à mal l'unité nationale, provoquer une rupture définitive des encadrements et accentuer encore une dégradation économique et sociale qui a peu d'équivalents hors des pays démembrés par les guerres civiles.

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