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  • L'TAT DE DROIT EN ALGRIE: QUELS ACTEURS ET QUELLES STRATGIES?

    Jocelyne CESARI*

    Si l'tat de droit est un tat dfini par le droit et soumis au droit (1) il est difficile de considrer l'tat a lgrien selon ces critres. Plus que l'tat de droit, c'est le droit de l'tat qui a prvalu depuis l'indpendance jusqu' aujourd'hui . Une telle situation s'explique en partie par la nature de l'tat algrien difi depuis 1962, lequel apparat d'emble comme un tat restaur par-del les vicissitudes de l'histoire coloniale. En effet, l'ide selon laquelle l'tat algrien a exist avant 1830 est rcurrente chez les dirigeants de l'Algrie indpendante. Ainsi, la Charte Nationale de 1976, " enrichie " en 1986, situe le premier tat algrien de l'poque rostmide vers 776 jusqu' l'mir Abdelkader. L'tat vis n'est donc pas un tat de droit mais un tat des origines retrouv aprs la parenthse coloniale. Cet tat restaur est de plus un tat dmiurge ou promthen anim d'un projet rvolutionnaire au nom duquel les intrts des masses vont prendre le pas sur la reconnaissance de l'individu, ce qui va conduire un volontarisme juridique accompagn d'un autoritarisme politique. L'idologie nationaliste va en quelque sorte renforcer la rfrence au pass, culturel et religieux, au dtriment du droit et imposer l'ide d'une communaut homogne dfinie par l'appartenance l'Islam . Ds lors un corps social uni compos de frres souds par la lutte rvolutionnaire n'a pas besoin de droit dans la mesure o la notion mme de conflit n 'a pas de place dans une telle conception des relations sociales.

    Une telle configuration n'engendre pas l'arbitraire mais bien au contraire la rcurrence d'un lgalisme et d'un constitutionnalisme formels venant lgitimer l'idologie nationaliste et le populisme, subsums dans la fusion du peuple et de l'tat-parti . Cette formule politique a t efficace tant que la redistribution de la rente ptro]jre permettait de maintenir les allgeances verticales entre l'tat et les citoyens en privilgiant la satisfaction des demandes sociales et conomiques au dtriment des aspirations politiques. " Rente ptrolire, tat fort et centralisateur, parti unique, constituaient les trois dimensions d'un systme de pouvoir qui se pensait comme le continuateur du mouvement de libration, s'identifiait la Rvolution, se voulait le guide du Peuple entendu comme force rvolutionnaire et grait sa relation la socit civile comme une sorte d'tat-major conduisant une arme en campagne dans

    * Chercheur au Cl\'RS-TREMAM. (1 ) C'est--dire dont les normes s'imposent aux gouvernants et limitent leurs prrogatives a u

    nom de la reconnaissance des liber ts publiques et des droits de l'individu , toute violation des rgles de droit par les agents de l'tat tant soumise sanction.

    Annua ire de l'Afrique du Nord, tome XXXIV, 1995, CNRS ditions

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    un nouveau type de guerre qui s'appela it dornavant le dveloppement (2). Les mutations intervenues au dbut des a nnes 1980 avec notamment l'affa i-blissement de l'tat rentier ont mis en lumire les distorsions et les contradic-tions a u cur du projet politique initial et ont contraint les dir igea nts une tentative de rnovation de l'tat au nom du droit sous la pression de contestations externes construites au nom de l'Islam d'une part et du jus-na-turali sme d'autre part.

    Le droit au service du projet rvolutionnaire: le conflit occult

    L'tat algrien est un tat fort (3) dont le caractre exogne par rapport un corps social fortement segment va ncessiter la mise en place par les lites dirigeantes d'un travail de naturalisation de l'appareil tatique au nom de son a ntriorit et de sa mission unificatrice (4). L'appartenance l'islam du peuple algrien va jouer un rle dcisif dans ce trava il de lgitimation . Ainsi, l'article 43 du Code de la na tiona lit de 1963 ne reconnat pas la collectivit nationale en termes de groupement sociologique diversifi mais en termes de communaut homogne dfinie par l'islam. La nationalit de fait saisie par le droit ne peut tre que l'appartenance la communaut musulmane (5). Ds lors, la pluralit des expressions est considre comme synonyme de divisions: d'o le rle secondaire du principe reprsentatif par rapport au projet de rforme du corps social dans la mesure o, selon la formule clbre, il y a un peuple algrien mais il n'y a pas de socit algrienne . Le parti-tat a t jusqu'en 1988 le moyen et le lieu de la fabrication de cet unanimisme.

    Cette vision unanimiste s'enracine dans le projet rvolutionnaire mis en place l'indpendance et qui en vertu du principe d'galitarisme va faire prdominer la lgitimit rvolutionnaire sur la lgitimit constitutionnelle. Si l'amlioration de la condition matrielle des masses prime sur la reconnais-sance de l'individu , le droit en tant qu'instrument de rgulation des conflits entre individus d'une part, et entre individus et puissance publique d'autre part, n'a plus de raison d'tre. Il va alors se produire une assimilation entre pouvoir et lgitimit qui supposait lgal et juste tout ce qui se faisait au nom de la r volution. Cet intrt tant dtermin par le dtenteur du pouvoir, savoir le FLN (6). Le droit va donc tre utilis comme un moyen de prservation des intrts des cercles de pouvoir assimils aux intrts des masses. En vertu de tell es conceptions, par exemple, l'appareil judiciaire mis au service des objectifs rvolutionnaires implique de mettre l'accent sur l'ingalit conomique au dtriment de l'ingalit politique. De mme la sparation des pouvoirs

    (2 ) EL KE NZ (A. ), La soci t a lgri e nn e a ujourd'hui . E squisse d'u ne phnomnologie de la con scie nce nationa le in EL-KENz (A. ) (dir.), L'Algrie et la modernit, Da kar , CODERS IA, 1989, p. 7.

    (3 ) Voir ROCADJIA (Ahmed ), Grandeur et dcadence de l'tat algrien, Paris, Ka ltha la, 1994, p. 83 et s.

    (4 ) Ceci est un processus trs l'pandu dans et hors du monde a r abe. Voir BADIE

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    n 'apparat pas comme un principe fondamental : Si la sparation des pouvoirs prvaut dans un rgime o les intrts des individus priment sur ceux de la collectivit, l'option de notre peuple pour un rgime socialiste o rgne la justice sociale entre tous les citoyens requiert de procder une restimation de ce principe, afin de l'insrer dans son cadre vritable (7). Toute violation des rgles de droit tablies sera ainsi justifie par la prservation des intrts rvolutionnaires: tel a t le cas notamment avec le coup d'tat du 19 juin 1965.

    Jusqu'en 1988, la formule politique algrienne peut donc se rsumer de la manire suivante:

    gouvernement par le parti unique; - unit du pouvoir d'tat; - runion sur une mme tte de la magistrature suprme de l'tat et de

    la direction du parti; - dpendance des organisations de masse par rapport auoparti; - les reprsentants politiques des intrts sont considrs comme la base

    sociale du rgime; - les reprsentants des intrts professionnels ne peuvent tre dans

    l'arne officielle (8).

    Mais cet unanimisme affich ne signifie pas monolithisme et homognit du pouvoir. cet gard, le FLN est marqu par une certaine ambivalence dans la mesure o il est la fois symbole et garant de l'unit et appareil effectif de pouvoir. Un seul pouvoir dans trois appareils (parti , administration, arme) traduit cette ambivalence et renvoie trois cercles concentriques d'lites: les gnralistes, les spcialistes et les postulants. Les rseaux de patronage et les solidarits rgionales irradient l'ensemble, lequel trouve sa cohrence dans la figure du leader, incarnation de l'unit de direction du parti et de l'tat (art. 98 de la Constitution de 1976) et de l'unit des pouvoirs civils et militaires. Ceci relve de ce que Jean Leca et Jean-Claude Vatin (9) ont appel le sultanisme populaire: la personne du leader est ncessaire une lite politique segmente et une socit diffrencie qui ne peuvent trouver leur principe d'unit et d'identit que dans le parti-tat. C'est pourquoi , jusqu' l'ore de la dcennie 1980, les crises politiques auront la caractristique d'tre des crises l'intrieur des cercles de pouvoir. La rgle de droit et le recours au lgalisme formel vont alors tre utiliss comme les instruments de rgulation de ces crises conduisant dans le mme mouvement la violation systmatique des rgles et la revendication permanente de la rgle. chaque crise , l'tat met donc nu une machine clate en sectes privilgies qui se reconnaissent dans tous les cas de figure mettant en scne les rapports possibles au droit. Il n 'y a pas de diffrenciation entre les institutions de l'tat et les dtenteurs d'intrts divers au sein du pouvoir. Il en rsulte que les rgles sont modifies en fonction des intrts. Ces chevauchements permettent la conservation du pouvoir par les

    (7) B OUMEDIENE (Houari ), El Moudjahid , 14 dcembre 1971. (8) Voir LECA (J ean ) et V ATI N (Jean-Claude), L'Algrie politique, institutions et rgime, Paris ,

    Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1974. (9) LECA (J .) et V ATIN (J.C. ), idem.

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    apparences d'une sauvegarde des intrts de l'tat (10). Il n 'est que de constater par exemple le rle dvolu l'ANP jusqu'en 1989, laquelle va fonctionner comme caisse de rsonance des conflits et enjeux qui opposent les factions et dterminent les coalitions sous couvert d'unit rvolutionnaire, ou encore les arguties juridiques dployes pour justifier, avec la dmission " du prsident Chadli le 11 janvier 1992, la suspension du fonctionnement des institutions et l'instauration d'un Haut Comit d'tat (11).

    L'usage du droit va galement se trouver obvi par la juxtaposition et la dualit des sources de droit : droit occidental, en l'occurrence franais et droit musulman, notamment en ce qui concerne les droits de la personne. Le droi t algrien va en effet tre profondment marqu par la reconduct ion de la lgislation franaise existante au travers notamment de la loi du 31 dcembre 1962, opration justifie par l'urgence du moment et par des raisons prati-ques (12). Mais, s'il y a reproduction et emprunt de techniques au droit franais , ceci rfre au droit colonial, ce qui va favoriser la mise en place d'un juridisme sans rapport avec les besoins et les aspirations d'une socit pour qui le droit de l'tat reste notoirement extrieur (13). Il va en rsulter une distorsion entre l'univers conceptuel et la faible teneur juridique du contenu organisationnel. Les emprunts au modle occidental vont s'accompagner d'une dsarticulation de ses composantes dans un contexte donn, en effet le droit ne remplit pas toujours ses fonctions de prvision et de garantie et va bien souvent se rsumer sa fonction de lgitimation par le biais entre autres, d'un recours la forme crite et rigide qui dfinit un cadre formel l'intrieur duquel s'inscrit de l'instabilit.

    Dans le mme temps, les rfrences multiples l'islam partir des centres de pouvoir ont progressivement rig ce patrimoine en passage oblig des questions d'avenir de la socit, culminant dans l'adoption en 1984 d'un Code de la Famille largement inspir du droit musulman (14). Cette juxtaposi-tion explique que le projet de construction de la socit par le parti-tat ait trouv ses limites dans le statut de l'islam: la modernisation de la socit ne pouvait toucher aux rgles fondamentales du droit musulman et devait mme les imposer au mme titre que l'arabisation. Il en rsulte une double cons-quence : l'tat contrle mais ne rforme pas l'islam et il maintient des liens avec toutes les tendances se rclamant d'un islam politique . Cette conception thico-religieuse des relations sociales jointe la persistance des asabiyyat va

    (10 ) Voir LABI CA (Georges), Sur l'idologie de l'Etat-Natio n, Naqd, na 3, juin-nove mbre 1992, p. 3-9.

    (11 ) Pour passel' outre aux dispositions de l'alina 2 de l'article 85 de la Constitution de 1989 qui impose en cas de vacance, des lections prsidentielles dans les 45 jours, le Conseil constitutionnel a fa it appe l la notion de vide juridique mme si elle ne figure pas expressment dans le communiqu de presse paru le 13 janvier dans El Moudjahid pas plus qu 'elle ne figure au Journal Officiel du 15 janvier 1992.

    (12) Voir MAHI OU (Ahmed), Cours d'institutions administratives, 3e d. , Alger, 1981 , p. 7 et s. (13) Voir C~IALABI (El Hadi ), Droit, tat et pouvoir de J'Algrie coloniale l'Alglie indpen-

    da nte, Naqd , ibidem p. 35-47. (14) Ainsi l'ordonnance du 5 juillet 1973 vient abroger la loi du 31 dcembre 1962 sans pour

    a utant annuler la reproduction du droit franais. Elle a toutefois permis au juge du droit de la famille de statuer au gr des rgles qu'il estime adquates , puises notamment dans le droit coranique.

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    renforcer cette occultation du droit, notamment du droit des individus, et va s'affirmer dans le maintien du droit musulman, pierre angulaire des relations sociales.

    Il va donc y avoir un droit de l'tat au nom du souci de rforme conomique mais non pas un tat de droit, processus en quelque sorte amplifi par la gestion no-patrimoniale des affaires publiques et la persistance des solidarits rgionales et tribales, bloquant l'mergence de l'individu comme sujet de droit et rendant par-l mme trs difficile la construction d'un espace public. Or, un tel tat recle un risque norme car il se met en position de devoir proposer beaucoup sans avoir toujours les ressources lui permettant de satisfaire les demandes dont il favorise la formation. Ainsi, la diminution de la rente ptrolire partir de 1986 a eu comme consquence de contraindre les lites algriennes une lente et douloureuse mutation d'tat de rpartition en tat de production (15). Par consquent, la mobilisation des allgeances ne peut plus tre uniquement subordonne un processus de redistribution des ressources mais doit s'appuyer sur une ouverture politique en vertu du principe pas d'imposition sans reprsentation . Mais les mutations l'uvre ne sont pas seulement lies aux distorsions entre l'accroissement des besoins et les capacits du systme productif. Il faut galement prendre en compte le dficit thique du rgime, lequel est devenu visible lorsque la gestion no-patrimoniale du pouvoir s'est rvle moins efficace. Ceci s'explique par le dcouplage du sens et de la puissance dans la mesure o la lgitimation du pouvoir va se jouer uniquement dans le registre de la modernisation conomique et sociale et sans toucher au registre des valeurs culturelles condenses dans la rfrence l'Islam. Cette spcificit explique d'ailleurs que les intellectuels algriens, adjuvants de la Rvolution nationale, vont dans leur grande majorit se situer dans une dpendance voire une servitude par rapport l'tat, ce qui va avoir comme consquence paradoxale de rendre impossible une hgmonie culturelle de l'tat sur les masses (16). Le contraste entre la force de l'Islam comme rfrent de la vie individuelle et collective et l'affaiblissement de son emprise effective sur les diffrents secteurs de la vie sociale va aboutir une idologisa-tion de la religion partir du moment o l'tat rentier atteint ses limites. En d'autres termes, l'islamisme va s'imposer comme une revalorisation du politi-que en l'apprhendant du point de vue de l'Islam et merger comme une contestation de l'tat et du pouvoir. L'autre type de contestation trouve son origine dans l'cart grandissant entre la revendication des normes et attributs de l'tat moderne et la traditionnalisation effective des modes d'exercice du pouvoir et va tre mene au nom d'une aspiration un vritable constitution na-

    (15) Ces catgories sont empruntes LUCIANI (Giacomo), Allocation versus Production Sta te : a Theoriti ca l Framework in BEBLAWI (Hazm) (ed ), The Renlier Siale, Londres, New York. Sydn ey, Croom Helm, 1987, p. 73-78.

    (16) La politique d'arabisation mene au nom de l'authe nticit culturell e restaure va d'ailleurs avoir comme consquence de rduire nant la prtention l'intellectualit des universi-ta ires en introduisant un c.Iivage entre sciences normatives et sciences pos itives qui va se rpercuter dans la vie active en cantonnant les uns et les autres dans des secteurs parallles, avec d'un ct des signifi a nts sans signifis e t de l'autre des signifis sans signifiants. Voir EL KENZ (A. ), Donnes pour une analyse de l'intelligents ia en Algrie, in Au fil de la crise. Cinq tudes sur l'Algrie et le monde ambe, Alger, Boucher-ENAL, 1993, p. 16-36.

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    lisme. Ainsi partir de 1984, le discours sur les droits de l'homme va devenir pour l'intelligentsia a lgrienne un moyen de s'opposer aux blocages et aux limites de l'action tatique: le pouvoir sera somm en quelque sorte de mettre sa pratique en conformit avec les rgles de droit nonces. En reprenant leur compte et en instrumentalisant cette aspiration l'tat de droit, les dirigeants algriens vont alors s'engager dans une rnovation de l'action tatique qui va apparatre clairement avec l'arrt du processus lectoral en dcembre 1991 comme une tentative de prservation d'un tat de plus en plus menac dans sa forme actuelle.

    De l'tat rnov l'tat menac

    Si les cri ses politiques prsentaient la particularit d'tre dues principa-lement des dissensions internes au pouvoir, partir de 1980 elles vont tre causes par des oppositions externes qui se manifestent dans les mosques, les universits, la rue , qu'il s'agisse du printemps berbre de 1980, des soulve-ments populaires de Stif ou Constantine en 1986 ou encore des meutes d'octobre 1988. Ces contestations s'articulent toutes explicitement ou implicite-ment sur une critique de la formule politique ne de l'indpendance dont les contradictions et les limites clatent alors en pleine lumire. Deux registres principaux de revendications s'laborent : l'i slamisme et le jus-naturalisme.

    Par jus-naturalisme, il faut entendre un discours d'ordre juridique qui aspire pousser la logique des lois et des institutions jusqu' ses ultimes consquences en vue de permettre l'instauration d'un tat de droit qui manerait d'une socit civile consciente d'elle-mme, solidaire et respon-sable " (17). Il se donne comme objectif de mettre fin la contradiction de plus en plus visible entre la rfrence par le rgime en place aux normes et attributs de l'tat moderne et sa gestion effective du pouvoir. partir de 1984, le di scours sur les droits de l'homme devient le thme central de cette opposition. Il est port par une partie des classes moyennes, universitaires, juristes issus d'une part de la gauche communiste et trotskiste et d'autre part des militants du Mouvement Culturel Berbre. Ces diffrences idologiques seront l'origine de dissensions qui vont conduire la cration de deux ligues concurrentes, dont l'une par trop berbriste va subir une rpression de la part du pouvoir en place. Mais trs vite, les dirigeants vont tenter de combler l'cart entre l'tat idologique " et l'tat rel " (18) en juridicisant l'espace no-patrimonial du pouvoir et en reprenant leur compte les aspirations l'ta t de droi t; ceci va se concrtiser en 1987, par la cration d'une troisime ligue qualifie de rgimiste" par ses dtracteurs. Elle gagnera toutefois ses lettres de noblesse en ragissant contre la rpression des meutes d'octobre 1988 (19). Ces meutes et les conditions de leur rpression vont d'ailleurs susciter une prise de parole

    (17) Cf. AL-AH NAF (M. ), BOTIVEAU (B. ) et CESAJlI (J .), Les usages politiques du droi t, in Monde arabeMoghreb / Machrek , nO 142, octobre-dcembre 1993, p. 3-4, op. cit ., p. 3.

    (18) Ck\1AU (Michel), Cha ngements politiques et problmatique du cha ngement, in CMIAU (M .) (di!'. ), Changements politiques au Maghreb, Paris, CNRS, 1991, p. 3-12, op. cit., p. 8.

    (19) Sur cette question des droits de l'homme, voir Cf;SARI (J. ), Algrie: Contexte et acteurs du comba t pour les droits de l'homme, Monde arabe Maghreb / Ma.chrek , ibidem , p. 24-31.

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    multiple: mdecins, tudiants, universitaires, femmes , journalistes etc. tien-nent des assembles o s'expriment des critiques d'ordre gnral envers le rgime en place.

    Face l'ampleur de la contestation, la rponse du pouvoir sera rapide: aprs rfrendum, une nouvelle constitution est promulgue le 23 fvrier 1989 consacrant une ouverture politique marque par l'abolition de la triade tat-parti-arme, la reconnaissance du principe reprsentatif, la sparation des pouvoirs , assortie de la cration d'un Conseil constitutionnel et d'un Conseil suprieur de la magistrature, la garantie des liberts fondamentales et des droits de l'homme et du citoyen, la reconnaissance du droit de crer des associations caractre politique. Si ces rformes ouvrent une nouvelle re dans la gestion politique algrienne, elles sont apparues la lumire des vnements rcents comme les indices d'une libralisation politique corres-pondant une stratgie renouvele du pouvoir sans garantir pour autant les conditions d'une transition dmocratique effective. Le but de la libralisation politique par le haut est clair : il consiste stabiliser le systme dans une situation de crise aigu, largir sa base de partisans, accrotre sa lgitimit l'intrieur et l'tranger, prparer le terrain pour une plus ample distribution des responsabilits en vue d'un ajustement structurel assorti de mesures d'austrit rigoureuses. Il consiste aussi contenir le mcontentement et marginaliser - et si possible dligitimer - tous ceux qui refusent d'tre coopts l'intrieur du systme, ou bien constituent aux yeux du rgime une menace trop importante et ne sont donc pas reconnus comme des acteurs politiques lgitimes (20). partir de 1989, les islamistes vont tre la cible principale de ces stratgies de conciliation et d'exclusion.

    En effet, l'instauration du multipartisme et la place prise par les thmes et les modalits d'action des islamistes dans l'espace public vont peu peu rorienter le dbat du jus-naturalisme vers la compatibilit entre l'Islam politique et la dmocratie. L'opposition du FIS va se construire partir du thme rcurrent de la justice sociale et de l'quit dont l'application de la chari'a est le vecteur. Dans son programme politique du 7 mars 1989, chari'a est synonyme la fois de droit et de justice sociale. L'injustice et l'arbitraire qui ont rgi l'Algrie ont pour origine la dviation des dirigeants par rapport la voie droite. Ceci implique qu'il y soit davantage question de haqq , de morale et de culture identitaire prserver de l'invasion culturelle de l'Occident que de dispositions pnales issues du fiqh. Le mot haqq apparat comme une notion centrale dans les revendications politiques, notion partir de laquelle s'labore la dnonciation des injustices et des arbitraires du rgime (dhulm) (21 ).

    (20) KRAMEIl (Gudrun), Uintgration des intgristes: une tude compa ra ti ve de l'gypte, la J orda nie et la Tunisie" in SALAME (Ghassan), (dir.), Dmocraties sans dmocrates, Politiques d 'ouverture dans le monde arabe et islamique, Paris, Faya rd, 1994, p. 277-312, op. cit. , p. 280.

    (21) S'il (haqq ) rfre frque mment a ujourd'hui aux droits de la personne, ce mot est smantique ment beaucoup plus li che. Da ns la culture juridique a rabe, le droit rali se la justice en tenant compte de contraintes li es la loi - il s'agit le plus souve nt de la loi rvle de l'isla m - et a u rel social qui se rvle da ns les pratiques normatives". BO'l" IVEAU (Bernard), Loi islamique et droit dans les socits arabes, Paris , Karthala-IREMAM, 1994, p. 13.

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    L'tat doit donc se fonder sur la chari'a sans que soit propos concrte-ment un modle de rfrence, si ce n'est l'exaltat ion de l'exprience prophtique. Mais en mme temps , cette rfrence ressort plus du symbolique que du projet rali sable , d'o par exemple la faiblesse ou l'opacit de propositions concrtes propos de l'organisation poli tique envisage, comme en tmoigne le vu exprim par Rabah Kebir au lendemain du premier tour des lections lgisla-tives d'aller vers un tat islamique inspir des expriences d'Iran, d'Arabie Soudite et du Soudan (22).

    Il faut souligner que les auteurs islamistes d'une manire gnrale ont davantage discut du modle dmocratique que de sa possibilit et de son effi cacit dans la solution des problmes de la socit arabe contemporaine. On peut distinguer dans cette mouvance aux prises de positions multiples et parfois contradictoires deux courants: les partisans du premier tentent de prouver que les notions, structures et procdures dmocratiques peuvent remonter la tradition islamique condition d'tre libres de leur gangue occidentale; quant aux tenants du second ils s'inscrivent da ns une opposition radicale de la tradition arabo-islamique la dmocratie librale occiden-tale (23). En ce qui concerne les courants islamistes dits modrs ", les opinions se rvlent souples quant l'organisation politique. La pierre de touche de l'islamit est l'application de la chari'a et non un systme politique spcifique. Ce qui di stingue le courant pragmatique des radicaux, c'est le degr de capacit concevoir une certaine autonomie du domaine politique et de la libert de l'homme dans l'interprtation de la loi de Di eu. Dans ce courant, la notion de dmocratie pourrait bien avoir t accepte comme un jalon , une sorte de pa nneau indicateur de la vie publique, un puissant symbole de lgi timit considr comme un bien universel " (24). Na nmoins, l'incertitude demeure quant au respect de l'alternance dmocratique, la capacit de tolrance vis--vis de rivaux poli tiques ou d'opposants ainsi qu'au respect de la libert d'expression politique, religieuse et artistique. Cette distinction ren voie aux deux dimensions de la dmocratie: d'une part le choix des dirigeants dans une perspective d'alternance, d'autre part la librali sation de la socit entendue comme libert d'expression. Or si une partie des islamistes modrs peuvent se dclarer en faveur du processus lectoral , l'ambivalence domine qua nd il s'agit de considrer la libralisation politique: Si la dmocratie est le respect du choix du peuple, nous sommes pour, si elle signifie que n'importe qui dnigre l'islam la tlvision et que la femme se promne dnude dans la rue,

    (221 Voir ROUAD.JIA (Ahmed ), Le F IS et la chari 'a; le FIS et l'tat is la mique, in Reporte rs sa ns front.i res, le dmme algrien. Un peuple ell otage, Paris, La Dcouverte, 1994, p. 198-200, p. 200-202.

    (231 Ces deux co w'ants opposent d'un ct des reprsentants des Frres Musulmans d'i,'Ypte ou de Jorda ni e ou des au teurs ou acteurs politiques comme Salim Alwwa, Yusuf' AI-Qaradawi , Muhammad Amara, Rachid AI-Ghannouchi ou Ka mel AJ-Sharif et de l'autre, des doctrinaires te ls que Sayy id Qutb, Abu Ala Mawdudi ou l'imam Khomey ni. Voir e ntre autres BINDER (Leonard ), Islamic Liberalism .' A Critique o( Development Ideologies, U ni vers ity of Chicago Press, 1998 ; JEDAANE

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    nous sommes contre (25 ). Cette dichotomie peut se retrouver en Algrie dans les distinctions entre les islamistes reprsents par les courants tels que Ramas ou Ennahda et le FIS mais aussi l'intrieur du FIS entre djezaaristes et salafistes. Ces ambiguts expliquent les inquitudes suscites dans le paysage politique algrien entre 1989 et 1992 quant aux objectifs long terme d'islamistes souponns de faire de leur engagement en faveur de la dmocratie et de leur option lgaliste une simple option stratgique beaucoup moins coteuse que la lutte arme pour fonder ensuite un ordre islamique non dmocratique. D'autres au contraire voient dans l'institutionnalisation du suffrage universel , l'instrument qui contribuera, au terme d 'une rgression fconde , une fissuration de l'idologie islamiste et de la vision communau-taire de la politique (26).

    Il n'est pas draisonnable en effet d'envisager l'islam politique comme le vecteur d'une dynamique de modernisation, y compris juridique utilisant un langage symbolique ancr dans le patrimoine islamique qui s'affirme dorna-vant comme instrument de lgitimation de l'action politique. En d'autres termes, l'islamisme serait donc une r-appropriation du discours de la modernit dans la terminologie et la symbolique du corpus islamique. Il permet de combler l'cart entre la sphre politique et les populations dans un tat dont la lgitimit historique et nationale est use (27). Ainsi, l'usage de la terminologie islamique apparat comme un instrument de relgitimation du politique et de fait il contribue mobiliser des composantes de la socit algrienne qui ne peuvent tre r duites comme on le fait trop souvent aux masses pauprises.

    Mais par-del cette fonction d'habit neuf de l'idologie " et de la contestation de l'autoritarisme, il s'agit dsormais de savoir si, en Algrie, l'islamisme peut au mieux permettre l'enracinement de la dmocrati e en articulant les r frences islamiques au fonctionnement d'un tat de droit , au pire, supplanter la stratgie frontiste et autoritaire du FLN dsormais discrdi-te par une autre la symbolique renouvele. Face ce dilemme, les prises de position politiques sont diffrencies. Les partisans d'une rpublique sculari-se, notamment le RCD et le PAGS, ont appel l'annulation des lections lgislatives du 26 dcembre 1991 soutenant que la dmocratie ne saurait profiter un parti qui promet l'abolition du processus lectora l une fois au pouvoir. Un autre courant incarn par le FFS et le FLN, se dfinissant comme rpublicain et dmocrate , a condamn l'annulation des lections, considrant

    (25) B ENHADJ (Ali ), cit par AnDi (Lahouari ), L'Algrie et la dmocratie. Pouvoir et crise du politique dans l'Algrie contemporaine, Paris , La Dcouverte, 1994, p. 186.

    (26) Cr. ADDI (Laho uari): Le processus lectoral libre en effet un e dynamique qui terme, influence les va leu l's ido logiques, l'origine incompatibles avec lui . Certes les islami stes seraient trs probablement tents de l'abolir pour ne pas quitter le pouvoi r, mais les forces dmocratiques a u ra ient alors une motiva tion de se rasse mbler et de gagner e ll es des catgories nom breuses de la population autou r de la d fense du processus lectoral. Les dmocrates tireront leur lgitimit de leur op posit ion aux islamistes et il s ne s'impose ront comme alternative que lorsqu 'il s battront les isla mistes s ur le seul telTain o il s peuvent les battre: celui des lections. C'est e n ce sens que des lections qui a mneraie nt les is lamistes au pou voi r peuvent tre vues comme une rgr ess ion fconde" puisque la d fe nse du processus lectoral peut a insi donner une base populaire aux forces dmocratiques ", op. cit .. p. 188 ; vo ir aussi Les missions paradoxales du FIS, Libration, 6 janvier 1992, L'Algri e, le F IS et la construction dmocratique , El Watan , 8 et 9 janvier 1992.

    (27) Voir B UIIGA'!' (F ra nois), L'Islamisme en fa ce. Pa ri s, La Dcouve rte, 1995.

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    que la dmocratie est un apprentissage et que les islamistes perdront leur population dans un rgime dmocratique parce qu'ils n'ont pas les moyens de tenir leurs promesses lectorales. l'oppos se situent les groupes considrant que l'Islam est dmocratie et qu'avec l'arrt du processus lectoral , les adversaires de l'islam ont montr leur vrai visage: ils sont anti-dmocrates. Ce courant regroupe tous les islamistes opposs l'usage de la violence: R am as, Ennahda et l'aile modre du FIS. Enfm le dernier courant est celui qui occupe le devant de la scne politique depuis 1992, agissant dsormais au nom de l'ensemble de la mouvance islamiste, qui a toujours considr la violence comme le seul moyen d'instauration de l'tat islamique et qui dsormais en use depuis l'interruption des lections lgislatives et la mise hors la loi du FIS.

    Mais pour analyser l'islamisme, on ne peut se contenter de recourir aux textes de rfrence produits par les doctrinaires les plus significatifs. Certes, cette littrature permet de mieux apprhender une certaine conception de la dmocratie qui mme chez les auteurs les plus modrs est parfois loin de correspondre la conception occidentale dans la mesure o elle est prsente comme un retour l'authenticit marque par l'esprit de consensus et non par l'esprit de division au nom duquel est stigmati se la dmocratie occidentale. L'accent mis sur le principe d'unicit premier est constitutif de la version islamique de la dmocra tie ce qui conduit luder la question cl du statut accord la diffrence (28). Toutefois il est galement ncessaire de prendre en compte les actions et les s tratgies des groupes islami stes ainsi que les spcificits propres chacun des espaces politiques dans lesquelles ces actions se droulent. cet gard, force est de constater qu'aujourd'hui ces groupes sont exclus du jeu politique dans la majorit des pays du monde arabo-musulman et n 'ont donc pas eu les moyens de faire la preuve de leur loyalisme ventuel aux procdures dmocratiques, les seules exceptions notables tant la Turquie, la Jordanie, le Yemen et ... l'Algrie entre 1989 et 1992. En ce qui concerne ce pays , il faut noter que durant cette priode, seules les associations de femmes et quelques intellectuels se sont levs contre la violation des droits de l'homme par certains militants du FIS tentant d'imposer un ordre mora l par la force. La situation aprs 1992 ne peut tre value selon les mmes critres dans la mesure o ce qui se joue depuis cette date relve d'une stratgie de la lutte arme excluant tout fonctionnement politique au profit d'une violence qui a d'abord touch les forces de l'ordre puis s'est attaque aux intellectuels et aux trangers dans une logique paroxystique destine faire plier le rgime et le discrditer dans son environnement international (29 ). De plus, cet islamisme est marqu par un certain nombre de traits rcurrents de la culture politique algrienne qui son t autant d'obstacles l'implantation de l'esprit dmocratique et en tout premier lieu le populisme. Il faut rappeler que le populisme est fond sur une conception communautaire de la nation selon laquelle tous les Algriens sont frres et dans laquelle les divergences idologiques et a fortiori

    (28) Voir AL-AzMEH (Aziz ), Populi sme contre dmocratie. Di scours dmocratisa nts dans le mond e a rabe, in SALM IE (Ghassa n), Dmocraties sans dmocrates, op. cit., p. 233-275.

    (29 ) Il faut aussi remarquer l'in tensification de la violence de droit commun , se donnant libre cours sous couvert de violence politique.

  • L'TAT DE DROIT EN ALGRIE: QUELS ACTEURS ET QUELLES STRATGIES ? 267

    les conflits politiques n'ont donc pas lieu d'tre. Une telle reprsentation de la nation revient nier l'existence mme du politique et constitue par-l mme un obstacle au principe dmocratique. Dans cette perspective, le FIS s'inscrit dans la mme veine que le FLN : mme ngation du conflit l'intrieur du corps politique, mme culte de l'tat, organe dmiurge inca rnant le peuple et dont la mission est d'encadrer et de prendre en charge les individus (30). Ainsi, les carences du FIS sont le produit d'une certaine culture politique marque par la rfrence permanente l'unicit qui dsormais ne s'exprime plus dans les termes du sociali sme et du nationalisme mais de l'Islam. Il faut noter par ailleurs qu' de rares exceptions prs toutes les formations politiques cres partir de 1989 empruntent des degrs divers ce mythe de l'unit du peuple, ce qui ne peut conduire qu' des oppositions frontales (dans les deux sens du mot) sans possibilit de concessions puisque par dfinition , l'unit ne se partage pas. Le fonctionnement du multipartisme s'est donc rduit alors des changes d'anathmes et des procs d'intentions entre des acteurs pensant dtenir eux seuls la lgitimit. En d'autres termes, il ne pouvait y avoir de vritable transition dmocratique dans la mesure o il n'y avait pas de dmocrates.

    Cette situation permet de saisir pourquoi dans le cas algrien la thorie du pacte la bore par les thoriciens de la transition dmocratique ne fon c-tionne pas (3 1). En effet, selon cette conception, la dmocratie est la rsultante d'un compromis, d'un quilibre ngoci qui assure d'emble qu'aucune des parties du pacte ne sera limine et que les rgles n'excluent la victoire d'aucun parti dans l'avenir. Or, le pacte est improbable quand les diffrents acteurs sont en concurrence non seulement pour le partage du pouvoir mais pour la construction de l'ordre social. Dans ce cas , la notion de pacte devient une tautologie car la lutte porte sur la dfinition mme de la communaut politique et sur l'imposition des structures de sens communes tous les membres du corps social (32). Ainsi, l'ouverture politique initie par les dirigeants en 1989 a t conduite sans pacte c'est--dire sans l'assurance de vritables garanties rciproques entre les diffrents protagonistes et sans vritable mise en concurrence de groupes rivaux pour l'accession au pouvoir. C'est pourquoi , lorsque la stratgie de bipolarisation entre le FIS et le FLN s'est r vle dfavorable ce dernier, l'interruption de l'exprience lectorale apparaissait comme invitable. Les titulaires du pouvoir agissaient comme s'ils reprsen-taient la masse des citoyens algriens et pouvaient imposer leur propre rgle aux opposant s. De plus, l'arme s'est sentie menace par l'accession ventuelle des islamistes au pouvoir dans la mesure o ceux-ci ne lui ont pas donn de garantie (ni tout autre adversaire d'ailleurs) au cas o ils l'emporteraient.

    (30) Les diffrences a vec l'esprit de la Charte nationale ne sont pas fonda mentales: elles concernent la croissance dmographique, le travail fminin et l'attitude vis--vis du secteur priv. Voir AoDl (L.), op. cit., p. 107.

    (31) Voir nota mme nt O'DONNELL (Guillelmo), SCHMITTER (Philippe ) et WHITEHEAD (Laurence), Transitions from Authoritarian Rules, Baltimore, Londres , Johns Hopkins Uni versity Press, 1986 ; PRZEWORSKl (Adam ), Democracy and the Market: Polit ical and Economie Refonns in Western Europe and Latin America . Ca mbridge, Cambridge University Press , 1991.

    (32) LECA (J ean), La dmocrati sation da ns le monde a rabe : incertitude, vulnrabilit et lgitimit , in SALAAIE (Ghassan), Dmocraties sans dmocrates, op. cit. , p. 35-93.

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    Est-on en droit de considrer que l'enlisement actuel dans la violence puisse paradoxalement constituer une possibilit pour l'mergence d'un pacte ? Dans une tell e perspective, deux positions s'affrontent : deux pour les titulaires et deux pour les concurrents:

    TItulaires Eradicateurs Rformateurs

    Concurrents Radicaux Modrs (33)

    Le succs des ngociations dpendra de la capacit des rformateurs d'une part et des modrs d'autre part parvenir un accord en marginalisant les extrmes des deux camps. Pour ce faire , il faudra que les deux parties ne soient pas sres de leurs forces relatives. "N e les connaissant pas, chaque parti est pouss approuver des clauses qui offrent le maximum de protection aux pe,.dants dans tout combat dmocratique (34). L'attitude de l'arme sera cet gard dterminante : dans l'hypothse la plus favorable, les opposants accep-teraient de donner certaines garanties l'arme et aux autres adversaires et da ns le cas o ils accdent au pouvoir, toutes les parties devraient honorer les clauses du pacte. Dans une telle configuration, l'intgration des groupes islamistes dans le jeu politique doit tre assortie de leur acceptation des rgles et lois institutionnelles qui pourraient reflter des valeurs islamiques, mais respecterait explicitement les droits fondamentaux des individus et des minori-ts .

    cet gard, la pla te-forme pour une solution politique et pacifique de la crise algrienne signe Rome le 13 janvier 1995 par tous les parti s d'opposition (FLN, FFS, FIS, MDA, PT) l'exception notable du RCD, tmoignait de cette volont de dfinir un contrat national par lequel l'ensemble des signataires reconnaissaient explicitement les rgles constitutionnelles et les droits fondamentaux des individus et des minorits.

    Mais, cette plate-forme n'a pas permis de transformer le rappor t de forces politique en rai son de l'hostilit des groupes au pouvoir. Ceux-ci se sont en effet lancs dans une vaste entreprise de dligitimation, nationale et internationale, de l'initiative de Rome avec comme point d'orgue ", l'organisation d'lections prsidentiell es.

    En dpit du boycottage des principales formations politiques signataires du pacte de Rome , ces lections se sont tenues le 16 novembre 1995. Elles ont confr au gnral Liamine Zeroual

  • L'TAT DE DROIT EN ALGRIE: QUELS ACTEURS ET QUELLES STRATGIES ? 269

    Renouveau Libral (35). Elles n'ont galement pu avoir lieu que parce que la violence ou la menace de la violence a jou plein, arrestations en masse, excutions sommaires, usage de la torture. Enfin, la rgularit du dpouille-ment autant que le taux de particpation dclar (75 %) ont t mis en doute, notamment par les membres du Ramas.

    Cependant, cette lection a malgr tout redfini le paysage politique. Elle a contribu effriter " l'unanimisme des signataires de la plate-forme de Rome : en fvrier 1996, le FLN est semble-t-il revenu dans le giron du pouvoir en se dotant d'une nouvelle direction, de mme l'opposition la ligne de Rocine At-Ahmed s'est ouvertement manifeste lors du congrs du parti en mars 1996. Dans la mouvance islamiste, l'assassinat en novembre 1995 des dirigeants du FIS qui, tels Mohamed Sad ou Aberazaq Rajjam, avaient rejoint les rangs des GIA, a clarifi les positions et laiss la voie libre aux ralistes de l'ex-FIS, partisans d'un dialogue avec le pouvoir. Pourtant, le verrouillage politique en dpit des lections prsidentielles, attise les amertumes, y compris des plus modrs. L'Algrie semble ainsi voluer vers une formule l'gyptienne " ou sous un pluralisme de faade , le blocage institutionnel persiste avec un degr lev de rpression et alimente en retour toutes les formes de radicalisation. Cet pouvantail intgriste permet alors au rgime d 'entretenir la confusion entre les pratiques de la frange de ses opposants qu'il a lui-mme contribu radicaliser et l'ensemble de l'opposition lgaliste, justifiant ainsi aux yeux de ses partenaires europens le report ternel de toute ouverture dmocratique qui est la clef de sa survie (36).

    Enfin toute amorce de compromis ne pourra pas faire l'conomie d'une reconnaissance de la langue et de la culture berbres dans la mesure o une dmocratie se mesure galement sa capacit d'accorder un statut ses minorits.

    (35) Le gnral Zeroual a remport 61 ,4 % des suffrages exprims, le candidat du Hamas a t crdit de 25,38 % des voix, le reprsenta nt du RCD de 9,29 % des voix et enfin celui du RPA de 3,78 %.

    (36) B URGAT (F.), op. cit ., postface l'dition 1996, p. 265.