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L'ÉPOUSE DE PUTIPHAR A MAREY-SUR-TILLE par M me Marguerite GUILLAUME Rarissimes sont, en Bourgogne, les témoignages de ce que fut, au xvi e siècle, le décor de l'architecture civile. Aussi ne doit-on pas négliger, malgré leur état, une suite de dessins inédits, décorant les murs d'une maison située à Marey-sur-Tille K Cette habitation, actuellement la quatrième de la rue qui prend son départ juste face au portail d'entrée de l'église, se signale par sa tour carrée en saillie, renfermant un escalier à vis qui conduit au premier étage et aux deux greniers. Le premier étage consiste en deux salles parallèles de part et d'autre d'un mur de refend, munie chacune d'une cheminée. Au-delà, un grand jardin s'étend en profondeur, jusqu'à, la rue de la Confrie, c'est-à-dire de la Confrérie. C'est dans l'une de ces deux pièces que le propriétaire, M. Philippe, a pu dégager, au cours de travaux, les restes du décor dessiné qui nous occupe. Disparu en partie, il demeure peut-être encore à présent, par places, sous l'enduit. A une hauteur de 1,50 m environ au-dessus du sol court, sur le mur qui sépare les deux salles, une succession de rectangles de 1,30 m de hauteur et de largeur inégale, délimités par une bordure noire. On devine encore, au-dessous, les traces de larges bandes verticales ocre jaune et ocre rouge alternées, ce qui laisse supposer la permanence d'un système ornemental en vigueur au xv e siècle, par exemple au château de Châteauneuf 2 . Le récit débute sur le petit côté de la pièce avec un fragment mutilé dont seul subsiste un groupe de têtes serrées et attentives. A côté de ces vestiges, au-dessus de la porte d'entrée, au débouché de l'escalier, sont rassemblés des bergers, chacun muni de sa hou- lette. Ils sont penchés en cercle, et l'un d'eux, à gauche, retient une corde tendue à l'extrême. Ils semblent tous saisis par un spec- 1. Côte-d'Or, canton d'Is-sur-TilIe. 2. Côte-d'Or, canton de Pouilly-en-Auxois.

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L'ÉPOUSE DE PUTIPHARA MAREY-SUR-TILLE

par Mme Marguerite GUILLAUME

Rarissimes sont, en Bourgogne, les témoignages de ce que fut,au xvie siècle, le décor de l'architecture civile. Aussi ne doit-onpas négliger, malgré leur état, une suite de dessins inédits, décorantles murs d'une maison située à Marey-sur-Tille K

Cette habitation, actuellement la quatrième de la rue qui prendson départ juste face au portail d'entrée de l'église, se signale parsa tour carrée en saillie, renfermant un escalier à vis qui conduitau premier étage et aux deux greniers. Le premier étage consisteen deux salles parallèles de part et d'autre d'un mur de refend,munie chacune d'une cheminée. Au-delà, un grand jardin s'étenden profondeur, jusqu'à, la rue de la Confrie, c'est-à-dire de laConfrérie.

C'est dans l'une de ces deux pièces que le propriétaire, M. Philippe,a pu dégager, au cours de travaux, les restes du décor dessinéqui nous occupe. Disparu en partie, il demeure peut-être encoreà présent, par places, sous l'enduit.

A une hauteur de 1,50 m environ au-dessus du sol court, sur lemur qui sépare les deux salles, une succession de rectangles de1,30 m de hauteur et de largeur inégale, délimités par une bordurenoire. On devine encore, au-dessous, les traces de larges bandesverticales ocre jaune et ocre rouge alternées, ce qui laisse supposerla permanence d'un système ornemental en vigueur au xve siècle,par exemple au château de Châteauneuf 2.

Le récit débute sur le petit côté de la pièce avec un fragmentmutilé dont seul subsiste un groupe de têtes serrées et attentives.A côté de ces vestiges, au-dessus de la porte d'entrée, au débouchéde l'escalier, sont rassemblés des bergers, chacun muni de sa hou-lette. Ils sont penchés en cercle, et l'un d'eux, à gauche, retientune corde tendue à l'extrême. Ils semblent tous saisis par un spec-

1. Côte-d'Or, canton d'Is-sur-TilIe.2. Côte-d'Or, canton de Pouilly-en-Auxois.

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tacle invisible, soit disparu à jamais, soit recouvert d'enduit. Cespectacle, c'est Joseph, l'un des fils de Jacob, que ses frères, parjalousie, font descendre dans une citerne pour le faire mourir.

Sur le mur en retour, on voit, sur un premier panneau de 1,62 mde largeur, les frères de Joseph se livrant à des tractations avecdes marchands ismaélites pour vendre le jeune garçon (lig. 1).Les marchands sont accompagnés de chameaux couverts de ballots.Aucun doute n'est possible : quatre vers, en eïïet, donnent l'expli-cation de la scène :

Judas son frère le tuer n'est d'avisAins toutefois de le vendre prétendParquoy il veut aux passans vis-à-visVendre et livrer pour argent tout content.

Les frères se bornent à tremper la tunique de Joseph dans le sangd'un agneau pour faire croire à Jacob, leur père, qu'il a été dévorépar une bête sauvage. Mais cet épisode ne figure pas à Marey.

Dans la scène suivante, les marchands ismaélites, que l'onreconnaît bien, à droite, avec leurs chameaux chargés de mar-chandises, atteignent une cité aux nobles architectures qui annon-cent la capitale de Pharaon. Us proposent le petit Joseph à unimposant guerrier empanaché (fig. 2), un général de Pharaon,Putiphar. Ici encore, pas d'éqiiivoque possible : un quatrain explicitela scène :

Par les marchands en Egypte est renduJoseph captif, détenu par envieLequel il est à Pustifer venduDe Pharaon chef de gendarmerie.

Ce dignitaire avait, on le sait, une épouse, que l'arrivée en ceslieux de ce jeune hébreu inconnu intrigue et met en émoi. La scènesuivante (fig. 3) dépasse les autres par ses dimensions, 1,70 mde large. L'épouse de Putiphar, nonchalamment assise au bordde son élégante couche, peu vêtue en dépit d'une coilTure trèsélaborée, tente de retenir le jeune homme. Dans sa fuite, celui-cilui abandonne son manteau. Il va se retrouver aussitôt en prison,où un garde, à droite, le conduit. Mais oai n'assiste pas, à Marey,à la dénonciation par la séductrice laissée pour compte. Ici encore,un commentaire explicite l'image :

Joseph, prié d'amour par sa maistresseLuy contredit, pour ne Dieu courroucerDont elle tôt, usant d'une linesseCrie tout haut qu'on la vouloit forcer.

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FIG. 2. Putiphar achète Joseph aux marchands ismaélites. Détail : Putiphar.

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En prison, Joseph interprète les songes du grand panetier et dugrand échanson. Mais le décorateur de Marey, faute de place,s'est contenté, nous venons de le voir, de suggérer l'épisode.

Bientôt apparaissent à Pharaon, pendant son sommeil, septmystérieuses vaches grasses suivies de sept mystérieuses vachesmaigres. Aussi envoie-t-il quérir Joseph dans la prison. Les talentsdivinatoires et la sagesse du jeune hébreu vont lui valoir untriomphe. Mais, à Marey, la dernière scène a été incomplètementdégagée, sur une largeur de 0,77 m seulement. Sur l'édifice circulairecoiffé d'un dôme qui représente la prison, on peut lire : Joseyvient esposer les songes de Pharaon. Joseph est élargi, mais Pharaondemeure invisible, et nous butons, à droite, sur un atlante inexpliquédont le corps s'achève en torsade (iig. 4).

C'est à la seconde moitié du xvie siècle que reporte le stylede ces dessins. Qui, à cette époque, à Marey-sur-Tille, était suscep-tible de commander un tel décor ? En remontant de propriétaireen propriétaire aussi loin que le permettent les documents d'ar-chives, on arrive à déterminer avec certitude les possesseurssuccessifs de la maison de M. Philippe jusqu'en 1838 3 : à cettedate, elle appartient à un certain Nicolas Ronot 4. Celui-ci, toutcomme son épouse, Anne-Marie Buzenet, porte un nom souventcité dans les textes à Marey, aussi reconstitue-t-on sans peinesa parenté. Il a pour père un charron, Nicolas Ronot, et pourgrand-père Jean Ronot, meunier à Cussey 5. Mais de qui tenait-illa maison ? Nos recherches, pourtant minutieuses, à ce propos,sont demeurées vaines. Conjectures, donc, pour toute la périodeen deçà de 1838, un en deçà qui couvre malheureusement un siècleet demi.

3. M. Philippe a acquis la maison en 1953 de M. Gouttière, à qui l'avaitvendue en 1924 M. Cagnan. Celui-ci l'avait achetée à M. Claude-Victor Roux,dont la maison figure sur la matrice cadastrale de Marey-siir-Tillc en 1895et 1882 avec le numéro B 533 (Archives départementales de la Côte-d'Or,cadastre, matrice de Marey-sur-Tille, fol. 686).

4. Les parcelles B 533 et B 534 se trouvent sur le relevé cadastral de Marey-sur-Tille en 1838 au nom de Nicolas Ronot (Archives départementales de laCôte-d'Or, Cadastre, État de Section de Marey-sur-Tille, 1838, section B,fol. 30 r° et matrice cadastrale, fol. 346).

5. Nicolas Ronot, fils de Nicolas Ronot, charron à Marey, et de JeanneMasson, est né le 3 février 1776 (Archives départementales de la Côte-d'Or,État-civil, Marey-sur-Tille, naissances, 1776). FI est mort à Marey le 24 février1852 (Archives départementales de la Côte-d'Or, Table décennale des Actesd'État-civil de la Commune de Marey-sur-Tille, du 1er janvier 1843 au 31 dé-cembre 1852).

Nicolas Ronot, époux de Jeanne Masson, né à Cussey en 1744, était le filsde Jean Ronot, meunier à Cussey, et de Marie Housse ; il meurt à Marey le19 messidor An IV (Archives départementales de la Côte-d'Or, État-civil,Marey-sur-Tille, décès, An IV).

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FIG. 4. — Les sept vaches grasses et les sept vaches maigres. Joseph en prison.

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Si les archives n'apportent pas la révélation escomptée, à traverselles se précisent en revanche les préoccupations des habitantsde Marey. An xvie siècle, le bourg jouit d'une économie prospère,fondée sur la culture du chanvre, et par voie de conséquence surla fabrication du drap. Achats et ventes de chennevières constituentle but des transactions consignées dans les actes notariés. Courtépéefi

mentionne toujours les mêmes activités en 1777, et au xixe sièclel'abbé Jacques Denizot7 précise qu'elles sont favorisées tant parla qualité de l'eau de la Tille que par celle de la terre, particu-lièrement propice au dégraissage. Faut-il, dès lors, chercher parmiles marchands drapiers de Marey, le commanditaire du décor ?

En guise de réponse, la peinture ne nous livre qu'un seul indice,bien précaire, le monogramme (iig. 5) très lisiblement tracé enbas et à gauche de la scène entre Joseph et l'épouse de Putiphar,sur un écusson en forme de targe. On croit lire les majusculesA et M entrelacées, et accostées à la barre verticale d'une croixà deux traverses espacées, dont la partie inférieure se compliqued'un signe obscur. Plus loin, à droite, la majuscule G, dont nousn'avons pas élucidé le sens. L'écusson ne saurait en aucun casêtre considéré comme un blason : faute d'armoiries, de simplesbourgeois y auront fait placer leurs initiales 8 ; aussi ce chiffregarde-t-il bien son secret.

Dernière et précieuse ressource, enfin, que la recherche de feuxde Mare}'' établie en 1610 ". Sans doute est-elle de plusieurs décenniespostérieure à l'exécution des dessins qui nous occupent, mais laphysionomie du bourg ne saurait s'être considérablement modifiéeentre temps. Six rues sont recensées, où l'on dénombre cent-vingtfeux soumis au paiement de la taille. Pour chaque habitationest précisé le nom du propriétaire, ou, le cas échéant, du locataire,avec sa profession et le montant de sa redevance. Outre un « blan-chisseur », deux « tailleurs d'habits », et sept « tisseurs de toile »,on n'y compte pas moins de vingt-six drapiers et quatre marchandsdrapiers. Mais aucune déduction certaine ne peut être tirée decette statistique. Avouons de surcroît que nous ne connaissonspas, en Bourgogne, une autre œuvre apparentée par son styleau dessin de Marey.

6. COURTÉPÉE (Cl.) et BÉGUILLF.T (E.), Description générale et particulièredu duché de Bourgogne, précédée de l'abrégé historique de celle province, Dijon,L.N. Frantin, t. II, 1777, p. 431.

7. DENIZOT (Jacques), « Encyclopédie «lu Département île la Côte-d'Or »,Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 1730, loi. 134 r".

8. Nous savons gré à M. Pierre Gras d'avoir bien voulu nous donner celleprécision.

9. Archives départementales de la Côtc-d'Or, G 4733, fol. 93 v° à 97 r°.

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Le choix du thème ne nous éclaire pas davantage. Dès le vc siècle,l'histoire de Joseph suscite la faveur des artistes et donne lieuà de nombreux cycles peints ou dessinés. En Bourgogne même,au xm e siècle, elle est inscrite en vingt-deux bas-reliefs inscritsdans des quatrelobes, au soubassement gauche du portail centralde la cathédrale Saint-Étienne à Auxerre. Avec la Renaissance,le récit connaît une faveur renouvelée 10. Lorsqu'autour de 1528 u

le verrier auxerrois Germain Michel exécute la grande rosé dutransept nord du même édifice, il consacre au héros biblique toutela partie basse du fenestrage, compartimentée en dix vitraux,dont deux ont survécu sans dommage aux destructions des guerresciviles, la Découverte de la coupe dans le sac de Benjamin et leRetour des fils de Jacob. Plus tard, c'est à. Chalon-sur-Saône, dansla Salle des malades de l'Hôpital, édifiée entre 1541 et 1546 12,qu'une verrière relate le même épisode de l'Ancien Testament.

La richesse dramatique du récit explique à. coup sur son succès.Mais n'y était pas étranger, sans doute, un certain attachementà la pensée du Moyen Age, qui voyait en Joseph la préfigure duChrist. Descendu dans la citerne d'où il sera retiré sain et saufpour devenir l'un des plus hauts dignitaires d'Egypte, n'annonce-t-ilpas le Christ mis au tombeau et ressuscité le troisième jour pourtriompher au ciel13 ? L'argument, au demeurant, ne vaut quepour la peinture sacrée. Or, au xvie siècle, le sujet pénètre peuà peu les demeures seigneuriales et bourgeoises. C'est ainsi quel'histoire de Joseph sert de thème au décor commandé par SalviBorgherini pour la chambre nuptiale de son fils Pier Francesco,qui épouse Margherita Acciauoli, à, Florence, en 1515 14. Pour lepalais même de Fontainebleau, le Primatice peint Joseph et sesfrères en Egypte, tableau qui ornait la cheminée du Cabinet duRoi et voisinait avec une autre œuvre du même artiste, Vulcain

10. A Sens, proche de la Bourgogne, une verrière du transept nord de lacathédrale relate en seize épisodes l'histoire de Joseph, vers 1515-1520. Lemême thème a inspiré la quatrième fenêtre de l'église Saint-Pierre-le-Rond.

11. LAFOND (J.), « Les vitraux de la cathédrale Saint-Étienne d'Auxerre »,Congrès archéologique de Fiance, CXVI" Session tenue à Auxerre en 195S,Paris, Société française d'archéologie, 1958, p. 72-73.

12. BATAULT (H.), Notice historique sur les hôpitaux de Chalon-sur-Saôneavant 1789, Chalon-sur-Saône, L. Marceau, 1884, p. 73 et p. 76.

13. MÂLE (E.), L'Art religieux de la fin du Moi/en-Age en Fiance, 2° éd.revue et augmentée, Paris, Armand Colin, 1922, p. 237 et p. 237, note 2. Quatredes tentures de la célèbre suite de tapisseries de la Chaise-Dieu, datable de 1518,évoquent l'histoire de Joseph à partir de correspondances typologiques,

14. WISCHNITZER (R.), « Jacopo Pontormo's Joseph scènes », Gazelle desBeaux-Arts, 1953, I, p. 156 ; BEUTI (L.), L'Opéra complet del Ponlormo, Milan,Rizzoli, 1973, p. 92.

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et les Cyclopes 16. Ces peintures ont disparu, mais il est tentantde reconnaître la composition de la première d'entre elles dansune estampe au monogramme L.D. figurant des hommes groupésautour d'un chameau le. Voici donc Joseph associé à une mytho-logie toute païenne. Ce n'est plus le chrétien que l'on exalte enlui, mais le bon administrateur, avisé et prévoyant. Au châteaudu Lude, dans la Sarthe, la vie de Joseph occupe les huit tympansd'un petit cabinet : gageons que soai sens symbolique n'a paséchappé aux Daillon, seigneurs du lieu, sénéchaux d'Anjou etgouverneurs de provinces...17.

Rien, toutefois, à Marey, semble-t-il, qtii puisse justifier unetelle arrière-pensée. Le sujet, à supposer qu'il émane d'un laïque,correspond au goût du temps, stimulé par la Réforme, pour lesthèmes bibliques. Ce penchant soudain fait écho à. la proliférationdes bibles imprimées, souvent enrichies d'illustrations où vontpuiser les artistes. Sous les scènes représentées à Marey, la présencedes quatrains en vers suggère l'existence d'un modèle accompagnéde légendes rimées. Or ont été justement publiés à Lyon, en 1553,chez Jean de Tournes, les Quadrins historiques de la Bible, deClaude Paradin 18, ornés de gravures par Bernard Salomon. Dèsla parution de l'ouvrage, c'est le succès. On dénombre au moinscinq éditions françaises au xvie siècle 1!), sans compter plusieurséditions en langue étrangère, anglaise, espagnole et flamande.Aussi ne s'étonne-t-on pas d'en retrouver l'écho, mot pour mot,((ig. (5) sur ies murs de la maison de Marey, où le texte accompagnedes dessins inspirés du « Petit Bernard », la technique du irai*permettant de transposer directement la composition gravée. Et si,dans la scène surmontant la porte d'entrée, le temps a effacé lalégende, par référence aux Quadrins, nous la rétablissons sanspeine :

Sur ce Ruben, pour de mort le garderNe consent point de souiller sa main pureDe sang humain ; cy pour tout retarderFait qu'il est mis dans la citerne obscure.

Dans cette scène, et dans la suivante, le dessinateur ne s'écartepas de son guide, dont il adopte et la composition, et les détails.

15. Père Pierre DAN, Le Trésor des Merveilles de la maison rot/aie de Fontaine-bleau..., Paris, S. Cramolsy, 1642, p. 14.'i.

16. ZiïitNiîH (11.), École de Fontainebleau, Gravures, Paris, Avis et. Métiersgraphiques, 1069, notice L.D. 59 el llg.

17. Boxo (!).), « Les peintures murales du château du Lude », Gazette desBeaux-A ris, 1065, t(, p. 205-218.

18. Chanoine DE BHAUJEU, né à Cuiseaux, Saônc-ut-Lolre.19. En 1553, 1555, 1558, 1560, 1583.

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de k Rendre fretend:ïis a Vu

argent tout amti

Fin. 6. Clnudc PAUAIJIN. Qnmlrins historiques de lu Hible, illuslivs pur BernardSillomon.

Joseph vendu par ses frères aux iiiuivliuiuls i.snuiëliU-s,

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En revanche, pour nous conter l'arrivée des ismaélites dans lacapitale de Pharaon, il prend des libertés avec le modèle, maissubit si fortement l'emprise de l'estampe qu'il oublie d'en inverserle sens au détriment du bon déroulement de son récit. Les mar-chands, en elîet, arrivent par !a droite alors qu'ils devraient venirpar la gauche à la suite de la scène précédente. Puis c'est la fuitede Joseph devant Putiphar. Cette fois, mis à part le décor archi-tectural d'ailleurs emprunté à une autre vignette des Quadrins,on reconnaît à peu près textuellement la composition originalede Bernard Salomon (lig. 7). De toute évidence, ce modèle a faitfortune : inversé, et avec des variantes, il a servi au château duLude, et l'une des scènes du vitrail de Joseph, à l'Hôpital deChalon-sur-Saône, permet d'identifier la même origine.

Dès lors, nous sommes en mesure de restituer, à Marey, le sujetdu décor caché sous le plâtre, après l'épisode des vaches grasseset des vaches maigres : l'atlante dont le corps s'achève en torsadesoutient le baldaquin du lit où Pharaon reçoit sa vision, atlanteque l'on croit deviner aussi dans le vitrail de Chalon-sur-Saône,et sans doute également inspiré par Bernard Salomon.

Est-ce à dire, en résumé, que l'auteur du cycle de Marey n'afait que se livrer à un travail de copiste ? Outre l'élégance et laconcision de son trait (flg. 8), l'aisance avec laquelle il transposeà l'échelle murale une illustration de petit format prouve assezle contraire. D'ailleurs l'emprunt aux gravures constitue à l'époque,on le sait, un procédé courant20. Bernard Salomon lui-même,pour évoquer Joseph et l'épouse de Putiphar, ne manque pasde se référer à un prestigieux prototype, qu'il connaît sans doutegrâce à, la gravure, l'une des quatre scènes consacrées à l'histoirede Joseph par Raphaël à la voûte de la VIIe Loge, au Vatican.

Mais une fois élucidée la source du décor de Marey affluentles questions : le sujet émane-t-il du commanditaire, ou bien dudessinateur, peut-être déterminé dans son choix par les estampesdont il dispose ? Qui était, et d'où venait cet artiste ? Autantd'interrogations que nous devons renoncer, pour l'heure, à résoudre.

Que Monsieur et Madame Philippe reçoivent ici le témoignagede notre vive reconnaissance : leur accueil toujours courtois aconsidérablement facilité notre étude. Celle-ci doit beaucoup à

20. Voir AOHÉMAH (J.), « L'estampe et la transmission des formes maniëristes »Préface du catalogue de l'exposition : Le triomphe du Maniérisme européen,Amsterdam, Rijksinuseum, 1955, p. 34-35.

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Fia. 8. — Joseph vendu par ses frères aux marchands ismaélites, détail.

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Monsieur le Chanoine Marilier, qui nous a signalé l'existence dudécor de Marey et a bien voulu prendre part à notre enquête.Nous lui exprimons notre plus amicale gratitude, ainsi qu'àMademoiselle Françoise Vignier, dont l'aide attentive et constantenous a permis d'exploiter fructueusement les documents d'archives.