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Copyright © Marie-Christine Paret 1 L’orthographe française Structure du système graphique Pour simplifier, la prononciation est indiquée ici en alphabet ordinaire entre deux barres obliques, par exemple : ai, ê, ei prononcés /ê/; en, em prononcés /an/; f prononcé /f/, etc. En classe, c’est l’API 1 qui devrait être utilisé. Il importe tout d’abord de bien distinguer le sens des deux termes grammaire et orthographe, qu’on a tendance à confondre. L’orthographe est la transposition écrite de la langue, la manière d’écrire les sons et les mots, c'est-à-dire qu’elle ne concerne que l’aspect visuel de la langue, alors que la grammaire concerne les règles de fonctionnement du système de la langue, écrite aussi bien que parlée. Comme on le sait, l’écriture du français est de nature alphabétique, l'unité de la langue parlée est le phonème (son), celle de la langue écrite le graphème (lettre ou groupe de lettres). D’où viennent les problèmes? L’orthographe du français est complexe pour plusieurs raisons liées surtout à son histoire depuis le latin 2 , et au manque d’ajustement des graphies à l’évolution de la prononciation. Les graphèmes du français ne correspondent plus depuis longtemps à ceux du latin, leur prononciation a changé. Par exemple, à la lettre c du latin correspondait un seul phonème /k/; en français, la même lettre a cinq prononciations différentes (dont une nulle) comme dans chat, cette, copie, tronc et second. En français, on ne dispose que 26 lettres pour traduire 36 phonèmes 3 (en moyenne, car il existe de légères variations selon les régions et les individus), soit vingt consonnes et six 1 API : Alphabet phonétique international. Voir ANNEXE 3. 2 «Les systèmes graphiques, dont l’orthographe du français […], sont des constructions sociales résultant d’un enseignement explicite. Leur forme et leurs caractéristiques sont souvent le produit d’une longue évolution historique où se mêlent les contacts des cultures, les changements phonétiques de la langue, les progrès techniques, les normes sociales et diverses formes de pouvoir.» Desrochers, A., F. Martineau et Y. C. Morin. (2008). 3 Et même 39 si on inclut les semi-voyelles comme dans taille, oui, ou lui.

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L’orthographe française

Structure du système graphique

Pour simplifier, la prononciation est indiquée ici en alphabet ordinaire entre deux barres obliques, par exemple : ai, ê, ei prononcés /ê/; en, em prononcés /an/; f prononcé /f/, etc. En classe, c’est l’API1 qui devrait être utilisé.

Il importe tout d’abord de bien distinguer le sens des deux termes grammaire et orthographe, qu’on a tendance à confondre. L’orthographe est la transposition écrite de la langue, la manière d’écrire les sons et les mots, c'est-à-dire qu’elle ne concerne que l’aspect visuel de la langue, alors que la grammaire concerne les règles de fonctionnement du système de la langue, écrite aussi bien que parlée.

Comme on le sait, l’écriture du français est de nature alphabétique, l'unité de la langue parlée est le phonème (son), celle de la langue écrite le graphème (lettre ou groupe de lettres).

D’où viennent les problèmes?

L’orthographe du français est complexe pour plusieurs raisons liées surtout à son histoire depuis le latin2, et au manque d’ajustement des graphies à l’évolution de la prononciation. Les graphèmes du français ne correspondent plus depuis longtemps à ceux du latin, leur prononciation a changé. Par exemple, à la lettre c du latin correspondait un seul phonème /k/; en français, la même lettre a cinq prononciations différentes (dont une nulle) comme dans chat, cette, copie, tronc et second.

En français, on ne dispose que 26 lettres pour traduire 36 phonèmes3 (en moyenne, car il existe de légères variations selon les régions et les individus), soit vingt consonnes et six

1 API : Alphabet phonétique international. Voir ANNEXE 3. 2 «Les systèmes graphiques, dont l’orthographe du français […], sont des constructions sociales

résultant d’un enseignement explicite. Leur forme et leurs caractéristiques sont souvent le produit d’une longue évolution historique où se mêlent les contacts des cultures, les changements phonétiques de la langue, les progrès techniques, les normes sociales et diverses formes de pouvoir.» Desrochers, A., F. Martineau et Y. C. Morin. (2008).

3 Et même 39 si on inclut les semi-voyelles comme dans taille, oui, ou lui.

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voyelles. Pour les sons (phonèmes) nouveaux, on a dû créer de nouveaux graphèmes, soit des lettres nouvelles (v, j, h, z), soit des groupes de deux ou trois lettres (gn, ch, ou, an, eau, etc.). On a ajouté des accents sur les voyelles. Ainsi les graphèmes sont devenus beaucoup plus nombreux.

Malgré ces créations, on constate souvent en français, comme en anglais d’ailleurs, une non correspondance directe entre un son et une lettre, alors que d’autres langues ont fait beaucoup mieux pour adapter périodiquement leur écriture à l’évolution de la prononciation (l’italien, l’espagnol, l’allemand, le russe, etc.)4. Il s’ensuit une impression de désordre, comme on l’a vu pour les différentes prononciations de la lettre c. En effet, d’une part, une lettre peut représenter plusieurs phonèmes, par exemple la lettre c, et d’autre part, un même phonème peut être représenté par plusieurs graphèmes, par exemple, le son /ê/ (cèdre, gêne, plaire, neige, mer, etc.).

Autre phénomène : avec le temps, des mots de prononciations très différentes à l’origine ont évolué vers une même prononciation alors que leurs graphies restent différentes, un exemple bien connu étant les mots verre, vers, ver, vert, vair.

Une autre source de difficulté est que des faits de langue écrite n'apparaissent pas à l'oral. C’est le cas de bien des marques d’accord qu’on n’entend pas à l’oral (Le chapeau bleu s’envole. Les chapeaux bleus s’envolent), mais aussi des consonnes doubles et des h. De plus, l’unité mot n’a pas d'autonomie à l’oral : il n'existe pas d'accent de mots en français mais un accent de groupes. Le mot phonologique (avec accent sur la dernière syllabe du groupe) ne correspond donc pas au mot graphique (suite de lettres entre deux blancs) : le jour /lejoúr/, le dernier jour /ledernierjoúr/, le dernier jour du mois /ledernierjourdumoís/.

Et le phénomène de liaison accentue le problème : un grand ami aurait pu s'écrire un grantami, un gran tami. On a choisi un grand ami, la solution la plus abstraite. Même chose pour la suite neuveur (neuf heures).

Ainsi, la question du choix pour passer du phonème au graphème se pose régulièrement lorsqu'on écrit. De plus, dans le système des relations sons - signes, le sens entre également en ligne de compte. En effet, le fait de ne pas comprendre entraine des erreurs de graphie (comparer une porte grande ouverte et une porte grande ou verte).

Malgré cela, et contrairement à ce que l’on pourrait croire, le désordre orthographique est en partie apparent, il existe des systèmes de relations sons – signes, et même sons – signes – sens. 4 Fabre, C. et Paret, M.C. (1992)

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L’orthographe du français peut-être considérée comme un système, et non comme un ensemble hétéroclite de règles et de cas particuliers. Plusieurs chercheurs depuis un demi siècle (Gak, 1956; Thimonnier, 1967; Blanche-Benveniste et Chervel, 1969; Catach, 1980)5 ont réussi à démontrer qu'il existe des structures rationnelles dans l'orthographe.

L’organisation du système graphique

Le système graphique du français est organisé de façon à jouer trois rôles6 simultanément. Nous allons tenter de faire ressortir les grands axes de ce système, car leur connaissance permet de dégager des pistes importantes pour l’enseignement de l’orthographe. Ces trois rôles correspondent à trois types d’organisation relativement autonomes, mais qui coexistent et se recouvrent dans l’orthographe française. Le premier consiste à indiquer une prononciation; en effet, notre écriture est d'abord phonétique puisque plus de 80% des graphèmes transcrivent des sons. Le second rôle est de marquer des relations entre des unités de la langue (ou relations grammaticales, qui apparaissent dans le système des accords). Le dernier rôle est joué, pour chaque unité graphique, par l’idée particulière que suggère l’image globale du mot. Voyons de plus près chacun de ces rôles. Le système des relations phonèmes - graphèmes

Le premier rôle concerne le fonctionnement du système des relations sons - lettres (phonèmes - graphèmes). Une difficulté paradoxale est que, bien qu'on ait plus de sons que de lettres disponibles, plusieurs graphies sont possibles; par exemple il y a huit façons d'écrire le son /s/ (s, ss, c, sc, etc.), deux façons d'écrire tous les phonèmes (sauf /a/), et presque toujours plus de lettres que de sons. De plus, pour interpréter un graphème, on doit tenir compte des lettres ou groupes de lettres environnants. Malgré ces difficultés, il existe des lois d’organisation, et il est bon d'amener l'élève à les découvrir. L'enfant qui apprend l'orthographe lexicale n'apprend pas vraiment l'orthographe de chaque mot mais plutôt l'ensemble des règles de correspondance entre des suites de phonèmes (sons) et des suites graphiques (lettres).

5 Voir références à la fin 6 Nous emploierons ici le terme de «rôle» plutôt que de «fonction» pour éviter la confusion en classe avec

celui de «fonction grammaticale».

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On peut considérer qu’il existe cinq types de correspondances grapho-phonétiques7, c'est-à-dire cinq types de relations entre graphèmes et phonèmes. Par exemple, dans grange, le graphème g représente deux phonèmes différents : /g/ et /j/, il a donc deux valeurs. Le graphème e a plusieurs valeurs, comme on le voit dans je, test ou chez (prononcés /e/, /ê/ et /é/). 1- Valeur de base

Chaque graphème a d’abord une valeur de base, c'est-à-dire sa valeur la plus générale, quand il est seul si c’est possible, ou la valeur qu’il a dans le plus grand nombre de ses positions. Par exemple, la valeur de base de y est /i/, la valeur de base de c est /k/ puisqu’il se prononce /s/ seulement devant i et e. La valeur de base de e est /e/ (je, le, demain). Pour p, b, t, d, f, j, k, l, etc. la valeur de base est /p/, /b/, /t/, /d/, /f/, /j/, /k/, /l/, etc. 2- Valeur de position8

La plupart des graphèmes ont aussi une ou plusieurs valeurs de position : ce sont des valeurs secondaires, qui dépendent de la position du graphème par rapport aux autres. Par exemple, la valeur de position de c est /s/ (ciel, cerise) puisque c’est seulement devant e et i que c se prononce /s/. La valeur de position de g est /j/ (léger, agir), celles de e sont /é/ (les) et /è/ (mer), celle de s entre voyelles est /z/. Dans la liaison, même après consonne, il a toujours sa valeur de position. En a comme valeur de position /in/ (chien). 3- Valeur auxiliaire

Plusieurs graphèmes ont une valeur auxiliaire. C’est le cas lorsque, sans être prononcé, ils modifient la valeur d'un graphème voisin. Par exemple, le u de bague indique quelle valeur on doit donner à g mais on ne l’entend pas; également le e de plongeon. Le e a une valeur auxiliaire importante en finale, il impose la prononciation de la consonne précédente pour former le féminin (petit – petite) ou dans la conjugaison (chant – chante) sans être lui-même prononcé. Il permet aussi de dissocier des graphèmes dans la prononciation : avec le e, la suite aient se prononce /ê/; sans le e, on prononce comme dans maint; le e fait la différence entre caneton et canton.

7 Nous empruntons cette conception du système essentiellement à Blanche-Benveniste et Chervel

(1969). 8 Parfois nommée valeur contextuelle

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Les consonnes finales ont également une valeur auxiliaire qui donne au e sa valeur de position /é/: s dans mes, r dans danser, t dans et, z dans et, nez. Il y a 12 graphèmes qui peuvent être auxiliaires. 4- Valeur zéro

Une quatrième valeur possible pour un graphème est la valeur zéro. Un graphème muet ne correspond à aucun phonème et ne contribue pas à la prononciation d’un autre graphème. Les graphèmes muets sont présents parfois dans les groupes initiaux du mot (t(h)éorie, s(c)ience), mais surtout en fin de syllabe, le plus souvent dans le groupe final du mot (plom(b), déba(t), instin(ct) fi(l)s). Parfois aussi en fin de syllabe non-finale (com(p)teur, dévou(e)ment), dans les consonnes doubles co(l)line, raiso(n)nable) (une des deux est muette). Le h est muet dans le mot, mais au niveau du groupe, il peut être muet ou improprement dit aspiré (ce qui signifie simplement qu’on ne fait pas la liaison) : Il est honteux. Le e est muet dans certains cas, comme en finale (table), instable dans d’autres (rarement prononcé rar’ment). 5- Digrammes et trigrammes

Un cinquième type de correspondances est représenté par des digrammes et les trigrammes. Ce sont des groupes de deux ou trois lettres qu'on ne peut pas séparer et où aucune ne garde sa valeur de base, comme dans EU ou IN. La plupart ont été créés pour combler des lacunes du système phonographique. Il y en a 32 (dont 22 très réguliers)9. Certains sont d'origine étrangère (AY, EY, SH). AY a plusieurs prononciations, soit /ei/ (pays), soit comme dans veille (paye), soit comme dans paille (cobaye). ET n’en est pas un, il ne peut pas se trouver à l’intérieur d’un mot avec la même valeur /ê/. Certaines suites ressemblent à des di- ou trigrammes, ce qui explique certaines hésitations à des mots comme gageure (/gajure/, sans digramme) ou enivrer (/en-nivré/, avec digramme) et pour les suites de deux consonnes : gn (prononcé /gn/ ou /g-n/, comme dans stagnant, cognitif). ll après i se prononce de deux façons différentes, soit comme dans fille, soit comme dans ville.

Les digrammes permettent de compenser le manque de graphèmes, mais plusieurs transcrivent un même phonème, par exemple an (ou am), en (ou em), pour transcrire le phonème

9 Par exemple CH, GN, AN, IN et les variantes en –yn ou –yn (synthèse, thym), ON, UN et les variantes

en –m (parfum, faim), OI, AI, EU, AU, OU, OE, AIN, EAU, EIN, OEU, PH, GN, IL/ILL, etc.

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/an/, ai et ei pour /è/. C’est aussi le cas pour les phonèmes notés ch10, ph et th, hérités du latin ou du grec mais dont la prononciation est devenue semblable à celle de c, f, ou t.

Comme les autres graphèmes, ils peuvent avoir une valeur de base et une valeur de position; ainsi en a comme valeur de base /an/ et comme valeur de position /in/ (enfant, comédien). Certaines positions du e détruisent le digramme ou le trigramme (comparer rein / reine et main / Maine). 6- Les sous-codes

Le système présente une autre particularité: certaines séries de mots ont des fonctionnements différents du code général en ce qui concerne les correspondances; on dit qu’ils constituent des «sous-codes». Ce sont essentiellement les verbes, les mots savants, les monosyllabes et les mots empruntés. Ainsi dans les verbes, la finale - ent a la valeur zéro (ils couvent; comparer à la valeur de base de en dans un couvent). La suite - ti est prononcée /ti/ au lieu de /si/ (comparer nous mentions et une mention). La suite qui se prononce /ga/ s’écrit –gua et non –ga (comparer en se fatiguant et un bruit fatigant). La suite - ii n’existe que dans les verbes (vous riiez).

Un autre sous-code est celui des mots savants, qui sont de formation plus récente en général. Dans les suites qu et gu, le u est prononcé (aquatique, bilinguisme) au lieu d’avoir une valeur auxiliaire (guère) ou zéro (quart). La suite - ch est prononcée /k/ (chiromancie, chœur) au lieu d’avoir sa valeur de base /ch/). Le digramme - en est prononcé /in/ (appendice, agenda).

Quant au sous-code des monosyllabes, il se caractérise par de très nombreux graphèmes muets, comme c’est le cas, par exemple, pour vingt (2 phonèmes, 5 graphèmes), dent (2 phonèmes, 4 graphèmes), feuille (3 phonèmes, 5 graphèmes), herbe (3 phonèmes, 5 graphèmes), quand (2 phonèmes, 5 graphèmes), quelles (3 phonèmes, 7 graphèmes), doigt (3 phonèmes, 5 graphèmes) ou verre (3 phonèmes, 5 graphèmes), etc.

Il existe aussi des lois de distribution d'un graphème, c'est-à-dire des contraintes dans sa répartition, qu'on appelle « lois de position »11.

10 Prononcé /k/ comme dans chronique. 11 Cf. Les lois de position en annexe

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L’orthographe grammaticale

Le second rôle, le plus connu, concerne les marques d’accord, qui se manifestent par des variations des unités en nombre, genre et personne. L’accord est la contrainte exercée par un élément sur la forme d’un ou plusieurs autres éléments du groupe ou de la phrase, et même en dehors de la phrase12, sur la forme d’un pronom de reprise. Dans ce rôle, l’orthographe repose sur des régularités reliées à la grammaire, elle varie selon les relations grammaticales que les unités entretiennent entre elles (les fonctions syntaxiques dans la phrase ou le groupe, par exemple sujet / verbe, complément direct / participe passé ou nom / complément du nom) et selon les catégories de la langue (nom et verbe n’ont pas les mêmes marques pour le pluriel : les marches, ils marchent). Les mécanismes impliqués sont donc en nombre limité, l’orthographe peut ainsi s’appuyer sur des conventions régulières. La connaissance des mécanismes de la langue (classes, structures, fonctions) aide alors à résoudre des problèmes d’orthographe.

L’idéographie

Le 3e rôle du système graphique est relié à «l’image du mot », au fait qu’on perçoit un mot dans son ensemble, comme une image, à la façon d’un idéogramme chinois. Ainsi les mots fin, faim et feint, même hors contexte, suggèrent trois idées très différentes, on dit qu’ils ont des valeurs idéographiques différentes. Les graphèmes ne servent donc pas seulement à indiquer les sons à prononcer. En plus de leur fonction phonographique, ils servent à suggérer une idée. Même s’ils se prononcent de la même façon, fin, faim et feint appartiennent à trois familles de sens différentes : faim est relié à famine, fin à final et feint à feindre. Cette correspondance entre idée et graphie, c’est ce qu’on appelle l'idéographie. La graphie FAIM a donc deux valeurs: une valeur phonique et une valeur idéographique (l'idée de faim). À l'écrit, faim et famine ont FA-M en commun, c'est leur radical orthographique13, qu’on retrouve aussi dans famélique ou affamé.

L'idéographie joue un rôle d'unification, puisqu'elle rattache un mot à sa famille, et un rôle de différenciation puisqu'elle permet de distinguer les homophones. De plus, elle met en évidence un fonctionnement de la langue écrite totalement différent de la langue parlée (puisque à l’oral, on ne distingue pas les homophones).

12 M. Riegel, J-C Pellat et R. Rioux, p. 538. 13 Blanche-Benveniste et Chervel (1969) l’appellent «moule graphique».

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Les mots d'une même famille, donc qui ont (ou ont eu) une communauté de sens, se rattachent de façon visible; souvent, une consonne à valeur zéro retrouve sa valeur de base dans la dérivation (comme le t dans vent / venteux).

L'idéographie explique certaines graphies, par exemple la distinction lait/ laid. En effet, lait appartient à la famille de laiterie, laitier, lacté, alors que laid à celle de laideur, enlaidir. Le ç de balançoire s’explique par son appartenance à la famille de balancer. Cependant, ce n’est pas toujours le cas, ce qui amène des erreurs (abri/ abriter, sirop/ siroter). De plus, une même famille peut comporter deux radicaux, par exemple dans donneur et donateur (DON- et DONN-) ou dans corps et corset (CORP- et CORS-). Certaines correspondances sont assez générales, par exemple -au devient -al dans les dérivés (faux/ falsifier, autre/ altérer), -eau devient -el (jumeau/ jumeler), -ain se transforme en -aine, -an en -ane et -ein en –eine (frein/ freiner, plan/ planifier). Les mots de formation plus savante ont un seul n alors que les mots courants en ont deux.

En conclusion, à partir de cette présentation succincte du système (plus simple, selon nous, que celui retenu par N. Catach, 1980), on peut rappeler quelques pistes pour l'enseignement de l’orthographe, surtout intéressantes pour l’orthographe d’usage (ou lexicale) qui manque d’outils: il est utile d’une part de faire découvrir les lois de position des graphèmes lors des activités de lecture ou d’écriture, et de prévoir des exercices d’observation systématiques de corpus qui mettent ces lois en évidence; d’autre part, de faire repérer systématiquement les familles de mots puisqu’elles sont constituées autour d’un radical orthographique (ou deux) constant. Pour l’orthographe grammaticale, il est bien connu que savoir identifier les classes de mots et les fonctions grammaticales est déterminant pour faire le choix des marques de genre, de nombre et de personne.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Blanche-Benveniste, C. et Chervel, A. (1969) L’orthographe. Paris : Maspéro, 240 p. Catach, N. (1978), L’orthographe. Paris : PUF, “Que sais-je”, 127 p. Catach, N. (1980) L’orthographe française. Paris: Nathan- Université, 334 p. Desrochers, A. Martineau, F. et Y.-C. MORIN (2008) Orthographe française, Évolution et

pratique. Ottawa : Les Éditions David Fabre, C. et Paret, M.C. (1992) L’orthographe aujourd’hui: rectifier/ enseigner. Le français

aujourd’hui, suppl. 96, pp. 10-12. Gak, V. G. (1976) L’orthographe française, essai de description théorique et pratique. Paris :

Sélaf (Édition originale en russe: 1956).

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Morin, Y. (1994) Quelques réflexions sur la formation des voyelles nasales en français. Communication et cognition, 27, 1/2, pp. 27-109.

M. Riegel, J-C Pellat et R. Rioux (1994) Grammaire méthodique du français). Paris : PUF, p. 538.

Thimonnier R. (1967) Le système graphique du français. Paris : Plon.

*****

Tableau récapitulatif : ANNEXE 1

Les lois de position : ANNEXE 2

Alphabet phonétique international (API) ANNEXE 3

Exercices sur le système graphique (à venir)

Les rectifications de l’orthographe de 1990 : http://www.renouvo.org

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ANNEXE 1

STRUCTURE DU SYSTÈME GRAPHIQUE

1er rôle : Correspondance avec la prononciation

1- Valeur de base des 4 graphèmes m, ou, l, é : moulé 2- Valeur de position du e : cher, lisez 3- Valeur auxiliaire du u dans anguille (et non dans aiguille)

4- Valeur zéro du p : trop, du e : classe 5- Digrammes vin et trigrammes vain

6- Sous-codes ils aiment (et non dans il ment) chat / chlore

2e rôle : Orthographe grammaticale

Variations en nombre, genre, personne selon les règles de la grammaire

sujet – verbe Ils marquaient nom – adjectif Des pages marquées

complément direct – participe passé les pages qu’on a marquées

3e rôle : Idéographie

L’image du mot Distingue le mot d’autres mots de même prononciation (cou, coup, coût)

Le relie à sa famille (dérivation) col, collier, cou

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ANNEXE 2

LES LOIS DE POSITION

Il y a 39 graphèmes en français: 20 consonnes et le ç et six voyelles, mais avec les accents et les tréma, c’est-à-dire les signes diacritiques, on arrive à 18.

On constate l’existence de contraintes dans la répartition des graphèmes, qu'on appelle « lois de position ». En effet, pour interpréter un graphème, on doit tenir compte des lettres ou graphèmes environnants. Ces lois sont cependant encore mal connues. La fréquence d’un type de graphème dépend de sa position dans le mot. Par exemple :

a) en position finale - les consonnes j, k, v et w sont exclues (en dehors des emprunts: steak) - le son [è] n'est jamais représenté par è - s peut se trouver après toutes les consonnes sauf x et z - la graphie os pour le son [o] n’apparait qu’en finale (héros, gros)

b) à l'initiale - toutes les consonnes peuvent se combiner avec une autre sauf j, m, w, x, z - les consonnes h, l, r, sont souvent le 2e élément d'un groupe (théâtre, pleure) - autres particularités de ces consonnes: elles terminent tout groupe de trois consonnes à

l’initiale (phrase, chlore, strict...) - [ym] s'écrit nécessairement hum (humide, humour...).

c) dans le mot - le graphème e suivi d’une consonne double ne prend jamais d’accent - il prend un accent seulement s’il est en fin de syllabe graphique (mè|che mais her|be)

Ce type de contrainte a conduit en français à la création de moules graphiques (ou radicaux orthographiques).

- devant m, b, p, on trouve m (et non n) sauf quelques exceptions venant de la formation des mots (bonbon, mainmise...)

- le graphème q ne peut être suivi que de u, s, ou se trouver en finale (qui, coqs, cinq)

- en finale, u après voyelle est souvent suivi de x au lieu de s (heureux, beaux, choux) (d'où des erreurs comme *cloux)

- il est très rare de trouver, dans le même mot, plusieurs consonnes doubles comme accommoder ou occurrence.

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ANNEXE 3

Alphabet Phonétique International (API)

VOYELLES

[i] idée, ami, vite

[ɪ] vite

[e] ému, ôté

[ɛ] perdu, modèle

[a] alarme, patte

[ɑ] bâton, pâte

[ɔ] obstacle, corps

[o] auditeur, beau

[u] coupable, loup

[ʊ] toute

[y] punir, élu, juste

[ʏ] juste, lune

[ø] creuser, deux

[œ] fleur, gueule, écueil

[ə] petite, fortement

[ɛ̃] peinture, matin

[ɑ̃] vantard, temps

[ɔ̃] rondeur, bon

[œ ̃] lundi, brun

CONSONNES

[p] patte, repas, cap

[t] tête, ôter, net

[k] carte, écaille, bec

[b] bête, habile

[d] dire, chaude

[ɡ] gauche, égal, bague

[f] feu, affiche, chef

[s] sœur, passe

[ ʃ] chanter, poche

[v] vent, rêve

[z] zéro, rose

[ʒ] jardin, manger

[l] long, élire, bal

[r] rond, chariot, sentir

[m] madame, pomme

[n] nous, punir, bonne

[ɲ] agneau, règne

SEMI-VOYELLES

[j] piétiner, briller

[w] oui, fouine, noir

[ɥ] huile, nuire