Logique Du Cinéma, Albert Laffay 1964

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Liainsons et synthèse/méthodes et techiniques. Albert Laffay 1964

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COLLECTION

ÉVOLUTION DES SCIENCES

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LOGIQUE DU CINÉMA

ÉVOLUTION DES SCIENCES LIAISONS ET SYNTHESES - M�THODES ET TECHNIQUES

LES LIVRES de cette Collection s'adressent aux milieux scien­

tifiques, en entendant cette acception dans le sens le plus large. Bien que, par leurs proportions et le choix des sujets, ils s'apparentent aux ouvrages de grande diffusion et intéressent de multiples catégories de lecteurs, ils présentent avant tout le caractère de documents scientifiques originaux.

LA COLLECTION relève dans ses grandes lignes des méthodes

de !'Enseignement Supérieur et se présente comme un moyen d'expression d'idées ou de faits démonstratifs de la méthode scientifique.

La souplesse de sa formule offre, d'autre part, aux Auteurs une tribune de choix propice à certaines hardiesses et à l'exposé de questions se situant hors des catégories traditionnelles de cet enseignement.

LE LECTEUR est supposé assez averti de la complexité des

questions scientifiques et de l'impossibilité de les présenter dans leur ensemble sans les affadir, pour apprécier qu'il lui soit donné ici des aperçus partiels mais véritables, l'associant de plain-pied à l'esprit de la Recherche.

DU M°tME AUTEUR

A la même librairie

INITIATION A LA LITTÉRATURE ANGLAISE, par A. LAFFAY et H. KERST. 1. Textes.

II. Documents (en préparation).

Chez d'autres éditeurs

KEATS. Poèmes choisis, avec traduction, préface et notes (Aubier, Editions

Montaigne, Paris).

LOGIQUE DU CINÉMA CRÉATION ET SPECTACL E

PAR

Albert LAFFAY

M A S S 0 N E T Oe, É D 1 T E U R S - PA R 1 S

1964

TOUS DROITS DE TRADUCTION, D'ADAPTATION ET DE REPRODUCTION PAR TOUS PROCÉDÉS, Y COMPRIS LA PHOTOGRAPHIE ET LES MICRO·

FILMS, RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS

Imprimé en Belgique © MASSON ET Cie, PARIS, 1964

AVANT-PROPOS

A MAURICE SAVIN

L'ART, toujours, fut d'abord technique, c'est-à-dire science, au moins empirique. La merveilleuse ambiguïté du mot l'indique assez : on appelle art, non seulement, ni même surtout, ce qui tend à combler l'esprit et les sens selon le mode esthétique, mais aussi bien le métier, l'habileté, le tour de main, bref un savoir-faire qui est l'application d'un savoir. Entre artisan et artiste la frontière est indécise. Il n'est pas d'artiste qui ne cache en lui une bonne part d'artisan et, en revanche, l'ouvrage de l'artisan, comme on le voit bien dans le cas de l'ébéniste ou du potier, devient artistique dans la mesure où il est œuvre unique, autrement dit autant qu'il est difficile de fixer un procédé ou une formule qui permette de le produire et reproduire à volonté.

L'art n'a donc jamais cessé d'être lié à quelque forme de science. La peinture, dès ses origines, fut déjà chimie, encore que chimie tâtonnante et livrée aux hasards. Point d'architecture sans connaissance pratique et bientôt même théorique des lois de l'équilibre, de la résistance des matériaux et des efjets de la pesanteur. La science devenue méthodique et s'ordonnant en sys­tème, il était inévitable que le développement industriel de ses applications retentît plus ou moins sur les arts. Il suffit de comparer l'architecture moderne à l'art déjà très savant des bâtisseurs romans et gothiques pour mesurer le bouleversement qui a suivi en ce domaine l'évolution des sciences et leur exploitation économique.

Mais la science et ses applications n'ont pas changé l'architec­ture dans son principe. Les buts préexistaient. Il s'agissait, il s'agit encore, de couvrir des marchés ou d'orner des villes, de franchir des rivières, de bâtir des temples ou de loger des hommes. La technique a pour ainsi dire fait le siège de l'architecture; elle a pu pénétrer jusqu'à la moelle, mais c'est en partant de l'extérieur.

AVANT-PROPOS - 8 -

Le cinéma, tout au contraire, est comme un fils bâtard de la science. Son dessein fondamental, la reproduction animée de scènes

fictives ou réelles, a suivi et non précédé les progrès de l'optique et la chimie des surfaces sensibles. Le cinéma, en tant qu'il est un art, est donc une sorte de produit second des découvertes photo­graphiques. Les appareils de prise de vues et de projection furent souvent destinés à l'étude du mouvement des êtres animés - galop du cheval ou vol des oiseaux - quand ils n'étaient pas simples jouets scientifiques. L'intention artistique ne s'est dégagée que peu à peu. L'originalité du cinéma c'est qu'il est en somme, avec la photographie dont il procède, le premier en date des arts nés directement de la science.

Notre propos est de chercher comment les mécanismes de l'élaboration d'un film sont compatibles avec cette espèce de hasard dirigé sans laquelle il n'est point de forme artistique. L'artiste courtise la chance, suscite et accueille les accidents heu­reux. A la faveur de quel jeu dans les rouages le cinéaste peut-il insérer ces éléments fortuits, ce bonheur d'expression, dans la suite serrée d'opérations optiques et chimiques qui va de la bande vierge à la projection des images ? Voilà notre première question. Ce qui ne signifie pas que nous nous attacherons spécialement au cinéma en tant que métier. Nous adopterons surtout au contraire le point de vue du spectateur. C'est par l'analyse de ce qu'on peut appeler la perception cinématographique que nous tâcherons de saisir l'élément d'incertitude humaine propre à l'art dans un dérou­lement industriel en apparence fortement déterminé. L'homme de science met en route une expérience ou une fabrication. Il peut, bien entendu, y avoir plusieurs phases pour une seule expérience ou une seule fabrication, donc plusieurs mises en route; toujours est-il que l'intervention scientifique se place au départ.

L'artiste, bien difjéremment, ne cesse de participer au progrès de

son œuvre; il s'établit constamment une sorte de rapport réci­

proque entre l'homme et son ouvrage. L'élément humain, dans le cas du savant, c'est le choc initial. Dans une entreprise artistique on le trouve tout au long. Naturellement les choses, en fait, sont plus complexes. L'expérience scientifique ou la fabrication indus­trielle une fois lancées, contrôles et vérifications ne sont pas exclus. Dans l'élaboration d'une œuvre d'art, en revanche, on peut rencon-

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trer des parties de pure fabrication. C'est ainsi que le céramiste abandonne son vase pendant la cuisson. Mais le moment artistique est celui où l'homme ne cesse de s'ajouter à l'œuvre cependant que celle-ci s'ajoute à l'homme.

* • *

Un autre problème nous occupera dans cet essai. Dans le fond il se ramène au premier. Le cinéma est un art de reproduction, mais qui fait un large emploi d'appareils scientifiques. Or tout appareil d'enregistrement saisit la réalité telle quelle, brutalement, bien qu'il la traduise souvent en une langue imperceptible au vulgaire : images à interpréter, courbes, tracés, résultats numé­riques. Quels sont donc les rapports du cinéma avec le monde, les êtres existants ? Se contente-t-il de nous les restituer selon une certaine transposition ? A utrement dit est-ce un art condamné par la précision de ses instruments à être platement réaliste ? Ou bien transforme-t-il profondément à sa manière ? Nous aurons donc à examiner au cours des pages qui suivent dans quelle relation se trouve cet art étroitement lié aux techniques scientifiques avec ce que les philosophes appellent l'existence.

* * *

Ce petit ouvrage a été lentement composé. Plusieurs chapitres en avaient paru, il y a une quinzaine d'années, dans les Temps Modernes et la Revue du Cinéma. Ces extraits, aussi bien que les passages totalement inédits, ont été peu à peu remaniés à mesure que je voyais de nouveaux films. La nécessité de rajeunir les exemples dans un travail de ce genre est elle-même fort instruc­tive. Que les films s'oublient vite est en effet un trait essentiel du cinéma et qui ne sera pas omis dans cette étude. Mais, tout en revisant mon essai, je m'étonnais toujours davantage qu'à simple­ment réfléchir, en usager ordinaire, à ce qu'est le spectacle ciné­matographique je me trouvais de plus en plus conduit dans des chemins où je rencontrais les problèmes les plus ardus. Un récit est-il le calque d'un monde? Qu'est-ce que comprendre et aussi qu'est-ce que voir? Comment saisir l'imaginaire? Et même qu'est­ce qu'exister? Bref il n'est presque pas de question qui, au-delà de

AVANT-PROPOS - 10 -

la psychologie, devenant proprement philosophique, ne se soit imposée dans ce petit livre, ce qui justifie la réponse de WILLIAM JAMES à qui lui demandait déjà -· Pourquoi des philosophes ? Parce que, disait-il, on a toujours une philosophie, même si on ne s'en rend pas compte. A utant donc essayer d'en avoir une bonne.

J'ai tenté d'expliquer en cet Avant-Propos pourquoi mes Editeurs avaient jugé possible de publier cette Ebauche d'une Dialectique de !'Ecran dans la Collection Evolution des Sciences. Qu'ils en soient, de toute manière, ici, très vivement remerciés.

INTRODUCTION

IL N'EST PAS EXACT, il est en tout cas incomplet, de définir le cinéma comme l'art du mouvement. Les hommes qui ont inventé le mot de cinématographe, il est vrai, pensaient seulement décrire une manière nouvelle d'enregistrer les choses mouvantes. Les pre­miers cinéastes, comme chacun sait, se contentaient en effet de tirer deux cordeaux entre un opérateur immuable et la gauche et la droite d'un décor pour filmer ensuite le jeu des acteurs dans le triangle ainsi délimité. Ils ne faisaient donc qu'utiliser une méthode photographique nouvelle pour rapprocher de la perfec­tion - une perfection dont les séparait uniquement l'art de res­susciter le son, la couleur et le relief - ce qui avait toujours été aux yeux du grand nombre, sinon des artistes, le but principal de tous les arts plastiques, je veux dire le pouvoir merveilleux de calquer avec exactitude et perpétuer au-delà de l'instant, de reproduire et d'éterniser un paysage, un groupe, un événement. Quand les ancêtres du cinéma mettaient telle quelle cc en con­serve » une scène de drame ou de comédie, ils ne faisaient en somme que pousser vers sa conclusion logique la gesticulation des tableaux d'histoire. L'innovation était seulement dans la technique.

La révolution date du jour où GRIFFITII (à ce qu'on dit) s'est avisé de rendre la caméra indépendante de la scène photographiée, de substituer à l'enclos fixé une fois pour toutes devant l'objectif, une série de champs discontinus que l'appareil allait cerner ici ou là dans la variété du monde. C'est le découpage qui a marqué la véritable naissance de l'art du cinéma. Il ne faut donc pas dire que celui-ci est l'art, ou un art, du mouvement, mais qu'il est en quelque sorte l'art du mouvement à la puissance deux.

REPRODUCTION ET INCANTATION - 1 2 -

Au premier regard on distingue, très en gros, d'une part les arts de reproduction - qui utilisent crayon, brosse, fusain, ciseau, burin ou lentille photographique - et d'autre part ceux qu'on peut nommer arts d'incantation, c'est-à-dire musique, danse, poé­sie, récit. Les premiers, certes, ne créent véritablement le beau qu'en échappant de quelque manière à la servitude de la copie pure et simple, cependant que les seconds, à des degrés variables, cherchent en revanche à mimer la présence des objets. On dirait donc que les deux catégories, toutes distinctes qu'elles soient, sont pour ainsi dire tournées l'une vers l'autre. Une peinture et même une photographie ne sont belles qu'à la condition de sur­monter l'exactitude servile, et un récit, de son côté, bien qu'il ne mette pas véritablement l'auditeur ou le lecteur devant une sorte de modèle réduit des choses, ne laisse pas toutefois de l'inviter à en esquisser à vide la forme et la présence. Il n'en reste pas moins que les arts du premier groupe offrent directement, à tout le moins comme leur matière, ou leur point d'appui, une figure tangible ou visible de quelque fragment du monde ; que le souci de reproduire en est le point de départ même s'il n'en est plus le but ; au lieu que les arts d'incantation reposent en définitive sur les mouvements qu'ils prétendent provoquer à l'intérieur du sujet lui-même, loin de tout modèle strictement reproduit. Ceux-là se développent dans l'espace, ceux-ci s'organisent dans la durée. Les uns sont directement représentatifs, les autres immédiatement émouvants.

Or le cinéma a cette particularité évidente qu'il combine art de reproduction et art d'incantation, tout à la fois s'étale dans l'espace et rythme le temps. Perfection des arts plastiques en ce qu'il pousse le réalisme plus loin qu'aucun d'eux par la fidélité photo­graphique jointe à l'exactitude supplémentaire du mouvement, il s'apparente néanmoins au récit par la distribution des « plans » et l'organisation dans la durée. Refusant !'astreinte d'une position fixe dans l'étendue, il se donne des ailes et la liberté de survoler les jours.

Lorsqu'on cc porte à l'écran » , comme on dit, un récit littéraire, qui n'éprouve une sorte de désenchantement à voir préciser ce qui n'aurait pas dû prendre forme ? Les seuls cas favorables sont ceux des romans qui se laissent négliger, parce que l'œuvre est médiocre - et les exemples foisonnent où d'excellentes bandes

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ont emprunté leur scénario à des romanciers de vingtième ordre - ou bien que le livre n'a laissé en la mémoire du spectateur qu'un souvenir estompé, ou tout simplement que celui-ci ne l'a jamais lu. Il se peut enfin qu'à la faveur d'une transposition com­plète, par exemple celle de la Manon de CLOUZOT, l'œuvre écrite et l'œuvre projetée se présentent comme franchement distinctes et seulement reliées par allusion (1) . Mais la moindre concurrence directe entre film et roman signifie, pour moi du moins, défaite du film, non sans doute en raison de quelque infériorité de principe du cinéma par rapport à la littérature, mais parce que les images de l'écran viennent alors fâcheusement bloquer l'imagination d'un excès de réalité. Mais si d'autre part on filmait indistinctement tout ce qui se présente en un certain lieu ou suivant un certain parcours sans aucun souci d'y découper des plans ni d'en ordon­ner musicalement la suite, cet enregistrement passif ne serait pas même un début d'art cinématographique.

Ni purement reproduction, ni purement récit, le cinéma n'est pas davantage une reproduction plus un récit. Il est indissolu­blement les deux à la fois. Les arts plastiques agissent sur l'homme par le détour d'une matière imitée, cependant que les arts d'incan­tation le visent directement au cœur. Les uns le veulent conduire du monde à l'émotion, les autres de l'émotion au monde. Le cinéma se place d'emblée entre deux. Sa matière première n'est pas plus la réalité telle quelle que le sujet ému. Il prend comme point de départ ce qu'on peut aussi bien appeler un monde informé par le sujet qu'un sujet engagé dans le monde, un point central d'ambiguïté à partir duquel il développe la condition humaine si curieusement écartelée entre le moi et le non-moi. L'homme jeté dans l'univers ou l'univers enfermant l'homme, comme vous voudrez dire, tel est toujours au fond le thème inva­riable du vrai cinéma.

Certains arts paraissent avoir pour premier souci d'annuler tout l'intérieur de l'homme et de le camper devant des objets qui soient les doubles de la réalité. D'autres, par contre, l'invitent, semble-t-il, à fermer les yeux et provoquent en lui un déroule­ment de ce qu'on peut bien appeler des pensées, à condition de

(1) C'est bien clairement le cas des Liaisons dangereuses 1960, pour citer un film plus récent.

INTÉRIEUR ET EXTÉRIEUR - 14 -

donner à ce mot un sens très général. En fait, on s'aperçoit vite, à réfléchir, que cette opposition est trompeuse. La peinture, pour prendre l'exemple le plus facile, n'est qu'en apparence simple copie des choses environnantes. Il est banal de prouver qu'elle tire en vérité sa force d'une sorte de double jeu : une mélodie de taches colorées se trouve, comme par un bonheur supplémen­taire, par une rencontre miraculeuse, figurer aussi un fragment du monde. Et le plaisir est d'être sans cesse renvoyé d'un ordre de valeurs à l'autre. Sans doute une ambivalence de ce genre pourrait-elle se découvrir dans tous les arts à la réflexion esthé­tique. Mais le but de cet essai est, en étudiant l'existence cinéma­tographique, de montrer que le septième art, en accord peut-être avec la tendance profonde de notre époque et à la faveur d'une sorte de grossissement, d'une diffusion universelle et de la perfec­tion mécanique de ses moyens, se nourrit d'une manière d'équi­voque entretenue et d'un refus constant d'opposer l'extérieur à l'intérieur, c'est-à-dire le spectacle des choses à la suite de nos pensées.

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L'ÉVOCATION DU MONDE

On admet communément que les arts ont avantage à se garder les uns des autres et que les œuvres vraiment grandes procèdent toujours des moyens les plus particuliers à chacun d'eux. Le beau dessin s'affirme au plus loin de la toile peinte et la peinture est au sommet quand elle se délivre tout à fait du dessin. Nous ne souffrons plus les statues polychromes (1) et quand on met des vers en musique nous jugeons qu'on sacrifie les vers sans rien ajouter à la musique. Le théâtre de même, c'est clair, a beaucoup gagné à la concurrence du cinéma comme la peinture a été débarrassée du trompe-l'œil par la perfection photographique.

Mais il se trouve que le cinéma n'en a pas beaucoup mieux pris conscience de soi. Il a hérité du théâtre la tâche de satisfaire aux besoins inférieurs que celui-ci lui abandonnait, parce qu'il était trop tentant à une production de style capitaliste (2) d'offrir partout le film comme succédané facile du mélodrame ou du vaudeville. L'avantage était de donner dans des centaines de salles, et simultanément, une distribution autrement prestigieuse que celle des anciennes tournées provinciales.

Proposons-nous au départ de dégager les traits qui sont propres au cinéma pour esquisser par préjugé ce qu'est ou ce que sera le cinéma pur, sans égard à des considérations commerciales.

Le Cinéma et l' Existence

Remarquons d'abord que tout ce qu'on montre au cinéma doit avoir une apparence de réalité. Au théâtre accessoires et décors ne sont que des signes. A la rigueur on peut s'en passer, comme le

(1) Ce n'est peut-être qu'un préjugé - consacré par un célèbre passage de HEGEL. On sait aujourd'hui que les sculptures grecques étaient poly­chromes, comme l'étaient aussi les madones et les Christs de nos cathé­drales.

(2) Je reviendrai plus loin sur ce que j'entends par ce mot.

LE CINÉMA ET L'EXISTENCE - 1 6 -

clown s'en passe sur la piste du cirque, comme SHAKESPEARE s'en passait, y suppléant par deux ou trois épées et la poésie du texte. En revanche, au cinéma, tout ce qui sent le studio, ce qui est visi­blement maquette, toile ou carton peint, choque immédiatement. On sent bien qu'il faut pousser l'apparence du vrai jusqu'au détail. Dans un salon tout - lustres, fauteuils, tapis, cendriers - doit présenter un air de réalité incontestable. Et bien plus, non seule­ment il faut que ce salon paraisse exister, mais j'exige encore de sentir derrière les portes autre chose que des coulisses et des machines ; j 'y veux deviner d'autres pièces, d'autres maisons, des rues, une ville entière. Je réclame que les choses aient une épaisseur.

Le cinéma est un art de la troisième dimension. C'est pour m'en donner le sentiment que la caméra tourne autour des choses, suit un instant les personnages, photographie tantôt en dessus, tantôt en dessous, sous des incidences parfois inaccoutumées.

Dire qu'une chose existe, c'est dire qu'elle a une place dans le monde. Une chose existe, quand elle est reliée à toutes les autres par un système de dépendances réciproques. Sa forme, elle-même, n'est pour ainsi dire que celle que les objets avoisinants veulent bien lui laisser. Toutes les figures du monde se déterminent ainsi mutuellement par imbrication les unes dans les autres .

Par exemple, devant moi, sur ma table, ces livres, ces crayons, ces papiers, ont des formes qui s'adaptent à celles des lambeaux d'air ou des parties de table logeant dans leurs intervalles. Et toutes les propriétés d'un objet donné sont de même sous la dépendance d'autre chose qu'elles-mêmes. La couleur verte de ce livre n'est pas dans ce livre puisqu'un autre milieu, par exemple un éclairage sans rayons verts, le ferait paraître autrement coloré. Le poids de ce livre n'est aussi qu'une relation entre ce livre et la masse terrestre et même tout le système solaire, notre galaxie, l'univers entier. Et sans doute nous plaçons naïvement les qualités dans la chose, le poids et la couleur dans le livre. Le plus igno­rant sait toutefois que lorsqu'une chose existe, elle est soumise par tout ce qui l'entoure à des conditions qui renvoient de terme en terme. Un quartier de roc vu en rêve, je puis bien le déplacer en souffiant dessus . Mais un quartier de roc existant, il faut que je peine pour le porter d'ici à là ; il y faut du travail, c'est-à-dire une transformation pénible des conditions qui faisaient que le

- 17 - LE CINÉMA ET L'EXISTENCE

roc, d'abord ici, est maintenant là. Autrement dit, être ici ou être là, c'est quelque chose pour un quartier de roc ; c'est être serré dans un entourage qui le retient ici ou là et dont la réalité est justement mesurée par le mal que me donne le transport de l'un à l'autre.

Or, il me paraît que le cinéma vise à nous donner l'illusion -nous verrons tantôt jusqu'à quel point - que des choses, à l'instar du monde réel, sont véritablement engagées en des lieux rigoureu­sement définis par une infinité de circonstances alentour. Et les hommes, dans un film, sont à cet égard saisis comme des choses. Il s'agit de nous faire croire qu'objets et personnages sont à chaque instant prisonniers de leur situation dans l'espace, qu'il y a entre eux des intermédiaires obligés de l'un à l'autre, qu'ils résistent. En d'autres termes le cinéma ne cesse de nous proposer leur exis­tence par une sorte de comédie de solidité et de profondeur. Au théâtre, si le metteur en scène plante des blocs de rocher sur les planches, ce n'est jamais qu'un langage. Ils sont là pour nous dire que la scène des contrebandiers se passe dans la montagne. Mais au cinéma il faut que la montagne ait l'air d'être vraie, et que les contrebandiers aient vraiment, semble-t-il, du mal à la gravir. Assurément le cinéma est plein de truquages et d'artifices, mais à l'écran il n'en doit rien paraître.

Le cadre y est donc toujours d'une importance exceptionnelle. Ou plutôt ce n'est nullement un cadre, un « décor » . L'intrigue, s'il y en a une, doit être solidement incorporée au monde matériel. Les personnages sont toujours quelque part, ce qui est bien loin d'être le cas sur la scène. Voici, par exemple, Fortunio et Jacque­line dans Le Chandelier. Prenons la grande scène de confidences sur le banc du jardin. Sans doute la localisation n'est pas dénuée d'importance, mais c'est dans la mesure où elle sert l'intrigue. « Nous sommes » , comme on dit, dans le jardin de Maître André. Jacqueline y est descendue un moment et a fait venir le clerc. Mais ceci posé, qui est une sorte de renseignement, le lieu ne joue plus aucun rôle. La situation morale importe seule et le dialogue de théâtre la développe et la stylise à sa manière (3) .

(3) Précisons mieux par un exemple la valeur en quelque sorte spiri­tuelle de toute localisation au théâtre. Une mise en scène du Misanthrope à la Comédie-Française m'avait frappé à la fois par le relief étonnant qu'elle donnait à la pièce et par son extrême discrétion. Je n'ai compris

LE CINÉMA ET L'EXISTENCE - 1 8

Passons maintenant, par contraste, à une scène d'amour au cinéma. Vous ne vous rappelez sans doute pas la promenade dans les dunes de L' Empreinte du dieu. Qu'il y eût ou non des paroles échangées, le lieu était d'une importance capitale, et il n'y avait pas de moment où il cédât la place à autre chose que lui. L'aven­ture n'était pas située par hasard dans ces montagnes semi-fluides, on nous la montrait dans ses rapports avec les dunes, liée de manière sensible à l'atmosphère marine, au grand vent qui agitait les oyats, à ce sable qui croulait sous le pied, et si doux au corps allongé des amants. Le dialogue (on pouvait s'en passer) n'était lui aussi qu'un morceau d'univers. Cet homme, cette femme, leur amour, étaient pris dans le tissu du monde.

Le théâtre est un des arts du langage, le cinéma non. Le cinéma vise à nous faire ressentir la solidité et la solidarité des choses. Il est cosmique. Aussi bien suit-il parfois les personnages dans leurs déplacements et nous fait-il comprendre que la maison dont on voit l'intérieur a un dehors, que la rue mène quelque part, au lieu que le théâtre s'accommode des emplacements vagues et indéterminés, comme dans nos œuvres classiques. Ce qui montre bien le carac­tère cosmique du cinéma, ce sont les passages si fréquents, surtout à la fin des films, où l'on voit les personnages de loin, minuscules, sur la route ou dans la neige, ou dans le désert. Ils diminuent parfois jusqu'à disparaître, comme absorbés par le tout. Ces vues­là sont presque toujours émouvantes. L'homme paraît un insecte, ce qu'il est en effet, un misérable insecte empêtré dans l'univers.

Le Temps Cinématographique

Je tiens du reste à faire observer, en second lieu, que tout est toujours au présent au cinéma, ce qui est le temps même de l'exis­tence.

qu'à la réflexion le détail qui travaillait le plus à lui donner cette efficacité extraordinaire. C'était, au fond, côté jardin, l'escalier d'où on voyait monter et surgir par en dessous les personnages- et d'abord Alceste, dès la pre­mière scène, avec la vivacité que l'on sait. Il était toujours celui qu'on voyait bien clairement arriver. Rien ne donnait alors plus de force à la comédie que le sentiment, communiqué par le moyen de cet escalier, d'un homme qui, n'étant jamais chez lui, mais toujours chez Célimène, ne se trouvait pas à sa place et était pour ainsi dire constamment de trop. L'em­ploi de ce mot chez, qu'il est impossible de réduire à une simple notion de position matérielle, nous fait entendre que les lieux ont, sur la scène, une signification bien plus morale que physique.

- 19 - LE TEMPS CINÉMATOGRAPHIQUE

Dans un roman, c'est-à-dire un récit, une suite de phrases se rapporte à des événements passés, irrémédiablement passés. Pen­sez au ton de celui qui raconte - le vrai ou le fictif, il n'importe. Ce ton uni et simple indique que le récitant a dépassé ce qu'il expose, que ces choses sont jugées, abandonnées dans le révolu. Essayez de dire, en posant la voix comme il convient, un début de récit quelconque. ( « Il était dix heures du matin ; le soleil raccour­cissait insensiblement l'ombre des peupliers. Deux enfants sor­taient du village, etc. ») Ce ton quasi étalé est une manière de prendre de la hauteur, de se détacher, de dire : « Attention, nous n'y pouvons rien, ce que je vais vous dire est maintenant hors de nos prises, c'est du passé. Que ces événements vous indignent, vous ravissent ou vous émeuvent, je n'y puis rien. Ils sont passés. »

Mais ce passé qui fait l'étoffe d'un récit est en mouvement et tourné vers l'avenir. Si d'une part le récit est comme une série de portes qui se referment les unes sur les autres, irrévocablement (le conteur disant sans cesse : voilà du passé et encore du passé), tout se trouve fictivement orienté vers l'avant, vers le futur. Le récit se penche vers ce qui va arriver, aux deux sens du mot. C'est une suite de promesses. « Attendez, signifie encore le ton du récit, attendez, vous allez voir.» Seulement, on ne voit jamais rien. Jamais le singe n'allumera la lanterne. On sait bien aujourd'hui (voir ALAIN, il a tout dit là-dessus) que les choses ne paraissent pas dans l'imagination comme dans la perception réelle. Les « images mentales » ne sont nullement des sortes de sensations atténuées. Une chaise imaginée n'est, en aucune manière, le double, la copie, la peinture affaiblie d'une chaise existante. Quand j'imagine une chaise, je ne vise pas une sorte de petit tableau que j'aurais dans l'esprit. Il n'y a point de dedans à ma conscience et aucune chaise minuscule ne vient s'y loger. Ce que je vise est une chaise existante mais, comme dit SARTRE, je la vise «absente». Débarrassons-nous de cette reproduction réduite et comme affadie de nos perceptions et comprenons que l'image est une attitude, une disposition intérieure, qui consiste à se conduire devant cette absence reconnue de chaise comme devant une chaise véritable, à tourner autour d'un vide de chaise, à esquisser le mou­vement de s'y asseoir, de l'empoigner, etc. On ne voit pas vraiment de chaise, on fait comme si on en voyait une.

Dans un récit, donc, les scènes décrites ne paraissent pas réel-

LE TEMPS CINÉMATOGRAPHIQUE - 20 -

lement. On ne les voit point. On est toujours, en quelque sorte, sur le point de les voir. Mais une nouvelle promesse de vision efface la promesse précédente. Supposez, que pour rendre un récit plus vivant - mettons un récit de bataille - on ait la singu­lière idée de l'accompagner de bruits d'imitation. Un coup de pistolet réel, par sa couleur trop crue, ferait tache scandaleuse. Les bruits n'aideraient pas à imaginer, bien au contraire. L'attitude perceptive, dit SARTRE, chasse l'imaginative.

Un récit ne fait rien paraître, il recouvre, recouvre sans cesse. L'objet présent manque toujours. Autrement dit, on passe directe­ment du passé au futur ou, pour parler plus exactement, il n'y a au fond que du passé fictivement orienté vers l'avenir. Le futur d'un récit est un futur imaginaire. Ce qui me fait penser à ces jeux d'imitation des enfants où tout demeure au conditionnel : « Tu serais la maman, j'irais te faire une visite. » On n'y passe jamais à l'exécution, au moment où la petite fille est la maman, où l'autre fait sa visite. Il s'agit d'une sorte de récit accompagné de quelques gestes symboliques, sans plus. On improvise, mais sans jamais tomber dans le présent ; ce conditionnel est un futur frappé d'ir­réalité seconde. On sait que le conditionnel est aussi le futur du passé : «J'ai dit que tu serais la maman», c'est-à-dire un futur devenu fictif parce que l'origine en est reportée en arrière ( « back­shifted future», disent les grammairiens anglais). Tel est le futur d'un récit. Je me transporte d'emblée, et sans recours, dans le passé et, de ce passé, je vise un futur doublement irréel - une première fois, comme tous les futurs, parce qu'il est l'à-venir -une seconde, parce qu'il ne devient jamais du présent.

Au cinéma, au contraire, le présent ne cesse de me crever les yeux. On n'en sort pas. Une suite d'images impitoyablement précises font que du présent sans arrêt chasse du présent. L:exis­tant, ce qui a trois dimensions, est également ce qui se borne à soi.

Aussi le cinéma échoue-t-il souvent à représenter le remémoré ou l'imaginaire. Rien de plus faux ordinairement que les passages où on prétend nous montrer les souvenirs ou la rêverie d'un per­sonnage. Tout le flou qu'on voudra n'y saurait réussir. Je voyais récemment un film déjà vieux où on tentait d'évoquer, en sur­impression, divers fantômes et revenants. Or je notais en moi une sorte de soulagement quand on me ramenait à une scène réelle

- 21 - LE PRÉSENT

et des personnages vivants. Si le cinéma peut rendre le fantas­tique (et je le crois volontiers), ce n'est donc pas en rivalisant avec les contes qu'il peut y réussir.

C'est ainsi

Dans un récit, la seule chose que je saisis réellement, ce sont des mots. Ici, au contraire, c'est le spectacle lui-même qui ne cesse de s'imposer, précis et dur. Mais au-delà de ce réel, comme une marge d'imaginaire se reconstitue par l'étonnement que les choses soient ce qu'elles sont.

Je crois que je me ferai mieux comprendre si je me réfère au fait divers, c'est-à-dire à un spectacle qui déclenche en moi une sorte de surprise de trouver le monde tel qu'il est. Il y a deux minutes le carrefour avait son aspect accoutumé. Et maintenant, cet accident. On n'en revient pas. Mais il est là, éclats de verre et sang sur le pavé. L'absurde de l'existence pure a tout d'un coup surgi, il me fait éprouver que les choses existent dans la mesure où elles échappent aux lois. Car la physique peut bien évaluer la vitesse des deux autos, la force de leur choc, mais la conjoncture ? Le rassemblement de ces choses en ce coin de rue, y compris le chien qui vient si incongrûment renifler le pied de l'agent de police ? Il faut toujours que la science parte d'une situation de départ et, si loin qu'elle remonte, d'un pur être-là. Nos lois ne sont que des artifices, des points de repère, pour saisir une ren­contre qui par essence leur glisse entre les doigts et qui est l'exis­tence même.

Voilà ce que j'admire devant le fait divers comme un moment plus tard, je ressentirai, au contraire, l'effacement total de l'événe­ment. L'oubli. Le croisement a repris un aspect tout à fait étran­ger à ce qui s'y est passé. Il est ce qu'il est, sans plus. La maison oublie le drame. Dans le coin de plage où quelqu'un s'est noyé la vague roule comme une heure avant. Le soleil est brûlant d'indif­férence. Tout a marché d'un pas égal. Le temps a tout entraîné. Ou plutôt rien n'a marché, rien n'a été entraîné. La scène est restée constamment au présent, absurde et incontestable, si toute­fois on peut encore parler de présent pour ce qui ne s'oppose à aucun passé et ne s'élance pas vers l'avenir. L'espèce d'ébahis­sement où me jette le fait divers vient de ce qu'il est une explo-

LA PRÉSENCE AU CINÉMA - 22 -

sion de l'existence dans la temporalité humaine. Or, il me semble qu'une des originalités du cinéma, art du présent, est de pou­voir rendre cet effet-là avec une force incomparable. Il peut dégager ce qu'il y a d'étrange et de singulier dans toute situation.

Par exemple, l'admirable scène des travestis dans La Grande Illusion me revient à la mémoire. Vous vous rappelez peut-être. Les prisonniers montent une revue avec leurs pauvres moyens. On essaie les costumes. Voici qu'on sort les robes de danseuses pour les « girls » de la troupe. On les passe. Et ces hommes dégui­sés esquissent quelques pas, font des mines, des grimaces. On rit follement. Mais tout d'un coup les rires deviennent nerveux, s'embarrassent et cessent dans la gêne et le silence général. Tous ces mâles se regardent, les bras ballants.

Voilà une scène qui n'est pas absolument inconcevable au théâtre, mais plus longuement et autrement traitée. A l'écran, elle ne dure peut-être pas plus d'une ou deux minutes. Toute l'émotion vient du caractère unique du moment qui est saisi. Tandis qu'une scène de théâtre a toujours quelque chose de géné­ral, de typique, comme on dit, l'œil impartial de l'appareil saisit à l'inverse tous les traits originaux qui font, au double sens du mot, le singulier d'une situation. C'est pourquoi à l'écran les détails sont saisis en tant que détails. Remarquez que sur la scène, par l'éloi­gnement, les fards, l'éclairage, les acteurs sont toujours plus ou moins dépersonnalisés. Nous ne sommes jamais très loin au fond du masque antique. Au cinéma, au contraire, les traits individuels se trouvent soulignés par les gros plans et la cruauté photogra­phique. Voyez aussi avec quelle habileté BECKER dans Falbalas a su singulariser chaque moment de son film par des détails habile­ment choisis : le vieux bonhomme qui donne à manger aux moineaux, les péripéties de la partie de ping-pong, l'arpète qui range les chaises, etc. Toujours, le cinéma doit chercher à faire éclater, de moment en moment, l'unicité absolue de l'existence pure et simple. Dire que le cinéma est un art du solide, de ce qui a une place déterminée, ou bien encore que c'est un art du pré­sent, c'était déjà dire qu'il joue de la façon fortuite « d'être ensemble » qu'ont les êtres et les choses, le pur tel quel de l'existence.

- 23 - RÉEL ET IRRÉEL

Réel et Irréel

Mais les dernières remarques sont déjà pour nous faire entendre que ces objets solides et solidaires, le cinéma ne vise pas à proprement parler à nous en donner l'illusion. Le réel, de lui­même, n'est jamais esthétique. Si le cinéma est un art, il faut bien qu'il soit autre chose que le doublage du monde existant.

Le cinéma est un développement de l'art photographique. Or, comment une photographie peut-elle être belle? Ce n'est pas par la reproduction en tant que telle, dont on ne voit pas de quelle façon elle aurait par elle-même cette vertu. La difficulté est ici que la mécanique semble avoir la part du lion. Le photographe intervient aux deux extrémités ; au départ, il choisit l'éclairage, le point de vue, l'ouverture du diaphragme, l'objectif, le temps d'exposition et, à l'autre bout, se logent les subtilités du dévelop­pement et du tirage. Mais, dans l'entre-deux, tout est abandonné à l'appareil et on est ainsi toujours tenté de croire qu'à la réserve d'un choix initial et à quelques retouches près, la photographie est belle quand elle reproduit telle quelle la beauté du spectacle.

En fait, ici comme partout, c'est un irréel qui est beau, et non le spectacle saisi comme existant. Par l'habileté de la mise au point et des réglages, et, au dernier stade, par l'usage convenable de ses bains, le photographe suscite certains hasards qui transfi­gurent le spectacle reproduit. Si bien que celui-ci se trouve dédou­blé en quelque sorte par une distribution des valeurs, un groupe­ment des objets, des rapports inattendus entre eux, choses qui, sans rien changer, ont cependant pour effet de transposer tout.

On sait qu'un paysage peint est beau parce qu'il nous offre un objet ambigu, un jeu harmonieux du coloris, qui se trouve être, aussi, la reproduction d'un fragment du monde. De même, mais en serrant le réel de plus près, la scène photographiée, si elle est belle, me propose une face mystérieuse et irréelle que je puis cependant traduire tout entière en termes de réalité. L'œuvre d'art est toujours ambivalente. Et le photographe est un artiste s'il prévoit à demi ces effets imprévisibles, l'art étant une façon réglée de s'étonner toujours un peu soi-même, le don heureux d'apprivoiser la chance par le métier.

DÉTACHEMENT DU SPECTATEUR - 24 -

Mais de même que les fameux fruits peints dont on disait qu'ils abusaient les oiseaux n'étaient pas de l'art, une photographie en trompe-l'œil ne saurait être belle. L'imitation n'est esthétique que si elle permet de saisir le réel comme imaginaire. Le cinéma donc, dont les moyens sont ceux de la photographie, mais portés à la seconde puissance par les effets du mouvement, ne devra pas non plus chercher à nous dissoudre dans une croyance sans aucun recul. Si la matière première en est l'interdépendance des choses existantes dans un espace à trois dimensions, ce n'est pas pour nous en écraser, mais pour qu'un jeu de reflets nous y fasse saisir cette sorte d'au-delà inexistant qu'on appelle la beauté.

Détachement du Spectateur

Du reste, si je croyais être, réellement être, au milieu de l'in­cendie ou sur le bateau qui sombre - comme on dit des premiers spectateurs qu'ils reculèrent naïvement d'effroi devant la loco­motive qui paraissait foncer sur eux - nous aurions bien trop peur pour que le cinéma fût jamais un plaisir. L'émotion esthé­tique est une émotion de complaisance. Or le monde véritable est toujours menaçant par quelque côté et, en face de la scène la plus tranquille, il resterait encore le souci de ne pas se cogner aux meubles, de ne pas tomber dans l'eau, de ne pas heurter les pas­sants. Le monde réel est donc ici évoqué à quelque distance ; nous ne nous y perdons pas. Il y a allusion plutôt qu'illusion.

Lorsque je me trouve dans la rue témoin d'une scène quel­conque - rixe, accident, scène burlesque - j'y participe toujours un peu bon gré mal gré, même si je n'y suis aucunement mêlé. Imaginez, en revanche, la même scène aperçue à travers les vitres de mon appartement. Le spectacle prend aussitôt quelque chose de lointain, de quasi insubstantiel. Or il en est un peu de la sorte au cinéma. Fait divers, mais fait divers pour ainsi dire désincarné. Et c'est justement ce qui fera ressortir l'étrangeté de la rencontre et donnera un caractère esthétique à la scène. Au cinéma, l'exis­tence est une existence vue en miroir. Si un jour le cinéma s'ajoute couramment le relief et les couleurs vraies comme il s'est adjoint la sonorité, ces progrès techniques seront sans doute, le premier du moins, dans la ligne d'un art qui toujours vise le réel, mais ils exigeront sûrement certaines précautions pour neutraliser

- 25 - LE PUBLIC

un surcroît d'illusion menaçante (4) . Le monde, au cinéma, paraît, mais rendu inoffensif.

Par quoi inoffensif? Par la passivité de celui qui regarde un film. Je prie qu'on veuille bien noter ici que le cinéma n'est en aucune façon un art du spectacle. Les vrais spectacles, le cirque, le théâtre, le music-hall, ne se conçoivent évidemment pas sans public. Rien de plus pénible qu'une salle d'opéra ou de comédie dont on voit, en attendant le lever du rideau, les fauteuils demeu­rer vides. On brûle qu'ils se remplissent. On craint que les acteurs ne se découragent et ne jouent mal. Et du reste, c'est crainte assez fondée. Les acteurs sont portés par leur public ; il y a, comme chacun sait, communication constante entre la salle et la scène. Il faut au jeu et à la voix cet immense résonateur en arc de cercle, et le bon acteur tient son public exactement au sens où un professeur tient sa classe quand il a du métier. Les spectateurs jouent peut-être le rôle le plus important de la pièce. Leurs réactions doivent s'y insérer. Quand un texte cc passe la rampe »,

c'est que ce rôle non incorporé au dialogue et invisible à la lecture profane a été bien écrit par l'auteur. Mais si celui-ci a oublié son interprète principal, s'il n'a pas su disposer les articulations, les silences, la danse de son texte de telle manière que le public y trouve aussitôt et comme naturellement à tenir sa partie, à y glisser ses rires, ses larmes, son émotion, la pièce peut être aussi intelligente, aussi profonde, aussi magnifiquement écrite qu'on voudra, elle tombe à plat, ce n'est pas du théâtre.

Du reste, on peut voir le public se disposer à jouer son rôle. Avant que le rideau ne s'éclaire, la salle prend conscience d'elle­même. C'est à quoi sert l'impatience devant la toile qui frissonne et cette disposition en amphithéâtre, ces spectateurs qui se lorgnent, s'étudient des galeries à l'orchestre, l'oreille cependant toujours tendue vers les bruits cachés du plateau. Les théâtres à l'italienne sont à cet égard supérieurs aux salles modernes rectan­gulaires. On s'y voit mieux, la salle se fait aussitôt une âme. Mais

(") Le « cinérama», a confirmé ceci. Le spectateur, qui se sent dans l'avion, a grand-peur d'aller heurter les Rocheuses. Le danger lui bouleverse l'estomac. C'est pourquoi sans doute (outre d'évidentes difficultés de tech­nique et d'argent) il est malaisé d'employer le cinérama à des films du modèle ordinaire.

DÉTACHEMENT DU SPECTATEUR - 26 -

le mieux, et de très loin, c'est le cirque, parce que, dit justement ALAIN, le cercle y est complètement fermé. C'est une impression puissante que celle d'une salle de cirque pleine à craquer, la houle de tous ces visages et la promesse de cette piste vide, tout en bas, au centre.

Donc, dans les vrais spectacles, la salle se prépare à la repré­sentation exactement comme font les acteurs dans leurs loges. Tandis que la jeune première se farde devant sa glace, la salle s'examine, si l'on peut dire, au miroir de soi-même. Et les entractes ensuite serviront à une sorte de réveil de conscience et de respiration. Le public a besoin de se reprendre et de se reposer un peu, comme les acteurs eux-mêmes. J'aime, pour ma part, à juger de l'effet d'une pièce par l'allure du public pendant l'en­tracte : ou bien c'est une sorte de rumeur heureuse dans les couloirs, ou bien un morne silence.

Au cinéma, pour y revenir enfin, nom� n'avons absolument pas besoin qu'il se constitue un public. Les spectateurs peuvent, et même doivent, à ce que je crois, s'ignorer les uns les autres. On peut très bien voir seul un film dans une salle vide. C'est qu'on sait bien que les acteurs s'en moquent. Une salle, au cinéma, ne prend absolument pas conscience de soi. J'ai même remarqué qu'aux lumières, en particulier dans l'attente préparatoire, le public des cinémas avait toujours un air d'inexprimable ennui. Il n'a rien à faire tant que la projection n'a pas commencé. Rien du film, en effet, n'est encore présent. Un ruban de pellicule dans un appareil mécanique, un grand carré de toile blanche, voilà qui est sans rapport avec la future représentation, au lieu qu'au théâtre on sent partout virtualités, puissances, et la pièce qui se ramasse pour bondir. Le public, comme je disais, se prépare donc à jouer son rôle par anticipation heureuse et par reconnaissance mutuelle.

Au cinéma, il n'a à se disposer d'aucune manière. Le film com­mence brusquement. Le monde du cinéma surgit tout à coup de l'ombre; celui du théâtre est pressenti derrière le rideau. Bien entendu aucun régime d'échange ne s'établit entre spectateurs et acteurs, puisque aussi bien il n'y a pas d'acteurs en chair et en os. Un inconvénient qu'on éprouve dans les films comiques c'est que les spectateurs doivent s'arrêter de rire pour pouvoir entendre la

- 27 - LE PUBLIC

suite, au lieu qu'à la comédie le rire peut déferler jusqu'au bout du haut en bas des gradins, et c'est même le dos de cette vague qui porte pour ainsi dire la réplique suivante. Tandis que le théâtre, comme dit ALAIN, est de cérémonie et que le spectacle y com­mence dans la salle, ceux qui assistent à une projection demeurent isolés et d'ailleurs passifs, chacun protégé par l'ombre, ignorant son voisin, et calé dans son fauteuil. On s'habille, ou plutôt on s'habillait pour se rendre au théâtre ; nul ne songerait à le faire pour aller au cinéma. En somme la meilleure formule du cinéma est celle des permanents, où la salle ne s'éclaire qu'à peine et de loin en loin, tout juste pour des raisons pratiques de sortie et d'entrée. Pas d'entractes. Ce sont ici des non-sens. Pas même de vrai commencement au spectacle. Ou plutôt, pas de spectacle à proprement parler, si l'on convient d'appeler ainsi la méthode qu'ont certains arts de faire participer des hommes en commun à des émotions réglées suivant une sorte de rite convenu d'avance.

Au cinéma, donc, je ne participe point. On me montre des choses. On réclame de moi une certaine docilité. Pour ma part (mais je sais qu'il n'en est pas ainsi de tous), je supporte, sans l'aimer, le médiocre au cinéma, alors que je ne puis du tout le souffrir au théâtre. C'est qu'à la comédie j'ai conscience de m'être dérangé, il faut donc que ce soit pour quelque chose. Quand les acteurs s'agitent vainement, à cause de la pauvreté du texte ou bien parce qu'ils jouent mal, j'éprouve une sorte de honte, à la fois pour eux et pour moi, comme on sent pour ainsi dire l'humanité entière déshonorée par les grimaces d'un amuseur qui ne réussit pas à faire rire.

Dans une salle de cinéma, je ne me sens pas du tout engagé, au contraire. Je me fais une âme facile devant une action qui ne me concerne pas. La fuite même du film dans ce qu'elle a de capri­cieux et de discontinu contribue à me rassurer et à me rendre assez étranger à ce qui se déroule sur la toile. Je suis comme un enfant porté à bras, bien décidé à trouver naturel le passage brusque d'un point à l'autre de l'espace.

Les objets, disions-nous, ont une place au cinéma. Les person­nages aussi sont rigoureusement situés, au lieu qu'au théâtre ils ne le sont qu'en apparence, à titre de simple convention. Au cinéma, il y a un chemin nécessaire d'un endroit à un autre, avec

FATALITÉ OU DÉTERMINISME - 28 -

des étapes nécessaires, et comme une apparence de travail. Seule­ment, nous voyons maintenant que ces conditions se trouvent bousculées et traversées par la fantaisie du découpage. Je vois un homme qui téléphone, puis brusquement son interlocuteur à l'autre bout du fil. On me fait donc voir un monde réel si l'on veut, mais je n'y suis pas. Je vois un monde qui semble fait d'exis­tants distribués avec précision et nécessité dans l'étendue, et qui, de proche en proche, se déterminent les uns les autres ; mais déjà, nous l'avons dit, par le dédoublement photographique, par une façon de faire éclater à une certaine distance de nous la bizarrerie de la « circonstance », ce monde tel quel se trouve transposé en spectacle esthétique. Et voici qu'il s'y ajoute une sorte d'ubiquité fantastique, comme un pouvoir d'être partout, qui m'assure bien que je ne suis nulle part et fait reculer l'espace évoqué en l'entourant d'une sorte de néant de situation.

* * *

Le monde du cmema, autrement dit, est difficile à décrire car il n'est nullement imaginaire sans être, pour autant, tout à fait réel. On serait tenté de dire que c'est un « monde de rêve » . Mais, outre que le rêve ne fait pas un monde à proprement parler, ce qu'il y a d'impitoyable et de quasi brutal dans la photographie nous transporte à l'opposé de l'imaginaire. Le cinéma se borne-t-il donc à planter autour de nous l'illusion d'un monde solide ? Mais nous ne sommes pas vraiment entourés de ce monde. Une sorte de légère hypnose nous engourdit : « On voit, dit VALÉRY, la préci­sion du réel revêtir tous les attributs du rêve. » Si la dureté et la profondeur du réel sont évoquées, c'est pour être niées aussitôt par une sorte de désintérêt et de passivité consentie. Le monde du cinéma n'est solide que comme ces momies dont on dit qu'elles tombent en poussière au moindre toucher. Et je passe, ou plutôt on me fait passer, d'ici à là comme par magie, ce qui me con­firme dans l'impression d'un monde simplement recouvert d'une sorte de pellicule d'existence, qui n'est que quasiment réel et, en fait, hors de mes prises.

Fatalité ou Déterminisme ?

Cette situation particulière du monde du cinéma doit avoir des conséquences sur le caractère des intrigues qu'il nous propose.

- 29 - LE TRAGIQUE

Le cinéma s'accommode bien mieux que le théâtre des effets de traverse. Le hasard n'y est point deus ex machina ; il a permis­sion de tout dévorer, à condition qu'on puisse dire : c'est ainsi. Les personnages n'ont point d'intérieur mais sont pris dans le monde comme une mouche est prisonnière d'une toile d'araignée. Leur conduite, parce qu'elle est la résultante de toutes les forces simultanées, n'a pas besoin d'être construite comme celle des personnages de théâtre. J'accepte fort bien les caprices. Micheline, dans Falbalas, répond à Daniel, en bouclant ses malles, qu'elle retourne chez elle. Or, a-t-on observé, peut-être décide-t-elle dans l'instant, elle improvise. Une autre rencontre l'eût fait fuir avec Clarence. N'importe, ces gens-là sont vides et leur apparente liberté est celle du bouchon ballotté sur les vagues.

Le tragique, au théâtre, naît du pressentiment. L'acteur se lie, s'enchaîne lui-même par ses expressions. Il dit sa passion par des mots et des gestes (à d'autres acteurs et à lui-même dans le monologue), et par une sorte de retour sur soi, cette passion -fureur, amour ou jalousie - se noue très fort, s'augmente de s'être dite, détermine un avenir fatal pressenti, tragique. Les pas­sions « prennent » sous nos yeux, comme la sauce mayonnaise. La liberté humaine se sacrifie de ses propres mains. Bruno, dans Le Cocu magnifique, se bâtit peu à peu un avenir jaloux dans un pseudo-dialogue admirable (monologue en réalité) où le confident muet n'est là que pour faire rebondir les folles constructions de son maître, lequel s'empêtre à chaque instant un peu plus dans le réseau où il se ficelle lui-même, tous ses mouvements resserrant davantage les mille liens qui l'étranglent.

Le théâtre, dans son essence, est pour faire ressortir le carac­tère fatal des passions - fatalité aimée, choisie, dans une sorte de suicide de la liberté humaine. « Le destin, dit HEGEL, c'est la conscience de soi, mais comme d'un ennemi. » Au cinéma, l'ennemi, c'est d'abord le monde. Si nous cherchons délibérément les carac­tères d'un cinéma qui serait tout distinct du théâtre, il me semble que nous en pourrions déduire que c'est une erreur de vouloir tra­duire à l'écran l'enchaînement de la passion par l'expression d'elle­même. Un amour, par exemple, devrait être pris cette fois unique­ment de l'extérieur, comme chose cosmique, liée au monde, au printemps, à la beauté visible (d'où la grande importance, peut-

DÉTERMINISME - 30 -

être de la beauté des femmes au cinéma), et non pas sous son , aspect tragique de serment fait à soi, et qui lie l'avenir inélucta-

blement. Le tragique viendra bien encore d'une privation de

liberté humaine contemplée par la liberté même, mais il sera d'un

ordre différent, déterminisme et non destin contemplé. L'amour

tombera, pour ainsi dire, sur les épaules des amants ; il surviendra comme un accident de chemin de fer. Comme le voleur de nuit que personne n'attendait. Ou bien le tourbillon qui tout d'un coup soulève les fétus de paille. Aussi, les meilleurs sujets de l'écran sont-ils cosmiques par quelque côté.

* * *

Le monde du théâtre est un milieu humain où les passions tiennent toute la place. Le monde du cinéma est un monde où le poids des choses inanimées se fait quasiment sentir. Déter­minisme et non fatalité. Seulement, ce déterminisme ne blesse point. Le monde ne cesse de crouler impunément, je ne risque pas de le recevoir sur la tête, car ce réel est privé de substance, désossé si je puis dire. Caprices, hasards, enchaînements, c'est tout un, en ce monde un peu lointain et quasi nébuleux. Le cinéma, pour mon plaisir, me propose un monde comme le véritable, d'apparence à la fois absurde et nécessaire, mais miraculeusement frappé d'inefficace.

II

BRUITS ET LANGAGE

Le cinéma construit donc sous nos yeux un monde quasiment réel, c'est-à-dire de pseudo-objets interdépendants qui, à la ma­nière des véritables, se définissent par exclusion réciproque et semblent résister chacun à sa place de toute la force d'une exis­tence mutuellement empruntée. D'une ombre de rapports spatiaux ils tirent une ombre de réalité. Tout, au cinéma, n'est pas cepen­dant approximation du réel. Que dire en effet de cette musique qui ne cesse d'accompagner la projection et s'efface tout juste quand le dialogue la vient relayer par intermittence ? Elle est pur artifice et non pas chose du monde. Forme humaine et inventée, sans rapport avec l'existence, voilà donc un ingrédient du cinéma qui paraît contredire à ce programme de vérité absolue auquel nous le voudrions borner.

La Musique de Films

Or une réflexion suffisante m'a persuadé, si bizarre que cela paraisse, que la musique de film jouait un rôle analogue à celui du cadre dans les arts graphiques. Tout le monde a éprouvé par une sorte de choc comme un tableau, une gravure ou une photogra� phie gagnaient incroyablement à se trouver soudain encadrés. Incroyable n'est pas dit au hasard ; on peut renouveler la surprise autant de fois qu'on voudra. Quand, tenant une toile à bout de bras, j'en fais varier l'inclinaison et je l'approche ou l'éloigne de mon regard, je produis de véritables changements dans ma per­ception de cette peinture, masquant certains rapports et en faisant surgir de nouveaux. Or l'addition d'un cadre déclenche bien, il faut l'admettre, des transformations esthétiques réelles du même genre. Le cadre, en effet, constitue avec le tableau une forme nouvelle qui change tout de bon la scène peinte ou dessinée. Par exemple une bordure, selon qu'elle est mate ou brillante, réagit

LE PROBLÈME DU CADRE - 32 -

sur la couleur ; elle l'avive ou bien elle l'éteint. Un peintre des (( valeurs » , Rembrandt si vous voulez, s'accommode du cadre en relief ou même l'appelle, tandis qu'un pur coloriste, un Van Gogh, exige au contraire un cadre plat et nu (1) . La largeur du passe­partout change considérablement le caractère d'un dessin. C'est ainsi qu'une marge immense vient sertir en joyau une petite gravure d'intérieur. Mais par-delà ces variations sans nombre dont l'analyse nous entraînerait hors de notre propos, et qui sont dues à l'incorporation dans une nouvelle (( gestalt » , le cadre joue en sourdine un autre rôle invariable, plus essentiel. Il répand sur la face de l'œuvre un curieux changement qui, à bien voir, ne change rien du tout, quoiqu'il soit le principal de ce saisissement dont nous parlions pour commencer.

Tant qu'un tableau, un dessin ou une photographie ne sont pas encadrés, ils restent en effet menacés d'une sorte d'ambiguïté fort nuisible. Quand je regarde un dessin je dois anéantir la per­ception du papier en tant que tel, des taches noires ou grises comme simples macules et cesser de voir dans les traits la trace accidentelle laissée par un crayon. Il me faut au contraire, par intention définie, animer tout cela en femme nue ou paysage d'un bord de rivière. Mais si mon dessin est simplement piqué au mur par quatre punaises il plane toujours le risque que je perçoive le grain du papier comme analogue à celui de la tapisserie, que les contours retombent au même niveau que les lézardes du plafond, que les traits se dégradent en lignes et que les parties diverse­ment ombrées rentrent elles aussi dans le rang parmi les taches quelconques de la pièce. Bref, mon dessin menace toujours un peu de se ravaler à la condition de simple objet du monde au milieu des autres. Si en revanche il est vigoureusement cerné et isolé par la zone neutre d'un cadre ou d'un passe-partout mon projet de perception esthétique se trouve raffermi d'autant. Le danger s'écarte que le monde dévore mon dessin. Cette assurance, projetée sur la toile ou le papier, rejaillissant sur le sujet, lui donne cet étrange éclat, cette vivacité inanalysable, simple traduction perceptive de la certitude où je suis désormais que le beau dessin

(1) Voilà un exemple qui me paraît aujourd'hui bien contestable. Mais n'importe ; il suffit de noter qu'une toile donnée s'accommode de certains cadres et en refuse certains autres.

- 33 - RÔLE DE L'ACCOMPAGNEMENT MUSICAL

ne s'effondrera pas en vulgaire bout de papier couvert de taches. Le cadre tue l'ambivalence. Pour voir une peinture je me déter­mine à l'annuler comme objet du monde. Or le cadre est une sorte de corset qui maintient cette résolution et je lis sur le tableau la confirmation qu'il me donne sous forme de cette valorisation surprenante, lumineuse transfiguration sans lumière.

Revenons au cinéma. Ce qui me fait dire de la musique qu'elle y est un cadre, au sens propre du mot, c'est que le film risquerait sàns elle de se muer en une pâle projection d'ombres insubstan­tielles sur un morceau de calicot. Le but, rappelons-le, est ici de me plonger dans un monde présent et absent à la fois, dur en apparence comme le véritable et cependant inoffensif, un monde où j 'aie l'illusion de me perdre sans toutefois rien avoir à en craindre. Le monde existant doit donc ici disparaître, et plus complètement que celui qui continue d'entourer à distance une gravure ou un tableau. Plus complètement parce que plus proche. Le noir de la salle est assez complet, le faisceau projecteur suffi­samment envoûtant pour que je n'aie pas à redouter l'intrusion des choses visibles qui subsistent dans la pénombre. Reste l'univers des bruits. Dès les premiers films muets on a senti qu'il fallait couvrir les divers bruits qui persistent aux environs du spectateur (singulièrement le bruit de l'appareil, fort indiscret aux temps héroïques du cinéma) et, davantage, couvrir même le silence, cette réserve de bruits possibles. Si la musique cesse, l'oreille aussitôt devient inquiète et attentive ; elle tente de renouer avec le monde véritable. Le moindre bruit de la salle, s'il n'est recouvert ou du moins écarté, déclasse aussitôt la projection. C'est la particule de réel qui par brusque catalyse chasserait le solide imaginaire au profit du solide résistant. L'ouïe, comme dit ALAIN, est un sens soupçonneux parce que c'est un sens de nuit et toujours incertain sur la distance et la direction. Sens bientôt mobilisé et qui occupe l'âme tout entière. La musique est donc là en quelque sorte, pour nous boucher les oreilles, comme le cadre de bois ou de plâtre coupe la communication entre le dessin et les choses qui l'inves­tissent. Par une expérience inverse de l'étrange promotion de la peinture qu'on place au milieu d'un cadre, une panne de l'appa­reil sonore au cinéma nous donne l'impression pénible que les personnages et les choses sur l'écran s'aplatissent, se dégonflent comme des baudruches, perdent jusqu'à cette existence de

RÔLE DE L'ACCOMPAGNEMENT MUSICAL - 34 -

deuxième ordre qui était la leur, pour n'être plus que des fantômes grisâtres s'agitant vainement sur une toile. Et du même coup le monde de la salle renaît à l'existence, et non pas seulement par les sifilets qui veulent sans politesse réveiller l'opérateur.

Mais ce n'est pas à dire que la musique de film se borne au rôle de barrière sonore. Elle n'est pas un accompagnement quel­conque. Un cadre, nous l'avons souligné, outre cette propriété essentielle et générale de rehausser l'œuvre graphique en proté­geant l'imaginaire contre l'offensive du réel environnant, intervient d'un autre côté par incorporation au tableau de ses qualités propres. Outre le cadre zone neutre et isolante n'oublions pas le cadre qui s'intègre à l'œuvre peinte et réagit sur elle. De même ici la musique accompagante ne se contente pas de bâtir autour du spectateur une prison sonore qui le laisse en tête à tête avec le film, mais par sa valeur symbolique avec les événements projetés elle compose avec eux, les soutient et les transforme. Elle relie des séquences par la survie d'un thème, ménage des transitions, accompagne le dialogue en sourdine ou bien, s'arrêtant tout net, le laisse résonner dans l'écho des salles et l'attente du spectateur. D'autres fois encore elle va montant comme l'orage pour gonfler de son paroxysme l'imminence de quelque catastrophe. Sans doute n'est-elle pas au centre de l'attention. C'est une musique qu'on entend mais qu'on n'écoute pas, de même que je ne regarde pas la baguette et le passe-partout qui enchâssent cette gravure. Mais comme eux pourtant, et plus encore peut-être (ne prenons pas en effet cette analogie pour autre chose que ce qu'elle veut être), comme un cadre, donc, elle intervient au cœur même du film par la puissance de sa suggestion (2) .

(2) Ces remarques me conduiront à dire que la musique de film doit se garder d'être descriptive. Il lui faut s'accorder au rythme des images et non essayer d'en traduire le contenu. Dans Le Mouchard on avait chargé la musique d'imiter les pièces de monnaie tombant sur le sol « et même - par un coquin petit arpège - la dégoulinade d'un verre de bière dans le gosier d'un buveur » . Erreur complète, dit Maurice Jaubert, à qui j'em­prunte cette citation. Nous ne demandons pas à la musique « d'être expres­sive et d'ajouter son sentiment à celui des personnages ou du réalisateur, mais d'être décorative et de joindre sa propre arabesque à celle que nous propose l'écran » .

- 35 - L'ACCOMPAGNEMENT SONORE

Bruits

Au temps du muet la musique était seule à défendre la repré­sentation contre la concurrence du monde existant. Avec le film sonore, puis parlant, elle s'atténue ou disparaît à de certains moments pour céder la place aux bruits et aux paroles enregistrées .

Mais il faut d'abord remarquer que les bruits du cinéma ne sont pas et ne peuvent être la reproduction pure et simple des bruits de l'extérieur. Ils sont, pour commencer, moins nombreux. On néglige normalement d'enregistrer quantité de menus bruits dont nous sommes constamment assaillis ; frnissements vagues, murmures indécis, tintements perdus ; tous ceux que nous révèlent négativement les brusques silences des matins de neige. En second lieu notons que certains bruits sont assourdis, étouffés - les explosions et les coups de feu par exemple. D'autres en revanche, se trouvent le plus souvent amplifiés, en particulier les paroles. De toute manière la proportion entre les bruits n'est pas la même que dans le monde où nous vivons. Il est d'ailleurs aisé de com­prendre pourquoi. Je me rappelle le temps où, dans certaines salles, on employait des bruits d'imitation ; on agitait des grelots pour la troïka, on tirait à blanc, et on faisait dégringoler le ton­nerre de la tôle traditionnelle. Or tout cela, outre un défaut capital sur lequel nous allons revenir dans un instant, était comme trop vif et restait étranger au film . La sonorité était d'un autre ordre. C'est que la photographie, quel que soit son réalisme, ne laisse pas de transformer ce qu'elle reproduit. Elle est un art d'enregistre­ment mais dont la passivité ne joue qu'après toutes sortes de choix et d'interventions ; ce qui fait que la scène la plus banale, si fidè­lement transcrite qu'elle puisse être, se trouve cependant rehaus­sée dans un ensemble de valeurs nouvelles où l'importance relative des choses est entièrement changée. Il faut donc qu'il en soit de même des sons d'accompagnement. Les rapports entre eux doivent être également des rapports nouveaux. Il faut surtout que de façon générale certains bruits soient plus sourds, moins envahissants, parce que les objets photographiés sont aussi moins éclatants que leurs modèles.

Dans les premières minutes d'une représentation cinémato­graphique on a souvent l'impression d'une certaine grisaille, d'une pâleur excessive. La gêne d'ailleurs se dissipe très vite parce

L'ACCOMPAGNEMENT SONORE - 36 -

qu'une fois enveloppé dans le film le spectateur n'a plus de point de référence. Mais les sons, justement, doivent être de la même espèce que la photographie et comme elle un peu brumeux, trans­posés en tout cas, si on ne veut pas qu'ils y introduisent le grain d'un élément dur et étranger. Il les faut donc plus amortis et autrement distribués. N'est-ce pas une exigence d'harmonie toute semblable qui veut que les figures grotesques du dessin animé parlent d'une voix qui soit aussi caricature ?

Dans les bruits d'imitation de l'époque du muet il y avait du reste un défaut bien plus grave. C'est qu'ajoutés au film du dehors ils ne surgissaient pas de la situation. Le même inconvénient paraît aujourd'hui pour le dialogue dans les films doublés. Si parfaite que soit la synchronisation, la voix substituée ne sort pas de cette bouche qui lui demeure étrangère, elle ne jaillit pas des lèvres ni du geste. C'est une remarque banale que la sonorité au cinéma doit être l'expression de tous les objets visibles. Le cinéma évoque un monde qui sans doute est décalé par rapport au nôtre, un monde plus lointain et non sans déformations volontaires, mais un monde en tout cas, c'est-à-dire un ensemble plein où les choses se tiennent, où il n'y a pas de vide, où il est impossible de rien chan­ger dans l'instant. Les bruits donc, eux aussi, doivent être à leur place et ne pas venir de l'extérieur ; le sifilement de la locomotive doit coïncider absolument avec le jet de vapeur et la claque reten­tir sur la joue à l'endroit même où la main vient s'écraser.

Qu'est-ce que comprendre ?

Nous sommes prêts maintenant à saisir que le langage, au cinéma, est un bruit parmi les autres. Seulement, c'est un bruit signifiant. La question est de savoir d'où il reçoit son sens et un certain détour est ici nécessaire. Voyons l'écriture avant l'écran.

Quand j 'ai sous les yeux un texte imprimé, comment puis-je le comprendre ? Si je lis : « le président de la cour interrogea l'ac­cusé » , ce serait une erreur de croire que je dois me définir suc­cessivement tous ces mots, me dire ce que c'est qu'un « prési­dent » , une « cour de justice » , « interroger » , etc. Je n'ai pas à réaliser ces notions, ni au sens anglais ni au sens français, à expli­citer un concept ou à faire paraître une image. Les mots sont des outils. A mesure qu'ils se présentent je les reconnais, c'est-à-dire

- 37 - QU'EST-CE QUE COMPRENDRE ?

que je me dispose intérieurement comme si je voulais m'en servir. C'est ainsi que le marteau ou la lime ont pour moi un sens, autre­ment dit indiquent des usages possibles.

Comprendre un mot c'est être devant lui comme le pianiste devant son clavier ; c'est se sentir chez soi, s'y retrouver comme on dit si bien ; c'est mobiliser toutes sortes de pouvoirs en une attitude expectative et se tenir prêt à s'engager par ici, par là, ou ailleurs encore, sans toutefois s'y engager pour de bon. La contre­épreuve sera l'étrange stupeur où me jette parfois un mot dans les moments de fatigue lorsque, refusant de passer, il perd soudain tout son sens, m'encombre bizarrement de sa forme et que ses syllabes s'attardent en une sorte d'excès de la matière sur la fonc­tion. De même une machine dont j 'ignore entièrement l'usage a de multiples parties qui ne se laissent pas résorber - des roues, des bielles, des creux, des rentrants - qui vivent chacune d'une vie indépendante. Le sentiment de comprendre est exactement à l'antipode de cette irritante panne de l'esprit où un mot, brusque­ment déshabillé de son emploi, se réduit merveilleusement à l'ab­surdité de ce qu'il est. Dans l'acte de compréhension le terme com­pris, loin de subsister sous le regard, se dissipe dans l'usage qu'on en fait et ceux qu'on en pourrait faire. Comprendre c'est dissoudre la matière du mot dans le sentiment de familiarité. Je comprends parce que rien ne m'arrête. Il est admirablement exact de parler du sens d'un mot comme on dit le sens du courant. Chacun est en effet semblable aux poteaux indicateurs des carrefours qui m'in­vitent vers des directions multiples où, sans aller effectivement, je pourrais aller si je voulais.

Mais prenons garde que les mots ne sont pas isolés. Plutôt qu'une suite d'outils discontinus nous avons ici une manière d'ins­trument composé qui se modifie à mesure que la phrase se com­plique et se module. Ce schème de virtualités qui est tout l'essen­tiel du comprendre se transforme donc mélodiquement selon le progrès du texte. Par exemple, dire « le président du tribunal »

c'est refuser certaines alliances que le mot « président '' tout seul autorisait encore, comme de déclarer qu'il a formé un nouveau cabinet ou solennellement proclamé ouverte l'assemblée des actionnaires . D'autres possibilités, par contre, deviennent plus proches. Je suis préparé à dire que le Président a revêtu sa robe

LES CONfEXTES - 38 -

rouge. Parler ensuite d'un président de cour d'assises qui inter­roge un accusé c'est fermer certaines portes et au contraire en ouvrir d'autres plus grandes. Et ainsi du reste. Je suis ici à l'op­posé du cinéma ; je ne vois rien. Tant que rien ne choquera, tant qu'il n'y aura pas de heurt, tant que les virtualités d'emploi des différentes expressions se composeront harmonieusement, tant que je pourrai passer d'une attitude verbale à la suivante comme une figure de danse naît de celle qui précède, je continuerai d'avoir le sentiment de comprendre ce que je lis . Mais si je tombe sur : « Le président de la cour avait avalé la carafe » , les usages virtuels ne s'accordent pas, les outils sont mal engagés ensemble et je reconnais d'un coup d'œil qu'ils ne peuvent collaborer. L'absur­dité, il est vrai, n'est jamais sans remède. « Le président de la cour faisait la queue à la soupe populaire » , voilà qui ne va pas. Mais si j 'ajoute : « C'était le soir de la Révolution », l'accord est rétabli.

Il n'y a donc pas d'un côté des mots qui renvoient d'autre part à un sens indépendant. Le sens est dans les mots. Il n'est que la façon dont ils sont orientés par le contexte. Mais attention que « contexte » peut s'entendre de deux manières. Il y a d'abord la réunion des termes mêmes, tels mots dans tel ordre, le contexte verbal. Mais finalement le langage n'assume un sens que si je me situe d'emblée par hypothèse dans une certaine conjoncture, si je me suppose en France, à la cour d'assises, etc. Le mot « témoin » par exemple, signifie autre chose selon que je me place au tribunal ou bien dans un champ avec l'arpenteur. C'est ce que nous nom­merons le contexte de situation. Il a toujours une importance con­sidérable et enveloppe le premier. Comprendre, pour l'essentiel, c'est en fin de compte deviner beaucoup. « Cour » , « président n ,

« accusé » , j 'entends ces mots parce que je suis du pays. Devant une page de latin, le plus souvent, je ne sais pas trop de quoi il retourne. Les érudits, il est vrai, ont laborieusement reconstitué les mœurs et le détail de la vie mais je ne puis néanmoins com­prendre le texte, la plupart du temps, comme un Romain le com­prenait. Deviner est ici périlleux ; tous les écoliers le savent. Il faut une approche patiente et indirecte par analyse des mots et de leurs rapports et, pour commencer, une sorte de refus de comprendre. Par une méthode quasi policière j 'essaie de faire vio­lence au contexte verbal, d'en tirer plus qu'il ne donne normale-

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ment parce que je ne sais pas poser comme il faut le contexte de situation. La grammaire vient au secours du dépaysement.

Afin de revenir à l'écran, quittons le texte écrit pour examiner les paroles qu'on entend dans la rue. Le rôle de la « situation » devient ici énorme. Elle prend quasiment toute la place. Hier, sur un trottoir, un jeune homme s'adressait à une grosse femme au premier étage. « J'ai maintenant un concurrent » , lui disait-il en riant. Comment aurais-je pu comprendre ces mots saisis au vol qui pourtant étaient clairs aussitôt pour les deux interlocuteurs ? Quand on fait à l'étranger l'apprentissage d'une langue vivante on commence par comprendre les paroles qui vous sont adressées en personne et, au contraire, ce n'est que tout à la fin, bien après le théâtre, les discours et les sermons, qu'on saisit les conversations où on n'est pas mêlé. Or c'est la même raison qui met au dernier rang les paroles des tiers et en première place celles qui vous sont directement destinées. C'est que les unes et les autres s'entendent surtout par référence à une circonstance où on se trouve étranger dans un cas, complètement engagé dans l'autre. Il est élémentaire de voir que le cinéma est bien plus proche de ce langage usuel que de l'écriture puisque justement il vise à nous imposer un certain rassemblement d'objets et de personnages, à nous le jeter pour ainsi dire aux yeux. Cette longue préparation nous permet en effet de comprendre que le cinéma, parce qu'il est un art des détails où tout ce qui paraît a, pourrait-on dire, importance égale, oriente les paroles des personnages par l'ensemble des choses montrées. Les mots y sont la traduction, l'expression, de tout ce qu'on voit.

Le théâtre, lui, est bien plus près de la page imprimée. Certes le dialogue s'y trouve inséré dans une situation dramatique qui l'éclaire, souligné et soutenu par les positions, les gestes et les déplacements des acteurs, illustré aussi par un décor. Le théâtre est fait pour les planches ; une pièce, si elle n'exige pas la repré­sentation, du moins la réclame. En d'autres termes, ce n'est pas tout à fait le langage pur qui est privilégié à la comédie, c'est une sorte de danse des personnages dont la règle et l'ordonnance, par le moyen d'une suite de gestes composés et stylisés, porte, exhausse, offre comme une couronne, les gestes oraux que sont les mots de la langue. L'objet propre du théâtre c'est l'homme en

LE LANGAGE AU CINÉMA - 40 -

mouvement et qui parle. Dans une scène de MOLIÈRE, par exemple, les oppositions des répliques, les symétries, les retournements, sont comme le schéma de toute une chorégraphie sous-jacente. La belle prose de théâtre indique elle-même sa mise en scène et la lecture appelle le jeu. Mais enfin l'art fait tout de même ici un sort au langage ; le texte demeure l'essentiel et se peut lire indé­pendamment de la représentation. Les acteurs, du reste, parlent tout autrement qu'à la ville; souvent en vers ou en prose rythmée, c'est-à-dire en une langue qui fait monument et cérémonie et peut se suffire à soi. Même s'ils emploient en apparence la langue de tous les jours, cette seule condition que tout ce qu'ils disent doit être entendu de la salle suffirait à distinguer leurs paroles du lan­gage confus et intermittent de la vie quotidienne. Au théâtre, le langage est encore roi. Voyons ce qu'il en est au cinéma.

Comparez dans les deux arts une scène où des acteurs sont à table. Sur le théâtre les accessoires ne sont qu'occasions pour les gestes des acteurs; on peut, si l'on veut, les supprimer. La mimique de théâtre se boucle sur elle-même ; mots et mouvements reviennent à l'homme. J'écoutais l'autre jour la lecture mimée d'une pièce anglaise. L'effet en était assez grand et on ne souffrait pas du tout que la main soulevât jusqu'aux lèvres un verre pure­ment imaginaire. Le matériel, à la scène, n'est que prétexte au lieu qu'il est contexte au cinéma. Sur l'écran, gestes et paroles prennent pour de bon appui dans le milieu environnant et leurs effets s'y vont perdre en une suite visible et effective. Voyez comme on nous montre ici complaisamment des assiettes, des verres et des vic­tuailles. Le décor envahit tout et se subordonne jusqu'au texte. Tout importe ; le reflet sur la théière d'argent, la blancheur de la nappe comme le tintement de la petite cuiller. C'est pourquoi les mots doivent conserver une exacte couleur locale. L' Anglais ne peut parler qu'anglais devant la table du breakfast. S'exprimant en français, il trahirait non seulement l'entière vérité de gestes et de costume que le cinéma exige impérieusement, mais encore l'exactitude des œufs au bacon et de la confiture d'orange. Les mots n'expriment plus seulement l'homme gesticulant, mais la tota­lité du champ visuel. Les paroles des gens attablés recevront leur sens de toute la conjoncture visible et sonore, elles ne s'isoleront plus aussi aisément. Je remarque d'ailleurs en passant que si le cinéma se plaît tant au luxe ce n'est pas seulement pour des

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raisons sociales évidentes de dépaysement et de compensation, c'est aussi parce qu'il en tire le motif d'une grande richesse de matière, d'une solidité redondante. La table richement servie existe incomparablement. On voit tout de suite, en conséquence, qu'on ne saurait souffrir à l'écran les phrases qui sont simplement pour renseigner le spectateur : « Notre père, comme tous les officiers en retraite, ne pourra jamais, ma chère Clotilde, se priver d'aller à son cercle tous les soirs à cinq heures. » Le film, il est à peine besoin de le rappeler, en montrant le vieil officier, le cercle et la pendule qui marque cinq heures, peut et doit faire l'économie de tous ces artifices d'exposition. Encore une fois, la situation prime le contexte verbal ; les mots ne se justifient jamais par eux-mêmes ou par d'autres ; ils demeurent plongés dans la matière.

On comprendra par les mêmes raisons que si le théâtre est volontiers oratoire, le cinéma ne saurait l'être longtemps sans dom­mage. Les drames élisabéthains, nos pièces classiques, CLAUDEL, bien d'autres encore, sont remplis de discours éloquents. Or, la déclamation est une des multiples manières de faire confiance au langage et de se fier à son mouvement propre. Qu'est-ce qu'un orateur ? C'est un homme qui me maintient longtemps et par ruse dans la crainte qu'il n'aboutira point.

ALAIN m'a raconté qu'il avait vu autrefois sur le marché de Bourg-en-Bresse un étrange marchand de vaisselle. Cet homme faisait des lots de sa marchandise et, avec le boniment habituel, proposait à bout de bras la première pile au cercle des badauds. Si, sommations faites, personne ne se décidait, il laissait tout tomber sur le sol. Au lot suivant, des mains très vite se tendaient, le geste d'acheter sortant du désir de prévenir la chute. On pour­rait dire, me semble-t-il, que ce marchand avait découvert le secret de l'éloquence. Les hésitations prétendues, cette approche lente et indirecte, les fausses concessions à l'adversaire qui ne servent qu'à bâtir complaisamment un fond de générosité et de désintéres­sement à des arguments absolus, ces périodes enfin dont on tremble qu'elles ne s'embarrassent dans leurs incidentes et ne viennent à culbuter avant l'équilibre de la dernière proposition, tout me fait craindre par comédie que l'orateur ne s'égare dans son propos ou ne s'empêtre dans sa phrase, et me tenant en

LE CINÉMA REFUSE L'ÉLOQUENCE - 42 -

haleine comme devant le danseur de corde jusqu'à la résolution finale et le souffle retrouvé, fait tout au bout éclater mon soula­gement en bravos approbateurs.

Je recueille l'idée à moi tendue, comme les paysans de Bourg saisissaient la vaisselle. Il est assez naturel au théâtre de faire plaider les personnages, soit qu'ils parlent au nom de l'auteur, soit qu'ils prêchent pour eux-mêmes, alternativement. On gagne le spectateur à une thèse ou bien on le renvoie d'un discours à l'autre, les tirades affrontées composant une sorte de ballet intel­lectuel qui déconcerte un moment son attente pour la combler par le dénouement. On voit d'un coup d'œil que cette méthode n'a pas de lieu au cinéma. Elle suppose les hommes bien trop occupés de poursuivre leurs idées avec logique (ce qui veut dire en discou­rant) et non point distraits et détournés comme ils le sont en fait à chaque instant, eux et leurs auditeurs, par la multitude bigarrée et l'imprévu des événements. Le cinéma, de minute en minute, nous ramène au monde. Il brise le dialogue humain, ce que suggère la succession de ces courtes scènes et l'apparente fantaisie du montage.

Mais il y a autre chose encore. Ce qui me frappe c'est que hors les cérémonies, quand il n'y a point de public, loin de l'église et du forum, le style oratoire n'a pas dans la vie courante le suc­cès qu'on lui attribue. Un homme jeune et qui brûle de convaincre et de briller a ordinairement au départ une chose importante à apprendre. Il commet l'erreur de guetter l'approbation chez son interlocuteur. Il faut du temps pour savoir que lorsqu'on a réussi à toucher un homme isolé il n'a pas coutume d'applaudir à grand bruit. Il ne dit même pas : « Comme c'est juste J> , ou : « Vous avez bien raison. » Il se perd au contraire dans un air d'absence, on dirait presque de désintérêt. Et on s'étonnera des semaines ou des années plus tard de l'entendre répéter mot pour mot ce qu'il n'avait pas paru même écouter. J'en tire que le prêche et la plai­doirie, tous les styles qui ont pour conclusion recherchée le suf­frage ou l'assentiment bruyant, s'adressent mal à l'homme en soli­tude. Or, le spectateur de cinéma n'appartient à aucun public. Il est tout seul au milieu d'une foule inorganique, aussi coupé des autres hommes que l'auditeur de la radio. Raison supplémentaire pour que l'éloquence morde mal sur lui. C'est une des causes qui

- 43 - FILMS PARLANTS

m'ont fait trouver si choquant, à la fin du Dictateur, cet immense Charlot qui plaide pour la démocratie. Charlot pathétique et doux dont c'était le lot d'être vaincu à coups redoublés par la méca­nique du monde, le poids des choses sur lui sans cesse retombant. Un discours cohérent est de lui ce qu'on attend le moins ; il ne doit réussir en rien, pas même en paroles. Dès qu'au cinéma les acteurs parlent trop bien, une gêne mal définie nous garde d'entrer dans le jeu. Aussi le style de cinéma est-il naturellement moins lié, plus nerveux et plus discontinu.

L'éloquence suscite en nous puis rassure l'inquiétude d'une catastrophe verbale. Le cinéma, à sa manière, souffle aussi le chaud et le froid. Mais son jeu n'est pas de nous jeter en alarme par une suite de mots en équilibre instable qui se poursuivent en une sorte de fugue jusqu'à leur assiette retrouvée, il est d'éveiller discrètement la menace du malheur par la trop facile communi­cation des choses entre elles, le sentiment de la liaison universelle, la conviction que les personnages restent constamment nus, expo­sés à l'imprévu qui peut toujours surgir de l'horizon. Et pour finir il nous rassure par la chute même des événements, leur neutrali­sation, le brassage statistique, le retour à zéro, comme la poussière retombe après les combats. Dans un sens, puis dans l'autre, le cinéma joue de l'indifférence des choses à notre égard - l'ouver­ture du monde sur l'indéfini.

Bien entendu je ne me donnerai pas le ridicule d'enseigner aux cinéastes ce qu'ils doivent faire. Les œuvres d'art se sont toujours justifiées par leur existence même, sans égard aux aboiements de la critique. Mais nous plaçant strictement au point de vue du spectateur et partant du cinéma tel qu'il est, nous essayons de lire quelques lois dans nos plaisirs et nos répugnances. Au reste, il s'agit seulement de discerner des tendances. Ainsi le cinéma tend vers un dialogue moins continu et moins indépendant que celui de la scène. Mais ceci veut-il dire que les mots soient réduits sur l'écran à la portion congrue ? Voyons de plus près.

Le langage, il est vrai, dans une pièce, occupe toute la place et il n'en est pas de même au cinéma. On parle d'un bout à l'autre de Phèdre ou de Suréna. Les silences eux-mêmes sont des absences de mots, une sorte de langage au négatif, le vide qui se creuse pour laisser retentir la phrase ou le manque dont naîtra l'exigence de la

VALEUR ÉMOTIVE DU LANGAGE - 44 -

suivante. Or, d'après ce que nous avons vu, un film ne se remplit pas avec des paroles, mais avec des choses, les personnages étant pris aussi comme des sortes d'objets. Si un film d'intérieurs (Fal­balas si vous voulez) s'accommode d'une somme de langage assez considérable, j 'ai le sentiment que dans Dernière Chance, où dominent les dangers du dehors, la neige et l'escalade, la dose est nettement trop forte. On garde une impression bourdonnante de l'accumulation volontaire (et du reste très cinématographique) de toutes ces langues confondues. Il aurait fallu aérer le dialogue. Les films sont assez souvent plus parlants qu'il ne faudrait. Et on peut toujours concevoir un film où l'espace et la montagne effa­ceraient quasiment le langage des hommes.

Et pourtant si j'essaie à la sortie d'un bon film de recueillir et d'analyser l'enchantement dont je suis encore engourdi et que va bientôt dissiper le tumulte de la rue, il me vient une masse confuse de scènes d'où surnagent, avec les visages obsédants de certains acteurs, une multitude de mots. Il est vrai que la plupart du temps je ne saurais me référer à ces paroles ou les ressusciter. Tandis que le dialogue de théâtre survit aux feux de la rampe et s'obstine en moi d'une vie secrète (la pièce, pendant deux ou trois jours, montant ou descendant dans mon estime loin des prestiges de la représentation), le texte d'un film au contraire s'évanouit tout entier avec le carré lumineux. Ou plutôt il demeure sous forme d'une émotion globale. C'est que les mots y ont un autre aspect que celui que nous avons jusqu'ici envisagé.

Notre analyse de la compréhension laissait en effet de côté quelque chose d'essentiel. Elle ne définissait le sens des vocables que d'un point de vue strictement pratique, la matière sonore s'évanouissant totalement dans l'usage qu'on en faisait. Si quel­qu'un me dit « marche », ce geste des lèvres et du gosier passe bien tout entier dans mes jambes en mouvement. Mais il ne s'agit là que d'un signe utilitaire. Le vrai langage compte aussi par la masse des syllabes, leur rythme et leur volume. Il est émouvant.

Pourquoi les bruits sont-ils les plus émouvantes de toutes les sensations ? Parce qu'ils nous attaquent pour ainsi dire au centre de notre être. Une lumière, un contact, m'invitent à des mouve­ments pour m'en éloigner ou m'en approcher. L'ouïe, de son côté,

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me renseignant mal sur les directions et les distances, a pour pre­mier résultat de m'arrêter et me couper le souffie. Les bruits sai­sissent. ALAIN dit qu'ils m'éveillent immobile. Ils m'émeuvent plus qu'ils ne me sollicitent à agir parce qu'ils tracent moins clai­rement que la vue ou le toucher le pointillé d'une action parmi les choses. Le brusque blocage des muscles affole le cœur. Et le bouleversement organique devient émotion lorsque, ne percevant pas un monde déterministe où les objets conduisent à d'autres comme des moyens à une fin, je choisis de saisir magiquement l'univers à travers le trouble de mon corps (3) . Assumant cet orage physiologique, l'animant d'une intention, je m'y réfugie loin d'un monde où ne se dessinent pas d'instruments, sans voies toutes tracées, le monde difficile et déroutant des bruits. Et ce choix fait paraître au lieu d'un ensemble d'ustensiles et de points d'appui pour l'action, un univers docile et spontané comme l'esprit, suf­fisant toutefois et borné à la façon des choses, global, magique - émouvant. Or, le plus bouleversant de tous les bruits c'est la voix humaine, qui nous touche justement au cœur par cette raison qu'elle est le signe d'une spontanéité étrangère et comme une faille dans le lien mécanique des choses. Voilà le scandale dont me transperce un cri effrayant dans la nuit. Il creuse une sorte de trou dans l'être des objets tels qu'ils sont. L'Autre est essentiel­lement et normalement magique.

La sonorité installe donc une sorte de péril au centre du cinéma. L'image qu'il nous propose d'un monde aux parties soli­daires et articulées se trouve compromise par les bruits, court le risque de se dégrader en une masse indivise et trop touchante. Il est clair que cette émotion doit être tenue à distance. Non certes anéantie. Il n'est d'art que menacé et sauvé au dernier moment ; le bruit gronde sous la musique, et la beauté architecturale est une victoire renouvelée sur le poids des pierres. Seulement le cinéma doit domestiquer en l'homme ému le trouble qu'il a suscité à dessein. Trouble qui est à son comble sous l'attaque de la voix parce que l'humain est par-dessus tout ce qui déconcerte en nous le sentiment des effets et des causes. Associés au timbre de la voix, songez à ces énormes visages qui viennent trouer sur l'écran de leur énigmatique expression le texte serré des choses existantes.

(3) Voir SARTRE, Esquisse d'une théorie des émotions.

LA VOIX HUMAINE - 46 -

Comment dompter le monstre ? Si tout bruit inquiète en son premier assaut et touche aux sources de la vie, la sonorité recon­nue et revenant me détend et me rassure. De là procèdent tous les arts qui sauvent le bruit par la tenue des notes et le retour des sons, composant et assagissant mon émoi selon le rythme, et de la voix faisant monument par le chant, la poésie ou l'éloquence. Le théâtre, bien entendu, va de ce côté-là. Le cinéma n'est pas tout à fait étranger non plus à ce procédé, puisque dans la langue la plus ordinaire, dont il se rapproche, les répétitions de politesse, le balancement des formules, les précautions et les lieux communs ne sont pas sans dresser encore la partie sauvage de la voix humaine. Mais l'originalité du cinéma est ailleurs. Si le théâtre fait de la voix langage, l'écran la retient pour ainsi dire à l'état naturel. Dans la tradition théâtrale, les grands acteurs tragiques ou comiques, loin d'infléchir leur prononciation selon toutes les nuances du sens et la tentation des détails, ont toujours fait passer leur diction au rabot d'un sorte de mélopée. C'est ce qui surprit tant le jeune Marcel quand il entendit pour la première fois la Berma. L'acteur de cinéma au contraire s'attache plus aux nuances de l'instant. Le découpage souvent met en vedette telle ou telle parole qui termine une séquence, non pas du reste pour en faire un « mot de la fin », comme à la scène, mais pour en laisser ressortir l'entière vérité de geste et l'adaptation à la cir­constance. Voyez aussi comme est essentielle dans le Chemin des

étoiles la subtile opposition de gorge entre Anglais et Américains, liée d'ailleurs au contraste correspondant des manières et des costumes. Il en résulte que tous les vrais amateurs de cinéma pré­fèrent d'entendre une version originale, même s'ils n'en com­prennent pas la langue. Pourtant les sous-titres ne traduisent pas grand-chose, à peine le tiers et souvent assez mal. Bien sûr on devine facilement par la prééminence de la situation. Mais la vraie raison est que le parler des hommes n'est pas surtout important ici par le sens utilitaire, mais par le corps même des mots, leur aspect naturel et barbare. De même, tenant une lettre à la main, il m'arrive d'oublier la valeur sémantique des phrases de ce billet pour m'abandonner à cette autre signification qu'elles me jettent aux yeux par la forme des boucles et la qualité du trait. Le cinéma, à ce que je crois, fait un sort à l'être des mots, dans ce qu'il a de plus physique. Du langage il retient surtout le cri. Bâtissant par

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principe un monde dur et strict, il le laisse dangereusement mais volontairement lézarder par les inflexions de cette voix,

Que j'ignorais si rauque et d'amour si voilée

et nous fait un instant redouter que le monde, se dérobant à nos points d'appui, ne sombre dans l'émouvant et le magique. Mais il nous exorcise ensuite de deux manières.

D'abord il nous rassure par un amortissement général de tout !'enregistré, sonore et visible. Les objets représentés évoquent bien une matière à quoi on puisse se fier grâce à l'interconnexion de tout, mais nous ne cessons d'être avertis subtilement qu'il s'agit d'un monde en fait hors de nos atteintes et mécaniquement repro­duit. Un monde qui, par conséquent, ne se laissant pas toucher, nous touche moins aussi au double sens du mot. Quand les choses sont des reflets, la déception, à l'égal de la confirmation, manque de corps. Le magique est d'autant plus émouvant qu'il surgit dans un univers plus solidement charpenté. Il n'y a en revanche dans les rêves aucune proportion entre le charme ou l'horreur de nos visions et la joie ou l'épouvante dans laquelle elles nous jettent, parce que notre attitude d'homme qui rêve exclut justement de toutes ses forces le raisonnable et l'ordinaire des lois. Trop ému, je me réveille. Au cinéma, je ne suis sans doute pas comme en songe plongé dans l'imaginaire ; je veux croire en un sens à la réalité et à la solidité de ce que je vois, mais je sais bien qu'il s'agit seulement d'une solidité et d'une réalité prétendues, fausses par un certain côté. La causalité du film est une manière de comé­die ; c'est une causalité qui a déjà eu lieu et dont on nous déroule de nouveau les effets par artifice. Il se passe souvent dans un film une somme incroyable d'événements bouleversants ; notre émotion n'est pourtant sans aucun rapport avec la domination viscérale dont ils nous étreindraient dans la vie, ni même avec les pleurs ou les rires qu'ils exciteraient en nous, représentés sur une scène. La voix, cet instrument premier de l'émotion, se trouve comme le reste, décalée de plusieurs crans par le sentiment que nous avons qu'elle est re-produite. Elle peut être aussi intense qu'on voudra, elle est transformée par en dessous, comme le papier buvard absorbe, d'une tache d'encre, à la fois le relief et l'éclat. L'écran nous donne par grâce spéciale une réédition de phénomènes dont nous nous sentons ainsi protégés puisque,

LA VOIX HUMAINE - 48 -

vivants, nous assistons à une scène de carnage qui a déjà épuisé ses conséquences, et, sans blessure au cœur, à l'éveil d'un amour mort avant d'être né. Donc, premier procédé, rendant moins sensibles du même coup et les lois habituelles et leur démission, le cinéma resserre la marge entre le déterminisme et le merveilleux affectif.

Mais non content d'atténuer l'un et l'autre, sa deuxième méthode sera de subordonner le second au premier par un retour constant de la mécanique sur la vie. Il échappe de justesse au risque de trop laisser sourdre le cri dans la voix et de nous remuer sans mesure, non pas tant en sauvant et endormant l'émo­tion par la répétition et la poésie, ce qui est la méthode des arts du langage, mais comme la vague sur le sable efface une fois et toujours, en recouvrant sans cesse les paroles par l'impitoyable et rassurante nécessité. C'est ainsi que l'écho rend la voix à la nature. L'humain est partout au cinéma mais partout finalement vaincu. De scène en scène on nous restitue le monde sans les hommes. C'est pourquoi il ne faut pas que le discours s'y déve­loppe jamais longtemps. Un paradoxe nous arrêtait il y a un instant. Nous trouvions que le film, d'une part, semblait repousser les mots et d'autre part en était effectivement rempli. C'est que l'humain, les bruits, les clameurs, les visages, constamment évo­qués sont constamment digérés par les choses (4) .

Un portrait peut avoir deux sens : la fonction purement utili­taire de renvoyer à une personne (à quoi se réduit, forme extrême, la photographie d'identité : « Voici Untel »), et une autre valeur plus profonde qui se ferme sur elle-même en une signification sans concepts. La langue de même possède à la fois un sens explicite qu'on peut paraphraser, et une expression à la manière d'un geste ou d'un visage. L'éloquence, la poésie - et donc le théâtre qui ressortit à l'une et à l'autre - composent ces deux aspects en un objet ambigu dont c'est la beauté d'appartenir aux deux ordres simultanément. Le cinéma, au rebours, exerce sur le parler humain un double effet réducteur. Par sa manière de tout faire voir il réduit l'importance de la signification superficielle et utilitaire de

(') VALÉRY parle de cette toile tendue, de ce « plan toujours pur où la vie ni le sang même ne laissent point de traces » .

- 49 - LA VOIX HUMAINE

la langue, dépossédant le contexte verbal au profit du contexte de situation. Et quant à la valeur profonde, le geste expressif du gosier et des lèvres, il le rattrape pour ainsi dire par derrière, et en recouvre le mystère sous le grand calme plat de l'existence qui se borne à elle-même. Un film ne se termine pas, comme une pièce, sur des paroles. Le cinéma prend la voix humaine et nous la restitue en chose.

III

LE RÉCIT, LE MONDE ET LE CINÉMA

La joie dispensée par le cinéma fut d'abord le simple émer­veillement qu'une machine, une sorte de jouet scientifique, pût extraire des données les plus quotidiennes - de l'eau qui coule, des feuilles agitées, de l'ombre et du soleil alternant sur un visage - une qualité que la vision directe ne saisissait ni ne soupçonnait, la photogénie des objets en mouvement. Par le détour d'opérations compliquées où l'optique et la chimie combinaient leur puissance, on s'étonnait de redonner une virginité noire et blanche aux choses de tous les jours. Il est donc naturel qu'on en vienne à se deman­der maintenant si employer le cinéma à raconter des histoires ne l'a pas détourné de sa vocation véritable. Un cinéma pur, hors de toute contagion littéraire, ne se fût-il pas peu à peu dégagé, à simplement choisir par la joie des yeux entre les différents spec­tacles dont il nous restituait la nouveauté ? L'automobile qui, en 1 900, ressemblait à une victoria ridiculement coupée de son atte­lage ne rappelle aujourd'hui en rien les voitures de nos grand­mères. Peu à peu, elle s'est trouvée. Ainsi le cinéma aurait-il peut-être découvert sa loi propre si le commerce n'avait entraîné la magique chambre noire au service du mélodrame et du roman­feuilleton. Ceux qui ont ainsi posé la question sont d'ailleurs souvent ceux-là mêmes dont c'est le métier de porter des scénarios à l'écran (René CLAIR par exemple) . Un regret les habite, d'avoir délaissé la pureté d'un art pour les profits du marchand.

Présent et Présence

On ne peut manquer en effet d'apercevoir que la nature essen­tielle du cinéma est d'obéir à la sollicitation du monde. C'est ce poids de réalité que mon premier chapitre avait pour dessein de faire d'abord sentir. Besoin de vérité, tel est et tel sera notre refrain. Cela ne veut pas dire qu'il soit interdit au cinéma de

LE RÉCIT, CONTRAIRE DU MONDE - 52 -

représenter le fantastique ou d'animer des symboles . Bien au con­traire. Mais cela signifie que les symboles ou les visions fantas­tiques doivent être de quasi-objets, rigoureusement situés, interdé­pendants, toujours solidaires en un monde. Or, un récit c'est tout le contraire d'un monde. Les praticiens doivent en avoir sourde­ment conscience dans les studios. On y éprouve sûrement cette exigence du vrai, la pression du réel et une sorte de résistance de la photographie à la narration. Nous disions d'ailleurs que le cinéma est un art du présent et nous l'opposions à cet égard au récit, dont l'essence est d'être passé. Voyons de plus près.

Supposons que j 'aie sous les yeux un paysage. Rien n'est passé de ce que je contemple devant moi. Si je vois sur un arbre la trace d'un coup de cognée qu'un bûcheron a donné hier, toujours est-il qu'il ne subsiste de ce coup de hache qu'une entaille actuelle dans une écorce tangible. Si l'on essaie pourtant de dire que telle branche, pour avoir été mainte fois pliée au passage des vaches, a gardé quelque chose du passé puisqu'elle se plie plus aisément, on ne fait qu'une sorte de jeu de mots car c'est la texture de cette branche telle qu'elle est en ce moment qui permet de la courber avec facilité. Rien non plus du paysage n'est futur. Il ne réclame rien. Si je trouve qu'il y manque quelque chose c'est moi qui pense ainsi. En soi il est complet puisqu'il existe. Mais on ne peut pas dire davantage qu'en lui-même il soit « présent » , parce que le présent ne s'entend évidemment que par référence à un passé et à un futur. Disons qu'il est tout simplement, ou plutôt qu'il existe.

Mais si en soi il existe, sans trou, sans intervalle, sans mémoire, repu dans la morne et inconsciente digestion de l'être comblé par l'être, puisque pour moi il fait spectacle, c'est que j'y introduis un genre d'insuffisance. Autrement je me perdrais en lui et rien ne paraîtrait. Il ne se maintient à distance de vue que parce que j 'y glisse comme un manque toutes sortes de cc possibles » qui ne sont pas donnés, mais qui viennent de moi, celui par exemple de contourner cet arbre, d'épouser de ma main le rond de cette branche ou de m'insinuer dans cette vallée. Ainsi l'arbre et la branche prennent relief et la vallée se creuse par mon refus de les accepter tels quels. C'est moi qui suis cc le défaut de ce grand diamant » . Le monde s'entoure ainsi, grâce à ces projets, à cette impatience qui me constitue, d'une marge de non-être qui le

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détache en paysage perçu. Il n'est donc présent que par mon recul, mon refus de m'identifier à lui et cette quête des lointains qui me fait rechercher l'être au-delà de tout ce qui est instantanément. Du même coup mes possibilités le creusent d'un futur, sorte de lieu où je projette de me rejoindre moi-même dans une parfaite coïncidence avec l'existence. Le futur est le lieu de mon exacte satisfaction. Projet indéfiniment renouvelé parce que jamais je ne rattrape l'être en soi et suffisant, jamais je ne puis être ceci ou cela, toujours l'avenir s'étend devant moi, cependant que tout ce que j 'éprouve glisse au passé par un déclassement automatique. Parce que je ne puis me réduire à quoi que ce soit de défini, le paysage que je vois devient aussitôt un paysage que je voyais. Ce n'est pas qu'un universel devenir nous entraîne lui et moi. C'est au contraire mon inaptitude à être ce paysage qui donne sens au devenir. La seule façon que j'aie d'être quelque chose c'est de l'être au passé, de ne l'être plus. Le passé, dit SARTRE, est « cette structure ontologique qui m'oblige à être ce que je suis par der­rière n . Ainsi le temps est l'irrémédiable décalage entre mon esprit et les choses qui sont ce qu'elles sont. Passé, présent, futur, à partir du présent déploient leur éventail d'un seul et même coup d'aile (1) .

Mais toujours c'est des choses qu'il faut partir. Mon refus est refus du monde tel qu'il est. Quand je disais que le présent est le temps même de l'existence ce n'était qu'une façon de parler puisque nous voyons que le monde à lui tout seul ne peut porter aucun rapport temporel ; je désirais simplement marquer cette

(1) On reconnaît ici certaines des thèses de L'Etre et le Néant. Mais je n'ai pas besoin d'une théorie du temps plutôt que d'une autre. Pour toute spéculation sur le temps la difficulté commence quand il s'agit d'expli­quer le temps des choses, pourquoi il faut « attendre que le sucre fonde » . Je doute que Sartre y ait vraiment réussi. Pourquoi ces neuf mois d'at­tente avant qu'un enfant ne vienne au monde? Il n'en dit rien. Mais du point de vue qui est ici le nôtre c'est un gros progrès d'éviter l'image d'un temps qui s'écoule à la façon d'un fleuve. Au niveau où nous restons, il s'agit simplement de décrire. L'idée d'un fleuve temporel est à l'origine de toutes les erreurs sur la nature du récit. Si le monde, en effet, par la durée, est conçu sur le modèle d'une rivière, l'écoulement d'un récit peut en être une image fort acceptable. Il n'y a pas d'antagonisme. Le retour à la véritable « donnée immédiate " souligne au contraire une opposition fonda­mentale : les événements du monde ne se développent absolument pas à la manière d'une narration.

LE TEMPS ET LE RÉCIT - 54 -

primauté des choses. Dire aussi comme je faisais, que le cinéma est un art du présent parce qu'il est un art photographique, c'était une manière d'indiquer qu'il ne peut pas ne pas constamment évoquer la présence des objets, leur poids pour ainsi dire. Quand on dessine ou peint un paysage, la fidélité au modèle n'empêche qu'on est entièrement maître d'arrêter ou de pousser la représen­tation jusqu'au niveau que l'on désire. On peint par grandes masses ou bien on choisit de descendre jusqu'à telle ou telle échelle de détails. Je ne commande au contraire à un cliché photographique que jusqu'à un certain point. Sans doute j'intro­duis des flous par l'usage du diaphragme, la mise au point, etc. , et dans quelque mesure je gouverne ainsi le degré d'apparition des choses, mais celles-ci toujours débordent ma volonté par leur entêtement à être ceci ou cela. Même si je photographie, non pas un extérieur, mais des objets choisis et disposés par moi, leur nature, par en dessous, excède toujours mon intention. Tel grain de matière, tel reflet, tel détail non voulu, telle forme non con­sentie, surgissent dans l'apparence et manifestent le pur être-là des choses. Le cinéma sera donc un art qui exprimera la surabon­dance de la nature, l'excès du monde sur mon esprit, sa solidité, sa résistance à mes entreprises.

La photographie, donc, non pas dans la mesure où elle est belle, mais dans la mesure où, bon gré mal gré, elle est exacte, manifeste l'emboîtement précis des choses les unes dans les autres et une présence qui, comme dit ALAIN, ne demande pas permis­sion. C'est en ce sens qu'elle traduit le présent.

Le Temps et le Récit

Un récit, au contraire, nous situe immédiatement dans l'irré­vocable. C'est évident pour un récit historique. Ce qui une fois a été ne peut plus être, mais ne peut pas ne pas avoir été. L'historien de la vie de Napoléon laisse clairement entendre dès le début que la fin de l'aventure est fixée pour l'éternité. A chaque pas je sens bien que c'est un homme qui connaît la suite. Le sous-lieute­nant famélique fait contraste avec la toute-puissance de !'Empe­reur et l'habileté du jeune capitaine d'artillerie au siège de Toulon annonce de loin les campagnes d'Italie. Si l'avenir prestigieux n'était déjà posé, l'historien ne mentionnerait certes pas le général en retrait d'emploi que Thermidor soupçonne de robespierrisme.

- 55 - LE TEMPS ET LE ROMAN

L'œuvre historique ne retient les débuts de Bonaparte qu'à cause du reflet dont le dore l'éclat de sa fortune à venir. Ce n'est une aurore que par le midi d'Austerlitz et le couchant de Sainte­Hélène. Jamais on ne restitue le petit officier d'avant Vendémiaire dans son insignifiance d'alors ; jamais on n'étale sérieusement devant lui les multiples possibles qui, à chaque instant, auraient pu tout changer, y compris la possibilité permanente qu'il périsse d'un mauvais rhume ou d'une tuile sur la tête. Quand Lretitia, en toute hâte, accouche de l'enfant Napoléon dans un livre d'histoire, le nouveau-né d'Ajaccio à la fragile fontanelle est déjà le mort illustre sur son rocher. Le passé est l'irrémédiable et, ici, on n'en sort pas. Que veut dire, demande SARTRE, un imparfait comme « je souffrais » ? Que je suis devenu souffrant, répond-il, derrière moi. Quand je souffre, jamais exactement je ne coïncide avec ma souffrance, jamais je ne puis cc être souffrant » puisque je suis du même coup spectateur de cette souffrance et donc en dehors d'elle. Mais « cette douleur que nous avions, en se figeant au passé, existe en elle-même, avec la fixité silencieuse d'une douleur d'au­trui, d'une douleur de statue » (2) . Ce passé qui existe en soi, qui est chose, peut donc s'ordonner comme on range des objets . C'est ainsi que l'histoire de Napoléon a un commencement, un milieu et une fin. Et bien qu'elle soit d'une certaine manière pure con­tingence, qu'il n'y ait aucune raison pour qu'elle soit telle ou telle, les premiers jours conduisent aux derniers selon une inévi­table nécessité de fait. La rétrospective la change en un seul bloc, qui est ce qu'il est de bout en bout. D'où un déterminisme sans défaillance.

Un roman, certes, se présente d'une autre manière. Le roman­cier, en effet, s'il est habile, essaie de rendre à chaque instant l'indétermination de ses héros. Il tâche de nous donner le sentiment que ceux-ci sont à chaque pas devant un carrefour. Il feint, et nous feignons comme lui, de durer avec les personnages. Ce sont les mauvais romans qui dévident leur récit ainsi qu'un théorème déroule ses conséquences et où les actions sont déduites des carac­tères sans l'intervalle d'une hésitation. Mais ce qu'il faut voir c'est que l'impression de liberté, dans les bons romans, s'enlève néan­moins sur la toile de fond du fixe et de l'inévitable. Cette liberté

(2) L'Etre et le Néant.

LE TEMPS ET LE ROMAN - 56 -

est feinte, le temps qu'elle déploie est imaginaire. La ruse du romancier est d'introduire fictivement les trois aspects du temps où il n'y a en réalité que du passé, solide, compact, inchangeable. Aussi une histoire inventée, comme !'Histoire à majuscule (j'en­tends !'Histoire écrite et non celle qui se fait), a-t-elle un début, un milieu, une fin. L'auteur, dès le premier mot, donne rendez­vous au lecteur en un lieu fixe qui est le dénouement. Tout est réglé. Naturellement, il nous le cache, à demi du moins. Il peut à l'occasion, comme DICKENS et les auteurs de romans-feuilletons, l'ignorer lui-même au moment où il s'embarque dans son histoire. Pourtant l'indétermination du récit est toujours seconde par rap­port à une détermination de principe selon laquelle les événements relatés ont un sens et sont d'avance terminés. La structure c< récit » dessine à vide une certaine trajectoire, un peu comme la langue populaire indique des relations grammaticales abstraites et remplit ensuite les cases ( c< Il le lui donnera, Jean, le livre, à sa mère ») . La fin, au rebours, marque le refus de considérer l'au-delà d'un certain point : c< Le Prince épousa la princesse ; ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants . » Ceci n'est pas fait pour être pris au sérieux. Ce n'est qu'une ponctuation qui empêche l'avenir, en remontant à rebrousse-poil le cours du temps, de venir changer, à leur place même, la signification des événements racontés. Un mariage est un nouveau départ, mais nous refusons de savoir les scènes de ménage et si le Prince va tromper la princesse. Aussitôt que je commence un récit, tout ce que je vais relater est, d'avance, éternellement à sa place par ce trait de plume qui clôt l'exercice.

Les événements réels, au contraire, sont perpétuellement remis en cause par mon refus de m'identifier avec eux. Ils ne s'ordonnent pas naturellement selon les catégories de début, milieu et fin. Que veut dire ce qui se passe, en ce moment, devant moi ? C'est demain qui le dira. Et demain un nouveau sursis laissera encore cet incident ouvert sur l'avenir et suspendu une fois de plus à ce qui sera. Songez au contraire que le début d'un roman est toujours plus ou moins rempli de pressentiments, c'est-à-dire qu'on nous conduit quelque part, même si on ne sait pas où. Rappelez-vous la description de Michu dans Une Ténébreuse Affaire. Le col de cet homme roux et sanguin est promis à la guillotine. Assurément je ne le dis que parce que j 'ai lu le livre (un des plus beaux romans qui soient), et cinq ou six fois peut-être. Mais le roman

- 57 - LE TEMPS ET LE ROMAN CONTEMPORAIN

est fait pour que dès une première lecture cet achèvement donne un tel sens à ce début. Nous sentons tout de suite que BALZAC

nous mène en un certain lieu. Les événements d'un récit se dis­tinguent donc des événements du monde en ce qu'ils ont a priori un sens encore que nous ne sachions pas d'abord lequel. Sens veut dire à la fois direction et signification, la direction indiquant la signification.

Beaucoup de romans contemporains semblent toutefois con­tredire ceci par leur façon de rester un pied en l'air à la dernière page. Je prendrai deux exemples, car l'objection est importante. A W alk in the Sun de Harry BROWN est un simple et court récit de guerre d'un jeune poète américain dont ce fut la première œuvre en prose. Le livre, un peu oublié aujourd'hui, a connu un vif succès aux Etats-Unis au lendemain de la guerre. Une section d'infanterie américaine se trouve engagée dans une opération de débarquement, quelque part en Italie. Action principale ? Diver­sion ? Nul ne le sait. Le lieutenant s'est fait sottement trouer la tête avant de mettre le pied à terre. Un sergent prend le com­mandement mais disparaît à son tour - tué aussi sans doute (ce n'est pas absolument certain) - en essayant de rétablir la liaison. Un autre sous-officier conduit donc la section vers l'objectif : une ferme isolée à six milles de la côte. La mission n'est pas très claire. Pourquoi le commandement envoie-t-il de ce côté cette unique section ? C'est ce que nous ne savons pas et ne saurons jamais. Nous voici donc perdus avec quelques G.I. dans une opération de détail dont le sens leur échappe. Mais le sergent qui commande n'a pas les épaules assez fortes. Et il me semble que c'est juste­ment l'impossibilité d'assumer cette aventure dépourvue de signi­fication qui précipite en lui la crise de nerfs. En tout cas il flanche : la peur vient à ses heures et elle a cent visages. Un caporal, tout naturellement, se trouve poussé à la place du chef ; il mènera finalement au but cette poignée de fantassins. Mais le récit s'achève au moment où l'attaque de la ferme commence. Il y a un pont qui saute dont nous ignorerons toujours s'il devait vraiment sauter. Point de fin qui vienne rétrospectivement orienter cette histoire ; personne ne nous dira à quoi auront servi les morts de la section et si même ils auront servi à quelque chose. (Songez que les morts de !'Histoire sont au contraire tous dédiés à quelque Cause.) C'est le sens qui fuit par tous les trous. volontaires de ce récit. Il y a un

LE TEMPS ET LE ROMAN CONTEMPORAIN - 58 -

motocycliste qui passe et ne revient pas ; des blessés qu'on aban­donne sur la route ; la guerre qui promène au hasard son doigt brutal sur le clavier des événements. Les incidents flottent, isolés, sans cette espèce de reflux d'avant en arrière par lequel un événe­ment organise ceux qui l'ont précédé en se posant tout d'un coup comme leur conclusion.

Le célèbre livre de HEMINGWAY, For Whom the Bell Tolls, me fournira le second exemple. On sait que le héros, Robert J or­dan, est un volontaire américain de la guerre civile espagnole qu'on charge de détruire un pont à l'arrière des lignes franquistes au moment précis où doit se déclencher une offensive républicaine. Il se joint pour cela à des guerillas qui opèrent dans la montagne. Le livre nous raconte simplement les huit jours qu'il y passe et, pour finir, le coup de main sur le pont. Jordan reste sur le terrain, blessé à mort. Mais, ici encore, tout demeure suspendu par le défaut de conclusion. Nous ne savons pas si la destruction accom­plie servira vraiment l'offensive gouvernementale, si l'attaque sera effectivement poussée ou si c'est une simple feinte. Nous ne savons même pas, à coup sûr, si finalement elle a lieu. Une seule chose est certaine : Jordan va mourir et, dans le destin que cette mort compose, la semaine écoulée restera pour lui comme pour nous irrémédiablement frappée d'équivoque.

J'aurais pu citer bien d'autres ouvrages de ce genre. En parti­culier cette vaine poursuite de la signification est un souci cons­tant dans les œuvres américaines les plus récentes. Le groupe existentialiste, chez nous, n'a fait que reprendre consciemment le même thème. C'est la traduction littéraire de l'angoisse et du désarroi où nous a jetés le bouleversement du monde. Nous ne cessons de nous demander sans jamais pouvoir répondre :

« Qu'est-ce que cela veut dire ? »

Mais ces romans dont la structure ne semble pas s'accorder avec le schéma classique « exposition-crise-dénouement » sont des exceptions dont il n'est pas faux de dire qu'elles confirment la règle, en ce sens qu'elles la supposent. Comme un rinforzando ne prend de valeur expressive que par la mesure normale attendue, ces livres sans conclusion et de sens indéterminé se rapportent sans le dire à une composition habituelle dont ils ont justement pour but de faire ressortir à la fois l'absence et la régularité. Le

- 59 - LA MÉMOIRE, RÉCIT À SOI

contretemps ne vaut que par la cadence égale qui secrètement le soutient. Nous sommes certes devenus fort compliqués mais les contes de bonne femme sont toujours le modèle ou du moins la référence cachée de nos romans les plus extravagants. Le roman suppose le récit et un récit, quel qu'il soit, recèle une loi intime toute contraire à la loi du monde.

Les Souvenirs ne sont pas des Récits tout faits

L'erreur commune est de croire qu'un récit pourrait avoir une sorte d'existence dans la réalité. Or le monde ne se raconte pas de lui-même et je n'ai jamais compris pour ma part le mot fameux (faussement attribué à STENDHAL) qu'un roman est un miroir qui se promène le long d'une grand-route. Ce qui gêne ici est une fausse conception de la mémoire considérée comme enregistrement passif de tout ce qui se produit. Il me semble que lorsque je raconte des souvenirs je ne fais que restituer quelque chose que le monde a déposé en moi. Le cerveau, l'inconscient, ou tout ce qu'on voudra, emmagasinerait les événements pour ensuite dévider automatiquement leur bobine dans le phénomène du souvenir. Chez BERGSON encore la mémoire est censée accumuler tout ce qui se passe, donnant à l'ensemble du passé une sorte de retraite confortable pour le rendre intact et dans l'ordre quand le schéma corporel présent laisse les images souvenirs s'insérer dans ses mailles. Or, en fait, le passé n'a d'existence qu'à partir de mon présent et de mon avenir actuels. L'ordre de mes souvenirs est toujours reconstruit, déduit. Rien ici ne ressemble à une pelote de ficelle dont il suffirait de découvrir et de tirer un bout pour que tout l'écheveau se débrouillât de lui-même. Si je me rappelle ce que j 'ai fait tel jour, il me semble que je n'ai qu'à dérouler en moi la suite immuable de ce que j 'ai éprouvé ce jour-là et que les arcanes de mon esprit auraient tenue telle quelle en réserve. Il n'en est rien. L'ordonnance du récit que je me fais quand je me souviens est soutenue par toutes sortes de déductions et de raisonnements sur l'antécédence et la simultanéité de mes rémi­niscences, étayée aussi comme on l'a montré par les suites immuables qu'offrent les cadres sociaux, l'heure, le calendrier, la suite des nombres . Comme dit ALAIN, si je recevais trois télé­grammes dans une matinée, qu'il n'y eût de numéro sur aucun, que rien dans leur contenu ne marquât l'antériorité de l'un ou de

LA MÉMOIRE, RÉCIT À SOI - 60 -

l'autre et que nul d'entre eux ne se reliât à quelque incident exté­rieur que je puisse lui-même dater, jamais je ne pourrais me rap­peler dans quel ordre je les ai reçus.

Il vous est sans doute arrivé d'entrer au beau milieu d'un film dans un cinéma permanent. Un peu agacé d'avoir mal choisi votre heure, vous vous êtes d'abord juré de vous rendre aveugle et sourd de peur qu'à la seconde séance votre connaissance de la fin ne vînt troubler l'économie des premiers épisodes. Mais le film était long. Votre résolution s'est détendue. Vous avez ouvert les yeux et un peu prêté l'oreille. Vous avez trouvé que vous suiviez assez bien. Alors vous vous êtes abandonné à écouter et à regarder pour de bon en vous promettant pour l'acquit de votre conscience de tout revoir la deuxième fois. Mais quand, à la projection suivante, vous avez retrouvé les images déjà vues, il vous a paru que vous aviez suffisamment pu goûter le film malgré l'interversion des deux parties. Peut-être à ce moment êtes-vous sorti. Le plus curieux alors, si vous y avez pris garde, c'est que par un extraordinaire tête-à-queue, une volte-face inattendue, le scénario était remis d'aplomb dans votre esprit comme si vous l'aviez vu raisonnable­ment à l'endroit. Votre souvenir s'est trouvé redressé. Rien ne peut mieux montrer que l'ordre ne s'enregistre pas de lui-même dans notre mémoire mais qu'il est tout entier l'œuvre présente de l'homme qui se souvient.

Un souvenir n'est donc pas comme une fiche bien classée à sa date. Ce n'est pas une chose, c'est un acte qui, sur des données présentes, saisit le sens du passé. Si la mémoire paraît nous souf­fler des récits ou de quasi-récits c'est parce qu'elle est justement une faculté récitative et non parce que les événements posséde­raient d'eux-mêmes la forme d'une narration. On ne trouve pas dans la nature de récit tout fait et qui attende d'être recopié. Dans la mesure où le cinéma reproduit la réalité il ne peut donc raconter rien. La photographie ne raconte rien. Un miroir pro­mené le long d'une grand route ne ferait même pas le commen­cement d'un récit.

Le Récit est immédiatement Objet

Si on accepte trop vite d'assimiler la manière de conter d'un film et celle d'un livre c'est sans doute parce qu'on voit tous les

- 61 - LE RÉCIT EST IMMÉDIATEMENT OBJET

jours le cinéma emprunter ses scénarios à des romans, mais sans doute encore à cause d'une idée tout à fait fausse qu'on se forme ordinairement sur la nature d'un récit verbal.

A première vue, la littérature écrite ou parlée semble en effet se distinguer des arts comme architecture ou peinture en ce que la chose perçue, le langage, y serait seulement une sorte d'intermé­diaire, un pur moyen d'atteindre le véritable objet de l'art qu'il faudrait chercher << dans l'esprit » de l'auditeur ou du lecteur. Les « images » intérieures seraient alors en somme assez comparables aux images photographiques. Différentes, mais de même ordre. C'est comme si on supposait que par le truchement des mots il se déroulait en moi la représentation privée d'une sorte de film, le langage n'étant qu'un instrument, à la manière, si vous voulez, de l'appareil de projection d'une salle de cinéma. Qui voit les choses ainsi cède une fois de plus à l'idole de la « vie intérieure », la conception grossière d'un << monde de l'esprit » qui se logerait, on ne sait comment, en certaines parties du monde matériel et le doublerait mystérieusement de ses représentations. En fait, il n'y a qu'un monde et la pensée est une façon qu'il a de paraître. Je ne suis pas plus, moi qui dis « je » , dans mon corps, ma boîte crâ­nienne, ma cervelle, que dans cette lampe, ce mur ou l'étoile qui scintille là-bas par le cadre de ma fenêtre ouverte. Je suis un point de vue sur ce monde dans sa totalité. Je me donne une conscience en refusant là-bas d'être lampe, mur ou étoile. Ce qui précisément les fait paraître. Coextensif au monde, je suis donc, en un sens, avec l'étoile. J'y suis pour ne pas l'être. Je nie que l'étoile et les autres objets soient suffisants et c'est cela qui fait briller l'étoile et donne forme aux objets . Je suis refus de me lais­ser enfermer et boucler en une convenance mutuelle de toutes ces choses, une parfaite adaptation sans fissure qui éteindrait du même coup le monde et ma vision, m'engloutirait dans l'absolue réciprocité des choses qui sont ce qu'elles sont et annulent leurs échanges dans l'inconscience d'une compensation totale. Je suis une façon de dire << non » au monde et c'est ce recul qui en fait un spectacle. Je suis le monde qui se nie dans une certaine pers­pective.

Quand je lis ou écoute un récit je n'ai donc point « dans l'es­prit » (que serait cet intérieur ?) des visions cachées, objets véri-

ROMAN ET TEMPS IMAGINAIRE - 62 -

tables de ma lecture ou de mon audition. L'objet vrai, toujours au dehors, c'est ici le langage et rien d'autre. Il occupe toute la place. Supposons que je lise la description d'une vallée délicieuse. Ce sont les mots eux-mêmes qui deviennent délicieux, l'adjectif « ravissant » appliqué à cette vallée est « ravissant » comme il est composé de neuf lettres, de tels traits montants, descendants ou arrondis. Par conséquent la littérature, comme les autres arts, offre directement son objet. Un récit n'est pas une sorte de moyen optique à travers lequel on verrait autre chose : c'est lui récit qui est immédiatement l'objet d'art. On voit donc qu'entre un récit filmé et un récit lu ou raconté il y a au moins l'écart énorme de deux matières premières aussi éloignées que le sont d'une part des mots et d'autre part des photographies animées (3) . Il s'agit dans un cas de me faire jouir du langage, dans le second de rendre belle et captivante une vision directe ou quasi directe des choses.

D'où le problème du récit cinématographique. Comment peut-il être aussi agile qu'un roman ou une nouvelle si le monde lui colle ainsi aux pieds ?

Temps Imaginaire, Temps Conventionnel, Temps Réel

Cette différence entre un roman et un film se retrouve dans la perception du temps. Alors que j 'accompagne du même pas dans la durée les images de l'écran, au cours d'une lecture aucun parallélisme ne s'établit entre mon temps et celui des personnages. Il faut à DICKENS une page de texte pour camper Mr. Micawber dont, quand il paraît au cinéma, je saisis l'aspect d'un seul coup d'œil, comme si je le voyais en chair et en os. La description déborde infiniment l'aspect sans du reste jamais l'épuiser. Les actions, elles aussi, sont parfois beaucoup plus longues à expliquer qu'à faire. Le romancier alors écrit un peu naïvement : « En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire . . . n Mais si je lis au contraire : « Il galopa trois heures à perdre haleine n , les deux secondes nécessaires à comprendre la phrase suffisent à me faire parcourir en esprit toute l'étendue de cette chevauchée, au lieu

(3) A ceci près, bien entendu - et c'est ce qui complique la question -que le cinéma utilise aussi les mots d'un dialogue et que le cinéma muet faisait usage des sous-titres.

- 63 - THÉÂTRE ET TEMPS CONVENTIONNEL

qu'au cinéma je suis exactement contemporain du cavalier tant que je le vois penché sur l'encolure. Il est vrai qu'on ne déroulera jamais trois heures de galop sur l'écran. On fait paraître homme et cheval un petit moment sur cette crête et, deux minutes après, voyez-les qui s'essoufflent au fond d'une vallée. Mais alors nous dépassons la photographie animée ; un procédé intervient sur lequel nous allons revenir. Toujours est-il que dans la mesure où les événements sont visibles ils prennent exactement le temps qu'ils occuperaient dans la réalité (à la réserve des effets d'accéléré ou de ralenti, procédés assez exceptionnels). Autrement dit le cinéma ou plutôt ses éléments se rythment sur le temps universel, le temps véritable, alors que le temps d'un roman est un temps imaginaire.

Quand je dévide une histoire au fil de ma lecture, pour évoquer la durée comme pour faire surgir les choses, un savoir précède la quasi-perception et je pose délibérément que le temps mis à lire telle phrase vaut pour une certaine période dont la longueur est absolu­ment sans rapport avec le temps que je mets pour de bon à la mesurer des yeux. Rappelez-vous le passage de FLAUBERT :

« Il voyagea. » Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la

tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sym­pathies interrompues. »

Cent voyages en deux lignes. C'est tout à fait comme en rêve où, par acte de croyance, j'attribue à des scènes dont la durée effective est de quelques secondes la valeur de plusieurs mois ou de plusieurs années. Le temps est ici une sorte de qualité propre­ment imaginaire ajoutée du dehors à ces événements, un savoir, non une chose perçue ou sentie. Cette analogie du rêve avec le roman n'a du reste rien de surprenant si je comprends bien que lorsque je rêve je ne fais que me raconter des histoires en me prenant à mon propre jeu (il arrive que j'aie pleinement conscience de ce qui en moi invente les péripéties du songe, mais le plus souvent le rêve est la combinaison originale en une seule per­sonne d'un récitant et d'un auditeur fasciné) .

On pourrait penser qu'à cet égard (la durée) le cmema ne diffère pas du théâtre. Puisque je suis effectivement témoin des actions à la comédie, il semblerait que je dusse, comme devant l'écran, coïncider avec le temps réel des personnages présentés.

THÉÂTRE ET TEMPS CONVENTIONNEL - 64 -

Il est facile cependant de remarquer que, très souvent, dans une pièce, une action qui dure en fait cinq minutes est supposée repré­senter une demi-heure ou davantage. Sur les planches le soleil se lève aussi vite que le crépuscule y est court. Bien mieux, à y regarder de près, les événements joués sur le plateau sont en quelque manière hors du temps qu'ils occupent, parce qu'ils figurent autre chose et plus qu'eux-mêmes. Ce n'est pas assez, en effet, de dire qu'ils sont raccourcis. Ce sont des concentrés d'action à valeur symbolique. Quand Don Juan courtise sur le théâtre deux paysannes à la fois, non seulement le dialogue abrège et condense, mais il tient lieu de beaucoup de scènes analogues ; il les symbolise. On peut voir par cet exemple que la pièce se trouve transportée loin du vrai et même du vraisemblable en un temps de convention où la durée, que dis-je ? la simultanéité, ne suivent plus les lois ordinaires. Les répliques de théâtre sont trop chargées de sens pour occuper seulement le temps qu'il faut à les dire. Marc-Antoine retournant la foule dans Jules César est beaucoup trop l'éternel démagogue s'adressant à l'éternelle populace pour que la scène ne prenne le caractère sculptural d'une sorte de monument. Et qu'est-ce que le temps d'une statue ? Je dirai donc que si, dans un roman, le temps est imaginaire, il est convention­nel au théâtre comme y est d'ailleurs aussi l'espace, voulant mar­quer par là qu'il s'agit d'un imaginaire particulièrement complai­sant, un imaginaire lucide auquel je me prête par jeu consenti.

Temps imaginaire pour le roman, temps conventionnel à la scène, temps réel pour les éléments d'un film, remarquons que les mêmes différences se retrouvent dans le mode d'apparition des choses pour les trois arts. La maison du meurtre de Crime et Châtiment est, dans le roman, imaginaire, ce qui revient à dire qu'on ne la voit point du tout. On fait comme si on la voyait. En revanche lorsque BATY l'avait dressée jadis sur le plateau du théâtre Montparnasse il y avait bien quelque chose à saisir par les yeux, mais ce n'était qu'une construction de bois et de toile ouverte sur tout un côté à quoi on me demandait d'accorder juste autant de créance qu'il en fallait pour l'évolution des acteurs. Si maintenant on me montre cette bâtisse au cinéma, le studio doit se faire tout à fait oublier et il faut que j 'aie sous les yeux l'appa­rence d'une vraie maison de pierre ou de brique, réellement sinistre et sordide.

- 65 - LE RÉCIT CINÉMATOGRAPHIQUE

Il semblerait donc de toutes parts que l'essentielle vérité du cinéma le contraignît à suivre pas à pas des événements réels et à se refuser l'agilité des contes. On comprend l'hésitation de René CLAIR et de quelques autres . Ne contrarions-nous pas la nature du cinéma à l'employer à des récits ? N'est-ce pas là gal­vauder des possibilités merveilleuses ?

Les Deux Pôles du Cinéma

Je vais tenter de montrer que malgré tout ce n'est pas par accident que le cinéma raconte des histoires .

Avez-vous remarqué à quel point les « stills » qu'on peut voir aux portes des cinémas sont peu engageants et comme ils donnent mal une idée du film ? Ces photographies sans vie, ces acteurs figés ont je ne sais quoi de vulgaire et presque d'effrayant qui, quant à moi, me donne toujours envie de m'en aller aussitôt. Heureusement le mouvement du film transforme tout. Or, ne trou­vez-vous pas qu'à ouvrir un roman au hasard et y cueillir quelques phrases on a généralement la même impression d'écœurante bana­lité ? Je parle des bons romans et je sais d'excellents esprits qui se laissent prendre au piège. C'est qu'il faut s'y mettre ; un roman n'est que passage ; on n'en peut prendre de vue statique. C'est pourquoi, sans doute, on a accusé périodiquement les meilleurs romanciers de mal écrire. Leur style a tendance à être un style qu'ils se dictent à eux-mêmes. Le romancier a le droit et peut-être le devoir de se laisser porter par le bonheur de son sujet, bien différent à cet égard de l'auteur dramatique qui doit polir et repo­lir son dialogue, brasser ensemble les répliques comme cailloux de rivière, jusqu'à leur faire exprimer autre chose que ce que tout platement elles veulent dire. Comme les phrases du roman­cier, les vues du cinéaste ne valent pas par elles-mêmes. Il ne faut pas qu'elles soient trop belles. Un excès de beauté accrocherait le regard du spectateur et le laisserait en retard sur le mouvement du film. Voilà déjà un signe, à mon avis, que le cinéma n'est peut-être pas aussi loin du roman que nous l'avons cru jusqu'alors.

Le cinéma, autrement dit, n'aurait-il pas deux pôles ? S'il obéit au monde, en revanche, dès qu'il veut représenter quelque chose de tant soit peu complexe il lui faudrait toutefois prendre la forme d'un récit, mais d'un récit qui dût justement son originalité à ces deux exigences contradictoires.

LE RÉCIT CINÉMATOGRAPIITQUE - 66 -

Le récit, avons-nous vu, est une sorte de revanche que les hommes prennent sur le monde. Les événements naturels nous attaquent toujours par surprise. Ils arrivent sans crier gare, sans préparation. Ils ont quelque chose d'explosif, car même ceux qu'on attend ne se produisent jamais exactement comme on les attendait. Ils ne s'inscrivent pas dans une suite intelligible. Rien jamais dans le monde ne commence tout à fait, rien n'est jamais tout à fait fini. Tout est ambigu et à chaque instant du nouveau peut survenir et changer le sens de ce qui a été. Il n'y a aucun système clos à la rigueur, le monde demeure constamment ouvert.

Il n'y a de plus aucune raison que nous nous trouvions placés à l'endroit le plus favorable pour bien voir l'événement qui surgit, d'autant que ce point de vue optimum change à chaque instant. Des choses nous échappent, d'autres nous gênent et nous excèdent ; nous avons toujours à la fois trop et pas assez. Que saisissons­nous d'un accident, d'une rixe, d'une bataille ? Le récit est au contraire un procédé par lequel nous nous dérobons le plus pos­sible au manque de style des événements du monde et nous don­nons la joie d'événements limités dans le temps sinon dans l'espace. Nous les préparons par une exposition qui, si elle ne les annonce pas franchement, du moins fait pour eux la place nette, si bien que l'inattendu d'un récit est un inattendu d'une espèce particu­lière qui trouve à s'insérer docilement sur une courbe dessinée par anticipation, avec un début, un milieu et un point final, lequel boucle l'histoire, donne forme et sens au récit et, avant même d'intervenir, l'esquisse d'avance par une promesse de conclusion.

Or, il est facile de voir que si je me propose de filmer n'im­porte quoi, sans même le moindre souci d'imiter le conte ou le roman, je suis néanmoins conduit à rendre plus lisible le spectacle reproduit. Il faut bien supprimer le plus que je peux les détails accidentels, inutiles ou nuisibles. Je m'efforce tout naturellement de dresser une hiérarchie des caractères perçus, à conduire l'œil insensiblement à tel ou tel objet placés à l'un des « points forts >>

de la photographie. Je dispose la caméra et le décor de telle manière que le regard du spectateur saisisse aussi nettement que possible un « parti » ou une idée. Si maintenant, au lieu d'une scène statique, je prétends filmer l'action la plus simple, une suite de gestes si vous voulez, je suis amené par la même préoccu-

- 67 - LE RÉCIT CINÉMATOGRAPHIQUE

pation de clarté à organiser le déroulement des vues jusqu'à en faire, que je le veuille ou que je m'en défende, l'élément d'une sorte de narration. Voici un exemple emprunté à un petit traité de cinématographie. « Un jeune homme et une jeune fille discutent en marchant côte à côte jusqu'au moment où le jeune homme se retourne vers la jeune fille pour l'apostropher et continue sa route seul pendant que celle-ci le regarde s'éloigner. La caméra, sur la gauche du couple qui avance, avance à la même cadence, puis ralentit doucement pour laisser passer les personnages et les suivre au moment où le jeune homme se retourne et s'en va. De cette façon, le jeune homme est vu de face au moment de l'apostrophe et de la séparation, et la jeune fille, vue de dos, reste au premier plan pendant qu'il s'éloigne » . (Le Savoir Filmer, Robert BATAILLE,

p. 50.) Si on filme n'importe comment, en plaçant l'appareil n'im­porte où, la scène sera confuse, illisible. Tandis que dans la réalité nous ne voyons les choses que partiellement et par échappées, la caméra nous offre le pouvoir d'être constamment à la meilleure place. On ne peut refuser cet avantage qu'elle nous tend.

Mais aussitôt que je veux reproduire par le cinéma une série d'actions ou de mouvements tant soit peu complexe je ne puis même plus me contenter de l'accompagner en plaçant successive­ment l'appareil de prise de vues dans les lieux les plus favorables . Toujours conduit à rendre l'événement aussi lisible qu'il se peut, je saute les moments qui ne sont pas significatifs, substituant un discontinu intelligible au déroulement confus et excessivement riche de la nature. Si le cinéaste se contentait du temps vrai qui est celui de la photographie animée à l'état pur, il faudrait bien entendu qu'il limitât le sujet même du film à l'heure et demie qui est la durée moyenne d'une projection. Mais alors, en renonçant à tout choix et à toute coupure, on abandonnerait du même coup le dessein de rendre la suite des images claire et facile à inter -préter pour l'œil du spectateur. On ne ferait pas un film en prome­nant partout une caméra et un enregistreur de sons portatifs au milieu d'événements aussi dramatiques qu'on les suppose. Pas d'art sans intervention humaine. Même un documentaire ou un film d'actualités ont besoin d'être composés.

Il faut donc suggérer un temps fictif qui, englobant les parcelles de durée véritable, les entraîne dans son rythme et selon son des-

LE RÉCIT CINÉMATOGRAPHIQUE - 68 -

sein. Le moyen qui se présente en premier est de rapprocher à bords francs des scènes qui forment une suite intelligible. Cela donne ce qu'on appelle une « séquence >> formée de cc plans ll . Par exemple si un personnage va de chez lui à l'église, nous le verrons qui descend son escalier, puis en un ou deux passages dans la rue et enfin sous le porche de l'église. Ce découpage est une méthode assez naturelle qui ne fait en somme que généraliser un mode de percevoir très commun dans la vie courante. Il arrive bien souvent que je prenne d'un homme ou d'une voiture en mouvement des vues discontinues qui, séparées par des intervalles de distraction ou de travail, me suffisent toutefois à en reconstituer et en com­prendre le déplacement. On suppose simplement ici à la fois plus d'intermittence et une plus grande

-agilité que dans la perception

commune. Notons cependant tout de suite le caractère logique du procédé. On a souvent comparé une séquence à une phrase. Nous sommes, en effet, déjà en plein récit. Viennent ensuite certains « enchaînés >> qui servent à suggérer le temps qui passe. Par exemple des convives rient et parlent autour d'une nappe étince­lante et plantureusement servie et tout d'un coup cette table ani­mée se change en un espace désert et dévasté où le chat errant au milieu des reliefs du festin ne sert qu'à souligner un contraste de silence et d'immobilité. Rien cette fois ne rappelle les condi­tions d'une perception normale. On me fait comprendre quelque chose plutôt qu'on ne me le fait voir. Je m'écarte encore bien plus de la vision ordinaire avec les vues en surimpression qui super­posent dans tous les sens et à toute vitesse des scènes rapides sur un rythme accéléré, ou avec l'artifice assez grossier du calendrier qui s'effeuille de lui-même. Enfin, tout simplement et plus fran­chement, parfois aujourd'hui encore, un sous-titre vient nous annoncer en toutes lettres : cc Dix ans ont passé. >> Mais dans tous les cas, montage des scènes en une séquence, transition par enchaîné ou fondu, surimpressions rapides, pendule qui tourne, calendrier qui se dépouille tout seul ou bien sous-titre, il s'agit en somme d'un renseignement qu'on me fournit extérieurement

aux images. Je dure le temps des éléments, des scènes, mais on

me dit le temps du film, on me le dit ou du moins on me le sug­gère. Le récit cinématographique se soutient donc par une sorte de trame logique sous-jacente, entendez une suite qui est parente du discours.

- 69 - L'ATTENTE

On est ainsi tout naturellement amené à rythmer l'œuvre selon la souplesse et pourrait-on dire la naturelle respiration de notre faculté d'intérêt. A l'alternance des jours et des nuits, à la ronde vécue des saisons, on substitue un temps purement humain réglé sur notre puissance d'attention et qui ménage les préparations, les contrastes, les repos. Qu'est-ce alors sinon un récit? On obtient le rythme en ordonnant la longueur des séquences dans le film, celle des plans dans la séquence, comme des phrases s'équilibrent dans une page et dans une phrase ses incidentes. Une idée de calme sera rendue par des plans d'une certaine longueur. Un voyage mouvementé, une scène tumultueuse se trouveront au con­traire suggérés par de nombreux plans courts convenablement enchaînés . Si on varie à chaque fois les angles de prise de vues de ces plans on donnera par surcroît l'impression de rapidité confuse. Mais toujours on s'efforcera que l'intérêt aille grandissant sans déséquilibre ni digressions inutiles. Point de brusque chute. Une progression continue, mais aussi des temps de repos, de courts paliers qui donnent relief aux points climatériques. Le cinéma va de lui-même à ces règles de composition, abandonnant de la sorte le monde pour le récit et la contrainte des choses pour l' obser­vance de l'homme. Il passe de la reproduction de la nature à un jeu de variations fondé sur notre faculté physiologique d'absorber pour ainsi dire la surprise et de la prévoir à demi. Nous retrouvons les procédés du roman.

Quel est l'essentiel dans un récit ? C'est l'attente. Une attente qui peut sans dommage n'être jamais comblée. C'est pourquoi on s'intéresse fort bien quelquefois à un récit absurde, au moins d'apparence. Ceci est déjà visible chez DosTOÏEVSKY, mais KAFKA nous l'a montré encore mieux. Le lecteur se laisse prendre au Procès ou au Château, même s'il ne s'avise d'aucune des interpré­tations qu'on en a pu donner (l'homme privé de la grâce ; le citoyen devant l'Etat moderne anonyme ; le caractère « processif »

de la nature humaine) . L'incohérence continue n'empêche nulle­ment cette lecture à fleur de texte d'être captivante, parce que l'intérêt d'un récit est dans le mouvement dont il nous entraîne et non pas dans les lieux où il nous conduit. Les promesses importent plus que la satisfaction ; nous sommes comblés de ne l'être jamais. Mais alors si le film lui aussi raconte, comment introduire cette sorte d'appel dans des vues photographiques qui,

L'ATTENTE - 70 -

nous l'avons vu, ont toujours nécessairement quelque chose de plein et de suffisant ?

Laura, excellent film policier que nous avons vu à Paris en l'été 1 946 et récemment repris, nous fournira un début de réponse. Laura, qui passe pour avoir été assassinée, revient dans sa maison où enquête et rêve le détective MacPherson. Que se passe-t-il ? Une sorte d'insistance à nous faire mesurer le vide de la maison nous laisse pressentir l'explosion d'un événement (de même un certain désert de mots dans un récit verbal) . Mais on ne peut nous montrer à proprement parler le vide d'aucun logis. C'est un chan­gement de rythme, un ralentissement qui le suggère. La photo­graphie ne peut que substituer un plein à un autre. Le vide, c'est moi spectateur qui l'introduis par impatience, espoir ou crainte. MacPherson parcourt l'appartement dans tous les sens. La caméra le suit. Il abandonne ici son imperméable, là sa veste. Il s'installe comme chez lui. Peu à peu, les mystères de l'éclairage aidant, une sorte de creux se forme dans les choses . Elles ont l'air d'attendre. Or, comment voulez-vous qu'elles attendent quoi que ce soit dans la réalité, où elles sont ce qu'elles sont, sans intervalle ni manque d'aucune sorte ? La scène cependant est toujours dominée par le portrait de Laura. On nous le montre de temps à autre et il relie subtilement cette attente au personnage de la pseudo-morte. Fina­lement MacPherson s'endort et tout reste suspendu au rythme de son haleine. Quand, brusquement, Laura en chair et en os surgira dans l'encadrement de la porte, elle sera bien cet inattendu-attendu qui est l'âme de tous les récits. Mais vide, manque, attente ou comme on voudra dire, tout provient d'une volonté derrière le film qui, par des coups de pouce discrets et sa complaisance à suivre le mouvement du détective, s 'ingénie à loger une manière d'insuffisance au cœur de cette maison. De toute manière ce n'est jamais l'enregistré pur et simple qui raconte. Comment des images, à elles seules, seraient-elles grosses de l'instant suivant ? Il faut un homme pour les arracher à la pleine suffisance de l'être et les modeler d'un cc creux toujours futur » .

Observez bien l a prochaine fois que vous irez au cinéma. Vous y surprendrez comment on vous porte d'une vue à la suivante par un genre de déséquilibre rattrapé et renouvelé. Souvent, comme nous venons de le voir, la caméra décrit un lieu en épou-

- 7 1 - LE RÉCIT ET LE RÉEL

sant les détours d'un personnage. Quelquefois celui-ci éteint les lampes sur un meuble, puis un autre, à mesure qu'il se déplace, et l'ombre qui gagne fait comme un appel de mystère. Il y a aussi ces images qui désorientent un moment, soit qu'il faille un certain temps pour que la perception se forme (je m'étonne de voir tout d'un coup un visage de femme sur un oreiller) , soit qu'un objet, un journal déployé par exemple, cache d'abord l'essentiel pour le révéler en s'écartant. Songez encore aux volées d'images qui semblent parfois tomber du ciel, l'extrême désordre nous invitant par contraste à nouer de nous-même le fil de l'histoire. Mais tou­jours nous sentons si nous y prenons garde une intervention ultra­photographique qui vient donner aux vues, du dehors, à la fois l'ordonnance et le mouvement d'un récit.

Attention, toutefois, qu'intervention extérieure à la photogra­phie ne veut pas dire intervention visiblement séparée du film.

Au contraire, elle s'y insinue sans cesse et le suit pas à pas . Comme le bateau progresse malgré le vent en tirant des bordées, le cinéaste bâtit son récit en gagnant contre la photographie, au plus près, c'est-à-dire en s'appuyant sur elle. Il parvient ainsi à en renverser la nature. Le temps des images, avons-nous vu, c'est le temps vrai, celui des choses, alors que le temps d'un film, comme celui d'un roman, échappe à leur astreinte, insiste ou passe à toute vitesse, se rythmant sur les intentions du conteur pour rythmer l'émotion du public. Le cinéma surmonte l'antago­nisme de l'existant et de l'imaginaire, du réel et du récit, en une synthèse originale - une narration plus proche du monde que ne l'est une relation par des mots. Par exemple l'exposition d'un film doit être assez longue, avec des séquences et des plans d'une suf­fisante ampleur. On dit que c'est pour mettre le spectateur dans l'atmosphère. Le but est, en effet, par un tempo assez lent, de lui faire croire ou presque croire qu'il vit des événements alors qu'en réalité déjà on les lui raconte. Et si, en pleine action, le récit prend tout à fait le dessus par la brièveté des scènes et les plans très courts qui se succèdent précipitamment, il est bien connu que la fin d'une séquence ou d'un chapitre doit se marquer par un plan assez long et appuyé. Il faut pour un instant que la durée fictive coïncide nettement avec le temps véritable, que le film, à de certains moments, retouche le sol.

LE RECIT ET LE REEL - 72 -

Devant A Voyage to Purilia, d'Elmer RICE, le lecteur, d'abord déconcerté, affronte un bien étrange univers. L'échelle de vision y est soumise à des variations brusques. Les choses s'éclipsent sans crier gare ; on se trouve brusquement transporté d'un lieu à un autre sans y pouvoir rien comprendre. Et pour sortir de cette bizarrerie, l'auteur ne donnant jamais la clé, il faut trouver tout seul le mot de l'énigme : c'est qu'on nous décrit simplement les choses telles qu'elles apparaissent à l'écran. Or, je trouve bien instructif que les films ne nous désorientent pas de la sorte. Si au cinéma nous acceptons sans embarras ces extravagances, c'est que nous prenons dès le départ l'attitude de celui qui va certes percevoir un monde, mais encore et en même temps, entendre une histoire. C'est un principe bien connu des cinéastes qu'on ne doit pas passer brutalement d'un ensemble à un gros plan, sous peine d'infliger à l'œil du spectateur un choc fort désagréable. On a donc le choix entre deux solutions : conduire de l'un à l'autre par un travelling-avant ou bien franchir toute la gamme des plans intermédiaires : plan moyen, plan américain, etc. Mais alors -seconde règle établie empiriquement comme la première - il est nécessaire à chaque fois de modifier l'axe de l'appareil, ou bien la secousse visuelle est tout aussi déplaisante. Qu'est-ce à dire ? Si on opte pour le travelling-avant, on choisit le monde, la percep­tion. Si au contraire on progresse par transitions successives, des variations franches de l'incidence photographique doivent pro­clamer hautement qu'on a pris le parti d'un procédé narratif et nous voilà à l'autre pôle, en plein récit. L'œil doit savoir à quoi s'en tenir. S'il sautait d'une vue générale à une perception déme­surément grandie ou s'il était conduit de l'une à l'autre par une série saccadée d'images rigoureusement concentriques, il aurait l'impression que ces différents plans sont les étapes incomplètes d'une perception grossissante, mais fâcheusement tronquée. En faisant louvoyer l'appareil, au contraire, les changements d'axe indiquent sans équivoque qu'on se donne la liberté du choix et les ailes d'un récit. Mais si on use du pouvoir fictif de décoller brus­quement d'un spectacle à un autre, encore le fait-on au plus près

de la réalité. On peut dire que dans ses zigzags la caméra nie la simple vision rapprochante, mais la nie en tournant constamment autour, s'en séparant comme à regret. Le récit cinématographique affirme son arabesque selon sa fantaisie, mais ne laisse toutefois

- 73 - ROMAN EN PREMIÈRE PERSONNE

d'enlacer étroitement de son serpentin le monde réellement perçu, tige rigide, bâton fidèle de ce caducée.

Le Montreur d'images

Pour mieux surprendre à l'ouvrage ce quelque chose ou ce quelqu'un qui, tout près des images, mais extérieur à elles, assume dans un film la fonction récitante, examinons comment se pré­sentent les personnages au cinéma. Prenons comme point de départ ce qu'il en est dans un roman. Ou bien l'auteur soutient l'existence de plusieurs personnages à la fois, par analyse et par description, impartialement, sans privilège, ou bien il se met et nous met cc dans la peau >> de l'un d'entre eux avec les yeux de qui nous voyons tous les autres. Dans le second cas, qui seul nous retiendra pour l'instant, il n'importe pas que le héros dise cc je »

ou soit présenté en troisième personne. Moralement il est toujours à la première ; c'est-à-dire que les autres acteurs principaux, même s'ils sont profondément analysés et fouillés et à l'occasion aussi bien saisis que le personnage central, le seront toujours du point de vue de celui-ci. Ce protagoniste est quelquefois éclairé par les réflexions qu'il fait sur lui-même et que l'auteur nous livre, mais à défaut de ce monologue, de cette analyse personnelle, il sera connu de toute manière d'une connaissance irréfléchie, par la façon dont lui apparaissent autrui et le monde qui l'entoure. Telle description de milieu, la couleur gaie ou sinistre d'un paysage, nous font exister avec lui, mais à la surface du monde ; et les sentiments qu'il éprouve pour cet homme ou cette femme, s'ils nous font pénétrer ceux-ci, nous donnent en même temps et sur­tout une connaissance latérale mais absolue de celui dont nous épousons le centre de perspective. Si nous ne le voyons pas tou­jours se voir, du moins voyons-nous comme il voit.

Qu'arrive-t-il quand on transporte pareil roman à l'écran ? Prenons si vous voulez comme exemple David Copperfield, le type classique du roman en première personne. Ne parlons pas du risque que l'on court toujours à choisir une œuvre trop univer­sellement connue ; le spectateur attend tel épisode puis tel autre : l'auteur du film n'ose rien sacrifier et on a la même impression que donne un livre excessivement illustré quand le graveur n'a pas su se résoudre à suggérer plutôt qu'à représenter. Il y a plus.

POINTS DE VUE AU CINÉMA - 74 -

David Copperfield à l'écran c'était nécessairement, quels que soient les mérites du film, tout autre chose que David Copperfield. David n'est désormais qu'un personnage au milieu des autres et non plus ce centre de vision enfantine qui faisait grimacer le maître d'école, rendait formidable le garçon de café et aplatissait sinistrement les sables de Yarmouth. Je le vois de l'extérieur. Il est ce qu'il est. Il fait ce qu'il fait. Borné par un contour il n'a pas ce constant recours contre soi qui nous permet de sauter à chaque instant hors de nous-même.

La vision cinématographique, en effet, n'est pas celle que j 'aurais si j'étais effectivement au milieu des personnages. D'abord la prise de vues est fréquemment sous un angle qui ne pourrait être celui d'un spectateur supposé réel. Lorsqu'un travelling ou un panoramique change l'incidence de la photographie, le mou­vement du chariot ou le pivotement de la caméra ne corres­pondent pas nécessairement non plus à ce que serait le déplace­ment d'un homme ou son changement d'attitude. Il est parfois très sensible que c'est un appareil qui se meut et non l'œil d'un vivant. D'ailleurs les passages discontinus d'un plan à un autre à l'intérieur d'une :inême scène montrent bien qu'on ne cherche à restituer la perception d'aucun témoin véritable. Plans améri­cains, plans moyens, gros plans se succèdent selon des intentions artistiques et non un souci d'exactitude, car je ne saute pas ainsi brusquement dans la vie d'une échelle de vision à une autre. Enfin dans le cas d'un gros plan, lorsque je vois comme à un mètre ou plus près encore le visage de Bette Davis ou de Michèle Morgan, il est bien clair que cette femme ignore ma présence indiscrète ; il n'y a pas dans les composantes de son attitude un spectateur l'épiant à distance de souffle ; elle pleure ou sourit sans se soucier de moi.

Parfois, il est vrai, l'écran nous livre un instant ce que voit tout de bon l'un des acteurs. Le paysage se déroule pour moi comme il fait pour lui au volant d'une auto ; ma vue plongeante sur le trottoir est celle qui se découvre à ses yeux du balcon ou derrière le rideau. Mais cela ne dure jamais longtemps ; ce n'est qu'une complaisance momentanée, comme le guetteur me permet un instant d'appliquer l'œil à son périscope. Puisqu'on me donne puissance d'être n'importe où, j 'ai bien celle d'être un instant là

- 75 - POINTS DE VUE AU CINÉMA

où se trouve un personnage, mais ce point de vue n'est pas privi­légié. Je ne m'identifie pas avec lui. Je traverse sa perception sans l'épouser. Ma facilité à l'adopter n'est qu'un cas particulier de mon indifférence à l'égard de toutes.

On me dira que les cinéastes ont peut-être jusqu'ici péché par timidité, que je décris ce qui est, non ce qui doit être, prenant pour servitude éternelle le simple effet d'une routine. Ne peut-on concevoir et ne verrons-nous pas un jour un film qui serait pris, réellement pris, du point de vue d'un homme mêlé pour de bon à l'action ? On tournerait de nouveau David Copperfield, mais cette fois on se garderait de faire paraître David parce qu'on nous mettrait à sa place. On nous donnerait ses yeux. Douvres et Londres s'allongeraient selon sa perspective ; Peggotty et le bateau-maison se grossiraient démesurément à l'échelle d'une vision puérile. A un choc au cœur je connaîtrais que Dora paraît dans son jardin. On peut même imaginer certaines déformations des images et divers · procédés photographiques qui donneraient au monde la couleur même, et la structure, selon laquelle il se déployait au regard étonné de l'orphelin. Je lirais son émotion sur les choses et non plus sur son visage.

Il y aurait beaucoup d'outrecuidance à refuser tout avenir à ce genre d'expérience (1) . Davantage, je crois les promesses très grandes de ce côté-là. Mais ou je me trompe fort, ou on ne réali­sera jamais l'identification complète avec un des acteurs ni même avec quelque témoin passif, mais supposé carrément sur les lieux. J'en ai déjà donné la raison. Je me sentirais trop engagé, aux deux sens du mot. Le cinéma ne pourrait être sans danger un décalque de la réalité ; le monde évoqué est déjà bien trop réel pour se permettre de l'être sans mesure. Il serait vite effrayant. Il faudra toujours ménager au spectateur une porte de secours. Il n'y a pas d'art sans un certain recul et, si l'on peut dire, la place pour respirer. D'où la nécessité de laisser à l'œil cinémato­graphique une suffisante ubiquité pour que nous ne nous sentions jamais solidaire des personnages que dans la mesure où il nous convient de l'être, que nous demeurions maître de notre émotion par le sentiment constant d'être toujours en dehors du jeu.

(1) Nous examinerons au chapitre suivant une tentative de film « en première personne » effectivement réalisée parmi plusieurs autres.

POINTS DE VUE AU CINÉMA - 76 -

Mais que vais-je parler d'avenir ? Orson Welles, entre autres, a tenté, il y a longtemps déjà, une assimilation discrète avec des personnages successifs. On sait que dans Citizen Kane, au cours de l'enquête d'un journaliste sur la vie de ce magnat de la presse, les souvenirs des gens interrogés se matérialisent sur l'écran les uns après les autres. C'est ainsi que la représentation de l'Opéra est d'abord évoquée du point de vue de Mr. Leland, le chroni­queur dramatique qui s'était refusé à faire l'éloge de Mrs. Kane, cantatrice sans voix et sans talent. Quand ce sera le tour de l'ex­Mrs. Kane d'être interviewée, certaines images passeront de nou­veau, mais vues sous un autre angle, par exemple de la scène de l'Opéra. Mais puisqu'on voit encore Mrs. Kane - seulement maintenant c'est de dos - il est évident qu'Orson WELLES a simplement voulu esquisser le changement de perspective sans nous transporter réellement ni « avec » Leland, ni, ensuite, « avec » Mrs. Kane.

Autre exemple. Mrs. Kane (c'est elle, toujours, qui raconte) étouffe dans la luxueuse vie conjugale que son mari lui ménage. Le défaut de chaleur et d'intimité, l'ennui, sont suggérés, entre autres moyens, par l'écho des salles immenses de l'extravagant palais que Kane a fait bâtir pour elle. C'est bien une méthode de nous faire sentir, sur les objets mêmes, les sentiments du person­nage. C'est bien l'ennui de Mrs. Kane. Mais Mrs. Kane est tou­jours visible et jamais purement voyante. Il y a une ébauche d'iden­tification morale plutôt qu'assimilation perceptive. Bien mieux, quand, après une dernière explication avec son époux, elle le quitte pour de bon, son départ le long d'un couloir interminable, est tel que, physiquement, il apparaît, non pas à elle, mais à Kane; tel il est vrai que, moralement, dans sa rage, Mrs. Kane a imaginé que son mari le verrait et voulu qu'il le voie. A la séquence suivante, où les choses sont censées être décrites par le butler, on revoit cette fuite, par un nouveau recoupement, dans la perspective inversée des portes et du couloir. Puis c'est, toujours comme les domestiques peuvent l'apercevoir, la grande scène de colère où Kane outragé brise tout dans la chambre de sa femme. Mais jamais le cadrage ne limite strictement le spectacle au champ visuel que découperait le chambranle d'une ouverture réelle. Autrement dit, une fois de plus, ce n'est pas la perspec­tive oculaire des personnages qui est littéralement reconstituée.

- 77 - LE MONI'REUR D'IMAGES

On ne nous fait coïncider avec personne. Il n'y a que des indi­cations. Prudemment et avec habileté une sorte de montreur d'images nous transporte dans des positions successives qui sim­plement parfois suggèrent l'attitude morale des acteurs du drame. Je crois que nous n'avons pas fini d'être au cinéma le témoin invisible que les caprices du réalisateur ballottent de-ci de-là sans le fixer nulle part et à qui ces postes divers permettent de suivre l'action d'un œil qui n'est exactement celui de personne.

Faut-il dire l'œil de personne ? Personne du film assurément mais l'œil peut-être d'une sorte de guide assez abstrait et tout­puissant que composent les différents collaborateurs de cet ouvrage, celui-là même qui nous faisait comprendre l'écoulement du temps par divers signes d'intelligence, imprimait aux vues par l'imposition du rythme et le choix des objets suivis ce creux d'impatience qui les oriente vers le futur, personnage que nous venons enfin de surprendre à nous montrer les images comme on ferait feuilleter un album. Nous nous demandions comment on peut raconter avec des photographies animées. Ne faut-il pas songer d'abord aux vignettes d'Epinal, aux journaux illustrés des enfants ? Eux aussi racontent presque sans mots ou sans mots d'aucune sorte ; le texte, quand il existe, étant strictement mesuré à la puissance de lecture d'un être simple ou très jeune encore. Mais toujours on sent quelqu'un qui nous prend par la main et choisit de nous faire voir ceci puis cela. Les images sont bien caractéristiques et disposées dans un . ordre intelligible. De la même façon, au cinéma, il y a une sorte de récit virtuel qui englobe et pénètre le pur déroulement des images, décide de ce qu'on voit et de la cadence à laquelle on le voit.

Or il nous est arrivé pour la première fois d'Amérique aux alentours de 1947 tout un lot de films où ce récit virtuel était au moins en partie tiré au grand jour. Le langage reprenait ici par en dessous son rôle sémantique le plus normal. Je pense naturel­lement aux bandes où un commentaire parlé accompagne, sou­tient ou fait naître les images (Qu'elle était verte ma vallée, Citizen Kane, Assurance sur la mort, etc.) . Déjà dans Our Town un narrateur nous fournissait les explications nécessaires sur les habitants de la petite ville. Mais il était quelquefois visible, assez gauchement du reste, à la façon de la commère d'une revue,

VARIÉTÉ DES FONCTIONS DU LANGAGE - 78 -

c'est-à-dire comme un demi-acteur. John Ford dans Qu'elle était verte ma vallée a pris carrément le parti d'un monologue descrip­tif extérieur dont les images, muettes ou parlantes, sont comme l'illustration continue. Le montreur de lanterne magique y va de son boniment. Il s'assimile alors en apparence à celui qui raconte ses souvenirs. Mais en fait l'homme dont nous entendons la voix ne s'identifie nullement avec le petit Hew qui paraît sur l'écran. C'est à distance que nous contemplons en compagnie de ce guide l'admirable visage de Roddy MacDowall, la plus touchante peut­être des incarnations enfantines jamais vues sur l'écran. Les pre­mières images sont muettes, volontairement éparpillées ; puis, discrètement, elles se sonorisent et se mettent en place. Quand le dialogue habituel vient relayer le commentaire, il est suffisam­ment atténué pour que nous ne perdions pas cette impression de détachement. Les scènes, doucement, avec une grâce un peu lointaine, naissent et meurent après une courte vie. Et quand, pour finir, l'exposé oral de nouveau s'impose et efface le dia­logue, les images muettes du début et quelques brefs rappels des visions intermédiaires, repassent en désordre sous nos yeux, comme une poignée de photographies de famille jetées en éventail sur une table.

Nous avons déjà vu que dans Citizen Kane le meneur de jeu feint de parler successivement par la bouche de plusieurs per­sonnes, mais ne se met réellement à la place d'aucune.

Notons ici par parenthèse qu'il y a entre le théâtre et le roman une différence capitale. Quand des bateleurs, au carrefour, ou sur le champ de foire, commencent d'échanger leurs quolibets, la foule s'écarte et le désir de bien voir, égal en chacun, dessine le cercle des badauds. Ainsi se trouve isolé et circonscrit un morceau de dialogue qui est pour ainsi dire découpé à même le public. Tel est le spectacle dans sa simplicité élémentaire ; Taba­rin sur ses tréteaux, le clown sur la piste du cirque, il faut tou­jours en revenir là. Nos théâtres modernes semblent vouloir retrancher la pièce derrière le voile lumineux de la rampe, mais, à dire vrai, n'y parviennent jamais tout à fait ni ne souhaitent profondément d'y réussir. Seulement le drame élisabéthain, spec­tacle de plein jour et presque de plein air, où la scène avancée plongeait par trois côtés au milieu du parterre, nous fait mieux

- 79 - VARIÉTÉ DES FONCTIONS DU LANGAGE

entendre que la langue de théâtre est comme extraite de la langue du public. Hamlet, quand il soliloque, s'explique avec les specta­teurs comme le clown ou le comique de music-hall, aujourd'hui encore, établit un régime d'échanges avec la salle. Le langage, au théâtre, ne quitte pas le plan de la conversation. Il est bien remar­quable que le roman, au contraire, ne cesse de sauter sans crier gare d'un emploi du langage à un autre. Les petits signes noirs de la page imprimée représentent en effet, tantôt le dialogue des personnages, tantôt le monologue intérieur par lequel l'un d'entre eux parle sa pensée, tantôt l'auteur qui s'adresse directement à nous. Sans doute certains romans donnent-ils la prééminence au dialogue ; d'autres, au contraire, font la part du lion au discours Intime de quelque héros, tandis qu'il en est enfin où Ie roman­cier ne cesse presque jamais de parler en son propre nom - soit pour décrire objectivement des conduites comme on ferait un procès-verbal, soit pour produire le fruit de ses analyses, ou lan­cer l'invective et l'exhortation. Mais il n'y a point de cas où le langage d'un roman conserve une seule valeur de bout en bout. Même si l'auteur semble nous livrer tel quel le monologue intime d'un personnage - comme Virginia WOOLF dans Mrs. Dalloway - il se glisse sans cesse dans cette prétendue copie toutes sortes de jugements de l'auteur, qui ne laisse point d'interpréter, de résumer, de mettre en ordre. Le discours intérieur à l'état brut, outre qu'il est fort difficile à saisir, est bien trop tissé de coq­à-l'âne, de calembours, d'étranges méprises, pour qu'on puisse jamais calquer l'incohérence secrète de ces phrases ébauchées, reprises, perdues, qui sont, à fond de gorge, la trame continue de notre pensée. Joyce lui-même ne l'a pas reproduit sans chan­gement. Dans un roman, donc, la fonction du langage change à chaque instant. L'auteur profite de ce que les mêmes caractères

d'imprimerie peuvent figurer des choses fort diverses ; au lieu que le théâtre, par convention, fait un sort exclusif à la fonction d'échange immédiat, au véhicule instantané qui transporte de bouche à oreille des demandes, des réponses, des plaisanteries ou des injures. Ce sont toujours les acteurs qui parlent. Chacun se parle à soi. non comme il fait dans la réalité, par fragments de phrases confus et décousus, mais selon la forme dialoguante, exac­tement comme il parle aux autres, soit par le subterfuge du monologue ou des apartés, soit grâce à l'artifice des confidents

VARIÉTÉ DES FONCTIONS DU LANGAGE - 80 -

c'est-à-dire de pseudo-interlocuteurs. La pensée, sur la scène, devient donc conversation claire et dépliée. L'endophasie (pour parler jargon) avec ses ruptures, ses quiproquos et ses sautes de vent n'y est pas fidèlement enregistrée. Pas davantage l'auteur ne s'y adresse au public autrement que par le détour d'un rôle : même s'il y a un prologue c'est encore un acteur qui vient le dire. Au théâtre tout est étalé et sans mystère. Par simplification saine et grossière la pensée y est projetée sur le plan seul de la conversation, au lieu que l'auteur d'un roman, jouant de la poly­valence des mots imprimés, tantôt parle et tantôt fait parler, et encore à différents étages.

Or ce que le procédé du récitant vient de nous révéler au cinéma c'est que dans un film on peut, comme dans un roman, faire sauter imperceptiblement le langage d'une fonction à la suivante. Au théâtre, si l'auteur souhaite d'intervenir plus direc­tement, il introduit un meneur de jeu. Mais c'est un comédien comme un autre. Le langage reste toujours au niveau des acteurs. Au contraire tout film s'ordonne autour d'un foyer linguistique virtuel qui se situe en dehors de l'écran. On peut toujours faire décoller les mots des images et leur rendre un rôle descriptif ou explicatif précisément parce qu'on sait bien que les acteurs ne sont pas véritablement présents. Cette facilité vient confirmer que le vrai centre d'un film est ce « montreur d'images » à la volonté de qui nous nous abandonnons.

Laura, déjà cité, en sera une bonne illustration. Dès le début, en effet, on y entend une voix qui se donne pour celle de W aldo Lydecker. « Laura, dit-elle (ou à peu près), était morte depuis huit jours quand le détective MacPherson me rendit visite. Par ma porte entrouverte je le voyais qui attendait dans l'anti­chambre, etc. >> En même temps des images muettes présentent le policier dans le vestibule. On entend seulement par transpa­rence le bruit des menus objets dont il trompe son impatience, qu'il examine un instant et repose sans précaution sur les meubles : le langage (c'est la voix de Lydecker) se situe ici bien clairement en dehors des images. Mais on enchaîne aussitôt sur plusieurs scènes parlantes présentées en vue directe le plus nor­malement du monde. Waldo Lydecker, ensuite, entraîne le poli­cier dans le restaurant où il a connu Laura Hunt. A la table qui

- 8 1 - LE MAÎTRE DU JEU

était celle de Laura, W aldo entame la relation de ses longs rap­ports avec la disparue. Par un artifice traditionnel au cinéma, l'homme qui, attablé, raconte, fait alors place à des scènes repré­sentant visuellement ses paroles. Seulement, cette fois encore, le récit subsiste en un monologue parallèle à la rétrospective des images muettes. Muettes? Pas toujours. A de certains moments la récitation s'évanouit, des phrases naissent aux lèvres des acteurs, ce qui nous donne quelques « plans >> dans le style le plus habituel. On voit donc que tantôt Lydecker parle à quelque interlocuteur anonyme et indéterminé, comme il fait au com­mencement ; tantôt il s'adresse censément au détective, encore que sa voix reste suspendue dans le vide ; tantôt, enfin, son commentaire s'efface pour laisser toute la place à un jeu direct où lui-même tient sa partie. Nous acceptons tout docilement. Bien plus, et c'est là que j 'en voulais venir, nous ne remarquons même pas que dans la seconde partie du film il n'y a plus jamais de récitant. (Nécessairement, d'ailleurs, puisque Lydecker, qui parlait au début, se trouve être l'assassin et doit donc être vu tout à fait de l'extérieur, sans que nous entrions davantage dans ses confidences .) En d'autres termes le langage, comme dans un roman, reste à l'état de disponibilité absolue, se pose ici et là ou se réserve à quelque distance. Notre guide ordinaire, le « mon­treur d'images » , reste toujours maître du jeu. Si, dans ses expli­cations, il lui arrive d'emprunter la voix d'un acteur, l'enveloppe physique de son intonation, c'est exactement comme nous remar­quions tout à l'heure qu'il nous fait voir parfois un instant avec les yeux de celui-ci ou de cet autre, sans pour cela l'établir en centre permanent de vision.

* * *

Cette technique fut un peu une mode. Les films avec récitant sont peut-être moins répandus aujourd'hui. Ce style, quoi qu'il en soit, aura été le révélateur chimique d'une présence virtuelle cachée derrière tous les films, celle d'une sorte de maître de cérémonie, le grand imagier qui donne pour nous aux vues photo­graphiques le sens, le rythme et la durée. Ce n'est pas à propre­ment parler le metteur en scène ni l'un quelconque des ouvriers du film, mais un personnage fictif et invisible à qui leur œuvre commune a donné le jour et qui, derrière notre dos, tourne pour

MATIÈRE ET FORME 82 -

nous les pages de l'album, dirige notre attention d'un index discret sur tel ou tel détail, nous glisse à point nommé le rensei­gnement nécessaire et surtout rythme le défilé des images. Il introduit ainsi dans la reproduction du monde cette sorte de déséquilibre renouvelé qui est le principe moteur de tout récit comme on voit l'une après l'autre se poursuivre et basculer les vagues sur le rivage. C'est lui qui nous tient savamment en haleine. C'est avec lui que nous sommes en proximité absolue, même quand un acteur du drame, en apparence, raconte. Main­tenus à distance de l'écran par ces mains secourables nous con­templons, à l'écart, des événements dans lesquels nous ne ris­quons plus de nous perdre en aucun sens du mot. Si nous ne nous absorbons pas complètement dans le monde envoûtant qui s'organise sous nos yeux à l'abri de la musique magicienne c'est que nous en sommes séparés de toute l'épaisseur de cette pré­sence invisible. Présence qui, aujourd'hui, sans crier gare, prend parfois la parole comme Jupiter au milieu des nuages. Et notre défaut d'étonnement montre bien que nous avions toujours eu conscience, sans nous le dire, du génie tutélaire qui ouvrait pour nous de sa baguette d'extraordinaires échappées cinématogra­phiques au mur merveilleux des salles.

Matière et Forme

Le cinéma se trouve obligé d'obéir à des nécessités contra­dictoires ; écartelé, semble-t-il, entre le monde et le récit. La photographie le tire vers les choses du poids de son essentielle vérité tandis que le récit l'entraîne vers le signifiant. Selon la première loi les images marcheraient du pas universel des objets, attendant « que le sucre fonde » . La deuxième leur fait à l'inverse déborder le temps véritable par un temps imaginaire d'une agilité quasi infinie et qui, à volonté, s'allonge et se contracte. Collé au monde, le cinéma serait, comme lui, toujours remis en cause et resterait perpétuellement accroché aux courtes intentions que, pas à pas, nous projetons en lui, sur lui et contre lui. Le récit, au contraire, donne au cinéma le sens définitif et bien clos d'une « histoire » , écartée de nous et mise en perspective. Ce qu'il sub­siste toujours dans les clichés de nécessité mécanique tend à faire d'un film une succession de simples « présences » , contem­poraines du monde et de nous autres ses prisonniers, au lieu que

- 83 - LE • LEITMOTIV •

la fiction récitative lui donne des ailes, mais le rejette aussi dans l'immuable du passé.

Si nous revenons à la question posée au début de ce cha­pitre : « Peut-on dire que le cinéma soit du côté du roman ? » , nous voyons qu'il y a une analogie certaine entre un roman et un film, mais non pas parce que le roman déroulerait quelque sorte d'images dans l'intimité du lecteur (celui qui lit n'imagine pas, sauf, dit fort bien SARTRE « dans les ratés de la lecture » ;

au surplus, l'image mentale diffère essentiellement de toute espèce de vue photographique) ; c'est au contraire le film qui ressemble au roman par cette structure sans images, le schéma-récit qui en forme le canevas plus ou moins secret. Il y a toujours derrière un film une sorte de récitant en puissance. On pourrait dire d'un bon film qu'il est la victoire d'une manière de roman sur ce qui repousse le roman, si cette façon de parler n'avait l'inconvénient de laisser supposer que la photographie est un mal nécessaire avec lequel il faudrait pactiser. Or, l'union de la photographie et du récit n'est pas dans le film le produit d'un modus vivendi obtenu par comprmnis et concessions. Tout art a une forme et une matière ; la photographie est la matière du cinéma. Le marbre non plus n'est pas naturellement propre à représenter la forme humaine. Le rare, le difficile, mais aussi le glorieux, est d'échafauder contre la photographie un récit qui soit néanmoins photographique. Ainsi, faisant glisser son idée autour du marbre, le sculpteur tire un buste ou un groupe d'une matière qui par essence refuse d'être buste ou groupe, la sculpture gardant en sa victoire même quelque chose de ce qui résistait dans la pierre. D'une semblable façon le récit cinématographique se distingue d'un récit verbal par ce qu'il conserve et sauve du poids des choses dans l'agilité d'un conte.

Ainsi s'éclaire, par exemple, le rôle de ces leitmotive matériels qui viennent si souvent ponctuer le déroulement d'un film. Ils signifient que, sous le récit, le monde demeure. Dans un film, pas plus que dans un roman, je ne suis finalement synchrone avec les événements décrits, mais le bruit fidèle de cette eau qui, goutte à goutte, tombe dans la fontaine chaque fois que nous retrouvons l'escalier de Rogojine (L'idiot) exprime par-delà le récit l'immuable fidélité des choses. Dans Ma Vallée, c'est la

POÉSIE DU SOUVENIR - 84 -

montée et la descente des mineurs sur la même chaussée villa­geoise qui me rappelle la présence du monde ; et qu'on ne dise pas que c'est ici un rythme purement humain car il est lié au travail et à ses conditions, donc à la nature et à la grande respiration du jour et de la nuit. Sous la fantaisie d'un découpage qui joue avec le temps, le leitmotiv scande la durée universelle accordée sur les étoiles.

Le sentiment d'étrangeté que la technique du récitant introduit dans certains films rend aussi plus saisissable la synthèse origi­nale dans laquelle le septième art enveloppe le fictif et la réalité. La maison de Laura, par exemple, garde du vrai toutes les appa­rences de résonance et de profondeur. Le cinéma insiste sur la consistance et la solidité du téléphone et de la pendule. Mais le cinéaste, jouant avec cette existence prétendue, la désarticulant par le découpage, l'amortit encore du tampon d'un commentaire oral qui nous communique la bizarre impression d'être à la fois sur les lieux et ailleurs. A vec le montreur d'images, en commu­nion intime avec ce personnage presque tout connaissant et doué d'ubiquité absolue, nous sommes tout aussi détachés de ce logis que celui qui écoute Barbe Bleue est éloigné du petit cabinet sanglant, et cependant nous en sommes paradoxalement tout près dans l'obsession envoûtante des images et la quasi-présence des objets. Ainsi la réalité présente se trouve-t-elle transposée en réalité récitée, celle-là demeurant pour ainsi dire toujours visible à travers celle-ci.

Qu'est-ce enfin que la poésie du souvenir ? Puisque, derrière moi, dans le passé, je coïncide avec ma peine ou mes amours, ils m'offrent ainsi par la mémoire ce que je m'épuise vainement à poursuivre tout au long de ma vie, la parfaite adéquation de la conscience avec l'être. Seulement ils me l'offrent en image et hors de mon atteinte. Le souvenir, comme l'a vu SARTRE, est donc une sorte d'approximation inversée de la valeur et c'est pourquoi on éprouve un incompréhensible plaisir à se remémorer jusqu'aux plus grands chagrins. C'est que j'étais ma douleur - entendez que je la suis au passé. Ma plus secrète ambition se trouve donc réalisée dans mon passé, à ceci près qu'elle se réalise en imagi­nant ce que précisément je ne suis plus. Supposez donc qu'on parvienne, ou qu'on parvienne presque, à appliquer l'attitude remémorante à des choses effectivement visibles : qu'à cette sorte

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de plénitude qui nous comble dans le souvenir on ajoute, ou ajoute presque, l'existence ; ne s'approcherait-on pas de l'impossible con:.. ciliation entre ce qui est et donc que je ne puis être, et ce que j'étais dans un passé qui n'est plus ? Le monologue descriptif de Qu'elle était verte ma vallée n'est pas sans avoir un effet de ce genre. Il adoucit les images, évoque le réel dans une atmosphère d'irréalité, et quand il cède la place au dialogue direct, celui-ci s'en trouve comme atténué et rejeté à une certaine distance. Un monde presque tangible est ainsi affecté d'une sorte de sentiment de cc déjà-vu » , la quasi-existence de la photographie est conser­vée et sauvée dans la quasi-plénitude du souvenir.

* * *

Au cinéma, le récit tient son vieil adversaire, le monde, si fort embrassé qu'ils échangent presque leurs qualités. Le metteur en scène a beau éliminer dans chaque image les détails superflus et organiser et distribuer les autres, la richesse de l'existence déborde toujours par en-dessous l'intention photographique. Le cinéaste rythme le jeu des acteurs dans le plan, les plans dans la séquence, les séquences dans le film, de manière à distribuer l'intérêt selon nos nécessités de repos et la quantité de surprise que nous pou­vons pour ainsi dire digérer, mais cette progression oscillatoire à la mesure de l'homme est ponctuée et comme traversée par le rythme universel des choses qui ne se soucient pas de nous. Le film limite un sujet dans l'interconnexion des choses, mais il n'y a de vrai cinéma que lorsqu'on sent l'indéfini des alentours. Certes à la manière d'un roman un scénario conclut une histoire et boucle un dénouement, mais un je ne sais quoi nous avertit subtilement que la conclusion est provisoire par la menace de cet univers toujours prêt à disloquer et disperser les fragiles constructions des hommes.

Le Cinéma raconte autant qu'il représente

Une controverse s'est émue naguère entre spécialistes du cinéma. Un bref examen de la question nous aidera à conclure ce chapitre.

Imaginons le découpage classique d'une petite scène que l'on porte à l'écran. Un plan général nous révèle sur le trottoir d'une vaste avenue des joueurs de pétanque qui discutent autour des

POUR OU CONTRE LE DÉCOUPAGE - 86 -

boules. Un plan moyen, ensuite, isole le groupe. Un plan améri­cain lui succède qui fait un sort au plus animé des discuteurs. Le visage indigné d'un des adversaires paraîtra alors en plan rapproché. Puis boules et cochonnet, les objets du litige, ainsi que les mains qui tendent le bout de ficelle, se trouvent cadrés dans un gros plan. On revient alors à un plan moyen ou à des plans rapprochés des personnages, et ainsi du reste.

Or il est assez remarquable, nous l'avons déjà souligné, que pareil découpage ne déconcerte jamais le spectateur. Pourquoi ? Parce que, dira une première école, dans la vie, c'est en prome­nant d'abord un regard distrait sur toute l'avenue que mes yeux, tout à coup, se fixeraient sur un pareil rassemblement, ce qui est l'équivalent du plan général. Même si je croyais ensuite ne pas perdre de vue l'ensemble de cette contestation animée, dans le fait, mon regard détaillerait la scène, irait d'un visage à un autre pour aller se poser sur les boules et la figure géométrique qu'elles forment, etc. On soutiendra donc que le cinéma, en véritable art représentatif, ne fait ici que reproduire le mouvement de la vie. Et c'est la raison pour laquelle, dira-t-on,, le spectateur ne remarque même pas les changements de plans : la démarche sac­cadée du film lui apparaît comme une suite continue.

D'autres, ici, contestent. La danse des cc plans » leur semble une infirmité due à l'insuffisance technique, à la jeunesse du septième art. Ils se réjouissent donc que l'écran large, le cinéma­scope, la profondeur de champ, permettent dans une large mesure de pallier cette insuffisance. De fait, pendant toute une période, la pratique de la plupart des metteurs en scène a sem­blé venir au secours de cette théorie. Même l'agilité de la caméra avait beaucoup diminué (2) . La caméra pivotait moins souvent sur son axe et plus rarement se déplaçait sur une parallèle à l'action. Les auteurs de films semblaient n'utiliser travellings et panoramiques qu'à contrecœur. En tout cas le découpage, c'est­à-dire les sauts continuels d'un point de vue à un autre, était ouvertement critiqué comme artificiel et utilisé le moins possible. Il se trouvait bon nombre de théoriciens et de praticiens du cinéma pour dire que, sous prétexte de fidélité à la vie et au

(2) La production la plus récente est dans une large mesure revenue aux pratiques anciennes.

- 87 - POUR OU CONTRE LE DÉCOUPAGE

discontinu de l'attention, on transformait en fait la réalité en une série de signes abstraits.

Par exemple André BAZIN écrivait dans la Revue du Cinéma (n° 1 0, Orsan Welles) : « Le gros plan du bouton de porte n'y est plus un bouton de porte à l'émail fendillé, au cuivre terni, dont on imagine le contact froid. Il est l'équivalent de la phrase : Il se demandait avec angoisse si le loquet de la porte allait jouer. »

Autrement dit nous avons ici affaire à une pure convention (au même titre qu'au théâtre le monologue est une convention) et nullement à un portrait exact de l'homme attentif. C'est de l'abstrait et non du concret, un langage et non le reflet du réel.

« Il est vrai, continuait André BAZIN, que dans la réalité, quand je suis engagé dans une action, mon attention, dirigée par mon projet, procède également à une sorte de découpage virtuel où l'objet perd effectivement pour moi certains de ses aspects pour devenir signe ou outil ; mais l'action reste toujours en train de se faire . » L'objet peut à chaque instant me rappeler à sa qualité d'objet, par exemple en me heurtant, ou en me coupant s'il est en verre. Ainsi il est toujours possible qu'il modifie l'action prévue. De mon côté je suis à tout moment libre de changer d'avis, de renoncer, de me laisser distraire de mon projet. La réa­lité cesse alors de m'apparaître cc comme une boîte à outils » . Or le découpage classique - analytique, dit André BAZIN - sup­prime aussi bien ces possibilités permanentes de l'objet qu'il anéantit ma liberté. Il substitue au découpage libre de la vie réelle un découpage forcé qui transforme les objets en signes abstraits.

Examinons. Il me semble qu'il y a du vrai dans l'une et l'autre thèse ; qu'elles sont, pour citer le philosophe, vraies dans ce qu'elles affirment et fausses par ce qu'elles nient. Il est certain que le mouvement de notre esprit porte successivement sur des ensembles à échelle variable, mais il est exact également que le découpage spontané diffère du découpage cinématographique en ce qu'il est toujours en quelque sorte révocable. Ce n'est pas en fait le champ visuel qui, dans la vie, s'élargit ou se rétrécit ; c'est notre attention qui s'arrête, par exemple, sur un ensemble de boules ou bien englobe tout le groupe des discuteurs. Le reste de la perception est plutôt neutralisé qu'effacé. On observe des

NOUVELLE VAGUE - 88 -

degrés dans la concentration de notre intérêt et non pas des varia­tions optiques du champ proprement dit. C'est pourquoi on peut avancer en effet que le cinéma ne cesse de faire signe, de « dire ii

avec des images. Mais pourquoi ne serait-ce sa fonction de le faire ?

Les différents « plans ii de notre partie de boules, c'est vrai, signifient et racontent plus et autant qu'ils ne représentent. Ils conduisent le spectateur tout comme un récit écrit ou parlé dirige le lecteur ou l'auditeur. Ils lui retirent donc une bonne part de sa liberté. Mais c'est à quoi consent le spectateur du film aussi bien que le lecteur d'un roman. C'est même cet envoûtement qu'il recherche. Le film de la partie de boules n'est pas la partie de boules. Il n'en est même pas la simple transcription méca­nique. Il se taille une discontinuité à lui sur le modèle de la dis­continuité perceptive. Les sautes de points de vue miment celles de notre attention vivante, libre et engagée. Le réel est ainsi imité deux fois en quelque manière - imité et non copié. D'abord les images photographiques évoquent notre vision des choses. Le

découpage analytique, en second lieu, suit la danse de notre attention, mais il est moins fidèle que la photographie car il est le principe d'une manière de raconter, c'est-à-dire qu'il nous laisse passifs et hors de jeu, et, nous prenant doucement par la main, sollicite notre consentement à une histoire. Mais le récit cinématographique nous fait naviguer au plus près de la réalité.

Il ne faut donc pas s'étonner que le cinéma, par l'exigence de vérité propre à sa matière (la photographie animée) soit natu­rellement conduit, pour peu qu'il recherche son originalité, à fuir le récit carré, à bords bien francs. A la nouvelle soigneuse­ment circonscrite du style MAUPASSANT, KIPLING ou Somerset MAUGHAM, la littérature elle-même préfère aujourd'hui la tradi­tion TCHEKOV. Dans un souci d'imitation plus exacte de la vie les auteurs ne délimitent plus nettement une situation de départ, se gardent de nouer tous les fils et en laissent finalement, si l'on peut dire, pendre tous les bouts. C'est ce que nous avons déjà vu au début de ce chapitre. Il n'est donc pas étonnant que le cinéma de la « nouvelle vague i> s'applique avec encore de meil­leures raisons à dissimuler le caractère narratif des films.

Voyez par exemple comment CHABROL, dans Les Bonnes Femmes. a volontairement décentré toute l'histoire. Rétrospecti-

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vement, en effet, on dira que les deux personnages principaux y sont la fille au long cou vouée à l'étranglement (elle s'appelle Jacqueline, je crois) et l'inquiétant suiveur en blouson qu'on voit paraître et reparaître sur sa moto. Or les brèves apparitions de celui-ci semblent très longtemps un leitmotiv étranger au sujet. Jacqueline, pendant les deux tiers du film, a l'air elle aussi de se refuser à l'histoire. Elle se détache de l'aventure sordide où va sombrer son amie Jeanne, misérable débauche dont le spectateur pense d'abord qu'elle va s'affirmer comme le centre de l'œuvre. Jacqueline s'écarte, comme dégoûtée. Elle se réserve, dirait-on, pour quelque chose de mieux. Mais on soupçonne peu à peu que ce sera au contraire pour le pire, qu'elle se garde finalement à cet inquiétant admirateur motocycliste, dont les assiduités paraissaient d'abord un thème superflu. L'individu louche se mue alors en étrange cavalier servant. Sortant des marges du film sa vocation d'étrangleur rencontre enfin une vocation d'étranglée. La scène du meurtre ne fait éclater le vrai sujet que tout à la fin, ou presque. Longtemps retenu sur les bords le sujet donne ainsi à l'œuvre une curieuse apparence excentrique. Cette impression est encore forti­fiée par la dernière séquence. Elle se termine en effet sur le visage souriant d'une fille qui danse et, hors récit, on dirait hors de propos, annonce d'autres aventures répugnantes ou sinistres, laissant pressentir que d'autres « bonnes femmes » s'y laisseront entraîner. D'un dernier coup de pouce CHABROL gauchit son film au moment précis où on allait le croire redressé. C'est ainsi que l'histoire de Jacqueline demeure inextricablement mêlée à quantité de drames analogues virtuellement dessinés.

Le cinéma le plus récent s'efforce donc visiblement, quand il extrait quelque histoire de la surabondance du monde, de bien marquer qu'il choisit un récit parmi d'autres possibles et qu'il le tire d'une multitude indéfinie d'événements solidaires . Dans Ça s'est passé à Rome la caméra nous transporte au départ dans une rue assez étrange. Elle nous force à lever la tête vers le linge qui sèche et des sortes de ponts qui franchissent la rue à intervalles réguliers. Tout un grouillement criard aux fenêtres et aux balcons de cette ruche populaire. Linge pendu, passerelles et gosses, tout glisse et tourne, cependant qu'on entend le cri d'un marchand d'habits qui avance lentement tout en bas. C'est son regard, en quête de chalands, qui fait ainsi virevolter la rue et ses habitants.

NOUVELLE VAGUE - 90 -

La caméra, comme lui, semble hésiter, et cherche. L'attention du marchand d'habits (et la nôtre) accroche un bout de dialogue ici et là, puis il reprend sa marche et son cri. Voici le travelling qui, enfin, prenant son essor avec le regard du chiffonnier, semble retenir une épaisse matrone, les enfants qui grouillent autour d'elle et sa fille adolescente déjà mère d'un petit bâtard. On se dit que ce sont là les protagonistes. On a cependant le sentiment que ce choix importe peu : ici ou là, ce seront toujours les mêmes lamentables histoires. Au reste ce départ n'est qu'une sorte de faux départ. Un vol d'injures de la grand-mère indignée nous conduit tout droit au jeune père du nouveau-né malencontreux. Le voici en effet qui sort d'un alvéole voisin. Portés ainsi vers David par ce flot d'apostrophes, c'est lui que la caméra et nous­même allons désormais accompagner. David est chômeur. Nous le suivons dans la recherche d'un emploi. Il veut travailler pour pouvoir épouser sa petite voisine et donner un nom à son enfant. Mais David est léger. Sa quête, en principe, est morale. Seulement il rencontre des femmes en chemin et ne repousse pas les aven­tures. Il ne regarde pas trop non plus à la malhonnêteté de telle ou telle entreprise. Moralité et immoralité avancent la main dans la main. Chemin faisant, héros et spectateurs frôlent des « histoires » vaguement ébauchées : l'homme d'affaires et la manucure, les huiles falsifiées, etc. Ces histoires, cependant, ne « prennent >> pas, au sens où on le dit de la mayonnaise. Le thème du début, finalement, s'affirme de nouveau, c'est-à-dire la recherche de quelque argent pour épouser la fille séduite. C'est en volant au doigt d'un mort complètement délaissé entre quatre cierges une bague de très haut prix que David se tire d'affaire. Il pourra dire de cet argent qu'il l'a obtenu « sans nuire à âme qui vive » . Telle est la sinistre plaisanterie qui vient clore le récit. Elle s'envole et va rejoindre le cri du marchand d'habits de nouveau entendu dans le tournoiement · renouvelé du linge et des passerelles. Ce macabre jeu de mots donne forme à l'histoire par une sorte de conclusion morale-immorale. Mais la forme n'en est une que grâce à une manière de cerne volontaire, de paraphe appuyé, le retour au même décor tournoyant traversé par le même appel du marchand de hardes. Le récit, choisi et isolé par acte volontaire, demeure solidaire de tous les récits possibles. La structure du film demeure pour ainsi dire prise dans le monde.

IV

SUJET ET OBJET

Il faut examiner ici d'un peu plus près comment sujet et objet se posent et s'opposent au cinéma. Le problème du cinéma « en première personne » a fait couler beaucoup d'encre. Nombre de cinéastes ont rêvé de tenter l'expérience. Pour la première fois La Dame du Lac a effectivement réalisé le « ciné-œil », comme on dit en bien mauvaise langue (1) .

La conclusion des pages précédentes était que le spectateur se trouve nécessairement placé en un point de vue anonyme et quelque peu abstrait, celui où choisit de le poster le « montreur d'images » , maître secret de son plaisir. C'était dire en somme que le cinéma se range à côté des romans où l'auteur survole ses créa­tures avec l'omniscience et l'omniprésence d'un dieu.

La Dame du Lac est une bonne occasion de nous demander avec plus de précision si le film ne peut aussi imiter les ouvrages imprimés où nous connaissons chacun par l'intermédiaire d'un personnage central, protagoniste ou non, à qui on nous demande de nous identifier.

Peu importe que le scénario de La Dame du Lac soit lan­guissant et mal bâti : le problème se trouve bien posé et l'intéres­sant est de comprendre pourquoi cette œuvre a échoué dans son intention profonde.

Champ Cinématographique et Champ Perceptif

L'erreur est d'avoir confondu assimilation fictive et identifi­cation perceptive. Les images, en effet, qui s'animent au cinéma sur le rectangle lumineux ne sont aucunement saisies comme

(1) Il y a eu depuis d'autres tentatives du même genre. Mais la première est aussi bonne à analyser qu'une autre.

LE CHAMP PERCEPTIF EST ILLIMITÉ - 92 -

perceptions. On a souvent fait remarquer que ce que nous voyons sur l'écran n'est qu'une infime partie, la dixième peut-être - et encore, pour qui est tout près - du spectacle qui envahit nos yeux dès que nous les ouvrons sur la vie réelle (2) . Tout se passe comme si nous regardions le monde à travers un tube. Mais l'inconvénient de cette façon de dire est de laisser croire que la différence entre le champ cinématographique et le champ percep­tif normal est une simple différence d'étendue, alors que la distinction n'est pas de grandeur, mais de nature.

Fermez les yeux. Ouvrez-les. Ce que vous voyez n'est ni grand ni petit ; c'est quelque chose qui n'a rigoureusement aucune limite. Nulle part vous n'avez conscience de rencontrer une démarcation, un endroit où vous cessiez de voir. Peut-être essaierez-vous alors de dire que le tableau s'estompe graduellement sur les bords. Mais c'est faux. Ce n'est pas un tableau et il n'y a pas de bords. Si ma vision était bornée, que ce fût par une frontière précise ou par des confins vagues sombrant peu à peu dans le néant, l'en­semble que je vois se détacherait sur un fond absolument obscur. Où trouvez-vous cet environ de noir ? Si vous observez mieux vous constatez du reste que les objets aperçus en vision marginale ne sont pas cc flous » comme peut l'être un cliché ou une image sur verre dépoli ; simplement ils s'appauvrissent. Ce qui diminue progressivement n'est pas à proprement parler la netteté de la vision ; c'est une certaine précision dans la présence des choses ; elle s'atténue du même pas que la précision de mes projets à leur égard. Le mur, par exemple, qui file à ma droite et à ma gauche pour m'enfermer par derrière dans ce bureau où j 'écris, ne cesse jamais d'être perçu, et est encore présent pour moi là où il ne réfléchit plus la lumière sur mon œil. Bouclant le monde sur mon dos, il entre toujours en composition dans mes projets, mais avec une détermination réduite. Il sera le-mur-dont-je­m'éloigne-en-gagnant-cette-porte, mais une certaine diminution d'être, une moindre délicatesse de coordination lui interdit d'être en cette région le-mur-dont-je-me-propose-d'apprécier-le-plat-et­le-frais-de-ma-paume-étendue ou bien le-mur-dont-je-pourrais­suivre-du-doigt-tel-dessin. Il s'articule cependant encore avec mon activité perceptive, quoique d'une présence massive et indistincte.

(2) L'écran large a bien entendu quelque peu ouvert l'angle de vision.

- 93 - « FAIRE COMME SI •

L'erreur est de supposer que voir c'est saisir des images sur ma rétine, images limitées comme celles qui viennent se peindre sur une plaque photographique. Mais avec quels yeux, s'il vous plaît, les verrait-on ? En réalité je ne perçois jamais par la vue seule, et même l'expression n'a aucun sens. La signification de ce que je perçois surgit du biais dont je suis engagé dans le monde, à la fois au sens où on est engagé dans un couloir et au sens où on est engagé par telle promesse. Percevoir, c'est animer par des intentions un monde complet et refermé sur soi.

Images

Ce qui s'illumine sur un écran de cinéma est au contraire un pur spectacle, tableau limité, à une certaine distance d'un specta­teur assis et immobile. Celui-ci ne peut pas se croire au milieu des choses qui paraissent sur la toile. Elles demeurent nécessaire­ment détachées de lui, ne le touchant pas trop - au sens d' émo­tion excessive - parce qu'elles ne peuvent nullement le toucher - au sens d'un contact matériel. Il les appréhende comme images, comme représentations de choses absentes, et nullement comme objets perçus. Or, quand je regarde une image, que ce soit un dessin schématique, un portrait détaillé ou la plus exacte des photogra­phies, je ne saisis pas du réel, mais de l'imaginaire. Même si la reproduction est du « réalisme » le plus poussé, ce ne sont toujours que des lignes, ou bien des taches noires ou colorées, que je prends volontairement pour autre chose que ce qu'elles sont. Je fais comme si j 'étais devant un homme, un lion ou un jardin. J'induis en moi une attitude par laquelle, refusant un barbouillage de traits ou de couleurs, je le transforme magiquement en homme, en lion ou en jardin. Mais je ne suis jamais entièrement dupe de cette simulation dont je demeure le maître. La différence entre la photographie et le dessin schématique est que ma complai­sance est dans le premier cas plus fortement motivée, mais il ne cesse d'y avoir complaisance. Ajoutez à la précision photogra­phique la reproduction parfaite du mouvement, vous donnerez une urgence plus grande à l'invitation, un motif plus puissant de faire comme si, mais vous ne supprimerez à aucun degré le consentement qui est au fond de l'attitude imaginative. L'image cinématographique demeure à une distance infinie de la réalité. Si criante de vérité que vous la puissiez supposer, jamais elle ne

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fera que vous croyiez « y être )) , et heureusement d'ailleurs. Il vous serait impossible de jouir d'un film si vous pouviez craindre d'être renversé par les autos, atteint par les coups de feu, ou si vous aviez simplement le souci de ne pas heurter les tables. Il fallait le dépaysement momentané et la confusion d'une expé­rience absolument nouvelle pour que les premiers spectateurs de cinéma aient pu se laisser surprendre à « voir )) une locomotive fonçant sur eux en gare de La Ciotat. Dès qu'ils eurent le moins du monde appris ce qu'était un film, la projection s'éloigna d'eux à intervalle rassurant. Je suis persuadé que si le cinéma en relief devient un jour pratique courante, ce sera à la condition que nous puissions surmonter cette illusion renforcée, nous dégager de ce surcroît de réel. Ce qui montre bien que la vue cinématogra­phique est saisie comme image et non comme réalité, c'est juste­ment que la locomotive semble grossir bien plus vite sur l'écran que dans la vie, tout de même que sur une photo des pieds paraissent énormes au premier plan.

Identification fictive ou perceptive ?

Le cinéma ne nous fait donc pas percevoir des objets, il nous montre des images. Il nous invite par conséquent à y discerner des intentions narratives. Si par exemple le découpage isole un

bouton de porte, c'est qu'il choisit de nous le désigner, ce n'est pas que cet objet se rencontre sur le chemin naturel de notre regard. C'est peut-être qu'on veut marquer une hésitation du per­sonnage à ouvrir la porte ou quelque chose de ce genre. Or, dans La Dame du Lac, chaque fois que le détective avec qui on pré­tend nous identifier est sur le point d'entrer dans une maison ou dans une pièce, la caméra parcourt longuement le panneau de la porte pour se fixer ensuite sur la poignée ou la sonnette, une main s'avance, ouvre ou sonne, une main dont on voudrait qu'elle nous parût en quelque sorte la nôtre. Mais ce panoramique est d'une lenteur extrêmement pénible. Pourquoi ?

On a fait observer très justement que la caméra, si l'on veut éviter les « filés ii de l'image, ne pouvait pas épouser la vivacité du regard humain ; d'où le sentiment d'un sorte de raideur. Mais cette impression a une cause plus profonde qu'une simple servi­tude photographique. Quand j'ouvre une porte pour de bon, ma perception de cet obstacle de bois, ainsi que de la poignée ou de la sonnette, est toute traversée par ce projet d'entrer, de passer

- 95 « LA DAME DU LAC »

outre. La porte perçue n'est pas une porte séparée et seulement vue, mais objet réel par toute l'action où je me trouve globalement inséré. Porte, main, corps entier, forment un tout. Au contraire, la porte en image sur l'écran n'est pas réellement soutenue par la disposition de mon corps et le commentaire de mes muscles. La porte véritable est porte parce que je veux l'ouvrir ; la porte photographiée n'est porte que dans la mesure où je la veux porte. C'est pourquoi la promenade de la caméra sur le vantail et l'arrêt sur la poignée, même s'ils reproduisent assez bien le déplacement de l'œil en situation naturelle, ne nous communiquent absolu­ment pas la sensation d'être sur le point d'ouvrir et perdent bizar­rement tout leur sens, je veux dire leur orientation On cherche alors vainement une intention dramatique à cette insistance ; et la déception fait naître le sentiment d'une inutile lenteur. J'inter­prète en termes de récit ce qu'on voulait me faire lire dans le langage de la perception.

Tout à fait de la même manière, les interlocuteurs du person­nage central étant, bien entendu, constamment tournés vers le spectateur, celui-ci, loin de comprendre que c'est pour s'adresser à lui, refuse de se mettre dans le jeu et se demande par quelle obstination on a choisi de toujours faire regarder ces gens du même côté. D'une façon générale, le film nous donne l'impres­sion d'une sorte de raideur maladroite que nous ne nous décidons jamais à faire disparaître en l'assumant et en posant qu'elle tra­duit simplement l'infirmité et les limitations de notre point de vue perceptif ; nous ne cessons de la porter au compte de la gaucherie d'un narrateur. Celui qui se cale dans son fauteuil au cinéma se dispose en effet à entendre - ou plutôt à voir - un récit ; il adopte l'attitude d'un homme qui va, non percevoir du réel, mais collaborer à de l'imaginaire. C'est pourquoi il ne s'étonne d'aucune des étrangetés qui l'étrangleraient de stupeur chez lui ou dans la rue : la stricte limitation du spectacle en un cadre étroit et borné, l'énormité des gros plans, les changements d'angle et les brusques sauts d'une échelle à une autre. Le specta­teur non prévenu, interrogé, ne sait même pas retrouver que la conversation filmée dont il vient d'être témoin bondissait d'un interlocuteur à l'autre. Installé dans la convention il l'oublie au fur et à mesure. La continuité de l'action imaginaire éteint en lui le souvenir même du découpage. Cette suprématie, dans la

« LA DAME DU LAC • - 96 -

mémoire, du scénario sur le détail des plans montre bien qu'au cinéma chacun se prépare à accueillir une histoire et non à per­cevoir une réalité. C'est donc au récit qu'il faut un instant revenir.

Si nous sommes << avec » le héros d'un roman, c'est parce que nous prenons son parti. Nous souffrons de ses infortunes et nous réjouissons de ses succès, ou plus exactement nous faisons sem­blant d'en souffrir et de nous en réjouir. Si quelqu'un lui est redoutable, nous mimons en nous la crainte. S'il aime, nous imi­tons l'amour. Passions et sentiments de comédie du reste, puisque la conscience ne nous abandonne pas de les avoir choisis et que nous ne sommes émus qu'autant que nous le voulons bien. Dans un roman << en première personne » nous poussons un peu plus loin la feinte et la sympathie. Il nous plaît d'accorder alors au héros jusqu'à ce recours suprême qui fait le fond de notre exis­tence, le mouvement de dépasser indéfiniment quoi que ce soit que nous soyons dans l'instant, au point de nous rassembler de nouveau et nous retrouver intact et innocent au-delà de n'importe quelle faute, en ce sommet de pureté d'où nous pouvons nous juger coupable. Etre << avec » Raskolnikov, c'est feindre de pous­ser pour lui aussi loin que pour nous-même la sévérité et le pardon. Mais assurément nous jouons alors à étendre à autrui - et un autrui fictif - le bénéfice d'un droit dont nous ne pou­vons en réalité nous défaire, ce privilège qui est nôtre de nous distinguer de tout, et c'est par jeu encore que nous imaginons d'être en un autre point que celui où nous sommes à jamais, rivé au centre de tout. Je décide fictivement de me voir vivre là-bas, moi qui suis toujours obligatoirement ici.

Il n'y a aucune raison pour que le cinéma soit impropre à ce genre de fixation sentimentale sur un autrui imaginaire à qui nous donnons en quelque sorte charge de nous représenter. Mais il faut se souvenir que le cinéma nous fait avant tout connaître des hommes ce qu'on appellerait dans le langage à la mode leur manière << d'être au monde » , le style, unique en chacun, qui se retrouve du son de la voix aux gestes et à l'expression du visage. La polarisation affective dont nous parlions exige donc ici qu'on nous montre le personnage de l'extérieur, ce qui ne veut nullement dire qu'on se borne à percevoir son corps. La Dame du Lac a ceci de paradoxal que nous nous sentons beaucoup moins << avec » le

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héros que si nous le voyions sur l'écran à la manière ordinaire. Le film en poursuivant une impossible assimilation perceptive empêche précisément l'identification symbolique. Mon corps refuse d'être de la partie. Cette main qu'on me montre ne saurait être la mienne. La voix de Montgomery ne surgit pas du point où je suis ; elle semble ne venir de nulle part. On ne peut jamais dire où est Montgomery. Vaguement à côté de moi peut-être. En tout cas ce personnage demeure comme abstrait et séparé qu'on voulait justement situer avec plus de précision que selon la méthode normale. Il m'est impossible de me sentir lui, mais ne lisant pas les émotions sur son visage je ne suis pas non plus avec lui comme je serais avec le héros d'un film ordinaire.

Il y a longtemps que le cinéma, surtout dans les passages d'action vive, a imaginé de nous faire adopter le point de vue d'un participant, de dérouler la route ainsi qu'elle se dévide au volant d'une auto poursuivie ou poursuivante, ou de découvrir la rue comme elle apparaît aux yeux qui guettent la police derrière un rideau. Rien n'empêche de pousser plus loin et plus longtemps le procédé, mais à la condition de nous avoir auparavant assez familiarisé du dehors avec le comportement du personnage qu'on veut ainsi mettre au centre. A ce prix seulement nous pourrons consentir qu'il soit notre représentant dans l'histoire où il se trouve mêlé. Quand on passera alors au style en première per­sonne, on ne cherchera pas à nous faire croire que nous sommes réellement à sa place. Nous continuerons simplement de jouer avec une situation fictive distincte de la nôtre en frôlant le réel d'un peu plus près. On pourrait ainsi aller bien au-delà de La Dame du Lac, qui est restée au fond singulièrement timide. Par des déformations convenablement choisies, il sera par exemple possible de nous faire saisir sur le monde, dans les qualités des choses, des émotions que les procédés traditionnels nous font lire sur un visage. Mais je répète que c'est toujours fictivement que nous prendrons la place du protagoniste, par délégation imagi­naire de nos pouvoirs à un héros également imaginaire.

La photographie nous semble à tort se distinguer du dessin ou de la caricature, comme si la réalité du modèle se transportait pour ainsi dire à l'émulsion. Animée, elle nous paraît capter encore mieux l'être même des choses qu'elle représente. D'où

LES DEGRÉS DE L'IMAGINAIRE - 98 -

l'idée qu'en nous enveloppant dans des vues cinématographiques parfaites on pourrait nous communiquer une illusion absolue. C'est oublier que ce que nous voyons dans la vie ne forme nulle­ment tableau et qu'il ne peut y avoir de tableau qu'à l'intérieur de ce que nous voyons. L'image la plus exacte ne saurait donc nous restituer le tout du voir qui, par définition, dépasse toutes les images possibles, les enferme toutes. C'est oublier également que le cinéma, s'il a pour nature de faire jouer la fiction au plus près de la réalité, s'il appuie sa puissance de feindre à des élé­ments plus proches du monde solide et étendu que n'importe quel art, s'en distingue toujours néanmoins de cette distance infi­nie qui sépare le réel de l'imaginaire et la nécessité du consente­ment.

Les Degrés de l'imaginaire

Le cinéma ne saurait donc être purement « subjectif » au sens de nous faire adopter, pour ainsi dire physiquement, un

poste différent de celui où nous sommes inévitablement rivé. Mais le mot « subjectif » ne s'emploie pas seulement pour dési­gner le nécessaire point de vue qui fait de chacun le centre du monde. L'homme a des perceptions, mais aussi il imagine, il se souvient, il rêve. On entend généralement par << subjectif ll , bien plus que l'angle de vision propre à chaque individu, la partie nébuleuse de son moi, qui plus encore semble lui appartenir. Que peut faire le cinéma de la mémoire, des rêveries et des songes ?

Il nous faut ici réfléchir à la façon dont l'irréel et le réel, l'ima­ginaire et le perçu s'opposent à la fois et se composent.

Il m'arriva un jour de surgir place Daumesnil d'une manière pour moi nouvelle, par le métro. L'endroit m'était familier (depuis quelque temps je n'habitais pas loin) mais je ne l'avais jamais abordé ainsi. Me voici donc place Daumesnil. Des voitures de nomades en changent sensiblement l'aspect ; je trouve néanmoins sans aucun mal l'avenue Daumesnil où j 'ai affaire. Mais lorsque, ma course faite, je reviens sur mes pas, me voici tout d'un coup étrangement désorienté. Je sais bien que je suis place Daumesnil : voici les lions de bronze. Mais je ne le sais que d'une certitude abstraite, comme on sait qu'il fait froid au pôle. Brusquement, malgré la fontaine, tout a perdu son sens. En fait j 'ai sous les

- 99 - LES DEGRÉS DE L'IMAGINAIRE

yeux une succursale de banque où j 'ai eu l'occasion d'entrer et un immeuble d'angle, au coin de la rue Lamblardie, qui me désigne normalement le chemin du retour. Aujourd'hui je ne les reconnais pas. Une étrange panne de l'esprit les empêche de jouer leur rôle habituel d'indicateurs. Je connais pendant un court instant un très bizarre désarroi - un état qui doit durer chez certains malades - la sensation d'être perdu en un lieu que je connais bien.

D'un seul coup tout s'oriente, la place entière reprend son sens (dans la double acception du mot) . Que s'est-il passé ?

J'essaie de réfléchir à cette brusque transformation qui a si curieusement tout laissé intact. Prodigieux changement qui ne change rien. Simplement une attitude en moi s'est dessinée. Quand mes yeux, tout à l'heure, se posaient sur cet immeuble sans le reconnaître je ne voyais rien de moins que maintenant ; les mêmes moulures, les mêmes fenêtres, la même porte. Mais désormais ces objets, identiquement semblables, composent une sorte d'instrument familier dont je peux jouer à ma guise : je suis comme l'artiste devant son clavier. Je sais me servir de cet immeuble pour circuler dans le quartier et rentrer chez moi. Il y a un instant je percevais une maison, mais une maison quelconque, c'est-à-dire qui m'invitait à des actions générales . Je voyais une porte où j 'aurais pu entrer si la fantaisie m'en avait pris, des murs où j'aurais pu m'appuyer comme à n'importe quel mur. L'im­meuble faisait le coin d'une maison non définie où il aurait pu me plaire de porter mes pas . Certes c'était tout le possible de mon action qui donnait à la maison contour et solidité ; la percep­tion ne pose un extérieur que par les mouvements esquissés, le commentaire musculaire et nerveux qui s'y ajoute. Le non­moi ne se révèle qu'en se combinant sans cesse avec le moi ; le subjectif est ce qui donne figure et consistance à l'objectif. Ce prolongement d'actions possibles c'est l'imaginaire qui soutient toujours le réel. Mais tout à l'heure je ne voyais qu'une maison au coin d'une rue. Tout s'est soudain transfiguré par la recon­naissance, je dirais volontiers au double sens du mot. Je suis tout autre devant cette maison, qui me sollicite désormais préci­sément. Le possible s'est merveilleusement défini. La maison reconnue me propose un avenir beaucoup plus net : le retour au

LES DEGRÉS DE L'IMAGINAIRE - 100 -

logis par tel chemin familier. La possibilité de rentrer chez moi, je la lis maintenant sur ces objets ; d'où leur subite modification qui a tout transfiguré en laissant tout en place.

Supposons maintenant que je regarde une photographie de la place Daumesnil. Selon que je reconnais ou non cet endroit, je me trouve placé dans l'une ou l'autre des situations que l'on vient de décrire. Ou bien je me pose devant une place quel­conque, ou bien je me pose devant la place Daumesnil. Une certaine qualité de ce que je vois dépend du degré de précision de mon attitude intérieure. Mais dans tous les cas je me place ici franchement dans l'imaginaire. Je me prête à un jeu. Je joue à esquisser des actes que je sais impossibles à la rigueur, car la photographie la plus réaliste ne peut me faire oublier qu'il s'agit seulement de taches noires et grises (ou de taches colorées) sur un morceau de papier. Mais je refuse, je mets entre parenthèses les mouvements corporels qui correspondent à la perception de la photo comme bout de carton diversement barbouillé. Voilà pourquoi mon attitude est imaginative et non plus perceptive. Que la photographie soit animée par le cinéma ne changerait rien d'essentiel. Je saurais toujours que je ne suis pas vraiment place Daumesnil. Ma complaisance devant l'image filmée serait simple­ment facilitée par des apparences mieux rendues.

Voici maintenant que dans mon fauteuil, les yeux fermés ou les yeux ouverts, j'imagine, comme on dit, ou je me rappelle la place Daumesnil. C'est le seul cas où la langue courante parle d'imagination. Cependant l'imagination, nous l'avons vu, joue son rôle dans la perception la plus ordinaire, et lorsque je suis devant une image de la place Daumesnil la part de l'imaginaire devient même la part essentielle, le jeu prenant le pas sur la réa­lité. Mais cette fois-ci la fonction de ma complaisance augmente presque monstrueusement. En fait je ne vois proprement rien du tout ; je crois voir. La base réelle de mon acte imaginatif se réduit à très peu de chose : quelques objets de la pièce où je suis, aperçus du coin de l'œil, un bout de meuble saisi au vol, une lézarde de la muraille, n'importe quoi servira de prétexte à une fausse perception de la place Daumesnil. Les yeux fermés je jouerai peut-être avec les phosphènes, ces taches lumineuses qui dansent sans arrêt sous ma paupière : j'informerai le premier objet venu en place Daumesnil. De toute manière je me redan-

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nerai l'attitude particulière que je prends place Daumesnil, avec l'exacte nuance d'émotion qui appartient pour moi à ce lieu. (Ce sera par exemple une certaine satisfaction de me sentir près de chez moi, avec toutefois, en sourdine, le léger déplaisir d'avoir à passer à tel ou tel endroit, etc.) Dans tous les cas je n'aurai jamais « dans l'esprit » une sorte de place Daumesnil en minia­ture, ou une perception plus floue, comme la plupart des gens le supposent. Je ne verrai même pas une place Daumesnil sans netteté, je ferai comme si je la voyais, ne voyant en réalité rien du tout.

Des Objets réels aux Objets imaginaires

Revenons maintenant à la question posée tout à l'heure : le cinéma peut-il rendre l'imaginaire débridé, traduire le creux des songes et l'essentielle vanité du souvenir ?

J'ai répété bien souvent déjà que le cinéma était astreint par la fidélité photographique à représenter des objets à leur place, strictement articulés et soumis à un déterminisme rigoureux. Aussi les choses, à l'écran, sont-elles des ustensiles en puis­sance, par destination ou par accident. On y donne le sentiment que l'action humaine pourrait toujours s'y appuyer. C'est pour­quoi une des formes les plus anciennes du comique cinémato­graphique est la maladresse à en faire usage et l'apparence de rebellion qui provient en fait de leur inertie même. Charlot, par exemple, voit les objets se refuser à lui avec une sorte d'obsti­nation perverse, mais nous sentons bien que ce sont de simples existants qui ne se prêtent à rien et retrouvent tranquillement leur équilibre. La pâte dont Charlot mitron ne peut se défaire, les poids et haltères au milieu desquels ailleurs il se débat (Charlot accessoiriste), le banc qui toujours se renverse, la porte tour­nante qui, dans La Cure, happe, rejette, reprend et entraîne en une ronde furieuse Charlot et le gros goutteux au pied bandé, les marches d'escalier où, dans je ne sais plus quel autre film, Charlot glisse indéfiniment en entraînant le tapis sous ses pas, autant d'instruments qui semblent se refuser à l'homme par une sorte de méchanceté têtue, alors que c'est précisément parce qu'ils sont entièrement passifs et le jouet d'une causalité indiffé­rente qu'ils paraissent se dérober ou dérouler leurs effets au

CHARLOT - 1 02 -

rebours de leur emploi. Le comique naît du contraste entre un semblant de révolte et la pure stupidité des choses inconscientes.

Un effet contraire est également bien représenté dans les films de Chaplin. L'objet, cette fois, n'est plus récalcitrant, c'est Charlot qui l'emploie à contresens . . Par exemple il se sert d'une pompe à incendie comme d'un percolateur (Charlot pompier). Alors que l'initiative du retournement paraissait tout à l'heure venir de l'objet, elle est cette fois due à Charlot lui-même : l'escalier qui doit normalement faciliter une montée précipitait une chute ; Charlot ici détourne de son usage l'instrument qui sert à éteindre le feu. Mais dans les deux cas la finalité à rebours fait ressortir la parfaite inertie du monde et les deux gags procèdent en un sens du même principe. Prenons garde toutefois qu'ici nous ne sommes plus vraiment dans les conditions du monde véritable. Le cinéma fait semblant. Il mime la réalité plus qu'il ne la repro­duit. Nous savons bien qu'il triche et qu'il ne faut pas y regarder de trop près ; il est en fait impossible de faire du café avec une pompe à incendie. Simplement, comme celle-ci ressemble à un percolateur, le cinéma s'amuse à représenter un monde où la res­semblance serait l'identité, il feint de prendre au sérieux une métaphore. Il sauve toutefois les apparences qui lui sont essen­tielles : tout se passe comme si l'enchaînement normal des effets et des causes déroulait fidèlement ses effets.

Nous voici conduits à des scènes où le cinéma fait jouer de façon plus subtile l'existence et le poids des choses. Je pense aux nombreuses séquences où l'on voit Charlot appliquer à quelque objet un geste qui ne lui appartient pas normalement de manière à évoquer un autre objet fâcheusement absent. C'est ainsi qu'en un célèbre passage de La Ruée vers l'Or Charlot affamé découpe la semelle de son godillot comme on ferait un

bifteck, avale les lacets à la manière de spaghettis et suce des clous avec délice comme s'ils étaient os de poulet. Le rituel des gestes est un procédé magique destiné à effacer la triste réalité. Or le cinéma, par une sorte de brutalité essentielle, pose et repose un monde où les choses sont ce qu'elles sont chacune à sa place, où un bifteck absent n'est pas remplaçable par une présence de soulier. C'est pourquoi sur l'écran le repas illusoire devient repas réel et l'imaginaire est traduit en termes de réalité. Si Charlot

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réussit à tromper sa faim par le rêve le cinéma doit représenter ce rêve et l'insérer dans l'existence.

Poids de la Réalité

Il n'est donc pas interdit au cinéma de rendre l'imaginaire, de restituer la vérité d'un sujet par falsification volontaire de l'objet, mais il y faut certaines précautions. Rappelons le scénario d'un film aujourd'hui oublié et qui s'appelait La Vie en Rose.

Un collège de province. Colette, fille du principal, est une jeune personne de dix-huit ans qui n'a pas froid aux yeux. Le plus déshérité des pions, Turlot, s'imagine sur de fausses appa­rences qu'il ne lui est pas indifférent. Une farce cruelle des potaches l'enfonce dans son erreur. Ils inventent d'écrire au nom de Colette des lettres d'amour enflammées que Turlot est prié d'aller chercher dans un pommier creux du jardin. Cette corres­pondance passionnée finit de tourner la tête du pauvre surveil­lant. Le roman se développe jusqu'à lui faire rêver d'avoir obtenu les dernières faveurs de sa mie dans une guinguette du bord de l'eau. Le malheureux imbécile, d'une calligraphie appliquée, consigne la bonne fortune imaginaire dans un beau cahier orné de dessins et fleurettes.

La réalité est bien différente. Le vrai séducteur c'est Lecoq, le répétiteur des petits, jeune, sportif, et grand trousseur de filles. Tel sourire qu'au réfectoire Turlot croyait pour lui était en fait, par-dessus son épaule, à l'adresse de Lecoq. Lorsque les mal­faisants gamins, pour tout découvrir, donneront à Turlot un faux rendez-vous dans le grenier, il y surprendra Colette et son véri­table amant. Désespéré, il tentera de se pendre à un plafond. Mais il est dit que Turlot ne peut rien réussir, pas même son suicide ; l'anneau cassera et il se trouvera assis par terre, sim­plement un peu plus ridicule.

Telle est en gros l'histoire remise sur ses jambes. Mais ce n'est pas du tout ainsi qu'elle nous est contée. Le suicide manqué est au début. Lecoq découvre Turlot, la corde au cou, allongé sur le plancher de sa chambre. Il y ramasse le fameux cahier. Il le feuillette et sa lecture, s'animant sur l'écran, nous donne en une première partie les événements tels que Turlot les a vus ou du

LE SUBJECTIF A L'ÉCRAN - 104 -

moins les a rêvés, sans distinguer d'ailleurs ce qui est perception fausse et ce qui est imagination pure. Turlot y figure donc lui­même tel qu'il aurait voulu être, en Don Juan de sous-préfecture plein d'une insolence victorieuse et de la poésie des parfums bon marché. Lecoq, d'ailleurs, enrage à cette lecture, prend tout pour argent comptant et se croit bel et bien trahi. L'illusion de l'un se doublant ainsi de l'erreur de l'autre, ce premier récit prend à nos yeux la consistance de la vérité.

La confession d'un élève, un des mauvais farceurs, vient rétablir les choses et détromper à la fois Lecoq et le public. C'est l'aveu de ce gamin qui amorce alors la seconde moitié du film, les séquences où les événements paraissent sous leur vrai jour et où Turlot joue son personnage authentique de nigaud timide, lamen­table et bafoué. Plusieurs scènes passent donc deux fois, l'habileté du cinéaste y introduisant toujours quelque différence savoureuse. Un panama relevé en bataille deviendra dans la seconde version un très plat canotier. En une autre occasion c'est un bain de pieds qui, omis la première fois, rétablit la note grotesque. Au lieu de la séduction victorieuse dans la guinguette nous verrons que Colette n'est même pas venue dans ce petit café et que Turlot, noyant sa déconvenue en d'innombrables pastis, a simple­ment laissé l'ivresse porter son imagination. En un autre passage Turlot qui, dans la première partie, répondait au principal avec une morgue avantageuse, n'est plus dans la seconde présentation qu'un bafouilleur déconcerté.

Les variantes sont souvent fort subtiles. C'est du travail bien fait.

Et pourtant je sentais à la projection que quelque chose n'allait pas. Il me parut à y réfléchir que la première moitié du film nous représentait deux genres d'erreur bien distincts. Premièrement ce que Turlot a mal vu parce qu'il l'a vu incomplètement. Par exemple il a pu croire de bonne foi que Colette lui lançait un sourire au réfectoire parce qu'il n'apercevait pas, derrière lui, Lecoq qui y répondait par un sourire jumeau. D'une façon plus générale toute une partie de son aberration provenait de ce que, percevant bien les choses, il ne les percevait pas toutes. Il ne voyait pas, et on nous laissait ignorer avec lui, la machination des élèves. A côté des erreurs par perception incomplète et dont

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Turlot est la victime, il y a les détails d'un roman qu'il construit lui-même et dont il n'est pas dupe. Même lorsque sous l'effet de la boisson il transfigure à son avantage la scène de la guinguette, ce n'est pas un mirage qui l'abuse véritablement. C'est aussi une mémoire complice qui supprime le bain de pieds, fait d'un ballon trouvé un ballon confisqué avec autorité, invente de toutes pièces une ingénieuse manière de fixer rendez-vous à sa belle au nez du fiancé et des parents inconscients. Turlot n'est nullement trompé, il se trompe.

Or il n'est pas interdit au cmema de suggérer la tricherie d'un sujet avec lui-même. Puisqu'il est un art de fiction pourquoi ne traduirait-il pas celle qu'un individu forme de sa propre vie, comme l'égarement volontaire ou demi-consenti de la passion ou du délire ? Mais il ne peut représenter directement cet imagi­naire, qui n'est d'ailleurs rien de représentable. Il doit nous l'offrir sous forme d'existence, puisque c'est l'existence même qui est la matière du cinéma, la stricte imbrication des choses en un monde d'apparence réelle. Si on fait paraître d'abord un Tur­lot en chapeau panama, tout gonflé d'assurance, à la tête d'une troupe de collégiens bien en ordre conduite avec autorité, la seconde version, où nous voyons un pauvre pion autrement coiffé qu'une débandade de galopins tourmente de cent manières, ne saura jamais complètement effacer la première image. Celle-ci, pour moi, demeure réelle. Je sais qu'elle n'est pas « vraie » ; je ne puis toutefois le sentir. Il est permis de présenter l'imaginaire à l'écran sous forme de récit filmé ; tout comme un roman ou une nouvelle nous le livre par le moyen d'un récit verbal, mais le réalisme cinématographique oblige à de grandes précautions. Le metteur en scène de Rashômon, par exemple, en laissant sur le même plan, dans l'indécision, les récits contradictoires, évite le conflit entre le vrai et le faux, le réel et l'imaginaire, par un

quasi-refus de prendre parti.

Un homme qui se souvient raconte aussi quelque chose. Il se le raconte. Or il y a deux manières de figurer sur l'écran la mémoire en action. D'abord, franchement, sous la forme d'un récit à l'intérieur d'un récit, un petit film encastré dans le grand. Ce récit intérieur peut être continu en un « flashback » de quelque durée ; mais il arrive aussi que les retours en arrière

LE SUBJECTIF À L'ÉCRAN - 1 06 -

soient partiels et distribués dans le récit de base. Dans tous les cas les séquences de souvenirs sont au présent et, en elles-mêmes, ne diffèrent pas des séquences de réalité. La seconde méthode · se préoccupe de rendre le côté « subjectif » de la mémoire. Elle s'y efforce par des flous, des surimpressions hésitantes, voire des déformations ou transformations d'objets. Le résultat de ce brouil­lard est le plus souvent contestable, quand il n'est pas franche­ment mauvais. Un seul film, à ma connaissance, a su rendre admi­rablement le ton du souvenir. Dans Hiroshima mon amour, grâce au décousu merveilleusement étudié des évocations, à leur rapi­dité, au fait, surtout, qu'elles s'appuient sur des perceptions et ne prennent sens que par rapport à une situation présente, le spectateur a le sentiment de se souvenir en même temps que l'héroïne. Lorsque, étendue sur son Japonais d'Hiroshima, elle pense au corps ensanglanté sur lequel, en 44, elle s'est désespé­rément couchée, on voit ce corps, on la voit aussi. Mais rapidement, et sans presque savoir. Si bien que c'est tout à fait - ou du moins peu s'en faut - la quasi-vision, la vision du coin de l'œil d'une personne qui se rappelle. Nous croyons saisir l'opération même de la mémoire. Le cinéma, bien entendu, a très souvent réussi ce qu'on peut appeler la narration remémorante à l'intérieur d'une narration filmée. Peut-être n'avait-il jamais, avant Hiroshima mon amour, su restituer le souvenir en tant que souvenir (3) .

Un récit, au sens ordinaire du mot, narration parlée ou écrite, évocation par la mémoire, souvenirs pour soi ou pour autrui, un récit, toujours, malgré qu'on en ait, déforme la vérité, ou plus exactement il ne la forme pas. Je veux dire que même sans mensonge il est toujours partiel et partial. Il l'est en quelque sorte par définition. Le plus scrupuleux des hommes, quand il relate ou qu'il se souvient, doit choisir dans la réalité. Même pour

(3) Je trouve un très bel exemple de souvenir-récit au début de La Nuit des Forains d'lngmar BERGMAN. Il importe peu si les souvenirs sont racontés à lui-même par celui qui se remémore, ou s'il en fait part à quel­que interlocuteur. Dans tous les cas le cinéma cherche ici à isoler un récit à l'intérieur du récit. L'admirable flashback au commencement de La Nuit des Forains y parvient par différents procédés : le style saccadé, les mouvements excessifs, l'adjudant qui braille des ordres silencieux, tout le passage muet scandé par les détonations des canons d'exercice. Je ne suis pas intéressé en ce moment par la valeur symbolique de ce prologue -

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ce qu'il retient, au double sens du mot retenir, il offre plutôt une sorte de succédané de la réalité qu'il ne la restitue telle quelle. Il ne montre rien en effet, et ne peut rien montrer. Une image mentale ne ressemble en rien à une image photographique affai­blie : c'est une image pour ainsi dire toujours sur le point de se dessiner, mais qui jamais ne se dessine. Des paroles ne peuvent donc nous rendre le passé ni amener à l'existence ce que je rêve ou ce que j 'imagine. Un récit, le plus véridique qu'on puisse sup­poser, est donc toujours faux d'une certaine manière, ou du moins à côté de la vérité.

Toute analyse de la nature de l'image mentale montre aussitôt que la restitution de la vérité par le langage est en fait un pro­blème constamment éludé.

L'image photographique, en revanche, livre une réalité globale où on ne peut pas beaucoup choisir. Est-ce à dire que tout ce que le cinéma présente est donné pour vrai, inévitablement ? La bru­talité photographique chasse-t-elle à tout jamais ce qu'on nomme le « subjectif » ? L'image sur l'écran, au rebours de l'image men­tale, impose-t-elle une impitoyable exactitude, une réalité impos­sible à vaincre ?

Voici une séquence destinée à illustrer des souvenirs, un rêve ou une rêverie, autrement dit ce qui n'est plus, ce qui n'est pas encore ou ce qui peut-être ne sera jamais. C'est une sorte de récit photographique à l'intérieur d'un récit photographique, le film . C'est donc, je l'accorde, une fiction, mais la fiction est ici globale, comme elle l'est pour l'ensemble du film. Une fois que le spectateur s'est laissé prendre, a consenti, plus de cc subjectif » , sinon par convention. Je comprends que les scènes qui se déroulent sur l'écran représentent un homme qui se remémore ou bien qui imagine ; je le sais, de science abstraite, mais ces images elles­mêmes ne diffèrent pas essentiellement des images supposées objectives qui les enveloppent. L'imaginaire ne tranche sur le réel par aucune qualité intrinsèque.

l'aventure du clown faisant pressentir celle d' Alberti en ce même endroit. Ce que je retiens c'est la manière dont, en accentuant les effets, en effa­çant le son - mais non pas tout le son - par une sorte de distortion et d'excès, BERGMAN donne au récit remémorant un degré de moins de réalité qu'au récit général où il se trouve inclus.

LA DIMENSION MORALE - 108 -

C'est lorsque ce récit intérieur au récit entre en conflit avec une suite d'images différente et contradictoire et présentée comme véridique, que le cinéma semble condamné à l'objectif pur et au réalisme obligatoire. Alors seulement le problème de la vérité se pose.

La Dimension Morale

Nous avons vu par l'exemple ancien de La Vie en Rose que diverses versions d'un même événement risquent toujours à l'écran de conserver comme une autorité et un poids égaux. Le Puits aux Trois Vérités, film récent et curieusement négligé, montre pourtant ce que le cinéma peut faire à cet égard. Il nous per­mettra peut-être de creuser un peu plus la notion d'existence cinématographique.

Dans cette œuvre en effet le récit intérieur au récit, la resti­tution du passé, sont les produits de la collaboration de trois mémoires distinctes, troublées ou non par le désir de tromper, sinon de se tromper, fidèles ou non, s'efforçant ou non de l'être, mais de toute manière irrémédiablement gauchies par ce point de vue où chacun est rivé.

Ce sont d'abord les réponses de Renée (Michèle Morgan), mère de la victime, au commissaire qui conduit l'enquête. C'est ensuite le journal de la morte elle-même, retrouvé par le policier, dont les pages s'animent à la lecture ; la voix de la victime, Danièle, appelant ainsi à son tour des images. Enfin, Laurent (Jean-Claude Brialy), chenapan distingué, bon à rien presque génial et principal suspect dans cette affaire, s'explique aussi devant une fille, sa maîtresse.

Mais il faut premièrement bien noter que le caractère de récit, de souvenir, de ces évocations est constamment conservé par de fréquents retours aux scènes supposées actuelles, c'est-à­dire l'interrogatoire de Renée par le commissaire, la lecture du journal de Danièle que ce policier continue de feuilleter quasi distraitement tout en écoutant Renée, ou Laurent qui expose sa manière de voir à la strip-teaseuse. On n'isole pas les souvenirs. On nous fait de temps en temps toucher terre.

- 109 - LA DIMENSION MORALE

En second lieu, et c'est très important, notons qu'il n'y a pas trois récits et encore moins, malgré le titre, trois vérités. Les trois sources d'information se fondent en une seule suite narrative. On passe de la voix qui raconte à la voix qui joue dans le présent, du récit verbal au récit filmé, et ceci, remarquons-le, est vrai pour les trois. Tous trois rentrent dans le jeu. Une scène qui, au départ, naît des réponses de Renée, peut fort bien passer dans le com­mentaire de Laurent. Seulement, et voici le point capital, il n'est pas tout à fait vrai que les trois récits se fondent. Entre certains bouts de scènes donnés deux fois il subsiste des écarts. Par exemple nous voyons deux fois Danièle et Renée poursuivre en auto Laurent et sa Suédoise et deux fois Laurent vendre un faux trumeau aux Allemands. Or chaque fois les deux scènes ne se superposent pas exactement. Dans certains cas c'est une simple différence d'accent : Renée paraît plus évidemment amoureuse de Laurent, son gendre, ici ou là. Le léger décalage entre les évoca­tions prises deux à deux a le même effet que la disparité des deux images au stéréoscope ; il donne une dimension nouvelle aux êtres et, singulièrement, ici, au personnage de Renée. Cette pro­fondeur, cette dimension qui n'existe pas à proprement parler, c'est la « psychologie » , c'est le « subjectif » - si vous voulez, c'est l'âme. Par exemple nous voyons à deux reprises, très briève­ment du reste, la scène de la poursuite : Renée et Danièle courent en auto derrière Laurent et la Suédoise. Or la première fois l'initiative revient à Danièle ; elle insiste et s'obstine. Dans la deuxième version au contraire c'est Renée qui est la poursuivante acharnée. En d'autres rencontres la scène ne passe qu'une fois, mais on change, presque sans le remarquer, de commentateur ; l'accent se déplace ainsi d'un personnage à l'autre. Que le déca­lage soit dû à un procédé ou à l'autre, il oblige le spectateur à mettre au point mentalement selon une direction supplémentaire et nouvelle qui est la dimension morale. Tout le problème du film, en effet, est de décider si Renée aimait ou non Laurent, si elle en était ou non jalouse. La question proprement policière (Danièle s'est-elle tuée ou a-t-elle été tuée et par qui ?) s'efface en réalité devant l'autre. Or on n'est pas jaloux de la même manière qu'on est grand, léger ou blond. L'âme n'existe pas à la manière d'une pierre. Le cinéma semble seulement propre à repré­senter l'existence des pierres. Nous voyons cependant par quel

LE FANTASTIQUE - 1 10 -

détour, en nous invitant à surmonter un certain flou de la réalité physique, il peut néanmoins rendre la réalité spirituelle.

Le Rêve et le Fantastique

Le cinéma, au total, ne s'installe donc jamais au cœur du sub­jectif. Nos derniers exemples, en effet, ne sont pas de véri­tables exceptions. C'est toujours par l'objet qu'un film suggère indirectement le sujet. L'impression, dans le film d'Alain RESNAIS, venait seulement d'une manière de battre les cartes, d'une sorte de tour de passe-passe qui parvenait à nous donner momentané­ment l'illusion d'épouser un « je » qui se souvient. Mais nul « sujet » , ni même aucun subjectif véritable ne paraissait ni ne pouvait paraître sur l'écran. On n'y voit jamais que des objets. Et dans Le Puits aux Trois Vérités c'était par le jeu des images physiques imparfaitement superposées qu'on suggérait à vide un au-delà psychologique.

Demandons-nous maintenant si l'objet est toujours celui de notre monde ordinaire normalement perçu. Le cinéma n'est-il pas capable de suggérer un autre monde, sinon l'autre monde, de faire danser devant nos yeux les fantômes du songe et le fantastique ?

Revenons. Pensez à un film - n'importe lequel - à la seule condition que la séquence qui vous vienne à l'esprit ne figure pas la rêverie d'un personnage, ni ses souvenirs, ni aucune forme de retour en arrière. Pour toucher terre de nouveau, prenez un passage « réaliste » , une scène en style direct. Vous voici au cinéma. Une tranche de réalité s'offre à vous. Un monde est évo­qué à vos yeux, c'est-à-dire, selon nos conventions de langage, un ensemble d'existants solidaires, rigoureusement situés et définis les uns par les autres. Vous posez, comme on vous y invite, une ville, une maison, certains personnages, et encore tout un alen­tour, indistinct pour vous, mais en principe fortement existant. A vrai dire vous ne croyez pas à ces choses. Bien plutôt vous refusez, pour un temps, de ne pas y croire. Vous pratiquez cette « interruption provisoire de l'incrédulité qui constitue la foi poé­tique. » (COLERIDGE.) Il est vrai que vous êtes très fortement sollicité par des images insistantes et fort exactes et que cette foi temporaire vous est bien plus facile que si, calé dans un fau­teuil ou allongé sur votre lit, les yeux ouverts ou les paupières

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closes, vous tentiez d'imaginer, comme on dit, des scènes ana­logues. Au cinéma votre attitude n'en est pas moins imaginante et non percevante, parce que cette présence proposée n'est qu'une quasi-présence, une présence par jeu consenti, et qu'un certain détachement à l'égard de ces objets les neutralise en quelque sorte, ne leur accorde qu'une fausse réalité. Vous gardez toujours le sentiment que si vous retiriez votre complaisance, tous ces êtres deviendraient aussitôt de simples ombres vainement agitées sur une toile. Mais comme vous jouez au plus près de l'existence, la précision cinématographique soulignant la liaison réciproque de tous les objets, cette conscience que vous avez de les soutenir par votre accord, de leur donner l'être volontairement, mais dans le même temps de ne point participer, de rester hors du jeu, fait éclater ce qu'il y a d'insolite dans toute rencontre, la pure contin­gence de tous les ensembles, l'inexplicable bizarrerie de n'importe quelle situation. Cette étrangeté de principe nous est normalement insensible dans la vie et ne paraît qu'en certains cas limites parce que nous sommes, nous aussi, embarqués. Il nous paraît surpre­nant que les chemins de trois amis se croisent précisément au même instant en un lieu où ils n'ont pas coutume d'aller, alors que le triangle très précis formé par ces trois personnes à un

moment quelconque est tout aussi improbable. L'écran tend tou­jours à souligner l'essentielle singularité de l'existence. Aussi le réel y est-il toujours près de devenir un sur-réel. Malgré le réa­lisme intransigeant de la photographie, ou plutôt à cause de ce réalisme soigneusement maintenu hors de nos prises, une sorte d'au-delà semble toujours vouloir se montrer, mais cependant jamais ne paraît, car notre monde n'a évidemment pas de double fond. Le paradoxe du cinéma est que cet art du réel est au bord du fantastique.

La simple photographie peut déjà obtenir des effets de ce genre par une certaine égalité crue de l'éclairage qui, ne laissant rien dans l'ombre, donnant valeur à tous les détails, fait ressortir dans une vague inquiétude l'extraordinaire et l'incompréhensible de toute situation (4) . Il suffira de même à Hitchcock d'arrêter

(') Un procédé inverse, plus fréquemment et plus anciennement em­ployé, produit précisément le même effet. Il consiste à faire surgir de l'ombre certains détails, inexplicablement, en un violent contraste de valeurs. Ce clair-obscur est aisément fantastique par le choix irrationnel qu'il semble faire des éléments éclairés. Pourquoi ceux-ci et non pas d'autres ?

LE SUR-RÉEL 1 12 -

quelques secondes la caméra dans une lumière brutale sur un

personnage ou un groupe immobile pour communiquer au specta­teur une manière de malaise.

Le véritable fantastique cinématographique n'est pas, à mon sens, celui qui viole les lois de la nature. Certes le cinéma peut, avec des succès divers, suggérer par truquage des fantômes qui s'envolent ou traversent les murs. Il risque même d'en abuser car la perfection optique et chimique enchaîne le cinéma au déter­minisme, et des objets aussi précisément dessinés s'accommodent mal du miracle. Le fantastique de l'écran est plutôt sur-réel que surnaturel.

Voyez Le Visage d'Ingmar Bergman, film qui a l'épaisseur voulue, à qui ne manque pas ce que Gide appelait la part du diable. Voyez arriver cahin-caha dans la voiture de la troupe canailles ou semi-canailles ; illusionnistes à moitié dupes de leur propre magie ; sorcière qui ne sait pas, comme il est de règle, à quel point elle joue la sorcière et dans quelle mesure elle l'est devenue ; et ce visage collé en masque, peut-être plus vrai que le vrai visage. Tout ce beau monde arrive, ou plutôt on le con­traint d'a.ller chez des gens qui ont voulu nettoyer le monde jusqu'à l'os, le laver de tout mystère. Ils sont l'ordre (parmi eux le maître de police) ; ils sont l'hygiène ; ils sont aussi l'athéisme. On ne sait trop d'ailleurs s'ils veulent se divertir de ces gueux ou les convaincre de leurs crimes, s'ils organisent une repré­sentation ou une arrestation. Mais que voyons-nous ? Le passage de la troupe de bohèmes en cette maison bourgeoise fêlera pour toujours un monde bien établi, ébranlera la tranquille assurance de ces gens en place, la confiance qu'ils accordaient à la loi des hommes comme à la physique. Mais le fantastique ne vient pas de ce que celle-ci s'est trouvée vraiment contredite - en dépit de certaines apparences finalement expliquées ou du moins que l'on sent explicables ; il naît de l'étrangeté profonde de la con­joncture.

C'est par le moyen du récit qu'elle est soulignée à l'écran. Nous avons vu que le film italien le plus « vériste » , que même un documentaire, se gardent de présenter n'importe quoi dans n'importe quel ordre. L'œuvre la moins apparemment composée,

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la plus rebelle au scénario classique, par la manière dont les images ont été cadrées, découpées, montées, rythmées, conduit toujours une sorte de récit. Ce récit ne cesse de lutter avec le monde, son contraire. Un avenir de fiction creuse ainsi les images, introduit une intention vaguement soupçonnée dans un univers filmique d'où nous avions commencé par retirer nos desseins. Ce projet impersonnel accentue la bizarrerie des croisements et des ensembles. Si bien qu'il faut admirer ici le double sens du mot « sujet » , en comprenant comment au cinéma le « sujet » , au sens de l'histoire racontée, se substitue au « sujet » , entendu comme le « je » du spectateur.

V

LES GRANDS THÈMES DE L'ÉCRAN

Nécessité du Mouvement

Le cinéma ne s'arrête jamais. Vous savez tous l'étrange gêne dont on est saisi quand une photographie morte intercalée dans un film vous regarde soudain de ses yeux d'autre monde ou qu'un diagramme immobile interrompt brusquement les expli­cations animées d'un documentaire. La règle fondamentale du cinéma est qu'il faut qu'il bouge. Le paysage le plus statique doit conserver toujours quelque petit coin d'agitation ou, si la vue est absolument au repos, c'est du moins la caméra qui, par ses déplacements, en réveille les perspectives. Il est remarquable qu'un plan ne puisse guère excéder deux ou trois minutes et même, en pratique, soit normalement beaucoup plus court. Ce n'est pas un caprice des cinéastes que ce remue-ménage perpétuel, ni un entraînement auquel ils céderaient par les facilités d'un jouet merveilleux. Au cinéma on ne peut supporter ce qui dure. Il faut constamment bondir d'un point de vue à un autre, d'une échelle de grandeur à une autre. Et encore cela ne suffit pas. Quand on a varié un certain nombre de fois les angles et les dis­tances, il faut, bon gré mal gré, changer d'objet et se transporter devant une autre scène. Une représentation théâtrale photogra­phiée telle quelle est impossible à l'écran, pour cette raison, entre autres, qu'on n'y souffrirait pas la monotonie du point de vue et que le spectateur serait aussitôt impatient de ces personnages attachés en un lieu unique. Il réclame qu'on ouvre les portes ; il exige de suivre chacun au dehors - ailleurs, toujours ailleurs . Les partisans les plus impénitents du théâtre filmé sont eux­mêmes contraints au découpage. Mais pourquoi le spectateur, qui supporte au théâtre d'être rivé en un même point de la salle selon une perspective inchangée, veut-il des ailes au cinéma ?

RÔLE DU MOUVEMENT AU CINÉMA - 1 1 6 -

Pourquoi ce branle continuel de la chose photographiée, ou de l'appareil, ou des deux à la fois ? D'où vient cette exigence de l'œil ou serait-ce de l'esprit ?

De ceci sans aucun doute que les choses projetées étant absentes, il faut y croire, tout au moins d'une demi-croyance ; il les faut sans cesse changeantes ou sans cesse remplacées. Les images mouvantes empruntent une sorte de fausse existence à la vitesse comme la bicyclette ou le gyroscope en tirent leur stabilité. A l'écran l'immobile ne saurait être ni solide ni vrai. Cette représentation d'un monde si manifestement intangible ne se peut soutenir que par le mouvement. Au théâtre, où les acteurs sont vraiment là, dans presque la moitié des pièces le rideau se lève sur des personnages immobiles . Ce procédé classique place tout de suite le spectateur en attente. La toile révèle par exemple un acteur qui, dans un fauteuil, lit son journal. Silence à peine troublé par le froissement du papier. La porte s'ouvre ; un valet, posément, apporte le courrier. Monsieur prend une lettre et, len­tement, l'ouvre et la parcourt. Une exclamation, une preinière réplique et voici la pièce qui commence. Ce début ne saurait se transporter sans changement au cinéma. Il y faut tout de suite de l'action. On verra le valet de chambre ouvrir la boîte aux lettres, gravir le perron, traverser plusieurs pièces, etc. Ou bien s'il vous plaît d'imaginer une entrée en matière moins banale, toujours est-il qu'il faudra du mouvement, aussitôt du mouvement.

Le monde réel m'impose son incontestable solidité. Quand, au contraire, je lis un récit, c'est parce que les mots courent que je puis faire comme si je voyais quelque chose alors qu'en réalité je ne vois rien. Devant l'écran je suis à mi-chemin. J'ai bien un spectacle sous les yeux mais c'est une présence absente, une réalité sans substance, une ombre, une fumée qui ne peut emprun­ter une quasi-consistance qu'à une fuite perpétuelle, comme s'il fallait sans cesse pour croire aux choses qu'on propose à ma vue qu'elles soient remplacées par d'autres autour, indéfiniment. C'est une façon de dire que le cinéma ne peut s'arrêter de souligner et d'articuler les liaisons d'un monde. A cause des insuffisances mêmes des objets qu'il déroule à notre regard il doit, en un bras­sage perpétuel, dessiner un ensemble solidement charpenté où chaque chose est ce qu'elle est par la nécessité que lui imposent

- 1 1 7 - RÔLE DU MOUVEMENT AU CINÉMA

toutes les autres - singulièrement la nécessité de sa place. (La seule nécessité qui soit peut-être ; songez que la Relativité Géné­ralisée ramène la loi physique de la gravitation à une simple loi de l'espace.) Le déterminisme supplée à la présence.

Au cinéma le mouvement n'est donc que pour donner une quasi-réalité à l'immobile. C'est que dans le monde vrai il n'a rien non plus de mystérieux ni, si l'on veut, d'essentiel. Les transla­tions, les cercles, les va-et-vient, montrent seulement que les choses sont toutes prisonnières de leur place. Si on en croit EINSTEIN la terre n'obéit à aucune loi de mouvement. La trajec­toire qu'on lui connaît exprime simplement qu'elle est où elle est. En tout cas je sais bien que les mécaniques sont au fond d'une monotonie déconcertante. Si une pierre commence à tom­ber, que peut-il lui arriver sinon qu'elle soit, pour finir, sur le sol ? Le retroussis des feuilles dans le vent est l'apparente com­plexité d'un désordre infiniment simple et qui tombe à zéro si seulement la brise se calme. Le déplacement de toutes choses ne fait que manifester les connexions universelles qui les attachent chacune en un lieu. Si je pousse une table, qui pousse des chaises, qui poussent un fauteuil, quelle que soit finalement la constella­tion obtenue, si étrange qu'en soit la figure et si différente de la conjoncture première, elle ne sera jamais qu'une autre façon d'être situés les uns par rapport aux autres, de cette table, de ces chaises et de ce fauteuil. C'est le sentiment qui m'a toujours empêché de prendre le moindre intérêt aux mécaniques les plus curieuses par leur forme ou leurs effets ; l'idée qu'il ne peut rien y avoir là de réellement instructif, cette complexité d'apparence n'étant en fait qu'une complication.

Donc le cinéma, nécessairement, développe et organise le monde. Il est par conséquent toujours proche du documentaire. Rien de ce que j 'ai lu sur le cinéma ne m'a paru plus vrai que ces deux phrases d'Alexandre ARNOUX : << Il n'y a que des docu­mentaires, tantôt passifs, et ce sont les seuls, d'ordinaire, qu'on qualifie de ce terme ; tantôt actifs. Le repos des données, voilà le documentaire, au sens restreint ; leur lutte et leurs enchevê­trements, leur tendance vers la solution, et c'est la tragédie ou la comédie cinématographique. »

VOYAGER EN RESTANT CHEZ SOI - 1 1 8 -

Le Thème du Voyage

Tâchons maintenant de dégager dans le fatras des sujets les thèmes proprement cinématographiques à l'aide de notre fil conducteur.

Le premier de tous, si le cinéma est condamné à une perpé­tuelle migration, est assurément le thème du voyage. Mais il ne l'entend pas tout à fait comme la littérature.

Je regardais un jour mes enfants qui figuraient un autocar avec une combinaison de chaises, de planches et de fauteuils et en pro­menaient, immobiles, l'appareil imaginaire dans l'immuable décor d'un jardin. Je tâchais d'évoquer alors le croiseur ou le trois-mâts fictif qui avait souvent transporté mes dix ans dans les pays les plus fantastiques et je me disais que chez les enfants le jeu du voyage n'est jamais séparé de l'autre grand thème de l'imagination puérile, le lieu bien clos, ramassé, qui se suffit : château fort regorgeant d'armes et de vivres et qui défie l'hosti­lité des alentours, merveilleuse autonomie de l'île de Robinson, vaisseaux de haute mer qui déplacent leur microcosme sur le désert des eaux ou simplement maison mouvante et bien délimitée comme celle où mon fils aîné voiturait laborieusement sa sœur et son petit frère. L'enfant se trouve prisonnier du confort douillet et rassurant du logis familial où règnent ses parents, génies tuté­laires. Toute son application est de grandir et d'y échapper. Son désir d'émancipation lui suggère des dangers à surmonter seul, des images de fuite et de perpétuels changements de décor. D'où son goût violent pour l'exotisme et les voyages. Mais même en imagination il ne s'arrache que difficilement au nid protecteur dont il se sent captif. Voilà pourquoi il favorise jusque dans ses jeux et ses lectures ce qui concilie le besoin d'évasion et la pré­sence rassurante d'un asile et d'un abri. Il adore les péniches et les roulottes, qui lui semblent transporter le milieu tiède et invul­nérable au cœur même de l'aventure et réalisent à la perfection ce rêve de tous les enfants : voyager en restant chez soi. Mais l'homme mûr est toujours plus enfant qu'il ne croit. Les œuvres écrites ne le touchent peut-être profondément que si elles s'ac­cordent à des mythes d'enfance essentiels qu'elles vont réveiller dans sa mémoire. C'est pourquoi au milieu de nos audaces d'ima­gination il nous plaît de retrouver ce qui rappelle la chaleur

- 1 19 - POÉSIE DU DÉPLACEMENT

accueillante du foyer paternel. Dans la littérature de voyage on peut donc généralement reconnaître les deux pôles du complexe enfantin. La tradition du roman picaresque, pour ne prendre qu'un exemple, est de faire alterner les aventures de grand route et les auberges hospitalières où les poulets rôtissent dans un feu de forge. Par des intervalles de risques et de changements on y gagne, de place en place, une inviolable sécurité contre la faim et les intempéries. La littérature ne coupe jamais tout à fait le cordon ombilical.

Je ne dirai pas qu'il est impossible au cinéma de traiter le thème de l'abri et de la retraite mais il me semble qu'il le fait moins bien et moins volontiers. Beaucoup de films - dont cer­tains furent remarquables - nous ont restitué la vie d'un bateau en pleine mer. Mais il est impossible qu'on s'y sente enfermé comme on est prisonnier du Nan-Shan dans Le Typhon ou du bateau pirate de L' Ile au Trésor, parce que le déplacement inces­sant de la photographie fait du navire lui-même une sorte de monde indéfiniment ouvert. Quand je lis, je ne cesse de savoir qu'il me faut imaginer un lieu clos ; c'est l'arrière-plan constant de toutes les descriptions partielles . A l'écran lorsque je vois telle partie du vaisseau, le quartier des matelots dans le gaillard d'avant par exemple, l'ensemble du bateau m'échappe ; je suis absorbé par un spectacle local qui d'ailleurs aussitôt renvoie à d'autres. Sans doute ce décor, en revenant souvent, pourra-t-il marquer que je suis dans un espace confiné. Mais la loi de fuite du cinéma est telle que j'ai toujours l'impression d'un caprice de la caméra plutôt que d'une nécessité imposée par les frontières du navire. Si d'autre part, à de certains moments, on me montre le bateau tout entier, c'est alors de l'extérieur et je n'y suis plus. Parce qu'il a le double don de vision et d'ubiquité le cinéma circonscrit mal les lieux. C'est la raison, soit dit par parenthèse, pour laquelle il est souvent gêné dans les sujets policiers, ceux du moins qui se rattachent au local clos et ont pour prototype Le Double Assassinat de la Rue Morgue dont on sait l'innombrable postérité. Le cinéma, donc, pour revenir à notre propos, s'il est naturellement porté vers le thème du voyage, en connaît moins que le roman le corrélatif caché - l'autarcie et la plénitude du refuge. Ce qu'en revanche il traite admirablement ce sont les signes mêmes de la fuite, les trains qui courent, les bateaux qui

DÉCORS TROP COMPLETS - 120 -

se chargent de voiles, l'eau agitée des ports, les volutes indéfinis de la fumée et ces cris de locomotives qu'on entend transpercer la nuit, blotti dans un lit de province. Sans doute lui sommes-nous reconnaissants de nous apporter à domicile, ou presque, les glaces polaires ou la forêt vierge, mais ce que le cinéma sait nous don­ner plus que les joies de l'exotisme, c'est la poésie pure du déplacement.

Films Historiques

L'inaptitude du cmema à isoler des gens ou des choses se remarque encore mieux s'il aborde des sujets historiques. J'ai vu

il y a longtemps dans mon quartier une bande alors déjà ancienne, Untel Père et Fils, qui, malgré l'incontestable talent du metteur en scène, m'a laissé le sentiment d'un film tout à fait manqué. Pourquoi ? Sans doute principalement à cause d'un défaut de netteté dans la composition. L'auteur avait voulu suivre les cor­respondances du destin entre les diverses générations d'une même famille de 1 87 1 à 1 939 en passant par 1 9 14 . Mais l'absence d'un parti, comme on dit dans les arts plastiques, éparpillait l'attention, égrenait les perles du chapelet. N'importe ; une autre erreur m'in­téresse ici, plus instructive, quoique plus légère. Il reste en effet à analyser une trace de gêne fort subtile ressentie ce soir-là devant certaines vignettes, pourtant charmantes. Voici par exemple un tableau du siège de Paris en 1 87 1 . Composition excellente, goût impeccable. Un ballon captif se balance à quelque distance et un canon trapu entre des gabions vise une banlieue parisienne et neigeuse à souhait. Les gardes mobiles aux visières carrées n'ont absolument pas l'air de sortir de chez le costumier. On les croit véritables. Tout est parfait. Qu'est-ce qui me retient d'admirer ? C'est l'impression qu'on a tout mis. Le tableau est trop caracté­ristique ; en un sens il est trop bien réussi . Le décor proclame excessivement : « Siège de Paris en 1 87 1 . » On dirait qu'on a épuisé d'un coup le magasin aux accessoires, et qu'en dehors de cette composition, il ne reste plus rien. On n'évite pas le senti­ment que si la caméra se déplaçait un tant soit peu à droite ou à gauche elle ne rencontrerait que le vide ou l'appareil hétéroclite d'un studio. La crainte d'une sorte d'indigence naît donc d'une excessive richesse. Or le cinéma doit donner au contraire l'impres­sion constante de l'inépuisable par cette idée que le lieu photo-

- 12 1 - LE V AUDEVILLE ET SON CONTRAIRE

graphié est un lieu quelconque, qu'on en aurait pu choisir un autre tout aussi bien et que l'œil de l'appareil se déplacerait sans dommage dans toutes les directions. Le cinéma ne peut faire accepter ses ombres comme réelles qu'en les remplaçant aussitôt par d'autres. La conclusion n'est pas bien entendu que la recons­titution historique est interdite au cinéma. Mais il y faut de grandes précautions et se garder de croire que l'exactitude des costumes et du décor comme le goût du metteur en scène soient jamais des garanties suffisantes. Il faut encore communiquer l'impression d'un indéfini environnant. Il faut organiser un monde historique et non dérouler une suite de tableaux, aussi parfaits qu'on les sup­pose.

Si le cinéma est tenu de toujours poser les environs d'une scène cela ne veut pas dire qu'une multitude de décors y soit indispensable. Beaucoup d'excellents films déroulent leur action en des lieux très peu nombreux. Brief Encounter se limita prati­quement à deux ou trois « sets n , pas davantage - la maison de la jeune femme, un carrefour de petite ville, toujours le même, et surtout cette station de chemin de fer qui est au centre du drame. Seulement ces décors sont << ouverts n ; on y circule ; on a constam­ment la pensée qu'ils sont à chaque instant remplaçables. Ils renvoient ailleurs parce qu'ils sont traversés par des mouvements ou la vibration des trains.

La Poursuite et la Convergence

Le cinéma, c'est là l'essentiel, est exactement à l'opposé du théâtre où la scène figure un lieu, vague d'ailleurs, et conven­tionnel - nous l'avons vu - mais toujours privilégié. Ecoutons une remarque intéressante : « Au théâtre la grande théorie du vaudeville consiste à faire se rencontrer les gens qui ne doivent pas se rencontrer. De là jaillit la scène théâtrale et un effet comique. Au cinéma, au contraire, si nous le voulions, nous pour­rions créer une situation analogue par un moyen complètement opposé, c'est-à-dire provoquer la situation dramatique ou comique du fait que les personnages devant se rencontrer ne peuvent pas se rencontrer. Pour illustrer cet exemple, nous citerons un film : Le Mort en Fuite. La situation dramatique naissait du fait qu'au moment où Michel Simon condamné à mort par la Cour d' Assises

POURSUITE ET CONVERGENCE - 122 -

à Paris n'était nullement ému de sa condamnation parce qu'il savait que !'assassiné, le « mort en fuite » que jouait Jules Berry, devait revenir à point nommé pour l'innocenter. Or, dans le même temps, Jules Berry était kidnappé en Pologne, emmené dans un pays imaginaire, la Sergarie, où il était emprisonné lui aussi. La situation dramatique provenait donc de ce que les deux personnages qui devaient se rencontrer ne pouvaient pas se ren­contrer » (André BERTHOMIEU, Essai de Grammaire cinémato­graphique) .

Or le vaudeville ne fait qu'user et abuser d'une loi beaucoup plus générale à la scène, la loi de concentration des actions et des personnages que la réalité éparpillerait en des lieux multiples. Le cinéma, à l'inverse, par son ubiquité de principe, étale ce que le théâtre rassemble.

Quel thème a, dès le début, recueilli la faveur des foules ? C'est la poursuite. Il devait bientôt s'y joindre le thème voisin de la convergence, si l'on nous fait voir par exemple en montage parallèle des sauveteurs qui se hâtent et des hommes en danger qui les attendent ou vont à leur rencontre. Poursuivants et pour­suivis dans le premier cas, secourants et secourus dans le deuxième, déroulent sous nos yeux, par l'effet du découpage, des péripéties où se suspend notre émotion. Selon les règles quasi musicales d'une relation bien ordonnée on passe du désespoir à l'espérance et inversement. Il y a un progrès, des épisodes, un crescendo et une conclusion. C'est le côté récit de ces thèmes cinématogra­phiques. Mais il est d'autre part remarquable que ces mouvements ouvrent l'univers de tous les côtés et nous en font mesurer la solidarité indéfinie. Tout communique. Ce qui se passe en un

lieu peut finalement affecter, si éloigné qu'il soit, ce qui se pro­duit dans un autre. C'est pourquoi les sujets de récit les plus proprement cinématographiques sont ceux qui déploient l'étendue. Le commun public ne s'y est pas trompé qui, à l'aube du cinéma, applaudissait de si bon cœur les courses folles, en boule de neige, derrière Max Linder ou Rigadin, les cow-boys s'époumonant à travers la prairie, l'auto des pompiers qui alternait sur l'écran avec la maison en flammes. C'était et c'est encore la forme élé­mentaire du récit cinématographique qui, s'il est une « histoire » , est une histoire fortement inscrite dans le monde. Il a cette origi-

- 123 - THÉÂTRE FILMÉ

nalité de décrire l'espace à la fois au sens d'une explication pro­gressive et au sens d'un trajet parcouru. Or le cinéma, m'a-t-il semblé, est une conciliation entre la présence des choses et notre puissance de les mettre en ordre. C'est par cette raison que le thème de la poursuite et le thème complémentaire de la conver­gence se retrouvent encore sous des déguisements multiples dans presque tous les scénarios.

Cinéma et Théâtre filmé

L'exemple que BERTHOMIEU donnait de son propre film, Le Mort en Fuite, est une variante en somme du thème de la con­vergence, ce qu'on pourrait appeler la convergence manquée, ou du moins menacée. Beaucoup d'effets comiques naissent au cinéma de la présence simultanée ou quasi simultanée de diverses parties du monde. Il est vrai que BERTHOMIEU, dans le petit livre déjà cité, fait observer « qu'un effet comique est rarement obtenu par le moyen de plans coupés. Le grand maître du rire, Charlie Cha­plin, a souvent démontré qu'il utilise surtout le plan moyen et ne fait jamais de changement de plan dans l'évolution d'un gag '" ce qui revient à dire que le cinéma, dans la recherche du comique, à l'inverse de ce que je viens d'affirmer, concentrerait l'attention sur un lieu isolé, un système clos. En réalité on confond sous le nom de cinéma deux choses fort différentes, l'art indépendant et original que nous avons seul essayé de dégager jusqu'ici, et un procédé scientifique fort utile pour enregistrer, conserver et repro­duire n'importe quelle scène animée - fait divers, théâtre, cirque ou music-hall. Ce cinéma de reproduction rend naturellement les plus grands services et dans l'état actuel du septième art on peut dire qu'il se glisse encore dans presque tous les films. Il n'est pas nécessairement méprisable ni même inartistique. Simplement il est étranger au cinéma pur (1). Or si l'œuvre de Charlot est dans cer­taines de ses parties puissamment cinématographique, elle produit

(') Ce qui complique étrangement la question du théâtre filmé c'est qu'à l'occasion, en filmant du théâtre, on peut faire du cinéma. L'exemple le meilleur m'en paraît être le Henry V de Laurence OLIVIER. En utilisant avec une grande habileté le « Chœur » de SHAKESPEARE, et grâce à l'idée de donner le film, non de la pièce, mais d'une représentation de la pièce, OLIVIER a tourné la difficulté essentielle - à savoir qu'une pièce est bornée par essence et délimite un drame, au lieu que le cinéma a comme une sorte

LE COMIQUE AU CINÉMA - 124 -

aussi le rire pour une bonne part selon les moyens traditionnels de la piste et du music-hall. N'oublions pas que Chaplin a été formé là, dans la fumée des pipes des cafés-concerts de Londres. Et qui se plaindrait qu'une invention merveilleuse ait permis de tirer à des milliers d'exemplaires les trouvailles d'un mime de génie ? Mais je crois que la remarque de BERTHOMIEU s'applique seulement à ces gags qui sont en réalité des clowneries photo­graphiées. Il n'est cependant pas difficile de trouver non seulement chez Charlot mais même chez les frères Marx qui, plus encore que lui, transposaient souvent à peu près tel quel le cirque ou le music-hall à l'écran, des exemples où le rire naît d'un emploi strictement cinématographique de la caméra. Et c'est la seule chose qui nous intéresse ici. Quand, dans Une Nuit à l'Opéra, nous voyons, sur un rythme accéléré, des acteurs déconcertés, l'ahurissement du public, le désespoir du directeur et les jongleries des frères Marx qui voltigent dans les machines, font monter et descendre rideaux et décors dans un désordre fou, nous retrou­vons le brassage du monde et la réunion insolite des lieux. Le spectateur rit parce qu'on lui présente tout à la fois, qu'on met vivement en rapport ce qu'il n'a pas coutume de voir simultané­ment, la salle et les coulisses, le plateau et les cintres . Une sorte de surabondance mécanique lui fait brusquement mesurer l'iné­puisable : il y a trop de tout dans le monde. Mais ce débordement des choses provoque le rire parce que l'excès, dans le même temps qu'il nous accable, anéantit toute grandeur qui n'est que de nombre et de dimension. C'est bien par ses moyens propres que le cinéma tire de cette façon un effet comique.

Le voyage (ou plutôt le déplacement), la poursuite, la conver­gence, la présence simultanée et inattendue, tels sont les grands thèmes qu'on voit se développer pour ainsi dire tout seuls à partir de la loi fondamentale du cinéma : le mouvement.

de prétention à s'égaler au monde. Le même OLIVIER n'a pas réussi, à mon avis, à faire du cinéma dans son célèbre H amlet, si remarquable pourtant à bien des égards. L'avouerai-je ? J'ai souffert, devant ce film, de l'étrange fatalité qui faisait tourner en rond le même petit nombre de personnages et me suis parfois surpris à me demander, question absurde et même incon­cevable au théâtre : cc N'y a-t-il pas d'autres femmes, en ce prétendu royaume, que la reine et Ophélie? » .

- 125 - RÉVÉLATION DE L'IMMOBILE

Dans le monde, disions-nous, le mouvement matériel n'a d'autre effet en somme que de soutenir et révéler l'immobile. Il fait paraître, en les déplaçant, que les choses sont où elles sont, coincées entre d'autres dont on ne peut dire à leur tour rien de plus. Songeons, si vous voulez, à une surface d'eau tranquille. Une pierre vient ici la trouer ; là c'est le bec d'un oiseau ou un brin d'herbe qui plonge et la moindre brise, par surcroît, traverse de ses rides interférentes les cercles d'eau qui courent. En droit la mare représente l'inerte, l'immobile, un système d'éléments à qui leur gravité et leur action réciproque ont assigné le lieu unique et définitif de leur stabilité. En fait, on y voit toujours les ondes élargir leur circonférence. Mais que l'oiseau s'arrête de boire à la fontaine, que le vent retienne son souffle et que le brin d'herbe cesse de s'incliner, l'équilibre fondamental de la pesanteur réta­blirait le miroir d'eau. De même, dans les salles obscures, les mouvements qui frissonnent sur le rectangle pâle ont-ils pour ainsi dire quelque chose de superficiel et manifestent-ils avant tout l'essentielle inertie des choses.

Thème de la Catastrophe

Il y a toutefois un genre de mouvement qui, à l'œil humain, se distingue absolument des autres. C'est le mouvement vivant ou le mouvement voulu. Le petit enfant, nous le savons, fait immé­diatement la différence. Une araignée qui court au plafond est aussitôt pour lui autre chose qu'une tache noire qui se déplace. Elle fissure d'un zigzag magique la morne passivité des choses. Si une bête indistincte remue dans un taillis, l'agitation des feuilles et des herbes n'est pas pour notre regard un simple bouleverse­ment mécanique, un désordre passager qui manifeste en la bouscu­lant l'indifférence réciproque de tous les lieux ; elle vient troubler profondément l'ordre des choses, celles qui ne bougent que pour mieux être, en quelque sorte, là où elles sont.

A l'écran, tout aussi bien, nous distinguons immédiatement les mouvements humains ou animaux. C'est particulièrement frappant quand, sur un paysage qui paraît vide d'êtres animés, nous saisis­sons tout d'un coup dans un coin de l'écran une tache minuscule mais aussitôt privilégiée, homme sur la grand route ou fauve qui hume le vent. Seulement, par cette loi d'entraînement mécanique

LA CATASTROPHE - 126 -

sur laquelle j 'ai insisté au-delà de toute patience, je crois qu'au cinéma le mouvement des bêtes ou des hommes, comme du reste l'expression des gestes et des visages, tout le vivant en un mot et tout l'humain, bien qu'à peu près toujours présents, sont tou­jours au bord d'être effacés. Ils ne perdent pas ce caractère ma­gique qu'ils ont dans la réalité, mais ils nous semblent plus pré­caires, plus menacés que dans le monde normal et finalement engloutis par le branle incessant de la matière. Le cinéma, cette machine, fait naturellement ressortir une sorte de prédominance de la mort sur le vivant.

Il est donc naturel qu'un grand thème favori du cinéma soit la catastrophe, qui consacre instantanément une victoire que la durée assurerait dans tous les cas à la longue. Combien de fois avons-nous vu à l'écran l'avalanche, le naufrage, l'incendie, le coup de grisou ou l'inondation de la mine ? Mais ici encore le traitement n'est pas le même qu'en littérature. Dans un roman les forces naturelles ne tuent jamais complètement l'homme car, ou bien les personnages de roman ont le dernier mot, comme dans Colline les montagnards qui maîtrisent finalement l'incendie, ou bien quelque esprit - un protagoniste du drame, un comparse, ou en dernier ressort l'auteur lui-même - se retire du fléau, le survole et le juge. Il est bien clair que dans un livre la catastrophe est imaginaire, c'est-à-dire au-delà des mots écrits, qui sont donc toujours, pour finir, les plus forts. Dans un film en revanche, ce sont les choses, le bruit même et l'agitation, qu'on nous jette directement au visage. Les hommes sont remués comme des paquets. Leurs paroles et leurs cris se perdent dans les chocs et les fracas. Leurs initiatives, même heureuses, semblent dispro­portionnées avec la puissance de la nature déchâmée. Si bien qu'à l'inverse de ce qui se passe dans un roman, même si la victoire des hommes termine tout, on garde au fond de soi le sentiment d'une réussite provisoire, d'un simple sursis . Trop de complai­sance à diminuer la violence de la nature ou à donner aux hommes une victoire facile à l'excès gâte un film sans remède. Par contre un roman comme The Rains Came est très faible pour avoir précisément traité cinématographiquement la mousson, sans réus­sir à susciter quelque esprit qui, même vaincu, fût à la hauteur du désastre. Il est remarquable qu'on parle du héros d'un roman même si ses aventures, loin d'être h6roïques, représentent une

- 127 - TOUT S'ARRANGE

révolte ridicule (Madame Bovary), ou se brodent sur la médiocrité même de l'existence (L'Education sentimentale) . C'est que les romans antiromanesques - ceux de FLAUBERT, le Don Quichotte, Joseph Andrews, A dam Bede - tirent chacun à sa manière leur forme ou leur saveur du héros authentique qu'ils dessinent par contraste ou par caricature. Le roman, indirectement quelquefois, est toujours une sorte de promotion du courage. Or je n'irai pas jusqu'à dire qu'il n'y a pas ou ne devrait y avoir de héros au cinéma, mais j 'ai le sentiment que la perfection avec laquelle l'écran restitue le feu ou l'eau déchaînés, la neige en avalanche et les multiples embûches de la nature, ne peut manquer de donner à celle-ci un genre de suprématie sur l'homme ; le mouvement continuel qui est ici la règle fortifiant l'impression que les succès sont essentiellement précaires et, pourrait-on dire, superficiels.

Cela ne signifie pas que le cinéma soit pessimiste par nature. Les images en leur déroulement ininterrompu évoquent en effet une certaine égalisation des chances par compensation méca­nique. Le détachement à l'égard des calamités n'est certes pas obtenu comme dans un roman, où l'homme, maître du langage, est l'égal de toutes les catastrophes par le fait même qu'il les raconte. Il naît ici de cette idée que, bien ou mal, tout s'arrange. Le récit verbal est une consolation par ceci que les événements y sont bien clairement révolus, dépassés par le langage. Le récit cinématographique exerce sur tous les désastres un autre genre d'effet réducteur en nous communiquant le sentiment qu'ils sont tous passagers et d'ailleurs équivalents au regard de l'aveugle poussée des choses.

Le cinéma du reste tire souvent des effets comiques et non dramatiques de cette équivalence généralisée. Une source de rire propre au cinéma jaillit par exemple de la subordination finale de l'humain à la matière. Dans les films de Chaplin le monde ignore l'homme. Quand Charlot bagnard s'est évadé et qu'on le poursuit à travers les rochers, à chaque instant il échappe par des glissades opportunes ou des chutes miraculeuses. Mais ces hasards impro­bables sont strictement annulés par des rencontres inverses qui le mettent face à face avec les gardiens. Lorsque, dans un autre film, Charlot policeman, avec l'assurance de l'ignorant, affronte une terrible brute (d'une telle force que les bâtons des agents cognent

INDIFFÉRENCE DE LA NATURE - 128 -

en vain sur son crâne de bois), nous voyons l'ingénu sergent de ville qui presque sans y penser emprisonne la tête du colosse dans un réverbère et, tranquillement, tourne le robinet à gaz. Mais comme il n'a pas mesuré le péril et que, dans ce stratagème, les moyens ne s'adaptent à une fin que par une série de circons­tances heureuses, nous sentons que cette victoire fragile est pro­fondément du même ordre qu'un échec. A bien regarder une importante partie du comique de Charlot vient du sentiment que la nature indifférente sert exactement comme elle tue. Charlot d'ailleurs, comme on sait, se trouve presque invariablement rejeté dans l'échec à la dernière séquence. C'est qu'en définitive les chances statistiques en ce monde aboutissent à zéro, ainsi que le figure clairement notre sort commun, la mort. La chance, quittant Charlot comme elle l'a trouvé, le laisse gros Jean comme devant. Mais comment tout cela n'est-il pas profondément triste ? Le comique provient ici de ce que les aspects effrayants du monde -les objets qui menacent de nous écraser, les bouches d'égout malencontreusement ouvertes sous nos pas, l'eau des bassins et la toujours présente et redoutable pesanteur - apparaissent ainsi, non pas moins dangereux, mais découronnés. Sans aucune inten­tion hostile à notre égard, sans rien d'humain. Le rire, mouvement spasmodique, naît quand une apparence qui nous étranglait de respect, nous ligotait dans un vêtement de muscles serrés, se trouve brusquement réduite à l'humble condition de mécanique neutre et explicable. D'où la détente de la musculature qui com­primait gorge et poitrine, puis, aussitôt, une nouvelle contraction quand l'indestructible apparence de nouveau s'affirme et derechef nous emprisonne de sérieux. Mais une autre décompression intervient et ainsi de suite en cascade. Sans doute ne sommes­nous véritablement effrayés que par notre semblable et ne respec­tons-nous véritablement que l'humain. Quand la mer ou l'incen­die nous font peur c'est parce que nous leur prêtons comme à des vivants une volonté têtue qui nous vise. Rien n'est aussi rassu­rant dans le fond que l'étalage d'une nécessité mécanique étrangère à tout mauvais dessein. C'est pourquoi les aventures de Charlot nous font rire. Ses ennemis humains, redoutables paquets de muscles, se trouvent eux-mêmes rabaissés à l'état de machines, périlleuses seulement à la manière des choses. Tout indique qu'il ne faut pas mettre de pensée en ces géants coléreux. Le remède

- 129 - POINT DE VRAI TRAGIQUE AU CINÉMA

est simple : il suffit de n'être pas sur leur chemin. Le rire vient ici de ce que la nature est constamment débarbouillée de toute appa­rence humaine - et d'abord chez les hommes. Toutefois si le rire surgit de cette délivrance nous ne pouvons pas ne pas sentir que le monde, sans nous vouloir de mal, est cependant plus fort que Charlot et que nous. Les réussites, comme nous disions, sont fondamentalement, par le hasard qui les sert, du même ordre que les défaites. D'où l'arrière-goût d'amertume si souvent men­tionné. Il est donc vrai que ces films sont à la réflexion une image médiocrement rassurante de la condition humaine, mais il suffit cependant pour qu'ils soient comiques qu'ils délivrent sur le moment.

La Dépendance de l'Homme

Plus communément toutefois le cinéma entrame vers le drame ce thème de la dépendance de l'homme. Pourquoi Brève Ren­contre, cette Princesse de Clèves du film, a-t-elle rendu à nos oreilles un son si juste et si pur ? Je soupçonne que c'est pour s'accorder parfaitement avec les conditions profondes de l'art de l'écran. Or c'est un film qui souligne le rôle du fortuit et de la rencontre dans le développement d'une passion d'amour. La petite bourgeoise incarnée par Celia Johnson n'a rien d'une Bovary. Aucune insatisfaction romantique ne l'éloigne de son foyer. Elle va très sagement faire ses courses à la ville voisine. Elle n'est ni toute jeune ni très jolie. C'est le type de la ménagère anglaise la plus ordinaire. Le docteur (Trevor Howard) n'est pas davantage un être tourmenté ou un chevalier d'aventure. Il aime son métier. Nous savons qu'il a le souci de sa famille, avec qui il projette de s'expatrier. Le hasard rassemble un jour ces deux créatures et, comme d'un geste maladroit faisant tomber leur masque de réserve polie, les laisse face à face accidentellement découverts. Sans doute faudra-t-il que leur amour, comme tout amour, soit, non pas subi, mais par eux choisi, nourri, préféré. Mais tandis que sur la scène cet aspect voulu de la passion eût été mis en relief par la puissance d'enchantement des mots à l'autre dits ou à soi répétés - voyez comme ici, par l'importance des détails matériels et la présentation minutieuse de la circons­tance, ces deux êtres, prisonniers d'événements fortuits, nous semblent tenus d'achever une situation qui s'est comme ébauchée

POINT DE VRAI lRAGIQUE AU CINÉMA - 130 -

d'elle-même. La fortune a conduit leur pas en un no man's land entre les deux familles. Le hasard d'une rencontre a dévoilé en éclair à chacun l'âme de l'autre. Comment alors ne pas s'aimer ? Les voici donc, deux bouchons sur la vague. Et leur aventure est tellement insérée dans le décor précis de la petite ville et d'une banale salle d'attente que les trains eux-mêmes prennent une puissante signification symbolique. Les express, ceux qui ne s'ar­rêtent jamais, représentent l'aventure et la fuite désirée, tandis que le fidèle omnibus qui remporte Celia chez elle, cahin-caha, au Inilieu des paniers, figure la routine journalière dont finalement elle ne pourra s'échapper. Car cette aventure se dénoue comme elle s'est engagée. Ils sont tout simplement repris, digérés par le quotidien, la multitude des petits devoirs familiaux, un ordre social qui ne représente lui-même en définitive que la force con­traignante des choses. Nous en tirons le sentiment que le brassage universel leur a fait faire par hasard un bout de chemin ensemble, puis les a séparés du même mouvement qui les a réunis, indiffé­rent à la passion comme à la déchirure.

Il n'est cependant pas tout à fait exact à mon avis de parler ici de tragédie cinématographique, ni peut-être d'en parler jamais. Qu'est-ce en effet que le tragique ? C'est le sentiment d'un destin imposé par quelque présence extérieure - dieux multiples et jaloux, Dieu unique, patrie ou religion. Mais fatalité est tout le contraire de déterminisme puisque l'enchaînement des effets et des causes risque à chaque instant d'éloigner de cette fin et de la rendre évitable, tandis qu'un fatum déjoue toute précaution et ramène au dénouement par des retours imprévus. C'est pourquoi Anouilh fait dire au chœur dans son A ntigone que dans la tra­gédie tout est fixé d'avance au lieu que dans le drame « on se débat parce qu'on espère en sortir » . Mais il n'y aurait pas encore de tragédie si les victimes, purement victimes, ne collaboraient avec le destin, si elles ne se haussaient au niveau de cette fatalité, si elles étaient simplement écrasées comme par une pierre. Destin proposé donc plutôt qu'imposé et destin accueilli par le libre choix du héros. D'une certaine façon, par la taille de son mal­heur, Œdipe assume le triste sort que lui ont fixé les dieux. C'est encore plus clair si la destinée, d'extérieure devient intérieure ; si

- 1 3 1 - POINT DE VRAI TRAGIQUE AU CINÉMA

la prédiction, comme dans Macbeth, fait elle-même naître le crime. De toute façon il faut le conflit et la collaboration à la fois de deux volontés, l'une transcendante, l'autre dans le héros. Ce ne sont ni la mort ni le sang qui font la tragédie. M. GOUHIER

l'a fort bien vu dans un article de la Revue Théâtrale (Sens du Tragique, Rev. Théâtr., n° 1). Bérénice, dit-il, est une tragédie, encore que Bérénice se décide finalement à survivre :

. . . le veux en ce moment funeste Par un dernier effort couronner tout le reste. le vivrai.

La pièce est tragique parce que Rome y est « cet être invisible et toujours présent qui, comme le Dieu d'Athalie, est le grand acteur de la pièce » . Et Rome interdit le mariage de l'empereur et d'une reine - ce que les deux amants finissent par accepter, Bérénice joignant même au sacrifice de son amour le sacrifice de sa mort. Ce dernier trait, comme l'a dit RACINE lui-même, « n'est pas le moins tragique de la pièce » . Or la Bérénice et le Titus bourgeois de Brief Encounter ne choisissent pleinement ni l'amour, ni la séparation. Et l'ordre imperturbable et aveugle de la nature ne choisit pas non plus pour eux. L'événement pur a ici le pas sur la liberté, le nécessaire sur le fatal. C'est un drame plutôt qu'une tragédie.

Il est vrai que le cinéma, en certains cas extrêmes, peut imi­ter le climat tragique à s'y tromper. Jacques BOURGEOIS, dans la Revue du Cinéma, signalait (n° 2) l'atmosphère d'envoûtement dont Fritz LANG, dans La Femme au Portrait, avait enveloppé le professeur Wanley (Edward G. Robinson) . Innocemment conduit à tuer par légitime défense, mais dans des circonstances où il lui serait impossible de se justifier, Wanley efface de son Inieux les traces de cette affaire. Mais, avec ce qui paraît une malchance continue, toutes sortes de détails se retournent contre lui, il se trouve pris en une manière d'engrenage que Jacques BOURGEOIS qualifie de tragique puisque la chaîne semble entraîner W anley vers un Destin inéluctable. Pour ma part j'éviterai encore le mot. Si en effet le cinéma est surtout propre à représenter la circulation du malheur par l'interconnexion universelle, il peut aussi figurer quelqu'un de ces systèmes relativement clos où tout descend méca­niquement au plus bas par égalisation des chances, passages à

AUTRES MONDES - 132 -

une distribution de plus en plus probable, augmentation de l'en­tropie, dégradation. Wanley, par son acte, a établi en un point d'un système où il se trouve quasiment enfermé avec le procureur, la police, etc. , une sorte de tension excessive qui ne cesse de se décomprimer tout au long du film. C'est pourquoi les événements ont l'air orienté. Mais c'est une orientation comparable à celle de la seconde loi de la thermodynamique et non pas à l'orientation volontaire d'un fatum. C'est une machine tout court qui a l'appa­rence d'une machine infernale. Mais surtout Wanley n'est pas complice de son malheur. Il se débat comme un animal pris dans des rets. Il est trop purement victime pour se hausser à la grandeur tragique.

Il s'agit plutôt ici d'une sorte de cas limite, je le répète. Le cinéma enferme mal les êtres. Il ouvre plus qu'il ne circonscrit. Il développe à travers ses grands thèmes la loi essentielle de l'espace qui est la communication universelle.

Notre Monde et les A utres

Que les relations entre les choses importent plus ici que les choses elles-mêmes devrait prévenir un contresens que les pages précédentes risqueraient autrement de favoriser. Je serais très fâché, en effet, qu'on m'attribuât le dessein de limiter le cinéma au « réalisme >> le plus étroit. Le dernier venu des arts peut tout se permettre. Il a le droit de créer des monstres comme de ressusciter les morts, de contredire la pesanteur aussi bien que d'échapper à l'alternance pour nous inévitable du jour et de la nuit ; il peut déformer, transposer, ralentir, accélérer - tout faire en un mot, à condition que ce soit avec suite et toujours en éta­lant une omniprésence d'objets en un système aux parties com­municantes. S'il nous propose des monstres, que l'univers autour les rende possibles . Les morts, revenus sur terre, ne doivent pas être des morts séparés, des idées de morts, mais se déplacer en un milieu assez bizarrement altéré pour qu'ils y retrouvent une place. Le cinéma a la faculté de s'éloigner autant qu'il lui plaît de notre expérience journalière pourvu qu'il s'en écarte partout de la même façon. C'est pourquoi un film sonne juste ou faux, non pas selon qu'il conserve ou transforme notre réel quotidien mais selon qu'il sait ou non maintenir de bout en bout son étage.

- 1 33 - FARREBIQUB

C'est ainsi qu'il manque parfois à un film pour être bon d'avoir choisi une fois pour toutes une certaine hauteur, de s'en tenir à la même note fondamentale.

A titre d'exemple examinons un peu en détail ce qu'il en est pour la vitesse de projection. Il y a dans Farrebique, si intéressant à tant d'égards, des images de sève qui circule, de fleurs qui s'épanouissent comme on ouvre la paume, toute une étrange et secrète germination doublant l'aventure humaine d'un sourd accompagnement biologique. C'est très joli à voir, mais je ne crois pas que le but cherché soit atteint, qui était de suggérer sous les apparences ordinaires l'envers mystérieux des poussées végé­tales. Nous ne sommes en effet dépaysés que par intermittences. D'instant en instant on nous ramène aux choses et aux hommes perçus comme nous avons coutume de les voir. Ainsi la fougère qui déploie ses frondes en moins d'une minute n'est-elle plus une fougère, elle est devenue une sorte de bête inquiétante. C'est juste­ment, dira-t-on, ce que les auteurs ont voulu. J'en conviens, mais le fâcheux est que cette plante assez louche et étrangère à notre expérience normale est absolument d'un autre ordre que les herbes qu'on voit le moment d'après se balancer au bord du che­min où les petits enfants vont à l'école. Le film nous ramène constamment sans crier gare à l'échelle coutumière de nos observations. La fougère est alors d'un autre monde, ce qui n'est pas à blâmer, mais d'un monde simplement juxtaposé au nôtre, ce qui l'est davantage. L'ennui est que notre perception du temps ne change nullement de pas. C'est la fougère qui nous semble étrangement déplier ses feuilles à toute allure, ce n'est pas nous qui nous sentons précipiter notre durée jusqu'à rendre percep­tible le mouvement végétal. De même quand l'ombre, dans ce film, à grande vitesse s'allonge sur la vallée, nous n'avons pas le sentiment de vivre très vite un crépuscule, c'est la montagne qui nous paraît à l'inverse projeter à une allure folle son ombre sur le village. Le film nous présentant d'autre part hommes, animaux et choses selon leur ordre de grandeur et leur rythme habituels nous n'abandonnons pas nos références ordinaires. Ombre accé­lérée et feuille qui se déroule sont alors les signes d'un langage et non des objets transformés selon une perception nouvelle. L'abstrait, voilà le grand danger du cinéma. Celui-ci a certaine­ment la faculté et donc le droit de dépayser notre mode de voir,

NOTRE MONDE ET LES AUTRES - 1 34 -

mais à la condition de le dérouter constamment selon la même loi.

Si légitimes du reste que soient au cinéma toutes les altéra­tions et déformations possibles je voudrais maintenant dépasser l'alternative du réel et du fantastique en revenant une fois encore à l'idée que plus le cinéma est réel plus, en un sens, il est fantastique.

On s'extasie si trois personnes de connaissance, par hasard, se retrouvent à la même minute au carrefour Richelieu-Drouot. Les chances, comme on dit, en étaient si faibles. C'est oublier, comme je l'ai déjà dit, que le triangle que forment ces amis dans la ville à un moment quelconque, l'un dans un café de Saint-Germain­des-Prés, l'autre au salon de !'Orangerie et le troisième à la gare Saint-Lazare, est tout aussi improbable que leur rencontre ino­pinée en un même point des boulevards. L'occasion manque seule­ment de s'en étonner. On crie au miracle si le numéro 1 000 000 gagne à la loterie. On devrait autant s'émerveiller que 2 843 046 sorte précisément des boules. Autrement dit l'expérience de chaque instant peut paraître aussi extraordinaire qu'on voudra. Il n'y a que de l'extraordinaire. Le réel est justement ce qui, de minute en minute, défie la prévision. Ce qui est conçu ou imaginé se réduit à la pauvreté d'un savoir, alors que le réel perçu déborde toute connaissance préalable.

Or nous avons vu d'autre part que le cinéma, s'il a pour voca­tion de nous présenter un ensemble distribué dans l'espace et quasiment matériel, ne nous y jette cependant pas comme nous nous trouvons engagés dans le monde véritable. Une sorte de maître de cérémonie l'évoque à une certaine distance du specta­teur. L'envoûtement sonore et lumineux prépare certes celui-ci à accepter la substitution de cet univers de remplacement aux objets réellement solides, comme le bras de son fauteuil (et, par­fois, le genou de sa voisine), mais c'est une illusion consentie, révo­cable, dont il se sent maître. Il adopte une attitude qui est plus proche de celle de l'auditeur d'un récit que du « projet » de l'homme percevant. Ou plutôt le cinéma induit en lui une dispo­sition originale à appréhender comme récit une sorte de monde quasiment perçu ; à introduire progrès, cohérence et composition

- 1 35 - MONDE VU EN MIROIR

dans ce qui a les apparences du désordre naturel ; à rythmer selon les mesures de l'homme ce qui semble pourtant captif du mouve­ment saisonnier des étoiles. Les choses qu'on déroule devant ses yeux font donc spectacle, c'est-à-dire que la contingence en res­sort merveilleusement. Au lieu de l'univers tout animé par nos projets où nous sommes plongés, qui en partie est déjà nôtre par ce corps avec lequel il ne cesse d'être en communication, et pour lequel nous ne nous posons pas plus la question d'existence que nous ne nous la posons pour notre personne physique, nous contemplons sur l'écran un rassemblement d'objets dont l'arbitraire éclate par cela même qu'il est hors d'atteinte, un panorama que le détachement a rendu esthétique au sens étymologique du mot. Nous avons déjà dit que c'était un monde vu en miroir. C'est pourquoi il paraît d'autant plus étrange qu'il est plus véridique. Le fantastique de l'espèce la plus pure n'est pas le recours au merveilleux des miracles et des monstres. Je le trouverai bien plutôt dans tel film de Fritz LANG, blanc et nettoyé comme un os. Les objets y prennent je ne sais quel visage inquiétant telle­ment ils paraissent ordinaires, une sorte <l'outre-monde est sug­géré par un monde trop sagement rangé et le surnaturel surgit d'un naturel aussi merveilleusement injustifié.

VI

PERSONNAGES

Le Personnage de Théâtre

Le lecteur aura peut-être remarqué que dans les précédents chapitres j'ai généralement évité les mots de <c psychologie » et de cc psychologique » . Je les crois en effet favorables à toutes les confusions. Qu'est-ce que la psychologie d'un personnage de fic­tion, celle de Hamlet par exemple ? Qu'est-ce que Hamlet sinon, ne l'oublions pas, une suite de mots ? VALÉRY s'étonnait un jour qu'on ne parlât pas aussi du système nerveux de la Joconde ou du foie de la Vénus de Milo. Et certes Hamlet n'est d'abord qu'un ensemble de paroles. Ou plus exactement c'est la partition écrite, le schéma d'une sorte de ballet dont il appartient à un acteur d'inventer avec vraisemblance les figures et les gestes de telle façon que cette chorégraphie semble porter et produire comme son effet naturel les répliques mêmes de ce texte inchangeable. L'acteur dispose bien d'une certaine marge, mais à condition que sa mimique ramène toujours à ce que l'auteur a écrit.

Si toutefois on a l'illusion que ce personnage est, comme on dit, <c vivant » et si l'on peut gravement disserter de sa « psycho­logie » avec quelque apparence de raison, c'est que les discours du texte peuvent se prolonger par des discours de commentaires. Une partie du personnage a débordé les intentions précises de l'auteur, formant comme une dimension supplémentaire que celui-ci a ménagée sans l'avoir expressément voulue. Hamlet peut répondre à plus de questions que SHAKESPEARE ne s'en est posé. De même une œuvre de métaphysique est dite « profonde ii

si elle fournit des solutions ou des éléments de solution à d'autres problèmes que ceux dont l'auteur se préoccupait, si elle éclaire des énigmes qu'il n'était pas de son propos de résoudre. C'est ainsi, dit Raymond ARON, que l'interprétation de KANT s'est transformée

HAM LET - 138 -

de nos jours << parce qu'au lieu de poser la question : comment dépasser la métaphysique à l'aide de la critique ? on demande : comment restaurer une métaphysique au-delà de l'ancienne métaphysique condamnée ? » . << Ces commentateurs modernes, ajoute ARON, n'inventent nullement des idées étrangères à KANT » , ils dégagent l a solution implicitement donnée à des problèmes que KANT ne se posait pas consciemment, mais qu'il résolvait inévita­blement parce qu'ils s'imposent à tous (Introduction à la Philo­sophie de l'Histoire, pp. 1 0 1 et 1 02) . Même chose pour un tableau, une statue. Si l'œuvre est belle, les effets que le peintre ou le sculpteur a délibérément visés se trouvent débordés par des harmonies offertes par surcroît - ce que GIDE a appelé << la part du diable » .

Les œuvres fortes, d'art o u de littérature, ont l'air de vivre au cours des siècles par les interprétations variables dont elles sont susceptibles. Un sceptique dirait qu'elles se maintiennent par les contresens divers des générations successives. Il aurait tort. Dès le début une œuvre de valeur est riche d'un plus grand nombre de perspectives que celles que l'auteur a volontairement ménagées, parce qu'on la peut considérer de bien plus de points de vue que ceux où il s'est posté en la réalisant. Pas d'œuvre qui vaille si elle n'excède de quelque façon, et tout de suite, l'appli­cation consciente de son créateur.

Nous ne voyons certes pas en Hamlet ce que les contemporains de Jacques 1er et d'abord SHAKESPEARE y voyaient. Mais c'est tout de même SHAKESPEARE qui en disposant d'une heureuse manière, avec vérité, une certaine suite de répliques et de mono­logues a permis qu'on saisisse son personnage, selon les modes et les époques, de telle façon ou de telle autre. La << vie » du per­sonnage naît ainsi de l'étendue et de la figure des variations légitimes du jeu théâtral, comme aussi de tout le registre du commentaire possible, toutes questions dont on peut admirer qu'elles reçoivent réponse alors que SHAKESPEARE n'y a pas for­mellement songé. Si on peut, sans un ridicule trop évident, décou­vrir en Hamlet un complexe d'Œdipe, comme en un homme de chair et d'os, c'est que SHAKESPEARE a distribué ici et là des traits assez violents avec lesquels s'accordent cette interprétation et bien d'autres encore - SHAKESPEARE qui n'avait certes point le

- 1 39 - PSYCHOLOGIE D'UN PERSONNAGE

souci d'illustrer par anticipation la doctrine de Freud. Son propos était uniquement de faire une pièce, c'est-à-dire de régler des échanges de paroles, des entrées et des sorties, selon un thème de vengeance qu'il s'était donné (ou que la mode et des succès précédents lui avaient suggéré). Seulement il a disposé avec une telle solidité les amers propos de Hamlet sur le mariage de la reine et les reproches véhéments qu'il adresse à sa mère que le prince s'accommode de nos gloses, même extravagantes. N'ou­blions pas toutefois que le complexe d'Œdipe, si complexe d'Œdipe il y a, n'est point logé en cet Hamlet de théâtre, que celui-ci n'a pas véritablement d'intérieur. Le Prince de Danemark ne peut quitter les pages de son livre pour aller se promener dans la rue. Gardons toujours en mémoire les conditions verbales de l'existence littéraire.

Nous appellerons donc « psychologie » d'un personnage de théâtre l'ensemble des discours qu'on peut tenir sur lui avec vraisemblance et qui prolongent ceux que lui-même débite ou qui dans la pièce le décrivent en quelque manière. Ce sera, si vous voulez, la quantité de mots dont il est capable, au sens où l'on dit en mathématique qu'un arc de cercle est capable d'un angle donné.

Si la psychologie d'un personnage de théâtre n'est rien d'autre que paroles plus paroles, une virtualité de mots qui enveloppe des mots réellement prononcés, on comprendra que le caractère d'un jaloux, par exemple, ne sera jamais dans une comédie une jalou­sie réelle se déplaçant devant nous sur des planches.

Le théâtre ne copie pas la vie ; à la lettre il la re-présente, la présente de nouveau et à sa manière. Le dramaturge recompose de l'homme une sorte d'équivalent verbal - une jalousie, par exemple, entièrement parlée et mimée, la mimique portant les paroles.

Dans une situation artificiellement choisie et composée, il donne la vérité de toutes sortes de situations réelles précisément parce qu'il se garde d'en reproduire aucune, à peu près comme une statue, loin d'être la copie d'un homme, en fait sortir le sens caché par le soin avec lequel elle s'écarte de la reproduction servile. Une jalousie de théâtre - celle de Roxane ou de Mithri­date (je ne dirai pas celle d'Othello, si peu jaloux, si confiant au

THÉÂTRE ET PSYCHOLOGIE - 140 -

contraire) sera donc une sorte de modèle de jalousie entièrement reconstituée, conventionnelle et vraie parce que conventionnelle, complètement au dehors et d'un bout à l'autre signifiante.

Le théâtre reconstruit l'homme avec des mots comme le sculp­teur reconstruit l'homme avec du marbre, ce qui est tout aussi arbitraire, car les hommes ne parlent pas leur vie, pas même les bavards - surtout, dirais-je, les bavards. Aussi les mots de comédie comme dit ALAIN, sont-ils ceux qu'on ne dit jamais (« Sans dot ! ») .

Il est profondément vrai que la parole sert à l'homme à déguiser sa pensée. Par simplification hardie le théâtre au con­traire tire au grand jour et déroule verbalement selon une logique idéale, ce qu'on met tous ses soins à ne pas exprimer dans la vie. Il retourne et expose la peau de l'animal. L'exemple le plus violent sera le plus instructif. Voyez donc dans Le Cocu magni­fique une étonnante méthode de rendre le plus intérieur par le plus extérieur. La jalousie étant essentiellement besoin de savoir, besoin et crainte à la fois et par conséquent passion, c'est-à-dire souffrance (on dit un homme trompé ce qui est un mot bien instructif), CROMMELYNCK imagine de souffler à Bruno l'action que tout jaloux véritable précisément craindrait par-dessus tout. Pour être sûr Bruno jette sa femme dans les bras de son ami et l'offre finalement en pâture au village entier. Mais comme sa maladie d'esprit lui refuse indéfiniment toute certitude, il en vient à pousser ce cri étonnant en décrochant son fusil : cc Malheur à qui ne viendra pas ! » On voit comment l'essence de la jalousie et la contradiction intérieure qui en fait une passion sont tirées au clair par le paradoxe des actions et l'absurdité évidente des paroles. La cc psychologie » de Bruno est bien autre chose que le décalque d'une jalousie effective. C'est en faisant et en disant ce qu'on ne fait et qu'on ne dit jamais que le personnage de théâtre exprime la vérité de ce qu'on fait et de ce qu'on dit.

Mais il ne suffit pas de considérer l'auteur tout seul. Il faut au moins deux parties pour qu'il y ait convention. Cette recréation, cette statue verbale et chorégraphique de l'homme, ne saurait s'édifier sans la collaboration constante du spectateur. On dit que l'acteur cc joue » comme on le dit des enfants. Si un jaloux de comédie n'est pas un vrai jaloux arraché à la vie et planté tout

- 14 1 - LE PUBLIC DU THÉÂTRE

ahuri devant des rangées d'hommes et de femmes assemblés, si c'est une jalousie reconstituée verbalement, c'est parce qu'acteurs et public jouent ensemble au jeu de la jalousie. La jalousie est un canevas sur lequel ils brodent de compagnie, un régime d'échanges qui s'établit sur un thème connu. Au théâtre on fait donc sans cesse appel au public. Le bon comédien appuie son jeu sur les plus petites réactions des spectateurs . Ici tous les témoignages concordent. (< Travaillant pendant une longue suite de représen­tations avec Tom Walls, je ne cessai d'être à la fois stupéfait et amusé par son habileté à mettre le public dans le jeu . . . Walls se faisait adorer du public par l'audace même avec laquelle il incor­porait à la pièce l'incident le plus incongru. Si quelqu'un riait un tantinet trop fort à l'orchestre le mouvement de ses sourcils faisait rentrer ce phénomène dans le sens général de la scène. Si

un plateau à thé tintait quelque part dans la salle il utilisait et immortalisait presque l'accident. » (Frank SHELLEY : Stage and Screen.) L'acteur prête son corps au « grand fantôme » dont parle DIDEROT. Mais vous aussi fournissez votre part de bête dans le Léviathan à multiples bouches. Vous avez à apporter votre dose de frémissement, de larmes, de rire, de silence, pour soutenir un jeu où vous ne cessez de convenir avec la troupe de faire comme si vous étiez devant Hamlet alors que vous savez bien que non. Le plaisir du spectacle vient de ce qu'il donne un corps énorme à un état d'âme. Non seulement l'acteur fait ami­tié avec le public mais il le réconcilie en quelque sorte avec lui­même. Son travail est de transformer une foule en un public. Dans la foule on reste chacun chez soi, au comble de l'isolement. L'âme de la foule est tout extérieure, paralysée et neutralisée, suspendue entre les individus, faite uniquement de leur exclusion réciproque. La représentation a pour effet de lui donner mille cœurs à l'unisson, le souffle de mille gorges pour le rire et finale­ment mille paires de mains qui battent de reconnaissance. Elle est proprement cérémonie religieuse puisqu'elle libère ainsi chacun de son quant-à-soi et lui donne le bonheur vif de participer à des émotions réglées et collectives.

Le Personnage de Cinéma

Le personnage de cinéma est lui aussi emprisonné ; il ne peut quitter son film. Ce qu'on appelle sa « psychologie » se réduira

CINÉMA ET PSYCHOLOGIE - 142 -

donc également à l'apparence qu'il a dans ces images, plus les discours dont on peut la prolonger sans contradiction. Ici les conditions techniques de la création du personnage doivent impor­ter encore bien plus qu'au théâtre, puisque l'interprétation est figée une fois pour toutes et que l'acteur n'est pas seulement le captif des mots, mais encore celui des photographies. Il y a vingt façons et plus de jouer Hamlet - Jean Gabin est éternellement ce qu'il est dans Le jour se lève. Pour renouveler l'interprétation il faudrait tourner un autre film.

Essayons donc de voir, pour suivre le même exemple, ce que peut devenir la jalousie transportée au cinéma. On a filmé le Cocu magnifique. Tout le monde s'est accordé, je crois, à trouver le résultat mauvais malgré le grand talent de Jean-Louis Barrault. C'était en effet une gageure de porter cela à l'écran. Nous en avons assez dit sur le rôle du langage au cinéma pour faire entendre que cette promotion des mots et l'étalage du plus intime en extérieur verbal y est tout à fait impossible. L'homme est ici offert plus à nos yeux qu'à nos oreilles, et cette prédominance des éléments visuels exige aussitôt plus de vérité. L'écran nous proposera donc, plutôt qu'un jaloux (qui, au théâtre, tendra tou­jours plus ou moins vers le Jaloux), des moments de jalousie et l'évocation en éclair d'une réalité humaine transparente. Il sera donc bon que l'acteur ait lui-même un tempérament jaloux ou du moins des dispositions jalouses. Dans Café du Cadran, par exemple, le visage de Bernard Blier, un peu lourd, légèrement affaissé dans la tristesse, avec un vague d'incertitude autour des yeux, nous fait aussitôt deviner - sans paroles - un genre de faiblesse propre à chercher compensation dans ce besoin d'assu­rance étrangement noué qu'est la jalousie. Bref cet acteur nous offre un certain style d'homme capable de jalousie et plus préci­sément de jalousie faible. (Notons d'ailleurs qu'on a fait aussi jouer à Bernard Blier, dans Quai des Orfèvres, le personnage d'un jaloux.) Cette jalousie, dans Café du Cadran, sera du reste très peu marquée extérieurement et sensible seulement à de cer­tains regards. Elle ne paraîtra que par instants, et encore non sans ambiguïté.

L'acteur de cinéma n'a en effet aucun public. Pendant les prises de vues, les seules personnes présentes sont des spécialistes

- 143 - LE PERSONNAGE DE CINÉMA

fort blasés sur le jeu des acteurs et qui le considèrent d'un œil strictement professionnel, chacun à sa manière. Qu'on ne dise pas qu'il y a seulement décalage dans le temps, l'acteur imaginant le public par avance et celui-ci accueillant l'acteur après coup. L'acteur qui imagine le public ne peut en effet s'appuyer sur le public, et tout est là. Depuis ALAIN et depuis L'imaginaire de SARTRE on doit mesurer toute l'infranchissable différence entre imaginer et percevoir, c'est-à-dire le vide impossible à combler qui sépare l'absence de la présence. Tous les acteurs de théâtre savent que le passage des répétitions à la représentation fait un changement complet dont dépend le sort de la pièce. Du côté du public l'absence des acteurs au cinéma est également sans remède. J'ai déjà fait remarquer que dans un film comique les spectateurs devaient souvent arrêter leurs rires et les faire taire alentour pour entendre le reste du dialogue, au lieu que le comédien réellement présent laisse le rire se dérouler jusqu'au bout et s'en fait une sorte de tremplin. Au cinéma, nous l'avons déjà dit, le public n'a pas de rôle à jouer. Un personnage de cinéma ne doit donc pas être un caractère qui s'étale et s'offre au public, puisque aussi bien nul public n'est là pour le recevoir. J'ai souvenir d'un film détestable qui avait pour thèse l'amour de la terre chez un paysan - et mauvais d'abord par ceci que l'acteur principal ne cessait de signifier au-dehors cet attachement à la glèbe, de le tendre en quelque sorte à un public absent. Dans Farrebique, joué par de vrais paysans, l'amour de la terre était certes beaucoup mieux rendu, justement parce que les acteurs ne le disaient pas, le cachaient bien plutôt, mais le trahissaient aussi quelquefois par un regard à l'horizon des champs ou la caresse d'une main calleuse sur le soc luisant d'une charrue. Le cinéma ne doit pas nommer les passions. Il doit les laisser transparaître.

Il y a d'ailleurs à cela d'autres raisons tenant à la nature des lieux. Notons, en effet, que l'emplacement de la « cérémonie »

théâtrale n'est pas indifférent. Un rôle de théâtre se situe dans un véritable ensemble architectural. Le public qui collabore avec l'acteur n'est pas placé n'importe comment. Le personnage de comédie tire nécessairement son style de la disposition et de l'étendue de la salle où elle doit être représentée. Chacun sait qu'il y a des pièces pour les petites salles et d'autres au contraire qui exigent la résonance d'un vaste amphithéâtre. Le théâtre grec,

L'ACTEUR DE THÉÂTRE - 1 44 -

le plus monumental de tous, imposait l'ampleur au style et la simplicité au dialogue par les seules dimensions de l'édifice. De même qu'une statue au sommet d'un temple est, par nécessité, non seulement de grande taille, mais encore fortement stylisée, ainsi les drames athéniens devaient-ils s'accorder sur le plus lointain degré de l'hémicyle. D'où la simplicité de l'intrigue et les grands traits du dialogue. Le chœur, au surplus, fournissait une sorte d'intermédiaire entre les acteurs et l'énorme public - par ceci d'abord qu'il lui figurait comme un groupe de spectateurs naïfs entièrement dupes de la tragédie (dessinant de la sorte une image spatiale de la réflexion), et de plus en interposant entre l'immobilité de la foule en demi-cercle et le bas-relief à peine animé des acteurs sur une étroite plate-forme, l'ordonnance un

peu moins lente de la strophe et de l'antistrophe dont le balan­cement alterné accompagnait les mouvements du chœur dans un

sens puis dans l'autre.

A l'architecture différente des théâtres élisabéthains, petits, très articulés, et où la surface de contact entre la troupe et le public était aussi grande et aussi directe que possible, correspon­daient des personnages, des rôles, un style très différents. Les acteurs plus mêlés au public permettaient une cc psychologie » par­fois subtile jusqu'à la préciosité. La répartition sociale des per­sonnages selon le prix des places invitait à de brusques change­ments de ton, de fréquents passages du tragique au comique, selon qu'on appuyait plutôt le jeu sur les galeries ou sur le parterre sans cesser jamais d'y intéresser la salle entière. Et ce mélange du comique et du tragique faisait encore une cc psy­chologie » bien différente de celle de nos pièces classiques, pour prendre un autre exemple.

L'acteur de cinéma joue devant des mécaniques à qui n'échappe aucun détail de geste ou d'expression. La caméra se trouvant le plus souvent à quelques mètres à peine tout se pas­sera à la projection comme si les spectateurs étaient massés au premier rang d'orchestre. Ou plutôt non, c'est bien pis.

Par la succession des plans les spectateurs sont quasiment transportés de minute en minute à des places toujours diffé­rentes, mais également favorables. Les changements d'angles et d'échelle ne cessent de les poster à l'endroit d'où l'on voit le

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mieux. C'est pourquoi le jeu est amplifié par l'écran. Ainsi le veut la précision impitoyable des appareils et leur proximité. Quand on murmure sur la scène, c'est de façon à être entendu du dernier rang d'amphithéâtre. Dans une prise de vues les paroles chuchotées doivent être au contraire chuchotées pour de bon.

Mais c'est surtout le découpage qui tue la convention. Un geste naturel, en effet, reste vrai qu'on le voie de près ou de loin, d'en haut ou d'en bas . Mais un geste de convention ne pourrait survivre aux continuelles ruptures d'une séquence cinématogra­phique. Une convention ne peut s'accepter que dans un cadre fixe et selon un ordre de cérémonie.

Jeu de /'Acteur de Cinéma

Ainsi le spectateur de théâtre, de sa place assignée, échange­t-il des conventions avec le comédien. Tandis qu'au cinéma, le spectateur n'étant astreint à aucun point de vue immuable, l'ac­teur, qui varie sans cesse de taille et de perspective avec les choses qui l'entourent, doit conserver en quelque sorte le même genre de vérité qu'elles. L'acteur de théâtre règle ses apartés sur la salle entière, au lieu que l'acteur de cinéma, comme dans la vie, modèle uniquement ses confidences sur son partenaire et l'écho d'une chambre véritable. Il doit se placer dans le même ordre de réalité que les choses solides et sonnantes. Il se garde d'appuyer son jeu. Toutes les exagérations et les stylisations per­mises et même réclamées par la scène sont immédiatement ridi­cules à l'écran.

Le même acteur jouera donc dans le ton majeur sur un théâtre et dans le ton mineur au studio. Autrement dit le per­sonnage de cinéma sera plus cc naturel » que le personnage de théâtre - plus naturel et par conséquent plus ambigu.

Le théâtre est tout entier convention. Le cc naturel » de la scène n'est jamais le naturel de la ville. Si la jeune première, voulant marquer 1' émotion, conserve la voix étranglée et sourde qui est ordinaire dans la vie en pareil cas, nous sommes bien loin d'avoir l'impression qu'elle joue vrai. Et d'abord nous l'entendons mal. L'auteur, déjà, sacrifiant les paroles inutiles, les phrases incohérentes et littéralement in-signifiantes qui sont les neuf

L'ACTEUR DE CINÉMA - 146 -

dixièmes de nos propos, a fait serrer les rangs au reste de l'armée selon cette convention que tous les mots aient un sens et que tout le sens soit dans les mots (Racine est ainsi « naturel >> par la perfection même de l'artifice) ; il ne reste pas d'intervalle où le doute pourrait s'insinuer. Le comédien, prenant les choses où l'auteur les a laissées, jouera << naturellement >> s'il sait maintenir le texte sans défaillance dans le cercle enchanté d'une re-création conventionnelle de gestes et de pas. Il est << naturel >> dans la mesure où il réussit à envelopper, envoûter le spectateur dans une convention continue ; son aisance est celle de la danseuse ou de l'équilibriste, bien plutôt que celle de l'homme qui marche dans la rue. L'art du comédien est de transformer des signes en actions de telle manière que les actions soient à leur tour des signes. Comme le roi Midas changeait en or tout ce qu'il tou­chait, l'acteur transforme tout en conventions.

Si l'acteur de cinéma peut et même doit être plus « naturel » , au sens ordinaire du mot, on conçoit que des non-professionnels puissent être excellents à l'écran. En fait, il ne manque pas de films qui ont été joués et bien joués par des gens étrangers au métier à qui on demandait seulement d'être eux-mêmes et de poursuivre leurs occupations ordinaires. (Bataille du Rail est du nombre.) Le seul obstacle est alors la timidité. Il y paraît dans Farrebique, où les personnages, en certains endroits, sont mani­festement embarrassés de leur corps (self-conscious) . L'avantage de l'acteur professionnel est qu'il a l'habitude de soutenir les regards, et qu'en somme il peut jouer tous les rôles, y compris celui où on lui demande de jouer le moins possible. Mais il doit oublier les planches et demeurer très sobre. Bien souvent on réclame seulement de lui qu'il soit ce qu'il est.

Il est difficile, écrit MARVELL, de dire, à l'écran, << où le jeu s'arrête et où commencent les simples propriétés plastiques du visage ou du corps. n On veut simplement qu'il soit comme une certaine situation, une rencontre d'êtres et d'objets, lui suggère d'être naturellement. Une situation, puis une autre. La « psycho­logie >> du cinéma sera celle de l'homme << en situation n . L'acteur de l'écran doit donc, plutôt que jouer la jalousie, être jaloux en de certains passages. Le personnage de Julien dans Café du Cadran n'est pas constamment jaloux. Il est trop occupé pour

- 147 - L'ACTEUR ET SON PERSONNAGE

cela, pris dans le mouvement de son commerce. Il lui faut répondre aux consommateurs, avoir l'œil sur les garçons, etc. La jalousie passera de temps en temps comme un nuage sur son front, elle se trahira dans un geste, un regard. L'acteur de cinéma rend plutôt le discontinu de l'émotion qu'il ne proclame une passion de longue haleine. C'est au metteur en scène à soutenir la passion dans la durée par le rythme et le développement d'une histoire. Ce qui, à bien voir, est très proche de la réalité où les amours et les haines ont une existence beaucoup plus fictive que nous ne le soupçonnons ; elles n'ont au fond de continuité que par les récits que nous en faisons aux autres et à nous-même, la construction rétrospective effaçant seule les intermittences du cœur. Ainsi dans Café du Cadran Bernard Blier fournit-il pour le personnage de Julien une chair de jaloux et de brèves apparences d'inquiétude mais c'est le coup de revolver disposé par Becker à la fin du film qui, à reculons, oriente ce caractère selon la jalousie.

L' Acteur et son Personnage

Au théâtre, quand un acteur, surtout un acteur connu, entre en scène, il dit en quelque sorte au public : << Voulez-vous jouer avec moi ? » Le spectateur garde le sentiment d'une certaine com­plicité pendant toute la représentation. Si son acteur favori lui représente le personnage de Hamlet, ce n'est pour le duper en aucune manière. L'art du comédien est de paraître et de dispa­raître (ALAIN) ; non pas de se faire complètement oublier dans Hamlet, mais de dire en somme tout le temps : << Voyez comme je suis bien Hamlet, moi qui suis, vous le savez, Garrick, Gielgud ou Jean-Louis Barrault. »

Certes, c'est le cabotin qui signifie tout le temps : admirez comme je suis bon. Mais le grand acteur ne cesse pas non plus de se maintenir volontairement dans une certaine ambiguïté. Il prête son corps à un rôle, il fournit la bête. Il excite en lui cer­taines émotions qu'il vous demande de prendre avec lui pour autre chose que ce qu'elles sont ; non plus Garrick qui fait trem­bler son corps et mime l'effroi, mais Hamlet véritablement terrifié par le fantôme de son père.

L'ACTEUR ET SON PERSONNAGE - 148 -

Seulement il vous demande de saisir cette émotion, ces trem­blements sur le mode imaginaire. L'acteur est un artiste qui a pour matière première les mouvements de son propre corps et les utilise fictivement comme le sculpteur fait le marbre et le peintre sa toile et des couleurs. « Ce n'est pas, dit SARTRE, le personnage qui se réalise dans l'acteur, c'est l'acteur qui s'irréalise dans son personnage (1) . ii Ce que l'acteur propose au public c'est d'appré­hender avec lui la conduite de Garrick comme un équivalent -un analogon pour employer le langage de SARTRE - de la con­duite de Hamlet, de voir dans les tremblements de l'acteur les représentants des tremblements d'un personnage irréel - Hamlet, prince de Danemark.

En d'autres termes, il ne cesse de vous proposer à la fois la présence d'un acteur réel, célèbre, dont vous reconnaissez tout au long de la pièce les traits et les manies, et un être imaginaire qu'il vous montre en transparence. Là est le jeu. Dans un passage célèbre de Tom Jones, le magister Partridge, qu'on a mené voir Garrick dans Hamlet, n'a pas su jouer, faute de pratique, son rôle de spectateur. Il a tout pris pour argent comptant. Quand on l'interroge à la sortie sur le meilleur acteur de la pièce, son choix, à l'étonnement général, ne se porte pas sur Garrick, mais sur le comédien qui jouait le roi, parce que, dit-il « celui-là, il prononce tout son rôle distinctement, deux fois plus fort que l'autre. N'importe qui peut voir que c'est un acteur. ii Au con­traire, il avait pris Garrick pour un homme véritablement effrayé ; il n'avait pas compris que le célèbre acteur jouait. Rappelons­nous ce mot de Partridge. Point de plaisir à la comédie si vous n'avez le sentiment d'être dans le secret, d'être de mèche avec les acteurs.

On voit que la mimique de Garrick et les mots qu'il prononce n'ont pas à être une copie de la réalité et même doivent se garder d'en être une. C'est l'écart avec la vérité qui permet l'échange avec le spectateur. Pour qu'il y ait jeu au sens du théâtre, il faut qu'il y ait du jeu, au sens mécanique. Seulement le grand acteur joue plus près de la réalité que le cabotin. (Ainsi reconnaît-on le grand style d'une véronique chez le torero qui pivote au ras des cornes.) D'où l'erreur du naïf maître d'école.

(1) L'imaginaire, p. 243.

- 149 - VEDETTES

Au cinéma, répétons-le, pas d'échange, pas de jeu véritable -ou disons, pour ne rien exagérer, aussi peu de jeu que possible. L'acteur n'étale pas sa jalousie, n'en fait pas une parade de dis­cours. Il lui faut véritablement, à certains moments, paraître jaloux, ou du moins, si l'on peut parler ainsi, transparaître jaloux, montrer de temps en temps la jalousie comme en filigrane. J'ai le sentiment, pour ma part, que certains acteurs français célèbres à l'écran n'y sont pas véritablement bons parce qu'ils crèvent trop la toile, veulent toujours faire signe au public, ce qui est une pratique de théâtre.

Vedettes

Mais je puis tant qu'il me plaît reprocher cet excès de person­nalité aux interprètes, c'est précisément, me dira-t-on, ce que réclame le public. Vous nous dites que les acteurs non profession­nels peuvent être excellents. Sans doute. Mais comment concilier cela avec le culte universel de la vedette ? Ce goût pour les stars n'est-il qu'une monstrueuse erreur ? Le public ne retient aucun des noms qui défilent sur le générique, sinon ceux de ses acteurs favo­ris. Il se soucie très peu de savoir qui a fait un film. Il lui suffit de savoir qui joue. On choisit son spectacle d'après le nom des vedettes. A quoi il faut répondre d'abord que le public ne saurait faire autrement. Quand je vais au théâtre, le nom de l'auteur est déjà une indication. Je sais bien qu'une pièce signée Paul CLAU­DEL ne ressemblera pas à une comédie de M. Roger FERDINAND. La salle est un autre enseignement. L' Athénée Louis Jouvet promet autre chose que le Palais-Royal. Autre chose encore que la Comédie-Française.

Le public des cinémas, qui ignore très souvent le nom des metteurs en scène, n'a pas d'autre guide que celui des acteurs. Mais il y a une autre raison à cette promotion de la vedette. La même cause, parfois, de l'excellence des acteurs anonymes fait ce désir qu'a le public de retrouver en Jean Gabin, Sophia Loren, Marilyn Monroe ou Gérard Philipe, un certain style de vie, une constante manière d'être et la fidélité à un visage. C'est justement parce que l'acteur est plus passif à l'écran qu'au théâtre que son importance en est accrue.

• ON TOURNE • - 150 -

La vedette fournit pour ainsi dire une matière première sur laquelle on peut compter, d'invariables caractéristiques, bien visibles et très familières, à partir de quoi le cinéaste doit travailler de son mieux. Seulement, tandis qu'au théâtre, ainsi que nous le marquions tout à l'heure, on reconnaît pour ainsi dire l'acteur à part de son rôle, on doit ici s'émerveiller au contraire qu'une apparence illustre et tirée à des milliers d'exemplaires s'identifie toutefois sans le moindre écart avec un personnage singulier (2) .

L' Acteur dans le Film

A voir un film, on oublie toujours trop à quel point l'acteur dont le nom s'étale sur les affiches n'est pourtant en définitive qu'une sorte de matière plastique entre les mains du réalisateur. La différence avec le théâtre est ici frappante.

La suite verbale et chorégraphique · qui constitue le person­nage de théâtre et que le comédien, comme nous l'avons vu,

doit animer avec la connivence d'un public disposé selon une certaine architecture et un ordre de cérémonie, cet ensemble est à chaque instant présent tout entier pour l'acteur. Sans doute, en composant son rôle, a-t-il quelquefois pensé par scène ou par tirade. Mais il a dû commencer par lire la pièce et s'imprégner du personnage dans sa totalité. Une lente maturation l'a conduit des exercices devant l'armoire à glace à la répétition avec ses camarades, puis en costume et dans le décor, et enfin au jeu devant le public, sans qu'il perde jamais le sentiment de l'effet global à produire et en se replaçant toujours dans l'élan même qu'on veut imprimer à l'ouvrage. Chaque réplique se subordonne pour lui à la scène dans laquelle il joue, et chaque scène se situe en une Gestalt temporelle aux dimensions mêmes de la pièce, et qui est l'horizon constant de sa mimique et de ses paroles.

Rien de semblable au cinéma. L'acteur y est immédiatement pris dans l'engrenage du studio. A peine aura-t-il jeté un coup d'œil au scénario et assisté peut-être à quelque conférence préli-

(2) C'est la raison pour laquelle - comme le fait observer Mm• Claude­Edmonde MAGNY dans L' Age du Roman A méricain - tandis que nul ne songe à assimiler un acteur de théâtre aux emplois qu'il tient à la scène, Marlène Dietrich ou Greta Garbo furent « femmes fatales • à la ville comme sur l'écran.

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minaire que, son rôle tout juste appris, il se trouvera à répéter en costume et au milieu des accessoires. Aussitôt ce seront les prises de vues, par fragments très brefs et dans un ordre abso­lument étranger à l'action, celui qui s'accommode le mieux des décors et des nécessités de métier. On divorce avant le mariage et il arrive qu'on sorte d'une maison avant d'y être entré. Les divers techniciens, chacun de son point de vue, font inlassable­ment recommencer. L'acteur n'a aucunement le souci du mouve­ment général du film. C'est l'affaire, successivement, du scénariste, du metteur en scène, puis du préposé au montage. C'est au point que l'expression même de son visage peut être réglée par d'autres que lui.

Rappelons ici une célèbre expérience de Koulerkov, maître de Poudovkine. Koulerkov avait pris un gros plan de Mosjoukine impassible, puis le projetait trois fois de suite, d'abord après une assiette de potage, ensuite après l'image d'une femme morte et la troisième fois à la suite de la photographie d'un enfant qui joue. Et le public, s'émerveillant de la variété d'expression de Mosjoukine, lui voyait en premier lieu un air pensif, à la deuxième projection un visage douloureux et, pour finir, un radieux sourire.

On m'a aussi raconté que cet acteur qu'on voit lever indis­crètement les yeux dans Farrebique après un plan figurant une paysanne qui monte à l'échelle, devait cet air de concupiscence au seul rapprochement des images et s'est trouvé furieux du rôle qu'on lui a fait jouer à son insu.

Ce ne sont là assurément que des cas extrêmes mais on conçoit à quel point la forme temporelle échappe à l'acteur au profit du metteur en scène et du monteur. La forme qui relève de l'acteur de cinéma est donc d'abord celle d'une situation, d'un certain ras­semblement d'objets et de personnes en un temps, puis un autre. Justement comme dans la vie où nous n'avons pas normalement le souci de composer un personnage de longue haleine, mais où nous sommes c< absorbés », comme on dit si bien, par des tâches, des déplacements, des émotions successives.

Style de Vie

L'écran représentera donc au total des hommes et des femmes beaucoup plus soumis au déterminisme qu'en proie à une fatalité ;

MANIÈRES D':êTRE - 152 -

des êtres donc assez peu cohérents et composés, le rôle du hasard et de la contingence étant bien plus souligné en eux que chez les personnages de théâtre, mais des êtres en revanche qui nous jettent à la figure l'énigme d'un certain style de vie dont les correspondances se lisent, sans se comprendre, de la voix au visage et des gestes à la démarche.

Tout le monde connaît aujourd'hui ces expenences où l'on demande à un sujet de mettre ensemble la photographie d'un visage et un échantillon d'écriture pris dans des séries préalable­ment mêlées. La proportion des résultats justes est étonnante. On peut y joindre aussi la photographie des mains et l'enregistrement des voix. Il apparaît donc que chaque être possède une certaine unité dans sa manière d'être. Le cinéma précisément nous la sou­ligne et nous la propose. C'est une des raisons pour lesquelles, dans un film doublé, on souffre d'entendre sortir d'un corps une voix qui lui est manifestement étrangère.

SCHLUMBERGER, dans un article sur Shakespeare, s'étonnait des Français qui, s'émerveillant des profondeurs de RACINE, sou­tiennent que les personnages de SHAKESPEARE ne leur réservent aucune surprise. Il se demandait à ce propos si on ne pouvait pas saisir là sur le vif la démarcation entre deux classes bien dis­tinctes pour les amateurs de psychologie. « Chacun a pu cons­tater que certains hommes, doués d'une pénétration extrêmement subtile devant un roman d'analyse ou devant une lettre, man­quaient de tout flair devant un visage ou devant l'événement brut, tel qu'il se présente dans la vie. On dirait que ces intelligences ne peuvent commencer leur travail que sur des matériaux déjà dégrossis, déjà sommairement élaborés, tout comme un menuisier ne s'intéresse qu'aux planches et non pas aux arbres. On peut être rompu aux finesses de MARIVAUX et se montrer très peu fin dans le déchiffrement des visages qu'on a devant soi durant un trajet de métro. Que d'indices pourtant, que de cicatrices, que de gestes révélateurs ! Quel avenir d'incompréhension et de que­relles s'annonce dans la petite remarque que cette mère vient de faire à son enfant ! Je sais comment il va mentir, comment elle mêlera les larmes aux reproches. Et, à la manière dont cet homme note un chiffre sur son calepin, je vois comment il renverra un subordonné qui lui coûte vingt francs de plus qu'un autre. Et

- 1 53 - MANIÈRES D'�TRE

leurs regards à tous, leurs mains, leurs ongles, leurs chaus­sures (3) ! »

Laissons là le parallèle R.AcINE-SHAKESPEARE qui n'est pas de notre sujet. Mais dites à la place théâtre et cinéma ; la remarque s'applique à merveille. Je crois en effet que nous pouvons répondre deux choses à ceux qui demandent si le cinéma est faci­lement «psychologique » . D'abord que les personnages de cinéma posent bien plus de questions que ceux du théâtre. Ils invitent donc à plus de psychologie. Mais ajoutons en revanche qu'ils donnent assez peu les moyens de répondre, parce que, le langage étant très subordonné dans un film, ce que nous avons appelé le commentaire n'y trouve pas facilement son amorce de discours. On peut parler bien plus facilement sur des paroles que sur des visages et des gestes, sur un personnage qui déjà s'explique que sur un homme << en situation » .

J'en vois une preuve, en ce qui me concerne, dans la manière très différente dont survivent en moi un film et une pièce de théâtre. L'effet immédiat d'une pièce dépend fâcheusement de toutes sortes de conditions : le confort de mon fauteuil, l'aspect de mes voisins, l'humeur du moment, le trop de chaleur ou de froid. La comédie, selon la rencontre, en souffre ou en profite. Mais dans les deux ou trois jours qui suivent la représentation, la pièce monte ou bien descend, se fixant à ce qui est pour moi son vrai niveau. Je ne puis juger de l'impression qu'elle m'a réellement faite que rétrospectivement, après m'être un certain temps aban­donné en secret à un commentaire qui la prolonge. Rien de tel pour un film. L'effet en est instantané, et il est tout de suite à sa place. Je ne puis modifier ce sentiment qu'en revoyant le film.

Si l'on commet l'imprudence de lire ou de relire un roman avant de voir le film qu'on en a tiré on court à une déception inévitable si le roman est de ceux qu'on aime. On n'évite pas de juger que les personnages sont appauvris, grossièrement simplifiés. C'est que la lecture préalable nous a placés sur le plan de l'analyse par le langage - langage intérieur du héros ou langage du romancier lui-même - et que le film est impuissant sur ce terrain-là. C'est ce qui fait dire à tant de gens que le cinéma est

(3) Le Théâtre élisabéthain, p. 40.

ROMAN D'AUJOURD'HUI - 1 54 -

impropre à la psychologie. En fait, je le crois capable d'autant de nuances que n'importe quel autre art. Mais ce ne sont pas des nuances parlées.

Le Cinéma et le Roman d'aujourd'hui

Il est impossible d'autre part de n'être pas frappé par la res­semblance de méthode entre de nombreux romans contemporains, surtout d'Amérique, et le cinéma. Mm• Claude-Edmonde MAGNY (4) l'avait souligné dans une suite d'articles de Poésie 44. Outre l'usage du monologue intérieur (et à l'opposé de celui-ci), la grande innovation des romanciers modernes est, en effet, ce qu'on appelle la technique objective. On la trouve abondamment chez HEMINGWAY, CALDWELL, Dashiell HAMMETT et aussi FAULKNER,

quand il n'emploie pas le monologue intérieur. Le romancier, adoptant un point de vue strictement behaviouriste, ne rapporte que ce que nous pourrions voir et entendre et s'interdit de sup­poser aucune « vie intérieure » en ses personnages.

Comme le fait observer Mm• Claude-Edmonde MAGNY, cette extrême simplification a souvent l'effet paradoxal de compliquer beaucoup les choses . Une bonne part de l'obscurité de FAULKNER

et des autres romanciers en procède. Par exemple, écrit-elle :

« Hammett ne peut pas dire : « Ned Beaumont se sentit devenir » fou » mais « il sortit son briquet et le regarda ; comme il le » regardait, une lueur de ruse passa dans celui de ses yeux qui » restait ouvert. Cette lueur n'était pas saine. »

Reste à savoir s'il faut tellement parler d' « influence » du cinéma sur le roman. Le mot d'influence est si vague qu'on n'a encore rien dit une fois qu'on l'a employé. Veut-on signifier que les romanciers, à fréquenter les salles obscures, se sont incons­ciemment imprégnés des méthodes de l'écran ? Ou bien suppose­t-on en eux (c'est sans doute le cas de Dos PAssos) le dessein délibéré de rivaliser avec le cinéma ? A moins qu'on n'imagine aussi l'intention moins avouable d'écrire des romans qui, étant déjà en forme de scénarios, se puissent aisément et profitablement adapter au cinéma. Imprégnation, mimétisme volontaire ou inten­tion commerciale ?

(4) Repris depuis dans son excellent livre L' Age du Roman américain.

- 155 - UN ART EXISTENTIALISTE

Dans le grand nombre des cas, il y a peut-être encore autre chose, convergence plutôt qu'influence proprement dite, la tech­nique objective des romanciers contemporains, le style de procès­verbal répondant, comme le cinéma, à un besoin de notre époque qui est de déprécier le langage et donc ce qu'on appelle (très mal) la « vie intérieure » .

La syntaxe, comme on sait, se simplifie à l'extrême dans les romans en question. Quant aux complications du langage, elles visent en somme à nous faire oublier le langage lui-même. Le roman d'analyse, depuis La Princesse de Clèves jusqu'aux œuvres de Raymond RADIGUET, en passant par PROUST et Henry JAMES,

était évidemment lié à des milieux largement pourvus de loisirs. Les héros modernes, au contraire, à l'écran et dans les livres, sont plus occupés. On les voit très souvent au travail, aux prises avec les choses - souvent aussi engagés dans des situations matérielles menaçantes. D'où la même tendance ici et là à nous faire ressentir le choc de l'événement sans presque d'intermédiaire verbal.

* * *

On ne saurait mieux conclure ici qu'en citant une étude de MERLEAU-PONTY sur Le cinéma et la nouvelle psychologie (5) . « Cette psychologie, dit-il, et les philosophies contemporaines ont pour commun caractère de nous présenter, non pas, comme les philosophies classiques, l'esprit et le monde, chaque conscience et les autres, mais la conscience jetée dans le monde, soumise au regard des autres et apprenant d'eux ce qu'elle est. Une bonne part de la philosophie phénoménologique ou existentielle consiste à s'étonner de cette inhérence du moi au monde et du moi à autrui, à nous décrire ce paradoxe et cette confusion, à faire voir le lien du sujet et du monde, du sujet et des autres, au lieu de l'expliquer, comme le faisaient les classiques, par quelque recours à l'esprit absolu. Or, le cinéma est particulièrement apte à faire paraître l'union de l'esprit et du corps, de l'esprit et du monde et l'expression de l'un dans l'autre. »

C'est pourquoi il ne serait pas absurde de dire, si l'adjectif n'était usé jusqu'à la corde, que le cinéma devient avec la plus grande facilité le premier des arts « existentialistes. »

(") Article reproduit dans Sens et Non-sens.

VII

LE FAUX ET LE VRAI

Art existentialiste, disions-nous à l'instant. Mais tous les arts peuvent l'être dans la mesure où ils montrent le questionnant se mettant lui-même en question.

Capitalisme

On dira donc peut-être qu'une originalité plus authentique du cinéma, d'un tout autre point de vue, est qu'il est le premier en date des arts capitalistes. D'une centaine de définitions du capi­talisme, je choisis de retenir en effet cette seule idée que le capita­lisme est le contraire du travail à la commande. C'est l'exact opposé de la méthode du tailleur à façon qui, aujourd'hui encore, règle strictement sa fabrication sur les ordres reçus. La finale en -isme implique qu'on accumule systématiquement le capital -usines et matières premières - qu'on embauche une armée de salariés et qu'on lance en circulation des articles avant qu'ils ne soient précisément réclamés par une clientèle définie.

Ce genre d'anticipation hardie fait passer l'offre avant la demande selon l'esprit d'aventure qui est le trait principal de notre Occident et qu'on retrouve en toutes ses spéculations, au double sens du mot. Lorsque le boulanger, au lieu, comme il fai­sait jadis, d'enfourner seulement les pains dont on lui apporte la farine, se hasarde à cuire des miches dont personne ne lui a passé commande ferme, il n'est pas encore pour cela capitaliste, parce qu'il se fonde sur les besoins aisément prévisibles, en une marchandise indispensable, d'une pratique stable et limitée. C'est le risque du marché indéterminé qui est le signe du capitalisme. Dédaigneux de la vente à coup sûr, celui-ci ne vise pas une clien­tèle qu'on puisse circonscrire. La publicité, au besoin, suscitera, après coup, le désir des produits.

CAPITALISME - 158 -

Je néglige ici bien entendu certains aspects du système capi­taliste que d'autres jugeront essentiels et qui peuvent l'être en effet dans un autre ordre de préoccupations. Pour qui s'inquiète de justice et d'égalité la division en classes, par exemple, passera peut-être au premier rang. Mais sans doute la structure sociale perd-elle de son importance si l'on considère le mode de produire en lui-même. Il importe peu, du point de vue où je me place, que les usines soient propriété privée ou collective, qu'elles ali­mentent en frigidaires un marché de libre concurrence ou qu'elles construisent des fusées et des avions pour une armée nationale. Le socialisme, au moins le socialisme abstrait que nous connais­sons, n'apparaît alors que comme une forme particulière du capi­talisme. On ne s'étonnera plus alors que l'un et l'autre courent au nationalisme comme à leur aboutissement naturel. Leur prin­cipe commun étant de devancer la demande par l'offre, pour l'un avec l'espoir du profit illimité, pour l'autre dans le dessein d'une juste répartition, une pente naturelle de facilité les entraîne tous deux à préférer à la difficile anticipation des besoins pressants, au calcul ardu de ce qu'il faudrait produire en biens de consom­mation selon l'ordre d'urgence, la fabrication systématique de ces objets d'un placement assuré que sont les armements. C'est le caractère a priori de la méthode qui fait qu'on donne finalement la préférence au plus inutile et même au plus dangereux. L'équi­valent de la réclame sera alors cette propagande patriotique diver­sement déguisée qui, par le détour de la haine ou de la méfiance de l'étranger, fait accepter ou exiger de l'opinion l'armée nationale capable d'absorber les fabrications guerrières et de maintenir le plein emploi de cet immense appareil d'industries et d'échanges. A disposer selon des idées abstraites d'une diversité indéterminée d'individus inconnus le capitalisme privé comme le capitalisme d'état aboutissent toujours à fournir aux hommes ce que d'eux­mêmes ils réclameraient le moins mais qu'il est le plus facile de leur faire indistinctement endosser à la faveur de quelques pas­sions élémentaires. Ainsi le veut l'entraînement du moindre effort.

Mais il est assez facile également de pourvoir cette foule en divertissements. Selon la logique du système les jeux du cirque passent eux aussi avant le pain.

Tous les arts jusqu'ici en étaient restés au stade artisanal de la production, souvent même sous la forme primitive du travail

- 1 59 - LE FILM, OEUVRE COLLECTIVE

à la commande. On ne s'est pas avisé tout de suite de contenter en série les besoins esthétiques de la masse. Le premier, le cinéma, quand de spectacle forain il est devenu industrie, a conçu l'am­bition de toucher la clientèle dans sa plus grande généralité. Il est bien facile de retrouver dans la production cinématographique le genre de spéculation aventureuse qui définit le capitalisme. Tandis qu'une pièce de théâtre s'adresse à un certain public dont on a vite fait le tour, même s'il ne se réduit pas, comme il arrive, à une classe étroite de connaisseurs ou de snobs, un film, pour amortir ses frais, doit atteindre la plus énorme des clientèles. On sait qu'en France un public à l'échelle de la nation n'y suffit point, d'où les exceptionnelles difficultés de notre industrie du cinéma. Personne n'ignore que le coût du moindre film est d'un tout autre ordre de grandeur que les sommes dépensées à monter un spec­tacle de théâtre ou de music-hall, fût-ce une pièce ou une revue à grand spectacle.

Le Film, Oeuvre collective

Les autres traits capitalistes du cinéma s'en peuvent aisé­ment déduire. Et d'abord qu'un homme seul ne suffit jamais à pareille entreprise. Un film est toujours le produit d'une collabo­ration. On se souvient de la querelle qui s'est émue avant la guerre de savoir qui était le véritable auteur d'un film. Le scéna­riste, le metteur en scène, le dialoguiste ou même, étrange pré­tention, le producteur qui a réuni les fonds ? On ne conçoit pas semblable débat au théâtre. Non seulement le bailleur de fonds ne saurait être en cause, mais l'auteur de Bérénice sera toujours RACINE et jamais M. Gaston BATY. Si toutefois on s'accorde géné­ralement à concéder une certaine prédominance au metteur en scène de cinéma, comme à une sorte d'arbitre ou encore de chef d'orchestre, il n'en reste pas moins que les autres ouvriers du film ont tous leur importance. Telle œuvre, par exemple, tire le plus clair de sa valeur de l'originalité du scénario et il arrive que le seul talent d'une monteuse sauve un film de la médiocrité. Le film, objet fabriqué, est une œuvre d'équipe. On n'y démêle pas facilement les mérites . Sans doute le metteur en scène imprime-t-il normalement sa marque sur un film, mais on nous explique qu'aux Etats-Unis la division du travail est poussée si loin que ni lui ni personne d'autre n'a de prise sur l'œuvre entière.

LE CINÉMA VIEILLIT MAL - 160 -

Usure des Films

Les produits du capitalisme ont encore ce caractère presque général de s'user très vite. Non seulement parce que la fabrication en série sacrifie souvent la qualité à la quantité, la solidité au bas prix et la fidélité d'acheteurs individuels à l'extension anonyme du marché, mais encore parce que des articles inusables fini­raient par saturer très vite une clientèle qu'on veut maintenir constante ou indéfiniment accrue. Or les films durent peu. Il y a la même différence entre eux et certaines pièces de théâtre qu'entre les costumes de confection et ces habits qu'au temps jadis on se transmettait par héritage. La pellicule est chose fra­gile. Mais à supposer même que les progrès de la chimie la rendissent indestructible, rien ne vieillirait encore plus irrémédia­blement qu'un film par cette raideur industrielle qui lui interdit tout changement.

Les œuvres littéraires sans doute n'échappent pas aux vicis­situdes de la mode, aux contre-sens inévitables, aux déplacements d'intérêt, au vieillissement de la langue et à la transformation des sociétés, mais elles peuvent avec l'âge revêtir un charme renou­velé, regagner sur un tableau ce qu'elles perdent immanquablement sur l'autre, le temps faisant ressortir en elles des beautés autre­fois cachées ou peu visibles. Certaines du reste, les pièces de théâtre, peuvent se rajeunir par l'interprétation et la mise en scène.

Mais le cinéma n'a pas cette souplesse. Les plus beaux films d'il y a vingt ans se dérobent toujours un peu à nous par je ne sais quoi d'irrémédiablement figé. Comment faire simplement pour que les chapeaux n'y soient pas ridicules ? On me dira qu'il suffit d'attendre. Nous sommes par exemple au moment où les modes 1 900, hier encore grotesques, se chargent sous nos yeux de poésie. Mais il y a là une certaine confusion. En fait nous nous plaisons à des allusions à 1 900 plutôt qu'à une résurrection véri­table. C'est si vrai que les films qui veulent nous restituer cc la belle époque » ne dessinent en réalité aucun costume avec une exactitude impeccable.

Je tiens qu'aucune époque, proche ou lointaine, ne nous serait supportable si on la rétablissait telle quelle. Au reste le jeu des

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acteurs ne vieillit pas moins que leurs coiffures. Le cinéma nous a justement révélé à quel point nos gestes mêmes changeaient en peu d'années. Et je ne parle pas ici de cette révolution de style que fut le passage du muet au parlant, encore qu'il soit intéressant de noter comment un progrès technique suffit ici à dévaluer d'un seul coup toute la production antérieure. Du reste même si cette rigidité industrielle ne rendait pas éphémères les produits du cinéma, même s'il est possible de concevoir que certains clas­siques de l'écran soient capables de résister à la durée par la grâce de leur rythme, il reste que le système de distribution s' em­ploie à faire oublier les vieux films et en éviter la résurrection.

Hormis les ciné-clubs et de rares salles spécialisées, peu ou pas de reprises au cinéma, au lieu que les directeurs de théâtre comptent au contraire souvent sur les pièces anciennes pour compenser le déficit des créations. Pourquoi cette différence ? C'est que l'énorme appareil des placements d'argent, des studios, des stars, des circuits de salles et de la publicité, doit conserver l'élan acquis sous peine de mort et doit donc écarter d'abord la concurrence des anciens succès. La capitalisme engage l'avenir. Aussi est-il condamné au mouvement perpétuel.

Le cinéma étant ainsi voué au gigantisme et à un renouvelle­ment de ses produits il convient que le plus grand nombre de gens possible éprouvent le besoin d'absorber leur dose hebdoma­daire de cinéma. Il faut convenir que le besoin de cinéma - sans souci de la qualité - peut devenir aussi envahissant que le désir de la drogue chez !'intoxiqué. C'est pour beaucoup une faim à apaiser périodiquement. Ainsi faut-il manger tous les jours ; les repas fins viennent par surcroît comme d'heureuses exceptions. On deman­dait à Rosamund Lehmann : « Et le cinéma ? » ; elle répondit : « Je m'en méfie, parce que je pourrais m'y habituer. »

Evasion

Comment enchaîner la foule à cet appétit à heure fixe ? On l'a dit cent fois et c'est vrai, il était naturel qu'un art qui se règle sur le plus grand nombre vendît d'abord de l'évasion. Le monde moderne est ennuyeux. Le plus grand commun diviseur de cette masse d'hommes sera le désir d'échapper de temps à autre à la grisaille de l'existence quotidienne. Qu'ils puissent déléguer au

EVASION - 162 -

héros de l'écran le soin de vivre plus énergiquement ou plus violemment, d'aimer avec passion, d'être autre chose qu'une unité interchangeable dans un système impersonnel. Que ces manda­taires leur donnent l'illusion de sortir un instant, là-bas sur la toile, de l'ennui qui est le fond morne de leurs journées. Que l'aven­ture vécue par procuration les secoue une heure et demie durant. L'héroïsme des personnages, le retentissement et l'efficacité de leurs actions délivreront un instant les spectateurs de ces senti­ments d'infériorité que multiplient aujourd'hui les tâches machi­nales et la pression indistincte d'un Etat sans visage. Grâce à cette entremise ils participeront au luxe criard des boîtes de nuit et satisferont dans les plus magnifiques voitures ce goût de la vitesse, lui-même volonté d'étourdir par une supériorité facilement acquise et mesurée au compteur l'humiliation de n'être qu'un numéro parmi d'autres. A moins qu'au contraire une misère assez sordide pour être pittoresque ne fasse oublier à ce troupeau la banalité même de la sienne. Que les loteries de tout genre redis­tribuent l'argent et les occasions. Que la dactylo puisse épouser son patron milliardaire. L'inégalité qui sort entièrement du hasard console, par les chances qu'elle semble réserver à chacun, des injustices plus solidement établies de la société véritable. Epicez le tout par un dosage convenable d'érotisme. Dénudez les jambes et les gorges et prolongez les baisers autant que la censure vous le permettra. La savante distribution de coups de poings, de poursuites, de stars photogéniques et décolletées qu'on appelle « présentation du film de la semaine prochaine » vous offre un saisissant raccourci de ce que les producteurs conçoivent d'avance comme les éléments d'un succès assuré.

Le public, en apparence, leur donne raison. Il court acheter régulièrement ces parts de rêve et d'oubli qu'on a mécaniquement taillées à son intention. On a constaté aux Etats-Unis un effet très curieux de la crise qui a suivi le krach de Wall Street en 1 929 .

Les recettes des cinémas, loin de baisser comme on s'y attendait, ont tout de suite sensiblement augmenté. Momentanément il est vrai, et en partie à la faveur de la nouveauté toute fraîche des « talkies » . Mais l'explication de ce paradoxe économique semble bien être que les gens recherchaient un surcroît de compensation idéale aux tristes ennuis de la mévente et du chômage.

- 163 - QUE VEUT LE PUBLIC ?

Le roman populaire certes, et même le roman tout court, se chargeaient déjà de cette fonction compensatrice. L'instruction universelle et obligatoire avait constitué le milieu propre à leur plus grand développement. Mais la peine qu'ils réclament encore limitait malgré tout leur extension. A notre époque chaque fois qu'on vise la grande masse, voir remplace lire autant qu'il se peut. L'évolution des journaux à grand tirage est caractéristique. La première page, avec ses photographies et les titres destinés à communiquer le choc même de l'événement, à en mesurer l'im­portance par la taille des lettres et vous en jeter pour ainsi dire une interprétation au visage, est évidemment destinée à être regar­dée et non à être lue. Le cinéma a donc facilement relayé le roman en faisant l'économie de la lecture. Il retrouvait pour son compte la facilité et la séduction des estampes populaires et des livres d'images. La télévision, peu à peu, est d'ailleurs en train de se substituer à lui dans cette fonction.

On peut ainsi aborder le cinéma tout autrement que je n'ai fait, par le biais économique. C'est la méthode misanthropique. On en déduit en effet facilement tous les mythes créés par Hollywood pour la consommation courante, la vamp et le milliardaire, l'in­génue et le détective amateur, le beau cavalier des westerns et la mère à cheveux blancs. On s'assure qu'ils garantissent la vente et que les films de série peuvent se fabriquer comme des autos selon un plan préétabli et des recettes éprouvées . C'est là, dira-t-on, ce que le public demande. Et le mépris de l'homme qui a dicté ces procédés y verra une confirmation.

En réalité le mot « demande » est fort ambigu. Plutôt qu'une demande véritable il s'agit d'une prévision moyenne et préalable, selon la méthode capitaliste. Nous avons ici un exemple de plus de la confusion moderne entre le général et l'universel. Le général est ce qui est commun à plusieurs objets . L'universel est ce qui est commun à tous les esprits. Les recettes empiriques, les idées qui conviennent en gros à plusieurs choses, les tables et les for­mules qu'on applique en raison des succès antérieurs, tout cela ressortit au général. Mais les idées dont il faut supposer l'évidence en tout homme, ce qui va réveiller en chaque esprit comme Socrate chez le petit esclave du Ménon un accord sans limite au plus intime de soi, voilà le domaine de l'universel. Si avant de

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faire un film on s'interroge dans l'abstrait pour savoir ce qui répondra à la demande la plus générale, on aboutit au tout-venant de Hollywood. Et cependant, qu'un beau film se révèle et c'est encore lui qui a le plus de succès. Un accord et un équilibre super­ficiels peuvent aisément faire illusion ; le public ne sait pas et n'admet pas facilement ce que profondément il veut. Si on lui offre de quoi contenter son besoin d'évasion, le goût des aven­tures et la salacité, il paraît comblé de ce luxe bon marché et de cette sentimentalité de mauvais aloi. Le beau ne plaît pas, dit ALAIN. Le beau retient. Il n'est jamais ce qu'on semble d'abord réclamer. Il n'est pas général, il est universel. Quand au milieu des films de confection une œuvre paraît qui fait confiance à l'homme, l'homme aussitôt s'en montre digne.

Le Romanesque

Le cinéma, dans sa fonction commerciale, est en somme une mécanisation du romanesque. Qu'est-ce que le monde roma­nesque ? C'est un milieu où les obstacles matériels ne comptent pas, où la distance n'est rien, où les humbles nécessités de la vie se laissent oublier, où les barrières sociales se franchissent sans mal, un milieu en un mot où nul n'est prisonnier de son corps et de sa condition. Les bergères y épousent les princes, la servitude de manger et de dormir y est passée sous silence. On dit d'une femme qu'elle est romanesque quand elle s'évade trop aisément de ses devoirs prochains et des liens de son état pour s'abandon­ner en imagination ou favoriser dans sa vie les grandes flambées de l'amour et l'inattendu des aventures.

Les contes offrent pour ainsi dire le romanesque à l'état pur. Les entraves matérielles y sont sans importance. On s'en délivre aisément par les mots. En revanche l'obstination des magiciens, la fidélité des amours et l'énergique vouloir du héros sont les forces au milieu desquelles il faut naviguer. Le moral a le pas sur le physique. Le romanesque, comme l'a vu ALAIN, prolonge le monde d'enfance qui ignore en quel réseau serré de nécessités nous sommes pris et où plaire est la façon d'acquérir. L'important est pour les enfants de renverser les décrets contraires de toutes ces fées et de ces sorciers. Il est romanesque de croire, dit ALAIN, que des sentiments vifs puissent faire oublier de boire et de man­ger. « C'est vrai d'abord, mais ce ne l'est pas longtemps. »

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Le roman n'a fait au début que développer ce romanesque qui d'ailleurs tire de lui son nom. Il a été le remède à la monotone et désespérante platitude de la vie quotidienne. L'amour et le cou­rage y pouvaient tout vaincre et tout renverser. Mais l'homme est un animal si rusé qu'il a vite trouvé le moyen de contenter à la fois sa soif d'aventure et le plaisir contraire, quelquefois cynique, de ramener sur cette terre les héros et les amoureux. Le peuple, qui s'enchante des contes, a aussi inventé et propagé les proverbes. C'est ainsi que le bon sens, dans Don Quichotte, tire sans cesse le merveilleux par le pan de son manteau. Le roman moderne proprement dit, par opposition au roman pastoral ou chevaleresque, s'est nettement développé contre le romanesque. L'ancêtre est ici Robinson Crusoe qui détaille si complaisamment dans les travaux humains la trame serrée des effets et des causes. Mais l'anti-romanesque du roman moderne n'est jamais sans ambi­guïté. On le voit très bien chez BALZAC dont les intrigues sont encore si follement romanesques avec toutefois le souci constant de leur assurer par en dessous un poids de nature et de société, d'où les descriptions physiques et le patient dénombrement des for­tunes et des héritages. La police est dans La Comédie humaine à la fois romanesque par le mystère et le dramatique de ses interven­tions et antiromanesque en ce qu'elle représente une basse fonc­tion inévitable que se repassent intacte tous les régimes ; les Corentin et autres espions assurant la même besogne du Direc­toire au Premier Consul et de Bonaparte à Louis XVIII. Répu­gnants et indispensables ils sont à la société ce que l'intestin est au corps. Madame Bovary peut être un autre exemple de cette double intention. C'est le roman antiromanesque par excellence mais chacun sait que FLAUBERT a dit : « Madame Bovary, c'est moi. »

De façon générale cependant l'antiromanesque n'a cessé de progresser dans les lettres, conformément du reste à la tendance générale de l'époque (le marxisme est antiromanesque ; la psycha­nalyse, en un sens, l'est aussi) . Il s'est même établi dans le roman populaire sous la forme du roman policier, qui est une réduction d'un miracle apparent par l'analyse d'une situation matérielle. On voit bien toutefois par ce dernier exemple que la soif d'extraordi­naire trouve encore son compte et qu'il serait plus exact de dire que ce qui est moderne c'est d'assurer de plus en plus près le

PLAISm DU CINÉMA - 1 66 -

contact avec le monde réel à travers un romanesque préalable ou sous-entendu. Certes, quand Bernard SHAW en 1 9 12 représentait dans A rms and the Man qu'il était plus indispensable à un soldat d'avoir du chocolat que des cartouches, cela faisait encore figure de paradoxe ; ce n'est qu'un lieu commun aujourd'hui. La litté­rature contemporaine ne cesse de mieux s'affirmer comme une entreprise de réduction des grands sentiments. Mais c'est qu'elle les suppose toujours.

Il n'est donc pas surprenant que le cinéma, en tant qu'il est capitaliste, c'est-à-dire abstrait, se soit fait le pourvoyeur d'illu­sion et comme l'antidote, lui-même toxique, d'une société désespé­rément uniforme. D'où une renaissance commerciale du roma­nesque. Dans un film de Hollywood, quand le grand ténor se trouve indisposé, l'épicier du coin le remplace au pied levé, et fait merveille. On passe par-dessus les années de travail et de vocalises . Mais nous ne nous étonnerons pas non plus si l'appa­rente complicité du public, l'accord qu'il semble passivement donner aux formules de Hollywood, dissimulent un besoin plus profond et une satisfaction plus authentique que les films de série eux-mêmes assurent quelquefois comme en contrebande.

Liberté et Esclavage de l'Homme

J'ai tenté dans ce petit livre de définir par l'intérieur l'essence du cinéma. J'espère que les traits principaux se sont peu à peu dégagés. Quel plaisir fondamental goûtons-nous dans les bons films, et quelquefois jusque dans les pires par-dessous l'artificiel des conventions ?

Au cinéma, écrit Christopher lsHERWOOD, << si un ami m'ac­compagne, je suis constamment sur la défensive, trouvant des excuses aux absurdités du film, en vantant avec ardeur les moindres mérites . . . C'est que je trouve un intérêt sans fin à l'appa­rence extérieure des gens - l'expression de leur visage, leurs gestes, leur démarche, leurs tics nerveux, la manière variée à l'infini dont ils mangent une saucisse, ouvrent un paquet ou allument une cigarette. Le cinéma met les gens sous le micro­scope; il permet qu'on les dévisage, qu'on les examine comme s'ils étaient des insectes. Il est vrai que la conduite qu'ils ont sur l'écran n'est pas une conduite naturelle ; ils jouent et souvent

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jouent très mal. Mais le jeu est toujours dans un certain rapport avec la vie ordinaire : au bout d'un temps très court pour un habi­tué tel que moi cela n'offre pas plus de gêne qu'une écriture éliza­béthaine au spécialiste en documents anciens. »

Retenons bien que le plaisir de cette observation à la loupe n'est pas de considérer un homme isolé mais un être humain pré­cisément localisé dans l'espace, inséré dans un milieu richement et puissamment relié. L'homme qui se profile sur l'écran, avons­nous dit tout au long de cette étude, est l'homme « en situation » . Nous avons même marqué à plusieurs reprises une certaine pré­dominance ou du moins une certaine priorité du monde sur l'homme. C'est ainsi que par delà la facile fonction de contre­balancer en l'homme moderne, par un violent retour de roma­nesque, un sentiment profond d'impuissance et la rage d'être indistinct et indiscernable en une société standardisée, le cinéma, plus au fond, et quelquefois malgré lui, nous enchante d'une joie supérieure en pureté et quasiment inverse, le plaisir de contem­pler la rigueur d'un monde sans fissure et l'étrange manière dont l'homme y trouve sa place. L'homme, l'homme d'aujourd'hui surtout, se sent astreint à d'humiliantes obligations. Un remède traditionnel est d'oublier les contraintes en imaginant un univers où on les puisse impunément outrepasser. Ce remède est le roma­nesque. Mais la solution est pour ainsi dire trop loin du problème. Une autre issue est qu'une représentation exacte de nos servitudes nous fasse prendre conscience de ce qui est notre vraie liberté.

La condition humaine est en effet un étonnant et inextricable composé de liberté et d'esclavage. Composé faut-il dire et non pas mélange, ce qui impliquerait faussement qu'en certaines choses nous sommes déterminés et passifs, et en d'autres arbitres souverains et détachés . La liberté humaine n'est pas une liberté d'indifférence. C'est en tant qu'esclaves que nous sommes libres. Nous ne pouvons que continuer ce qui est commencé, choisir ce qui nous est déjà donné et notre autorité sur la nature, selon un

mot inépuisable, n'est faite que de notre obéissance. Il nous faut des obstacles pour avoir des points d'appui. Je ne puis pas me transporter d'ici à là par simple décret et selon mon désir comme sur le tapis d'Aladin, mais ma marche ou des machines m'y pour­ront conduire en utilisant la résistance même du sol qui m'en sépare. L'homme est libre parce qu'exactement situé.

PLAISIR DU CINÉMA - 168 -

Le Cinéma me rend Témoin du Monde

J'éprouve continuellement cet état bizarre mais je n'ai pas normalement le loisir de le savourer. L'entreprise de vivre ne me laisse aucun recul. Dans la vie en effet je suis ou acteur ou témoin et le plus souvent à la fois l'un et l'autre. Dans la mesure où j 'agis l'action m'absorbe à tel point que je m'y perds comme l'eau dans les sables. Témoin, je ne le suis jamais que d'événe­ments partiels et fuyants, sans trouver le poste éminent d'où je pourrais saisir l'ensemble et la suite. Des milliers de personnes ont vécu par exemple la libération de Paris . Mais qu'ont vu, qu'ont ressenti ceux qui y ont pris une part active ? Le bref aboiement d'un canon de char tandis qu'ils plongeaient derrière les sacs de sable ou bien l'arme dont on pressait convulsivement la détente. Dans un cas ils se résumaient en ce geste d'esquiver ; tout leur être dans l'autre s'était concentré en ce point où appuyait leur index. Quant à ceux qui étaient témoins (ce pouvait être les mêmes en d'autres rencontres) quelle fut leur expérience ? Ici, on ne savait pourquoi, un homme courait au coin d'une rue. Là une civière. Ailleurs un infirmier traversait tout à coup la chaussée en agitant un drapeau blanc. A ce carrefour, un soldat vert, les yeux inquiets sous le casque, pivotait lentement sur les talons, la mitraillette au poing. Un peu partout des rafales et de sourdes explosions impossibles à situer. Et puis c'étaient de vastes et incompréhensibles accalmies, des rues et des rues où rien ne se passait. Que faire de tout cela ? Le vrai a l'air si peu vrai que les hommes ont inventé le vraisemblable.

Je me rappelle une impression assez atroce. Quelques lecteurs se souviendront peut-être de cet homme volant qui, avant la guerre, se jetait d'un avion en manœuvrant des ailes artificielles. Sortant de chez moi pour une course très brève le jour de cette exhibition, je me trouvai pendant quelques minutes au milieu de la foule qui revenait de Vincennes. A je ne sais quelle démarche alerte de tous ces gens, un air sourdement et horriblement joyeux qu'ils avaient d'avoir vu quelque chose, je fus aussitôt assuré de l'accident sans pourtant en avoir entendu un seul mot. J'appris le lendemain matin par le journal que le malheureux s'était en effet écrasé sur le sol. La foule silencieuse emportait précieuse­ment chez soi l'événement comme un viatique, en refoulant une

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sorte de joie affreuse. C'était une aubaine que ces gens voulaient déguster à loisir. Mais encore qu'avaient-ils vu ? Une chute en éclair, des remous dans la multitude. Ils comptaient sur les feuilles publiques du jour suivant pour autoriser l'incident et lui conférer les titres à l'existence. Et c'est pourquoi ils serraient ce bref souvenir sur leur poitrine. D'autres fois, au lieu de cet affreux silence, ce sera un pétillement de conversations sur le lieu du crime ou de la collision d'autos. Toutes les impressions qu'on échange dans les groupes ont aussi pour but profond d'assurer l'existence à l'événement, de le prolonger au-delà du bref instant où il a explosé dans le monde.

Acteur, je suis absorbé par les choses comme l'encre est bue par le papier buvard. Témoin, je ne vois rien que de fragmentaire et d'incohérent. Le cinéma est l'art qui fait de moi un témoin détaché et qui sauve la vision des choses de l'incohérence.

Il me permet en effet de contempler en spectacle ce que je vis d'ordinaire comme engagement. Je me trouve exempté de l'obligation coûteuse de payer de ma personne. Il n'y a qu'au cinéma que je puisse voir l'homme dans le monde et le monde autour de l'homme. L'espace s'étale, la caméra toujours suggère ou représente que d'autres lieux entourent un lieu quelconque. Mais je ne suis pas obligé d'y trouver une place, ou bien si le film m'y situe de temps à autre par glissement au style en première personne, c'est une fantaisie passagère et je garde la possibilité permanente de me dégager du jeu. Tout sur l'écran paraît déter­miné par tout le reste autour, l'homme est aux prises avec un déterminisme rigoureux, mais cette causalité est sans virulence et je suis miraculeusement immunisé. Par toutes ces raisons, qui dans le fond n'en sont qu'une, le monde s'écarte et cependant reste monde. Le complexe sujet-objet dont je suis prisonnier dans mon existence réelle éclate ici en un sujet plus sujet que nature, qui peut par décret varier ses perspectives, changer de centre et sauter pour ainsi dire hors de sa peau, et un objet plus purement objet parce que plus distinct de moi.

La présentation des choses, d'autre part, s'organise en une histoire, ou du moins une suite qui offre un commencement, un milieu, une fin. Seulement cette imposition au monde d'un récit ou de son analogue laisse subsister assez du désordre originel pour

LE CINÉMA, POÉSIE DE L'ÉTENDUE - 170 -

conserver la menace d'une constante remise en cause par l'indéfini des alentours. La forme récit ne boucle pas tellement les événe­ments qu'on ne les sente toujours indéfiniment ouverts. Tout dénouement reste fragile. L'espace transparaît derrière le temps. D'où le rythme du cinéma qui est fait de l'accord, de la discor­dance passagère, et de la résolution de deux principes d'unité qui se poursuivent en une sorte de fugue, l'ordonnance temporelle selon la respiration du récit et la communication universelle entre les choses. Le contrepoint de ce que nous avons appelé les leit­motive matériels vient en quelque sorte rappeler l'obstination du monde matériel de l'étendue à travers la suite rangée d'un scénario.

Je n'ai pas parlé ici du dessin animé. D'abord parce qu'il faut bien se limiter, ensuite parce que c'est un art, me semble-t-il, encore plus jeune que le cinéma et qui est très loin d'avoir donné tout ce qu'il pouvait. On peut dire toutefois sans risque d'erreur que c'est un de ces arts seconds ou arts d'allusion, comme sont les marionnettes en regard du théâtre. Ceci ne veut pas dire que les marionnettes imitent toujours le théâtre mais que leur originalité elle-même se définit par rapport au théâtre. Il me paraît que de la même manière le dessin animé a toujours le cinéma comme réfé­rence cachée. Or le dessin animé fait je crois voir à la loupe la caractéristique principale du cinéma en ce qu'il est pour ainsi dire une caricature de l'espace. Il contrefait la rigueur du monde. Les chutes extravagantes sont plus chutes que de raison. Tout s'y enroule, s'y détord, s'y aplatit, y rebondit ou s'y envole, soit en exagérant l'effet des lois, soit en en prenant l'exact contrepied. Par surenchère ou par contradiction, une sorte de causalité exces­sive s'établit et ne cède la place qu'à une sorte de causalité néga­tive. La loi fondamentale du monde, que chaque chose a sa place et qu'elle est définie par toutes les autres, y est à la fois bafouée et exaltée, bousculée et proclamée en une sarabande fantastique et un échange continuel des parties d'espace les unes avec les autres.

* * *

Le cinéma est ainsi la poésie de l'étendue. Son kaléidoscope nous permet de contempler ce que l'entreprise de vivre ne nous laisse pas le loisir de goûter à distance de vue, la servitude <l'es-

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pace où s'appuie précisément notre liberté. Mais nous ne pourrions ressentir cette dureté du monde (aux deux sens du mot) si nous y adhérions de trop près. Point de vérité pour qui colle à la vérité. La conception de r.c l'état théologique » , chez CoMTE, revient à ceci (le mot théologique étant sans doute mal choisi) que l'homme doit d'abord décrocher sa pensée grâce au mythe. La fable est ce qui sépare l'homme de l'animal. « Il importe plus, dit quelque part WmTEHEAD, d'avoir des idées intéressantes que des idées justes. »

C'est par la fiction que la réalité paraît si réelle sur les écrans et le cinéma n'est vrai qu'à la faveur de l'imperceptible mouvement qui, sans cesse, nous replace dans le faux.

TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS

INTRODUCTION

I. L'évocation du monde .

Il. Bruits et langage . . .

III. Le récit, le monde et le cinéma .

IV. Sujet et objet . . . . . . . .

V. Les grands thèmes de l'écran .

VI. Personnages . . . .

VII. Le faux et le vrai

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