LNG Lucien la conscience v25 rev4 · 2 Lev Vygotski, 1896-1934, psychologue russe connu pour ses...

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Lucien ou le poids de la conscience Frédéric Plan

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Lucien ou le poids de la conscience

Frédéric Plan

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ISBN #: 978-2-9545814-1-5

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“ On chasse la conscience par la porte, elle revient par la fenêtre ”. Lev Vygotski 1

1 Lev Vygotski, Conscience, Inconscient, Emotions, la Dispute, Paris, 2003

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Introduction Cette histoire courte en appelle à réfléchir à deux notions, qui sont celle de la vérité, et celle de la conscience. Le rapport à la vérité reste un des éléments mystérieux de l’insondable conscience humaine. Qu’est-ce que la vérité ? Qu’est-ce qu’une vérité ? Les psychologues nous expliquent qu’un même évènement factuel, à priori indiscutable, peut-être perçu de manière très différente par des protagonistes, alors même que chacun croira, en toute bonne foi, que les autres en auront retenu la même chose que lui. En conséquence, chacun croira détenir sa vérité de la réalité d’un objet. En guise d’illustration, référons-nous à cette histoire de la tradition populaire indienne : un groupe d’aveugles, traversant la forêt pour se rendre en pèlerinage dans une ville du nord, croisa un éléphant mené par un cornac. Curieux de découvrir l’animal, chacun s’en approcha, le palpa quelques minutes, avant que le groupe ne reprenne la route. Arrivés à destination, les pèlerins participèrent à une fête donnée en leur honneur, et à la demande de leurs hôtes, décrivirent l’éléphant. - L’éléphant est long et souple comme un serpent, déclara celui qui n’avait touché que la trompe. - Mais pas du tout ! Il est dur et pointu comme un pic ! Rétorqua celui qui s’était attardé sur la défense. - Allons, qu’est-ce que j’entends ? Il était large et plat comme une feuille de palmier ! Argumenta celui qui avait palpé l’oreille. - Mais enfin, il était rond et dur comme un tronc d’arbre ! Répondit celui qui avait touché la patte. Chacun, en toute bonne foi, avec son aperçu parcellaire, détenait sa vérité sur la constitution de l’éléphant. Mais aucun n’en avait la vision d’ensemble. Il en est de même pour des personnes qui, disposant de toutes leurs capacités physiques, assisteraient à un évènement. Ceux affectés de défauts visuels ne verraient peut-être pas l’intégralité des scènes ou des couleurs. D’aucuns pourraient être tellement concentrés sur un détail qui focalisera leur attention, qu’ils passeraient à côté de l’essentiel de la scène. D’autres croiraient entendre des bruits ou des sons, en réalité suggérés ou imaginés. Une odeur paraîtrait agréable à l’un, et insupportable à l’autre. D’autres spectateurs encore seraient pris dans de tels troubles émotionnels que leur perception serait altérée, orientée par leur préoccupation du moment. Et pourtant, chacun, en toute bonne foi, inconscient du filtre de sa représentation, décrirait comme véridique la scène à laquelle il aura assisté. La conclusion serait que la vérité est toute subjective, contextuelle, et même circonstancielle.

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Elle ne réside pas en ce que l’on voit, ni en ce que l’on entend, ni même en ce que l’on sent. Elle est un cumul des perceptions, des sensations et des émotions. On la porte en soi. La vérité tient en ce que l’on ressent à un instant précis dans une situation donnée. Ici et maintenant. Car le cœur ne ment jamais. Cette notion de vérité intérieure, en tant que ressenti, est distincte de la vérité en tant que valeur morale. Le menteur, animé de bonnes ou de mauvaises intentions, qui décide de fausser sciemment un récit -ou un fait- dans un but de dissimulation de la vérité, se trouve face à un dilemme manichéen : il n’a d’autre choix que de s’enferrer dans son mensonge, ou de se discréditer en avouant avoir menti. Mais ce faisant, il s’expose au jugement des personnes trompées. Même en voulant faire preuve de clémence ou de pardon, celles-ci garderont à l’esprit la maxime suivante : « le problème n’est pas que tu m’as menti ; c’est qu’à l’avenir, je ne pourrai plus te faire confiance ». L’histoire de Lucien et des personnages qui participent à l’intrigue est révélatrice de ce constat : elle montre en quoi la manipulation de faits, qui conduit à l’illusion d’une vérité historique, peut être pernicieuse lorsque cette notion de vérité n’est pas en phase avec l’aspiration du cœur, et qu’elle heurte la conscience. Le dictionnaire définit la conscience de l’homme comme « l’organisation de son psychisme qui, en lui permettant d'avoir connaissance de ses états, de ses actes et de leur valeur morale, lui permet de se sentir exister, d'être présent à lui-même ». Il semble donc que la conscience constitue une partie essentielle de ce qui nous meut, au sens où elle guide nos actes. En dressant des barrières entre ce que nous considérons comme étant le bien et le mal, elle définit un cadre de référence à nos comportements et à nos actions. Nous agissons chacun, dans la mesure du possible, en accord avec nos valeurs morales ou éthiques. Lorsque nos actes dépassent ce cadre arbitrairement fixé, quand nous en bafouons les limites en connaissance et que nous en sommes heurtés, la conscience finit par se manifester sous forme de pensée coupable, de remord. Elle nous rattrape au plus profond de notre intérieur, dans le silence de la nuit, quand nous sommes face à nous-mêmes. Ainsi la conscience a un poids : celui de notre sommeil. Elle a aussi un coût : celui de la réparation. Quelle que soit sa forme, la réparation des conséquences d’un acte dont nous savons qu’il a dépassé nos valeurs morales et nui à autrui peut être nécessaire à la restauration de l’image qu’on a de soi. C’est ainsi que de grands repentis du banditisme, de la mafia, de la classe politique ou économique ont parfois besoin de faire leur mea culpa. Pour Lev Vygotski 2, la conscience n'existe pas comme un état mental séparé mais comme un rapport réel. Il la définit comme “ l’expérience vécue d’expériences vécues ”. 2 Lev Vygotski, 1896-1934, psychologue russe connu pour ses recherches en psychologie du développement et sa théorie historico-culturelle du psychisme. Il resta méconnu en occident jusque dans les années 1960, et ses travaux ont été largement promus par Yves Clot.

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La conscience “ est un travail, un travail de liaison, toujours exposé à la déliaison ”. Ainsi, jour après jour, nous apprenons de nos agissements, remodelons les frontières de notre périmètre moral et éthique pour y faire cadrer nos futures actions. En revanche, lorsque la mauvaise action est déjà réalisée, que la conscience est chargée, il reste à en assumer les conséquences, à les réparer si cela est possible, ou à se résigner à se priver du sommeil des justes. Voyons au travers du récit comment nos personnages éprouvent leur situation.

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Lucien, ou le poids de la conscience Cette histoire se déroule en Ardèche, dans un petit village où je coulais de doux jours de repos. Initialement, j’avais prévu de passer quelques jours en Lorraine. Mais au moment de quitter Paris, le ciel trop gris pour la saison m’avait plutôt inspiré une fuite dans le midi de la France. J’avais donc chargé sur la moto l’appareil photo ainsi que quelques affaires, embrassé ma mère, enfilé casque et gants, et pris la route du soleil. J’avais quitté Paris par l’autoroute, poursuivi rapidement par la Route Nationale 7 après Auxerre, pour profiter au maximum du paysage. Puis, j’ai bifurqué vers l’ouest. Lorsque je fus las de conduire, j’arrêtai la moto à la première auberge venue, dans un paisible village ardéchois, et réservai “ jusqu’à ce que la pluie me chasse de chez vous... ”. J’y demeurai la semaine entière. A quelques pas de l’auberge, il y avait un café restaurant tenu par un drôle de personnage du nom de Lucien. Son café expresso tassé régalait mes papilles, et c’est à la terrasse de ce petit établissement que je m’attablais tous les matins, pour lire la gazette locale, déjeuner, et discuter avec Lucien en personne, qui, une fois servis les quelques clients matinaux, n’était plus débordé par le travail. Il est vrai que les touristes étaient repartis chez eux, en cette fin du mois de Septembre. Les gros orages annonciateurs de crues n’avaient pas encore éclaté. Lucien était habituellement d’humeur bavarde, et intarissable, surtout lorsqu’il me commentait l’actualité. - Je ne m’intéresse plus à la politique depuis longtemps, me disait-il. La politico es uno estraço sale. La politique est un chiffon sale. Et puis j’ai passé l’âge. Je préfère me consacrer à mes clients, et taquiner la truite... Sa fonction de maire-adjoint ? - Pour m’occuper un peu, parce que tu sais, les journées sont quelquefois si longues. Et ça me permet de retrouver de vieux amis autour de la table du conseil, m’expliquait-il avec un clin d’œil. Il dissimulait (volontairement) mal son passé d’ancien militant communiste. J’aimais bien Lucien, et il m’aimait bien aussi. En fait, aussi absurde que cela puisse encore aujourd’hui me paraître, il m’avait en quelque sorte adopté, et moi, je le considérais un peu comme mon grand-père. Pour une part, c’était dû au fait que je n’avais pas ce comportement “ colonialiste ”, comme il disait, propre à tant de parisiens; je lui demandais au contraire souvent conseil pour visiter et découvrir la région. L’autre part revient à la manière insolite dont nous avons fait connaissance. C’était le jour même de mon arrivée; sitôt prise ma douche, et déballées mes affaires, j’avais éprouvé le besoin de me dégourdir les jambes après avoir passé tant d'heures, immobile sur la selle de la moto. En sortant de l’auberge, j’ai aperçu pour la première fois ce grand bonhomme aux cheveux gris, aux prises avec une énorme caisse en bois. Il tentait de la descendre d’une camionnette. Je l’entendais grogner et jurer, au fur et à mesure que la caisse glissait entre ses mains humides de sueur. Je me précipitai pour

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la retenir, avant qu’elle ne tombe sur ses pieds. Elle était bien plus lourde que ce que j'avais imaginé. - On la dépose dans le garage ? Lui avais-je demandé. Il fît oui de la tête, sans desserrer les dents, et nous la portâmes à l’intérieur de son garage, avant de la poser précautionneusement contre un mur. - Merci, m’avait-il dit. J’ai parfois tendance à oublier que je n’ai plus ton âge. Le ton m’a fait penser qu’il regrettait surtout de ne plus pouvoir soulever seul cette caisse. Malgré mes vingt-six ans, je ne m’y serais moi-même pas risqué. - Vu le poids de la caisse, je vous accorde des circonstances atténuantes ! - Oh, me dit-il... Cet outillage, je l’aurais porté tout seul, mais à soixante-douze ans, il faut commencer à faire attention à ses reins! Allez, viens mon gars, je t’offre un canon. Une poussée aussi vigoureuse qu’amicale sur mon épaule me convainquît d’accepter son invitation sans tarder. Nous entrâmes dans le bar voisin, et j’eu la surprise de le voir passer derrière le comptoir. - Ici, c’est moi le patron. Enfin, de temps en temps... Il s’arrêta de parler un instant, pour disparaître dans le cellier, et en revînt avec une bouteille de vin blanc, poussiéreuse à souhait, et sans étiquette. - J’ai laissé l’affaire à mon fils, m’expliqua-t-il, et je reprends du service, lorsqu’il prépare la saison d’hiver en Savoie. Je redeviens le patron pour quelques mois. Ca m’occupe... Visiblement, il était dans son élément. Il déboucha la bouteille d’un coup sec, rempli deux verres sortis de sous le comptoir, et approcha son immense épaule de la mienne pour me dire à voix basse: - Celui-là, mon p’tit gars, c’est une cuvée spéciale... Tu m’en diras des nouvelles... Tandis que je savourais le vin, je me disais qu’il y avait mille façons bien pires de débuter ses vacances... J’en profitais pour étudier un peu Lucien, que je n’avais en fait guère vu. C’était une espèce de géant, à la carrure impressionnante, et un ventre qui en disait long sur son attirance pour les plaisirs de la table. Son front dégarni, auréolé de cheveux gris en bataille, et surtout ses moustaches grises lui tombant de chaque côté de la bouche lui valaient d’être surnommé “ Obélix ” par ses clients. Sobriquet qu'il lui allait comme un gant et qu’il affectionnait, du reste. Ses petits yeux marron semblaient vous transpercer lorsque son regard se posait sur vous, mais je m’y suis rapidement habitué. Son sourire était franc. Nous trinquâmes.

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- Encore une que les boches n’auront pas, jeta-t-il en levant son verre, comme si c’était là un vieux rituel. Celle-là, en effet, nos voisins d'outre-Rhin n’eurent pas le plaisir de la goûter! Nous lui fîmes un sort, en discutant longuement, à bâtons rompus. En réalité, c’était surtout lui qui monopolisait le temps parole, discourant dans un ordre pyramidal des affaires communales, puis régionales et enfin nationales, alors que je me complaisais dans le rôle du bon public… J’approuvais de temps en temps, contredisais lorsque c’était nécessaire, en laissant jouer le droit d’ainesse. Lorsque je lui appris que malgré mon accent parisien, j’étais originaire du Var, mais que mon arrière-grand-père était lui, natif de Pont-Saint-Esprit, il me regarda d’un air navré et sévère. - Un enfant du pays... Oh peuchère...Mais tu ne pouvais pas le dire ? L’annonce de cette nouvelle, conjuguée à l’arrivée de Didier, le serveur rougeaud à la mine d’adolescent, déclencha l’apparition d’une deuxième, puis qu’une troisième bouteille de vin blanc, aussi bonnes que la première. Lucien résistait remarquablement bien aux effets de l’alcool. Bien mieux que moi, en tout cas, encore sous le coup de la fatigue du voyage. Heureusement, mon auberge était toute proche, et le propriétaire suffisamment indulgent pour me ne pas me tenir rigueur de tout le bruit que je fis en rentrant!

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Le troisième matin de mon séjour, Lucien, derrière son comptoir, semblait contrarié, fatigué. La clientèle, composée essentiellement de retraités et d’artisans, tous des habitués ou des amis, était plus nombreuse et plus bruyante qu’à l’accoutumée. Un sujet semblait concerner presque tout le monde, puisque chacun voulait prendre part à la discussion. La voix de Lucien dominait parfois toutes les autres. Il savait se faire entendre en toute circonstance, surtout, m’avait-il avoué non sans un clin d'œil, lors des débats les plus houleux du conseil municipal. Le voyant ainsi affairé, je décidais de ne pas l’importuner -je n’étais après tout qu’un touriste-, et préférais rester en terrasse pour parcourir le journal. La salle était bien trop animée à mon goût. Il finirait bien par s’apercevoir de me présence, et venir me servir... Mais les minutes passaient, et mon café se faisait toujours attendre! Un souffle d’air froid me fit frissonner, et me donna un instant la chair de poule. Il était encore tôt, le soleil tardait à faire son apparition et j’avais les bras nus. Je m’attardai sur la page des faits divers, et lu avec attention le récit d’un accident tragique. La veille, au lieu dit “ du Vallon des Trois Sources ”, pour une raison inconnue, une femme de 68 ans avait perdu le contrôle de son véhicule, lequel avait quitté la route pour tomber dans un précipice. La conductrice, qui n’habitait pas la région, était décédée sur le coup. L’enquête menée par la gendarmerie n’avait pas encore permis de lui trouver de proche famille. Elle devait être enterrée dans le cimetière communal. Les accidents de route me font toujours froid dans le dos... Je ne peux m’empêcher de penser que nous y sommes tous pareillement exposés. Je me fis la remarque que l’endroit était bien mal choisi pour mourir. Le “ Vallon des Trois Sources ”. Les sources ne sont-elles pas à l’origine des ruisseaux, des rivières ? Une source, c’est le symbole de la vie... Cruelle ironie du sort, qui donne la mort en un lieu qui évoque la vie. Enfin, j’entendis des pas. J’interrompis ma lecture et, levant la tête, je vis arriver non pas Lucien, mais une jeune fille d’une vingtaine d’années, qui déposa devant moi un bol de café fumant. Avec ses cheveux blonds tombant en mèches rebelles sur ses yeux verts, elle était ravissante. - Bonjour, et merci ! Lui dis-je étonné. - Bonjour, répondit-elle. Je m’appelle Florence. C’est toi le parisien ? Surprise totale... - Oui, enfin… parisien d’adoption. Je devais virer au pourpre en lui répondant. - En fait, je crois que j’aimerais assez vivre ailleurs qu’à Paris... - Qu’est-ce qui t’en empêche ? - Difficile à dire. Il faut peut-être juste trouver le courage de rompre avec certaines habitudes. - Des habitudes, hein ? Des mauvaises, au moins ? Lesquelles ? Je compris enfin qu’elle me taquinait... - Dis, Florence, ne fais-tu que poser des questions ?

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Elle sourit. - Les croissants sortent de la boulangerie. Et Papy est de très mauvaise humeur, souffla-t-elle d’un air complice. Je suivis son regard, et vis approcher Lucien. Il déposa un sachet de croissants sur la table. Je n’en demandais pas tant ! - Je vois que tu as fait la connaissance de Florence. C’est ma petite-fille. Elle me répète sans arrêt que je suis trop vieux pour ce métier, et que sans son aide, je n’aurais qu’à fermer boutique! Florence se pendit à son cou, et déposa un baiser sur son front. - Un Papy, c'est fait pour rester assis dans un fauteuil en lisant le journal, attendre qu'on le serve, jouer aux cartes, et ramener plein de gros poissons lorsqu'il part à la pêche ! Elle obtint un sourire sincère mais bref, et le visage de Lucien redevint grave. Florence partit en laissant les effets ravageurs d’un dernier clin d’œil, et l’odeur doucereuse d’un parfum sucré. - C’est animé, ce matin... lançais-je pour meubler, encore troublé. - Tu n’as pas lu le journal, dis ? Demanda-t-il d’un air bougon. Non, je n’avais pas fini de le lire. L’arrivée de Florence m’avait interrompu dans cette activité matinale. Du reste, je ne le regrettais nullement... Septique, je regardais le gros titre du journal replié devant moi, annonçant une prochaine hausse des carburants, puis le visage grave de Lucien. Que diable y avait-il d’important dans ce journal ? - C’est un dénommé Jean Menet, qui s’est suicidé. L'enterrement à lieu ici même demain. J’avais beau froncer les sourcils pour mieux me concentrer, ce nom restait pour moi parfaitement inconnu. Un sportif ? Un homme politique ? Un artiste local ? Je secouais donc la tête en signe de négation, l’œil interrogateur, l’invitant à m’en dire davantage. Mais il n’avait pas attendu pour poursuivre ses explications: - Oh, évidement, pour toi, ça n’évoque sans doute pas grand chose. Si tu avais regardé la plaque sur la place, là-bas, à côté du monument aux morts, tu l’aurais lu, ce nom. Tout en parlant, il avait pris une chaise, pour s’asseoir dessus à califourchon. Il avait la voix un peu cassée, et je le devinais triste. Je n’avais pas la prétention d’être intime avec Lucien, mais il arrive parfois que le courant passe très vite et très fort entre deux personnes. Je ne lui connaissais pas ce masque sur le visage. Même lorsqu’il feignait parfois de prendre un air sévère pour contredire ses clients, ou comme quelques minutes plus tôt, pour faire les gros yeux à sa petite-fille, ses yeux marron clair et rieurs trahissaient bien vite le manque de substance de sa colère.

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- Jean Menet, dit-il enfin, c’était le maire d’un village voisin, un ancien résistant. J’écoutais sans rien dire. Comme il ne parlait plus, je m’apprêtais à lui demander s’il l’avait connu, ce Jean Menet, s’ils avaient été proches. Je n’en eu pas le temps. - Oh, je sais ce qu’il va te dire, lança à l’adresse de Lucien un des clients, que je n’avais pas vu s’approcher, que les vieux comme nous radotent, et qu’ils ne parlent que de la guerre, et de la résistance. Je voulais lui expliquer que non, ce n’était pas du tout ce que je pensais, mais il ne m’aurait même pas écouté. - Voyez-vous, jeune homme, Jean Menet, c’était un modèle d’homme, comme je vous souhaite un jour d’en rencontrer. Un authentique héros de la résistance, qui a combattu les allemands pour libérer son pays, mais il n’en a jamais tiré gloire. La guerre finie, il a poursuivi son devoir de citoyen, et il est devenu maire. Courageux, travailleur, honnête, et modeste. Voilà ce qu’il était. Le bout de sa canne striait l’air en cercles menaçants. Lucien l’avait écouté parler sans mot dire. C’est à lui que les paroles étaient maintenant destinées. - S’il a mis fin à ses jours, c’est peut-être parce qu’il trouvait qu’on vit une triste époque. Tu dois le savoir, toi, Lucien, ce qui lui ai passé par la tête ? Tu le connaissais mieux que nous...Oh ! Pauvre France... Lucien resta silencieux après que son client, nous ayant fait connaître le fond de sa pensée, eut regagné la salle, en continuant d’expliquer que les jeunes d’aujourd’hui ne connaissaient pas leur chance de ne pas connaître de guerre et que de toute façon, il n’y avait plus de respect pour rien ni pour personne. Il se leva, Lucien, lentement, lourdement, comme soudain accablé par le poids des ans, ou peut-être encore par les dernières paroles qui lui étaient adressées un peu comme un reproche. Je remarquai pour la première fois qu’il traînait la patte. Je me retournai pour le voir reprendre sa place derrière son comptoir, l’air songeur, le torchon sur l’épaule. Je vidai d’un trait mon café devenu tiède, laissai de la monnaie sur la table et le saluai d’un signe de la main qu’il ne vit même pas, avant de partir à mon tour, laissant le journal sur la table sans même lire l'article en question. Je préférai les laisser entre eux, évoquer la mémoire de leur ami, et déplorer la dégénérescence des mœurs. Du reste, cette “ pauvre France ”, comme il disait, je me faisais un devoir et un plaisir d’en visiter une partie aujourd’hui. Si avant cela, je doutais encore que la lecture de la presse locale, pour un touriste comme moi, était un moyen de se sentir plus proche d’une région et de ses habitants, mes doutes étaient maintenant définitivement balayés ! Je passais la journée complète à visiter la région, ses monuments et ses marchés. J’arrêtais parfois la moto sur la place d’un petit village, et j’allais à la découverte de l’artisanat local. Un artisan relieur, visiblement en mal de compagnie et ravi de voir tout l’intérêt que je portais à son travail, m’expliqua longuement sa façon de travailler le cuir. J’appris toutes sortes de choses, entre autre que les outils en bronze chromé

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étaient préférés à ceux en acier, qui rouillent et peuvent faire des tâches de fer sur le cuir. Je le voyais user de quelques gouttes d’acide picrique pour décorer les jolis dessins de ses reliures; le sulfate de fer donnait au contraire un ton gris. Pour moi, le perchlorure et le pyrolignite de fer ne pouvaient être utilisés que par les alchimistes et des professeurs de chimie ! Je prenais néanmoins des notes consciencieuses et quelques clichés, pour illustrer l’article que je souhaitais réaliser pour un journal de motards voyageurs au long cours à mon retour à Paris. Pourtant, tout au long de mon circuit touristique, alors que je traversais des villages aux rues vides, où les maisons de pierres et les platanes dessinaient de grandes ombres apaisantes sur la route, je ne pouvais m’empêcher de penser à ce Jean Menet. Ayant beaucoup lu sur la résistance, et n’ayant hélas pas eu d’occasions de discuter avec des témoins directs, j’avais hâte de revoir Lucien, et j’espérais surtout qu’il me raconterait son histoire, sans trop se faire prier.

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En fin d’après-midi, je regagnais le village, et sitôt ma douche prise, j’allais rejoindre le bar de Lucien pour m’y désaltérer. De Lucien, point. Il était sorti. C’est Didier qui servait les consommations. Florence était installée en terrasse devant une pile de classeurs ouverts et de livres épais, une sorte de musette américaine kaki aplatie sur la table. - Justement, j’avais envie de commander quelque chose à boire, me lança-t-elle en m’apercevant. Réviser m’assèche la langue… J’avisais un drapeau américain cousu sur son sac. - Est-ce que tu désires boire un coca ? Lui demandais-je avec un clin d’œil. Histoire de rester dans le ton. Elle fît semblant d’hésiter, avant d’opter pour un pot de vin de pays. - C’est l’heure de l’apéritif, non ? répondit-elle avec un clin d’œil en retour. Sur Lyon, la tradition est de consommer la production viticole locale … Ne faisons pas les snobs ici, et respectons les traditions ! Nous discutâmes longuement en prenant des canons successifs. Florence m’expliqua qu’elle étudiait la psychologie dans une faculté de Lyon, ville que je connaissais au demeurant très mal. Mais qu’il me tardait de découvrir… Lucien se faisait désirer. Il devint évident que nous ne devions pas l’attendre. Elle me parla longuement de ce grand bonhomme qui lui servait de grand-père fétiche et adoré, fort comme un roc, mais qui se murait parfois dans un mutisme inquiétant. - Il conserve trop de choses en lui, des choses qui lui pèsent. Elle réfléchissait à voix haute. J’aimerais qu’il se soulage, qu’il consulte, mais il n’ira jamais voir un de ces médecins du cerveau, puisqu’il considère que les psychothérapeutes ne sont réservés qu’aux frapadingues. C’est son vocabulaire. Les cintrés du cerveau, comme il les appelle. - Certains trouvent refuge dans la confession. Si ton grand-père a ses démons, peut-être s’en ouvre-t-il au curé de la paroisse ? Elle hocha la peine… - Non, je ne le pense pas. Ni à la famille, ni aux curés. Il garde tout pour lui. A force de discuter avec lui, je crois que j’ai trouvé ce qui le mine. Je suis convaincue qu’il ressasse une histoire qui remonte à la période de l’occupation, parce que dès qu’on aborde certains sujets, il détourne la conversation ou se ferme comme une huître si on insiste. Même mon père n’a jamais réussi à lui faire cracher le morceau… Et pour ce qui est de la confession, poursuivit-elle, tu te doutes qu’ici, on est loin du secret professionnel qu’elle devrait représenter. Florence s’interrompit pour saluer un passant. - Tu sais, tout le monde se connaît. Ca n’a rien à voir avec l’anonymat qu’on peut trouver dans les grandes villes. Si tu parles, ne serait-ce qu’au curé, tout le monde le

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saura dès le lendemain, et le vol d’un œuf aura tôt fait de se transformer en détournement d’un troupeau de moutons ! Je la regardais souffler sur sa frange, qui lui tombait en désordre sur les yeux. - J’ai l’impression que ça le ronge à petit feu, conclut-elle. Aujourd’hui, ça a été pire que tout. Il traînait sa peine comme un bagnard traîne son boulet. De fil en aiguillage, nous parlâmes de ses études, d’elle, de sa vie d’étudiante sur Lyon, avant de faire des comparaisons avec le mode de vie urbain et extrême que m’offrait Paris. Comme l’heure avançait, nous étions passés naturellement dans l’auberge voisine pour y dîner ensemble. Elle était venue dans ce village pour y réviser tranquillement avant ses examens et l’absence de distractions était sensée l’aider à se concentrer. Le lendemain, elle avait une course à faire sur Valence. Nous convînmes toutefois que ma présence tenait davantage du divertissement que de l’obstacle formel à la concentration, et c’est sur cette base qu’ensemble, enlacés, elle me raccompagna jusqu’à la chambre de mon auberge, pour éviter que je ne me perde dans le dédale des rues étroites.

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Le matin suivant, c’est sur le coup de neuf heures que je quittai mon auberge, pour aller boire un café chez Lucien. Florence avait décollé de bonne heure en me déposant un baiser sur le front, laissant sur l’oreiller un parfum sensuel et délicat, chargé de mûre et de musc... Je traversai à pieds tout le village, trop plongé dans mes sentiments naissants et les agréables souvenirs de la nuit, pour établir un quelconque lien entre l’absence d’animation dans les rues et la cloche de l’église toute proche, qui sonnait lugubrement, coup après coup. Ce ne fût qu’arrivé devant l’établissement de Lucien, que je me maudis de ne pas y avoir pensé plus tôt ! Les tables et les bancs étaient bien installés en terrasse, mais la porte était close, une pancarte indiquant que le patron serait de retour en fin de matinée. Je me retournai, pour constater que la devanture de presque tous les commerces était tirée. Le village entier devait assister à l’enterrement de Jean Menet. En moins de deux minutes, poussé par une curiosité déplacée, car cette histoire ne me concernait en rien, j’arrivais sur la petite place, au moment où une foule compacte sortait de l’église. A allure réduite, le fourgon mortuaire prenait déjà la route du cimetière, suivi de près par cinq personnes. La famille du défunt, sans doute. Quelques mètres plus loin, venaient le maire, ceint de son écharpe tricolore et les membres de son conseil municipal. Je n’y vis pas Lucien. Derrière encore, comme pour les cérémonies commémoratives, trois anciens combattants, alignés, portant chacun haut un drapeau français en berne. Vêtus d’une veste sombre, le porte-drapeau blanc en bandoulière, ils avançaient du même pas cadencé. Les yeux fixés vers un point invisible de l’horizon, situé loin au-delà de la voiture qui les précédait, l'œil humide, dissimulé derrière des verres fumés pour deux d’entre eux, la mâchoire serrée, la tête fièrement relevée, ils défilaient du pas lent de ceux, de moins en moins nombreux à mesure que les années passaient, qui survivent et se souviennent. Chaque drapeau était orné d’écussons que je ne pouvais distinguer, sûrement liés à des réseaux de maquis de l’époque. Derrière eux suivait la population du village, presque au grand complet. Le silence respectueux n’était troublé que par le chant des oiseaux, indifférents au manège des Hommes, et par le bruit des innombrables semelles battant le bitume. Raclements de chaussures et piétinements désordonnés se mêlaient dans une totale absence de rumeurs. Imperturbables, les trois porteurs de drapeau y semblaient étrangers. La cloche aussi continuait à sonner, rythmant la lente progression du cortège, mais je n’y prêtais plus attention. Pas une voix, pas même un murmure ne parvenaient à mes oreilles. Mon regard balayait la foule, pour tenter d’apercevoir Lucien, mais je ne vis pas sa haute silhouette. Quelqu’un attendait bien près de la lourde porte de l’église, mais il ne me parût pas pensable que ce fût lui : sa place légitime était dans les premiers rangs. La distance m’empêchait de le distinguer correctement. J’hésitais à suivre le cortège, qui quittait maintenant la place. La pudeur l’emporta sur la curiosité, et je décidai d’aller me promener le long de la rivière, jusqu’à l’heure du repas. Là, je sortis mon harmonica, et attaquai lentement “ Saint-James Infirmery ”, puis “ Saint-Louis Blues ”, des morceaux lents de blues, puisque telle était mon humeur. Assis sur un rocher, à l’ombre de feuillages, je regardais d’un œil absent l’eau vive, dont le bruit se mêlait à ma musique nostalgique. J’enchaînai bientôt avec

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“ Blueberry Hill ”, un morceau plus gai et lorsque je me mis à jouer des airs irlandais entraînants, je regardais enfin autre chose que le torrent : j’eus l’impression de voir renaître la nature autour de moi.

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Je regagnai le centre du village à l’heure du repas. Je passai - pas tout à fait par hasard - devant le café restaurant de Lucien et constatai que la porte était ouverte. Il n’y avait pas foule à l’intérieur. Il n’était que midi. Je franchis le seuil en me demandant avec quelles paroles j’allais aborder Lucien. Ce fût lui qui me mît de suite à l’aise: - Vé, sonnez l’heure de l’apéritif, et les touristes apparaissent ! Il avait retrouvé un semblant de jovialité. Il fît le tour de son comptoir pour me serrer la main, ce qui me fît à nouveau regretter le manque de convivialité des patrons des troquets parisiens près de mon travail, dans le centre de Paris. - Il y a de la daube de sanglier, avec des petites pommes de terre sautées et une sauce aux cèpes, que tu m’en diras des nouvelles... J’attendais la suite de la phrase, laissée volontairement en suspens. - ...si tu décides de déjeuner là! D’un geste du bras, il désignait une table près de la fenêtre, sur laquelle deux couverts étaient déjà dressés. Sincèrement touché par cette attention, je souriais franchement en m’asseyant, tant l’invitation était chaleureuse. Son ton et son accent, qui tenaient à la fois de Fernandel et de Raimu, ne cessaient de m’émerveiller. Pendant que je m’installais, Lucien disparût dans la cuisine, et revînt dans la salle, tenant d’une main une terrine et une boule de pain, et de l’autre un pichet. Il déposa le tout sur la table. - Didier ! lança-t-il à l’adresse du serveur qu’on devinait en cuisine au bruit qu’il y faisait, je passe à table… … Qu’on ne me dérange pas! Le soleil inondait la nappe vichy rouge et blanche, et me chauffait agréablement le bras. Il faisait encore beau, sans que ce soit la canicule des mois d’été. Je repensais aux propos de Florence et le besoin qu’elle avait identifié chez son grand-père de s’ouvrir à un tiers des tourments qui l’empêchaient sûrement de trouver le sommeil. M’avait-il choisi pour me parler ? Moi, l’inconnu à l’oreille compatissante ? - Il ne sera pas dit que tu seras mal reçu ici... Tiens, goûte moi donc cette terrine de faisan. C’est autre chose que les pâtés que tu manges à Paris : elle a de la saveur. Lucien, qui avait pris place face à moi, face à la porte, découpait de larges tranches de terrine et de non moins larges tranches de pain. Alors que la lame de son couteau campagnard s’enfonçait dans la croûte dorée, il m’expliquait, avec toute l’objectivité dont il était capable, comment il avait manqué de s’intoxiquer - alimentairement parlant, bien sûr ! - à l’occasion d’un repas dans un restaurant parisien. Le seul séjour qu’il y ait jamais fait. - S’ils veulent manger leurs produits chimiques, qu’ils le fassent ! Mais toi, ici, tu vas suivre une cure de désintoxication ! Il insistait sur chaque syllabe.

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Un arrière-petit-fils d’Ardéchois ne doit pas s’ensuquer de pâté industriel, à base de restes de bœuf et des poulets farcis aux hormones. Désigné implicitement comme le préposé au vin, je surveillais le niveau de nos verres. Je surveillais d’autant plus attentivement, que j’avais dans l’esprit de lui faire raconter quelques anecdotes de sa période de la résistance. Il bût son verre d’un trait, étanchant une soif trop longtemps retenue et je le servis donc à nouveau. En regardant le liquide couler du pichet, je ne pouvais m’empêcher de penser aux montagnards chantés par Ferrat, et à ce vin “ qui faisait des centenaires à ne plus que savoir en faire, s’il ne vous tournait pas la tête”. Comme d’habitude, j’étais très content et honoré de discuter avec lui, ou plus exactement, de l’écouter parler, mais aussi un petit peu impressionné par certains côtés de sa personnalité. Son assurance, son expérience, ses connaissances, sa façon de poser les questions lorsqu’il connaissait déjà les réponses. Le charisme de Lucien semblait tenir du don. Il avait sur bien des sujets une opinion arrêtée, et une façon particulière d’amener les gens à son point de vue, avec un soupçon de mauvaise foi, en ne présentant des choses que les aspects qui l’intéressaient, et en occultant tous simplement ceux qui dérangeaient son raisonnement. Malgré une propension à souvent détenir la vérité, et à ne guère supporter la contradiction, il me fallait reconnaître qu’il était passionnant à écouter, Lucien, plein d’idées et surtout, il avait le cœur sur la main. Il se montrait généreux en sentiments autant qu’en paroles ! Je me sentais fier, privilégié, de partager ce repas avec lui. Notre discussion passait d’un sujet à un autre. Nous nous sommes attardés sur la conscription lors des campagnes napoléoniennes, qui avait fait des ravages en dépeuplant la région des hommes valides, avant que la conversation ne dérive sur les apports de la diététique dans l’alimentation. Il me fixait avec de grands yeux étonnés, ne comprenant même pas que cette discipline médicale puisse exister. Le vin rouge nous rendait volubiles, peut-être bruyants, car je réalisais que je devais élever le ton pour lui expliquer qu’il ne faisait pas partie de la population concernée pour une restriction, ou tout simplement une amélioration de ses habitudes alimentaires. Parfois, mon regard s’attardait sur le fond de la salle, cherchant l’apparition de Florence. J’espérais la revoir bientôt. En mon for intérieur, je cherchais surtout à rester lucide et de la façon la plus hypocrite qui soit, je comptais les verres de vin, en continuant à penser à Jean Menet, mais j’attendais qu’il aborde lui-même le sujet. Je prenais maintenant soin de ne plus boire que de l’eau, pour garder toutes mes facultés intellectuelles. Je lui avais déjà dit que je m’intéressais à l’Histoire, celle de la guerre et de l’occupation en particulier. Il n’était pas dans ses habitudes de se faire répéter les choses. Didier nous avait déjà servi deux autres pichets de vin rouge. Un vieux bonhomme, que Lucien me présenta comme étant Mathieu, fît son apparition dans le restaurant, et Lucien le convia à notre table. - Viens partager un canon, Mathieu. Discret, Didier avait amené un verre, et un autre pichet de vin.

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Ils évoquèrent l’enterrement du matin, les présents, les absents, moins nombreux. Une autre personne se joignit à nous, tandis que nous buvions le café. De tout le village, nous devions être les derniers à table et les camarades de Lucien venaient prendre ici un canon. Bientôt, un groupe de sept ou huit personnes s’était formé autour de la table. Parmi elles, André, qui m’avait abordé sèchement trois jours plus tôt, mais je compris en l’entendant parler, que sa façon vive de s’exprimer était dénuée d’agressivité. Ils en vinrent à parler de la guerre, de leur guerre dans la région, et après un temps qui me parût interminable, comme je montrais de l’intérêt à leur histoire, c’est André qui commença à me faire le récit. - Le maquis, rappela-t-il à mon adresse, s’est formé en 1943. Des “ pays ” qui ne voulaient pas du travail obligatoire. On était dans les grottes, là-haut, où les boches préféraient ne pas se risquer. On leur aurait fait une de ces fêtes ! Il est arrivé quand, Jean ? - En 44, avança quelqu’un dont je n’avais pas retenu le prénom. - En Décembre 43. Il venait d’avoir 24 ans. C’est cette date, imposée tranquillement par Lucien, qui fût retenue, et qui permit au récit de se poursuivre. - Oui, c’est ça, en Décembre. Qu’est-ce qu’il était tombé comme neige, cette année-là. Comme on avait trop froid dans nos grottes, on dormait parfois dans la ferme de Darras. C’est là qu’il est venu nous rejoindre. Au départ, je sentais qu’il n’était pas trop à sa place. Surtout par rapport à son physique : petit, maigre, fragile. Mais il était sacrément motivé, Jean, et on sentait son envie d'en découdre. En arrivant, il ne connaissait rien au maniement des armes, mais il a vite appris. J’avais bien lu des récits, des livres, ou regardé à la télévision des histoires sur le maquis, mais jamais encore je n’avais reçu de témoignages directs. Pour une première, j’étais servi ! Tous autour de la table semblaient se souvenir à l’unisson, comme d’autres racontent les anecdotes de leur service militaire. Seul, Lucien gardait un air grave, que je ne lui avais pas vu de tout le repas. - Chacun notre tour, nous allions les villages pour nous ravitailler en nourriture. Avec Jean, on descendait souvent. Ca m’a permis de bien le connaître. On faisait beaucoup de renseignement, et on communiquait avec Londres par l’intermédiaire d’un radio, mais dans l'ensemble, il y avait une faible activité allemande dans cette région. Les boches restaient plutôt dans la vallée du Rhône, dans les villes. Notre premier coup de main sérieux, poursuivit-il, on l’a fait en Juin. C’était quelle date, déjà ? - Le 12, répondit Mathieu, qui semblait s’être battu dans sa tête avec plusieurs dates possibles. Le narrateur lui jeta un coup d’œil, approuva de la tête, et reprit son histoire. - C’est ça, oui. Le 12 Juin 1944 ; le débarquement de Normandie venait d’avoir lieu. Jean y participait avec nous. On savait qu’un petit convoi de ravitaillement devait emprunter la route qui traverse le village. On avait pour instructions de lui tendre une embuscade. On avait placé un fusil mitrailleur en position d’un côté de la route, juste en surplomb, et les gars se tenaient de part et d’autre de la route. Nous n’étions pas très nombreux, une quinzaine, tout au plus.

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Il décrivait la scène avec ses mains, en dessinant les lacets et les talus. Tous, autour de la table, le regardaient, et acquiesçaient de temps en temps d’un signe de la tête. Seul Lucien semblait étrangement absent. Il semblait concentré sur ces souvenirs, sans toutefois les partager, comme absorbé. - On les a aperçu deux lacets en dessous : il y avait une voiture qui ouvrait la route, et quelques camions bâchés qui suivaient. On les a laissé approcher. On les entendait de loin. Les moteurs faisaient un tel vacarme en grimpant la côte... Je me demande s’ils seraient rentrés jusqu’en Allemagne sans tomber en panne si on les avait laissé passer ! Je souris, en imaginant que celui qui avait fait la remarque avait dû travailler dans la mécanique automobile. Puis je réalisai soudain que j’assistais à un scénario au point, bien rodé, ou chacun jouait son rôle, apportait sa remarque. L’histoire que j’entendais avait du être racontée maintes fois, au mot près, à l'intervention près… Une sorte de rituel pour entretenir souvenir et union, faire revivre cet épisode marquant et douloureux. En effet, André repris le cours de son récit. - De toute façon, ils ne sont pas allés plus loin. C’est Mathieu qui a donné le signal, et on a ouvert le feu sur le convoi. Au fusil-mitrailleur et à la grenade. Ce qu’on ne savait pas, c’est que les camions transportaient aussi des soldats, et ça tirait, et ça braillait à tout va. Jean, lui, on l’avait laissé en contrebas, pour faire le guet. Ce n’était que son premier coup de main. Il manquait trop d’expérience pour être dans l’embuscade. Il enrageait, Jean, parce qu’il voulait se battre. Mais c’est lui qui a vu arriver un autre camion plein de boches, en retard sur les autres. En entendant l’embuscade, les allemands s’apprêtaient à descendre du camion et à nous attaquer pour prêter main forte à leurs camarades. Jean était planqué dans le fossé. Il les a laissé arriver à sa hauteur, puis il bondi, et il a balancé une grenade dans le camion. Ensuite, il a descendu le chauffeur et le type de devant avec sa Sten. Heureusement, parce que nous, en haut, on n’avait rien vu venir. Mathieu, sous le coup de deux verres de vin, commençait à s’assoupir, ses vieilles mains d’ancien combattant appuyées sur la poignée de sa canne, insensible à la rumeur autour de lui. Les autres approuvaient le récit d’un signe de tête, sous leur béret qu’ils n’avaient pas quitté. Plus personne ne semblait songer à l’interrompre. Ils se penchaient vers la table pour mieux entendre, ou au contraire, se rejetaient bien en arrière contre le dossier de la chaise, comme pour prendre du recul par rapport à ces évènements passés. - A lui tout seul, il les a tous mis hors de combat. Il n’a pas eu froid aux yeux, lui. Quand on est descendus vers lui, on a vu la carcasse du camion pleine de fumée, avec tous les cadavres autour. Ils étaient tous tués, sauf deux. Un qui était salement blessé, et qui gémissait. Il est mort pas longtemps après. Et un autre qui était assommé. On l’a récupéré. Je me demande bien pourquoi on ne l’a pas tué tout de suite. Ca s’est trouvé comme ça. On a récupéré les armes, et on a rejoint nos grottes, avec notre prisonnier. On savait que les boches seraient pas contents qu’on ait descendu leur troupe, et qu’ils reviendraient pour des représailles. Un prisonnier pouvait peut-être

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servir de monnaie d’échange, mais il pouvait surtout nous encombrer. Si tu vois ce que je veux dire… Il marqua une pose, pour hocher la tête. Je les ai regardés dans les yeux à tour de rôle, et je me suis senti drôlement petit. Tous maintenant, observaient le même mutisme que Lucien : l’air absent, le regard enfoncé profondément dans le bois de la table, le menton lourd de dix tonnes tombant sous leur visage. - On l’a exécuté le lendemain, l’allemand. On ne pouvait pas garder de prisonnier. C’est encore Jean qui s’en était chargé. Du travail propre, bien fait : une balle dans la caboche. C’était la guerre... Après le débarquement, les boches et les miliciens ont fait leurs saloperies dans le Vercors, puis ils ne se sont plus occupés de nous. On a fait encore quelques coups de main, on a flingué encore quelques boches, fusillé quelques salauds de collaborateurs, et puis la guerre s’est arrêtée dans la région. Jean est parti combattre avec l’armée française en Alsace. Il a rencontré une infirmière anglaise. Après la guerre, il l’a épousée et il est parti s’installer chez elle, dans le nord-ouest de l’Angleterre. Un drôle de séducteur, en plus. Il aurait mieux fait de revenir dans la région. Un silence... - Il ne nous a jamais trop raconté, mais je crois que son mariage a fini par casser. Alors il s’est embarqué sur un cargo, et il a fait plusieurs fois le tour du monde, avant de revenir au pays, à Saint-Julien, dans les années soixante, très longtemps après. Saint-Julien, c’est à trente-cinq kilomètres d’ici. Il a fini par se faire élire maire. - En fait, c’est par le journal qu’on l’a appris. On a reconnu la photo. Alors nous sommes allés le voir. Il était surpris de nous voir... Le ton était devenu plus amer. - Ca avait pas l’air de lui faire trop plaisir, je dirais. Il nous a dit qu’il avait préféré tirer un trait sur le passé et sur la guerre. - Sur le passé et sur ses amis! - Il a trinqué avec nous, mais il n’était guère bavard. Lucien avait depuis longtemps déserté la salle pour reprendre un moment sa place derrière le comptoir; puis il était sorti et n’était plus réapparu. Je trouvais son comportement bien étrange, au regard de la situation. - Ca lui fait de la peine, à Lucien. Ils étaient très liés, me souffla mon voisin. Suivirent plusieurs hypothèses pour expliquer la prise de recul de Jean vis à vis de ses vieux compagnons. Je profitai d’une pause dans le débat pour prendre l’air. Je sortis à mon tour, mais de Lucien, point ! En retournant à mon auberge, l’idée me vînt que s’il avait été proche de Jean, il avait sûrement éprouvé le besoin de se recueillir seul sur la tombe fraîchement refermée. C’est en effet devant le cimetière que je le trouvai. Assis sur un banc, il regardait les collines qui se perdaient dans l’horizon. Le paysage de la vallée était vraiment splendide.

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- Je dérange ? - Peuchère, non, tu ne me déranges pas... Au contraire. J’en ai si gros sur la conscience que ça me pèse, à moi... Il m’a tout raconté, Lucien, et moi, j’en suis resté ébahi. Il m’a raconté comment tout gosses déjà, ils jouaient ensemble. Lucien était une force de la nature, alors que Jean était plus fragile, plus menu. - C’était comme mon petit frère, si j'en avais eu un, tu comprends. Très gentil, incapable de faire du mal à une bête ou à un insecte. Il était trop sensible. Tu sais comment sont les minots : ils profitent toujours des faiblesses des autres. Alors moi, je le protégeais, je le défendais. Quand la guerre a éclaté, il voulait absolument s’engager avec nous dans le maquis. Il voulait montrer qu’il avait autant de courage que les autres. Sa mère m’a fait promettre de veiller sur lui, comme je l’avais toujours fait. Elle n’avait plus que lui, tu comprends. Son mari avait été tué dans les premiers combats, en 40. La pauvre femme adorait Jean et s’il était mort, elle ne s’en serait jamais remise. Alors quand il a rejoint le maquis, j’ai tout fait pour le laisser à l’écart des coups dangereux. Il aimait les animaux, les arbres, et la poésie. Mais pas la violence, et encore moins la guerre. C’était pas sa nature, de tuer des hommes. Même si c’était des boches, et qu’ils occupaient son pays. Même si c’était pour la bonne cause. Mais seulement lui, il ne voulait pas passer pour un lâche. Un silence à nouveau. Le temps de regarder le soleil disparaître totalement derrière l’horizon, teintant délicatement de rouge quelques nuages attardés. Les chants des oiseaux s’espaçaient, semblaient raisonner d’avantage. La vallée à nos pieds commençait à plonger dans le noir. Je songeais que c’était un bien bel endroit, où reposer en paix pour l’éternité. - Le jour de cette fameuse embuscade, je l’avais laissé en contrebas pour faire le guet. Il ne devait courir aucun risque. Dans le cas où des allemands seraient arrivés, il devait couper à travers le maquis pour nous prévenir. En plein milieu de l’accrochage, j’ai eu un pressentiment. Je ne peux pas expliquer ni le pourquoi, ni le comment, mais j’ai senti qu’il se passait quelque chose de pas normal. Voyant que l’affaire était bien engagée avec le convoi, moi, je suis retourné voir Jean. J’ai couru aussi vite que j’ai pu. Je suis arrivé près de lui en même temps qu’un camion plein d’allemands. Il était allongé dans le fossé. Il ne bougeait plus, tétanisé. Il se cramponnait à son arme, en regardant la route, mais il ne pouvait plus faire le moindre geste. La peur l’avait cloué sur place. Il n’était pas fait pour la guerre, Jean. Des types comme lui, j’en avais déjà vu. Ce ne sont pas des lâches. Il ne faut pas les juger trop vite. Ni les juger du tout. Ils ne supportent juste pas l'idée de la violence. Quand tu te retrouves face à des soldats allemands en colère parce que les petits copains se font tirer comme des garennes, ben t'en mènes pas large, crois-moi ! Moi, l’expérience des combats, je l’avais déjà. Alors j’ai balancé mes grenades dans l’arrière du camion, et j’ai vidé mes chargeurs sur tout ce qui bougeait.

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Oh, c’est pas que j’avais le goût du sang, mais c’était la guerre. C’est pour survivre que je me battais. Quand les gars sont arrivés à leur tour, j'étais passé derrière le camion pour vérifier que plus aucun allemand ne bougeait, et du coup, personne ne m'a vu. Ils n'ont trouvé que Jean, assis sur la route, en train de pleurer, sa Sten posée devant lui. Le camion crépitait en flambant. Quand j'ai entendu les voix, je me suis montré, mais c'était déjà trop tard : tout le monde croyait que Jean était l'auteur de l’embuscade. Il faisait non de la tête, mais il était trop choqué pour parler. Il regardait sans les voir les cadavres devant lui. Les gars du groupe n'avaient pas remarqué mon absence, mais tu sais, dans ces cas-là, en pleine action, on ne fait pas attention à tout. La seule chose qui compte quand ça tire de partout, c'est de sauver sa peau. Alors je suis entré dans leur jeu, et je l’ai félicité. Je lui ai attribué tout le succès de l’opération. Après, c’était trop tard pour revenir dessus. Si les autres avaient appris la vérité... Il laissa la phrase en suspens. - Y’avait de bons gars, mais certains parmi eux n’étaient que de fieffés imbéciles. Ils n’auraient pas compris. C’est l’époque qui voulait ça. Vous autres, maintenant, vous ne pouvez pas vous rendre compte de ce que l’occupation a pu engendrer comme haine, comme peurs, comme tensions. Tu ne peux pas imaginer les suspicions, les sous-entendus, les dénonciations, les règlements de compte, et tout ce qui a suivi. C’était pas joli, tu sais. C’était pas joli. Mais j’ai fait une erreur. Jean n’avait pas les épaules assez solides pour endosser le costume du héros. Pourtant, d’un coup, plus personne ne songeait plus à le prendre pour un lâche. Tout le monde s’est mis à le respecter, et à le considérer comme un camarade d’armes à part entière. Ils le félicitaient, et lui, il était incapable de prononcer un mot. Les gars récupéraient les armes et les munitions des allemands, et se sont aperçus qu’ils n’étaient pas tous morts. Il y en avait un qui n’était que choqué. La consigne, c’était : pas de prisonniers. Un prisonnier nous aurait gênés plus qu’autre chose. On ne pouvait même pas s’en servir comme d’une monnaie d’échange, car il aurait connu nos visages et nos refuges, et aurait pu les retrouver, et y conduire ses copains. René avait déjà pointé son fusil vers lui pour l’exécuter, et c’est ce qu’il aurait fait. Mais quand Jean a crié “ Non! ”, il a abaissé son arme. “ Assez de morts pour aujourd’hui. Celui-là, on le garde ”. On savait tous qu’on faisait une belle ânerie, mais personne n’a osé aller contre. Tous les gars étaient tellement reconnaissants à Jean de nous avoir sauvé la vie, alors on a embarqué le prisonnier avec nous. - Ca a été ma deuxième erreur, poursuivi Lucien : j’aurais du intervenir pour le faire abattre. Il s’appelait Thomas, et il avait 24 ans, comme Jean. Il était beau et blond comme les jeunes soldats allemands, mais les yeux les plus tristes que j’ai jamais vus. Sauf ceux de Jean, par la suite. Je croyais que c’était parce que ses copains étaient morts, mais en fait, c’est parce qu’il n’était pas mort avec ses copains. On ne savait pas comment l’interroger, car personne parmi nous ne parlait allemand. Et lui, il nous a dit: “ Je comprends le français, et je le parle aussi. Je peux répondre à vos questions, mais je n'ai plus rien à cacher : vous avez tué mes compagnons”.

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Il nous a donné son nom et son matricule, mais rien d’autre. En fait, il ne savait rien d’important. Rien que nous savions déjà. Quand quelqu’un se mettait en tête de le frapper ou de l’insulter, Jean s’interposait en disant “ Non! ” et le camarade s’arrêtait de suite. Il a gardé le prisonnier. Toute la nuit. Quand un gars venait prendre la relève, il lui disait: “ Retourne dormir, va... Je le surveille ! ”. En fait, ils avaient sympathisé, et discuté la nuit entière. - C’est Jean qui m’a tout raconté par la suite. Thomas était issu d’une riche famille Berlinoise. En 1936, il était venu à Paris pour étudier le français, chez une lointaine cousine. Tu le savais, toi, qu’il y avait beaucoup de berlinois qui descendaient des émigrés français ? Et bin moi non, je le savais pas, continuait-il avec sa grosse voix triste qui me rappelait un peu celle de Raimu. A Paris, il a rencontré une autre étudiante, du nom d’Annie. Annie... Dans ce contexte, le prénom ne m’était pas inconnu. Il me semblait l'avoir entendu récemment. Il continua son récit. - Thomas et Annie étaient tombés amoureux l’un de l’autre, comme on peut l’être à seize ans. Les parents d’Annie, lorsqu’ils apprirent cette relation, l’envoyèrent dans un pensionnat à Orléans. Dans une famille où les hommes étaient tombés à Verdun, on ne concevait pas de fréquenter des allemands. Au bout d’un an, Thomas est reparti chez lui. Et puis la guerre a éclaté. Ils ne se voyaient évidement plus, mais continuaient à penser l’un à l’autre. Thomas, mobilisé dans l’armée allemande en 1943, parvînt à venir en France. Il avait fait des études de médecine. A sa première permission, il fila chez Annie. Ses parents lui interdirent de la rencontrer. Il n’a même pas pu l’apercevoir. Il est devenu tout triste, et il a perdu goût à la vie. Il a demandé à partir en Russie. Sa mutation pour le front de l’Est a été refusée, car le commandant de sa garnison l’appréciait beaucoup. Il servait d’interprète. Ils étaient comme ça, les allemands : dès qu’ils perdaient leur famille, ou leur femme, ils préféraient aller se faire tuer par les russes. Mais sa deuxième demande de mutation fût prise en compte, et lorsque nous avons attaqué ce convoi, Thomas partait enfin pour combattre à l’Est. Il devait rejoindre une division, qui fût de toute façon totalement anéantie par la suite. C'est typique de l'armée allemande, ça : ils ont besoin de types pour se battre en Normandie, et quand ils en trouvent, ils les envoient dans l'Est. Peut-être pour se donner bonne conscience, il ajouta un ton en dessous: il serait mort de toute façon. - Jean m’a dit que c’était un garçon très bien. Très gentil. Il aimait la poésie française, les auteurs français. Il ne comprenait rien à la guerre. Ils avaient tout pour s’entendre, ces deux-là... D’ailleurs, ils se sont bien entendus. C’est drôle la vie : deux personnes qui ne connaissent, qui sont ennemis même, peuvent s’apprécier et devenir intimes.

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Le lendemain, les gars se sont réunis et m’ont dit: “on ne peut pas garder le boche avec nous. Trop risqué. Nous on doit se disperser. Mais lui, s’il s’évade, il pourra nous dénoncer. Il faut l’exécuter ” Moi, j’étais d’accord. Jean a eu beau argumenter qu’on devait lui laisser une chance, que la guerre serait bientôt finie, et que cette mise à mort était inutile, personne n’était de son avis. Remarque, personne non plus ne tenait à l’exécuter de sang froid. C’était pas comme dans un combat, il fallait que ce soit un assassinat et là, personne ne se réjouissait. On n’était pas des assassins... Sa voix était devenue lasse... C’était de toute évidence moins glorieux à raconter que tout le reste. - Alors on a tiré au sort, et ce coquin de sort a désigné Jean. Chacun des gars guettait un signe de faiblesse de sa part, mais il n’a pas dit un mot. Il a pris le pistolet de Thomas, et il est entré dans la grotte sans une hésitation. Les gars étaient stupéfaits. On avait tous le cœur lourd. Moi, je me doutais de ce qui se passerait. Jean n’était pas capable de flinguer qui que ce soit... Thomas a tout de suite compris de quoi il en retournait. Il a donné à Jean des photos et des lettres, l’a remercié de tout faire parvenir à ses parents et à Annie, et s’est lui-même tiré une balle dans le cœur avec son propre pistolet, comme pour en chasser le mal qui l’habitait. “ Je ne peux plus aimer, de toute façon. Jean, j’aurais tellement voulu te connaître dans d’autres circonstances...Au revoir, Jean. Garde-toi bien ”. Ce furent ses dernières paroles. Puis Jean est sorti, l’air grave. Le pistolet était resté dans la grotte. Les gars l’ont regardé avec beaucoup de respect. Parce qu’ils savent que c’est dur, de tuer quelqu'un en face, en le regardant droit dans les yeux. Le récit me captivait... La nuit était complètement tombée, mais la lune pleine et brillante qui occupait le ciel ce soir-là diffusait une douce lumière. Des chauves-souris entamaient un manège nocturne et les rayons de lune se reflétaient parfois sur leurs ailes, les sortant de leur obscurité le temps d’un éclair. Je devinais plus que je distinguais les larmes qui devaient pointer dans les yeux de Lucien. Ca devait peser bien lourd, une conscience pareille... - Jean a quitté le maquis, poursuivit-il. Il a quitté la région. J’ai raconté aux autres que c’était pour se battre avec l’armée française. En fait, pendant longtemps, je n’ai pas eu de ses nouvelles. J’étais inquiet, j’avais peur qu’il ait fait une bêtise. Puis j’ai reçu une lettre d’Afrique, et puis d’autres d’Amérique du Sud, d’Asie. Il avait embarqué sur un cargo, pour mettre des milliers de kilomètres entre Thomas et lui. Avant de partir, il avait écrit en Allemagne, aux parents de Thomas, pour leur dire que leur fils était mort dignement, sans souffrir, par amour pour une fille, en pensant à eux. Mais j’ai fait des recherches, et ses parents avaient disparu. Morts, peut-être. Il y a eu tant de morts… Il a voulu retrouver Annie, mais la ferme avait été détruite pendant les combats, et ses parents avaient été tués. Annie avait disparu à ce moment. Personne ne semblait savoir ce qu’elle était devenue. Il l'a cherchée longtemps, auprès de la Croix-Rouge, dans les registres des mairies, les hôpitaux.

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Après la guerre, tu sais, beaucoup de gens ont disparu, victime de l’exode, des bombardements, de l’épuration. Certains ont en profité pour changer complètement de vie et d'identité. Le doute régnait partout, et les étrangers étaient souvent pris pour des collaborateurs en fuite. Il y a des mélasses qu’il valait mieux ne pas remuer… Les années ont passé. Les gens, ici, ont oublié la guerre, mais ils n'ont pas oublié Jean, qui est devenu un héros. Il m’écrivait irrégulièrement. De partout dans le monde. Il s’était mis à boire, pour oublier toute cette histoire. Dans ses lettres, parfois, il me remerciait de lui avoir sauvé la vie, mais le plus souvent, il me maudissait. Ca devait dépendre de ce qu’il avait bu avant... Il n’oubliait rien. Au contraire, plus il buvait, plus il sombrait dans ses souvenirs. C’était comme une obsession. L’émotion était passée. La voix de Lucien était devenue plus ferme, plus claire. Je sentais qu’il regrettait sincèrement. D’avoir été malgré lui au cœur de cette histoire. D’avoir gâché, sans l’avoir réellement voulu, la vie de Jean, en lui faisant tenir ce rôle de résistant extraordinaire. Lequel des deux était-il le plus à plaindre ? Quand il me parlait des insomnies de Jean, c’étaient les siennes que j’imaginais, les nuits blanches passées à chercher le sommeil, en rejouer inlassablement la scène, ce moment où chacun a acclamé Jean sur les lieux de l'embuscade. En déclinant toutes les suites possibles. Ah, si ses compagnons l'avaient aperçu sur les lieux lui aussi. Mais non, le destin a voulu qu’il soit invisible à ce moment-là, derrière le camion en feu. C’est Jean qui a porté le costume trop grand du héros, qui n’était pas taillé pour lui. - Il est revenu, après avoir pas mal bourlingué sur tous les océans. Il a eu le mal du pays. J’avais compris, dans ses lettres, qu’il avait complètement changé. Il s’était endurci, il avait acquis beaucoup d’assurance, énormément d’expérience. Il avait plein d’idées nouvelles ramenées d’Amérique du Sud. Même physiquement, il était devenu beaucoup plus fort. S’il avait pu oublier son penchant pour l’alcool, il serait devenu très fort. Mais il gardait son "somnifère" comme il disait. En débarquant en France, il a travaillé sur les docks à Brest, où la reconstruction battait son plein, puis dans une usine de luminaires à Lyon. Il s’est fait remarquer, en réorganisant toute une chaîne de production, avec des méthodes américaines qu’il avait apprises et il est devenu directeur dans cette société. Il parlait bien l’anglais, et le commerce avec les Etats-Unis se développait. Il y est resté longtemps, et il a gagné énormément d’argent. Un jour, il est revenu dans la région; il s’est établi un peu plus loin, pour se rapprocher sans être trop près. Sa réputation de résistant était restée tenace. Il s’est retrouvé maire de la ville un peu malgré lui, mais ça ne lui déplaisait pas. Ca lui permettait de s’occuper. Et ça lui ouvrait des portes pour tenter de retrouver Annie. Le temps avait bien passé. La nuit était douce, et je m’en rendais à peine compte. - Il a fait un bon maire. Il faisait tout bien, du reste... il était consciencieux, travailleur et honnête. Rares étaient ceux qui le contestaient. Mais il buvait toujours autant... Surtout lors des périodes des commémorations, des discours. C’est vrai aussi qu’il s’était accoutumé à son costume de héros. Avec le temps, les souvenirs des uns et des autres s’estompaient. Et il n’oubliait ni Thomas, ni Annie, qu’il n’avait jamais retrouvée malgré ses recherches. Selon les périodes, il

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arrivait à se persuader qu’elle était mariée, et qu’elle avait changé de nom... Ou qu’elle était peut-être morte. Jusqu’à lundi dernier, où une dame demanda à le rencontrer. Mais c’était après une de ces nuits sans sommeil, où il s’était vainement tourné et retourné dans son lit sans parvenir à fermer l’œil, pour finalement se saouler au petit matin. Comme il n’était pas disponible ce matin-là, sa visiteuse ne savait que faire en l’attendant, et c’est l’un des adjoints de mairie qui l’a reçue. Elle lui a raconté qu’elle recherchait un soldat allemand disparu dans la région pendant la guerre. Sa recherche avait été rendue difficile, du fait de l’absence d’archives allemandes, brûlées ou détruites lors de leur retraite. On avait longtemps cru qu’il était mort sur le front de l’Est, ou retenu pendant des années dans les camps soviétiques, comme tous les soldats de son unité. Mais de journal de bord en registre, de centre de documentation en témoignage, elle avait appris récemment que le soldat de première classe Thomas von Stettin n’avait jamais atteint le front russe. En fait, sa trace se perdait dans cette région, ou une embuscade aurait eu lieu, et l’actuel maire, qui appartenait à la résistance à l’époque, pourrait peut-être la renseigner, malgré tout ce temps ? L’adjoint l’avait regardé d’un air septique, en se demandant surtout pourquoi une française cherchait un soldat allemand. Il trouvait ça suspect. Elle lui expliquait que c’était pour la tranquillité d’esprit de sa famille, de sa femme. L’adjoint est un bon bougre, qui connaissait bien Jean et ses mauvaises habitudes. Il lui a expliqué que le maire était indisponible dans l’immédiat et l’a accompagné ici, et ils ont fait des recherches ensemble dans les archives. Effectivement, en date du 12 Juin 1944, l’embuscade tendue au convoi allemand était mentionnée. On y faisait état de 21 morts allemands, dont le nom de Thomas von Stettin ne faisait pas partie, et d’un disparu. Ne voulant pas laisser à cette dame les faux espoirs qui semblaient l’envahir, il continua ses recherches, et à force de tourner des pages, finit par lire à haute voix, que la sépulture d’un soldat allemand avait été découverte en 1945, à quelques kilomètres à peine du lieu de l’embuscade. La seule identification était un panneau en bois, gravé au nom de “ Thomas, 1920-1944 ”. Le corps avait ensuite été déplacé, et enterré dans la fosse commune avec les autres, sans être formellement identifié. Il était désolé, mais c’était ce qui était écrit. Elle est devenue toute blanche. - Si vous voulez attendre le retour du maire, lui avait suggéré l’adjoint, il pourrait sûrement vous en dire davantage. Il a vécu les évènements de cette période. La dame a demandé à l’adjoint de lui indiquer l’emplacement de la fosse commune, et elle est partie, en oubliant sur le bureau d’état civil de vielles photos en noir et blanc, qui représentaient des jeunes gens dans les années d’avant-guerre. Du coup, l’adjoint a conservé les photos. Lorsque Jean est arrivé, la tête encore embrumée de tout l’alcool qu’il avait bu, et son air bougon des mauvais jours, son adjoint n’a pas osé lui en parlé tout de suite. Ou il a peut-être pensé que ce n’était guère urgent. Ce n’est que plus tard dans l’après-midi, qu’il lui a raconté sa drôle de visite de tantôt. Et il lui a montré les deux photos, restées sur le bureau.

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La première représentait Thomas et Annie, âgés de tout au plus dix-sept ans, se tenant par la main, et riant de bon cœur. Thomas et Annie. La deuxième, obtenue Dieu sait où, était une photo quelque peu jaunie de Thomas en uniforme impeccable du service de médecine. Il ne souriait pas... Jean a écouté son adjoint lui raconter les faits, en hochant la tête, sans poser de questions. Puis il a pris les photos et a regagné son bureau. Annie était vivante, et c’était inespéré, à peine croyable. Il allait bientôt la rencontrer, après tout ce temps, après toutes ces années. Alors il a attendu que le temps passe, en regardant les photos. La première était dentelée sur les côtés... C’est le lendemain matin, qu’il m’a téléphoné. Les gendarmes venaient de lui annoncer qu’ils avaient découvert le corps d’une certaine Annie Fournier, après que son véhicule ait fait une chute de près soixante mètres, au Vallon des Trois Sources. Elle avait loupé le virage, où eu un problème de frein, on ne saura jamais. “ Tu te rends compte, il m’a dit, que j’ai traversé une guerre, les armes à la main, sans avoir jamais tué personne. Dieu m’en a gardé. Et pourtant, j’ai deux morts sur la conscience. Thomas et Annie sont morts au même endroit, à quarante ans d’écart. ” J’entends encore sa voix. “ Tu te rends compte, Lucien, comme le destin peut parfois se jouer de toi ? J’ai l’impression de les avoir séparés et de les avoir tués l’un et l’autre. ” Qu’est-ce que j’aurais pu lui répondre ? C’était de ma faute, cette situation. Enfin, oui et non. C’était de la faute à personne. L’amour entre un allemand et une française était impossible pendant la guerre, et le destin a désigné Jean pour accomplir leur destin et sceller leur malheur. - Ecoute Jean, tu sais ce que je vais faire ? Je lui ai dit. Je vais passer te voir. Je pars de suite. Tu m’attends, tu ne bouges pas. « Ce sera trop tard Lucien, m’a-t-il dit. C’était déjà trop tard le jour où j’ai décidé de prendre un fusil pour venir te rejoindre. Ce n’était pas mon rôle, tu comprends. Ce n’est pas comme cela que je devais faire la guerre... ” - Il pleurait au téléphone, et je n’arrivais même pas à l’empêcher de parler. Il était complètement ivre. J’ai eu beau lui expliquer qu’il n’avait tué personne, il m’escagassait les oreilles à force de pleurer, il avait décidé que tout cela était trop lourd pour lui. Il a gardé toute sa vie le Luger de Thomas, enfin, son pistolet de service. Dans le tiroir de son bureau, parce qu’il craignait de s’en servir, s’il l’avait eu chez lui a portée de main. “ Je suis soulagé d’en voir la fin, Lucien. Je crois que je n’aurais pas tenu une nuit de plus. Allez Lucien, je te dis Adieu. ” Et puis il a raccroché. Et il s’est tiré une balle dans le cœur. Comme Thomas l’avait fait aussi. - Et moi, je me dis que tout est de ma faute... Je devinais l’émotion, aux trémolos dans la voix de Lucien. Il était accablé.

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Que pouvais-je ajouter après cela ? Nous restâmes silencieux plusieurs minutes. Je ne trouvais aucun mot, aucune parole de circonstance. Mais certaines situations se passent de commentaires. Je distinguais ses hautes épaules voutées dans le clair de lune. J’écoutais les bruits de la nuit, un rapace en chasse qui poussait quelques cris, les grillons. Pourtant, ses dernières paroles raisonnaient encore dans ma tête. - Non, ce n’est pas de ta faute. Ce n’est la faute de personne. C’est une histoire tragique dans la tragédie de l’histoire. Ce secret, qu’il avait enfoui tout au fond de lui, devait peser bien lourd sur sa conscience depuis toutes ces années, pour devoir le confier à un simple étranger de passage. - Allez rentre, va… J’ai besoin de me rester seul et de me recueillir. Je me suis levé, lui ai tenu l’épaule d’un geste de compassion, comme à un camarade dans la détresse, malgré le fait qu’il aurait pu être mon grand-père. Je l’ai laissé méditer dans le cimetière et suis rentré, pour passer à mon tour une nuit où le sommeil a tardé à venir. Le lendemain, avant de reprendre la route pour rentrer sur Paris, je passais au bar, mais un écriteau indiquait une fermeture pour une durée indéterminée. Tandis que je quittais la région en moto, sous un ciel de plus en plus menaçant, les routes m’apparaissaient assombries et beaucoup moins pittoresques que les jours précédents. L’émerveillement du début des vacances avait fait place dans mon esprit à une réflexion profonde. Il me fallait digérer tout cela. Quelques heures après mon départ, les orages intenses devaient balayer le paysage, faisant déborder la rivière et recouvrant les routes d’innombrables feuilles d’arbres et de branches cassées. Les grosses gouttes de pluie allaient laver sous un même rideau dru la tombe fraîchement refermée de Jean et la conscience tourmentée de Lucien. Plus rien ne menacera désormais de dénoncer la vérité concernant les faits d’armes de Jean. Avec le temps, peut-être que les automnes successifs procureront à Lucien un apaisement, lui apporteront le sommeil. Remontant vers le nord par une départementale le long d’immenses champs de coquelicots, j’atteignis bientôt Lyon, où je pris le temps de m’arrêter. La ville était splendide mais nulle part ne se dessina la silhouette de Florence entourée de ses livres. Il ne paraissait pas opportun de me mettre à mon tour en quête du fantôme d’une jeune femme ! Cette histoire n’était pas la mienne. Je décidai de fermer les pages de ce livre et repris la direction de Paris. Je ne revis plus ni Lucien, ni Florence.

Lucien - ou le poids de la conscience « Lucien ou le poids de la conscience » est une nouvelle inspirée de personnages réels, que les hasards de l’existence ont cependant privés de rencontre synchrone. En Ardèche, les platanes couvrent d’une ombre placide la place du village et la terrasse du café, mais le souvenir du drame qui s’est déroulé quarante ans plus tôt reste vivace. Loin de sombrer dans l’oubli collectif, il ressurgit à l’occasion d’un évènement inattendu et improbable, avec son lot de fantômes. Les personnages traversent l’Histoire, non sans dommages ni états d’âme. Au-delà de la lecture peut s’amorcer une réflexion sur le rapport aux obscures notions psychiques que sont la vérité et la conscience.

L’auteur : Frédéric Plan

L’auteur milite pour un monde de partage de la culture, des enseignements et des connaissances. Engagé dans un cursus de psychologie du travail, il manie volontiers la plume pour son plaisir et celui de ses lecteurs.

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