LLE TEXTE ÉTRANGER L#9 - Littérature anglaise -...

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L LE TEXTE É TRANGER L #9 . février 2014 QQQTRANSCULTURALITÉ(S) QQQARTS DU SPECTACLE VIVANT ET LITTÉRATURES QQQDE L’INDE CONTEMPORAINE QQQNuméro coordonné par Katia LégeretQQQ QQQUniversité Paris 8 QQQ POUR CITER CET ARTICLE Polina Manko, « Play de Sh. Shivalingappa et S. L. Cherkaoui : le jeu avec le potentiel narratif des gestes », Le Texte étranger [en ligne], n° 9, mise en ligne février 2014 URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/9/manko.pdf

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LLE TEXTE ÉTRANGER L#9 .févr ier 2014

QQQTRANSCULTURALITÉ(S)

QQQARTS DU SPECTACLE VIVANT ET LITTÉRATURES

QQQDE L’INDE CONTEMPORAINE

QQQNuméro coordonné par Katia LégeretQQQ QQQUniversité Paris 8 QQQ

POUR CITER CET ARTICLE Polina Manko, « Play de Sh. Shivalingappa et S. L. Cherkaoui : le jeu avec le potentiel narratif des gestes », Le Texte étranger [en ligne], n° 9, mise en ligne février 2014

URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/9/manko.pdf

TRANSCULTURALITÉ(S) : ARTS VIVANTS DE L’INDE CONTEMPORAINE

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LA CRÉATION CHORÉGRAPHIQUE PLAY (2010) DE SHANTALA

SHIVALINGAPPA ET SIDI LARBI CHERKAOUI : « LE JEU » AVEC LE POTENTIEL NARRATIF DES GESTES

Polina Manko

a codification élaborée des mouvements de chaque partie du corps est un élément de distinction des formes du théâtre et de

la danse indienne dite « classique ». La classification des gestes de mains y reste le système le plus complexe, qui pose de nombreux défis tant pour sa maîtrise pratique que pour son étude théorique. Étant l’un des véhicules les plus importants du sens, l’interprétation du geste ne se réduit jamais à lui seul. Tout le système d’autres « signifiants », tels que la dynamique du geste ou les mouvements d’autres parties du corps, entre en jeu.

Le geste codifié de la danse indienne « classique », quand il s’agit de ses formes conventionnelles, a toujours une forte connotation culturelle encore liée au culte religieux. Mis à l’écart de son contexte habituel par des artistes contemporains et influencé par un contexte d’une culture extérieure à cette tradition, le geste dit « narratif » de la danse classique indienne, peut-il continuer à signifier ? Quelles formes prend-il, lorsqu’il est privé, dans ce nouveau contexte, de sa connotation mythologique et religieuse ? De tels détournements de l’interprétation « traditionnelle » du geste par des artistes de la diaspora tels que Shantala Shivalingappa, entre autres, permettent-ils de dire qu’il s’agit toujours d’un geste de la danse indienne, ou bien, font-ils de lui « un geste hybride » qui se situe au-delà des apparte-nances à une catégorie définie et avec elle, à un phénomène culturel ?

Ces déplacements de codes gestuels traditionnels dans des spectacles contemporains deviennent possibles car les artistes font face à de nouveaux enjeux de l’époque contemporaine et à un nouveau contexte mondialisé dont l’un des effets est le métissage culturel. Le présent article propose un regard sur l’un des niveaux de tels déplacements.

Le spectacle PLAY est le résultat d’une collaboration récente (créatio en 2010 à De Singel, Anvers) entre Shantala Shivalingappa, artiste de

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danse « classique » indienne style kucipuḍi1 (mais également actrice et danseuse contemporaine occidentale) –, et Sidi Larbi Cherkaoui, danseur/chorégraphe contemporain belge d’origine marocaine.

Le titre du spectacle reflète bien l’esprit dans lequel ses deux co-auteurs/interprètes jouent avec une multitude d’éléments différents, non seulement sur le plan chorégraphique ou théâtral, mais aussi sur le plan culturel. Dans cette création, ceux qui relèvent de contextes culturels différents se trouvent constamment en interaction les uns avec les autres (ou bien simplement juxtaposés), tout en restant identifiables. Dans ce sens, le processus créatif sur la gestuelle se situe dans un champ interculturel.

Pour soutenir ce propos, nous porterons ici notre attention sur l’analyse de quelques gestes « narratifs » spécifiques employés dans le spectacle et de leur rapport au texte, et sur le caractéristiques qualitatives des mouvements faisant partie de ces gestes.

Nous nous demanderons d’abord quel rapport une telle forme nouvelle de représentation du geste entretient avec l’héritage du style « classique » de la danse indienne d’où ce geste provient. S’en éloigne-t-elle, ou bien déplace-t-elle l’attention vers de nouveaux sens possibles du geste, en brouillant sa connotation culturelle d’origine, tout en restant, en même temps, dans sa logique ?

Nous prenons ici pour exemple l’extrait final du spectacle dans lequel Shantala et Sidi Larbi chantent et interprètent une chanson en anglais, à l’aide des gestes. Ces derniers sont isolés de toutes les autres parties du corps lequel reste quasi-immobile dans l’espace : Shantala est à genoux, Sidi Larbi restant debout derrière elle.

1. Les gestes de Shantala Shivalingappa et leur correspondance aux principes de la danse indienne

Le fond narratif de la pièce repose sur une chanson occidentale de type populaire. Cela va à l’encontre des conventions habituelles du kucipuḍi où le sanskrit est souvent utilisé dans les poèmes chantés qui restent alors incompréhensibles pour la majorité du public qui ne

1 Le kucipuḍi est un des styles de danse du sud de l’Inde, originaire de l’état de l’Andhra Pradesh et appelé d’après le village de Kuchipudi. Avant le XXe siècle, le kucipuḍi était interprété exclusivement par des hommes, qui tenaient les rôles de femmes, alors qu’aujourd’hui il peut être dansé tant par des hommes que par des femmes.

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connaît pas cette langue. Néanmoins, le récit peut toujours être interprété par le spectateur, car le danseur/la danseuse a recours à l’expression de la globalité du corps et du visage, pour véhiculer le sens du propos chanté. Le fait de chanter ici une chanson populaire en anglais, qui ne relève donc pas de la tradition de la danse indienne, permet, tout d’abord, de nouvelles interprétations de gestes et les affranchit de leur association traditionnelle au rituel et à la religion ; ensuite, il permet d’opérer certains déplacements de codes conventionnels en isolant les gestes de tous les autres mouvements du corps qui traditionnellement sont porteurs du sens, tels la posture, la marche ou l’expression du visage.

Comme la chanson parle de ce « monde admirable qui nous entoure », les deux interprètes se réfèrent à un éventail de gestes traditionnels qui désignent notamment la flore et la faune : Matsya hasta (le geste du poisson Matsya ; image 1), Garuḍa hasta (le geste de l’aigle Garuda ; image 2), ainsi que le geste plus typique du style kathak2 – Pushpak (« la fleur », avec la rotation caractéristique de deux mains jointes au niveau des poignets)3.

Image 1. Matsya hasta4

Image 2. Garuda hasta5

Or ces gestes, accompagnés ici d’une chanson contemporaine europé-enne, ne gardent plus leurs connotations mythologique et religieuse mais « parlent » tout simplement de la beauté et de la diversité du

2 Le kathak est un style de la danse classique indienne du nord. Le nom kathak provient du mot sanscrit katha — « histoire », ou kathaka – « celui qui raconte une histoire ». En général, ce style du nord est moins rigide et géométrique (quant aux gestes de mains, notamment) que les styles du sud de l’Inde, tels que le kucipuḍi ou le bharata natyam. 3 Moins répandu, d’ailleurs, dans le kucipuḍi. 4 RAO, Appa, Dr. P.S.R. (éd. et trad.), Abhinaya Darpanam of Nandikeśvara, 1ère éd., Hyderabad : éd. Natyamala, 1997, p. 279. 5 Ibid. p. 282.

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monde qui nous entoure dans le sens le plus global du terme. Ainsi, Garuḍa hasta fait-il allusion aux créatures célestes, alors que Matsya renvoie à la vie des océans. Les aspects dévotionnels disparaissent, surtout liés au dieu Viṣṇu de l’hindouisme car, selon la mythologie hindouiste, l’aigle Garuḍa est son oiseau-véhicule et le poisson Matsya représente le premier de ses dix avatars. Nous pouvons donc voir que la connotation spécifique dévotionnelle du geste perd son sens. Comme il ne s’agit plus de raconter une histoire mythologique liée à une divinité, tous les gestes se trouvent ici affranchis de leur rapport au culte et perdent leur référence à un contexte spécifique.

Le fait que chaque geste dansé puisse signifier une multitude de choses caractérise les styles codifiés de la danse indienne appelés « classiques ». Cette possibilité du geste à exprimer plusieurs sens est créative en soi ; l’artiste-danseur opère, en fonction du propos qu’il exprime, le choix d’un sens parmi la multitude des possibilités, ce qui va déterminer ainsi une qualité et une dynamique particulières de son geste. Par ailleurs, la liste des significations codifiées actuelles enseignées dans les écoles indiennes ne prétend pas être exhaustive et fixe en soi.

Notons que dans l’extrait final de PLAY, Shantala associe à chaque idée ou mot de la chanson un geste du style de la danse indienne qu’elle pratique — le kucipuḍi. Ainsi, le geste de deux mains dans Patāka hasta6 (image 3) croisées sur la poitrine, est utilisé pour renvoyer à soi-même et dire « je ». Pour dire « je parle », ce geste est suivi d’un autre, dans lequel les doigts s’ouvrent à l’extérieur de Mukula hasta7 (image 4) à Alapadma hasta8 (image 5) au niveau de la bouche, alors que pour dire « je vois », ce même geste se fait au niveau des yeux.

6 Patāka (« la bannière ») – le premier des hasta, un des plus importants (et ayant l’éventail de significations le plus vaste), servant aussi de point de départ pour la formation de certains autres hasta. Il se fait en pliant le pouce vers la base de l’index, alors que les autres doigts sont serrés et tendus. 7 Mukula (« le bourgeon ») : dans ce hasta, les bouts de tous les doigts sont joints dans la forme de « bourgeon » et regardent vers le haut. 8 Alapadma (« le lotus »), ou Sōlapadma dans le kucipuḑi: les doigts séparés et allongés, avec une rotation de la main à l’extérieur.

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Image 3. Patāka hasta9

Image 4. Mukula hasta10

Image 5. Alapadma hasta11

Par contre, dans d’autres gestes qu’elle utilise, les rapports traditionnels entre les dynamiques spécifiques d’un geste de danse indienne et le sens véhiculé par ce geste, lui servent d’inspiration pour exprimer cette chanson.

De cette manière, pour désigner le mot « outside » (« à l’extérieur »), les deux mains sont tenues dans Haṁsapakṣa hasta12 (image 6) près de la poitrine l’une devant l’autre sur le même niveau, ensuite la main qui est plus proche du corps fait un mouvement vers l’avant par-dessus l’autre main. La manière d’accomplir ce geste reste tout à fait dans la logique du style kucipuḍi : avec un trajet circulaire et précis quant à sa direction et son point d’arrivée, au niveau de la poitrine.

9 Ibid. p. 155. 10 Ibid. p. 242. 11 Ibid. p. 220. 12 Haṁsapakṣa (« l’aile de cygne ») : le geste construit à partir de Patāka hasta dans lequel l’index, le majeur et l’annulaire sont inclinés vers l’avant, toujours serrés ensemble.

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Image 6. Haṁsapakṣa hasta13

L’idée de « passing thought » (« une pensée passagère ») est « traduite » dans le langage gestuel par deux mains en Sūcī hasta14 (image 7), la main gauche placée devant le centre de la poitrine (l’index dans la direction d’en haut) et la main droite faisant un demi-cercle sur le plan horizontale devant le corps (au niveau de la poitrine) pour s’arrêter ensuite du côté droit de la tête. Ici, la particularité spatiale du trajet horizontal du geste donne la sensation d’« une pensée » paisible et légère. La sensation de légèreté est aussi donnée à travers le niveau du mouvement (le niveau de la poitrine, c’est-à-dire au-dessus du centre de gravité du corps, ce qui correspond à un soi-disant « centre de légèreté »15) et le rapport du mouvement du bras au poids, alors que la notion de [la pensée] « passagère » se lit dans la dynamique de ce mouvement horizontal. Il s’agit d’un mouvement fluide d’une vitesse assez soutenue, dans lequel il n’y a pas d’accélérations ni de décélérations jusqu’à son arrêt final à côté de la tête – comme si cette « pensée » faisait son chemin tranquille pour arriver jusqu’à l’esprit, s’y arrêtait un instant pour ensuite repartir ailleurs. En effet, selon Katia Légeret, les dynamiques et les directions de gestes prennent en compte la nature essentielle des lignes. Ainsi, la ligne verticale a la nature du feu, tandis qu’une diagonale possède celle du vent et la ligne horizontale celle de l’eau : « Elles génèrent l’aspiration et tout sentiment de fluidité. »16 Cette « pensée passagère » est fluide comme l’eau. Ainsi pouvons-nous voir ici comment Shantala reprend les qualités des gestes propres à sa forme traditionnelle de danse et exprime de cette manière quelques idées abstraites.

13 Ibid. p. 235. 14 Sūcī (« L’aiguille ») : dans ce hasta, tous les doigts sont serrés dans le poing sauf l’index qui est tendu à l’extérieur. 15 En termes de Rudolf Laban. 16 LÉGERET, Katia– Manochhaya, Esthétique de la danse sacrée : Inde Traditionnelle et art contemporain, Paris : Editions Geuthner, 2001, p. 83.

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Image 7. Sūcī hasta17

Le mot « the world » (« le monde ») de la chanson trouve son expression dans Patāka hasta qui trace un demi-cercle, cette fois-ci sur le plan vertical au-dessus de la tête. L’une des significations de Patāka hasta, selon le canon de la danse indienne, est « le ciel » (amara-maṇḍala), lequel est montré par ce même mouvement circulaire au-dessus de la tête. Plus loin encore, un autre geste typique pour signifier « le monde » (lokārtha) dans le kucipuḍi, se rencontre également dans la gestuelle de Shantala : il s’agit du déjà mentionné Sūcī hasta, avec l’index tendu vers le haut, la main levée au-dessus de la tête et faisant de petits cercles.

Sur les paroles « hold on » (« tenir bon, persister »), Shantala avance devant sa poitrine deux Muṣṭi hasta (« le poing ») (image 8) l’un après l’autre. La première signification de ce hasta est bien « la ténacité, la fermeté, la persévérance » (sthira). La nuance particulière de son exécution par rapport à la danse indienne « traditionnelle » réside non pas dans le geste lui-même ou dans sa signification, mais plutôt dans l’accentuation de son rapport à la rythmique spécifique des paroles de la chanson et à la globalité du corps. Ainsi, le geste est exécuté par les deux mains d’une après l’autre, ce qui n’est pas forcément le cas dans la danse indienne. Ce dispositif fait percevoir la symétrie du geste par rapport à l’axe vertical du corps donnant une sensation de stabilité et une expressivité plus neutre que dans le kucipuḍi. Le corps reste fixe dans l’espace, le tronc et la tête ne sont pas sollicités et n’accompagnent pas le geste, le regard est lui aussi fixé droit devant soi. Tout cela va à l’encontre du principe connu de la danse indienne selon lequel le regard suit le geste. La rythmique très régulière du geste — un poing avance sur le mot « hold », l’autre sur le deuxième mot « on », les deux mots étant eux-mêmes chantés suivant un rythme régulier — ôte au geste tout son contexte

17 Ibid. p. 198.

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expressif, comme s’il y avait une volonté de laisser le geste porter à lui seul la charge de l’expression.

Image 8. Muṣṭi hasta18

L’idée de « possible » est exprimée par Haṁsāsya hasta (image 9) avec la main vibrant le long de son trajet horizontal demi-circulaire devant le corps. Cette légère vibration du geste témoigne d’une sensation d’incertitude.

Image 9. Haṁsāsya hasta19

Pour désigner « I know » (« je sais »), le geste déjà mentionné pour dire « je », avec deux Patāka croisés sur la poitrine est utilisé, suivi par Saṁpuṭa (saṁyuta) hasta20 (image 10) dans lequel les bras avancent devant le corps, toujours au niveau de la poitrine. Le mot saṁpuṭa signifiant littéralement « un récipient », ce hasta est donc utilisé pour

18 Ibid. p. 189. 19 GHOSH, Manomohan (éd. et trad.), Nandikesvara’s Abhinayadarpanam : a manual of gesture and posture used in hindu dance and drama, 2nd éd., Calcutta : Firma K. L. Mukhopadhyay, 1957. p. 75. 20 Saṁpuṭa hasta — deux Patāka hasta avec les paumes creuses joints ensemble l’une en travers de l’autre.

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désigner quelque chose qui couvre, cache, ou contient. Shantala suggère ici que le contenu est une connaissance.

Image 10. Saṁpuṭa (saṁyuta) hasta21

Le mot « stars » (« les étoiles ») est accompagné par deux mains qui s’élèvent de deux côtés et au-dessus de la tête, avec les pouces et les index s’ouvrant de Muṣṭi hasta à Candrakalā hasta22 (image 11). Ce geste désigne d’habitude le croissant de lune, ainsi que tout objet qui peut ressembler à cette forme. Dans le kucipuḍi traditionnel, ce geste ne sert pas à montrer une étoile. Pourtant, l’artiste de PLAY l’utilise à sa façon avec deux doigts qui s’étendent du poing, pour imiter le scintillement des étoiles. A ce propos, il faut remarquer que ce geste de Candrakalā hasta, une fois levé au-dessus de la tête, signifie souvent, dans la danse « classique » indienne, la couronne en forme de lune qui orne la tête du dieu Śiva. Comme dans le cas de Matsya hasta et d’autres gestes typiques associés à Viṣṇu et utilisés dans PLAY, toute la référence à la mythologie et à la dévotion du dieu est ici effacée. Une autre dynamique choisie pour ce geste occulte toute possibilité du lien à un sujet traditionnel.

Image 11. Candrakalā hasta23

21 RAO, Appa, Dr. P.S.R. (op. cit. p. 277). 22 Candrakalā hasta : accompli à partir de Sūcī hasta dans lequel le pouce est tendu à la distance maximale de l’index. 23 Ibid. p. 202.

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2. Les gestes de Sidi Larbi Cherkaoui et leur différence des codes gestuels de la danse indienne

Portons maintenant notre attention sur la gestuelle de Sidi Larbi Cherkaoui, qui reste debout derrière Shantala pendant toute la durée de la chanson tout en chantant avec elle. Les gestes de Sidi Larbi, s’inspirant de ceux de la danse indienne, diffèrent par leurs qualités des gestes de Shantala, et ils ne sont plus dans le même rapport à la narrativité. Alors que formellement, il reproduit à certains moments, les mêmes gestes ou, plutôt, les mêmes « finalités » des gestes que la danseuse, leur contenu rend abstrait ce qui est chanté et se distancie ainsi du discours verbal. Sidi Larbi déplace parfois une main, alors que l’autre reste complètement non engagée et repose dans une position naturelle et relâchée le long du corps. Alors que dans la logique du kucipuḍi, ainsi que de toutes les formes codifiées de la danse indienne, la main, même si elle n’est pas engagée dans le geste, n’est, pourtant, jamais complètement relâchée, et continue à garder une certaine position dans l’espace et par rapport au corps (souvent, comme nous l’avons vu, devant le centre de la poitrine).

C’est au moyen des articulations insolites des bras créant des trajec-toires inhabituelles du geste, que le rapport direct de celui-ci à la trame narrative s’efface. Dans la gestuelle de Shantala Shivalingappa, nous pouvons voir que la correspondance du geste à la parole est assurée par les trajectoires directes de ce geste dans l’espace de la kinésphère du danseur. Alors que Sidi Larbi Cherkaoui introduit dans cette même trajectoire plusieurs autres mouvements dont les trajectoires vont dans des sens différents, avant d’arriver à la position finale du geste. Ainsi, la trajectoire initiale devient indirecte, ce qui interdit à de tels gestes tout rapport à la narration.

Les gestes accomplis selon les règles de la danse indienne correspon-dent à ce que Rudolf Laban appelle « direct space » (l’espace direct) : la précision par rapport à la direction du geste dans l’espace, le mouvement focalisé et canalisé. Tous les gestes de Shantala Shivalin-gappa sont accomplis avec une position du corps frontale et stable. En règle générale, le fait d’être assis sur les genoux fixe certainement l’orientation du corps dans l’espace et la position de ce corps par rapport au spectateur, mais elle n’ôte pas nécessairement à la partie haute du corps la mobilité et la torsion, de sorte que non seulement l’espace du devant de la kinésphère soit investi, mais aussi celui qui l’entoure. La différence que l’on observe entre la manière d’investir l’espace chez Shantala Shivalingappa et chez Sidi Larbi Cherkaoui réside justement dans le fait que la partie haute du corps de Shantala

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n’est presque pas mobile, et même s’il y a de petites participations du haut du corps dans le geste, dans tous les cas il n’y a pas de rotations de la colonne vertébrale. Par conséquent, seul l’espace devant le corps est investi par le geste.

Quant aux gestes de Sidi Larbi Cherkaoui, outre le fait que leurs trajectoires sont libérées de toute contrainte conventionnelle, leur qualité du mouvement est caractérisée par ce que Rudolf Laban appelle « indirect space » (l’espace indirect) : la conscience de l’environnement autour de soi, le regard englobant et le mouvement multidirectionnel. Ses mouvements des bras sont accompagnés par l’instabilité et la mobilité de la partie haute du corps (les rotations du buste) et par les mouvements d’inclinaisons et de rotations de la tête. Rudolf Laban opposait deux actions : « se battre contre l’espace » (pour l’espace direct) et « s’investir dans l’espace » (pour l’espace indirect). Dans PLAY, elles se manifestent dans les deux manières différentes de s’approcher de la même gestuelle traditionnelle. Tandis que les gestes de Sidi Larbi Cherkaoui sont abstraits et autosuffisants, sans lien logique avec la narration, la gestuelle de Shantala, bien au contraire, tend à « illustrer » le texte à travers le geste. Ses mouve-ments suivent aussi la rythmique de la parole chantée, en s’appro-chant parfois du « langage des sourds-muets », lorsqu’il y a un rapport direct du signifiant-signifié entre ces gestes et la parole. Il y a pourtant un éloignement de l’expressivité du corps typique de la danse indienne car l’expression du visage est réduite au minimum, les mouvements se déploient dans l’espace devant le corps et souvent en monoplan (c’est-à-dire, sur l’un des trois plans : vertical, horizotal ou frontal). La règle commune pour les pratiques de danse indienne « classique », d’après laquelle le regard suit d’habitude le geste, est de la même manière abandonnée ici au profit d’un regard « abstrait » et fixe droit devant soi, avec une expressivité tendant à une neutralité.

Conclusion

Ainsi, à travers l’exemple de cette création – une collaboration de deux chorégraphes venant d’univers différents – nous pouvons voir comment, en s’affranchissant du contenu traditionnel d’un geste codifié, ainsi que de tout son contexte culturel qui implique, notamment, l’expressivité du reste du corps, ce geste peut rester néanmoins conforme aux principes qualitatifs déterminés par les codes classiques. Ce procédé lui assure toujours son côté narratif, alors que le rapport entre le texte et le geste est déplacé vers un

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contexte contemporain. C’est le geste qui garde les caractéristiques dynamiques propres à la gestuelle de la danse indienne, constituant la base de tout le travail créatif de Shantala Shivalingappa.

En développant ce travail sur la gestuelle qui reste dans la logique de la danse indienne mais se trouve placée dans un nouveau contexte, la danseuse ne le rend pas pour autant « hybride » ou « métisse », dans le sens où il est toujours classable. Car les frontières entre les gestes appartenant au discours « classique » (ceux de Shantala Shivalin-gappa) et les gestes qui n’y appartiennent pas (ceux de Sidi Larbi Cherkaoui), restent identifiables. Les catégories et les identités cultu-relles entrent, dans ce spectacle de PLAY, en interaction, créant de nouveaux dispositifs pour un travail créatif inédit, mais elles ne s’y métissent pas. Cette démarche est différente de celle d’un autre artiste de la diaspora sud-asiatique – Akram Khan — qui crée un geste « métis » ou « confus » en introduisant des éléments étrangers aux codes traditionnels du geste de la danse indienne, à l’intérieur même du geste.24

Comme nous pouvons le remarquer dans le cas de Shantala Shivalingappa, les procédés de déplacement et de remise en question des usages de gestes de danse indienne semblent être toujours inspirés par la tradition même, comme, par exemple, le fait de déplacer l’accent sur l’un des éléments de la « tradition » (tel que la frontalité quasi-immobile du corps ici) jusqu’à le rendre, parfois, excessif. Ainsi, la créativité passe-t-elle ici non pas tant par le rejet des contraintes du classicisme, mais surtout en privilégiant l’un de ses aspects sur un autre. La tradition elle-même ne devrait pas être vu comme une constante, figée et stable, mais plutôt comme une source inépuisable d’un potentiel de créativité, que chaque artiste peut comprendre et interpréter à sa manière.

« La version originale n’existe pas, c’est le mouvement vers l’origine, le mouvement de création, qui compte. »25 Alors, peut-on considérer les déplacements du geste dans une création telle que PLAY, comme un mouvement de détournement de la tradition, mouvement qui va à

24 Ce phénomène d’« hybridation » (auquel certains auteurs donnent aussi le nom de « métissage ») et de « confusion », implique que l’harmonie de l’intégration et de l’assimilation des éléments culturels y est opposée à une manque, ou une perte, dans l’espace entre les deux (ou le tiers-espace, dans les termes de Homi K. Bhabha), cet espace d’ « interstice » étant un lieu d’une créativité nouvelle qui dépasse, dans son résultat, toute possibilité d’ « appartenir à …». 25 LÉGERET, Katia– Manochhaya (op. cit. p. 42).

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l’encontre d’elle, ou bien, comme celui qui va vers la tradition, à partir d’un contexte contemporain ?

Dans PLAY, divers éléments culturels et systèmes de pensée interagissent, semblent être libres de s’infiltrer les uns dans les autres ou de s’éloigner, dans cet esprit général « enjoué » annoncé par le titre du spectacle. Si l’on reprend les termes de Homi K. Bhabha, il s’agit de rendre visible, à travers ce processus, la diversité culturelle, et non pas la différence culturelle. « La diversité culturelle est un objet épistémologique – la culture en tant qu’objet de savoir empirique – alors que la différence culturelle est le processus d’énonciation de la culture comme « connaissable », […] ».26 Ce qui importe dans le processus de PLAY, ce n’est pas l’intention de connaître l’autre, mais le mouvement d’aller à la rencontre de l’autre, avec l’acceptation de la possibilité de s’y perdre ou d’avoir le sentiment d’égarement sur ce nouveau territoire, car cet « autre » n’est lui-même jamais homogène, étant façonné, de la même manière que celui qui fait cet effort, par une imbrication complexe des éléments culturels différents.

26 BHABHA, Homi K., Les lieux de la culture : une théorie postcoloniale, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Françoise Bouillot, Paris : Payot & Rivages, 2007, p. 76.