L'ironie; réactualisation de pensée et contenus non …...Introduction L’objectif du présent...

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Université de Neuchâtel Mémoire de Master L’ironie ; réactualisation de pensée et contenus non posés : une approche pragmatique Auteur : Thierry Raeber Superviseur : Louis de Saussure Expert : Steve Oswald Soutenu le 24 février 2011

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Université de Neuchâtel

Mémoire de Master

L’ironie ;réactualisation de pensée et contenusnon posés : une approche pragmatique

Auteur :Thierry Raeber

Superviseur :Louis de Saussure

Expert :Steve Oswald

Soutenu le 24 février 2011

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Table des matières

Introduction 3

1 Les différentes problématiques 51.1 Perspective ‘théorique’ et perspective ‘analytique’ . . . . . . 6

1.1.1 La vision de Kerbrat-Orecchioni . . . . . . . . . 61.1.2 Le point de vue de Sperber & Wilson . . . . . . 71.1.3 Conciliation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

1.2 Caractéristiques de l’ironie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91.2.1 La raillerie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101.2.2 Discours rapporté ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121.2.3 La nature de l’énoncé . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131.2.4 Le statut du locuteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141.2.5 La cible de l’ironie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

2 Ironie ou réactualisation de pensée 172.1 Ironie contre discours rapporté . . . . . . . . . . . . . . . . . 172.2 La réactualisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182.3 Généralisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192.4 En pratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 202.5 Réponses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

3 L’ironie et les contenus non posés 243.1 Les contenus non posés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 273.2 Les questions ironiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 303.3 Questions rhétoriques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 333.4 Question rhétorique VS question ironique . . . . . . . . . . . 34

3.4.1 Une question rhétorique n’est pas nécessairement iro-nique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34

3.4.2 Une question ironique n’est pas nécessairement rhéto-rique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38

3.4.3 En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 423.5 Généralisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 433.6 Synthèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46

Conclusion 48

Bibliographie 50

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Introduction

L’objectif du présent mémoire est de présenter un nouveau modèlepragmatique du phénomène de l’ironie. Prenant comme point de départde ma démarche quelques unes des théories majeures qui traitent de cetteproblématique, j’élabore un modèle bipartite dont l’objectif est de décrired’une part ce qui définit l’ironie dans son essence et dans les fondamentauxqui la caractérisent, et d’autre part les outils linguistiques qui sont nécessairesà sa construction, à son identification et à son interprétation.

Cette réflexion est née d’une observation selon laquelle la littératurescientifique qui s’atèle à théoriser l’ironie se limite en grande partie à consi-dérer des cas d’ironie dont la force illocutoire est assertive. Rares sont lesexemples d’ironie exprimée sous forme de question, de remerciement, deprière, etc. Et lorsque ceux-ci apparaissent, leur portée illocutoire ne faitl’objet d’aucun commentaire particulier. En poursuivant des recherches danscette direction, j’ai été amené à m’intéresser aux différents éléments de sensvéhiculés par l’énoncé et sur lesquels l’ironie peut opérer. J’ai ainsi tenté detirer sur la base de mes observations un certain nombre de généralisationssusceptibles de s’intégrer dans une définition des processus propres à laréalisation de l’ironie. En parallèle, les commentaires de Ducrot sur ladistinction entre l’ironie et le discours rapporté m’ont conduit à observer deplus près les similitudes qui les rapprochent aussi bien que les différencesqui les opposent. Les résultats de cette mise en perspective m’ont permisd’identifier un certain nombre de singularités spécifiques à l’ironie, singula-rités qui m’ont semblé suffisamment primordiales pour tenter de développerun modèle théorique basé sur ces propriétés.

Ce travail est structuré en trois chapitres principaux. Le premier proposeune description du phénomène de l’ironie suivant une démarche thématique.Je commence par décrire les deux principaux axes d’étude dans lesquelsil est à mon sens possible de s’engager en illustrant chacun d’eux par unethéorie qui s’y rattache. Je décris ensuite quelques unes des principalescaractéristiques propres à l’ironie en m’appuyant sur différents auteursayant travaillé sur la question. Sur la base des textes qui constituent ma

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Introduction

bibliographie, j’extrais et décris les cinq fondamentaux propres à l’ironiequi me semblent regrouper les principales questions relatives à ce fait delangage, à savoir la raillerie, la proximité avec le discours rapporté, la naturede l’énoncé, le statut du locuteur et finalement la cible de l’ironie, tout enmettant en perspective les différentes opinions qui ont été défendues à leurpropos.

Le second chapitre présente le premier volet du modèle. Il reprendles différentes interrogations soulevées par l’observation de divers traitsdéfinitoires de l’ironie pour tenter d’y apporter une réponse nouvelle. Partantde la proximité qu’entretient l’ironie avec le discours rapporté, j’élabore uneconception de l’ironie qui l’envisage comme une réactualisation de pensée, etmontre en quoi cette perspective permet de répondre aux attentes définiesdans le premier chapitre.

Le dernier chapitre expose une analyse de l’ironie considérée du point devue des contenus non posés. Prenant pour base la théorie de l’antiphrase deKerbrat-Orecchioni, je montre en quoi une extension de cette visionpermet de résoudre les difficultés descriptives dont elle souffre, et commentun modèle antiphrastique étendu aux contenus non posés permet d’identifierde manière systématique le matériau linguistique sur lequel joue l’ironie.

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Chapitre 1

Les différentes problématiques

Ce chapitre tente de présenter les principales caractéristiques qui fontl’objet d’investigations de nature linguistique à propos de l’ironie. Monobjectif est de recenser ces propriétés fondamentales et de les observer sousle regard des différents linguistes qui s’y sont intéressés, afin de déterminerleur point de vue. Je précise d’emblée qu’il est difficile et peu pertinent devouloir attribuer à un auteur une vision précise. Si certains ont une opinioncatégorique à l’égard d’un composant constitutif de l’ironie, il n’en est pastoujours ainsi. Cicéron par exemple commence par considérer l’ironiecomme figure de mots pour finalement la voir comme une figure de pensée.Sperber et Wilson partent d’une théorie de la mention pour obliquervers une théorie de l’écho. Ce chapitre a simplement pour but de soulevercertaines problématiques qu’il est intéressant d’observer avec l’appui desdifférentes hypothèses que certains auteurs ont proposées, et non d’attribuerà chacun d’eux une opinion arrêtée sur la question.

Commençons par reprendre la définition de l’ironie donnée par le PetitRobert :

« Ironie : Manière de se moquer (de quelqu’un ou de quelque chose) endisant le contraire de ce qu’on veut faire entendre. »

Si l’on s’en tient à cette définition, il est question ici comme le montreKerbrat-Orecchioni (1976, p. 11) de deux aspects distincts caractérisantl’ironie. Le premier prend en compte l’effet illocutoire de l’ironie, c’est-à-direla moquerie/raillerie. Le second considère l’ironie comme une inversion entrece qui est dit et ce qui est communiqué, autrement dit une antiphrase. Cesdeux aspects sont de nature très différente. Le premier est d’ordre discursif,alors que le second est rhétorique. Ces deux aspects présentent à mon sensles grands axes d’analyse de l’ironie :

– Quel est le but de l’ironie ?

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Chapitre 1. Les différentes problématiques

– Comment y parvenir ?

En d’autres termes, il m’apparaît que toutes les réflexions portant surl’ironie tentent de répondre à l’une ou l’autre de ces questions qui par ailleursne sont pas hermétiques : le point de vue que l’on soutient par rapport àl’une d’elle a des implications sur la seconde.

1.1 Perspective ‘théorique’ et perspective‘analytique’

Parallèlement aux deux questions posées ci-dessus, je pense que l’ironie,comme beaucoup d’autres faits de langue, peut être considérée sous deuxangles différents. Le premier s’intéresse à comprendre la nature profonde del’ironie. Cela revient à expliquer les objectifs du procédé et ses mécanismesfondamentaux. Cet axe d’étude peut être considéré comme ‘théorique’. Ils’oppose à un axe d’étude plutôt ‘analytique’ qui s’intéresse au processusde réalisation de l’ironie en tentant de comprendre comment celle-ci semanifeste dans l’énonciation, se construit et se reconnaît. Il en va commedans la description d’une voiture. On peut en faire une description ‘théorique’en esquissant le schéma général du moteur et son fonctionnement universel.On peut d’autre part décrire ce qui permet de différencier chaque modèle,les matériaux utilisés et les caractéristiques qui la différencient d’un tracteurou d’une moto.

Toutes les théories sur l’ironie n’abordent pas ces deux perspectives demanière égale. Un bref survol des théories de Kerbrat-Orecchioni etde Sperber & Wilson nous permet de constater que la première tientune position davantage ‘analytique’ par rapport à la seconde qui s’inscritclairement dans une lignée ‘théorique’.

1.1.1 La vision de Kerbrat-Orecchioni

L’analyse de Kerbrat-Orecchioni s’attache principalement à décrireles indices exploitables pour construire et saisir l’ironie d’une séquenceverbale (1976 : 25-34). La considérant comme un procédé rhétorique basésur l’antiphrase, elle brosse un panorama considérablement développé desdiverses stratégies à disposition pour parvenir à rendre un propos ironique.De plus, elle détaille la construction des niveaux de sens qui apparaissent aucours du processus interprétatif, approche qui est également majoritairementlaissée de côté chez les théories voisines.

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1.1 Perspective ‘théorique’ et perspective ‘analytique’

Le principal défaut relevé chez Kerbrat-Orecchioni par de nombreuxlinguistes est une définition trop étroite : elle ne considère l’ironie que commeun cas d’antiphrase. Il y a pour elle un renversement systématique entre cequi est dit et ce qui est laissé à penser. Elle soutient que l’ironie ne peut sefaire que dans le cas ou une dimension axiologique est possible, point devue qu’il est nécessaire de soutenir si l’on ne parle que d’antiphrase. Maisil devient problématique à partir du moment où l’on envisage l’étude descas concrets qui ne présentent manifestement aucun renversement du sensencodé.

Ce ne serait toutefois pas rendre justice à l’auteure que de dire qu’ellenie l’existence de l’ironie sans antiphrase. Elle reconnaît l’existence detels cas, mais les traite différemment. Elle considère un énoncé ironiquesans renversement sémantique comme un énoncé exploitant une ironie desituation, et non comme une ironie purement verbale. A son avis, seul peutêtre considéré comme sincère tout en étant ironique l’énoncé où il existedéjà dans la situation décrite une forme de contradiction ou de paradoxe.Autrement dit, l’énoncé décrit une situation, au demeurant tout à faitexacte du point de vue informatif, mais pointe une sorte d’incohérence extra-linguistique indépendante de sa description verbale (Kerbrat-Orecchioni1976, p. 17-18).

1.1.2 Le point de vue de Sperber & Wilson

La théorie échoïque est le prolongement de la théorie de la mentionprésentée par Sperber et Wilson (1981). Cette dernière a souffert dedifficultés descriptives et vécu une évolution aboutissant à la théorie décriteici (1989, p. 356-364). Selon les auteurs, l’ironie est systématiquementl’expression d’une prise de position face à une pensée attribuée, voireattribuable à un tiers, c’est-à-dire une attitude à l’égard de la penséed’autrui. Il est donc question ici d’une forme de discours indirect en lesens où l’ironie reflète une pensée ou un propos tenu par un autre (réel oufictif), mais sur lequel on exprime une forme de jugement, plutôt péjoratifou moqueur. En définitive, c’est l’attitude vis-à-vis de l’écho à l’énoncé quidéfinira s’il est à prendre ironiquement ou non. La dimension échoïque est àelle seule insuffisante pour octroyer à l’énoncé une portée ironique : toutréside dans notre propre jugement sur le propos que l’on rapporte. Si celui-ciest un jugement d’approbation par exemple, il ne sera pas question d’ironie.En revanche, si on indique à l’aide de différents indices que l’on se prononceen défaveur du propos repris, que l’on s’en distancie ou que l’on s’en moque,alors seulement apparaît la teneur ironique de l’énoncé. Considérons unexemple un peu caricatural d’un trait échoïque qui n’est pas ironique :

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Chapitre 1. Les différentes problématiques

(1) Pierre : – C’est un beau temps pour un pique-nique.Au moment du pique-nique, le temps est splendide.Marie : – En effet, beau temps pour un pique-nique !

En revanche, si le temps s’était avéré maussade, le même énoncé de la partde Marie, toujours échoïque aux propos de Pierre, aurait pour but de letourner en dérision, montrant que la prédiction était mauvaise. Il est doncnécessaire à tout interlocuteur, pour saisir l’intention ironique, de percevoirpremièrement la dimension échoïque, la source de l’écho, mais également leregard que porte le locuteur sur le propos rapporté, afin de déterminer sicette attitude est favorable ou non.

Les auteurs montrent qu’il est indispensable à l’ironie d’exploiter unepensée tierce, prise en écho. Ils illustrent ainsi ce point :

(2) Pierre est très cultivé. Il a même entendu parler de Shakespeare.

Pour que cet énoncé soit compris comme ironique, il est nécessaire quel’interlocuteur partage l’information selon laquelle considérer le fait d’avoirentendu parler de Shakespeare comme critère pour être cultivé est absurde.Mais il est impératif également que d’une manière ou d’une autre, quelqu’unsoutienne l’idée que Pierre est cultivé. Il est indispensable que cette penséesoit attribuable à quelqu’un afin de pouvoir la reprendre en écho. Si tel n’estpas le cas, l’effet d’ironie disparaît.

L’apport considérable de cette théorie face aux théories classiques quiprésentent l’ironie comme une façon de dire l’inverse de ce qu’on veutcommuniquer, réside en ce qu’elle permet de surmonter des difficultésdescriptives que d’autres ne sont pas en mesure de résoudre. Les auteursmontrent qu’il est parfaitement possible de faire de l’ironie en employantdes énoncés qui satisfont les conditions de vérité. C’est par exemple le casde cette tirade du Candide de Voltaire, dans laquelle il n’est pas questionde dire l’inverse, mais de rendre une pensée absurde :

(3) Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deuxarmées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, lescanons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer.Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes dechaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondesenviron neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. Labaïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelquesmilliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentainede mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, secacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque. Enfin,

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1.2 Caractéristiques de l’ironie

tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dansson camp, il prit le parti d’aller raisonner ailleurs des effets et descauses.(Candide de Voltaire, cité par Sperber et Wilson (1989, p. 363),mes italiques)

Autrement dit, l’inversion propre à l’ironie ne réside pas dans la valeurpropositionnelle de l’énoncé, mais dans le jugement fait sur la pensée repriseen écho. Cette théorie permet également de montrer d’où vient l’effet comiqueque produit l’ironie. La position que prend l’énonciateur en rapportant unpropos tenu par un tiers et en montrant son absurdité, sans pour autantl’indiquer explicitement, donne à l’ironie l’efficacité qui lui est propre. Car lasubtilité utilisée pour faire comprendre à un auditeur, sans le communiquerexplicitement, que l’on réprouve une idée dont on se fait le rapporteur estbien plus efficace que de manifester frontalement sa désapprobation.

1.1.3 Conciliation

Si l’on envisage la théorie de l’antiphrase dans son orientation analytiqueet la théorie échoïque dans son orientation théorique, les deux axes n’entrentpas forcément en conflit. Même si les deux modèles présentés ci-dessuss’avèrent incompatibles, il n’est pas exclu de proposer un modèle unique quiintègre ces deux lignes distinctes quant à leurs objectifs et leurs instruments.

Les chapitres 2 et 3 de ce travail ont précisément comme objectif deprésenter un modèle d’analyse qui s’intéresse dans un premier temps à laproblématique théorique inhérente à l’ironie, et dans un second temps à larecherche d’une systématique de construction, et par extension d’identifi-cation des énoncés ironiques. Mais auparavant, il est nécessaire d’observerencore quelques aspects de l’ironie et les questions qu’elle soulève ainsi queles difficultés qu’un modèle de l’ironie se doit de surmonter.

1.2 Caractéristiques de l’ironie

En me basant sur l’observation des auteurs, j’ai extrait un certain nombrede traits essentiels que chacun aborde de manière plus ou moins différente,mais qui sont fréquemment traités, bien qu’avec une considération relative.Il m’a donc paru important de les identifier et de détailler les différentspoints de vue. Cette orientation descriptive s’inscrit davantage dans ce quej’ai appelé la démarche théorique que dans la démarche analytique. Cescomposantes définissent la nature fondamentale de l’ironie, composantes sur

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Chapitre 1. Les différentes problématiques

lesquelles le modèle que je propose dans le second chapitre tentera d’apporterdes réponses. L’objectif est donc ici d’introduire ces traits essentiels sous leregard des théories actuelles, avant d’apporter une vision plus personnelledans le second chapitre.

Il est question en premier lieu de ce qui a trait à la raillerie, composanteillocutoire inséparable de l’ironie, mais dont l’origine est fortement discutée.Le second point est le rapport qu’entretient l’ironie avec le discours rapporté.Ce débat n’est pas systématique mais permet de mettre en avant un certainnombre de particularités qui font l’essence même de l’ironie. Je m’intéresseensuite à la nature de l’énoncé, montrant que celui-ci peut être considérétrès différemment selon le point de vue. La conséquence naturelle de l’intérêtporté à la nature de l’énoncé est de s’intéresser ensuite au statut du locuteurpour voir comment celui-ci se place face à ce qu’il énonce. Ces deux pointsprofondément liés rendent la séparation épineuse, mais je pense qu’il estimportant de distinguer ces notions. La dernière caractéristique concerne lacible de l’ironie.

1.2.1 La raillerie

La notion de raillerie est fondamentalement liée à l’ironie. Il semble eneffet que cette particularité soit communément admise comme faisant partieintégrante des procédés ironiques. Les premiers théoriciens de l’antiquitéavaient déjà reconnu cette portée moqueuse systématique. Ce qui, en re-vanche, ne fait pas l’unanimité est la façon dont opère l’ironie pour parvenirà cette fin. La littérature présente un certain nombre d’explications à cetteforce illocutoire, et différentes justifications permettent de l’expliquer.

L’ironie a longtemps été considérée comme un trope, c’est-à-dire unefigure de mot. Le procédé général consiste à donner aux mots un sensdifférent de leur signification littérale. Mais cette vision de l’ironie commetrope pose une difficulté majeure en ceci qu’il est difficile de concevoir cefait de langue comme un procédé purement rhétorique par lequel le sens desmots doit être inversé, tout en y ajoutant une valeur de raillerie. Un tropesert à communiquer un contenu par altération du sens des mots, ainsi que lefont la métaphore ou l’hyperbole. Si le trope permet une dimension poétique,il n’explique pas la moquerie que véhicule l’ironie. Cet écueil a amené parexemple Cicéron à considérer l’ironie non comme figure de mots, maiscomme figure de pensée, ce qui permet cette fois d’expliquer la possibilitéde raillerie en feignant dire quelque chose tout en communiquant en réalitél’inverse, cet inverse étant généralement dépréciateur. Pour Quintilienégalement, l’ironie comme antiphrase permet au locuteur de « feindre toutà fait de penser ce qu’il ne pense pas » (1933). Cette adhésion simulée à une

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1.2 Caractéristiques de l’ironie

pensée donne à l’ironie son potentiel railleur par contraste avec la penséeréellement assumée.

Considérer l’ironie comme une figure de pensée ne résout toutefois pasentièrement le problème. Grice conçoit l’ironie comme figure de pensée,mais se limite à y voir une prise en charge simulée pour montrer, parcontradiction manifeste, qu’elle est fausse et que le locuteur exprime enréalité la pensée inverse. Mais exprimer l’inverse ne veut pas encore dire quel’on se moque. Compte tenu du fait que la moquerie est systématique dansl’ironie, il semble indispensable d’inclure ce paramètre dans l’explicationdu phénomène. Ne serait-ce que pour justifier son emploi. Si la raillerien’était pas présente lorsqu’on est ironique, ce procédé coûteux n’auraitaucun attrait. Cette force illocutoire est la pierre angulaire de l’ironie, sansquoi il n’y aurait aucun intérêt à ironiser. Expliquer l’ironie implique deprendre en considération pourquoi et comment elle apporte cette dimensionmoqueuse. Et ce point semble être absent de l’analyse gricéenne, qui si ilreconnaît à l’ironie une nature touchant à la pensée et non aux simplesmots, s’arrête en chemin sans s’intéresser à sa force illocutoire particulière.

Pour rester encore dans une vision antiphrastique, Kerbrat-Orec-chioni défend un lien entre l’antiphrase et la raillerie (1976, p. 102). Pourelle, l’ironie fonctionne systématiquement en proposant littéralement uncontenu positif, qui par antiphrase est transformé en contenu figuré négatif,présentant donc une feinte appréciation pour se révéler être en réalité unedésapprobation, le renversement créant ainsi la moquerie. L’inconvénientde cette explication réside dans la question de la cible de l’ironie. Si laraillerie porte sur le jugement dépréciatif obtenu par antiphrase, alors cen’est ni l’auteur de la pensée qui est moqué, ni la pensée elle-même, maisce que la pensée communique. Ce n’est pas Pierre ayant annoncé le beautemps dont on se moque. Ce n’est pas le fait d’annoncer un temps radieuxqui est tourné en ridicule. C’est le temps lui-même qui est dévalorisé. Iln’est pas raisonnable de considérer la raillerie comme étant tributaire dela forme antiphrastique de l’ironie. Si Perrin partage dans les grandeslignes la vision antiphrastique de Kerbrat-Orecchioni, il insiste surl’orientation inverse de l’on devrait prendre dans cette perspective en disantque « ce n’est pas la raillerie ironique qui découle de l’antiphrase maisl’inverse : l’antiphrase est une conséquence indirecte et secondaire de laraillerie » (Perrin 1996, p. 211). Pour lui, c’est d’abord en raison des indicesmontrant que le locuteur désapprouve la proposition énoncée, mais en réaliténon-assertée, car seulement prise en mention, qu’il est possible dans unsecond temps d’attribuer au locuteur sa réelle intention communicative, quiest l’antiphrase du propos énoncé.

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Chapitre 1. Les différentes problématiques

De plus, en admettant que celle-ci fonctionne toujours par antiphrase, cedont nous montrerons que c’est faux, ce n’est pas l’apparent éloge commutéen blâme qui entraîne la moquerie, mais bien davantage la position que lelocuteur se donne face à cette pensée présentée. Mais avant de s’intéresserde plus près à l’attitude du locuteur, il est important de noter quelquesremarques sur les rapports de contiguïté qu’entretient l’ironie avec le discoursrapporté.

1.2.2 Discours rapporté ?

L’un des risques dans la compréhension que l’on peut avoir des différentspoints de vue sur l’ironie, et je pense notamment à Ducrot et Sperber &Wilson, est de considérer l’ironie comme une forme de discours rapporté. Sil’on considère l’ironie comme un fait de langue qui fonctionne en mentionnantl’énoncé d’un tiers, réel ou fictif, ce tiers prenant la forme d’une instanceénonciative supplémentaire que l’on met en scène afin de lui faire tenir undiscours — absurde dans ce cas — se déchargeant ainsi de la responsabilitéde l’acte de langage, tous ces éléments ressemblent étrangement à un procédéde discours rapporté. La théorie échoïque de Sperber & Wilson a, selonDucrot, tendance à faire pencher l’ironie sur cette pente glissante. Bien qu’ilreconnaisse s’inspirer massivement de la théorie de la mention, Ducrot luireproche toutefois un manque de clarté dans l’idée selon laquelle le locuteur« mentionne un discours », car pour lui cette description ressemble de tropprès à une forme de discours rapporté qui, quant à lui, n’est en rien ironique(Ducrot 1984, p. 210). Cette distance prise face à la théorie de la mentionl’a incité à incorporer l’ironie dans son modèle de la polyphonie. Ainsi,Ducrot présente l’ironiste comme le metteur en scène de deux instancesénonciatives, l’une assumant la pensée à blâmer, et l’autre s’en distanciant.Il conserve donc l’idée de reprise en écho de la pensée d’un tiers, mais yrajoute un paramètre, celui d’un énonciateur supplémentaire différenciédu locuteur lui-même. Il est toutefois important de noter que s’il conservel’idée de mention, il n’est pas question de simplement invoquer une penséepour s’en détacher. Ducrot insiste pour dire que cette pensée n’est passeulement présentée, mais doit être assumée pour que l’ironie fonctionne.Il faut qu’un énonciateur l’endosse pour que la responsabilité de la penséepuisse lui être attribuée, et que la distanciation manifeste puisse devenirraillerie. Ducrot résume donc sa vision en ces termes :

Dire qu’[un énoncé] est ironique, c’est dire, entre autres choses, qu’ilfaut, pour l’interpréter, assimiler à deux personnes différentes lelocuteur de l’énonciation et l’énonciateur qui s’exprime dans cetteénonciation. (ibid.)

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1.2 Caractéristiques de l’ironie

En somme, l’ironiste présente de manière plus ou moins claire le fait quece qu’il dit ne lui est pas propre, qu’il reprend les propos –– ou pour êtreplus exact la pensée –– d’un individu autre que lui-même, propos qu’il neprend pas à sa propre charge. Toute la différence réside en réalité dans cetétat difficile à saisir dans lequel se place le locuteur, état dans lequel il feintle sérieux, mime la prise en charge de son énoncé. Si nous reviendrons surcet état particulier dans la prochaine section, disons seulement que ce statutde pseudo-prise en charge donne à l’énoncé une dimension toute autre.

1.2.3 La nature de l’énoncé

Un énoncé ironique n’est pas un énoncé comme les autres. Sa naturedouble amène à entrevoir en lui une nature particulière. Pour les partisansde l’antiphrase, il est faux, et doit être inversé. Pour Ducrot en revanche,il est duel. Incorporé à sa théorie polyphonique, il considère un énoncéironique comme une double énonciation, et donc un double énonciateur.Ironiser revient à produire deux énoncés différents, l’un étant assumé parun énonciateur simulé, et dont la seconde instance énonciative incarnée parle locuteur se distancie. Il n’y a donc pas de vrai ou de faux, il n’y a pasd’inversion, mais simplement une prise de distance vis-à-vis d’un énoncéjugé absurde.

Berrendonner propose une vision proche, bien que distincte. Pourlui, l’énoncé ironique est duplice. Il est à la fois sincère et assumé, et à lafois aberrant et donc rejeté. Nous verrons dans la section suivante que cetteconception particulière est due à la position tenue par le locuteur. Mais cepoint de vue s’oppose à celui de Ducrot en ceci qu’il n’y a pas de doubleinstance énonciative. Il n’y a qu’un seul énonciateur portant une doublecasquette, et un énoncé tout à la fois pris en charge et dénoncé.

Pour Sperber & Wilson, l’énoncé ironique n’est pas asserté maismentionné. Ou pour être plus exact, la pensée qu’il communique est men-tionnée, indiquée, plus que signifiée. Ce que l’énonciation ironique réaliseest donc une exposition de pensée que le locuteur n’assume pas, mais surlequel il porte un jugement. Ils rejettent donc la nature tropique de l’énoncéironique, mais ne reconnaissent pas non plus son ambivalence comme le fontDucrot et Berrendonner.

Comme dit précédemment, de la nature de l’énoncé découle celui dulocuteur qui produit l’ironie, dont le statut fait l’objet de la section suivante.

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Chapitre 1. Les différentes problématiques

1.2.4 Le statut du locuteur

Ici encore, les visions divergent. La théorie de l’antiphrase présente l’iro-niste comme un locuteur énonçant un propos manifestement faux, dont il estnécessaire d’inverser le sens pour obtenir sa réelle intention communicative.Autrement dit, il présente un contenu propositionnel qu’il faut renverserpar antiphrase. Perrin quant à lui propose une vision moins catégorique,mais toujours basée sur l’idée d’antiphrase, dans laquelle l’ironiste met enlumière certains effets contextuels de son énoncé, effets dont il se démarque,ce qui entraîne le processus antiphrastique :

L’ironie consiste à feindre d’employer et donc de communiquer unensemble d’effets contextuels relatifs à un objet du monde, tout ensignalant par ailleurs son intention de feindre, dans le but de mettreen scène, de mentionner cet ensemble d’effets contextuels (Perrin1996, p. 211).

Mais certains linguistes ont une vision plus psychologisante à ce propos.Pour Berrendonner par exemple, le locuteur est défini comme « énon-ciateur en faux-naïf ». Il entend par là que le locuteur feint la naïveté pourfaire croire à la sincérité de son énoncé, tout en manifestant par d’autresindices qu’il n’en prend pas la responsabilité. Il y a donc d’une certainemanière une énonciation en deux temps, le locuteur simulant la prise encharge tout en faisant comprendre qu’il se moque de la pensée qu’il exprime.Comme nous l’avons déjà introduit, Ducrot suggère de son côté que lelocuteur invoque une autre instance énonciative, réelle ou fictive, dont il sedistancie. Le locuteur incarne donc deux voix, l’une étant simplement miseen scène, et l’autre étant réellement assumée :

Parler de façon ironique, cela revient, pour un locuteur L, à présen-ter l’énonciation comme exprimant la position d’un énonciateur E,position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n’en prend pas laresponsabilité et, bien plus, qu’il la tient pour absurde. Tout en étantdonné comme le responsable de l’énonciation, L n’est pas assimilé àE, origine du point de vue exprimé dans l’énonciation (...). (Ducrot1984, p. 211)

Finalement, la vision de Sperber & Wilson n’envisage pas le locuteurd’une façon si particulière. Etant donné que celui-ci présente par écho lapensée d’un autre, il n’est pas dissocié en plusieurs énonciateurs. La seuleinstance énonciative qu’il serait envisageable de considérer est la cible-mêmede l’ironie, que nous traitons dans la section suivante.

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1.2 Caractéristiques de l’ironie

1.2.5 La cible de l’ironie

Proposer un modèle qui permette à la fois de décrire la nature de l’ironieet d’expliquer comment elle choisit sa victime n’est pas chose facile. Lathéorie de l’antiphrase de Kerbrat-Orecchioni n’est pas toujours enmesure de justifier comment l’ironie parvient à définir sa cible. Nous l’avonsvu, un cas d’école comme l’exemple (1) ressort, après analyse antiphrastique,comme un énoncé se moquant du temps qu’il fait, et non de la personne qui apu imaginer qu’il ferait un temps magnifique. Perrin parvient quant à lui,tout en conservant un modèle de trope, à pallier cette faiblesse en considérantqu’un énoncé ironique antiphrastique se moque de toute personne susceptiblede prendre au sérieux l’affirmation en question. Ainsi, le locuteur prend pourcible toute personne présentée comme pouvant entretenir un point de vueassimilé aux effets contextuels de son affirmation, tout en communiquantson propre point de vue par antiphrase.

La vision de Sperber & Wilson quant à elle propose une réponsetoute différente, affirmant que la cible de l’ironie est définie en fonction de lasource de la pensée dont on se fait l’écho. Cette explication a l’avantage defaire comprendre comment l’ironie parvient à se moquer de l’interlocuteurdirect aussi bien que d’un tiers, comment il est possible d’ironiser aussibien au sujet d’un propos préalablement tenu qu’au sujet d’une pensée,réellement assumée ou purement fictive.

En contrepartie, cette vision impose de se faire toujours l’écho d’unepensée qui n’est pas la nôtre, et qu’il faut obligatoirement pouvoir attribuerà quelqu’un d’autre. Or si les exemples qu’emploient Sperber & Wilsonsont parfaitement adaptés, l’observation de cas plus retors rendent cetteconception difficile. Il semble d’une part qu’il existe certains cas où il n’y aà mon avis aucun écho d’aucune sorte :

(4) Frank a tellement mangé qu’il est au bord de l’indigestion. Sophielui demande :– Je te ressers encore une assiette ?

(5) Un femme s’adressant à son mari qui regarde un match de football,une bière à la main :- Ça me fait tellement plaisir quand tu t’intéresses à moi !(Exemple tiré de Simonin (2006), ma traduction)

Tous ces exemples sont très pratiques à expliquer à l’aide de la théorie dela pertinence. Il est en revanche plus difficile selon moi d’y insérer l’idéede reprise échoïque. L’exemple (5) relève l’absence manifeste d’attentionde la part du mari envers sa femme. Mais pour parvenir à définir l’origine

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Chapitre 1. Les différentes problématiques

de l’effet ironique, il faut d’abord comprendre d’où vient la contradiction.Nous sommes à nouveau en présence d’un cas où l’énoncé n’indique pasle contraire de son contenu explicite. Il n’est pas question ici de communi-quer implicitement « je n’aime pas quand tu t’occupes de moi ». Ce quel’énoncé communique explicitement est sincère. Les conditions de vérité sontrespectées. Le principe de pertinence incite à ancrer un tel énoncé au seind’un contexte dans lequel il est pertinent. Un tel contexte serait celui danslequel le mari est précisément en train de manifester de l’attention enverssa femme, celle-ci employant (5) comme remerciement et encouragement.Par contraste, la situation actuelle donne à l’énoncé une valeur de reproche,pointant du doigt l’absence notable de regards conjugaux. S’il fallait mainte-nant y ajouter un contenu échoïque, en suivant les indications de Sperber& Wilson, il faudrait dans un premier temps déterminer l’idée prise enécho, et ensuite l’attribuer à un individu qui serait par conséquent la cible del’ironie. Dans le cas qui nous intéresse, la seule pensée absurde qui puisse êtreprise en écho est : « tu es en train de me porter de l’attention actuellement».Or si c’est bien là le procédé utilisé, il est problématique, car la personneresponsable de la pensée reprise en écho est la locutrice-même de l’énoncéironique. Cela aurait pour conséquence de se moquer d’elle-même, et nonde son mari, ce qui n’est pas le but de son énoncé.

Si donc la détermination de la cible de l’ironie est un paramètre qu’il estprimordial de prendre en compte dans un modèle de l’ironie, il semble qu’ilsoit particulièrement difficile de parvenir à recouvrir tous les cas possibles,tant ceux-ci présentent des variantes différentes.

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Chapitre 2

Ironie ou réactualisation depensée

Ce chapitre a pour objectif de présenter une conception de la natureprofonde de l’ironie différente de celles qui ont été présentées plus haut. Iln’est pas tant question de faire face à certaines critiques qui pourraient êtreformulées vis-à-vis des théories existantes, que de tenter de développer unpoint de vue alternatif qui me semble pertinent. Cette conception m’estvenue à la suite de la discussion menée par Ducrot touchant au risque deconsidérer l’ironie comme une forme de ‘discours rapporté’. S’il y répondde manière tout à fait convaincante, une attention particulière sur ce pointm’a conduit à mettre en lumière certaines caractéristiques essentielles del’ironie qui m’ont amené à construire un modèle distinct des grands modèlesactuels. Je commence donc par revenir sur la distinction entre ‘ironie’ et‘discours rapporté’ pour identifier les particularités propres à l’ironie quecette problématique soulève, afin de présenter ensuite ma proposition demodèle théorique.

2.1 Ironie contre discours rapporté

L’ironie ressemble sous beaucoup d’aspects au discours rapporté. Maiscomme nous l’avons vu précédemment, certains éléments les distinguentclairement l’un de l’autre. Revenons sur l’un de ces aspects. En résumé, ladifférence réside dans le fait que le discours rapporté a pour but d’informerl’interlocuteur des propos tenus par un tiers. Dans l’ironie, il est questionde simuler temporairement une prise en charge à des fins de raillerie. Maisceci reste quelque peu vague. Il est raisonnable de se demander en quoiconsiste au juste la prise en charge simulée, et d’où vient le caractère railleur

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Chapitre 2. Ironie ou réactualisation de pensée

essentiel à l’ironie.Pour plus de clarté, observons la réécriture de l’exemple (1) bien connu,

qui démontre ce que l’on sait déjà, mais qui recèle peut-être quelque trésorcaché :

(6) Pierre et Marie prévoient de partir en pique-nique. Pierre énonce :– Beau temps pour un pique-nique.Ils partent pique-niquer, mais une fois sur place, il pleut. Marieénonce donc soit a soit b :a. – Beau temps pour un pique-nique !b. – Tu as dit avant que c’était un beau temps pour un pique-nique.

Quelle idiotie !

Si d’aucuns devaient encore être convaincus de la différence entre discoursrapporté et ironie, la preuve par l’exemple est éloquente. Il faut pourtantreconnaître que les ressemblances sont nombreuses. Les deux variantesde Marie reprennent chacune à leur manière l’énoncé de Pierre. Et ellessont toutes les deux railleuses. On sent pourtant bien qu’il en va toutautrement. D’une part, il y a antiphrase dans la première, et non dans laseconde. De plus, la raillerie propre à l’énoncé ironique est implicite alorsqu’elle est manifestée explicitement dans l’énoncé rapporteur. Toutefois,d’autres questions se posent encore : ces différences sont-elles suffisantes pourcomprendre ce qui se passe en profondeur ? Pourquoi l’ironie est-elle plusincisive que la désapprobation explicite ? Pourquoi cette raillerie doit-ellenécessairement être camouflée ? Et surtout, comment peut-on se moquerde quelque chose que l’on semble affirmer ? Ces questions ont bien-entendudéjà été posées. Mais que ce soit par désaccord ou par incompréhension, lesréponses ne m’ont pas toutes convaincues. Je m’aventure donc à développerma propre hypothèse.

2.2 La réactualisation

Si je suis revenu sur la différence entre discours rapporté et ironie, c’estque cette comparaison permet de soulever certaines questions fondamentalesportant sur la nature de l’ironie. J’en ai déjà proposé quelques unes, maisla liste est longue. En voici encore d’autres auxquelles je vais tenter derépondre : comment expliquer que dans un cas d’ironie qui reprend unénoncé antérieur (ce qui n’est pas toujours le cas), celui-ci n’a pas paruabsurde dans sa première réalisation, mais le devient ensuite ? Pourquoi lapremière réalisation de l’énoncé « beau temps pour un pique-nique », c’est-à-

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2.3 Généralisation

dire celle de Pierre, ne paraît pas aberrante au moment où il l’énonce, alorsque la seconde, celle de Marie, l’est entretemps devenue ? La différence résidebien évidemment dans le contexte d’énonciation qui a été modifié. Dansle premier cas, l’énoncé n’est pas en confrontation avec une contradictionmanifeste, confrontation qui a en revanche lieu lors de la seconde réalisationdu même énoncé. Ainsi, ce que l’on aurait pu prendre pour du discoursrapporté est en réalité une réactualisation de l’énoncé premier. Il n’estaucunement question d’informer qui que ce soit des propos tenus par Pierre.Ce procédé de réactualisation replace, sous le déguisement du nouveaulocuteur, le responsable originel en face de son propre énoncé, celui-ci étantdevenu absurde face au nouveau contexte d’énonciation. Par ce procédé,l’ironiste prend l’espace d’un instant l’énoncé à son compte, se l’approprietemporairement pour lui rendre une seconde jeunesse, une seconde chanced’exister, non pas en temps que rappel tel que le ferait un discours rapporté,mais comme véritable énoncé. Le discours rapporté ne communique pas lecontenu rapporté, il ne fait que le rappeler, l’indiquer. Il informe qu’untel adit p. Mais p n’est pas ré-asserté. J’insiste : le discours rapporté ne fait quepointer vers un autre temps et autre lieu dans lesquels l’énoncé rapporté aexisté. Dans le cas de l’ironie, l’énoncé n’est pas rapporté, il est ré-énoncé.

2.3 Généralisation

Avant de poursuivre dans le développement de cette hypothèse, il estnécessaire de reconsidérer quelque peu cette première exposition pour pallierles difficultés qu’elle rencontre. En effet, l’observation de cas nous montrerapidement que les choses ne se passent pas aussi simplement. Pour qu’il yait réactualisation, il faut qu’il y ait eu une première actualisation. Et cettenécessité souffre de plusieurs faiblesses.

La première est que bien souvent l’énoncé ironique ne reprend pas telquel l’énoncé d’origine, mais le reformule pour accentuer une partie de lapensée reproduite. La seconde critique, beaucoup plus douloureuse, est quede nombreux cas d’ironie ne font référence à aucun énoncé, à aucune penséeen particulier. Il devient donc difficile de maintenir une position prétendantqu’un énoncé est toujours une réactualisation.

La première attaque peut être facilement esquivée. Comme l’ont déjàadmis de nombreux auteurs, l’ironie est moins une figure de mots — untrope — qu’une figure de pensée. Cette correction permet donc de considérerle processus de réactualisation non comme un processus portant sur l’énoncélui-même, mais plutôt sur la pensée exprimée par cet énoncé, et donc uneforme d’évocation. Il devient donc possible de détourner le propos original

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Chapitre 2. Ironie ou réactualisation de pensée

pour en tirer les traits particuliers dont on veut se moquer, par élision,par accentuation et emphase, par rajout parfois, tout en faisant toujoursréférence à une pensée préalablement exprimée.

Que faire maintenant de l’estocade touchant à l’ironie « sauvage »,gratuite, naissant de rien d’autre que de l’esprit fourbe de l’ironiste ? L’ar-gument déjà avancé par d’autres est de dire que la pensée peut être simulée.Le fait que l’ironie n’ait pas de cible particulière n’est pas rare : l’exempledu pique-nique est très parlant, il fonctionne tout aussi bien en l’absence del’énoncé préalable de Pierre. La simulation d’une pensée susceptible d’êtreentretenue permet d’étendre la cible de l’ironie à tous les candidats quipourraient partager la pensée réactualisée.

2.4 En pratiqueConfrontons maintenant cette vision à un cas particulièrement probléma-

tique déjà présenté en (3) et rappelé ici en (7), afin de tester la robustessede cette conception de l’ironie.

(7) Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deuxarmées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, lescanons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer.Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes dechaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondesenviron neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. Labaïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelquesmilliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentainede mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, secacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque. Enfin,tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dansson camp, il prit le parti d’aller raisonner ailleurs des effets et descauses.(Candide de Voltaire, cité par Sperber & Wilson 1989 : 363, mesitaliques)

Cet exemple, déjà commenté par Sperber & Wilson (1989 : 363),par Reboul (2008 : 9) et d’autres encore, est en effet d’une certainecomplexité d’analyse. Outre l’ironie globale qui prévaut chez Candide et quiest présente tout au long de cette description, montrant la guerre commeune chose magnifique, la dernière phrase attire particulièrement l’attention,car elle revêt une volonté ironique très locale, spécifique à un événement. Ilest question de deux rois célébrant chacun la victoire de leur coté, ce qui

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2.5 Réponses

représente une aberration, les deux adversaires ne pouvant avoir gagné lamême bataille. Si cette phrase du narrateur n’était qu’une simple descriptiondes faits se déroulant dans les camps adverses, il n’y aurait pas d’ironie. Dansle cadre de ce récit, il est patent que chacun des monarques célèbre la victoire.Et le fait de décrire une réalité n’est pas ironique en soi. En revanche, cequi rend cet énoncé ironique est l’actualisation, en la personne du narrateur,de ces deux pensées contradictoires. Le narrateur devient dépositaire de cesdeux comportements, les fait « vivre » au sein d’une seule personne, cellequi observe la scène, et pour qui cette dissonance ne pose semble-t-il aucunproblème. L’ironie naît donc de la réunion de deux pensées incompatibleset actualisées simultanément dans l’esprit d’un individu unique, ce qui lesrend ridicules et dignes de moquerie. Et contrairement à l’avis de Reboul(2008 : 10), il n’est pas invraisemblable de considérer la compréhensionde l’ironie comme un processus demandant de remonter jusqu’aux sourcesmême de la pensée. Reboul affirme qu’il est trop complexe de devoir passerde l’énoncé du narrateur à des propositions successives comme « chacun desrois a gagné », « chacun des rois pense avoir gagné », jusqu’à « j’ai gagné »pensé simultanément par les deux opposants, pour expliquer le processusinterprétatif de l’ironie. Or, le fait de la considérer comme une actualisationde pensée permet de pallier cet obstacle en projetant simultanément lesdeux pensées dans une seule instance pensante, l’observateur-ironiste, afinde montrer immédiatement la contradiction et l’absurde de ces célébrations.

2.5 Réponses

La théorie de l’actualisation permet de répondre à bon nombre d’interro-gations parmi celles qui sont mentionnées plus haut. Et outre ces questionsde surface, elle permet de définir le statut de l’énonciateur, le statut del’énoncé et l’origine de la raillerie.

Le statut de l’énonciateur a été partiellement décrit plus haut. Par leprocessus de réactualisation, il rapatrie une pensée réelle dans le cas dereprise effective, ou simplement possible dans les cas d’ironie « gratuite», à un temps d’énonciation différent et inopportun, contexte qui permetde marquer une contradiction manifeste. L’ironiste n’est pas l’énonciateurde la pensée car il ne la prend pas en charge. Il n’est que le porte-parolemémétique, l’historien de la pensée, celui qui se charge de récupérer unepensée ou une attitude qu’il fait vivre à son propre moment d’énonciation,mais dont l’origine réelle reste à déterminer. Or l’ironiste pris pour cible de sapropre ironie n’est qu’un cas particulier. Ce cas de figure n’est pas impossible,comme nous le montre la réplique culte tirée du film « Des hommes d’honneur

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Chapitre 2. Ironie ou réactualisation de pensée

» dans lequel le Colonel Jessep, incarné par Jack Nicholson, se moqueamicalement du père de Tom Cruise, et finit par apprendre que ce dernierest mort, ce qui l’amène à énoncer son très spirituel « Eh ben j’ai vraimentpas l’air con moi ! ». Mais ces cas particuliers ne contredisent en rien lefait qu’il est nécessaire de différencier l’ironiste de l’énonciateur, source dela pensée et cible de l’ironie, même si ces deux instances peuvent ne fairequ’une seule et même personne.

De son côté, l’énoncé n’est pas polyphonique car il n’est pas duel. Iln’est pas non plus mentionné car il n’est pas indiqué, montré du doigt. Il estasserté, assumé, énoncé sincèrement. Mais pas par la bouche qui le prononce.Il est, ou a été pris en charge par quelqu’un. Ce point est indispensable pourpermettre à l’ironie d’être moqueuse. En d’autres termes, une moquerienécessite un moqueur et un moqué. Si parfois les deux fusionnent, cen’est pas le schéma typique. Pour que l’ironie puisse être moqueuse, ilfaut qu’il y ait matière à moquerie, à dérision. Il faut donc qu’il y ait uncomportement ou une pensée répréhensible, mais également un responsable.Si ce comportement ou cette pensée est simplement montré, décrit, noussommes dans le constat et retombons dans le discours rapporté, qui n’esttout au plus que reproche et critique, mais pas dérision ni sarcasme. Enrevanche, si la pensée est réactualisée, c’est-à-dire qu’elle réapparaît avecson contenu et son coupable, elle prend alors toute sa dimension ridiculeet absurde, et la cible désignée devient la victime de l’ironie. Il est doncindispensable que l’ironie soit implicite, car l’ironiste se doit de se déguiserpour prendre l’apparence de la cible afin que la pensée ne soit pas simplementexposée, mais re-pensée. Cette pensée doit paraître réelle pour que la poudreprenne feu.

Pour terminer, notons que ce processus permet d’expliquer l’originede la raillerie, celle-ci étant toujours camouflée. L’ironie est bien-entenduintentionnelle et montrée comme telle. Mais elle reste implicite. Sa forcevient de sa capacité à rendre ridicule un comportement ou une pensée sansposer sur eux un jugement de valeur explicite. Ce qui est ironisé est ridiculepar sa propre existence, pas sa propre réalisation. L’ironiste est un révélateur,non le juge. Le pouvoir de l’ironie est de mettre en exergue un défaut, uneaberration dans les faits, qui ne sont pas sujets à tergiversation puisqu’ilssont d’une certaine manière indépendants de celui qui les actualise. Ils sontabsurdes par nature, et non parce que quelqu’un les considère comme tels.

De plus, la théorie de la réactualisation permet d’éviter le travers danslequel tombe la théorie de l’antiphrase, théorie qui fait naître l’ironie de lanature du processus : c’est parce qu’il y aurait antiphrase qu’il y a raillerie.Si l’on veut s’en tenir à cela, il est nécessaire de considérer l’ironie comme

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2.5 Réponses

un cas systématique d’antiphrase, ce qui empêche d’inclure certains casd’ironie plus subtiles, comme ceux qui ont été présentés plus haut. Orl’actualisation de pensée ne se formalise pas sur la nature de l’ironie. Elle neporte aucune contrainte sur la forme de l’énoncé, sur la nature de la penséeexposée. Actualiser une pensée et montrer par là en quoi elle est ridiculepeut se faire de nombreuses manières différentes. Il est possible d’exploiterune contradiction comme le fait l’antiphrase, mais également une simpleexagération ou encore une attente déçue comme nous le verrons dans lasection 4.5. En somme, la réactualisation octroie à l’ironie une liberté demouvement indispensable, pour peu que cette théorie s’entende à regrouperfidèlement tous les cas possibles d’ironie.

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Chapitre 3

L’ironie et les contenus non posés

Nous avons observé dans le chapitre précédent le fonctionnement internede l’ironie. Une question reste en suspens : comment fait l’interlocuteurpour comprendre que l’énoncé qui lui est adressé est ironique ? Rares sontles chercheurs qui s’intéressent de près à cette question. La plupart d’entreeux se sont attelés à décrire comment celle-ci se construit, sa nature, lesmécanismes internes qui la définissent. Mais seule Kerbrat-Orecchionia proposé une description détaillée des indices qui sont mis à dispositiondes interlocuteurs pour interpréter l’ironie comme telle. Malheureusement,sa vision à mon sens trop restreinte de l’ironie ne recouvre pas la totalitédes cas d’ironie possibles, et la description de Kerbrat-Orecchionireste incomplète. A sa décharge, force est de constater que le même typede corpus habite les visions concurrentes : les opposants à la théorie del’antiphrase ironique se sont empressés de présenter un certain nombre decas qui ne présentent pas d’antiphrase. Mais ces cas n’avaient pour seul butque de montrer que l’antiphrase n’est qu’un cas particulier d’ironie, celle-ciprésentant une gamme bien plus large de possibilités. Ce qui n’a en revanchepas été traité, ou que de manière sommaire, c’est l’ensemble des indicessur lesquels il est possible de jouer pour faire comprendre à l’interloculeurl’intention ironique.

Nous avons parlé précédemment de l’idée selon laquelle l’ironie est uneréactualisation de pensée. Dire cela n’explique cependant pas commentl’interlocuteur s’y prend pour capter la présence de ce procédé particulier.Décrire en détail le fonctionnement intérieur d’une voiture n’explique paspourquoi on la différencie d’un bus lorsqu’on en croise dans la rue.

Le présent chapitre entend identifier les différents indices qui sont mis àdisposition de l’interlocuteur pour saisir la portée ironique. Et plus particu-lièrement, il est question ici des indices portant sur les différents contenusde sens. Il ne sera pas question des indices mimo-gestuels ni intonatifs qui

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accompagnent très souvent l’ironie.Cette réflexion m’est venue suite à une observation étonnante selon

laquelle aucune des ‘littératures’ qu’il m’a été donné de lire ne traitaitdes énoncés interrogatifs à portée ironique. En effet, tous les corpus prisen compte dans les différentes analyses étudiées ( Ducrot, Kerbrat-Orecchioni, Berrendonner, Sperber & Wilson, etc.) contenaientdes énoncés assertifs, jamais de questions. A tel point que j’en suis venuà croire qu’un énoncé ironique ne pouvait exister sous forme interrogative.J’invoquais alors la raison suivante : l’ironie fonctionne schématiquementcomme une distanciation (par antiphrase, par polyphonie, par mention, etc.)face à un contenu que l’on énonce soi-même, ce contenu étant en situationd’énonciation ostensiblement inadéquat. En d’autres termes, le locuteur dupropos ironique rend manifeste le fait qu’il ne peut pas réellement assumerl’énoncé dont il est le responsable, indiquant ainsi son intention de faire del’ironie.

Or lorsqu’on parle d’engagement du locuteur, la notion de conditionsde vérité fait rapidement son apparition. Si l’on se base sur le corpus queprésente la littérature scientifique, on pourrait considérer l’ironie sous cetangle, en disant qu’un énoncé est ironique lorsque le locuteur rend manifestele fait qu’il ne peut pas réellement endosser tout ou partie des conditions devérité de son énoncé. Partant de ce principe, il est difficile de voir en quoiune question peut être ironique, étant donné qu’une question ne présenteaucune condition de vérité. C’est sur la base de cette observation que j’aiémis l’hypothèse selon laquelle, en toute logique, seuls les énoncés affirmatifspouvaient avoir une portée ironique.

Jusqu’au jour où je suis tombé à ma grande surprise sur des exemplesde questions ironiques.

(8) Alexandre annonce qu’il déménage dans un 5 pièces pour lui toutseul. Clara lui répond alors :– Tu crois que tu auras assez de place ?

(9) À propos d’un candidat au Conseil fédéral.– La seule chose qu’on puisse lui reprocher est son manque decharisme. Mais depuis quand élit-on des gens pour leur charisme ?(L’Express, éditorial du 13 juin 2009)

Même la Bible nous offre un exemple d’ironie sous forme de question :

(10) Jésus répondant aux pharisiens qui veulent le condamner pour sonattitude :J’ai réalisé de nombreux miracles. Pour lequel voulez-vous me con-

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Chapitre 3. L’ironie et les contenus non posés

damner ?(La Bible, Jean 10 ; 32)

On voit clairement (du moins je l’espère) la portée ironique de ces troisexemples. Si tel n’est pas le cas, une analyse plus poussée sera présentéeplus loin. La question qui se pose est maintenant de savoir où se loge l’ironiedans ces cas de figure.

L’hypothèse avancée ici est que l’ironie peut se trouver non pas dans lecontenu posé, mais dans les contenus présupposés, voire implicités, et que cescontenus permettent de retrouver des contenus de forme propositionnelle, parconséquent ironisables. Tout au long de ce chapitre, je tenterai de montrerque l’ironie peut solliciter différentes composantes du sens communiqué, etne se limite pas à cibler l’information littérale. Pour appuyer ma position,je reprends ici les propos de Perrin qui est, à ma connaissance, le seul àavoir abordé cette question, et y répond de la manière suivante :

« Le procédé en question [l’antiphrase] ne dépend nullement, commeon l’a parfois soutenu, du caractère assertif de l’énoncé ironique.Qu’un énoncé ironique prenne la forme d’une question, d’un remer-ciement ou de n’importe quel autre type d’acte illocutoire, il recèlenécessairement une antiphrase. [. . . ] Tout acte illocutoire produit deseffets contextuels, notamment présupposés, qui visent à être recon-nus comme vrais. C’est alors sur ces effets que porte l’antiphrase. »(Perrin 1996, p. 105-106)

S’il expose précisément la position que je compte défendre, il ne le faitici que de manière succincte, s’intéressant par la suite exclusivement auxénoncés assertifs pour lesquels il reconnaît une facilité d’analyse. Et bienque je partage son point de vue sur les énoncés ironiques non-assertifs, jeconsidère qu’ils recèlent encore une particularité qui mérite que l’on s’yintéresse de plus près.

L’étude des questions ironiques n’est que le point de départ de monanalyse. La suite de ce travail a pour objectif de traiter tous les cas d’ironiesous la loupe des contenus non posés, afin de déterminer dans quelle mesureceux-ci permettent une explication systématique des mécanismes de l’ironie.Dans le cas idéal, mon objectif est de voir s’il est possible, en considérantles contenus non posés, d’expliquer tous les cas d’ironie grâce à la notiond’antiphrase, mais dans une vision beaucoup plus large, dans laquelle ce n’estpas l’assertion elle-même qui nécessite d’être inversée, mais l’un des contenusde sens qu’elle entraîne avec elle. L’hypothèse que je défends est donc que touténoncé ironique fonctionne par antiphrase, au sens où il est systématiquementpossible d’identifier deux propositions contradictoires qui sont communiquéespar l’énoncé, l’une d’elle devant être inversée. Mais à la différence de lathéorie classique de l’antiphrase, ces deux informations opposées peuvent

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3.1 Les contenus non posés

se trouver dans différents contenus de sens, et pas exclusivement au seindes contenus posés. Il serait donc plus judicieux de parler d’ironie paranti-proposition que par antiphrase.

Toutefois, avant de poursuivre, il est nécessaire de définir plus précisémentce que j’entends par « contenus posés » et « contenus non posés ». Ladéfinition de ces concepts fait l’objet de la section suivante.

3.1 Les contenus non posésLa linguistique propose un certain nombre de distinctions parmi les

types de contenus informatifs que l’on peut véhiculer par le langage. Ellesépare l’explicite de l’implicite, le littéral du figuré, le dit du dire, etc. Poury voir plus clair, prenons un énoncé à première vue sans particularité afinde voir ce que donne sa décomposition :

« J’ai encore perdu mes clés. »

Nous pouvons identifier un certain nombre de propositions différentescommuniquées, la liste n’étant pas exhaustive :

a. J’ai des clés (présupposition).b. Ces clés ne sont plus en ma possession (contenu posé).c. Le fait que je n’aie plus mes clés est involontaire, mais j’en suis

responsable (contenu posé tiré du verbe "perdre", par opposition à"voler", par exemple).

d. Ce n’est pas la première fois que cela m’arrive (contenu posé tiré del’adverbe « encore »).

e. Je ne peux plus rentrer chez moi (implicature conversationnelle géné-ralisée).

f. Je suis décidément incapable de m’occuper de mes affaires (implicatureconversationnelle particulière).

Je précise en préambule que le terme de « proposition » n’est pas à prendreau sens sémantique de contenu vériconditionnel, mais simplement comme unélément de sens de forme propositionnelle. Comme nous l’avons dit, plusieursregroupements sont possibles. Les propositions a-d sont les explicatures quiforment l’ensemble du contenu explicite, et représentent les conditions devérité de l’énoncé. Toutes ces propositions sont donc nécessairement assuméspar le locuteur. Parallèlement, les propositions e-f sont des implicatures, etne peuvent pas être considérées comme conditions de vérité. Elles ne peuvent

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Chapitre 3. L’ironie et les contenus non posés

donc pas être imputées de manière assurée au locuteur. La distinction deDucrot entre le dit et le dire place dans la première catégorie l’ensemblede ce qui est sémantiquement dérivable sur la base du contenu verbalisé,autrement dit, comme précédemment, l’ensemble du contenu explicite. Enrevanche, le dire, qui réunit ce qui fait l’objet du discours, est plus variableet peut selon les cas inclure l’implicite aussi bien que l’explicite. Dans le casoù l’énoncé cité a pour objectif d’informer l’interlocuteur de l’impossibilitéà pouvoir rentrer chez soi, l’implicature e entre dans la catégorie du dire,car c’est l’une des informations que je désire communiquer.

Mais il n’existe à ma connaissance aucune distinction qui sépare d’uncôté ce que je définis pour l’instant de manière intuitive comme ce quiest dit « indirectement », de façon « secondaire » de ce qui est dit «directement », « au premier niveau ». Je souhaite regrouper dans cettepremière catégorie l’ensemble des présuppositions, des implications et descontenus implicites, groupe que je nommerai finalement « contenus nonposés » et qui correspond pour mon exemple aux propositions a, e etf, et laisser dans la deuxième catégorie le reste, c’est-à-dire le contenudirectement asserté, ou pour employer la terminologie de ce travail, le« contenu posé », qui réunit donc les propositions b-d. D’autant que laterminologie ‘officielle’ parle de contenu présupposé, ce qui laisse entendreun contenu directement posé. Il est toutefois peu satisfaisant de se contenterde cette définition intuitive et informelle. Je tente donc plus loin de cernerau mieux la distinction que je compte employer par la suite.

La terminologie de « contenu non posé » naît de la nécessité de différencierdes types de contenus d’informations qui peuvent être communiqués lorsd’une énonciation. De façon naïve, on pourrait dire que le contenu posé estle contenu d’information accessible en premier lieu, eu égard à ce qui estamené de manière complémentaire. Une reformulation partielle consisteraità parler simplement de contenu implicite et de contenu explicite. Mais cettedistinction ne correspond toujours pas avec la dichotomie que je souhaiteintroduire. En effet, les présuppositions sont rangées dans la catégorie descontenus explicites car elles sont non détachables du contenu verbalisé, cequi nous oblige à les ranger dans la mauvaise catégorie. Il serait égalementpossible de reprendre la distinction de Ducrot en disant que le contenuposé regroupe ce qui fait l’objet du dire, alors que les contenus non posésne font pas l’objet du dire. Présenter les choses ainsi apporte déjà unecertaine lumière qui permet de distinguer par exemple notre contenu posédes présuppositions, qui, si elles coïncident nécessairement avec le contenuexplicite, ne sont généralement pas l’objet du dire. Cette perspective n’estmalheureusement toujours pas adéquate, car les contenus implicites font

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3.1 Les contenus non posés

bien souvent l’objet réel du discours, le contenu posé n’étant qu’une étapeintermédiaire pour y accéder. En particulier dans l’ironie, ce que j’appelle lecontenu posé n’est pas le seul objet du dire, mais au contraire le jugementdéfavorable et la moquerie face à la pensée exposée. La distinction entrelittéral et figuré n’est pas opportune non plus, car ni les présuppositions,ni les implications, ni les implicites ne peuvent être considérés comme descontenus figurés.

Cette difficulté m’a donc incité à créer une séparation entre le contenudit « posé » et le contenu dit « non posé ». Et la seule définition qui sembleêtre satisfaisante est de considérer le contenu posé comme le contenu quiest nécessairement l’objet du dire. La formule, je le reconnais, n’est pas trèsheureuse, mais elle a le mérite d’exclure tant les présuppositions qui sontrarement l’objet-même du discours, que les implicatures dont la propriétéest précisément de ne pas pouvoir être attribuées de manière assurée àl’intention du locuteur. Il ne reste donc dans le champ ainsi défini que cequi est verbalisé, « immédiatement présent », et que le locuteur n’a paspu ne pas communiquer. Autrement dit, le contenu posé est l’ensemble desinformations qui sont obligatoirement l’objet du discours.

Cette distinction est indispensable pour mon analyse, car l’étude descas d’ironie telle qu’on la trouve dans la littérature scientifique porte laplupart du temps sur des cas dans lesquels l’ironie ne joue que sur le contenuposé. L’antiphrase est l’exemple type pour lequel il est nécessaire d’inverserle sens de ce qui est communiqué de manière posée afin d’identifier laréelle intention du locuteur. Or nous verrons que de nombreux cas d’ironieconservent intacte cette composante de l’énoncé pour s’intéresser à descontenus d’information qui ne sont précisément pas posés, mais présentésde manière indirecte. J’illustrerai dans ce chapitre des cas d’ironie jouantsur l’implicite et sur les présuppositions.

Précisons bien que cette distinction n’a aucune valeur d’un point de vuecognitif. Le traitement de l’information relatif aux présuppositions est sensi-blement identique à celui de toutes les autres explicatures. Nous accédons àtous les contenus explicites de manière similaire. Ainsi, ma distinction estartificielle dans une perspective cognitive. Elle permet cependant de montrerque l’ironie ne se limite pas à exploiter ce qui est accessible au premier plan,contrairement à ce que semblent indiquer la plupart des études sur le sujet.

La prochaine section est exclusivement dédiée aux questions ironiques.La raison tient au fait que d’une part, la problématique des questionsironiques est à la base de ma réflexion sur l’ironie et les contenus non posés.De plus, ce cas particulier d’ironie pose un certain nombre de difficultéstrès intéressantes et dont il me paraît judicieux de parler. Last but not least,

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Chapitre 3. L’ironie et les contenus non posés

l’étude détaillée des questions ironiques permet de généraliser facilement lemodèle d’analyse aux autres cas d’ironie jouant sur les contenus non posés,le processus étant globalement le même dans tous les cas.

3.2 Les questions ironiques

L’existence des questions ironiques n’est pas à remettre en question.Ce qui a attiré mon attention est qu’il n’en est, à quelques très raresexceptions près, jamais fait mention dans la ‘littérature’. Ces cas présententpourtant une particularité qui mérite que l’on s’y attarde. L’intérêt principaldes questions ironiques est qu’elles mettent sérieusement à mal une visiontraditionnelle qui considère l’ironie comme un cas d’antiphrase. L’absence deconditions de vérité dans les questions empêche en effet tout renversementou inversion, processus indispensable à l’antiphrase. Il est donc nécessaired’étendre le champ d’action de l’ironie au-delà de ce qui est asserté, et des’intéresser à ce qui est communiqué indirectement.

Selon mon point de vue, il est nécessaire d’identifier dans chaque casd’ironie deux propositions contradictoires, l’une trouvant sa source dansl’énoncé lui-même, la seconde étant d’essence extra-linguistique. Cette répar-tition est indispensable. En effet, si les deux faits contradictoires proviennentde l’environnement, du contexte, nous avons alors affaire à une ironie dite‘de situation’. Le directeur de la Croix Bleue se faisant renverser par uncamion Cardinal présente une ironie de ce type, l’ironie étant totalementindépendante de toute énonciation. Ce type d’ironie n’ayant donc rien delinguistique, il ne fait pas l’objet de mon travail. Respectivement, et contrai-rement à l’avis de Kerbrat-Orecchioni pour qui l’ironie verbale estune « contradiction entre deux niveaux sémantiques attachés à une mêmeséquence signifiante » (1976, p. 17), si les deux contradictions proviennentde l’énoncé, alors il y a erreur logique et non ironie. D’autaut qu’il n’existepas d’énoncé ironique par nature. Certains énoncés comme « Ben c’est dupropre ! » ou « C’est malin ça ! » sont employés presque exclusivement demanière ironique, mais ils ne sont pas pour autant ironiques par essence. Ilest donc nécessaire de chercher un des pôles de la contradiction dans l’énoncéet l’autre dans le contexte. Ce paramètre a d’ailleurs déjà été reconnu parQuintilien :

Ce qui la fait comprendre, c’est soit le ton de la prononciation, soitla personne, soit la nature de la chose ; car, s’il y a désaccord entrel’un de ces éléments et les mots, il est clair que les paroles veulentdire quelque chose de différent.( Quintilien 1953)

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3.2 Les questions ironiques

Et pour parvenir à ce résultat, il faut les observer du point de vue de lathéorie de la pertinence.

Selon Sperber & Wilson, tout énoncé communique la présomptionde sa propre pertinence. Cette affirmation peut être considérée du pointde vue des présuppositions, les questions quelles qu’elles soient étant doncsystématiquement accompagnées de la présupposition suivante :

(ap)Ma question est pertinente. 1

Une question manifeste le désir d’obtenir une réponse. L’énonciation d’unequestion indique la plupart du temps notre ignorance vis-à-vis de la ré-ponse, ou simplement les doutes que l’on porte à son encontre, ceux-cijustifiant l’interrogation. Ainsi, la présupposition peut être reformulée parune proposition de type :

(ap’) Mes doutes sont suffisamment pertinents pour justifier ma question.

Or dans les cas de questions ironiques, c’est précisément la présuppo-sition de pertinence qui porte en elle les germes de l’absurde permettantl’interprétation ironique. Si l’on reprend l’exemple (8), il est évident qu’ànotre connaissance partagée, louer cinq pièces pour soi seul est au-delà dunécessaire pour pouvoir vivre convenablement. Le locuteur ne peut doncpas réellement assumer ce présupposé, sous peine de passer pour un naïf,ou pire encore. Nous rejoignons finalement un mécanisme antiphrastiqueen considérant non pas le contenu posé, qui est ici une question, mais lecontenu présupposé qui est une assertion, En disant "La raison qui motivema question est pertinente", le locuteur communique en réalité l’inverse,soit "La raison qui motive ma question est ridicule".

Une question ironique ne joue toutefois pas systématiquement sur laprésupposition de pertinence. Si cette dernière est toujours présente, ellen’est pas obligatoirement en cause dans l’emploi ironique d’une interrogation.Reprenons l’exemple (10) cité plus haut :

(10) J’ai réalisé de nombreux miracles. Pour lequel voulez-vous mecondamner ?

L’explication est similaire en ce sens qu’il joue aussi sur une présupposition,mais de nature différente. Les opposants de Jésus désirent l’arrêter à causede son comportement jugé nuisible pour la communauté. La réponse de Jésus

1. La notation « X exposant P » indique qu’il s’agit d’une présupposition liée àl’énoncé X. L’exposant P’ indique qu’il s’agit d’une modification ou d’une réécriture de laprésupposition. L’exposant PP indique qu’il s’agit d’une présupposition de présupposition.

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Chapitre 3. L’ironie et les contenus non posés

comporte également une présupposition sur laquelle s’appuie son ironie :

(10p) Vous voulez me condamner car j’ai réalisé des miracles.

Contrairement à l’exemple précédent, l’ironie n’est pas immédiatement ap-parente après identification de la présupposition. Il est nécessaire d’identifiersur sa base une implication qui permettra de révéler l’absurdité sous-jacente :

(10pp) Les miracles sont des délits.

Ce n’est qu’une fois cette implication révélée qu’il est possible de com-prendre la dimension ironique de la question. Un miracle est par définitionquelque chose d’extraordinaire, de merveilleux, de bénéfique. Il ne peutmanifestement pas être considéré comme un crime. Par cette question, leChrist montre à ses adversaires l’une des conséquences de leur position, quiest de devoir assumer l’implication (10pp), position pour le moins intenable.

Observons maintenant un exemple plus complexe dont il a déjà étéquestion, mais qui nous conduira à apporter un certain nombre de précisionsdéfinitoires sur les questions ironiques :

(11) À propos d’un candidat au Conseil fédéral.– La seule chose qu’on puisse lui reprocher est son manque decharisme. Mais depuis quand élit-on des gens pour leur charisme ?(L’Express, éditorial du 13 juin 2009)

Je ne présente ici qu’une analyse partielle de ce cas de figure dans le but demettre en lumière une subtilité dont l’étude détaillée sera effectuée dans laprochaine section. Contentons-nous d’y voir ici une sorte d’ironie à tiroir.A l’image de l’exemple précédent, il est nécessaire d’effectuer un certainnombre d’étapes avant de pouvoir identifier le nœud de l’ironie. La premièreest que cette question est avant tout rhétorique. Inscrite dans un texte quiveut défendre le candidat en question, l’auteur présente une faiblesse, lemanque de charisme, qui risque de mettre à mal l’élection du quidam. Laquestion rhétorique, introduite par le « mais » annonce un contre-argument :elle vient apaiser les craintes en affirmant indirectement que le manque decharisme n’est pas à redouter étant donné qu’en réalité, le charisme n’estpas un critère décisif lorsqu’il s’agit des présidentielles. Or, force est dereconnaître que le charisme, bien que facteur non-pertinent dans un choixobjectif, joue un rôle réel dans la décision des électeurs, ce qui contreditmanifestement l’affirmation camouflée de la question rhétorique, créant ainsila portée ironique de cette question. Avant d’aller plus loin dans l’étudede ce cas, il semble important de s’ interroger sur la différence entre une

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3.3 Questions rhétoriques

question ironique et une question rhétorique. Le rapport qu’entretiennentces deux types de questions est fortement lié, et leur distinction fait l’objetde la prochaine section.

3.3 Questions rhétoriques

Il est toujours bénéfique de bien observer deux phénomènes proches.Cette attention permet parfois de déceler des particularités qui n’appa-raissent pas de prime abord. Ainsi, au même titre que l’observation de ladifférence entre l’ironie et le discours rapporté a permis de mettre en lumièrecertaines caractéristiques fondamentales de l’ironie, la comparaison entrequestions rhétoriques et questions ironiques va nous permettre d’identifierdes spécificités qui font des questions ironiques un cas tout à fait particulierde questions.

Voici quelques définitions de la question rhétorique :

Par question rhétorique, nous entendrons ce que l’on pourrait appelerune fausse question, c’est-à-dire une question qui n’appelle pas deréponse verbale, tant celle-ci est évidente pour l’énonciateur.(Jean-Claude SOUESME, « Questions rhétoriques et prosodie », Actesdu colloque sur L’interrogation du 17 mars 2001, Paris III.)

Elle a la forme d’une question mais ce n’est pas une question. L’in-terrogation oratoire conduit à une réponse si évidente qu’on peutconsidérer cette réponse comme l’affirmation déguisée dans une ques-tion.(Thierry Herman, http ://www.thierryherman.ch/, dernière visite le15.02.2011)

Si l’on s’en tient à la définition classique d’une question rhétorique, cettedernière est une question qui n’attend pas de réponse, ou dont la réponseest incluse dans la question. Ainsi, l’exemple suivant tiré des fables deLafontaine présente un cas classique de question rhétorique :

(12) Le roi des animaux demande à ses sujets s’ils sont satisfaits de leurétat :Venez, singe ; parlez le premier, et pour cause.Voyez ces animaux, faites comparaisonDe leurs beautés avec les vôtres.Etes-vous satisfait ? - Moi ? dit-il, pourquoi non ?N’ai-je pas quatre pieds aussi bien que les autres ?Mon portrait jusqu’ici ne m’a rien reproché ;

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Chapitre 3. L’ironie et les contenus non posés

[...](Lafontaine, La besace, reprise de (Bonhomme 2005), mes italiques)

La question mentionnée en italiques est une façon détournée pour lesinge d’affirmer qu’il a précisément quatre pieds comme tous les autres, etn’a par conséquent rien à se reprocher. Nous verrons plus loin l’efficacitéargumentative d’une question rhétorique vis-à-vis de l’affirmation sous-jacente qu’elle communique. Pour l’heure, contentons-nous de confronter cecas à un exemple de question ironique :

(13) Deux amis discutent. L’un deux annonce qu’il s’est lancé dans desétudes de linguistique, ce à quoi l’autre répond, en riant :– Tu veux vraiment finir au chômage ?

Si l’on s’en tient à la conception de la question rhétorique citée plus haut, ilsemble manifeste qu’une question ironique tombe sous cette définition. Cettedernière question, toute ironique qu’elle soit, ne demande effectivement pasde réponse. Il semble pourtant que (12) et (13) ne procèdent pas de la mêmemanière pour annuler l’attente de réponse. Intéressons-nous alors plus endétail au fonctionnement d’une question rhétorique pour tenter de découvrirce qui la différencie d’une question ironique.

3.4 Question rhétorique VS question ironiqueJe tente dans cette section de montrer qu’entre questions rhétoriques

et questions ironiques réside une différence fondamentale qui, si elle estdifficilement identifiable, n’en est pas moins essentielle. La proximité esttrès grande, car les deux partagent certaines caractéristiques qui constituentgénéralement la définition même de la question rhétorique. Nous avonsprécédemment mis en perspective deux questions de l’un et l’autres desdeux types. Pour parvenir à identifier le nœud du problème, il est nécessairede pousser leur audition plus avant.

3.4.1 Une question rhétorique n’est pas nécessairementironique

La première étape de ma démonstration est de montrer qu’une questionrhétorique n’est pas nécessairement une question ironique. Pour rappel, voiciles deux exemples comparés :

(12) N’ai-je pas quatre pieds aussi bien que les autres ?

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3.4 Question rhétorique VS question ironique

(13) Tu veux vraiment finir au chômage ?

La question (12) a pour but de communiquer que pour être insatisfait deson état, il faudrait être préjudicié par rapport aux autres. Il faudrait, parexemple, n’avoir pas quatre pieds comme tous les autres. Or il est manifesteque tel n’est pas le cas pour le singe de La Fontaine. La question rhétoriqueprésentée par l’exemple (12) peut donc être schématisé ainsi :

(12’) a. Quiconque voudrait se plaindre de son état devrait se considé-rer comme défavorisé par rapport aux autres. Il devrait parexemple soutenir qu’il lui manque un, voire deux pieds.

b. Suis-je en mesure de soutenir cette affirmation ?c. Manifestement non.d. Je n’ai donc pas à me plaindre.

La question rhétorique pose comme envisageable la possibilité de pouvoirsoutenir l’affirmation opposée. Ou plus précisément, elle met en lumière uneposition qu’il serait nécessaire de tenir si l’on était partisan du point de vueque l’on réfute, ici des motifs de plainte. La question rhétorique présentegénéralement un point de vue qu’il est vraisemblablement impossible à tenir ;c’est sa force d’argumentation. Considérons un autre exemple :

(14) Lors d’un débat sur l’énergie nucléaire :a. – Je suis favorable au développement du nucléaire.b. – Vous voulez vraiment d’une troisième guerre mondiale ?

Nous avons montré précédemment qu’une attention portée aux indicesnécessaires à la compréhension de la portée ironique nécessite une étudereposant sur la théorie de la pertinence. Il en va de même pour les questionsrhétoriques. Par le principe de pertinence, on présume que l’énoncé (14b)est en lien direct avec l’énoncé (14a). Autrement dit, l’énoncé (14a) justifiela question (14b). Il est donc judicieux de s’interroger sur le lien établientre les deux. Par sa question, le second locuteur présente un lien decause à effet entre l’information communiquée (14a) et celle que lui-mêmeprésente, c’est-à-dire que le développement du nucléaire amène forcément àune troisème guerre mondiale. Et par conséquent que la personne favorableau développement du nucléaire est également favorable à une troisièmeguerre mondiale, étant donné la conséquence directe, comme le présente laprésupposition (14bp) tirée de la question (14b) :

(14bp) Le développement du nucléaire amène forcément à une troisièmeguerre mondiale et nucléaire.

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Chapitre 3. L’ironie et les contenus non posés

On peut toutefois présumer que ce lien de cause à effet est beaucouptrop catégorique pour être réellement assumé et communiqué. Rien ne nouspermet de justifier que le développement du nucléaire amène obligatoirementà une troisième guerre mondiale. Il est plus raisonnable de présenter cetteconséquence non comme certaine, mais comme possible, voire probable. Ilest important de montrer qu’à partir de la proposition (14bp) nous passonsà l’acceptation d’une proposition similaire, mais nuancée, formulable de lafaçon suivante :

(14bp’) Le développement du nucléaire peut amener à une troisièmeguerre mondiale.

Ma première hypothèse est que c’est cette proposition qui est en réalitéproposée à l’interprétation. Et par le biais de la question rhétorique, lelocuteur présente à son interlocuteur le risque qu’il encourt en pensant /disant ce qu’il a énoncé en premier lieu.

La particularité bien connue d’une question rhétorique est de mettrel’interlocuteur devant un choix qui ne lui offre en réalité qu’une seule al-ternative réaliste. Mais je ne crois pas qu’elle cherche ici à communiquerune information rigide telle que formulée par (14bp). Elle indique seulementque la conséquence est suffisamment probable pour la considérer commeun réel risque, à tel point que l’on peut faire mine de l’attribuer à l’inter-locuteur. Remarquons au passage que d’un point de vue argumentatif, laquestion rhétorique est un moyen particulièrement efficace pour la réalisationd’arguments par homme de paille.

Pour l’heure, et pour éviter toute interférence avec une interprétationironique, il est préférable de considérer ces deux énoncés dans le cadre d’undébat sérieux. Ceci permet d’envisager la question rhétorique comme unargument et non comme une simple boutade. Nous pouvons ainsi définir plusprécisément les intentions communicatives qui peuvent être attribuées aulocuteur, et celles qui ne le sont pas. Il est manifeste à la fois pour le locuteur,pour l’interlocuteur, et pour les éventuels auditeurs que (14b) n’assume pasla proposition(14bp), trop catégorique et par conséquent irrationnelle. C’està mon sens à ce niveau que ce situe le caractère rhétorique de la question,en ce qu’elle met en place une exagération qui permet le passage au lienfallacieux de cause à effet, mais assumé comme tel, à seule fin de prévenirun risque potentiel. On peut donc schématiser ainsi :

1. A affirme vouloir X.2. B demande à A s’il souhaite réellement Y ?3. Par le principe de pertinence, on en déduit que selon B, X amène

forcément à Y (prémisse implicite)

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3.4 Question rhétorique VS question ironique

4. On comprend enfin que ce qui est réellement communiqué est que Xconduit probablement à Y. (prémisse implicite corrigée)

Nous ne traiterons pas de l’effet d’une telle question sur l’interlocuteur,obligé de produire un raisonnement enthymématique pour déconstruirel’argument. L’idée dans ce chapitre n’est que de montrer sur quoi portel’engagement du locuteur. L’ hypothèse est qu’il ne s’engage complètementque sur la prémisse (4). Bien-sûr, le fait que l’on présente dans un premiertemps la prémisse (3), tout en laissant entendre, par l’usage de la figurede rhétorique, qu’on veut communiquer (4), n’est pas innocent dans lesmécanismes argumentatifs. Mais il est tout à fait possible de se rétracterouvertement à propos de (3), et d’indiquer que c’était une façon exagéréede dire en réalité (4). Il n’est par contre pas possible de se rétracter de (4).C’est bien là la prémisse minimale qui doit nécessairement être assuméepour que la question puisse conserver sa pertinence.Or c’est sur cette prémisse que se joue le statut de la question, entrerhétorique et ironie.Reprenons, par contraste, l’exemple (13) :

(13) Deux amis discutent. L’un deux annonce qu’il s’est lancé dans desétudes de linguistique, ce à quoi l’autre répond, en riant :– Tu veux vraiment finir au chômage ?

Dans le cas présent, qui je l’espère est clairement ironique, le schéma estidentique au dialogue précédent. Nous avons dans ce cas les deux prémissessuivantes :

(13p) Faire des études de linguistique mène forcément au chômage.

(13p’) Faire des études de linguistique mène probablement au chômage.

Dans le premier dialogue, les chances sont considérées par le locuteur de(14b) comme suffisamment grandes pour que le risque mérite d’être souligné,et donc que (14bp’) soit réellement assumé. Ce n’est pas le cas ici. L’ironietient au fait que le locuteur de (13) n’assume en réalité ni la proposition(13p), ni même la proposition (13p’). Autrement dit, il ne considère nullementqu’il soit probable que des études de linguistique conduisent au chômage.Le risque existe comme partout, soit, mais n’est pas lié de façon suffisante àl’orientation choisie pour que celle-ci en soit la principale cause. De fait, sil’énoncé (13) communique implicitement (13p’), le locuteur de (13) montrepar le rire qu’il ne faut pas prendre l’énoncé au sérieux, ni les prémissesimplicites qui lui sont associées. On peut donc tirer de cette analyse que lavaleur ironique attachée à une question n’est pas systématiquement présente

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Chapitre 3. L’ironie et les contenus non posés

dans le cas d’une question rhétorique.Cette sous-section a montré qu’une question rhétorique n’est pas sys-

tématiquement ironique. Mais pour cristalliser la distinction fondamentaleentre les deux, il faut encore montrer la réciproque, c’est-à-dire qu’unequestion ironique n’est pas toujours rhétorique.

3.4.2 Une question ironique n’est pas nécessairementrhétorique

Je tente de montrer ici pourquoi une question ironique n’est pas forcémentde nature rhétorique. En préambule, voyons un nouvel exemple :

(15) Depuis quand une opinion est-elle donc un crime ?

Notre intuition linguistique nous montre clairement qu’il n’y a rien d’ironiquedans cette question. Elle est posée sérieusement, et sert au contraire àsoulever un grave problème, dont l’auteur a pu souffrir, ayant été condamnépour quelque idée réactionnaire. Elle est pourtant bien rhétorique. En effet, sil’on détaille le fonctionnement de cette question, nous obtenons un processusde ce type :

(15a) On m’a condamné pour une de mes opinions. (co-texte)

(15b) Mais depuis quand une opinion est-elle un crime ? (contenu posé)

(15c) Jamais une opinion n’a constitué un délit. (réponse à (15b) tiréedes connaissances du monde)

(15d) Ma condamnation est illégitime. (conclusion tirée des prémisses(15a) et (15c)).

La dissection du mécanisme de la question (15) montre deux choses. Primo,la réponse à la question est apportée en (15c), ici par nos connaissances dumonde. Cette connaissance partagée fonde la question rhétorique. Le secondélément réside dans l’objectif argumentatif visé par la question et apportéen (15d).

Il est intéressant d’analyser ce qu’apporte l’énonciation de (15) à laplace de l’explicitation de la proposition (15c), sur laquelle repose la critiquede l’auteur. Un élément de réponse pourrait être que par une questionrhétorique, on admet, l’espace d’un instant, une réponse alternative capablede mettre à mal notre argumentaire, contrairement à la simple affirmationde la prémisse implicite du type de (15c). L’emploi d’une question rhétoriquepeut donc être vu comme une apparente prise de risque, une démonstration

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3.4 Question rhétorique VS question ironique

de bonne foi, l’énonciateur semblant être prêt à envisager une autre réponseque celle attendue. Un second élément, plus pertinent à mon avis, est qu’unequestion rhétorique oblige le détracteur à parcourir lui-même le cheminargumentatif qui amène à la conclusion voulue par le locuteur. La question(15) force le destinataire à extraire (15c), à confronter (15c) à (15a) etdonc à en déduire par lui-même (15d). C’est donc d’une certaine manièrele destinataire qui construit l’argumentation, ce qui rend celle-ci beaucoupplus convaincante que si il n’avait qu’à en juger dans le cas ou elle lui étaitproposée explicitement. Le fait d’amener son interlocuteur à construire delui-même le chemin argumentatif renforce son efficacité. Ce point ne seratoutefois pas poussé plus avant, puisqu’il n’est pas l’objet de ce travail.

Poursuivons. Sur la base de ces observations, reprenons maintenantl’exemple (9) renuméroté ici en (16), où la question rhétorique est égalementironique :

(16) (Au sujet d’un candidat à des élections) Tout ce qu’on peut luireprocher, c’est son manque de charisme. Mais depuis quand élit-ondes gens pour leur charisme ?

(16a) Le candidat souffre d’un manque de charisme. (co-texte)

(16b) Depuis quand élit-on des gens pour leur charisme ? (contenu posé)

(16c) On n’élit pas des gens sur le critère du charisme. (rationalité)

Dans le cas présent, la prémisse (16c) est plus délicate à justifier qu’en(15) car elle est motivée par des impératifs différents. Ce n’est pas à propre-ment parler une connaissance du monde, car dans les faits, elle ne se vérifiepas ou pas systématiquement, certains candidats étant élus en partie pourleur charisme. C’est d’ailleurs précisément ce sur quoi joue la dimensionironique sur laquelle nous allons revenir. En revanche, (16c) est accessibleau travers de notre rationalité qui permet de dire que le charisme n’est pasun critère pertinent dans le choix d’un candidat politique.

Le cas est cependant plus subtil qu’auparavant. En effet, si cette questionest vraiment rhétorique, et nous sentons intuitivement qu’elle l’est, alorselle doit, comme en (15), reposer sur une prémisse implicite tirée desconnaissances du monde, à l’image de la proposition (16c), et qui peut êtredans ce cas formulée ainsi :

(16c’) On n’a jamais élu quiconque pour son charisme.(rationalité)

La nécessité absolue de tirer (16c’) vient du fait qu’une question rhétoriquesert toujours l’argumentation de celui qui l’emploie. Elle doit donc dissimuler

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Chapitre 3. L’ironie et les contenus non posés

un argument fort – ici (16c’), dans l’exemple précédent, (15c) – servant lathèse de l’énonciateur. Celle-ci est que le candidat ne souffre aucun danger,malgré le défaut présenté en (16a). La complication vient du fait que nosconnaissances du monde nous indiquent précisément le contraire, ou dumoins une proposition beaucoup plus nuancée, comme (16d) :

(16d) Il est arrivé que des gens ne soient pas élus faute de charisme.

Nous le comprenons aisément, c’est la confrontation entre (c’) et (d), contra-dictoires, qui entraîne l’effet d’ironie. J’ai parlé au chapitre 3.2 d’ironie àtiroir car au vu de ce qui précède, on voit bien qu’il faut dans un premiertemps accéder à la valeur rhétorique de la question pour pouvoir, dans unsecond temps, prendre conscience de l’intention ironique qui constitue l’in-tention communicative finale du locuteur. Mais s’arrêter ici serait prématuré.Si nos connaissances du monde nous donnent l’information (d), pourquoila proposition (c’), indispensable à la fois pour produire l’ironie et pourrendre la question rhétorique efficace, quoique erronée, est-elle déclenchée ?Si l’exemple (16) suivait le schéma de l’exemple (15), alors la proposition deniveau (c), tirée de nos connaissances partagées, devrait être directement(16d), et non (16c’). Nous n’aurions donc, d’une part, plus affaire à unequestion rhétorique, la réponse ne défendant pas la thèse de l’énonciateur,et plus d’ironie, car sans l’inférence de la proposition (16c’), nous perdonsla contradiction.

L’astuce réside dans le « mais » introduisant la question. L’auteur del’article brosse un portrait du candidat aux élections. Le portrait est jusqu’iciélogieux. Arrivent finalement les deux énoncés présentés en (16). Le premier,assertif, expose un risque, un désavantage. Le manque de charisme peutjouer en défaveur du candidat. Mais le second énoncé, la question rhétorique,est là pour désamorcer ce risque. Nous en sommes informés par le « mais »introducteur, qui indique un contre-argument. Ainsi, l’énoncé (16) se résumeen :

1. Risque

2. Mais non-risque.

Par conséquent, c’est la structure de l’énoncé qui impose la lecture de laquestion comme argument contre le risque exposé préalablement. Et le seulmoyen de considérer une question au titre d’argument est de l’interprétercomme question rhétorique. Or dans ce cas précis, l’unique possibilité detourner cette question en contre-argument est d’inférer (16c’). C’est doncpar la structure syntaxique de (16) que nous tirons la prémisse qui, en seconfrontant à nos connaissances du monde, déclenche l’effet d’ironie.

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3.4 Question rhétorique VS question ironique

Cette description nous permet de tirer un certain nombre d’observationsimportantes. Il apparaît d’abord que l’analyse de ce type d’énoncés estd’une certaine complexité, mais est néanmoins indispensable pour parvenirà identifier clairement son fonctionnement discursif, tant dans sa natured’affirmation déguisée que d’énoncé ironique. Mais plus directement lié à monpropos, ce développement nous permet de voir la différence fondamentaleentre question rhétorique et question ironique. Cette différence est marquéepar le renversement épistémique qui a lieu sur la proposition (16c’). Dansla première étape du développement, qui ne s’intéresse qu’à la dimensionrhétorique de (16), cette proposition paraît être sincèrement assumée. Dansle cas où cette question n’avait rien d’ironique, alors (16c’) serait tenu pourvrai par le locuteur. La seconde partie de l’analyse, qui s’intéresse à lanature ironique de (16), nous montre pourtant que la proposition (16c’)n’est pas réellement prise en charge. Ainsi, la prémisse sur laquelle reposela question rhétorique devenant absurde, c’est la pertinence même de laquestion qui est remise en cause.

Ce jeu sur la non-pertinence est systématique dans le cas de questionsironiques. Une question purement ironique telle que présentée en tête dechapitre donnerait :

(17) Alexandre annonce qu’il déménage dans un 5 pièces pour lui toutseul. Clara lui répond alors :– Tu crois que tu auras assez de place ?

L’objectif communicatif d’une simple question est l’interrogation. Celui d’unequestion rhétorique est la réponse à cette question, voire la conséquencede cette réponse. Nous l’avons vu, l’intention communicative de (16) n’estpas l’interrogation, mais sa réponse , ainsi que sa conséquence. En revanche,l’intention communicative d’une question ironique comme (17) n’est nil’interrogation, ni la réponse, qui n’a en fait aucun intérêt. Ce qui estcommuniqué est en réalité l’inférence faite à partir de l’absurdité de laquestion. Il est vrai que tout comme la question rhétorique, la questionironique communique sa propre réponse. Mais alors que l’objet du direest précisément la réponse dans le premier cas, il n’en va pas de mêmepour le second. Ce qui fait d’une question qu’elle est ironique ne tient pasdans le fait qu’elle contient déjà sa réponse. Ceci n’est qu’accessoire, sanspertinence aucune dans la conversation. Le fait qu’Alexandre aura assezde place dans son 5 pièces est évident et la question de Clara n’a pas pourbut de relever ce point. Ce qui est en cause ici est la présupposition depertinence de la question. Celle-ci est manifestement absurde, car il estévident qu’un 5 pièces est largement suffisant. C’est même beaucoup trop

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Chapitre 3. L’ironie et les contenus non posés

grand. L’absurdité de la question renvoie directement à l’absurdité de ladécision de vouloir emménager dans un appartement si grand. L’objet dudire ne porte donc aucunement sur la réponse acquise. Bien qu’elle soittriviale, il n’est pas nécessaire d’y accéder pour percevoir la portée ironiquede la question. Autrement dit, l’absurdité manifeste de la question permetde comprendre immédiatiment son objectif railleur, sans même attendre laréponse. Le schéma suivant permet de mieux visualiser la différence entreles deux types de question :

Question Réponse Conséquence de la réponse

Objet du discours

Figure 3.1 – Question rhétorique

Pertinence de la question Question Réponse

Objet du discours

Figure 3.2 – Question ironique

Ainsi, ce qui est en cause dans une question rhétorique est la réponseinduite ainsi que ses conséquences, alors que ce sur quoi porte le discoursdans une question ironique n’est pas la réponse, mais le statut de la questionelle-même.

3.4.3 En résumé

Cette section s’est donné pour objectif de démontrer qu’une questionironique n’est pas assimilable à une question rhétorique. Cette démonstrationest encore fragmentaire. Pour qu’elle ait un quelconque poids, il est nécessairede préciser la définition qu’on utilise lorsqu’on parle de question rhétorique.Prises à la lettre, les définitions classiques sont formelles : « La questionironique est une question rhétorique du fait qu’elle ne pose pas réellement dequestion ». Nous avons pourtant montré qu’une question rhétorique présenteune mécanique toute différente de la question ironique. Pour satisfaire les

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3.5 Généralisation

deux points de vue, il est maintenant nécessaire de proposer un choix .La définition peut être envisagée dans une acception que j’appelle ici «version faible », et une autre que j’appelle « version forte ». La version faibleconserve la conception d’une question rhétorique comme étant une questionn’attendant pas de réponse. Et dans ce cas, on reconnait volontiers qu’unequestion ironique entre pleinement dans cette catégorie. La version fortequant à elle reconnaît dans la question rhétorique une valeur argumentativeforte et une façon déguisée d’asserter plutôt que de questionner. Dans cecas, force est de constater qu’une question ironique n’est pas une questionrhétorique, attendu qu’elle n’affirme rien ou que la réponse à la questionn’est aucunement à considérer, car l’enjeu est ailleurs.

3.5 Généralisation

L’étude des questions ironiques qui vient d’être faite nous permet main-tenant d’exposer un certain nombre de cas jouant également sur les contenusnon posés. L’intérêt majeur de ce modèle est de parvenir à identifier clai-rement le lieu où se loge l’ironie dans tout type d’exemple. Il permet parextension d’expliquer par exemple les cas d’ironie dans lesquels l’antiphrasen’est absolument pas en cause. Etant donné la distinction établie, on peutvoir maintenant que l’ironie antiphrastique est un sous-ensemble de cas danslesquels l’ironie joue sur le contenu posé. En effet, l’antiphrase demanded’inverser le sens communiqué par l’énoncé. L’ironiste dit p et souhaite enréalité communiquer non-p. Cette inversion demande donc de renverser lecontenu posé. Or il est envisageable de pouvoir réaliser cette inversion surd’autres éléments de sens. Nous avons vu que les questions ironiques jouentsur la présupposition de pertinence. L’exploitation de la présuppositionn’est toutefois pas réservé aux questions ironiques. L’exemple suivant, toutassertif qu’il soit, joue également sur une présupposition :

(18) À quelqu’un qui vient de refuser d’apporter son soutien :Je vous remercie pour votre aide !

La proposition malmenée dans cet exemple n’est pas l’assertion elle-même,mais la présupposition qui lui est associée, manifestement fausse :

(18p) Vous m’avez apporté votre aide.

Un tel cas peut toutefois être trompeur. Une observation hative de l’exemple(18) pourrait amener à dire qu’il représente un classique d’antiphrase, étantdonné que l’énoncé n’est pas sincèrement pris en charge par le locuteur,

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Chapitre 3. L’ironie et les contenus non posés

celui-ci n’ayant pas du tout l’intention de remercier son interlocuteur. Ilserait donc envisageable d’analyser cet exemple en arguant qu’en assertant(18), le locuteur veut communiquer (18’) :

(18’) Je ne vous remercie pas pour votre aide !

Il faut de plus avoir en tête le fait que l’annulation d’une présuppositionannule également la valeur de vérité de l’énoncé lui-même, ce qui justifieraitd’autant plus une analyse antiphrastique. Mais cette analyse n’est à mon sensqu’à moitié valable. Il est vrai que l’intention du locuteur est de communiquer(18’), notamment un reproche. Il ne serait d’ailleurs pas soutenable de direqu’il souhaite uniquement communiquer l’inverse de (18p), soit « Vous nem’avez pas apporté votre aide », remarque qui n’aurait à elle seule que peude pertinence.

Mais rappelons que notre intérêt ne porte pas tant sur ce que l’ironistesouhaite communiquer par ce moyen qu’à ce qui permet de l’identifiercomme tel. Ce que l’ironie communique dépasse d’ailleurs bien souvent lasimple antiphrase et communique un grand nombre d’inférences implicitesqu’il serait irréaliste de vouloir énumérer ici. Et je maintiens que si cetexemple présente une inversion effective au plan du contenu posé, celle-cin’est qu’une conséquence d’un mécanisme qui a lieu en amont, jouant icisur la présupposition (18p). C’est en effet cette dernière qui marque unecontradiction patente avec le contexte d’énonciation. Le contenu posé n’esten lui-même pas aberrant. Il serait tout au plus surprenant, étant donnéqu’il n’est en rien justifié. Mais ce fait n’est pas suffisant pour autoriserl’accès à une interprétation ironique. Pour que celle-ci ait lieu, il ne suffit pasque l’énoncé soit curieux, ou quelque peu décalé. Il est nécessaire qu’il couveen son sein une contradiction claire entre l’un des éléments de sens qu’ilcommunique et le contexte dans lequel il s’inscrit. Or ici, cette contradictionn’est vérifiable que si l’on s’intéresse aux présuppositions.

Je ne saurais trop insister sur le fait que l’ironie peut revêtir de nom-breuses formes. Nous avons parlé dans la section 2.5 de cas jouant non passur une antiphrase, mais simplement sur l’expression d’une attente déçue,ou sur l’exagération d’une certaine réalité.

Observons maintenant un cas qui ne présente pas le moindre signed’antiphrase :

(19) Un femme s’adressant à son mari qui regarde un match de football,une bière à la main :Ca me fait tellement plaisir quand tu t’intéresse à moi !

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3.5 Généralisation

Cet énoncé, tout ironique qu’il soit, est en lui-même parfaitement sincère.La femme est effectivement ravie quand son mari lui porte de l’attention,et rien ne doit être inversé. Pour comprendre d’où vient l’ironie, il estnécessaire de revenir au principe de pertinence. Sans lui, cet énoncé pourraitn’avoir qu’une simple valeur de remarque générale. Mais l’impératif depertinence dans l’échange demande que tout énoncé produise une quantitéd’effets cognitifs suffisante pour justifier son énonciation. Or considérerl’énoncé (19) comme une simple remarque d’ordre général visant à informerle mari sur les choses qui rendent sa femme heureuse ne répondrait pasaux critères requis par le principe de pertinence. Il est nécessaire de luitrouver une justification supplémentaire au sein du contexte dans lequel ilest formulé. Un tel énoncé fait généralement office de remerciement vis-à-visdu comportement dont il est question. Il devrait donc répondre aux marquesd’attention du mari. Nous retrouvons donc une forme de présuppositionressemblant à une proposition du type :

(19p) Tu me portes de l’attention en ce moment.

La proposition (19p) n’est pas une présupposition à proprement parler, carson annulation n’a aucune incidence sur la vérité de (19). Cette présupposi-tion est davantage à considérer comme une réécriture de la présuppositionde pertinence. Or cette présupposition de pertinence n’a pas le même statutqu’une présupposition au sens formel en ceci que même si elle n’est pasrespectée, autrement dit même si l’énoncé n’est pas pertinent, il reste vrai.La raison qui motive à conserver cette appellation est qu’elle reste présuméepréalablement à toute énonciation. Quoi qu’il en soit, c’est à ce niveau que sesitue la contradiction manifeste qui permet de déclencher la lecture ironiquepar l’expression détournée d’une attente déçue. Dans le cas présent, il estvrai que la raillerie fait plutôt place au reproche, ce qui place davantagenotre exemple dans l’univers du sarcasme que de l’ironie ; mais le principereste sensiblement le même.

Si nous avons prêté attention à certains cas d’ironie qui ne sont pasantiphrastiques, j’aimerais maintenant présenter quelques exemples quiconstituent ce que l’on pourrait appeler des semi-vérités. Il peut arriverque l’ironie ne joue pas sur l’ensemble de ce qui est asserté, mais sur unsous-ensemble du contenu. Autrement dit, l’ironie peut ne viser que quelquesunes des explicatures dérivables de l’énoncé. Et plus particulièrement, sansque celles-ci doivent être révoquées, il se peut qu’elles doivent simplementêtre réévaluées. Je pense à certains cas jouant sur une exagération de lavérité comme le montrent les deux exemples suivants :

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Chapitre 3. L’ironie et les contenus non posés

(20) À une bibliothécaire qui rechigne à apporter son aide :Je suis vraiment navré de chambouler votre emploi du temps.

(21) Les exemples d’ironie présents dans ce travail sont inventés pourl’occasion. Tout rapprochement avec une personne ou une situationayant réellement existé n’est que pure coïncidence.

L’exemple (20) présente un schéma connu. Ici encore, l’ironie porte en partiesur la présuposition :

(20p) Je chamboule votre emploi du temps.

Etant donné le contexte dans lequel s’inscrit l’énoncé, il n’est pas possible dedire de manière catégorique que cette présupposition est fausse. Il est vraique le locuteur vient quelque peu déranger la routine de la bibliothécaire.Mais ce qui est mis en scène réside dans la proportion exagérée que l’aidesollicitée provoque manifestement. L’énoncé ironique permet donc de pointerdu doigt le trop grand cas que la bibliothécaire fait de la requête qui lui estadressée. On comprend ainsi que la présupposition exprimée en (20p) n’estpas foncièrement fausse. Elle présente simplement une situation considéréede manière exagérée.

Je laisse au lecteur le soin de s’attarder sur l’exemple (21) pour saisir sadimension ironique.

3.6 Synthèse

Ce chapitre avait pour objectif de développer un modèle d’analysede l’ironie fondé sur l’idée que celle-ci présente systématiquement unecontradiction manifeste entre certains éléments de sens communiqués parl’énoncé et les hypothèses d’arrière-plan accessibles au moment de sonénonciation. Plus particulièrement, j’ai voulu montrer que la théorie del’antiphrase semble avoir une conception de l’ironie très proche de celleprésentée ici, mais que cette théorie pèche par restriction. J’ai donc tenté deprésenter un modèle alternatif dans lequel j’étends l’idée d’antiphrase à celled’anti-proposition, montrant que l’ironie peut présenter une contradictionqui nécessite un renversement sans pour autant que celui-ci soit réalisé surle contenu asserté.

La série d’exemples présentés n’a aucunement pour objectif de dresserune liste exhaustive des différents cas d’ironie. Je n’ai fait que présenterl’analyse approfondie de quelques cas intéressants par leur complexité, afinde montrer de quelle manière mon modèle permet de les décrire. Je pense

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3.6 Synthèse

qu’en l’état, il est en mesure de venir à bout de nombreux cas d’ironie sinontous, la complexité demandant une analyse plus différenciée selon les cas.

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Conclusion

Le présent travail avait pour objectif de présenter un modèle alternatifaux principales théories traitant de l’ironie. Il a été question de mettre unelumière et de décrire les principales caractéristiques qui donnent à l’ironiesa particularité, et qui font d’elle un fait de langue à part. J’ai donc tentéd’isoler, sur la base des théories existantes, les piliers fondamentaux quisoutiennent le processus ironique, et également de relever un certain nombrede questions qui préoccupent quiconque tente d’apporter une définition del’ironie. Sur ces bases, j’ai développé et défendu un modèle qui avait pourbut de répondre aux attentes générales qu’impose une telle démarche, maiségalement de prendre en compte les différentes observations qui avaient étéfaites, ainsi que les difficultés que mes recherches avaient identifiées. Cemodèle a permis à la fois de décrire les propriétés cardinales qui donnent àl’ironie son statut de fait de langue unique, mais également d’expliquer parquelles stratégies linguistiques elle se construit et parvient à être identifiéecomme telle.

L’élaboration d’un tel modèle entraîne un certain nombre d’impératifsrelatifs aux démarches à entreprendre par la suite. L’ambition de pérennitéd’une telle théorie impose de l’éprouver en la confrontant au plus grandnombre possible de cas envisageables pour tester sa capacité analytique, etégalement pour pouvoir identifier les adaptations et les corrections néces-saires au rétablissement des faiblesses dont elle pourrait souffrir. La baseempirique qui a servi à sa conception s’est voulue la plus large possible,prenant en compte des cas d’ironie très différents, mais reste néanmoinslimitée. Si la démarche basée sur un corpus ne peut jamais garantir l’exacti-tude d’un modèle théorique, elle peut toutefois renforcer ce dernier et luipermettre de réaliser les rééquilibrages nécessaires.

Il serait d’autre part indispensable d’étendre la bibliographie considéréepour confronter les idées défendues ici à d’autres points de vue qui n’ontpas été pris en compte. La dimension limitée de mon travail impose égale-ment une restriction dans le choix des ouvrages auxquels il se réfère. Uneinvestigation approfondie des théories concurrentes, notamment d’origine

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outre-Atlantique, apporterait certainement des perspectives susceptiblesd’enrichir, voire de corriger le modèle développé dans ce mémoire.

Dans une perspective différente, j’aurais apprécié confronter ma théoriede la réactualisation de pensée à l’idée de token tel qu’en parle Récanatidans son ouvrage ‘La transparence et l’énonciation’. Le concept de tokenrenvoyant à l’unicité événementielle de chaque énoncé que l’on produit, lefait de voir dans l’ironie une réactualisation de pensée de manière générale,et une réactualisation d’énoncé dans les cas particuliers de renvoi à unpropos réellement tenu au préalable, me semble soulever quelques trèsintéressantes questions quant à l’éventuelle « exception à la règle » quepourrait représenter l’ironie. Bien que ces questions soient davantage d’ordrephilosophique que proprement linguistique, les conséquences éventuelles queleurs réponses pourraient entraîner sur ces deux domaines leur donne unintérêt tout particulier.

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