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LES MÉCANISMES DE L'IRONIE LITTÉRAIRE DANS LE ROMAN GROS-CÂLIN D'ÉMILE AJAR : LA CRITIQUE DE L'IDÉALISME DU PERSONNAGE DE COUSIN Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de 1'Université Lad pour l'obtention du grade de Maîûe ès arts (MA.) Département des littératures FAcULTÉ DES LETTRES UNIVERSITÉUVAL Québec Mars 2001

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LES MÉCANISMES DE L'IRONIE LITTÉRAIRE DANS LE ROMAN GROS-CÂLIN D'ÉMILE AJAR : LA CRITIQUE DE L'IDÉALISME DU

PERSONNAGE DE COUSIN

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de 1'Université L a d pour l'obtention

du grade de Maîûe ès ar t s (MA.)

Département des littératures FAcULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉUVAL Québec

Mars 2001

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Plusieurs éléments incitent à penser que l'ensemble du récit de Gros-Câlin est

construit comme une charge ironique qui cherche à évaiuer implicitement l'idéalisme

et le comportement de Cousin, le héros-narrateur du récit. Le but premier de la

présente étude est donc d'analyser si une telle intention ironique peut être décodée

dans l'ensemble du roman. Pour mener à bien cette analyse, notre étude s'appuiera

sur le concept d'ironie littéraire, tel qu'il fut développé dans les recherches de Linda

Hutcheon et de Philippe Hamon. Définissant l'ironie littéraire comme un phénomène

« diffus » et « différé » qui se développe principalement grâce aux procédés de la

mimèse » et de la répétition, ce concept nous est apparu comme l'outil le plus

adéquat pour mettre à jour les structures ironiques qui sous-tendent le récit du

premier roman d'Émile Ajar (Romain Gary).

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(( La vie est une affaire sérieuse, à cause de sa fùtiiité. » Romain Gary (h i le Ajar), Gms-CBlin, p.56.

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Au terme de ces nombreux mois de travail, je tiens sincèrement à remercier ma

directrice, Mme Andree Mercier, pour la confiance qu'elle a eu en moi et ses

nombreux encouragements. Je tiens de plus à remercier M. George Desmeules

pour ses judicieux conseils, ma famille et mes ami(e)s pour leur support moral,

financier et technique. Des remerciements particuliers vont à Josée Lalancette pour

la mise en page de ce mémoire, à Manon Couture pour m'avoir fait découvrir Gros-

Câlin et à Lisa Bérubé, Chantale Pouliot, Sauphie Senneville et Mélanie Morin pour

les discussions sur « la marche du monde » et tes soirées de fou rire.

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TABLE DES MATIÈRES

TABLE DES MATIÈRES .......................... ...................................................................... v

CHAPITRE PRF,MIER

DÉFINITION DU CONCEPT DTRONIE LITTÉRAI~RE ....m..................................... 11

1.1 L'ÉVOLUTION HISTOIUQUE DE LA NOT~ON D'IRONIE ............................................. 12 1 . I . 1 L'ironie de Platon à Schlegel .................................................................................. 12 1 . L . 2 L'impact des études sémantiques sur le concept d'ironie : le retour en force de

1' ironie rhétorique et la définition de Sperber et Wilson .......................................... 20 1.1-3 La remise en question des différentes conceptions de L'ironie comme outils littéraires

.............................................................................................................................. 23

1.2 FORMATION ET ÉVOLUTION DU CONCEPT D'IRONIE LITTÉRAIRE .............................. - 2 5 1.2.1 L'émergence du concept d'ironie littéraire ............................................................. 25 1.2.2 Les cibles de l'ironie Littéraire : les normes du récit ........................... ... ............ 29 1.2.3 Les mécanismes et les signaux de l'ironie Littéraire ................................................. 32 1.2.4 Les lieux propices à l'ironie littéraire ................................................................ 34 1.2.5 Ambiguïté du phénomène ...................... ,. ........................................................... 35 1-26 Conclusion : une définition sommaire de l'ironie littéraire ................. ... ............ 38

ÉTUDE DES SYSTÈMES DE NORMES QUI RÉGISSENT LE RÉCIT DE COUSIN ET SON UNIVERS DE CROYANCES..... .................................................................... 41

2.2 LA QUJ?E ET LE SYSTÈME DE VALEURS DE COUSIN ................................................. 53 2.2. 1 La quête d'authenticité de Cousin et son espoir d'une mutation biologique ............. 53

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2-22 L'échec de la quête d'authenticité de Cousin et son refùs de Yengagement social et artistique ................................................................................................................ 57

2.2.3 L'amour comme voie d'accès à l'authenticité ............................ .......... .................... 67 2.2.4 ConcIusion ............ ,, ...................................................... 71

2-3 POUR SGA~VARELLE ET LA CRITIQUE DE L'AVEUGLEMENT IDÉOLOGIQUE DES AUTEURS ............... DU xE s&CLE ................................................................................... 74

2.3.1 La définition garyenne du roman totalitaire ..................................................... 74 2.3 -2 Gros-Câlin : une parodie du roman totalitaire ? ...................................................... 75 2.3.3 Conclusion ............................................................................................................. 77

LES MÉCANISMES DE L'IRONIE L I T T É ~ DANS LE ROMAN GROS- CA^ ................................................................................................. 78

3.1 LA CRITIQUE DE L'IDÉALISME PASSIF DE COUSIN ET DE SON MANQUE DE LCTCIDITÉ .. 80 3.1.1 Les structures ironiques à l'œuvre dans ie roman Gros-Câlin ............................... 80 3.1.2 De l'optimisme en perspective : les mécanismes de défense de Cousin ................... 82 3.1.3 La critique de l'idéalisme passif de Cousin et de son manque de lucidité ................ 93 3.1.4 L'échec du projet de remise en question du langage : les effets ironiques du jeu sur le

langage de Cousin et de son emp!oi des stéréotypes .............................................. 100 3.1.5 La fin du roman et la sanction de la lecture ironique du récit ................................ 106

........................................................................................................... 3 .1.6 Conclusion 1 1 1

3 -2 L'IRONIE LIII?ÉRAI.RE DANS LE ROMAN GROS-CÂL~ SES PARTICULARI~S ET LES LENS QU'ELLE ENTRETIENT AVEC L'IRONIE RKÉTORIQUE ......... .. ......................... 112

CONCLUSION ............................................................................................................ 115

BIBLIOGWHTE DES TEXTES CITÉS .................................................................. 122

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Introduction

Très peu d'études ont été consacrées à l'œuvre de Romain Gary avant la fin

des années 1980. Dans les années 60 et 70, ses romans ont surtout été l'objet de

travaux universitaires qui ont analysé la pensée humaniste qui se dégageait de

son œuvre et les liens que cette dernière entretenait avec le courant de

l'existentialisme. Présenté au Trindy College de Dublin en 1978. le mémoire de

Rebecca Jane McKee est certes l'étude la plus complète qui fut produite sur le

sujet'. Dans The humanism of Romain Gary, McKee examine la vision de l'homme

qui émane de l'ensemble des romans garyens, à la lumière des conceptions du

roman et du personnage présentées dans Pour Sganarelle. II ressort de son

analyse que la majorité de ses héros sont des idéalistes2 qui aspirent à vivre dans

un monde meilleur gouverne par les valeurs de l'amour, de la justice et de la

fraternité humaine. Si les héros des premières œuvres luttent activement pouf

l'établissement de leur idéal dans le monde, ceux qui apparaissent dans les

romans publies après 1956 sont généralement plus pessimistes. Devant la cruauté

des hommes, leur idéalisme devient un poids difficile a supporter. II les conduit des

lors à fuir la société ou à s'investir aveuglément dans des voies d'action inutiles qui

accélèrent la dégradation de leur environnement3. Seuls I'amour et l'humour

réussissent, de fait, à résister aux assauts de la réatité dans I'œuvre de Gary.

1 McKee, Rebecca Jane. The humanism of Romain G q . Mémoire de maitrise présenté au Trinity Cokge de Dublin, 1978, 241p. Voir aussi Guy Gallagher. LJhumcmisme dans les romans de Romain G q . Mémoire de maîtrise présenté à 1'Université Laval, 1968,88 p. Du méme auteur : L'Univers imaginaire de Romain G-y. Thése de doctorat présentée à 1'Université Laval, 1978,222 p. ' Dans l'œuvre de Romain Gary, le terme (( idéaliste >> kit référence B un individu qui, dans çon système de valeurs, fait une large place à I'idéal, au sentiment » pour inciter les hommes a améliorer leur condition. Dans les œuvres plus pessimistes de I'auteur, ce terme fait aussi référence à l'idée d'un homme qui a <dendance à négliger le réel, à croire à des chimères D pour survivre. Voir l'entrée « idéalisme >> dans Le

3 Nouveau Petit Robert, Paris, Le Robert, 1994, p.1121. McKee, op. cit. note 1 , p.82 à 102.

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Dans le troisiéme chapitre de son mémoire, McKee s'arrête en effet pour étudier

les procédés techniques qui prédominent dans l'écriture garyenne. L'humour

apparaît alors comme un procédé privilégié qui permet à l'auteur de mettre à

l'épreuve les différents systèmes idéologiques qui se présentent à l'homme, tout

en empêchant ses œuvres de sombrer dans le désespoir4. Chez Gary, même les

romans les plus pessimistes se terminent donc sur une note d'espoir.

Suite au suicide de I'auteur (1981) et aux révélations contenues dans sa

lettre posthume concernant ses liens avec Émile Ajar, les critiques se sont surtout

intéressés, au début des années 80, à la vie de Gary et à la question du

pseudonyme. Depuis la fin de la dernière décennie, un nombre plus important

d'études textuelles ont toutefois été publiées. Ca majorité d'entre elles portent sur

les romans signés Ajar. Dans son mémoire de maîtrise intitulé : A double d8tour.

Pour une analyse semiotique du roman Gros-Calin d'~mile Ajar 5, Madeleine

Godin présente une étude sémiotique du premier roman ajarien et montre que le

récit, plutôt que de se developper sur une structure d'oppositions successives, se

construit par le biais de structures d'oppositions sirnultanees. Cette particularité

explique «l'omniprésence dans le récit de la figure du paradoxe, reconnaissable à

tous les niveaux à travers le jeu du double, du dédoublement et du

redoublement D. Dans son article : ic Les raisonnsments déraisonnables dtEmile

Ajar D 71 Alexandre Lorian démontre, quant à lui, comment les mauvais emplois des

marqueurs de relation causale par Cousin et Moro, les narrateurs de Groscâlin

et de La vie devant soi, permettent l'inscription du comique et de l'ironie dans ces

deux récits. Dans son article : « Gary-Ajar and the Rhetoric of Non-

Communication »*, Leroy T. Day s'intéresse, lui aussi, aux jeux de langage

ibid, p. 154-155. 5 Godin, Madeleine. À double détow. Pour une étude sémiotique du roman Gros-Câlin d'Émile Ajar.

Mémoire de maîtrise présenté à l'université Laval, 1987,90 p. Voir le résumé présenté au tout début du mémoire de Madeleine Godin.

7 Lorian, Alexandre. K Les raisonnements déraisonnables d'Émile Ajar D, dans The H é b m Universi0 Studies in lireratures and Art, vol. 14, no 2, 1987, p.120-145.

8 Day, Leroy T. (c Gary-Ajar and the Rhetoric of Non-Communication D dans The French Ratiew, vol. 65, no 1, 199 1, p.75-83. Dans l'article de Day, la rhétorique de la non-communication » renvoie à tous les

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ajariens. Partant de l'idée exprimée dans Pseudo (et reprise sous différentes

formes dans les Ajar et plusieurs romans garyens) que « les gens se foutent sur la

gueule parce qu'ils se comprennent >>, ce dernier montre comment Moro

parvient, en perturbant les formes usuelles du langage, à donner un sens nouveau

a un monde qui n'en a parfois que très peul0. Pour ce, l'auteur repertorie les

différentes figures rhétoriques retrouvées dans le roman et explique les effets

humoristiques et ironiques qui s'en dégagent. Dans son article C e qui ne se

laisse énoncer : Des jeux de langage ironiques»", Marlena Braester cherche à

démontrer les mécanismes sémantiques de I'ironie verbale. Si l'étude des romans

ajariens n'est pas le but premier de son analyse, elle s'appuie toutefois sur les jeux

de mots retrouvés dans ces œuvres pour illustrer sa démonstration.

Depuis la fin des années 80, la majorité des études qui ont été consacrées

aux romans signés Ajar se sont donc intéressées 2. la particularite de leur langage

et aux effets ironiques et humoristiques que ce dernier produit. Concentrant surtout

leur attention aux jeux de mots qui caractérisent cette écriture, ces travaux

préconisent généralement une étude linguistique de I'ironie. Leurs analyses se

limitent ainsi à l'étude d'une ironie syntagmatique, c'est-à-dire d'une ironie locale

circonscrite à l'intérieur d'une phrase ou d'un paragraphe. Rares sont les travaux

qui s'arrêtent pour observer comment cette ironie s'intègre dans l'ensemble du

récit. La thèse de doctorat d'Anne-Charlotte Ostman intitulée : L'utopie et l'ironie.

Étude sur Gros-Câlin et sa place dans l'œuvre de Romain ~ary'' réajuste (du

moins partiellement) le tir. En étudiant ta quête de Cousin et les relations qu'ii tisse

avec les autres personnages du recit, Ostrnan en vient à devoiler la présence

d'une ironie locale qui prend la défense du héros en dénonçant ponctuellement le

jeux de langage qui produisent << a disruption of normal speech patterns leading to the desired distortion of reality » (p.77). Ajar, Émile. Pseudo, Paris, Mercure de France, 1976, p.32. Cité dans Day, [oc. cit. note 8.' p.77.

10 Day, ibid p.82. " Braester, Marlena << Ce qui ne se laisse énoncer : des je*- de langage ironiques », dans Sémiotica, vo1.107,

nos 3-4, 1995, p.293-306. 12 Ostman, Anne-Charlotte. L 'Utopie et I 'ironie. tu& sur Gros-Câlin et sa place dans 2 'œuvre de Romain

Gary. Thèse de doctorat présentée à l'Université de Stockholm, Stockholm, 1994,203 p.

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manque de compassion qu'entretient la société à l'égard des personnes seules et

dans le besoin telles que lui. Cette ironie s'attaque principalement aux

personnages secondaires qui reprbsentent les différentes institutions susceptibles

de venir en aide à Cousin. À l'exception de quelques moments bien précis du

texte, ce dernier n'est pas visé par ce type d'évaluation. Si elle reconnaît que

Cousin est «quelquefois visé par les attaques ironiques du texte ». Ostman

considère en effet que sa faiblesse et sa naïveté le font surtout apparaître «comme

une victime de la société '3 ». TOUS les jugements critiques que pourrait soulever

sa naïveté sont donc désarmés par l'élan de compassion que suscite sa position

de victime. Dans son analyse, Ostman ne s'arrête donc jamais à la présence d'une

ironie plus diffuse qui se développerait dans l'ensemble du roman et qui viendrait,

cette fois, critiquer le comportement et l'idéalisme de Cousin. Et pourtant, plusieurs

éléments du texte (tels son extrême faiblesse, son incapacité à se faire des amis et

à interpréter justement le réel, le fait que sa situation n'évolue guère au cours du

récit et que le héros demeure, malgré tous ses efforts et son optimisme. aussi seul,

incompétent et confiant qu'au début du roman) nous amènent à nous demander si

ce dernier ne pourrait pas être vise par une telle ironie. Certaines idées, révélées

par l'analyse d'ostman elle-même. incitent aussi à croire qu'il se cache, derrière

l'ensemble du récit, une ironie plus globale qui s'attaque au comportement et au

système de valeurs du héros. En se demandant si Cousin «participe, lui aussi, à la

satire de la société ou est lui-même un observateur avec un regard ironique'4»,

Ostman soulève en effet l'hypothèse que le héros est peut-être visé, plus d'une

fois, par les attaques ironiques du texte. Par deux fois dans son étude, cette

dernière fait de plus référence à «la structure ironique n de Gros-Câlin 15. Selon

son analyse, cette structure se développerait principalement a travers la relation

que Cousin entretient avec Mlle Dreyfus. Elle émanerait de la «fissure qui

s'institue, chez le héros, entre le rêve et la réalité, lorsque ce dernier entre en

contact avec sa [dulcinée] » 16. A l'intérieur de sa thèse, Ostman n'en vient

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toutefois pas à se demander si cette fissure ne pourrait pas affecter toute la

manière dont Cousin interagit avec la réalite. Cette hypothèse !'aurait alors

amenee à s'interroger sur la possibilité qu'il se cache. derrière l'ensemble du texte,

une ironie plus d i f ise qui cherche à critiquer l'idéalisme du héros.

Deux raisons peuvent expliquer cette lacune retrouvée à l'intérieur de l'étude

d'ostman. La première est que, comme tous les critiques qui ont aborde le

problème de I'ironie dans Gros-Câlin, cette dernière omet de regarder

attentivement à qui appartient la voix ironique qui parcourt le récit. Comme le

démontrent les études de Linda ~u tcheon '~ et de Catherine ~erbrat-~recchioni'~,

quiconque décode un message d'ironie sous-entend implicitement qu'il y a une

intention ironique qui se cache derrière ce message. Est perçue une volonté de se

moquer, de discréditer quelqu'un ou quelque chose en taissant entendre autre

chose que ce qui est dit 19. Or dans Gros-Câlin, cette question de l'intentionnalité

pose problème. Au fil de notre lecture, Cousin (qui est le héros, mais aussi le

narrateur du récit) nous apparaît comme un homme beaucoup trop faible et

beaucoup trop naïf pour prendre en charge un discours ironique. Peu a peu, nous

découvrons qu'il est dépourvu de tout esprit critique et qu'il préfère s'enfuir dans le

rêve plutôt que de confronter son idéal à la dure réalité des choses. Contrairement

à Ostman, qui considère le héros comme un homme assez lucide pour porter un

jugement critique sur le monde, nous sommes encline à croire que, dans les

parties du texte où i l est possible de décoder une critique ironique à l'égard de la

société, le héros ne comprend pas toute la portée de ses paroles. S'il assume le

sens premier de ses propos, il n'assume pas les sous-entendus ironiques qu'ils

soulèvent. Dans tous ces passages, il apparaît donc comme une double victime : il

est, d'une part, victime de l'indifférence de la société et, d'autre part, victime de

I'ironie d'une instance supérieure, que nous appellerons l'auteur-encodeu?, qui se

I7 Hutcheo~ Linda. << Ironie, satire, parodie. Une approche pragmatique de l'ironie D, dans Poétique, no 46, avril 1981, p.141-142.

18 Kerbrat-Orecchioni, Catherine. (( L'ironie comme trope D, dans Poétique, no 41, février 1980, p. 113-1 14. I9 lardon, Denise. Du comique dons les textes littéraires. Paris, Duculot, 1988, p.80. 20 Dans la présente étude, le terme << auteur-encodeur » renvoie a l'image que le lecteur se fàit de l'auteur au

cours de sa lecture. il faut en effet reconnaître que c'est très souvent à cette figure que le lecteur (et même

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moque de son manque de jugement critique. En aucun cas la première image ne

vient éclipser la deuxième. Bien au contraire, puisqu'ils sont complétés par

d'autres scènes qui mettent en evidence la naïveté et la faiblesse de Cousin. ces

passages ironiques tendent à lui donner un air ridicule et incitent à se demander si

ce dernier ne pourrait pas être victime d'une ironie plus diffise qui s'en prendrait à

tout son système de valeurs.

Pour quiconque désire étendre son analyse à une ironie globale, qui se

développerait dans l'ensemble d'un récit littéraire, se pose toutefois un problème

théorique d'envergure qui risque de freiner son élan. Malgr6 toutes les recherches

qui ont été faites sur le sujet depuis les années 80 2', rares sont celles qui se sont

arrêtées pour étudier ce type d'ironie. Peu importe la définition qui sert de point de

départ à leurs analyses. les critiques abordent toujours l'ironie comme un

phénomène local, circonscrit a l'intérieur d'une phrase ou d'un paragraphe. Au dire

de Linda Hutcheon, cette situation vient du fait que l'on accorde beaucoup trop

d'importance à l'inversion sémantique qui caractérise ce phénomène. Ce

mécanisme structurel étant plus facile à repérer à I'intérieur d'un court syntagme, il

conduit à limiter les analyses à l'étude de phrases ou de courts passages

ironiques? Toute personne désirant étendre son objet de recherche à l'analyse

d'une ironie différée qui émanerait de l'ensemble d'un discours aura donc

beaucoup de difficultés à trouver, dans la littérature critique, des appuis théoriques

les critiques) associe l'intention ironique, lorsque le récit est pris en charge par un narrateur qu'il juge (comme cela peut être le cas dans Gros-Calin) trop faible et trop naïf pour exprimer une critique ironique.

" Dès la fin des années 70, un nombre important d'études a éîé fait sur l'ironie. Outre les travaux cités précédemment, voir le numéro spécial de la revue Podtique, no 36, 1978 qui présente, panni d'autres, les articles de Linda Hutcheon : « Ironie et parodie : stratégie et structure », ibid, p. 467-477, de Dan Sperber et Deirdre Wilson : « Les ironies comme mentions », ibid, p.399-412 ; le numéro de l'université de Lyon dans Linguistique et sémiologie LI, L'ironie. Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1978,207 p. ; le chapitre 5 de l'étude de Alain Berremdonner , Éléments de pragmatique linguistique. Pariç, Minuit, 1 98 1, p. 173-239; l'article de Brigitte Basire, ((Ironie et métalangage », dans D.RL.A,V., vol. 32, 1985, p. 129- 150 et l'ouvrage de Monique Yaari, Ironie paradoxale et ironie poétique : vers une théorie de l'ironie moderne sur les traces de Gide dans Paludes. Birmingham, Sumac Publications, 1988,277 p.

22 Hutcheon, Linda et Butler, Sharon A. « The Literary Semiotics of Verbal Irony : The Example of Joyce's The Boarding House », dans R W , vol. 1 , no 3, 198 1, p. 245.

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capables de la guider dans le debut de ses recherches. L'article de Linda

Hutcheon et de Sharon A. Butler, tout comme les études de Marty Laforest " et de

Philippe Hamon 241 démontrent pourtant qu'il est possible et tout à fait justifie de

chercher à étendre l'étude de I'ironie à I'ensemble d'un texte littéraire. En insistant

davantage sur l'aspect pragmatique de I'ironie (son aspect critique) que sur sa

structure sémantique et en diminuant l'importance accordee à l'inversion

sémantique au profit des procéd6s de la « mention » et de la répétition, Hutcheon

et Butler en viennent même à forger une définition pertinente du concept d'ironie

littéraire. Renvoyant à l'idée d'une ironie plus diffuse qui permet à I'encodeur de se

moquer implicitement des normes et des valeurs qu'il met en scène dans son

récif5, , concept nous apparaît, des lors, tout fait adéquat pour mettre à jour les

structures ironiques qui façonnent le rkcit de Gros-Câlin.

Le but premier de ce memoire est donc d'examiner s'il se cache derrière le

récit de Gros-Câlin une ironie littéraire qui viendrait critiquer la faiblesse et

l'idéalisme de Cousin. Comme le héros est aussi le narrateur du récit, nous

porterons de plus attention au niveau de la narration afin de déterminer si certaines

de ses normes pourraient aussi être visées par ce type d'ironie. En abordant ce

problème, notre étude vient combler un double manque : celui engendré par les

recherches qui se sont limitées Ci étudier l'ironie locale à 11int6rieur de cette œuvre

et celui généré par l'ensemble des travaux critiques qui ont délaissé le problème

de I'ironie littéraire. Même si elle aborde le problème de I'ironie dans une

perspective plus vaste que celles de ses prédécesseurs, l'étude d'ostrnan se

limite, elle aussi, à l'analyse d'une ironie syntagmatique concentrée à l'intérieur

d'une phrase ou d'un paragraphe. Point de départ de notre analyse, sa thèse, riche

d'idées très fécondes, incite à porter un regard plus pointu sur le tiritement réservé

au personnage de Cousin. Notre étude se divisera en trois parties : le premier

23 Laforest, Marty. L'ironie dons le discours Ziitéraire : spécificité et mécanismes. Mémoire de maîtrise présenté à l'Université Laval, Québec, 1984, 1 O3 p.

24 Hamon, Philippe. L 'ironie litréraire. Essai sur les formes de l'écriture oblique. Paris, Hachette, 1996, 160 p.

2s Hutcheon, Linda et Butler, Sharon A., loc. cit. note 22, p.246 et p.259.

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chapitre servira B circonscrire notre outil théorique. Après avoir présenté l'évolution

historique de la notion d'ironie, nous élaborerons une definition du concept d'ironie

Iîttbraire en nous appuyant sur les études de Linda Hutcheon et de Sharon A.

Butler, de Philippe Hamon et de Marty Laforest. Puisque ce type d'ironie s'attaque

principalement aux normes qui régissent la construction du texte qui la produit,

nous allons, dans le deuxième chapitre de notre anatyse, mettre B jour les

différentes régies qui conditionnent le récit de Cousin et tenter de découvrir si

certaines d'entre elles pourraient être visées par l'ironie littéraire. Après avoir

étudié le plan de ta narration, nous analyserons celui de la diégèse. A l'aide des

études sémiotique et thématique de Madeleine Godin et d'Anne-Charlotte Ostman.

nous présenterons dès lors une étude du parcours narratif et du systéme de

valeurs de Cousin. Cette étude de personnage nous permettra, par la suite, de

comparer Cousin aux figures de l'auteur et du héros totalitaires qui sont décriées

par Gary dans son essai Pour ~ ~ a n a r e i l e ~ ~ . Cette comparaison devrait, à notre

avis, nous aider A cibler les normes qui, dans le syst&me de valeurs de Cousin,

sont susceptibles d'attirer la charge ironique de l'auteur-encodeur. Dans le

troisième chapitre de notre mémoire, nous tenterons de cerner les structures de

répétition qui permettent l'inscription des n o m s suspectes dans le texte et

regarderons s'il s'en dégage une tension ironique. Pour conclure notre analyse,

nous comparerons les procédés et les structures ironiques retrouvés dans Gros-

Câlin avec ceux répertoriés dans les études de Philippe Hamon et de Linda

Hutcheon afin de déterminer si ces derniers correspondent bien à ceux qui

définissent le phénomène de l'ironie littéraire et si l'ironie globale qui marque ce

roman garde certaines particularités qui lui sont propresz7. Avant d'entrer à

26 Gary, Romain. Pour SganareIZe : recherche d'un personnage et d'un roman. Paris, Gallimard, 1965, 476 p.

27 Il aurait été intéressant de conclure notre analyse en déterminant si le traitement réservé au personnage de Cousin peut uniquement être considéré comme ironique ou peut aussi être perçu wmme un traitement humoristique. Puisque le phénomène de l'humour est un phénomène fort complexe qui laisse place à beaucoup de delbats et parce qu'il est indéniable que le phénomène de l'humour est aussi présent dans Ie roman Gros-Cûfin, nous avons conclu que ce sujet demanderait a lui seul un mémoire de maîtrise pour être traité adéquatement, Comme l'humour n'est pas le sujet premier de notre étude et puisque nous ne croyons pas qu'un sujet à moitié traité viendrait iàire avancer noue analyse, nous avons donc préféré ne pas aborder cette question. Nous laissons a d'autres la chance de traiter de ce sujet fort intéressant.

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proprement dit dans l'analyse de Gros-Câlh, regardons toutefois plus en detail ce

qu'est l'ironie et comment ce concept a évolué à travers les @es.

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Chapitre premier

Définition du concept d'ironie littéraire

Ironie hétonque, ironie romantique, ironie dramatique, ironie verbale, ironie

situationnelle. Autant de concepts forgés a travers les âges pour définir le

phénomène de l'ironie et étudier sa manifestation dans les textes littéraires- Et

voilà que certains critiques affirment, depuis les vingt dernières années, qu'il

importe de parler d'ironie /iftéraire. Devant la longue liste des types d'ironie

retrouvés dans les textes artistiques, nous sommes naturellement portée à nous

demander qu'est-ce que l'ironie litteraire ? En quoi cette notion se différencie-telle

des autres ? Le présent chapitre a pour but de présenter une définition du concept

d'ironie littéraire. Avant d'élaborer cette définition, nous présenterons toutefois un

bref aperçu de l'évolution historique de la notion d'ironie. Au cours de ce survol,

nous accorderons une attention plus particulière aux conceptions rhétorique et

romantique du phénomène, puisque c'est en opposition aux notions d'ironie

romantique et d'konie rhétorQue que s'est élaboré le concept d'ironie littéraire. II

nous sera dès lors plus facile de saisir la spécificité de ce type d'ironie et ce qu'il

vient combler dans l'étude des textes littkraires.

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1.7 L'évolution historique de la notion d'ironie

1.1.1 L'ironie de Platon a Schlegel Le terme ironie provient du mot grec « eironeia » qui fut utilisé pour la

première fois à l'intérieur de La République de p la ton". Dans cette œuvre, il est

associé à la personne de Socrate par Trasymaque qui s'élevait contre la manie du

vieil homme de simuler l'ignorance et de vanter la sagesse de ses adversaires afin

de se dérober aux questions qu'ils lui posaient :

O Héraclès ! s'écria [Trasymaque], la voilà bien I'ironie habituelle de Socrate ! Je le savais et je l'avais prédit à ces jeunes gens que tu ne voudrais pas répondre, que tu simulerais l'ignorance, que tu ferais tout plutôt que de répondre aux questions que l'on te poserait " !

Dans La République, le terme « eimnia » ne correspond donc pas tout a fait à

notre conception de I'ironie socratique. Terme plutôt péjoratif, il fait référence à une

« tromperie maligne », à « une façon mielleuse de duper son adversaire 30».

Comme le souligne Norman ~ n o x ~ ' , toutes les définitions subséquentes de

I'ironie s'élaboreront autour du comportement de Socrate. Dans l'Éthique a

Nicomaque d'Aristote, le terme fait référence à une manière d'être, à un type de

comportement où l'un « nie posséder ou minimise des qualités qu'il possède

réellement3* ». Socrate est d'ailleurs donné en exemple. Même si Aristote

reconnaît que ceux qui pratiquent I'ironie modérément ont un charme évident, il

28 Laforest, Marty. L 'ironie h m le discours littéraire : spéci3cifé et mécanismes. Mémoire de maîtrise présenté à l'Université Laval en 1984, p.3. Nous tenons à préciser que notre présentation historique du concept d'ironie doit beaucoup à I'étude de Laforest. Elle doit encore plus à l'excellent article de Norman Knox présenté dans Dictionary of History of Idem, ~01.11, New York, Philip Weuner, 1973, p.626-634. Pierre d'assise dans l'étude de Laforest, cet article a en effet le mérite de présenter un aperçu historique complet de la notion d'ironie. Pour mieux comprendre les défiitions grecques et latines de l'ironie, nous avons par contre tenu à retourner dans les textes originaux, lorsque cela était possible. A moins d'avis contraire, les citations des textes anciens sont donc tirées des œuvres originales.

" Platon. La République. Paris, Flammarion, 1966, chap. 1,337a. Cite dans Laforest, op. cit. note 28, p.3. 30 Laforest, ibid., p.4. 3' Knox, Norman, op. cir. note 28, p. 627. 32 Aristote. Éthique à Nicomaque. Paris' Presse Pocket, 1992, p.115.

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considère tout de même l'ironie comme une forme de mensonge, au même titre

que la vantardise. L'ironiste s'oppose par contre au vantard qui « prétend posséder

des titres de gloire qui ne lui reviennent pas 33 ».

Dans sa Rhétorique à Alexandm, Aristote accorde toutefois deux autres sens

au terme « eironia ». Dans ce traité, l'ironie peut prendre la forme d'une prétérition - « l'ironie consiste [alors] à dire quelque chose qu'on feint de ne pas

exprimer "» - ou se présenter sous la forme d'une figure de style par laquelle on

fait comprendre les choses en leur donnant des noms contraires à ce qu'elles

sont 35 ». L'exemple donné par Aristote pour illustrer cette variante s'appuie sur les

procédés du blâme par l'éloge et de l'éloge par le blâme. Comme le soulignent

Knox et Laforest, cette définition, qui limite la relation logique des termes à celle

d'une contrariété parfaite. ouvrira la voie à la définition aujourd'hui courante du

terme qui veut « qu'ironiser, c'est dire le contraire de ce que l'on veut faire

entendre 36».

Une définition similaire est d'ailleurs élaborée vers te début de notre ère, par

Cicéron et Quintilien. les deux principales sources de la rhétorique latine. Dans son

Institution oratoire, Qu intiiien affirme en effet qu' ironiser consiste à laisser entendre

le contraire de ce que l'on dit 37. Chez les rhéteurs latins, le terme contraire ne

renvoie toutefois pas nécessairement à l'idée d'une contrariété absolue. Utilisé

dans un sens plus large, il recouvre en fait les quatre catégories d'oppositions

établies par Aristote. c'est-à-dire les catégories de la contrariété parfaite, de la

contradiction, des oppositions relatives et de l'opposition entre la privation et la

posse~sion~~. Dans son De oratore, Cicéron souligne de plus que l'ironie ne

33 Aristote, ibid. 34 Aristote. Rhétorique à Alexandre. Chapitre X X T , £1. 3s lbid 36 Knox, N., op. cir. note 28, p.628 et Laforest, op. cit. note 28, p.4. '' Quintilien. L 'Institution oratoire. Livres VIII-CC Paris, Les Belles Lettres, 1978, livre W, 6, £54 et livre

3 8 IX, 2, £43. Knox, Dilwyn. Ironia. Medieval and renaissance ideas of irony. New York, E. J. Bnll, 1989, p. 19.

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consiste pas toujours à dire le contraiire de ce que l'on pense. mais parfois quelque

chose de dR6rent ? Derriere la définition latine de l'ironie, il faut donc voir une

définition très large qui incorpore piusieun types de contrariétés logiques40. Au dire

de Norman Knox, c'est toutefois le procédé du blâme par l'éloge qui restera le

procédé ironique le plus uti1is6~'. Dans son Insotution oratoire, Quintilien en

présente même deux nouvelles variantes : le procédé de la concession ironique,

par lequel on expose les idées de son adversaire en feignant de les approuver et

celui du conseil ironique, par lequel on feint d'encourager son adversaire à

poursuivre les buts frivoles ou perfides qu'if s'était fixés42 .

Les rhétoriciens de la période médiévale et de la Renaissance resteront en

grande partie fidèles à la définition latine de l'ironie. Ils rejetteront par contre la

distinction pratiquée par Quintilien entre I'ironie comme trope et I'ironie comme

figure. Dans I'lnstitufion, ce dernier en vient effectivement à différencier ces deux

types d'ironie : dans le trope, I'ironie se concentre dans quelques mots.

L'opposition est donc toute verbale et facile a décoderu. Dans la figure, l'ironie

s'étend à l'ensemble du texte. C'est alors t< toute l'intention [qui] est déguisée [...]

[et] c'est la pensée et parfois tout l'aspect de la cause [qui] sont en opposition avec

le langage et le ton adoptés "B. Le déguisement ironique, G plus apparent

qu'avoué », est alors plus difficile a saisir. Comme Quintilien, les rhétoriciens de la

Renaissance accepteront l'idée que l'ironie peut se développer en un mot ou dans

un texte entier. Considérant que la longueur de l'attaque ironique n'influence pas la

définition du terme, ils aboliront toutefois sa distinction et parleront constamment

de I'ironie soit en terme de trope, soit en terme de figure.

'' Knox, D., ibid, p.3 1. Knox traduit les propos de Cicéron ai ces tames : << when you say other than what you think 1).

40 Knox, D., ibid, p.18. 41 Knox, N., op. cit. note 28, p.628. '' fiid, p.629. 43 Quintilien, op. cit. note 37, livre M, 2, £45. * Ibid, £46.

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15

A la Renaissance, I'ironie n'est donc plus seulement perçue comme une

« tromperie maligne ». Les grands rhéteurs de cette période persistent à la

présenter comme une arme d'attaque, mais leur définition met beaucoup plus

l'accent sur son caractère implicite et, encore plus, sur sa structure d'opposition

sémantique. Leur définition rhétorique de I'ironie, et plus particulièrement de I'ironie

comme trope, primera jusqu'à la moitié du 18= siècle. Pendant plus de 1600 ans,

ce procédé sera même perçu comme un ornement qui « ajoute de l'éclat au

discours ». Si elle s'attire l'éloge des rhéteurs, I'ironie n'attire guère l'attention des

critiques littéraires. N'étant pas perçue comme un élément stylistique important,

elle n'attirera en fait I'attention d'aucun traité artistique pendant toute la période de

la ~enaissance~'. Au dire de Lilian Furst, il faudra attendre le milieu du 18= siècle

et son engouement pour l'écriture satirique pour voir l'insertion de cette notion

dans le discours des critiques littéraires.

Au 18e siècle, I'ironie devient en effet un procédé important de l'écriture

satirique. Par souci de bon goût, les satiristes raffinent leur écriture et cherchent

des voies d'attaque plus subtiles. Reprenant a leur manière les stratégies de la

concession et du conseil ironique, ils choisissent de raconter, sur un ton sérieux et

avec une certaine sympathie, les aventures de leurs héros, tout en laissant le soin

aux événements extérieurs ou aux personnages eux-mêmes (par leurs propos ou

leurs actions vaines) de dévoiler l'absurdité de leurs entreprises? Avec l'écriture

satirique, I'ironie devient dès lors un élément structurant de l'œuvre et c'est tout le

récit qui se présente comme un reducfio ad absurdum.

Dans The Glossary of Literary Tenns. M.H. Abrams appelle ce nouveau type

d'ironie « ironie structurelle ». Au dire du critique, cette ironie se reconnaît

lorsque « the author, instead of using an occasional verbal irony, introduces a

" Furst, Lilian R Fictions ofromantic irony. Cambridge, Harvard University Press, 1984, p.7. .'' Knox, N., op. ci?. note 28., p.629.

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structural feature which serves to sustain a duplicity of meaning and evaluation

throughout the work " ». Plus loin, il poursuit :

One cornmon literary device of this sort is the invention of a naive hero, or etse a naive narrator or spokesman, whose invincible sirnplicity or obtuseness leads him to persist in putting an interpretation on affairs which the knowing reader- who penetrates to, and shares, the implicit point of view of the authorial presence behind the naive persona- just as persistently is called ta alter and correct 48.

L'histoire démontre toutefois que le concept d'ironie stmcturelle a très mal traversé

les âges et n'est pas (ou très peu) utilisé par la critique contemporaine. Norman

Knox, dans son excellent historique de la notion d'ironie, n'en fait pas mention. Ce

dernier associe par contre le procédé du héros ou du narrateur naïf décrit par

Abrams au concept de î'imnie dramatique ".

Grâce aux œuvres de Swift, de Pope et de Fielding, la critique accepte donc

l'idée que l'ironie puisse imprégner la totalité d'un récit et classe désormais ce

phénomène parmi les « mode[s] littéraire[s] important[s] 50w. La définition élaborée

par les romantiques, au tournant du siècle, transformera par contre

considérablement la manière dont I'iron ie sera étudiée dans les textes littéraires.

Sous la plume de Friedrich Schlegel le terme se détache alors de la tradition

rhétorique et acquiert une portée métaphysique. Comme le souligne Lilian Furst,

pour bien comprendre la transformation que fait subir Schlegel à la notion d'ironie.

il importe de connaître le contexte intellectuel dans lequel cette métamorphose

47 Abrams, M.H. « irony » dans The Glossary of Literary T e m . New York, Holt, Reineharts & Wilson, 1988, p-92. Nous traduisons: « l'auteur, plutôt que d'avoir ponctuellement recours à l'ironie verbaie, introduit [dans son récit] un élément structurel qui permet au double message et à l'évaiuation ironique de se maintenir tout au long de I'œuvre. ))

48 Ibid Nous traduisons: « Un de ces procédés consiste à inventer un héros ou un narrateur naïf dont la simplicité ou l'étroitesse d'esprit l'amène à présenter une interprétation des événements que le lecteur- qui connaît et partage le point de vue de l'auteur implicite qui se cache derrière ie personnage- est constamment obligé de modifier ou de corriger. »

49 Knox, N., op. cit. note 28., p.633-634. Nnox, N., ibid

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s'élabore, car :

The metamorphosis of irony was a product and a manifestation of a wider transfomation of Western civilisation during this pivotal period [...] that made the tum from Renaissance to modem." [...] The artistic revolution of the later eighteenth and early nineteenth century was [indeed] the most striking indication of a radical revision of man's perception of the universe and his relation to it and to himself ''.

Avant de définir I'ironie romantique, nous nous arrêterons donc pour observer

brièvement le climat intellectuel dans lequel s'est développée cette notion".

Contrairement à leurs prédécesseurs qui entretenaient une confiance

absolue en la raison humaine et en son pouvoir de pénétrer les lois d'un univers

limité et cohérent, les intellectuels allemands de la fin du 18' et du début du lQe

siècle définissent l'univers comme un chaos infini, engagé dans un erratique, mais

fertile mouvement de création et d'autodestruction. t'homme qui veut acquérir des

certitudes sur le monde ne doit donc plus les chercher dans les vérités fixes et

immuables du platonisme, mais dans cet univers en perpétuel deveniF3. Or. en

soulevant l'idée que la raison humaine ne peut acquérir qu'une connaissance

limitée et subjective du monde concret, les travaux de Kant viennent semer le

doute quant aux possibilités données à l'homme d'accéder à ce nouveau modèle

de vérité 54. Selon Anne Mellors, la définition schlegienne de l'ironie se veut être

une réponse au problème soulevé par la théorie de Kant 55. Sous les traits de

l'ironie romantique, l'ironie devient a une faculté philosophique, qui permet de

51 Furst, op. cit. note 45,36-37. Nous traduisons a La m ~ o r p h o s e du concept d'ironie est le produit et Ia manifestation d'me transformation plus profonde qui a affecté l'exisembie de la civiIisation de l'Europe de l'ouest au cours de cette période charnière qui a amené le passage de la Renaissance à la modernité. La révolution artistique de la fin du 18' et du début du 19' siècle fùt certes le signe Ie plus hppant de cette transformation radicale qui affecta la manière dont l'homme percevait maintenant I'univers et les relations qu'il entretient avec le monde et lui-même. >>

52 Cette partie de notre analyse propose une synthèse des études présentées par Lilian Furst et Anne K. MeUor dans English Romanric Irony. Cambridge, Harvard University Press, 1980,2 19p.

53 Knox, N., op. cit. note 28, p.629-630. 5 1 Mellor, Anne Ky op. cir. note 52, p.25-30. 55 fiid, p.27.

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réaliser une synthèse entre l'idéal et le réel, compris dans un même mouvement%.

Renouant avec l'attitude d'esprit que Schlegel a appelée ironk socratique.

I'ironiste romantique reconnaît qu'il n'a qu'un savoir limité de la réalité. Mais il

reconnaît aussi que c'est grâce à ce savoir que son esprit pourra se découvrir et

se réaliser p~einernent~~. Comme Socrate, l'ironiste s'engage des lors dans un

perpétuel mouvement d'auto-parodie, c'est-àdire dans un élan d'engagement et

de détachement, d'enthousiasme et d'autocritique qui permet a sa conscience et à

son imagination de s'élever au-dessus des formes finies du monde et d'embrasser

ses paradoxes et son chaos58. l'artiste, qui veut exprimer le fiot incessant de la vie

tout en restant authentique vis-à-vis des contradictions de sa condition, s'engagera

aussi dans un tel processus dialectique :

The artist who is a philosophical ironist must always play a dual rote. He must create, or represent, Iike God, an ordered worid to which he can enthusiastically commit himself ; and at the same time he must acknoweldge his own limitations as a finite humain being and the inevitable resultant limitations of his merly fictional creations. The artistic process, then, must be one of simultaneous creation and de-creation [. . .p.

C'est dans ce processus de création et d'auto-destruction que réside I'ironie

romantique. Cette ironie peut se révéler de diverses manières dans les textes

littéraires. Elle peut se manifester par de fréquentes interventions de l'auteur qui,

par un commentaire sur le développement de l'action, vient briser l'illusion de la

fiction ou se déployer grâce à la présentation de deux voix, de deux idées ou de

deux thèmes contradictoires entre lesquels l'auteur oscille indéfiniment sans

56 Bourgeois, René. L 'ironie romantique. Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1974, p. 16. 57 Mellor. op. cit. note 52, p. 12-13.

Fur* op. cit. note 45 , p.27. 59 Mellor, op. cit. note 52, p.14-15. Nous traduisons : « L'artiste qui est un philosophe ironique doit toujours

jouer ce double rôle. Il doit créer ou présenter, comme Dieu, un monde ordonné dans lequel il peut s'engager entièrement, avec enthousiasme; et en même temps, il doit être conscient des limites imposées

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jamais tenter de résoudre leur opposition 'O. Grâce a ce perpétuel mouvement de

va-et-vient, l'oeuvre réussira dès lors à transcender les paradoxes du monde et à

s'engager dans le flot du devenir incessant.

De I'ironie romantique va découler toute une série de nouveaux types d'ironie

qui, faut-il le préciser, auront plus à voir avec la philosophie qu'avec la Littérature.

Pour parler de ce perpétuel mouvement de va-et-vient de la conscience humaine

entre deux valeurs ou deux attitudes opposées, certains critiques adopteront le

terme d'ironie paradoxale Lorsque le processus dialectique de I'ironie servira à

démontrer les revers de la condition humaine face au mouvement implacable du

destin, l'ironie romantique deviendra ironie tragique. Par contre, lorsque le

caractère paradoxal de I'ironie permettra à l'auteur d'illustrer les illusions de la

condition humaine avec un certain mélange de désespoir et de détachement

satirique, l'ironie romantique se transformera en ironie n ih i~ ise~~. Tous ces

nouveaux types d'ironie se développeront progressivement au cours du lge siècle.

Malgré leur penchant philosophique, ils marqueront aussi la littérature du 20e

siècle grâce aux écrits de Cocteau, de Gide, de Giraudoux, de Ionesco, de Beckett

et de plusieurs autress3.

Au 20e siècle, la notion d'ironie renvoie donc à des significations très

diverses. Dans la majorité des cas, cette notion prend par contre une coloration

philosophique et renvoie à une manière de percevoir et d'exprimer les

contradictions du monde et de la condition humaine. De ce fait, les ironistes et les

critiques littéraires de notre siècle mettront surtout l'accent sur les dimensions

par sa condition humaine et de celles qui marquent inévitablement ses créations . Le processus artistique doit, alors, en être m de création et destruction simultanées [... ].»

60 Ibid, p. 17-18. 61 Pour plus d'informations sur ce type d'ironie et le lien qu'elle entretient avec l'ironie romantique, voir la

première partie de l'ouvrage de Monique Yaari, Ironie paradoxale et ironie poétique. Vers une théorie de 1 'ironie moderne sur les traces de Gide dam Paludes. Birmingham, Summa Publications, 1988, p.3 1- 13 1. Voir aussi Norman Knox, op. cit. note 28, p.633. Pour plus d7informations sur I'ironie tragique et l'ironie nihiliste, voir Norman Knox, ibid, p.632-633.

63 Yaari, op. cit. note 6 1 , p. 125.

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paradoxale et métaphysique du phénomène. Le développement des études

sémiotiques et structuralistes de la deuxième partie du 20e siècle amènera

toutefois certains spécialistes a remettre en question la pertinence du concept

d'ironie romantique et de tous ses dérivés en tant qu'outils d'étude littéraire.

1.1.2 L'impact des études sémantiques sur le concept d'ironie : le retour en force de l'ironie rhétorique et la définition de Sperber et Wilson

Avant d'étudier les critiques que soulève, dans les années 70. le concept

d'ironie romantique, il importe, à notre avis, de terminer notre survol historique en

démontrant l'impact qu'a eu le développement des études sémiotiques,

linguistiques et pragmatiques sur l'évolution du concept d'ironie. Le développement

de ces disciplines amène en effet un renouveau important dans ce champ de

recherche. Selon l'approche qu'if préconise, chaque critique ira de sa nouvelle

définition, ce qui fait qu'au début des années 1980, I'ironie devient non seulement

un sujet à la mode, mais aussi un sujet de controverse. De toutes les études

présentées au cours de ces années, celles de Catherine Kerbrat-Orecchioni et de

Dan Sperber et Deirdre Wilson sont certes parmi les plus importantes. Dans cette

partie, nous résumerons donc brièvement leurs théories et présenterons les

critiques qu'elles soulèvent dans les articles de Linda Hutcheon notamment. De

cette façon, nous serons en mesure de mieux comprendre les debats qui entourent

les recherches sur i'ironie au cours des années 80 et l'influence qu'ont pu exercer

ces nouvelles théories dans le développement du concept d'ironie littéraire.

Catherine Kerbrat-Orecchioni a publié deux études consacrées au phénomène

de I'ironie : la première intitulée « Problèmes de I'ironie » fut publiée en 1978 dans

le deuxième numéro de Linguistique et sémiologie, la deuxième étude intitulée

<< L'ironie comme trope » fut, quant à elle, publiée en 1980 dans le numéro 41 de la

revue Poétique. Les recherches de Kerbrat-Orecchioni ont grandement contribué

au regain d'interêt qu'a connu, à la fin des années 70, la definition rhétorique de

I'ironie. À l'intérieur de ses études, la critique renoue en effet avec cette tradition

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en définissant l'ironie comme un trope, et plus précisément comme un trope in

absentia par lequel : « [l'un] dit le contraire de ce qu'il veut laisser entendre 64>..

Pour Kerbrat-Orecchioni, l'énoncé ironique se présente donc comme un énoncé

auquel se rattachent « deux niveaux de valeurs dont une relève du sens littéral et

l'autre, engendrée par certains mécanismes dérivationnels », releve du sens

figuré6? Ces deux niveaux sémantiques sont genéralement reliés par un lien

d'antonymiees. Ils sont de plus hiérarchisés de manière inverse à la hiérarchie des

cas normaux de polysémie, puisque c'est le sens dérivé qui se présente comme le

seul sens dénoté, tandis que le sens littéral se voit réduit au niveau de sens

connoté. Selon Orecchioni, le fait qu'il y a deux niveaux sémantiques ne signifie

donc pas qu'il y a ironie. Pour ce, il faut nécessairement que le sens figuré

discrédite, en s'opposant à fui, la valeur du sens littéral en se présentant comme le

véritable référents7. Même si elle actualise deux niveaux de sens opposes,

I'oxymore : « cette obscure clarté » ne pourrait donc pas être présentée comme

une affirmation ironique, puisqu'c aucun des deux sens ne prévaut sur l'autre pour

le disqualifierm 681. Bien au contraire, c'est la perception simultanée de ces deux

niveaux de sens qui permet au destinataire de comprendre l'image créée par cette

figure. Affirmée dans un contexte approprié (telle une journée de pluie),

l'expression « Quel joli temps ! » sera par contre considérée comme ironique,

puisque les informations données par le contexte général amèneront le

destinataire à discréditer le sens littéral de ces propos pour élever le sens dérivé

(soit l'idée qu'il ne fait pas beau) comme le véritable sens.

La définition de Kerbrat-Orecchioni ne fera toutefois pas l'unanimité. Ses

détracteurs dénonceront surtout l'importance que cette dernière accorde à la

structure antonymique de I'énoncé ironique. Dans « Ironie, satire, parodie », Linda

Hutcheon affirme qu'en accordant trop d'importance à cette structure, la définition

de Kerbrat-Orecchioni vient restreindre la définition du phénomène à un cas

64 Kerbrat-Orecchioni- L'ironie comme trope », dans Poétique, no 4 1, février 1980, p. 1 13. " Ibid, p. 1 1 O. 66 ibid, p.118. 67 Ibid,, p.101-Ill. 68 Cet exemple est cité dans Kerbrat-Orecchioni, ibid, p. 1 I l .

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particulier d'ironie verbale qui s'applique mal a l'étude de certains textes littéraires

où I'ironie, plus diffuse, n'émane pas d'un seul syntagme, mais du croisement de

plusieurs situations qui contrastent les unes par rapport aux autres sans pour

autant être liées par un lien d'antonymie6'. Comme Hutcheon, d'autres critiques

démontreront que les énoncés ironiques ne sont pas toujours marqués par une

structure ant~nyrnique~~. Dans son article de 1980, Catherine Kerbrat-Orecchioni

s'arrête elle aussi pour considérer le problème. Remarquant que plusieurs cas

d'ironie ne présentent pas cette structure, elle en vient alors a altérer sa définition

en faisant varier l'opposition sémantique entre le degré extrême de I'antiphrase et

celui de la simple négation implicite:

[...] si l'antiphrase constitue, pour Aristote et Cicéron, la fonne ia plus radicale de l'ironie, celle-ci évolue en fait dans une zone fort étendue et aux contours bien flous. Énonçant p. le locuteur laisse ce faisant entendre non-p : mais ce n'est pas toujours le contraire de p ".

Comme le souligne Brigitte Basire, en ne délimitant pas la valeur de « non-p D,

cette nouvelle définition réussit à englober un plus grand nombre d'exemples".

Malgré sa plus grande génbralité, elle ne réussit toutefois pas à illustrer l'ensemble

des cas d'ironie.

C'est du moins ce qu'affirment Dan Sperber et Deirdre Wilson dans leur

article: « Les ironies comme mentions ». Dans cette étude, les deux auteurs

rejettent la définition de Kerbrat-Orecchioni et plus particulièrement l'idée que

l'ironie émane de l'opposition entre un sens littéral et un sens figuré. Jugeant que

le concept de « sens figuré » est d'ailleurs une notion trop vague pour cerner

adéquatement le processus d'interprétation des énoncés ironiques. ces derniers

cherchent une voie de recherche qui ne les obligerait pas à avoir recours à ce

69 Hutcheon, Linda. « ironie, satire, parodie » dans Poétique, no 46, avril 198 1, p.140. 70 Voir l'article de Sylvie Durrer, « ironiser, faire et défaire le jeu de l'aube », dam Études de Lettres, no 1,

1987, p.34-35. 7' Kerbrat-Orecchioni, loc. cir. note 64, p. 119. f2 Basire, Brigitte. « ironie et métalangage », dans D. RLA. K , no 32, 1985, p. 136.

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conceptrj. Après avoir etudié le mécanisme de diffbrents cas d'ironie. ils en

viennent à conclure que œ procédé ne consiste pas a dire quelque chose d'autre a

la place de son énoncé. mais Bien à dire quelque chose propos de son énoncé".

Lorsqu'un locuteur affirme « Quel temps splendide! D alors qu'il pleut, il ne veut

donc pas nécessairement laisser entendre que le temps est mauvais. II veut laisser

entendre que l'idée ou le désir que le temps soit splendide serait, vu le contexte

immédiat, tout à fait ridicule7'. Cette distinction les amène à reprendre l'opposition,

pratiquée en philosophie logique. entre l'emploi et la mention, opposition qui veut

que: « [llorsqu'on emploie une expression, on désigne ce que cette expression

désigne ; lorsqu'on mentionne une expression, on désigne cette expression76 ».

Aux dires de ces deux specialistes, l'expression que I'enoncé ironique désigne est

toujours une expression que le locuteur vient d'entendre (ou a déjà entendue), sur

laquelle il tient à porter un jugement critique :

Toutes les ironies typiques [.-.] peuvent être décrites comme des mentions de proposition; ces mentions sont interprétées comme l'écho d'un énoncé ou d'une pensée dont le locuteur entend souligner le manque de justesse ou de pertinence".

L'ironie, selon Sperber et Wilson, se présente donc comme un écho-mention,

c'est-à-dire comme un procédé citationnel par lequel l'un reprend à son compte

une idée déjà entendue afin de pouvoir émettre un jugement critique sur elle.

1.1.3 La remise en question des différentes conceptions de l'ironie comme outils littéraires

En plus du concept d'ironie romantique et de ses avatars. les definitions de

l'ironie comme trope ou comme écho-mention serviront de base, dans les années

80. à l'étude de l'ironie dans les textes littéraires. Adoptant le point de vue de

n Sperber et Wilson, « Les ironies comme mentions », dans Poétique, no 36, novembre 1978, p.400401. 74 ib id , p.403. '' Ibid 76 Ibid, p.404.

Ibid, p. 409.

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Sperber et Wilson, plusieurs critiques de cette période en viendront à

associer l'ironie au ph6nomène plus vaste de la po~yphonie~~. Des la fin des

années 70, certains d'entre eux dénonceront toutefois l'inadéquation de ces

concepts pour étudier une ironie à proprement dit littéraire, c'est-à-dire une ironie

plus diffuse. qui se construit progressivement avec le développement du texte.

Dans l'article qu'elle signe avec Brigitte Butler intitulé « The Literary Semiotics of

Verbal Irony : The Example of Joyce's The Boarding House », Linda Hutcheon

reprend sa critique contre la définition rhétorique du terme, qu'elle juge trop

restreignante. S'il est facile de démontrer que le sens véritable d'un mot ou d'un

groupe de mots renvoie à l'opposé de leur sens littéral, il est par contre plus

difficile, affirme cette derniére, d'étendre cette d6rnonstration à l'ensemble du

discours où, généralement. I'ironie n'émane pas d'une structure antonymique, ni

même d'une phrase a proprement dit ironique79. Dans le même article, Hutcheon

démontre que la définition de I'ironie comme écho-menfion peut ouvrir la voie à

l'étude d'une ironie plus littéraire. Dans leur article, Sperber et Wilson ne font

toutefois pas le lien entre leur définition et ce type d'ironie. Leurs exemples se

limitent à illustrer les mécanismes d'une ironie locale. II faudra donc attendre

l'article d'Hutcheon et de Butler pour voir l'application de cette définition a un texte

entier.

Même si elle est présentée au lQe siècle comme un principe important du

processus de création littéraire, l'ironie romantique attire, elle aussi, la critique de

certains spécialistes. Dans son article « L'ironie en tant que principe littéraire »,

Beda Allemann affirme que ce concept est incapable d'expliquer d'une façon

significative le phénomène littéraire que constitue l'ironiew ». Selon ce dernier,

cette inadéquation vient du fait que Friedrich Schlegel a introduit dans le débat et

en rapport avec la littérature, une notion philosophique de l'ironie, sans délimiter

78 Voir entre autres Dominique Maingueneau. Éléments de linguistique p u r le texte littéraire. Paris, Dunod, 1983, p.83-87. Hutcheon, Linda, Butter et Sharon A. c The Literary Semiotiu of Verbal Irony : The Example of Joyce's The Boarding House », dans RSSI, vol. 1, n0.3, 198 1, p.245.

80 Memanu, Beda. « De l'ironie en tant que principe littéraire », dans Poétique, no 36, novembre 1978, p.388.

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complètement ces deux sphèresa' ». De ce fait, beaucoup de specialistes

perçoivent encore aujourd'hui I'ironie littéraire comme une attitude d'esprit de

l'auteur plutôt que comme un principe stylistique et structurante2. Allemann

reproche encore a Schlegel i c [d'avoir] utilisé de façon excessivement univoque >>

la notion traditionnelle d'ironie socratique. En rapprochant la dialectique réflexive

de l'ironie avec les grandes polarités de la pensée idéaliste que sont les paradoxes

de la finitude /vs/ l'infinitude et de la création de soi /vs/ l'anéantissement de soi, il

en est venu à évacuer te contenu stylistique concret de I'ironie et, du même coup,

a ouvrir la voie à une multitude d'interprétations qui ont géneralernent plus à voir

avec la métaphysique qu'avec la littérature. Or dans le discours littéraire, poursuit

Allemann, la structure dialectique de I'ironie n'est pas ouverte à une interprétation

aussi large et aussi illimitée que semble le laisser entendre le projet romantique.

Formalisée de façon précise à travers le processus de mise en discours, sa portée

est restreinte par les limites de la langue elle-mêmes3. Le champ d'interprétation de

celui qui étudie I'ironie dans un texte littéraire est donc tout autant restreint.

Malgré la diversité des définitions qui s'offrent aux critiques contemporains

qui veulent étudier I'ironie dans les textes littéraires, il semble donc qu'il n'y ait

aucun concept qui soit en mesure de circonscrire les mécanismes d'une ironie à

proprement dit littéraire. Quelques critiques tels Beda Allemann, Linda Hutcheon et

Marty taforest, tenteront de combler cette lacune et en viendront à élaborer, à

l'intérieur de leur recherche respective, le concept d'ironie littéraire.

1.2 Formation et évolution du concept d'ironie litteraire

1.2.1 L'émergence du concept d'ironie littéraire L'ironie littéraire n'a pas attiré autant d'attention que I'ironie syntagmatique.

Très peu d'études critiques ont été publiées sur le sujet. En plus des articles de

Allemann et de Hutcheon et Butler, respectivement publiés en 1978 et en 1981,

'' Ibid, p.387. '' Ibid, p.386-387. 83 Ibid, p.359.

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nous comptons seulement deux autres ouvrages qui portent sur le problème de

I'ironie littéraire : le mémoire de maîtrise de Marty Laforest intitule: L'ironie dans le

discours littéraire : sp&cficifté et mécanismes ( 1 984) et l'ouvrage de Philippe

Hamon : L'ironie littéraire. Essai sur les formes de l'écriture oblique ( 1 996). Ce sont

les résultats de ces études qui seront présentes dans la présente section. Parce

que l'article de Hutcheon et Butler et l'ouvrage de Hamon nous permettent de

mieux comprendre ce qu'est I'ironie littéraire et comment elle se développe dans

les textes artistiques, nous accorderons toutefois plus d'importance à ces études.

Nous nous appuierons de plus en grande partie sur elles pour élaborer. en

conclusion, notre propre définition de l'ironie littéraire.

Beda Allemann est, à notre connaissance, le premier critique à avoir utilisé le

terme d'ironie littéraire. Dans son article De I'ironie en tant que principe

littéraire », il définit ce concept comme un a mode de discours dans lequel une

différence (transparente pour l'initié) existe entre ce qu'on dit littéralement et ce

qu'on veut vraiment direa4 >B. Dans la suite de son article, Allemann souligne qu'il

serait toutefois erroné de s'arrêter à une définition aussi formaliste de l'ironie

littéraire. Pour acquérir sa dignit6 poétique, cette dernière doit être parfaitement

intégrée à I'ensemble du déroulement dramatique. « L'ironie littéraire, au sens

exigeant de ce terme. ne peut [donc] jamais se limiter à I'ironie de phrases

particulièress5 ». Principe structurant une partie ou l'ensemble d'un récit, (( [elle]

dépasse de loin la portée de simples remarques ironiques et parvient à donner une

coloration ironique de fond à certaines œuvress6 ».

A l'intérieur de son article, Allemann ne réussit toutefois pas à démontrer

explicitement comment I'ironie littéraire en vient à « colorer >> tout le texte. À

l'exception du processus de répétition, il ne réussit pas a mettre à jour des signaux

propres à ce type d'ironie. A son avis, cette situation est due au fait que le a mode

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de discours ironique est essentiellement hostile aux signad7 B. Tout indice trop

explicite tendrait à atténuer la force de sa charge. Une telle lacune, précise

l'auteur, ne doit toutefois pas nous inciter A croire que les recherches sur I'ironie

littéraire sont impossibles. Elle démontre, au contraire, que ces dernières doivent

être faites avec beaucoup d'attention et de pair avec une étude sur le

fonctionnement du langage poétique.

C'est cette voie de recherche que choisit précisément Marty Laforest dans

son mémoire de maîtrise. Même si son analyse ne lui permet pas d'élaborer une

définition ferme de ce qu'est I'ironie littéraire, Laforest réussit tout de même, dans

la deuxième partie de son mémoire, à circonscrire la spécificité de ce type d'ironie

en le comparant à I'ironie communicativeee. En s'appuyant sur les théories des

formalistes et des semioticiens soviétiques, Laforest démontre en effet que la

spécificité de ce type d'ironie est en rapport direct avec la spécificité de la langue

littéraire elle-même. De la même manière que le signe artistique tire son sens des

différents rapports qu'il entretient avec les autres éléments du texte, I'ironie

littéraire n'émanera donc pas du signe linguistique lui-même, mais des corrélations

qui s'établissent entre les divers éléments des fonctions constructives synnome et

autonome du texteag. Pour acquérir une portée ironique, les mêmes corrélations

doivent toutefois être répétées plusieurs fois dans le texte et transgresser certaines

nones syntaxiques, sémantiques ou diégétiques reconnues par le texte.

L'étude de Marty Laforest est d'une grande importance dans le

développement de I'ironie littéraire, puisqu'elle réussit à bien circonscrire la

" Ibid , p.3 93. 88 Dans l'étude de Laforest, 1' ironie commmicative » renvoie à I'ironie utilisée dans le discours courant.

Ce type de discours « vis[ant] avant tout la reconnaissance immédiate de son propos réel », l'ironie remplit alors une K fonction utilitaire D. Son décodage est donc hcilité par la présence de signaux évidents et son intention est &cilement déchifitable. Laforest, op. cit. note 28, p.30-3 1.

89 Les notions de fonctions constructives -orne et autonome ont été élaborées par Tynianov dans son article <( De l'évolution littéraire D. La première notion renvoie aux possibilités données à un élément de I'œuvre N d'entrer en corrélation avec d'autres éléments du même texte », tandis que la deuxième renvoie

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spécificité de ce type d'ironie et à faire comprendre cette idée, à première vue

incongrue, qui veut que I'ironie littéraire peut émaner de phrases qui n'ont en tant

que telles rien d'ironiques. Ce sont par contre les études de Philippe Hamon et de

Linda Hutcheon qui viennent le plus faire avancer ce domaine d'étude. À l'intérieur

de leur article N The Literary Semiotics of Verbal Irony», Hutcheon et Butler

réussissent en effet à préciser la définition de I'ironie littéraire et à relever certains

signaux qui facilitent le décodage de ce type d'ironie. Partant de l'hypothèse

soulevée par Sperber et Wilson, qui voulait qu'un énoncé ironique soit un écho-

mention, c'est-à-dire un énoncé qui reprend, pour évaluer péjorativement, une idée

ou une attitude d'énonciation perçue antérieurements0, Hutcheon et Butler

définissent l'ironie littéraire comme un procédé citationnel intratextuel qui permet a

I'encodeur de se moquer, à travers les constantes répétitions des mêmes

structures et des mêmes idées, de certains comportements ou de certaines

idéologies présentés dans son récit. Selon les deux critiques, I'ironie littéraire se

présente donc, de prime abord, comme une stratégie d'évaluation interne mise en

branle par I'encodeur pour juger de la pertinence de certains éléments de son

texteg'.

La particularité de cette définition vient du fait qu'Hutcheon et Butler

accordent beaucoup d'importance, dans leur recherche, à la dimension

pragmatique de I'ironie. Si les deux critiques reconnaissent que l'énoncé ironique

est marqué par une double structure sémantique, elles tiennent par contre à

rappeler que ce dernier est aussi marqué par un éthos moqueur :

For, as rhetoric taught, irony is not just a semantic opposition ; it also involves a pragmatic ethos which implies a mocking attitude

aux possibilités données à un élément d'une euwe K d'entra en corrélation avec un élément d'une autre œuvre, voire même d'une autre série ». Voir Laforest, ibid, p.47. Sperber, Dan et Wilson, Deirdre, loc. cit- no 73, p. 399412.

9L Hutcheon et Butler, loc. cit. note 79, p.246-247.

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of the encoding author towards his text. lrony is a strategy as well as a stnicture 92.

Dans i< Ironie, satire et parodie », Hutcheon définit la notion d16thos comme : « [un]

sentiment que I'encodeur cherche à communiquer au décodeur [...] une réaction

voulue, une impression subjective qui est quand d rne motivée par une donnée

objective : le texte 93. D Ce dernier est, aux dires d9Hutcheon, I'Mrnent le plus

stable et le plus important de I'ironie, car si le décodeur est parfois incapable de

cerner la structure sémantique de l'énoncé ou du discours ironique qui se présente

à lui, il est toujours capable de percevoir l'évaluation moqueuse qui y est sous-

entendue. C'est même parce qu'il perçoit cette évaluation qu'il reconnaît qu'il y a

ironie 94. L'évaluation se présente donc comme I'élement fondamental de tout acte

d'ironie ; idée qui est d'ailleurs appuyee par Philippe Harnon, lorsqu'il affirme que

l'évaluation constitue [...] le cœur même de l'acte d'énonciation ironique. Elle en

est le matériau privilégie, elle constitue le signal de l'intention ironique, et elle en

est [a forme même 95 ».

1.2.2 Les cibles de I'ironie littéraire : les nomes du récit Tout acte d'ironie se présente donc comme une évaluation subtile de

quelqu'un ou de quelque chose. Dans le cas de I'ironie littéraire, la cible de

l'évaluation sera nécessairement un élément du texte, puisqu'elle est présentée

comme un processus d'évaluation interne de l'œuvre. Or, comme le souligne

Hamon : <( qui parle d'évaluation parle de normes D, car <c on n'évalue et on ne

dévalue que ce qui est réglementé 96 W . De fait, la majorit6 des critiques qui ont

étudié le problème de I'ironie littéraire s'entendent pour affirmer que cette ironie

s'attaque principalement aux systèmes de normes qui regissent la construction du

92 Ibid, p.246. « Car, commz l'enseigne la rhétorique, l'ironie n'est pas qu'une simple opposition sémantique; elle implique aussi un é t b s pragmatique qui renvoie a une attitude moqueuse de la part de l'auteur-encodeur vis-à-vis son texte. L'ironie est autant une stratégie qu'une structure. »

93 Hutcheou, Lhda. « Ironie, satire' parodie », loc. ci?. note 69, p. 145. 94 Hutcheon, Linda. Ironie, satire, parodie », ibid, p. 146. 9s Hamm, Philippe. L 'ironie littéraire. Essai sur les formes àzî discours oblique. Paris, Hachette, 1996, p.30. 96 Ibid, p.28.

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récit qui la produit. Ces n o m s peuvent être de natures diverses. Elles peuvent

être d'ordre esthetique ou générique: ce sont les normes qui régissent l'écriture

romantique, réaliste, naturaliste, etc. ; d'ordre diegetique : ce sont les règles qui

régissent le d6veloppernent de l'histoire et qui en assurent la cohérence; d'ordre

axiologique : ce sont celles qui régissent les syst&nes de valeurs des personnages

ou la vision du monde qui est presentée dans le r6cit ; et finalement d'ordre

syntaxique : ce sont celles qui régissent la grammaire et l'utilisation de la langue.

C'est dire combien les cibles de l'ironie peuvent être diverses et comment ses

procédés peuvent différer.

Dans son Btude sur l'ironie littéraire, Philippe Hamon propose toutefois un

point de vue quelque peu différent. Partant de l'idée que le discours ironique est le

contre-discours du discours sérieux, ce dernier en vient effectivement à conclure

que la cible favorite du discours ironique est - a contrario - le discours sérieux

et plus particulièrement « le &el u que ce dernier cherche à expliquer. Puisque ce

« réel » est, en lui-même, un carrefour de règles, ce sont ses règles et les

valeurs N qui leur sont automatiquement attachées, qui vont constituer le

matériau de prédilection du discours ironiqueg7. Selon Hamon, ces règles, qui

s'incarneront formellement dans le texte sous la forme d'une régularité mécanique,

peuvent être divisées en quatre catégories : les règles du corps ( celles qui

régissent ses pulsions et ses répulsions) ; les règles de la grammaire (celles qui

régissent ce qui se dit et ce qui ne se dit pas) ; les règles de la vie en sociétk (les

obligations et les interdictions) et les r&gles de l'outil et de la technique ". A première vue, nous pourrions conclure que, pour Philippe Hamon, les principales

cibles du texte ironique sont les règles qui régissent les grandes sphères de la

société et que, de ce fait, le critique incite à chercher les cibles de l'ironie littéraire

à l'extérieur du texte. Plusieurs passages de son Btude auraient d'ailleurs tendance

à appuyer cette conclusion, si nous ne les remettions pas dans l'ensemble du

97 Ibid, p.65.

98 ïbid, p.65-66.

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contexte de l'œuvre 99. Comme, chez Hamon, les normes visées par l'ironie

littéraire doivent nécessairement être incarnées dans le texte, nous pouvons

toutefois conclure que, chez lui, comme chez Hutcheon et Laforest. les cibles de

I'ironie littéraire sont d'abord retrouvées à l'intérieur du texte-

Par cette précision, nous ne cherchons pas a nier le fait que l'ironie littéraire .

puisse parfois servir a des visées satiriques ou parodiques et se moquer de

comportements sociaux ou de normes extérieurs au texte. En démontrant

l'importance que viennent jouer ies éléments de la fonction constructive autonome

dans le décodage de I'ironie littéraire dans Candide, Laforest démontre très bien

que ce type d'ironie s'attaque parfois aux normes et aux idéologies présentées

dans d'autres textes. En soulignant que l'ironie de ce conte peut être perçue par un

lecteur qui ignore tout de la vie de Voltaire grâce à la distanciation que produisent

les corrélations de certaines structures internes du texte, telles les paroles

optimistes de Candide et les guerres et désastres naturels qui explosent sur leur

passage, son analyse amène toutefois à conclure que, même dans Candide, le

décodage de I'ironie Iittéraire débute par la perception des structures ironiques

internes du texte 'Oo. Même dans les œuvres parodiques ou satiriques, I'ironie se

présente donc comme un processus interne qui incite le lecteur à se détacher du

sens littéral du texte en produisant, dans le texte lui-même, un écart entre ce qui

est dit et ce qui est sous-entendu. Si nous insistons sur le caractère interne des

cibles de I'ironie littéraire, c'est donc pour souligner que toute étude sur I'ironie

littéraire doit débuter par une analyse des structures internes du texte ; analyse qui

est très souvent délaissée par les spécialistes trop empressés de démontrer la

portée satirique ou parodique des attaques ironiques trouvées dans les textes

littéraires.

99 Voir entre autres ce passage : K Au-delà d'hypothétiques K thémes » privilégiés, identifiables de fàçon « réaliste », le matériau de prédilection de l'énoncé ironique ne serait41 pas constituE plutôt, et plus généralement [...], de l'ensemble des systèmes de vaieurs (normes, hiérarchies, orthodoxies, axiologies) qui régissent une société : systèmes moraux, esthétiques, idéologiques, technologiques, etc. ? Tout est social dans I'ironie », telle est, formulée diversement et avec des nuances, ia phrase clé de la grande majorité des traités (non littéraires) qui traitent de l'ironie» p.8-9.

'Oo Laforest, op. cif- note 28, p.47-52.

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11.2.3 Les mécanismes et les signaux de l'ironie littéraire Selon Hutcheon, I'ironie littéraire est donc un procédé citationnel intratextuel.

Comme la parodie, << [elle fait] écho afin de marquer, non pas la similitude, mais la

différence 'O1 ». Ce mouvement d'écho provient du fait que le récit ironique se

réfère constamment aux mêmes normes et aux mêmes idées. Parce que le

contexte général du récit change, le décodeur se distancie par contre des propos

du texte et comprend peu à peu que le texte se moque des n o m s présentées.

Cette situation amène Hutcheon à conclure que I'ironie littéraire « opère

principalement au moyen de répétition et de différence 'O2 ». Dans son étude sur

I'ironie, Hamon accorde lui aussi beaucoup d'importance au procédé de la

répétition, mais il ajoute que la répétition ironique en est une qui se souligne

comme telle, c'est-à-dire qu'elle est si évidente et si mécanique qu'elle en vient à

produire une certaine raideur dans le texte 'O3. Selon Hamon, c'est toutefois la

« rnimèse » qui est le procédé le plus important de I'ironie littéraire, procédé que

l'auteur définit comme une sorte de pastiche ou de parodie d'un discours que l'on

veut disqualifier en le « singeant >>' W. Parce que ce procédé rejoint celui de la

citation, nous acceptons l'idée que la « mimèse » est un procédé important de

I'ironie littéraire. Croyant avec Hutcheon que I'ironie littéraire est d'abord un

phénomène intratextuel, nous croyons qu'il importe toutefois d'élargir la définition

qu1Hamon donne de ce phénomène. En réduisant le procédé de la « mimèse » au

pastiche ou à la parodie, le critique tend encore une fois à présenter l'ironie

littéraire comme un procédé citationnel extratextuel. Nous suggérons donc de nous

représenter aussi le procédé de la « mimèse » comme un moyen par lequel le

texte adopte les règles qu'il cherche a discréditer et les répète avec une rigueur

monomaniaque, pour se moquer de sa propre forme ou de son propre ton.

'O' Hutcheon, « Ironie, satire. parodie », foc. cit. note 69, p.154. 'O2 fiid, p. 155. IO3 Hamon, op. cit. note 95, p.66-67. 'OJ Ibid, p.23.

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Selon les études de Hutcheon et de Hamon, la répétition est donc un

mécanisme essentiel de I'ironie littéraire. Pour Hutcheon, ce type d'ironie

s'inscrirait aussi dans le texte par le biais de juxtapositions d'éléments ou de

structures incongrus 'O5 . Selon cette dernYre, il semble en effet que le texte

ironique aime rapprocher des idées qui détonnent ou qui se contredisent

mutuellement. Pour acquérir une portee ironique, les juxtapositions doivent 0

toutefois être répétées plusieurs fois dans le texte et produire implicitement un

jugement critique. M h e pour ce procédé, c'est donc surtout le processus de

répétition qui permet à la tension ironique de s'inscrire dans le texte.

Toute répétition systématique, non motivée par le contexte général de

peut donc signaler qu'il y a évaluation ironique à l'intérieur d'un texte

littéraire. Selon Hutcheon et Hamon, les modalisateurs (certes, peut-être, quelque

peu.. .), les verbes modaux (vouloir, savoir, pouvoir, devoir) et les commentaires

évaluatifs et explicatifs sont d'autres signaux susceptibles d'annoncer I'ironie 'O7.

Parce qu'elle s'associe parfois à un esprit de censure, l'ellipse est aussi répertoriée

dans la liste des signaux. Dans son étude, Hamon intègre également a sa liste les

procédés de la prétérition et de l'énumération, ce dernier procédé étant perçu

comme le lieu où I'auteur ironique peut le mieux exprimer les valeurs du dépareillé,

du boursouflé et de l'incohérent 'O8. 11 cite de plus les procédés de la comparaison

incongrue, de l'hyperbole et de la métaphore. Cette figure est même, pour l'auteur,

la figure qui peut le mieux exprimer l'ironie, puisqu'elle est la figure « double D par

excellence, celle qui polarise l'attention du lecteur le plus distrait en associant les

contenus les plus hétéroclites log.

'OS Hutcheon et Butler, loc. cif. note 79, p.251-252. 'O6 Laforest, op. cit. note 28, p.33-34. 1 O7 Hutcheon et Butler, loc. cit. note 79, p.249-251 et Hamon, op. cit. note 95, p.87-88. 'O8 Hamon, ibid, p.9 1 . 109 fiid, p. 105-107.

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1.2.4 Les lieux ptopices a l'ironie litteraire Si I'ironie littéraire est un processus d'évaluation interne, nous pouvons croire

que ses signaux risquent de se concentrer dans certains passages stratégiques.

reconnus pour introduire des évaluations idéologiques dans les textes artistiques.

Les évaluations ironiques risquent ainsi de se trouver dans les passages qui

marquent la fin du programme ou des sous-programmes narratifs, passages ou il y

a généralement sanction et évaluation du programme réalisé ''O. Elles risquent

aussi de se camoufler à l'intérieur des descriptions des personnages1", dans les

passages du texte où la victime entre en relation avec un objet ou un autre

personnage, puisque la manière dont ce dernier interagit avec le monde extérieur

dévoile implicitement sa capacité à maîtriser les différents systèmes de normes

imposés par la vie en société tels : son savoir-dire (la capacité du héros à maîtriser

un moyen relevant de règles grammaticales ou stylistiques), son savoir-faire (sa

capacité à se servir de son corps et d utiliser un moyen régi par des règles

technologiques), son savoir-jouir ( sa capacité à entrer en relation avec le monde

par la médiation de ses sens et B utiliser des moyens régis par les règles du plaisir

et du déplaisir) et son savoir-vivre (sa capacité a entrer en relation avec d'autres

personnages et à se soumettre à la médiation des lois, des rituels ou des divers

codes sociaux)112. L'évaluation ironique risque aussi de se camoufler dans les

passages qui nous présentent ia comp6tence d'un personnage à évaluer et à juger

les gens qu'il rencontre et les événements qu'il vit ou dans les passages ob le

narrateur se permet d'intervenir dans le texte pour porter un commentaire sur ses

protagonistes ou sur son récit en général.

Comme nous l'avons souligné précédemment, I'ironie littéraire ne se

développe pas nécessairement par l'accumulat~on d'énoncés ironiques dispersés

dans le texte. II se peut donc que les évaluations retrouvées dans les passages

stratégiques n'aient, en elles, rien d'ironiques et que ce soit plutôt la répétition et

' 'O b o n , Philippe. T m e et idéologie. Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p.29. 'IL Ibid, p.80. '12 Ibid, p.60.

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leurs différentes mises en contextualisation qui leur apportent une telle portée.

Autre point à préciser, tous les éléments d'un énoncé peuvent être l'objet d'une

évaluation. De ce fait, l'évaluation ironique, comme tous les autres types

d'évaluation, peut prendre des formes très variées et investir des lieux di ver^"^. Les dernières remarques quant à la possibilité qu'il existe des lieux propices a

I'inscription de I'ironie littéraire dans le texte doivent donc être utilisées avec

certaines précautions.

De la même manière, ce n'est pas parce qu'il y a répétition ou métaphore

dans un texte qu'il y a nécessairement évaluation ironique. Comme le signale

Hamon : « il n'y a pas de signaux fixes et spécialisés de l'ironie, et tous ceux que

nous avons enregistrés ne sont, en eux-mêmes, ni nécessaires ni suffisants pour

remplir cette fonction '14 ». Toute personne qui étudie I'ironie littéraire à l'intérieur

d'une œuvre doit donc éviter de tomber dans une généralisation excessive et juger

la portée ironique de ces lieux et de ces signaux en les remettant dans le contexte

particulier de l'œuvre.

1.2.5 Ambiguïté du phénomène Ces dernières considérations nous amènent à conclure que, malgré toutes

les connaissances que nous avons du phénomène, I'ironie littéraire demeure un

procédé diffici!e à décoder. Si nous pouvons croire que ce type d'ironie laisse

nécessairement des traces à l'intérieur des textes qu'il affecte, nous devons

reconnaître qu'il n'y a pas de signaux fixes d'ironie littéraire. C'est plutôt la

répétition de certains procédés, l'effet de distanciation que produisent

implicitement leurs différentes mises en contextualisation qui font en sorte qu'ils

deviennent des indices d'ironie. Plus encore, ce n'est pas parce qu'il y a des

signaux encodés dans le texte que I'ironie va nécessairement être décodée. La

majorité des critiques ayant étudié le problème s'entendent effectivement pour

affirmer que I'ironie est avant tout un phénomène de réception. Elle n'existe dans

- -

' l 3 Ibid, p.24. I l 4 Hamon. L 'ironie littéraire, op. cit. note 95, p. 107.

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un texte que si elle est perçue par un lecteur "? Or pour décoder son evaluation,

le lecteur doit posséder un bagage de connaissances linguistiques. genbriques et

idéologiques compatible avec celui de I'encodeur '16. Si tel n'est pas le cas, le

lecteur risque de ne pratiquer qu'une lecture littérale du texte et de ne pas

percevoir I'ironie. Son décodage dépend de plus du degré et de la subtilité de ses

attaques. Si elle est n6cessairement marquée d'un ethos moqueur, I'ironie ne

cherche pas toujours à dénigrer sa cible. Comme le démontrent les Btudes de

Linda Hutcheon, son ethos varie énormément: il peut aussi bien prendre le ton de

la blague respectueuse et amicale du type : on ne r i t bien souvent que de ceux que

l'on aime, que le rire complaisant et méprisant de celui qui cherche à rabaisser

autrui "7. 11 peut aussi se situer à mi-chemin entre ces deux extrémités. Plus son

rire sera mordant, plus I'ironie sera facile à décoder. A l'inverse, plus sa critique

sera douce, plus I'ironie sera subtile et difficile à percevoir, puisque la compassion

que gardera I'encodeur a l'égard de sa victime fera en sorte que le lecteur aura

plus de difficulté à lui associer des intentions critiques. De la même maniére, plus

la répétition de la norme sera rigide, plus l'effet d'incongruité qui émergera du texte

sera évident. L'ironie sera dès lors plus facile a decoder. Si le processus de

répétition laisse plus de place a ia transformation, cet effet sera au contraire plus

ténu. II sera alors plus difficile, pour le lecteur, de percevoir la critique ironique qui

se cache derrière le texte.

Ajoutons encore que, mérne s'il perçoit l'évaluation ironique, le lecteur risque

d'éprouver certaines difficultés à comprendre l'intention réelle du texte. Comme

nous l'avons précise précédemment, I'ironie littéraire ne se construit pas

nécessairement selon une structure d'antonymie. En répétant son énoncé,

I'énonciateur ironique tend plutôt à dire quelque chose de plus sur cet énoncé et

non le contraire de son énoncé. Dans le cas de I'ironie littéraire, ce double

'" Hutcheon. « Ironie, satire, parodie », loc. cit. note 69, p. 15 1. " 6 M , p. 150- 15 1 et Catherine Kerbrat-Orecchid, loc. cir. note 64, p. 1 15- 1 16. 117 Hutcheon, ibid, p.148 et « Ironie et parodie : stratégie et structure », Poétique, no 36, novembre 1978,

p.470. Voir aussi l'ensemble du texte ou I'ironie est présentée comme une attitude de défikence ironique et est associée à la parodie respectueuse.

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message se construit progressivement dans le texte. L'attaque ironique est donc

plus diffuse et plus dificile à décoder. Comme le démontre l'article de Hutcheon et

Butler sur la nouvelle The Boarding House de Joyce, il arrive même parfois que la

répétition d'un énoncé dans des contextes différents vienne surcharger ce dernier

de deux ou trois sens différents. Dans leur analyse, les deux critiques montrent en

effet que l'auteur-encodeur du récit, en employant successivement le terme

« réparation » dans des contextes différents, en vient à associer à ce dernier une

portée religieuse, économique et sexuelle. A la fin du récit, ce terme a donc une

portée polyphonique et il est impossible de savoir si l'un de ces sens prédomine

sur les autres. Au dire de Hütcheon, le lecteur doit même se garder d'élever un de

ces sens comme le sens premier de ['énoncé, puisque c'est de la juxtaposition de

ces derniers que naft la tension ironique et qu'émerge le jugement critique que

porte l'auteur-encodeur sur le système de valeurs qui régit la société irlandaise

présentée dans le récit I l 8 .

Avec Marty Laforest, nous pouvons donc conclure que (c l'ambiguïté non

résolue a pratiquement force de loi dans le discours littéraire ironique ». De ce

fait, il est fort probable que le lecteur ne réussisse jamais à comprendre le véritable

sens du discours ironique. Cette situation est souvent due au fait que le texte offre

une multitude d'interprétations variées. Elle tient aussi à ce que ie texte ironique

propose rarement une solution de rechange à la situation qu'il critique.

Contrairement à ce que suggère Hamon, le texte ironique présente rarement le

système de normes qu'il car à l'oppose du satiriste, l'ironiste ne

possède pas un système de valeurs bien défini qui lui permet de dénoncer avec

assurance les folies et les absurdités du monde. Gardant une vision relative de la

réalité, ce dernier est plutôt porté à percevoir le bon et le mauvais qui se cachent

l L 8 Hutcheon et Butler, loc. cit. note 79, p.255 et 257-258. l l9 Laforest, op. cit. note 28, p.32. 120 Aux pages 30 et 3 1 de son étude sur l'ironie, ce dernier en vient effectivement à conclure que, si évaluer

consiste à comparer un objet avec un objet-étalon jugé acceptable, le texte ironique devrait présenter i'afiontement des deux systeaes de normes mis en relation par l'évaluation. A notre avis, cette conclusion ne peut être valide que si l'ironie, subordonnée à des visées satiriques, s'appuie sur des présupposés et une vision du monde bien arrêtés.

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derrière chaque situation. Son discours est donc très ambivalent et ses critiques,

malgré le fait qu'elles réussissent a dévoiler les contradictions du monde, ne

viennent jamais montrer la voie qu'il faut suivre12'. De ce fait, le lecteur peut

rarement soulever l'ambiguïté du discours en remplaçant le système de normes

décrié par un autre système jugé adéquat.

1.2.6 Conclusion : une définition sommaire de l'ironie littéraire Suite à ce bref survol des études consacrées à l'ironie littéraire, nous

pouvons maintenant, en guise de conclusion, déduire un certain nombre de

propositions qui nous permettront d'é!aborer une définition sommaire du

phénomène. Cette définition nous sera très utile dans la suite de notre recherche,

puisqu'elle viendra encadrer et orienter notre étude du roman Gros-Câlin:

1) A l'image de Hutcheon et Butler, nous pouvons donc définir l'ironie littéraire

comme un processus d'évaluation interne qui permet à I'encodeur de prendre

une distance par rapport à son récit et de se moquer implicitement des différents

systemes de normes qui le régissent. Dans notre recherche, nous consacrerons

donc principalement notre attention aux structures ironiques internes du roman

Gros-Câlin et nous tenterons de voir si ces structures cachent, au bout du

compte, une intention satirique ou parodique uniquement lorsque les liens entre

les cibles internes et les cibles externes potentielles seront évidents.

2) L'ironie littéraire se développe principalement par les procédés de la « mimèse »

et de la répétition. Elle peut s'attaquer à tous les systemes de normes du récit :

systèmes générique, sémantique, axiologique, etc. Notre étude devra donc

couvrir le niveau diégétique du récit et celui de la narration.

'" Furst, op- ci?. note 45, p.8-9.

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3) Phénomène diffus et différé, l'ironie littéraire n'émane pas necessairement de

l'accumulation de plusieurs énoncés ironiques dispersés dans le texte. Elle

émerge plutôt de la répétition de certains procédés et de leurs différentes mises

en contextualisation. Contrairement aux attaques de l'ironie communicative, les

attaques de l'ironie littéraire ne se concentrent donc pas à l'intérieur d'un seul

syntagme. Ces dernières émergent progressivement du texte et ne sont

généralement visibles que lorsque le lecteur a lu le récit en son entier. Dans

notre étude, nous devrons donc d'une part, tenter de percevoir s'il existe des

structures de répétition dans le texte et, par la suite, étudier si ces structures

acquièrent ou non progressivement une portée ironique.

4) S'ils sont répétés plusieurs fois dans le texte et présentés dans une

contextualisation adéquate, les modalisateurs, les verbes modaux et certaines

figures telles l'hyperbole, la métaphore et les comparaisons incongrues peuvent

indiquer la présence d'une évaluation ironique dans le texte. Ces signaux

risquent d'ailleurs de se concentrer dans les passages qui présentent les

descriptions des personnages ainsi que leur savoir-faire, leur savoir-dire, leur

savoir-jouir et leur savoir-vivre. Ils risquent aussi de se concentrer dans les

passages où il y a sanction du programme et des sous-programmes narratifs et

dans ceux qui présentent une explication ou une évaluation d'un narrateur ou

d'un personnage du récit.

5) Ce n'est toutefois pas parce qu'il y a une évaluation ou une description dans le

texte qu'il y a ironie. Pour acquérir une telle portée, cette évaluation doit être

implicite et être émise sous un ton moqueur. Dans notre étude de Gros-Câlin,

nous devons donc rester très attentive au texte et étudier chaque signal selon

sa mise en contextualisation. L'ironie littéraire étant intrinsèquement reconnue

comme un phénomène ambivalent et ambigu, il se peut de plus que nous ne

puissions pas découvrir l'intention réelle du texte ou le systérne de normes

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défendu par l'auteur-encodeur. II nous faudra donc faire bien attention de ne pas

tomber dans des généralisations trop rapides qui risqueraient de réduire la

portée ironique et polysémique du texte.

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Chapitre deuxième

Étude des systèmes de normes qui régissent le récit de Cousin et son univers de croyances

Notre analyse des études de Philippe Hamon et Linda Hutcheon nous a

amené à conclure que l'ironie littéraire était un phénomène intrastnicturel par

lequel I'encodeur pouvait implicitement évaluer les normes qui régissent son

discours. Dans Gros-Câlin, c'est le personnage de Cousin qui prend en charge le

récit. C'est donc lui qui devrait assumer l'évaluation ironique qui se dégage du

roman. Or, l'image que le récit projette de ce personnage nous empêche de lui

prêter de telles intentions. Le héros de Gros-Câlin n'a pas du tout la trempe d'un

narrateur ironique. II est au contraire l'exemple parfait du narrateur naÏf décrit par

~brarns? En plus de ne pas comprendre toute la portée de ses paroles, il se

ment constamment à lui-même afin de se convaincre de la bonté du monde qui

l'entoure. Écrasé par la solitude, il est prêt à réduire ses attentes pour obtenir un

peu d'affection et se refuse à porter tout jugement critique sur les autres. Plus

encore, Cousin ressemble étrangement à l'auteur totalitaire décrié par Gary dans

son essai Pour Sganarelle. Comme ce dernier, il limite la réalité qui l'entoure à ses

angoisses premières et enferme son récit dans un univers clos et stationnaire.

Tous ces éléments nous incitent à croire que Cousin est un être trop faible et trop

naïf pour assumer la portée ironique de ses propos et qu'il est, lui aussi, visé par

l'ironie de l'auteur-encodeur.

'= Voir Abram, M.H. "Irony" dans The Glossczry of Ziterary T e m . New York, Holt, Reineharts & Wilson, 1988, p.92 ainsi que la section 1.1.1 de cette étude.

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Le fait que Cousin soit le héros et le narrateur du récit nous amène toutefois

à nous demander si ce dernier est victime du même type d'ironie que les

personnages secondaires du roman. Parce qu'ils n'apparaissent que

ponctuellement dans le texte, ces derniers sont victimes d'une ironie locale,

généralement circonscrite à I'interieur d'une phrase ou d'un paragraphe. De par sa

double position, Cousin impose constamment son système de valeurs et sa vision

du monde à l'intérieur du récit. L'image que le lecteur se fait de lui se construit

donc progressivement et n'est véritablement complète qu'à la fin du texte'". De

ce fait, n'y a-t-il pas une possibilité que œ dernier soit victime d'une ironie plus

diffuse qui émanerait de l'ensemble du roman? Cousin ne pourrait-il pas être

victime de cette ironie lift6raire décrite par Linda Hutcheon et Marty Laforest?

Avant de répondre à cette interrogation, il importe de se demander quelles

sont les normes qui, dans le r&it et le système de valeurs de Cousin, sont

susceptibles de s'attirer la charge ironique de l'auteur-encodeur. Comme l'ironie

littéraire s'inscrit principalement dans le texte par le procédé de la t< mimèse u ~ ~ ~ ,

seules les normes qui sont respectées et valorisées à l'intérieur du roman peuvent

être retenues comme des normes suspectes. Pour commencer notre analyse.

nous allons donc effectuer une étude plus générale du texte afin de determiner

quelles sont les normes qui régissent le récit et le système de croyances de

Cousin et cerner celles qui sont les plus susceptibles d'être visees par une

évaluation ironique. Cette analyse permettra. d'une part, de voir si I'auteur-

encodeur de Gros-Câlin reprend à son compte le procédé de la a mimèse » et,

'"? Cette idée est tirée de l'étude de Philippe b o n intitulée K Pour un statut sémiologique du personnage », publiée dans Roland Barthes et al. Poétique du récit. Paris, Seuii, 180 p. Dans cette étude, Hamon a h e que (< (< l'étiquette sémantique )) du personnage n'est pas une N donnée )> a priori, et stable, [. . .], mais une construction qui s'effectue progressivement, le temps d'une lecture: d'une aventure fictive >) (p- 126). Dans Gros-Câlin, l'image que le lecteur se fait de MUe Dreyfiis n'est, elle aussi, complète qu'à la fin du roman. Sa situation n'est toutefois pas semblable à celie de Cousin, puisqu'elie n'apparaît que ponctueilexnent dans le texte.

124 Rappelons que le terme tc mimése » renvoie ici au comportement de l'auteur-encodeur qui feint d'adhérer aux normes qu'il cherche implicitement à évaluer, en les imposant à l'intérieur des diff6rents systèmes de règles qui régissent son récit. Pour plus d'informations, voir la section 1.2.3 de cette présente étude.

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d'autre part, de mieux comprendre le cheminement de l'histoire et le comportement

du héros. II apparaît évident que nous ne pouvons pas juger de la pertinence des

actes et des idées de Cousin, si nous ne connaissons pas les grandes 6tapes de

sa quête et le système de croyances qui l'engendre. Une bonne compréhension de

ces données apparaît d'autant plus nécessaire, que le système de valeurs du

héros semble, à première vue, être rempli de contradictions. Si Cousin défend, tout

au long du récit, les valeurs de l'amitié et de la fraternité humaine. il lui arrive aussi

de valoriser celles de la clandestinité et de l'anonymat. Pour ne pas tomber dans le

piège qui consisterait à prendre toutes les contradictions du texte pour des signes

d'ironie, nous allons donc, dans le présent chapitre. analyser la quête et le

système de valeurs de Cousin. Par la suite, nous comparerons l'image du

personnage de Cousin avec la description que fait Gary de l'auteur et du héros du

roman totalitaire dans son essai Pour Sganareile. Cette comparaison devrait nous

permettre de cibler les manies et les comportements généraux de Cousin qui sont

susceptibles d'attirer la charge ironique de l'auteur-encodeur. Mais avant toute

autre chose, nous allons d'abord porter notre attention sur le récit de Cousin afin

de bien cerner quel est son but premier et les règles qui conditionnent sa structure.

2.1 L'échec du projet scientifigue de Cousin Cousin est un homme qui vit seul, à Paris, avec un python dénommé Gros-

Câlin. Par souci didactique, il a entrepris d'écrire << un ouvrage d'observation sur la

vie des pythons à Paris Iz5 ». Une telle étude, croit-il. était nécessaire, car le

problème des pythons [...] exige un renouveau important dans les rapports)) (p.9).

De prime abord, Gros-Câlin se veut être un ouvrage scientifique. Le texte devrait

donc être soumis aux mêmes normes qui régissent habituellement ce type de

traité.

125 Ajar, Émile. Gros-Câlin. Paris, Mercure de France, 1974, p.69. Dés maintenant, les références au roman Gros-Câlin seront données entre parenthèses à l'intérieur du texte.

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Lorsque nous étudions attentivement le récit de Cousin, nous constatons que

le narrateur tente effectivement de se plier à ce qu'il croit être les grandes règles

du traité scientifique : a) il cite les auteurs et les journaux qu'il utilise tels le docteur

Trohne (p.19) et le Hérald Tribune (p.25) ; b) il adopte un langage savant en

faisant usage de notions et de termes techniques propres à la zoologie, à la

sociologie, a la géographie et à l'économie tels que : habitat », « plein emploi »

et « démographique» ; c) il cherche à adopter un point de vue objectif : Cousin se

refuse le droit de critiquer les événements qu'il rapporte. Comme il l'affirme lui-

même, le but de son traité n'est pas de juger « de ce qui est bon ou de ce qui est

mauvais D, mais de rapporter le plus d'informations possibles, afin d'alimenter les

études à venir (p.53). Ce souci d'objectivité fait en sorte que le narrateur rapporte

fréquemment, sur un ton beaucoup trop neutre, des situations qui devraient

normalement susciter chez lui de la tristesse ou du mécontentement. A ce

moment, le décalage entre le ton du récit et les événements rapportés crée un

effet ironique qui, en plus de discréditer la situation décrite, accentue la faiblesse

de Cousin en mettant en évidence son manque de jugement critique. Le passage

du récit où le héros tente d'entrer en contact avec le professeur Tsourès illustre

bien cette situation. Au dire de Cousin, le professeur est << une sommité

humanitaire >> qui a « fait beaucoup pour les manifestes. [...] C'est une sorte de

guide Michelin moral, avec trois étoiles qui sont décernées (...] quand il y a sa

signature >P (p.114). Ce dernier accorde, de fait, une telle crédibilité au professeur

<< que lorsqu'on massacre ou qu'on persécute quelque part mais que le professeur

Tsourès ne signe pas, [il] s'en fout, [parce qu'il] sai[t] que ce n'est pas garanti »

(p.114). Encwragé par la générosité légendaire de son voisin, le héros tente donc

d'entrer en contact avec lui en l'attendant, chaque soir, devant sa porte. Malgré

ses sourires encourageants, le professeur ne s'occupe toutefois pas de lui. Au

bout de quelques temps. il prend même <i un air irrite » lorsqu'il passe a cÔt6 de

Cousin. Logiquement, le héros devrait être choqué par l'attitude de Tsourès,

puisque son comportement n'est pas digne de la réputation qu'il lui octroie. Une

<< sommité humanitaire » devrait être portée à aller vers les autres et ressentir de la

compassion pour le malheur de ses voisins. Or, s'il est déçu par l'indifférence du

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professeur, Cousin ne vient jamais le critiquer ouvertement. Pour excuser l'attitude

de son voisin, il tente au contraire de s'expliquer les raisons qui motivent son

comportement :

Évidemment. je n'étais pas un massacre. Et même si je l'étais, ça ne se voyait pas de l'extérieur. Je n'étais pas à l'échelle mondiale, j'étais un emmerdeur démographique, du genre qui se prend pour. C'était un homme à cheveux gris qui était habitué à la torture en Algérie, au napalm au Vietnam, à la famine en Afrique, je n'étais pas a l'échelle. Je ne dis pas que je ne l'intéressais pas [...], mais il avait ses priorités [-..]. Je ne faisais pas le poids, j'étais strictement zéro, alors qu'il était riche d'amour et avait l'habitude de compter par millions, en somme il &ait lui aussi dans les statistiques (p. 1 15).

Et plus loin, après avoir conclu que le professeur Tsourès prenait de plus en plus

d'importance dans sa vie, Cousin poursuit :

[...] [Ce] serait un tort de croire que le professeur Tsourés ne s'intéressait absolument pas ii moi parce que je n'étais pas un massacre connu ou une persécution de la liberté d'expression en Russie soviétique. 11 était tout simplement préoccupé par des problèmes d'envergure et ce n'est pas parce que j'avais chez moi un python de deux mètres vingt que j'avais le droit de me considérer. D'ailleurs, je n'attendais nullement qu'il mette son bras autour de mes épaules, en me jetant un de ces « ça va ? » qui permettent aux gens de se désintéresser de vous en deux mots et de vaquer à eux-mêmes (p. 11 6-1 1 7).

Certes, l'objectivité qu'affiche Cousin à l'intérieur de ces citations peut se justifier

par son envie de respecter les grandes règles du traité scientifique L'injustice

Iz6 Notre interprétation de ce passage diffère de celle qui est présentée dans la thèse d ' b a n , L 'Utopie et 1 'ironie. Éwie sur Gros-Câlin et sa place drms I 'œuvre de Romnin Gory. Thèse de doctorat présentée a l'université de Stockholm, Stockholm, 1994, p.62. Parce qu'elle conclut que le héros est déçu par l'attitude du professeur et qu'il met « beaucoup plus de pathos dans son commentaire N, Osman prête des intentions ironiques à Cousin et affirme qu'il s'adonne, dans cet extrait, à << la satire la plus méchante de son récit ». A notre avis, une telle conclusion est trop hâtive. Le fait que Cousin soit déçu par l'indifférence du professeur Tsourès n'entraîne pas nécessairement l'idée que son discours est guidé par des intentions ironiques. Ironiser, c'est beaucoup plus qu'exprimer de la déception. Comme le rappelle Catherine Kerbrat-Orecchioni, 1' ironie consiste à évaluer, ù critiquer implicitement quelqu 'un ou quelque chose en se moquanr de lui. Le fait que le héros garde une attitude amicale avec le professeur malgré son indifférence et qu'il rêve de « rires d'enhts » et de « coquelicots en fleurs » après que ce dernier lui ait halement promis d'aller le voir un jour chez Iui (p, 133) nous empêçhe de lui attn'buer ce petit ton critique

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de la situation dans laquelle auxquelles le héros fait face fait, par contre,

davantage ressortir la faiblesse de son caractère et son capacite à se tenir à

distance des événements. Loin de lui permettre de projeter une image d'auteur

scientifique compétent, le point de vue objectif qu'adopte Cousin à l'intérieur de

son récit tend donc à miner l'image qu'il projette en tant que héros.

Une dernière règle qui vient conditionner le récit de Cousin est celle qui veut

que ci) le narrateur colle le plus possible à son sujet ». Pour répondre à cette

norme, ce dernier a même choisi de donner à son texte la démarche naturelle des

pythons. Son récit n'évolue donc K pas en ligne drcite, mais par contorsions, [...],

spirales, enroulements et déroulements successifs n (p. 17). Cette structure bien

particulière fait en sorte que le traité de Cousin est constamment entrecoupé

d'anecdotes et de digressions qui n'ont aucun lien avec la description des

habitudes naturelles des pythons. Le narrateur peut autant discuter du mode de vie

de Gros-Câlin, que de ses visites personnelles chez les i< bonnes putes » ou de la

hausse de la qualit6 de la viande. Tout au long du récit, nous avons donc

l'impression que le narrateur s'égare et que son étude zoologique n'aboutira

jamais.

En fait, dès les premiers chapitres du roman, le lecteur comprend que le

projet scientifique de Cousin est voué à l'échec. Malgré toutes ses bonnes

intentions, le narrateur est incapable de garder entièrement une distance objective

face aux événements qu'il rapporte. Sa subjectivité prend une telle ampleur dans

le texte, qu'elle en vient à affecter toutes les facettes du récit. Elle affecte d'une

et moqueur qui démarque l'ironiste de l'homme insatistàit. Cousin n'aurait pas réagi si fortement s'il n'entretenait plus son image idéalisée du professeur. Suite à son interprétation, Ostman est d'ailleurs déroutée par l'extrême bonheur que produit cette promesse chez te héros. Dans son analyse, eile affirme en effet : (< La réaction de Cousin [suite à la promesse du professeur] n'est pas très logique. Rentré chez lui, il ne peut dormir, (( ça chantait d'amitié et iI y avait des coquelicots en fleurs D (p. 137). In' -1, son imagination apparaît très clairement comme en fùite. Car il vient de nous donner un échantilion de la satire la plus méchante de son récit. )) &man, ibid, p.64. L'incompréhension que suscite ce passage chez Ostrnan est un autre élément qui nous porte à croire que le fàit de prêter des intentions ironiques à Cousin entre en conflit avec 1a logique du récit.

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part, le contenu du traité, puisque c'est Cousin ou plutôt les problèmes affectifs et

existentiels de Cousin qui deviennent l'objet principal du livre. Le narrateur de

Gros-Câlin est en effet un homme angoissé, marqué par un profond besoin

d'amour. Inconsciemment, il se sert de son r&it comme d'un journal ou il peut

raconter ses rêves, ses rencontres et ses craintes. Or, même Iorsqu'il nous

présente les personnes et les animaux qu'il rencontre, ce dernier est incapable de

garder un point de vue objectif. Son besoin d'amour et ses angoisses sont si

intenses, qu'il les projette sur les êtres qui l'entourent. C'est ainsi que dans le

premier chapitre du roman. ce n'est plus Cousin, mais bien son cochon d'Inde qui

s'ennuie et qui a besoin de quelqu'un à aimer (p.12). Plus loin dans le texte, c'est

Mlle Dreyfus qui manque trop de confiance en elle pour lui déclarer son amour

(p.80). La relation que le narrateur entretient avec Gros-Câlin est encore plus

complexe. Non seulement Cousin a-t-il tendance à projeter ses besoins sur son

python, mais il lui arrive aussi de confondre complètement leur identité :

Et c'est la que je ne trouvai pas Gros-Câlin. II avait disparu [...] qu'est-ce que j'allais devenir, samedi, lorsque Mlle Dreyfus viendrait pour le voir et constaterait que je n'étais pas là, sans un mot d'explication. Seul [...] Je n'amvais plus à imaginer qui allait s'occuper de moi, me noumr et me prendre dans ses bras pour m'enrouler autour de ses épaules.. . (.p.l47-149)'".

Si Cousin réussit à suspendre son jugement critique à l'intérieur de son récit, il ne

parvient toutefois pas à rester complètement à distance des événements. Le fait

qu'il projette ses angoisses sur les personnages secondaires et confonde son

identité avec celle de Gras-Câlin amène à penser qu'il sent le besoin de se

détacher de sa personne et de sa situation. Comme le lecteur n'est pas dupe de la

situation, ces prccédés tendent alors à augmenter la présence du narrateur dans

le texte12' et à mettre en évidence sa détresse et son besoin d'affection.

'" Ce thème est analysé plus en détail dans l'étude de Madeleine Godin. À double détour. Pour une étude sémiotique du roman Gros-Câlin d'Émile Ajar. Mémoire de maîtrise présenté a l'Université Laval, 1987, p.9- 13. Cette citation est d'ailleurs présentée à la page 1 1 de son mémoire.

"' Godin, ibid., p.13.

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L'intervention de la subjectivité de Cousin dans le texte ne se limite toutefois

pas à projeter ses sentiments sur les autres personnages. Son influence se fait

aussi sentir au niveau de la syntaxe et du langage. Comme nous le demontrent les

études d'Anne-Charlotte Ostman et d'Alexandre ~orian'", le narrateur de Gms-

Câlin fait en effet c un usage très insolite de la langue '" ». II utilise d'une manière

abusive et maladroite les marqueurs de relation causale, ce qui produit des

phrases boiteuses et un raisonnement pour le moins ambigu :

Je me demande [...] parfois si je n'ai pas des origines grecques. C'est toujours quelqu'un d'autre qui rencontre quelqu'un d'autre, ça fait partie du baccalauréat qui va justement être supprimé à cause de ça (p.3940).

Pour exprimer ses pensées, le narrateur adopte aussi une écriture elliptique et

allusive. II pousse toutefois si loin les raccourcis ou les sous-entendus, que son

raisonnement devient obscur ou extravagant: <c j'avais une femme de ménage

portugaise, à cause de l'augmentation du niveau de vie en Espagne[...]. La

Portugaise ne parlait presque pas le français, à cause de l'immigration sauvage »

(p.36-37)13'. Plus loin, il affirme : N Je voulais donc prier le professeur Tsourès de

prendre chez lui Blondine [sa souris blanche], car c'était un homme immense »

(p.125-126). 11 arrive aussi à Cousin de faire des truismes : «On ne peut

évidemment pas se mettre à sa propre place, parce qu'on y est déjà ... )> (p.60)'~~'

d'émettre des paradoxes : << Moi aussi j'aurais voulu être quelqu'un d'autre, j'aurais

voulu être moi-même » (p.99), d'avoir mécaniquement recours à des clichés ou à

des lieux communs, d'employer un mot pour un autre, voire même de détourner

des termes techniques (tels les termes relatifs au domaine de l'économie) de leur

Iz9 Lorian, Alexandre. K Les raisonnements déraisonnables d'Émile Ajar », dans The Hebrew Universiq Studies in fiteratures and Art, vol. 14, no 2, 1987, p. 120-145.

L30 Ostman, op. cit, note 126, p.137. Cette constatation est tirée de la thése d'ban. Pour présenter les particularités langagiéres de Cousin, cette dernière résume toutefois aux pages 138 et 139 l'étude de Lorian. Comme l'article de ce dernier présente en effet une excellente synthèse des jeux de langage retrouvés dans Gros-Câlin, nous nous permettons de puiser abondamment dans son analyse au cours du prochain paragraphe.

13' Cité dans Lorian, loc. cit. note 29. L32 Cité dans Lorian, ibid

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sens habituel :

Je crois que ce curé a raison et que je souffre de surplus américain. Je suis atteint d1exc6dent. Je pense que c'est en général, et que le monde souffre d'un excès d'amour qu'il n'arrive pas à écouler, ce qui le rend hargneux et compétitif. H y a le stockage monstrueux de biens affectifs qui se déperdissent et se détériorent dans le fort intérieur, produits de millénaires d'économies, de thésaurisation et de bas de laine affectifs, sans autre tuyau d'échappement que les voies urinaires génitales. C'est alors la stagnation et le dollar(p.80)'~~.

Toutes ces constructions langagières permettent au narrateur de s'exprimer à

travers un ensemble de mots ou d'expressions-clefs qui lui sont propres et qui, par

leur caractère rationnel, viennent atténuer la portée émotive des situations ou des

sentiments qu'ils servent a exprimer.

Or, à plusieurs moments du récit, nous retrouvons les expressions-types de

Cousin dans la bouche des autres personnages. Nous en retrouvons quelques-

unes dans la bouche de la patronne du tabac, lorsque cette dernière explique à

Cousin pourquoi les prostituées obligent leurs clients « à se laver le cul » avant de

passer à l'acte :

C'était moins demandé de mon temps [dit la patronne], mais le niveau de vie a augmenté, à cause de l'expansion et du crédif [...]. Oui, c'est le niveau de vie qui fait ça. Tout augmente et l'hygiène aussi. Les gâteries réservées aux privilégiés sont mieux réparties, on accède plus facilement. Et puis il y a la prise de conscience, la banalisation, la rapidité, aussi, pour aller droit au but sans complications [...] Maintenant, c'est l'hygiène avant tout, parce que ça fait assistance sociale et prise de conscience (p.30) '".

Nous les retrouvons aussi dans le discours de M-Parisi, lorsque ce dernier affirme:

133 Nous soulignons. '34 NOUS soulignons.

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N'oubliez pas, messieurs, que l'art du ventriloque et même I'art tout court, est avant tout dans la réponse. C'est, dans le sens propre, ce qu'on appelle une création. li faut établir vos liens afin de vous perfectionner, sottir du matériau, du magma, et de vous &cupérer sous fonne de produit fini ((p. 1 03) ' jS.

Le fait que nous retrouvons les expressions-types de Cousin dans le discours des

autres protagonistes peut soulever quelques problèmes d'interprétation chez le

lecteur. II devient en effet très difficile pour lui de savoir si ces expressions

appartiennent véritablement au vocabulaire des personnages secondaires ou si

elles sont le propre du narrateur. Avec Anne-Charlotte Ostrnan, nous sommes

toutefois portée à conclure que, dans la majorité des cas, ces expressions sont le

propre du narrated3! Elles sont donc le signe que la subjectivité de Cousin

intervient dans le texte même lorsque ce dernier rapporte, sous un mode direct, les

paroles de ses interlocuteurs.

Au dire de Cousin, Gros-Câlin se veut être un traité scientifique. Son récit

devrait donc être régi par les normes qui caractérisent gen6ralement ce type de

traité. Lorsque nous étudions le texte, nous découvrons que ce dernier n'est

toutefois pas fidèle aux règles de la rhétorique scientifique. Les normes qu'il

préconise sont plutôt celles de la digression, du lapsus et de la subjectivité. Ces

écarts au code du traité scientifique amènent le récit de Cousin à se développer

sur une double structure narrative : celle du vouloir-faire qui correspond aux

intentions scientifiques du narrateur et celle du ne-pas-savoir-faire qui correspond

au résultat concret, c'est-à-dire au texte extrêmement subjectif qu'if produit

réellement. Ils viennent de plus attaquer la crédibilité du narrateur, en nous le

présentant comme un homme faible, à la merci de ses angoisses et de ses

13' NOUS souligu011s. Ly image du (( magma D et celle du « produit fÏni >) sont utilisées par le héros, à la page 84, pour exprimer son état affectif : « La vérité est que je soufie de magma, de salie d'attente, et cela se traduit par un goût nostalgique pour divers objets de première nécessitd, extincteurs rouge incendie, échelles, aspirateurs, [. ..]. Ce sont là des sous-produits de m m état latent de film non développé d'ailleurs sous-exposé. »

"6 hrnan, op. cit. note 126, p.39 et 50.

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sentiments. Comme ils affectent l'ensemble du récit, ces écarts peuvent, à priori,

apparaître comme des indices d'ironie. En accord avec la pensée d'Hamon, nous

pourrions affirmer qu'ils viennent mettre en évidence I'incapacite du narrateur B

maîtriser les règles grammaticales et stylistiques propres au genre du traité

scientifiqueI3'. En regardant de plus près le texte, nous constatons toutefois que

tous ces écarts empêchent le récit de Cousin de reprendre la structure de ce type

de texte. De ce fait, nous ne retrouvons pas, a ce niveau du récit, le phénomène

de « mimese u si important dans l'éclosion de l'ironie littéraire. Dans le chapitre

précédent, nous avons conclu que la << mimèse u était un élément fondamental de

l'ironie littéraire. Ce procédé n'est toutefois présent que lorsque l'auteur-encodeur

ironique feint d'adhérer aux n o m s qu'il cherche à critiquer en les imposant à

l'intérieur de son récit. Puisque le récit de Cousin ne respecte pas les normes du

traité scientifique, nous ne retrouvons donc pas, a ce niveau du texte, ce

mécanisme essentiel au développement de l'ironie littéraire. Si Cousin est

discrédité en tant qu'auteur scientifique. ce n'est donc pas par le biais de ce type

d'ironie, mais suite à son incompétence à se tenir à distance des événements et à

garder, pour lui, ses angoisses existentielles. Nous retrouvons par contre, dans le

récit de Cousin, quelques procédés stylistiques qui, tel l'usage des clichés ou des

termes relatifs à l'économie, sont répétés avec une rigueur monomaniaque et ne

sont pas sans produire un certain effet de distanciation dans le texte. Ces

procédés sont conditionnés par le projet scientifique de Cousin, mais surtout par

son désir de révolutionner le langage afin de donner aux mots la chance de

renvoyer à une toute nouvelle réalité. a L'espoir exige que le vocabulaire ne soit

pas condamné au définitif pour cause d'échec » affirme le narrateur au début du

récit (p.10). À elle seule, cette affirmation vient justifier tous les lapsus et les

erreurs syntaxiques qui parsèment le texte. Ces derniers deviennent donc << des

normes » dans le récit de Cousin. De ce fait, il apparaît intéressant de voir

comment ces écarts langagiers sont exploités dans le texte et si leurs constantes

reprises en viennent à créer un effet d'ironie.

137 Voir Ia section 1.2.4 de Ia présente étude.

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Avant d'entreprendre cette analyse, nous allons toutefois cerner les règles

qui régissent le comportement de Cousin à l'intérieur de la diegèse afin de voir si

nous ne pourrions pas deceler, dans le systéme de valeurs du héros, d'autres

normes qui pourraient être visées par une évaluation ironique. Pour ce, nous allons

étudier la quête et le système de croyances de Cousin. Le but premier de notre

analyse n'étant pas de pratiquer une étude sémiotique de Gros-Câlin, nous

n'allons pas utiliser d'une manière rigoureuse les concepts propres à cette

approche critique. Nous nous contenterons de cerner les grandes aspirations qui

font agir et rêver le héros et de trouver les fils conducteurs qui donnent une logique

au récit décousu de Cousin. Lorsque le besoin de notions plus théoriques se fera

sentir, nous nous tournerons vers l'étude sémiotique de Madeleine Godin. Pour

mener à bien notre analyse, nous nous appuierons de plus sur la thèse d'Anne-

Charlotte Ostman. Dans la première partie de son étude, Ostman présente en effet

une analyse thématique complète qui réussit à bien circonscrire le système de

valeurs de Cousin et le r6le que viennent jouer les personnages secondaires dans

la quête du héros. En démontrant les iiens qui peuvent être fait entre le désir de

<C naître n de Cousin et la pensée évolutionniste de Theillard de Chardin, la critique

réussit aussi à démontrer que I'objet premier de sa quête ne se limite pas à vouloir

K épouser Mlle Dreyfus »lJ8, mais répond à un besoin existentiel beaucoup plus

profond : celui de devenir un homme authentique, pleinement réalise dans l'amour

véritable et la fraternité humaine13'. Le thème de I'amour dans Gros-Calin renvoie

donc à une réalité très vaste qui recouvre tout autant le désir qu'éprouve Cousin

pour Mlle Dreyfus, que son envie de se faire des amis et de connaître la solidarité

humaine. Sans en être un résumé parfait, notre analyse de la quête et du système

de valeurs du héros s'inspirera donc fréquemment des études de Godin et

d'ostman, développant parfois plus en détail les idées que nous avons jugées être

13* Godin, op. cil. note 127, p.28. S'il est vrai que le programme narratif amoureux qui relie Cousin à Mlle Dreyfk est important dans le récit, l'idée qu'il constitue l'objet premier de la quête du héros est quelque peu limitative, puisqu'elle amène Godin à conclure que tous les événements qui ne mettent pas en scène Cousin et MUe Dreyfus (a contrario- tous ceux ou Cousin entre en relation avec ies autres personnages du récit) n'ont aucun rôle important à jouer dans l'économie du récit, si ce n'est qu'ils font a diversion par rapport a la trame principale » et annoncent l'échec de la quête du héros. Godin, ibid

13' Ostman, op. cit. note 126, p.29-37.

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importantes. Considérant que le projet d'épouser Mlle Dreyfus est, pour Cousin, un

moyen parmi d'autres d'atteindre une existence plus authentique, nous avons

toutefois préféré adopter le point de vue d'ostrnan et qualifier la quête du héros de

K quête d'authenticité B plutôt que de « quête d'amour m. Le terme « authenticite »

est d'autant plus adéquat, qu'il renvoie autant au besoin de Cousin de se réaliser

pleinement en tant qu'homme, qu'à son désir de quitter le monde du faux-semblant

dans lequel le contraint à vivre son isolement.

2.2 La quête et le système de valeurs de Cousin

2.2.1 La quête d'authenticité de Cousin et son espoir d'une mutation biologique

Comme nous l'avons souligné précédemment, Cousin est un homme

extrêmement solitaire. Orphelin depuis son enfance, il n'a ni ami, ni petite amie. II

est donc marqué par un profond besoin d'affection, qu'il tente de combler en allant

chez « les bonnes putes D et en s'attachant aux meubles et aux animaux qui

l'entourent. D'un naturel plutôt liant, Gros-Câlin se présente évidemment comme

un substitut idéal :

Dans un grand agglomérat comme Paris, [ . . . I I il est très important de faire comme il faut et de présenter des apparences démographiques [...]. Mais avec Gros-Câlin ainsi nommé, je me sens différent, je me sens accepté, entouré de présence. Je ne sais pas comment font les autres, il faut avoir tué père et mère. Lorsqu'un python s'enroule autour de vous [...] et appuie sa tête contre votre cou. vous n'avez qu'à fermer les yeux pour vous sentir tendrement aimé. C'est la fin de l'impossible, a quoi j'aspire de tout mon être (p.20-21)-

Derrière les apparences, Cousin en a toutefois assez de s'accrocher à des

simulacres. Le trucage, [dit-il], il y en a marre » (p.113). Le fait de ne pas

connaître l'amour ou l'amitié << véritable »j4' lui donne l'impression de ne pas

140 Aucun passage du récit ne vient expliquer, avec précision, ce que représente pour Cousin un amour ou une amitié (( véritable ». Les quelques passages oh le narrateur fàit mention des attributs que ne peuvent lui

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exister réellement, de ne pas être un homme « a part entière » (p.13). Dans le

système de valeurs du héros exister signifie en effet être aimé: N Le jour où on s'en

sortira, on verra qu'etre sous-entend et signifie être aime. C'est la même choses

(p.100). Lorsqu'il se sentira véritablement aimé, Cousin viendra au monde. II

deviendra un homme pleinement réalisé. Tout au long du récit, il rêve donc de

naître » a une existence plus authentique remplie de tendresse, d'amour et

d'amitié sincères (p.44).

A l'image de Pierre Theillard de Chardin, Cousin met beaucoup d'espoir dans

l'avènement d'une mutation biologique qui lui permettrait de faire un « bond

prodigieux dans I'évolution » et de devenir un homme pleinement réalisé. Comme

nous le propose la thèse d'ostman, le système idéologique du héros entretient

certains liens avec la pensée évolutionniste de de Chardin. Dans ses écrits, le

jésuite paléontologue en vient effectivement & conclure que l'évolution sociale et

l'évolution biologique de l'homme sont deux phénomènes intimement reliés. Dans

son traité L'avenir de l'Homme, il affinne :

Autour de nous, dans le Monde, iI n'y aurait [...] pas seulement des Hommes qui se multiplient en nombre ; mais il y a encore de l'Homme qui se forme. L'Homme, en d'autres termes, n'est pas zoologiquement adulte. Psychologiquement, il n'a pas donné son dernier mot. Mais, sous une forme ou sous une autre, de I'ultra- humain est en marche qui, par effet (direct ou indirect) de socialisation, ne peut manquer d'apparaître demain [. . .]14'.

procura ses relations avec Gros-Câh et les K bonnes putes >> nous laissent toutefois entendre que pour lui, une telle relation se noue entre deux êtres de la même espèce (p.16) et est basée sur des valeurs fëminines (telles la douceur, la tendresse, le pardon, le respect, etc.) << permanentes D et K authentiques », c'est-à-dire des valeurs sincères et profondément ressenties (p.31). Voir aussi Ostman, ibid, p. 33. La suite de notre analyse, où nous étudierons les raisons qui motivent Cousin à accepter ou à refùser les diffërentes solutions qui lui sont proposées par la suciété, nous permettra de resserrer davantage cette définition.

14' De Chardin, Pierre TheiIlard. Euvres, 5. L 'rn>enir de I 'Homme. Pans, Éditions du Seuil, 1959, p.342. Cité dans Osman, ibid, p. 28.

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Comme de Chardin, Cousin considère que f'évolution de l'espèce humaine n'est

pas achevée '". L'homme est en « souffrance et cela mérite du respect )) (p.13).

Lui-même, dit-il, n'est qu'une esquisse, une sorte de « prologomène i, : c Ce mot

s'applique exactement a mon état, [car] dans « prologomène » il y a prologue à

quelque chose ou à quelqu'un [...] prologue aux men, hommes, au sens de

pressentiment» (p.82 et 162). Comme toutes les espèces « prénatales

désaffectées » (p.124), Cousin se considère donc comme un être en puissance et

espère donner un jour naissance à un être plus authentique entoure d'amour et de

fraternité humaine.

Contrairement à de Chardin, Cousin ne limite pas l'expérience de la mutation

à une évolution psychologique de l'espèce humaine. Chez lui, la mutation peut très

bien se concrétiser dans le destin d'un seul individu, par le biais d'une

transformation physique, comparable à celle vécue par les pythons lors de la mue.

II ne faut donc pas s'étonner si Cousin affirme, dans son récit, que les mues de

Gros-Câlin sont des événements profondément optimistes qui représentent le

moment d'entre tous où [les pythons] se sentent sur le point d'accéder à une vie

nouvelle, avec garantie d'authenticité » (p.lO1). Pour lui, les mues de Gros-Câlin

sont des preuves tangibles qu'une transformation physique est possible. En plus

de lui donner l'espoir de voir son python se transformer en un être plus évolué, ces

expériences l'encouragent à croire à la venue de sa propre transformation.

Dans plusieurs passages du récit, Cousin en vient en effet à chercher sur son

corps, les signes avant-coureurs de sa propre mutation : « Je me suis levé deux

fois pour me regarder dans la glace des pieds à la tête, peut-être v avait-il déjà des

signes)) (p.174). Aucune transformation ne semble toutefois être en cours. C'est

« toujours la même peau et les mêmes endroits» (p.174). En réalité, Cousin sait

très bien qu'il espère en vain. Malgré les signes encourageants, il est conscient

que les mues de Gros-Câlin sont des avenues sans issue et qu'après quelques

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jours, le reptile « va se retrouver dans son état antérieur de tronçon » (p.101). Ce

constant échec, dit-il, est dû aux lois de la nature qui ont programmé les pythons

d'une manière définitive : « Les pythons sont titre définitif. Ils ont été

programmés comme cela. Ils font peau neuve, mais ils reviennent au même, un

peu plus frais, c'est tout 1) (p.40). Or, un même déterminisme semble régir

l'évolution de l'homme. Selon Cousin, tout dans la nature et dans la société est

programmé pour empêcher la transformation de l'homme en un être plus

authentique. C'est le règne du « foetuscisrne », « du droit sacré à la vie par voie

urinaire », qui permet aux naissances c< pseudo-pseudo » de s'accumuler et

d'augmenter le revenu national brut des nations (p.151 et 171). Malgré ce savoir,

le héros continue tout au long du roman d'espérer la venue d'une mutation

biologique. Selon lui, le simple fait qu'il y ait promesse de naissance oblige

l'homme à manifester de I'espoir (p.101). Les nouvelles mues de Gros-Calin, le

moindre petit événement inexpliqué (tels l'apparition « d'une tache suspecte » sur

la peau de Gros-Câlin ou dans le jardin d'une ménagère du ex as'^^) qui semble

sortir du cours normal des choses provoque dès lors, chez !ui, un enthousiasme

effréné qui dépasse l'entendement humain. Sa foi est telle que parfois, un simple

contact affectueux de Gros-Câlin le projette dans l'attente d'une

mutation biologique:

Parfois, il [Gros-Câlin] me mordille l'oreille, ce qui est bouleversant d'espièglerie, lorsqu'on pense que cela vient de la préhistoire . Je me laisse faire, je ferme les yeux et j'attends. On aura compris depuis longtemps par les indications que j'ai déjà données que j'attends qu'il aille encore plus loin, qu'il fasse un bond prodigieux dans l'évolution et qu'il me parle d'une voix humaine (p.58).

Or, puisqu'il repose sur des evénements saugrenus, l'espoir de Cousin prend

rapidement des airs utopiques. Progressivement, le héros en vient projeter

l'image d'un homme faible, qui s'accroche naïvement à des chimères pour

143 Ostman fàit une brève analyse de cet épisode aux pages 3 1, 32 et 33 de son éîude. Pour notre pari, nous reviendrons sur cet épisode et su. Ie rôle qu'il joue dans la critique ironique de Cousin dans le troisième chapitre de notre analyse.

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survivre. II en vient donc à s'associer au deuxième type d'idéalistes qui marquent

les romans garyensl".

Dans Gros-Câlin, la quête de Cousin est donc de naître à une vie plus

authentique. Selon ses dires, cette expérience devrait se manifester par le biais

d'une mutation biologique dont les signes avant-coureurs sont comparables à ceux

repérés chez les pythons lors de la mue. Au plus profond de lui-même, Cousin est

toutefois conscient que ses espérances vont à l'encontre du déterminisme naturel

des choses et des règles de la société. Malgré tout. il demeure optimiste et

persiste à croire fermement en la venue d'une mutation. Parce qu'il démontre qu'il

est aveuglé par son idéal, l'optimisme invétéré du héros vient affecter sa crkdibiiité.

Il tend de plus à transformer sa quête en une entreprise utopique. Le rêve qu'une

mutation biologique permette soudainement à un python de se transformer en un

être humain ou à un individu d'améliorer la qualité de sa vie ne peut qu'apparaître

irréaliste aux yeux du lecteur. La quête de Cousin risque de lui sembler d'autant

plus utopique, que toutes les autres initiatives mises en œuvre par le héros pour

atteindre I'authenticité se soldent par un échec.

2.2.2 L'échec de la quête d'authenticité de Cousin et son refus de l'engagement social et artistique

Comme le souligne Ostman à l'intérieur de son analyse, Cousin ne met pas

tous ses espoirs dans l'avènement d'une mutation biologique. L'amitié et la

fraternité sont d'autres solutions qui, croit-il, peuvent le conduire à I'authenticité.

Malgré toutes ses bonnes intentions. Cousin ne réussit toutefois pas à atteindre sa

quête. A la fin du récit. il est sensiblement dans la même position qu'au début, à la

différence près qu'il ne comble plus son besoin d'affection avec l'aide d'un python

(le héros a donné Gros-Câlin au Jardin d'Acclimatation). mais avec I'aide d'une

montre à ressort. Au dire de Godin, cet échec vient en partie du fait que le héros

éprouve beaucoup de difficultés à communiquer clairement ses besoins et ses

'* Voir note no 2 de notre introduction.

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intentions aux gens qui l'entourent L'ensemble de sa quête se compose donc

d'une série de « manipulations n ratées dont il est généralement le destinateur.

Dans la terminologie du Groupe d'Entrevemes, la manipulation se définit comme

<< l'activité d'un sujet opérateur sur un autre sujet opérateur pour lui faire exécuter

un programme donné »la. Elle correspond à la première phase de tout

programme narratif et s'articule généralement autour d'un faim-faire 147. Dans le

cas de Cousin, les manipulations s'organisent par contre autour d'un faire-savoir :

le héros cherche à exprimer aux autres penonnages qu'il veut entrer dans une

relation d'amour ou d'amitié avec eux. Cousin n'est toutefois pas doté du savoir-

faire nécessaire pour actualiser ces manipulations. Son incompétence à dire le

pousse très souvent à utiliser un langage non-verbal qui porte plus souvent

qu'autrement à la confusion : pour se faire des amis, ce dernier va s'asseoir à côté

d'un homme seul dans un wagon de métro pratiquement vide (p.16 et 52)148 OU

attend, pendant un mois, le professeur Tsourès devant sa porte avec un bouquet

de fleurs à la main (p.115)'~~. Ces gestes, qui pour Cousin sont une invitation à

l'amitié, sont généralement mal interprétés par les autres penonnages et

soulèvent chez ces derniers un certain malaise, voire même de la colère ou de la

frustration. Après un mois d'indifférence, le professeur Tsourès va finalement

s'arrêter pour parler avec Cousin, mais son attitude sera très agressive. Les

premières paroles que l'homme lui adresse sont: « Écoutez, monsieur,[ ...] ça fait

un mois que je vous trouve presque tous les soirs devant ma porte. J'ai horreur

des emmerdeurs. [...]Vous avez quelque chose à me dire ?» (p. 118). Même

réaction pour les passagers du métro qui demandent généralement a Cousin

pourquoi il ne va pas s'asseoir ailleurs. Et même lonqu'il réussit à entrer en

dialogue avec les gens, Cousin est incapable de se faire des amis. Comme nous le

démontre sa rencontre avec M. Burak, son discours allusif et incohérent l'empêche

d'entrer en communication parfaite avec les autres:

L45 NOUS résumons très brièvement L'analyse sémiotique très complète présentée dans le deuxième chapitre de l'étude de Godin, op. cit. note 127, p. 29 à 39.

146 Groupe dYEntrevemes. Annlyse sémiotique des textes. Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1979, p.52. 14' Ibid 148 Cité dans Godin, op. cit. note 127, p.3 1. i49 Cité dans Godin, p. 13 1.

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Il y avait là [chez M. Parisi] monsieur Burak, qui était dentiste mais qui aurait voulu être chef d'orchestre. C'est ce qu'il me dit, alors que je venais à peine de m'asseoir sur une chaise a &té de lui 1--1 - Burak, Polonais, dit-il. Je suis dentiste mais j'aurais voulu être chef d'orchestre. [...] II y a des gens qui vous font tout de suite des confidences, en catastrophe, pour gagner désespérément votre amitié, et se lier à vous [...] Je crois que je fus à la hauteur [. ..] - Personne ne vous comprend mieux que moi, lui dis-je, j'ai passé toute ma vie chez les putes, alors vous pensez. Monsieur Burak retira sa main et me regarda d'une façon, oui, d'une façon, il n'y a pas d'autre mot. II €carta même légèrement sa chaise (p. 98-99).

C'est sensiblement la même situation qui se produit au cours de ses entretiens

avec le commissaire de police et la vieille dame au perroquet vert. Cousin tient un

discours si décousu, qu'il stupéfie ses interlocuteurs :

La dame [au perroquet vert] continuait a me sourire du fond du panier, mais nous nous étions tout dit et nous manquions maintenant de terrain commun, avec gêne et malaise. Je fis néanmoins preuve de ma présence d'esprit habituelle, [. . .] et je fis quelques remarques appropriées sur le bouchon de quinze kilométres sur l'autoroute du Sud [...]. De là je glissai rapidement vers les statistiques et les grands nombres pour lui faire sentir que dans le tas, il pouvait se manifester des possibilités de naissance, les vignes ont survécu au phylloxéra, le souci du Ministre de la Santé d'augmenter sans cesse le nombre de vaches franpises, [...] n'était peut-être que celui du Ministre de l'Agriculture, à cause de la confusion des valeurs et des fautes d'imprimerie, et quelqu'un pouvait encore naître quelque part à la suite d'une défaillance dans l'autorité, ou d'une fissure dans I'avortoir, comme il y a deux mille ans, lorsque soudain il y eut homme. Je fus cependant gêné dans mon bouche a bouche par le perroquet, qui me fixait de son regard rond consterné. Je persévérai, mais on comprendra que la consternation des perroquets 's~u fond du panier dépasse de trés loin les possibilités humaines (pl 42-1 43).

150 Le début de cet extrait nous laisse entendre que ce n'est pas le perroquet, mais bien la vieille qui regarde le héros avec consternation. Cousin est si angoissé par le fàit qu'il doit trouver d'autres sujets pour entretenir la conversation, qu'il en vient a mélanger leur identité.

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Parce qu'il est incapable de communiquer clairement ses intentions, le héros ne

réussit donc jamais à actualiser ses manipulations et à amener les autres

personnages à s'engager dans une relation d'amitié avec lui. L'ensemble de sa

quête se résume alors par une série d'échecs. Malgré tout, Cousin persévère et

continue à tenter de se gagner l'amitié des gens qu'il rencontre. Bien souvent, il ne

perçoit même pas le malaise qui naît chez son interlocuteur et conclut qu'il s'est

fait UR ami. Puisqu'ils sont causés par son incompétence à entrer en

communication avec les autres, les échecs de Cousin peuvent inciter le lecteur à

se distancier progressivement du personnage et à évaluer son discours et son

comportement saugrenu. De ce fait, nous pouvons nous demander si les constants

ratages du héros ne pourraient pas former une première structure de répétition qui

travaillerait à faire émerger une critique ironique qui s'abattrait sur lui au cours du

récit.

L'échec de la quête d'authenticité de Cousin ne doit toutefois pas être mis sur

le seul compte de son incompétence à communiquer avec les gens. Cette situation

vient aussi du fait que le héros refuse tout autant de s'engager dans les voies de

secours offertes par les autres personnages du roman 15'. Tout au long du récit,

plusieurs solutions s'offrent a Cousin pour atteindre sa quête d'authenticité. Ces

dernières sont proposées par la moiti6 des personnages qui croisent son chemin :

le curé lui propose de s'engager dans la voie du mariage chrétien, le garçon de

bureau dans celle de la politique, la vieille dame au perroquet lui suggère de

s'abonner au service téléphonique les Ames Sœurs, etc. Pour diverses raisons,

très peu de ces propositions réussissent à attirer l'intérêt du héros. Ses refus nous

permettent de mieux comprendre son système de valeurs et de préciser l'objet de

sa quête. C'est ainsi que, malgré tous les discours et !es stratagèmes du garçon

de bureau, Cousin refuse de joindre les rangs du parti communiste. L'engagement

politique, croit-il, n'a rien a voir avec le bonheur : « C'est des histoires de mue, tout

15 1 Dans cette partie de notre étude, nous sommes en plusieurs points redevable a l'excellente analyse thématique présentée dans le troisième chapitre de la thèse d'Anne-Charlotte &man, op. cit. note 126, p.45-9 1 .

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ça, pour faire peau neuve, mais toujours la même, pseudo-pseudo » (p.40). Plus

loin, il ajoute:

C'est surtout le garçon de bureau et ses grosses moustaches démagogiques vieil-ouvrierde-France qui m'énewait [. . .]. Un jeune mec de vingt-cinq ans qui fait genre vieille France avec nappe en toile cirée a carreaux blancs, gros rouge, velours côtelé et imprimerie clandestine a l'intérieur, c'est fini, tout ça a déjà été fait. Aujourd'hui, c'est dépassé, on trouve de tout à la Samaritaine. Les bombes fabriquées chez soi, c'est plus la peine (p.45).

Pour Cousin, l'engagement politique est donc une forme d'action dépassée. Ce

n'est qu'une autre manière de faire semblant d'être un homme réalisé et ne saurait

être considéré comme une voie d'accès à l'authenticité. Pour le héros,

I'engagement politique est aussi une voie d'action contraignante, qui brime la

liberté des gens. Dans plusieurs passages du récit, le narrateur associe en effet

les initiatives du garçon de bureau au mouvement fasciste :

- A propos, [dit le garçon de bureau], derrière ses paniers. On a une réunion, samedi- Tu veux venir? Ça te changera. Des ambitieux, tous, avec des exigences et des prétentions. C'est le fascisme au fond (p.66).

Comme il l'explique lui-même, Cousin n'a rien contre le fascisme. Un état

autocratique lui donnerait au moins une bonne raison de ne pas se sentir libre. S'il

n'aime pas l'attitude du garçon de bureau, c'est uniquement parce qu'il se sent

traque par le regard de l'homme '". II considère que ses regards en coin et son

insistance (le garçon de bureau est si envahissant qu'il ne craint pas de débarquer

à l'improviste, chez Cousin. pour t'inviter à une manif B) viennent brimer son droit

à la vie privée et la liberté dont il jouit lorsqu'il est seul, dans son « fort intérieur )> :

<< Ce garçon de bureau commence à me counr sérieusement. Quand il me regarde

de son air populaire, on dirait qu'il sait et qu'il compte même les nœuds que je fais.

Si on n'a pas le droit d'être chez soi» (p. 181). Or, selon Cousin, pour vivre dans

15' Ostman, ibid, p.66.

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une grande agglomération comme Paris, tout homme se doit d'avoir ses rêveries,

son petit quant-à-soi, oii il peut se réfugier lorsque la réalité est trop angoissante

(pA81). S'il désire ardemment connaitre la fraternité humaine, le héros ne veut par

contre pas perdre son intimité. Parce qu'il nie le droit a la vie privée, voire même

l'individualité de l'être, le projet communiste défendu par le garçon de bureau ne

peut donc attirer son attention. Plutôt que de l'amener à sortir de sa solitude, il

l'incite à s'isoler davantage et à se perdre dans l'anonymat de la ville.

S'il tourne le dos à la politique, Cousin refuse tout autant le secours de la

religion. Comme il l'explique lui-même au curé: il veut ïï queiqu'un qui est à lui seul

et non pas quelqu'un qui est à tout le monde n (p.20). De ce fait, I'idée de partager

l'amour de Dieu avec l'ensemble des autres fidèles ne l'enchante guère. Le

mariage chrétien, avec son lot de résignations, n'est pas non plus retenu comme

une solution viable. L'idée d'épouser ïc une jeune femme simple et travailleuse, qui

lui donnera des enfants )) (p.50) apparaît même saugrenue au héros. Et pourtant,

certains passages du récit montrent que Cousin n'est nullement contre I'idée de

se marier et de fonder une famille. Après que Mlle Dreyfus ait avoué qu'elle n'allait

jamais au cinéma le dimanche parce qu'elie préférait se reposer chez elle, ce

dernier affirme : iï Elle me faisait ainsi comprendre que pour moi, elle ferait une

exception [et] qu'elle ne traînait pas dehors mais s'occupait de son intérieur, faisait

la cuisine, soignait nos enfants, en attendant mon retour à la maison » (p.184).

Plus loin, il poursuit: « Je ne demandais qu'une seule chose : avoir des enfants

Noirs. qu'on puisse se serrer les coudes au sein d'une même famille, eux, moi.

Mlle Dreyfus et Gros-Câlin. J'étais même prêt à vivre avec eux dans une caverne

comme à leurs origines » (p.186). Contrairement à ce que peut nous laisser

entendre son dialogue avec le curé, Cousin n'a donc aucune aversion pour le

mariage. En fait, ce n'est pas autant I'idée d'un a mariage chrétien » qui rebute le

héros que le type de femme proposée par le curé. Au chapitre 20, Cousin specifie

en effet qu'il n'est pas seulement marqué par un profond manque d'affection. mais

qu'il souffre aussi d'un « surplus » d'amour qu'il n'arrive pas à « écouler )> (p.112).

Un des moyens qu'il a trouvé pour déverser cet << excédent N est de donner de

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l'affection et de la compassion aux êtres (qu'il juge) plus démunis que lui. Or, dans

l'esprit du héros, Mlle Dreyfus est une femme << fragile » et craintive » qui

demande à être protégée. Parce qu'elle est noire elle est aussi un être inférieur,

qui fait face aux préjugés des gens. Par sa faiblesse naturelle, Mlle Dreyfus repond

donc beaucoup mieux à ce besoin de a protéger D et de (< s'ofkir à quelqu'un D

(p.46) qui affecte le héros, que la femme <c travaillante D suggérée par le curé '53.

Ce besoin de Cousin de donner de son affection aux êtres plus démunis

amène à penser que, parmi toutes les formes d'engagement social proposées

dans le roman, l'entraide humanitaire est le seul type d'activité qui attire l'intérêt du

héros. Une étude plus approfondie du texte montre toutefois que même cette

solution est, pour lui, une voie sans issue. Lorsque Cousin pose un acte

humanitaire, c'est beaucoup plus pour se remonter le moral et améliorer son

estime de soi que pour le plaisir d'aider une personne en détresse. C'est du moins

ce que laisse entendre le héros lorsqu'il constate, dans un de ses rares moments

de crise :

[...] je suis né trop tard pour la fraternité. Ça n'a plus rien à vous donner. J'ai raté les Juifs persécutés que l'on pouvait traiter d'égal à égal, avec noblesse, [...] les Arabes lorsqu'ils étaient encore bicots, il n'y a plus d'ouverture pour la générosité. Il n'y a plus moyen de s'ennoblir. S'il y avait l'esclavage, j'aurais épousé Mlle Dreyfus tout de suite, je me sentirais quelqu'un (p.81).

Le passage du texte où Cousin raconte son expérience avec les aveugles nous en

donne un autre exemple. A la page 118 du roman, le narrateur se remémore

l'époque où il se rendait, chaque soir, à l'institut des Aveugles afin d'aider les non-

voyants à traverser la rue. Cousin appréciait énormément cette expérience, car :

«les aveugles sont très gentils et très aimables, a cause de tout ce qu'ils n'ont pas

vu dans la vie D (p.118). Or voilà qu'un jour, il rencontre un aveugle qui ne se sent

pas diminué du tout :

153 Cette idée est appuyée par le fàit que dès qu'il découvre que Mlle Dreyfûs est une jeune femme libre et indépendante » (p. 123)' Cousin considère qu'il n'a plus rien à lui of3Xr.

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Je l'avais d6jà aidé plusieurs fois et il me connaissait [...] je l'ai vu sortir, je courus vers lui et je le pris sous le bras- Je ne sais pas comment il a su que c'était moi, mais il m'a reconnu tout de suite. - Foutez-moi la paix ! gueula-t-il. Allez faire vos besoins ailleurs ! Et puis il a levé sa canne et i f a traversé tout seul. Le lendemain, il a dû me signaler à tous ses copains, parce qu'il n'y en a pas un qui acceptait de me tenir compagnie. Je comprends très bien que les aveugles ont leur fierté, mais pouquoi refuser d'aider un peu les autres à vivre ? (p. 1 1 8-1 1 9) lY.

Si Cousin vient en aide aux plus démunis, c'est uniquement dans le but d'améliorer

son estime de soi et de s'aider à mieux vivre. Comme la grosse Ginette dans

L'angoisse du roi Salomon, il s'absorbe dans le malheur des autres afin d'cublier

ses angoisses et sa solitude '55. Loin d'être un don de soi, l'entraide humanitaire

devient, chez Cousin, un acte totalement égoïste, voire même un moyen de

distraction. Ce type d'activité ne saurait donc être considéré comme une voie

d'accès à la N fraternité authentique B dont semble rêver le héros tout au long du

roman.

Le refus de Cousin de s'engager dans le projet collectif suggéré par

l'idéologie communiste ou de partager l'affection d'un être cher avec autrui amène

à se demander ce que signifie réellement, pour lui, l'idée c d'amour et de fraternité

humaine B. Chez le héros, cette fraternité ne semble effectivement possible que si

elle repose sur un rapport de force mettant en relation un être fort et un être faible.

Les exemples précédents démontrent que Cousin aime être celui qui fait preuve de

compassion. L'épisode où il entre en relation avec le professeur Tsourès montre

toutefois que ce dernier n'a aucune répugnance à jouer le rôle de la victime. Si

cette position ne lui permet pas de <c s'ennoblir D, elle lui permet tout de même de

se gagner l'attention et l'affection d'autrui. Le lecteur ne doit donc pas se

méprendre lorsque Cousin exprime son désir de connaître la ((fraternité

humaine B. Ce souhait ne renvoie pas autant à la volonté du héros de voir s'établir

"4 NOUS soulignons. 155 Ajar, Émile. L 'angoisse da roi Salomon. Paris, Mercure de France, 1979, p.181-182.

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un lien d'amitié et de solidarité entre les hommes, qu'à l'envie de pouvoir se

gagner l'affection d'autrui en démontrant une certaine gentillesse. Comme son

espoir de vivre un jour une mutation biologique, les aspirations fraternelles de

Cousin sont donc uniquement motivées par son désir égoiste de voir s'améliorer

sa propre situation. Même si elle renvoie aux deux problèmes fondamentaux de ta

condition humaine que sont les questions de « l'être » et de l'a existence », la

quête d'authenticité de Cousin est donc une quête individualiste, qui ne cherche

nullement à transformer la condition de tous les hommes. En fait, le seul élément

qui intéresse le héros chez les autres, c'est ce qu'ils peuvent apporter pour

améliorer sa condition.

Comme l'engagement social, l'expression artistique ne constitue pas non plus

une solution viable au problème existentiel du héros. Dans le roman, cette voie

d'accès est proposée par M. Parisi, un ancien ventriloque qui apprend aux âmes

seules a dialoguer avec le monde et a se faire des amis parmi les objets (p.104). A

première vue, cette forme d'expression semble pourtant être la solution idéale au

problème de communication de Cousin. Selon les dires du ventriloque, la création

artistique est en effet un excellent moyen de communiquer avec le monde

extérieur et de résoudre les grands mystères de l'existence :

II vient [...] un moment ou vous n'en pouvez plus et où vous êtes dévoré par le besoin de vérité et d'authenticité, de poser des questions et de recevoir des réponses, bref, de communiquer [...] et c'est là qu'iI convient de faire appel à l'art. C'est là que le ventriloque entre en jeu et rend la création possible (p.94).

Comme le fait très justement remarquer Ostman, la solution proposée par M. Parisi

ne peut toutefois pas répondre au besoin de Cousin. car pour l'artiste l'authenticité

est dans I'art, dans « l'artificiel » lS6. Contrairement à ce que laissent penser les

Ostman, op. cit. note 126, p. 59.

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paroles de M. Parisi, l'expression artistique ne fait donc que replonger le héros

dans une situation d'inauthenticité.

Dans le récit, Cousin n'est pas complètement dupe de la situation. Si au

cours des premières séances, il se ment à lui-Mme sur les raisons qui l'amènent

à assister aux cours de M. Parisi, il comprend rapidement que la méthode

enseignée par le vieil Italien n'est qu'une béquille, un moyen de soutenir les

exclus et de les ajuster à leur environnement:

M. Parisi est en somme dans les prothèses, et c'est très bien, à cause des mutilés et des amputés. II a une mission culturelle à remplir. L'art, la musique, la réanimation culturelle, c'est très bien. II en faut. Ça permet de s'ajuster [...]. Mais c'est malgré tout autre chose, surtout lorsqu'on pense aux tonnes et aux tonnes d'amour qui viennent s'écraser sur les pare-brise des camions en Californie- Ça existe dans la nature (p.112-113).

Les dernières phrases de cette citation nous démontrent que Cousin veut trouver

une solution naturelle à son problème existentiel. Il ne veut pas avoir a s'adapter, à

« s'ajuster » à son environnement. II veut que ce soit l'environnement qui, à la

suite d'une défaillance dans l'ordre naturel des choses, soit ajusté à lui (p.112). Ce

dernier en vient donc à conclure que les cours de M. Parisi ne peuvent lui être

d'aucune utilité. Après quelques séances, il délaisss les séances d'animation

culturelle » du vieil Italien et cesse, du même coup, de vouloir faire parler son

python d'une voix humaine.

Contrairement à ce que nous laisse supposer son rêve d'amour et de

fraternité humaine, Cousin ne perçoit pas l'engagement social comme une voie

d'accès à l'authenticité. Motivée par un désir égoïste, sa quete est une quête

individualiste qui ne cherche nullement à améliorer le sort de tous les hommes. Ce

qu'il apprécie de ses échanges avec les autres. c'est l'attention que ces derniers

lui portent et non les liens ou les répercussions sociales qu'ils pourraient

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engendrer. C'est pourquoi il tente tout de même de se lier d'amitié avec le garçon

de bureau et le curé, malgré le fait qu'il refuse leur forme d'engagement.

L'expression artistique n'est pas non plus retenue comme une solution viable son

problème existentiel. En fait, lorsque nous étudions attentivement le texte, nous

constatons que Cousin croit fermement que sa transformation ne dépend pas de

lui, mais de l'intervention d'un événement extérieur telle la découverte d'une

nouvelle source de chaleur ou la venue d'extraterrestres. Avec l'amitié, l'amour est

peut-être le seul type d'engagement dans lequel le héros est prêt à s'investir- Mais

encore, même pour cette solution, Cousin ne semble pas être pourvu de la force

de caractère et des compétences nécessaires pour amener une femme à

s'engager dans une relation amoureuse avec lui.

2.2.3 L'amour comme voie d'accès à I'authenticite. De toutes les voies d'accès à l'authenticité présentées à l'intérieur du récit.

l'amour est certes celle qui attire le plus le personnage de Cousin. « Tout ce que

j'exige impérieusement, avec sommation et hurlements intérieurs [...], c'est

quelqu'un à aimer» (p.129) affirme-t-il au 25' chapitre du roman. Dans le récit,

cette solution se concrétise principalement à travers l'idylle amoureuse qui se tisse

entre le héros et Mlle Dreyfus. Cousin est effectivement amoureux de sa collègue

de bureau qui, croit-il, a des affinités sélectives avec lui. Or, même dans cette voie,

notre héros aime à rester passif et à se perdre dans la fabulation. Au tout début du

roman, le narrateur a f i i m qu'il va se marier avec Mlle Dreyfus. Quelques pages

plus loin, nous apprenons que ce mariage n'est toutefois qu'une invention de

Cousin. Dans la réalité. il n'adresse que très rarement la parole à sa dulcinée. Leur

relation se limite à quelques phrases échangées dans l'ascenseur, portant sur la

santé de Gros-Câlin. Cette piètre situation n'affecte toutefois pas le moral du

héros. Le fait qu'il ne rencontre Mlle Dreyfus que dans l'ascenseur le satisfait

pleinement. Puisqu'il n'a pas le courage d'inviter la jeune femme à sortir, ces

quelques secondes se transforment en un véritable voyage dans les îles du

Pacifique (p.77). Le fait qu'il adresse rarement la parole à sa collègue n'affecte pas

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non plus ses aspirations, car Cousin est si convaincu des sentiments que lui porte

Mlle Dreyfus, qu'il interprète toutes ses paroles comme de véritables déclarations

d'amour :

Je me suis rendu au bureau un peu plus t8t que d'habitude et j'ai attendu Mlle Dreyfus devant l'ascenseur pour voyager avec elle [...]. Lorsque nous sommes sortis au neuviérne, devant la STAT, [elle) m'a adressé la parole et elle est tout de suite entrée dans le vif du sujet. - Et votre python, vous l'avez toujours ? Comme ça, en plein dedans. En me regardant droit dans les yeux. Les femmes, quand elles veulent quelque chose..- J'en ai eu le soufffe coupé. Personne ne m'avait jamais fait des avances. Je n'étais pas du tout préparé a cette jalousie, à cette invitation à choisir, c'est lui ou c'est moi D (p.63-64).

Comme le démontre cette dernière citation, Cousin a tendance à mal interpréter

les paroles de Mlle Dreyfus. Troublé par son amour, il lui prête des intentions

qu'elle n'a pas réellement. Le fait que Mlle Dreyfus demande, au chapitre 32, si

elle peut aller voir son python prouve en effet que cette dernière s'intéresse

réellement à Gros-Câlin- Or, à une seule occasion dans le récit, Cousin en vient à

douter des sentiments de Mlle Dreyfus et à se demander si cette dernière ne

s'intéresse à lui que par pitié (p.78). mais il se reprend très vite et parvient à

calmer son angoisse en se convainquant que sa collègue manque tout simplement

trop de confiance en elle pour lui déclarer son amour (p.80).

Même s'il est confiant des sentiments que lui porte Mlle Dreyfus, Cousin ne

pose presque jamais d'actions concrètes pour charmer sa collègue et améliorer sa

situation. Jusqu'au 38e chapitre du roman, il se contente de l'attendre au bas de

I'ascenseur et de rêver que l'appareil tombe en panne. Cousin a toujours une

bonne raison pour justifier son inaction : parce qu'il craint que l'idée de vivre avec

un python n'effraie Mlle Dreyfus, il tient A procéder lentement, par étapes, afin que

la jeune femme puisse mieux connaître sa personnalité et son mode de vie (p.21) ;

parce qu'elle est noire, Mlle Dreyfus risque de prendre ses invitations pour un

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signe de pitié et de s'enfuir de panique (p.32)' etc. Au lieu de chercher des moyens

de séduire sa collègue, Cousin se donne donc des raisons un peu faciles pour ne

pas lui dévoiler ses sentiments. Ces raisons sont autant d'obstacles a un

programme narratif amoureux. Elles l'empêchent de s'engager dans son projet de

séduction de Mlle Dreyfus- Avec Madeleine Godin, nous sommes donc portée à

conclure que Cousin est le principal responsable du statu quo qui affiige sa

situation amoureuse pendant tout le récit ln. Sa faiblesse et son imagination trop

fertile sont ici des freins à sa quête d'amour et d'authenticité.

En demandant à Cousin si elle peut venir chez lui pour voir son python, Mlle

Dreyfus viendra toutefois mettre fin à ce statu quo. La venue de la jeune femme

provoque effectivement tout un branle-bas dans l'appartement du héros, qui est

trop heureux de passer un petit déjeuner en tête-à-tête avec elle.

Malheureusement pour lui, la jeune femme ne vient pas seule. Elle est

accompagnée par trois collègues de bureau qui ne manquent pas de remarquer le

ridicule de la situation (puisqu'il était convaincu de passer un souper en amoureux

avec Mlle Dreyfus, Cousin a décore sa table d'un bouquet de muguets, de son

service à thé pour deux et de deux serviettes de table rouges en forme de cœur

(p.161)). Malgré sa déception, Cousin reussit tout de même a transformer cette

pénible expérience en une situation positive : << Je n'y avais pas droit, il n'y avait

jamais eu promesse, il y avait seulement un petit excédent de naissance pseudo-

pseudo, et l'ascenseur. Mais c'était l'erreur humaine, /'espoir » (p. 165) ls8. AU 38=

chapitre du roman, il décide même de prendre le contrôle de la situation et

d'avouer ses véritables sentiments à Mlle Dreyfus. Après avoir attendu la jeune

femme pendant plus d'une demi-heure au bas de l'ascenseur. Cousin apprend

toutefois que cette dernière a donné sa démission afin de retourner chez elle, en

Guyane. A la fin de sa journée de travail, il se rend a l'appartement de sa dulcinée

et l'attend dans la cage d'escalier. A 11 h25, Mlle Dreyfus n'est toujours pas

rentrée. Pris d'un énorme besoin de tendresse, il se rend chez les <( bonnes

Is7 Godin, op. cit. note 127, p.47. 158 Nous soulignons.

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putes n, rue des Pommiers. A son grand désarroi, la jeune femme qu'il y trouve ne

réussit pas CC à lui faire illusion » (p.195-196). A 12h50. il retourne donc chez les

putes, mais cette fois, rue des Asphodèles. C'est à cet endroit qu'il retrouve Mlle

Dreyfus, parmi les prostituées. Cette rencontre inopinée permettra à Cousin de

connaître la tendresse dans les bras de la femme désirée :

Elle [Mlle Dreyfus] me fit semblant avec beaucoup de métier [...]. Elle me serra très fort dans ses bras et me caressa dans ce silence au goutte-a-goutte qui fait bien les choses. La tendresse a des secondes qui battent plus lentement que les autres. Son wu avait des abris et des rivages possibles. Elle était vraiment douée pour la féminité (p.204-205).

Cette union ne permettra toutefois pas au héros de devenir un homme

authentique. Fondée sur l'argent et le faux-semblant, elle n'est qu'une autre

manière de faire « pseudo-pseudo 15' D. Après cet épisode, Cousin demande à

Mlle Dreyfus de venir habiter avec lui, mais la jeune femme refuse, sous prétexte

qu'elle tient trop à sa liberté. Suite à cette décision, le héros ne retournera plus

dans le bordel de la rue des Asphodèles. II cessera même, nous dit-il, de penser a

Mlle Dreyfus sauf pour [s]'assurer tout le temps [qu'il] ne pense plus à elle »

(p.213-214). Le refus de Mlle Dreyfus sanctionne donc l'échec du programme de

séduction de Cousin. Cet échec est conditionné par le fait que <C Cousin s'adresse

a la mauvaise personne » : Mlle Dreyfus n'est pas la jeune femme « fragile » et

<< timide » qu'il croyait, mais une jeune femme libre et indépendante '? Toute la

quête amoureuse de Cousin, tous ses espoirs et son optimisme reposent donc sur

une chimère que s'est construit te héros pour entretenir son mythe de la femme

idéale. De ce fait, l'échec du programme de séduction de Cousin n'est pas autant

dû à son manque de compétences qu'à son imagination trop fertile qui l'a poussé à

croire et à s'investir dans une voie sans issue.

Dans son étude: Godin souligne avec justesse le rôle important que vient jouer l'argent dans le programme narratif amoureux de Cousin. Godin, ibid, p.4849.

'60 Godin, ibid, p.49.

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2.2.4 Concl usion Dans Gros-Câlin, la solitude extrême du héros l'amène à espérer vivre un

jour une vie plus authentique remplie d'amour et de fiaternite humaine. Pour

atteindre cet idéal, Cousin attend la venue d'une mutation biologique qui lui

permettrait de faire un bon prodigieux dans l'évolution » et de devenir un homme

pleinement réalisé. II place aussi son espoir dans l'expérience de l'amour et de

l'amitié véritables. Malgré toutes ses initiatives, Cousin ne réussit pas à atteindre

sa quête d'authenticité, du fait qu'il ne réussit jamais à convaincre les autres à

entrer dans une relation d'amour ou d'amitié avec lui. Son incompétence peut

inciter le lecteur à se dissocier peu à peu de lui et à porter un jugement critique sur

son comportement. Les constants échecs du héros peuvent donc être répertoriés

parmi les structures de répétition qui travaillent à faire émerger l'ironie litteraire à

l'intérieur du roman. L'échec de sa quête d'authenticité provient aussi du fait que

ce dernier refuse les solutions qui lui sont proposées par plusieurs personnages

du récit. Contrairement à I'amour, à l'amitié et au hasard, l'art, la religion et la

politique ne sont pas considérés, par Cousin. comme des solutions viables à sa

quête d'authenticité. Cette attitude n'est pas autant motivée par le fait que le héros

perçoit la fausseté de ces voies d'action que par le fait que ces dernières ne

correspondent pas au type de relation qu'il recherche. La quête de Cousin est en

effet une quête individualiste : son rêve n'est pas de voir naître I'amour et la

fraternité entre tous les hommes, mais que certains hommes lui témoignent, à lui

seul, de I'amour et de l'affection. L'idéologie communiste (qui nie l'individualité de

l'être et l'oblige à tout partager avec le groupe) et la religion chrétienne ne

sauraient donc répondre à son idéal. Même I'expGpérience de la mutation biologique

présentée par Theillard de Chardin prend chez Cousin un aspect très

individualiste. Si chez de Chardin, cette expérience se réalise suite à I'évoIution,

d'une génération à l'autre, de tout le groupe humain, dans l'esprit de Cousin cette

mutation se produit, au contraire, d'une manière subite et n'affecte que le destin

d'un seul individu à la fois '?

'"' Ostman, op- cit. note 126, p.3 1.

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Le fait que Cousin investit beaucoup d'espoir dans l'avènement d'une

mutation biologique et qu'il garde confiance, malgré tous ses échecs, de se faire

des amis et de connaître l'amour avec Mlle Dreyfus nous amène à le percevoir

comme un idéaliste qui préfère se perdre dans le rêve plutôt que de faire face à la

réalité des événements'". L'idylle amoureuse qu'il s'invente avec Mlle Dreyfus

montre bien la place et le pouvoir qu'exerce le rêve dans la vie de Cousin. Grâce a

son imagination, le héros réussit non seulement à se construire un idéal, mais

aussi a transformer la réalité et à entretenir sa foi en I'avénement de jours

meilleurs. Or, ce besoin de déformer le réel n'affecte pas seulement sa relation

avec Mlle Dreyfus. Une étude plus approfondie du texte démontre en effet que

Cousin déforme constamment la portée des événements qui marquent son

quotidien. De ce fait, il ne s'aperçoit jamais à quel point son comportement et ses

échecs le rendent pathétique aux yeux des autres et garde confiance en ses

chances d'atteindre un jour une vie plus authentique. Si, au début du roman,

l'optimisme de Cousin peut être perçu comme une force positive, il se transforme

peu à peu en un signe de faiblesse. Comme sa confiance inébranlable entre en

conflit avec ses perpétuels échecs, le héros apparaît progressivement, aux yeux

du lecteur, comme un homme qui a si besoin de croire en son idéal, qu'il en vient

(inconsciemment ou non) à se cacher la réalité. Tout porte donc à croire que le

rêve utopique de Cousin et que son espoir effréné pourraient aussi être répertoriés

parmi les normes susceptibles d'attirer la critique ironique de l'auteur-encodeur.

Par ses rêves et son comportement, Cousin se rapproche énormément des

autres héros qui peuplent les romans signés Gary. Comme le démontre l'étude de

Rebecca Jane McKee, tous peuvent être présentés comme des « idéalistes

invétérés » qui croient à l'avènement d'un monde plus chaleureux et plus

fraterne~'~~. Si les héros des premiers romans luttent activement pour amener

l'établissement de leur idéal dans la société, ceux qui peuplent les œuvres

'62 h a n , ib id , p.66. '63 MecKee, Rebecca Jane. n e humanisme of Romain Gary. Mémoire de maîtrise présenté au Trinity

College de Dublin, 1978,241 p. Ce thème fait aussi I'objet du mémoire de Guy Gallagher. L 'humanisme

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publiées après 1956 ont par contre beaucoup de difficultés à vivre avec leurs

idéaux. Comme Cousin. ils sont blessés par leurs trop grandes aspirations et

cherchent souvent à fuir le réel 164. Et pourtant, aucun des personnages des

romans signés Gary ne ressemble à Cousin. Aucun d'entre eux n'apparaît aussi

pathétique et ne s'attire autant la critique du lecteur. Cette différence vient, a notre

avis, du fait que Gros-CBlin met beaucoup plus l'accent que les romans garyens

sur les angoisses de son héros et sur les méfaits de son trop grand idéalisme.

Contrairement à ce qui se produit dans les œuvres signées Gary (ou le héros

réussit généralement a acquérir assez de compétences pour transformer sa

situation), Cousin demeure aveugle et incompétent jusqu'à la fin du récit. A la

différence du personnage de M. Antoine dans Les mangeurs d'étoiles. ce dernier

n'est même pas frappé, à la fin du roman, par un soudain élan de lucidité qui lui

permettrait de comprendre sa situation et la mauvaise influence qu'exerce sur lui

son idéalisme 165. Les derniers paragraphes de Gros-Câlin démontrent que Cousin

garde une étincelle d'espoir dans son « fort intérieur » et qu'il persistera à

transformer le réel afin d'entretenir son optimisme. Cette confiance que le héros

témoigne en la venue d'une vie plus authentique et l'aveuglement qu'elle produit

chez lui font en sorte que le personnage de Cousin se rapproche du héros du

roman totalitaire tant critiqué par Gary dans son essai Pour Sganarelle. Plusieurs

procédés narratifs retrouvés dans Gros-Câlin permettent d'ailleurs d'associer ce

roman à ce type d'œuvre. Cette situation amène naturellement a se demander si

Gros-Câlin ne serait pas une parodie du roman totalitaire. Pour élucider cette

question et nous aider à cerner les comportements de Cousin qui risquent de

s'attirer l'ironie de l'auteur-encodeur, nous allons dès lors nous arrêter pour

résumer brièvement la critique que Gary émet au sujet du m a n totalitaire dans

dans les romans de Romain Gary. Mémoire de maîtrise présenté à l'Université Laval de Québec, 1968, 86p.

la McKee, ibid , p. 82- 102. 165 Gary, Romain. Les mangeurs d'étoiles. Paris, Gallimard, 1966, 329 p. Dans ce roman, M. Antoine est un

jongleur d'origine française qui rêve de démontrer la grandeur de son pays en réussissant a jongler avec treize balles (exploit sans précédent qui, selon l'artiste, dépasserait la condition humaine ). Or, après avoir fkit face à un enlèvement et a un peloton d'exkution, M. Antoine comprend, à la fin du récit, que vivre est déjà en lui-même a un tour difficile à réaliser », puisque a les hommes [ne sont] pas trés doués pour cela et échouEent] toujours » (p.328).

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son essai Pour Sganarelle et démontrer les liens qui peuvent être faits entre Gros-

Câlin et ce type de roman.

2.3 Pour Sganarelle et la critique de I'aveugiement idéologique des auteurs du f l siécle

2.3.1 La definition garyenne du roman totalitaire Pour Sganarelle fut publié en 1965. Dans la première partie de cet essai,

Gary s'en prend aux différents courants qui ont marqué la littérature depuis le

début du XXe siècle. L'une des premières critiques qu'il adresse aux auteurs de

cette période est de ne plus défier la Puissance de la réalité. Plutôt que de

soumettre l'Histoire, les êtres et les idéologies aux exigences de leur œuvre et de

leur génie, les romanciers de ce siècle se réfugient dans le fantastique, dans le

maniérisme, dans le refus de voir. d'aborder, de combattre 16? Bien cantonnés à

l'intérieur de leur petit Royaume du (< Je B. ils ne voient plus de la vie que

l'angoisse qu'elle leur inspire et ne cherchent plus l'humanité que dans leurs

plaies'67. Cette pratique, affirme Gary, tend à engager le roman dans une

entreprise individualiste et totalitaire. car en érigeant un aspect pa~ticnlier de leur

existence en définition fondamentale de la condition humaine, les grands

romanciers du XXe siècle emprisonnent l'homme et le roman dans un univers

concentrationnaire, dans (C un huis dos dont les issues sont soigneusement

bouchées »:

[...] que ce soit l'absurde, le a néant D, 1' incompréhension D, la coupure des rapports de l'homme avec le monde, 1' incommunicabilité », l'aliénation ou le marxisme [...] c'est à la fermeture dans la rigueur d'une condition absolue et donc totalitaire que nous sommes ainsi réduits. [...] tout, dans le roman individualiste totalitaire du Procès à La Nausée. à l'Étranger [...] procède par choix arbitraire d'un rapport élevé en absolu : c'est la

166 G a q , Romain. Pour Sganarelfe. Recherche d'un personnage et d'un roman. Paris, Gallimard, 1965, p.25. 16' Ibid, p.41. 168 Ibid, p.21.

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dictature du Nez de Gogol coupé du visage et decrktant que l'homme. tout l'homme et tout dans l'homme, c'est lui'".

Selon Gary, i< tout arrêt définitif, toute fixation concentrationnaire du

personnage dans une situation ou dans une idéologie est inconcevable 170 n . car

l'existence humaine est une aventure complexe, composée de multiples

expériences. Tous les rapports qu'entretiennent les individus et la société avec

l'Histoire et l'univers ne sauraient donc être définis par un seul de ces rapports1".

Au roman totalitaire de son époque, Gary vient donc opposer le roman total, c'est-

à-dire un roman qui domine entièrement la réalité et qui se sert de ses

contradictions et de sa complexité uniquement pour alimenter son imaginaire.

Dans ce type de roman, « le personnage ne saurait être fixe dans aucune

situation, dans aucune conception idéologique, concentré dans aucune rigueur

déterministe 1.. -1, [et] ne peut être invité à obéir au Cérémonial d'aucune certitude

intronisée '" ». Tout point de vue philosophique y est donc constamment contredit

par un autre tandis que le personnage, voguant travers des multiples identités,

perçoit sous différents points de vue, un monde en perpétuel mouvement In.

2.3.2 Gms-Câlin : une parodie du roman totalitaire ? Nous ne pouvons qu'être surprise, lorsque nous rapprochons Gros-Câlin et la

critique que Gary adresse au roman contemporain. En plusieurs points, cette

œuvre ressemble beaucoup plus au roman totalitaire qu'au roman total. Parce que

tout son récit est centré autour des désirs et du problème existentiel de Cousin, le

lecteur a l'impression de rentrer dans un univers étroit, referme sur lui-même.

Contrairement a ce qui se produit dans les autres romans signes Gary, Gros-Calin

ne s'ouvre jamais sur le destin des autres personnages. Dans le texte, ces

16' Ibid, p.16. I7O Ibid., p.19. 17' Ibid , p.22. ln ïbid, p.19. 17' Ibid, p.71. Il importe de préciser que Gary ne prétend nullement avoir écrit, dans le passé, un roman qui

correspondrait a l'esthétique du roman total. Le but premier de Pour Sganarelie est de concevoir le

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derniers ne prennent que très brièvement la parole. Leurs propos, leur passé et

leur comportement, leur permettraient de présenter leur propre vision du monde'".

Tout le récit de Gros-Câlin est prbsenté à travers le regard angoissé et déformé du

narrateur. Lorsque ce dernier laisse les autres personnages émettre une position

sur le monde, il se permet généralement d'intervenir dans leur discours pour y

integrer ses idées et ses expressions-types. Plutôt que d'apporter un nouveau

point de vue à I'intérieur du roman, leürs propos contribuent donc à consolider ta

position du héros et a faire ressortir davantage son problème existentiel.

Ces constantes interventions du narrateur, qui s'immisce subtilement dans

son récit et projette ses angoisses sur les autres, est un autre élément qui

rapproche le héros de Gros-Câlin de l'image de l'auteur totalitaire. Comme ce

dernier, Cousin limite l'étendue de ia réalité à ses souffrances et enferme son récit

à l'intérieur de son petit Royaume du << Je ». Même ses rêves de fraternité

humaine et de mutation biologique qui, de prime abord, devraient viser l'humanité

entière, sont envisagés d'un point de vue purement individualiste. Comme dans le

roman totalitaire, aucune action ne semble, de plus, permettre a Cousin de se

sortir de sa solitude existentielle. Malgré toute sa bonne volonté, sa quête stagne

constamment. Certes, cette situation n'est pas due au déterminisme des choses

(comme le laisse entendre le narrateur), mais à l'inaction et a l'incompétence du

héros. Quoi qu'il en soit, le résultat demeure le même. Tout au long de sa lecture,

le lecteur a l'impression que Cousin se perd constamment dans le monde du rêve

et que sa situation n'évolue jamais. Nous pouvons même nous demander si le

souci d'objectivité du narrateur ne renvoie pas à l'attitude de l'auteur contemporain

qui refuse de combattre la Puissance. Comme nous l'avons souligné

précédemment, Cousin refuse de critiquer la réalité qu'il perçoit et ce, même

lorsque les événements qu'il rapporte attaquent sa dignite. Plutôt que de

confronter le réel, il préfère s'enfuir dans un monde imaginaire et transforme la

canevas qu'il entend d o ~ e r a son fiitur roman. Cette réflexion l'améne dès lors à réfléchir sur ce qu'est un roman et ce que devrait être la littérature de son époque.

174 McKee, op. cit. note 163, p. 13 1 et 135.

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réalité en donnant aux événements une portée plus positive. Cet optimisme lui

donne, bien sûr, un visage moins négatif que celui du heros totalitaire. Son besoin

de croire à tout prix à son idéal et sa manie de transformer le reel nous incitent par

contre à l'associer à cette figure.

2.3.3 Conclusion Parce que Gros-Câlin enferme lui aussi son héros dans un univers clos et

rigide, nous sommes donc portée à nous demander si ce récit n'est pas une

parodie du roman totalitaire. Sa charge ironique ne viserait pas autant l'idéal que

Cousin cherche à défendre, que son manque de courage et l'emprise réductrice de

son système idéologique. S'il reprend le thème bien garyen de l'idéalisme, Gros-

Câlin en vient en effet a démontrer, par le pathétisme de son héros, les effets

néfastes d'un trop grand idéalisme. Comme le héros du roman totalitaire, Cousin

est obnubilé par son idéal. Tous les événements qu'il vit, toutes les actions qu'il

pose le renvoient à son angoisse et à son besoin de vivre une vie plus

authentique. II est donc lui aussi prisonnier de son univers de croyances. Plus

encore, Cousin a si besoin de croire en son rêve d'authenticité, qu'if en vient à

transformer positivement les evénements, plutôt que d'affronter la dure réalité des

choses. De ce fait, il en vient à perdre toute sa lucidité d'esprit et à s'enliser dans

une situation stérile qui n'aboutit qu'à des échecs. Ce sont tous ces traits de

caractère qui, à notre avis, sont susceptibles d'être visés par l'ironie qui se dégage

de l'ensemble du roman. Dans le prochain chapitre de notre étude, nous allons

donc observer attentivement comment se développe l'idéalisme de Cousin et si le

comportement du héros produit un effet de distanciation ironique à l'intérieur du

récit.

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Chapitre troisième

Les mécanismes de l'ironie littéraire dans le rom an Gros-Câlin

Dans le premier chapitre de notre étude, nous avons conclu que l'ironie

littéraire était un procédé intratextuel par lequel I'encodeur se distanciait des

normes qui régissaient son récit pour les évaluer implicitement1'? Ce type d'ironie

se développe principalement grâce aux procédés de la « mimèse » et de la

répétition. Par la « mimèse u, I'encodeur adopte les règles qu'il cherche à évaluer.

La répétition systématique de ces normes dans un contexte en perpétuelle

évolution produit toutefois un effet de distanciation, qui permet à sa critique

ironique d'éclater au grand jour. En accord avec cette définition, nous avons donc,

dans le deuxième chapitre de notre analyse, consacré notre attention au procédé

de la « mimèse » et cerner les différents systèmes de règles qui régissent

l'ensemble du récit de Gros-Câlin. Cette étude nous a permis de cibler différents

systèmes de normes qui, tout en étant valorisés par le texte, sont susceptibles

d'être visés par I'ironie litteraire. L'étude du plan de la narration nous a amené à

émettre I'hypothèse que les règles syntaxiques et langagieres conditionnées par le

projet de remise en question de la langue du héros pouvaient être retenues

comme des cibles potentielles d'ironie. L'analyse de la quête et du système de

valeurs de Cousin ainsi que la comparaison du roman Gros-Câlin avec le roman

totalitaire ont conduit à poser I'hypothèse que I'incompétence, l'idéalisme invétéré

et le manque de lucidité du héros pouvaient aussi être visés par les flèches

175 Hutcheon, Linda et Sharon A, Butler. « The Literary Serniotics of Verbal Irony : The Example of Joyce's The Boarding House » dans RSSI, vol. 1, n03, 198 1, p.246-247.

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ironiques de l'auteur-encodeur. II importe maintenant de regarder plus

spécifiquemnt comment se développent ces différentes normes dans le texte et si

leurs constantes répétitions leur permettent d'acquérir une portée ironique. Pour

acquérir une telle portée, i f faudra donc que leur répétition systématique amène

implicitement le lecteur à se dissocier du comportement de Cousin et à poser un

regard critique sur lui. Ce regard sera nécessairement moqueur. Pour être jugée

ironique, cette évaluation n'a toutefois pas besoin d'être des plus décapante. S'il

est to~joun moqueur'76, I'éthos de l'ironie peut varier entre le rire amer de la

dérision et celui de la douce moquerie. En supposant que le personnage de

Cousin soit visé par les flèches ironiques du texte, nous n'affirmons donc pas que

ce dernier en vient à perdre toute la sympathie du lecteur, mais que son

comportement et son idéalisme aveugle l'amènent à perdre de la crédibilité.

Dans le présent chapitre, nous entamerons notre analyse par l'étude de la

diégèse du récit. Nous étudierons comment l'incompétence de Cousin et sa

manière d'interagir avec la réalité amènent le lecteur à se dissocier du personnage

et à juger son comportement. Nous allons par la suite nous attaquer au plan de la

narration et examiner comment la faiblesse et la naïveté de Cousin, combinées à

son usage saugrenu du langage, viennent attaquer fa crédibilité de son projet de

remise en question de la langue. Nous tenterons, en troisième lieu, de

comprendre le rôle que vient jouer la fin du roman dans l'éclosion de I'ironie. Pour

terminer notre analyse, nous comparerons les structures et les procédés ironiques

qui parcourent l'ensemble du roman Gros-Câlin avec ceux qui sont généralement

associés à I'ironie littéraire et à I'ironie rhétorique afin de discerner à quel type

d'ironie nous pouvons les rattacher.

176 Kerbrat-Orecchioni, Catherine. (( L'ironie comme trope », dans Poétique, no 41, février 1980, p. 1 19.

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3.7 La critique de IYidea/isrne passif de Cousin et de son manque de lucidité

3.1 -1 Les structures ironiques à l'œuvre dans le roman Gros-Câlin L'étude du système de valeurs de Cousin nous a démontre que ce dernier

était un idéaliste qui rêvait de vivre une vie plus authentique remplie d'amour,

d'amitié et de fraternité humaine. Dans Gros-Câlin, les initiatives mises en œuvre

par le héros ne lui permettent toutefois jamais d'atteindre sa quête d'authenticité.

Autant la scène qui nous présente sa rencontre avec le curé, que celles qui nous

présentent ses rencontres avec le commissaire de police, les usagers du métro,

Mlle Dreyfus, le professeur Tsourés ou la vieille dame au perroquet se terminent

par des échecs. Ces échecs sont principalement dus au manque de compétence

du héros qui est incapable de communiquer clairement ses intentions aux autres et

d'interpréter adéquatement le réel. Leur constante répétition vient mettre en relief

l'incompétence ou, pour reprendre encore une fois la terminologie dlHamon,

l'incapacité du héros à maîtriser les règles du savoir-vivre qui conditionnent

généralement les relations avec autrui dans la sociétéln. Dans le chapitre

précédent, nous avons soulevé l'hypothèse que la répétition de ces écarts était

peut-être à l'origine d'une structure ironique qui se développerait progressivement

dans le texte. Or, a la fin de la section 2.1 du même chapitre, nous avons conclu

que l'incompétence de Cousin à maîtriser les n o m s du traité scientifique ne

pouvait pas être retenue comme une source d'ironie. Pourquoi en serait-il différent

de son incapacité à maîtriser les normes du dialogue et de la communication avec

autrui? La différence vient en grande partie du fait que. dans les scènes de

rencontre, Cousin adopte implicitement les normes de la communication. Dans

chacune de ses rencontres, son comportement nous laisse percevoir qu'il tente de

les respecter. Au cours du récit, le lecture en vient à percevoir que ces règles sont

valorisées par le texte. Contrairement A ce qui se produit avec l'idée du projet

scientifique, le lecteur n'oublie jamais ces normes et interprète les « scènes de

rencontre D en fonction d'elles. Le phénomène de << mimèse » est donc présent

177 Hamon, Philippe. Texte et idéologie. Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p.60. Voir aussi la section f -2.4 de la présente étude.

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dans le récit. Or, le discours décousu de Cousin et tous ses autres problèmes de

communication ne peuvent qu'inciter progressivement le lecteur à se distancier de

lui et à le percevoir comme un être incompetent. Cette réaction est d'autant plus

probable, qu'elle est encouragée par la réaction des autres personnages du

roman. Beaucoup de personnages secondaires sont en effet dbconcertés par le

comportement de Cousin et se permettent (explicitement ou implicitement) de

porter une évaluation critique sur lui. Le commissaire de police qui est

c< épouvanté w par les témoignages d'amitié du héros (p.46) et le professeur

Tsourès qui se permet de lui souligner qu'il parle a un français bien étrange » ne

sont que deux exemples parmi d'autres. A notre avis, les réactions que provoquent

les comportements du héros chez les autres personnages du roman viennent

influencer négativement l'image que ce dernier projette à la lecture du texte et

amènent le lecteur à évaluer implicitement les comportements sociaux de Cousin.

Certes, cette évaluation ne sera pas nécessairement une évaluation ironique.

Chez certains, l'incompétence du héros peut tout simplement soulever de la pitié.

Le fait que Cousin ne perçoit généralement pas ses échecs et conclut souvent que

ses rencontres lui ont permis de se faire un ami risque par contre d'amener

plusieurs lecteurs a poser un regard ironique sur lui. Le fait que le héros garde,

malgré ses échecs, une confiance absolue dans I'avénement de son idéal est un

autre élément qui peut inciter le lecteurs à porter un tel regard critique sur lui.

Parce que son optimisme contraste énormément avec le cheminement de sa

quête, nous sommes portée à conclure que Cousin n'est pas conscient du

pathétique de sa situation. Lorsque nous étudions attentivement le texte. nous

découvrons, de fait, que ce dernier s'est accroché si fort à son idéal, qu'il en est

venu à développer, inconsciemment, differents mécanismes de défense qui lui

permettent de protéger son rêve contre les assauts de la réalité en transformant

positivement la portée des événements. La répétition de ces procédés amène

l'émergence d'une deuxième structure ironique à l'intérieur du texte. Contrairement

à la première, qui se moquait de son manque de courage et de son incompétence.

cette dernière vient critiquer l'idéalisme de Cousin et l'aveuglement dans lequel le

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projette son espoir absolu. Dans le texte, le narrateur ne fait jamais allusion à ces

mécanismes. S'il est conscient qu'il est marqué par un profond besoin d'amour, il

n'est pas conscient du travail de réinterprétation auquel il s'adonne sur le réel pour

garder son idéal intact. II ne perçoit donc jamais la rupture qui s'instaure, dans son

récit, entre la véritable portée des événements qu'il rapporte et la manière dont il

les interprète.

Dans Gros-Câlin, l'ironie qui s'attaque au personnage de Cousin se

développe donc grâce à la combinaison de deux structures ironiques : l'une qui

renvoie à la sphère du réel et se compose des différents échecs du héros ; l'autre

qui renvoie à la sphère de l'imaginaire et qui se développe grâce à la répétition des

différents mécanismes de défense qui permettent à Cousin de réinterpréter la

portée des événements. Puisque nous avons déjà regardé, dans le chapitre

précédent et au début du présent chapitre, comment les nombreux échecs du

héros incitent le lecteur à se distancier du personnage, nous n'allons pas, dans le

présent chapitre, analyser dans le détail le développement sémantique de la

première structure ironique. Nous nous bornerons à souligner le rôle que vient

jouer cette dernière dans le décodage de la deuxième structure. Parce que la

réalité qu'elle projette fait contrepoids aux fabulations de Cousin, la première

structure tend en effet à exacerber le travail de réinterprétation auquel s'adonne le

héros pour protéger ses illusions. Tout en s'y opposant, la première structure

ironique vient donc compléter la deuxième. C'est de leur juxtaposition qu'émerge la

critique qui s'attaque implicitement à l'idéalisme de Cousin.

3.1.2 De l'optimisme en perspective : les mecanismes de dbfense de Cousin Pour poursuivre notre analyse, nous allons maintenant porter notre attention

sur la deuxième structure ironique du récit et étudier les mécanismes de défense

qui la composent. Encore une fois, il importe de préciser que ces mécanismes ne

sont pas donnés explicitement dans le texte. Ils sont déduits des différentes

situations mises en scène dans le récit et du discours explicatif que Cousin tient

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sur elles. Certains de ces mécanismes sont moins subtils que d'autres, puisqu'ils

sont eux-mêmes Ci l'origine d'une situation ironique par l'effet de distanciation qu'ils

produisent localement à l'intérieur du texte. Parce qu'ils sont tous répétés plusieurs

fois dans le récit, tous ces mécanismes de défense deviennent toutefois plus

apparents à mesure que l'histoire se développe. Comme la réalité très positive

qu'ils projettent s'oppose aux échecs du héros, ils en viennent peu à peu à mettre

en évidence la faiblesse et l'aveuglement de ce dernier et, du même coup, à

déclencher une lecture ironique.

Le phénomène de projection par lequel Cousin en vient à projeter ses

angoisses et ses désirs chez les êtres qui l'entourent peut être perçu comme un

premier mécanisme de défense"! Comme la faiblesse et le besoin d'affection de

Cousin sont omniprésents dans le texte, le lecteur comprend rapidement qu'il

déforme la réalité et que ce ne sont pas les autres qui souffrent de ces affections.

L'intervention de sa subjectivité est d'autant plus évidente que, dans certains

passages du récit. Cousin prête des intentions à des personnages qui ne sont pas

présents dans la scène. Au début du chapitre 6, i f entame en effet son récit en

atfirmant :

Une fois, alors que Gros-Câlin avait encore plus que d'habitude besoin de donner sa tendresse et son amitié à quelqu'un, je m'étais mis ainsi debout sur la moquette, les bras étroitement enlacés autour de moi-même, comme pour aider mes deux mains à se joindre et à se serrer, lorsque j'entendis un bruit derrière moi. C'était Madame Niatte [...]. Elle me regardait avec une stupéfaction non dissimulée [.-.la Je haussai les épaules. Je ne pouvais pas lui expliquer que je faisais des exercices affectueux pour me préparer a une longue journée dans l'environnement (p. 34-35).

Dans cet extrait, le phénomène de projection est très apparent. Le fait que le héros

prodigue ses soins affectueux u sur sa propre personne afin de se préparer à sa

dure journée de travail, nous montre assez clairement que c'est lui, et non pas

17' Pour plus d'infmatims, voir les exemples cités dans la première section du 2' chapitre page 52.

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Gros-Câlin, qui souffre d'un manque de tendresse. Dans ce passage, le lecteur n'a

donc pas à attendre la fin du récit pour comprendre que Cousin projette son

manque chez l'animal. II perçoit automatiquement le phénomène de projection et

se distancie des paroles du narrateur. II en va géneralement de même pour toutes

les autres situations où Cousin projette ses manques et ses désirs chez les autres

personnages. Le phénomène de projection est gheralement assez flagrant pour

que nous puissions le percevoir et rétablir rapidement la situation.

II est toutefois une situation où ce phénomène est plus subtil et risque de

berner le lecteur : c'est lorsque Cousin décrit la relation qu'il entretient avec Gros-

Câlin. Tout au long du récit, le narrateur définit sa relation avec son serpent par le

biais de petits commentaires dissimulés çà et là à l'intérieur du texte. Selon ses

dires, cette relation est basée sur une amitié réciproque. Au début du roman,

Cousin vient même affirmer qu'il a représente tout n pour l'animal qui ne peut

a vraiment pas se passer de [lui] » (p.20). De fait, parce que Gros-Calin est seul,

toute la journée, dans un petit appartement de Paris et dépend entièrement de son

maître pour se nourrir, les affirmations de Cousin apparaissent tout a fait crédibles.

Le fait que Gros-Câlin tienne le rôle d'un animal de compagnie p e m t aussi de

croire qu'un certain lien d'amitié se soit développt5 entre le python et son maître.

Jusqu'au dernier chapitre du roman, aucun élément du texte ne vient de plus

mettre en doute l'idée que l'animal s'enroule très fort autour du héros c pour le

protéger » (p.58-59) et pour lui témoigner son affection (p. 136)' ni celle que Gros-

Câlin retire, lui aussi, un certain contentement de leur dation (p.51). Certes, le

passage ou Cousin affirme qu'il éteint fréquemment le chauffage pour s'assurer

que son python vienne se coller contre lui (p.51) laisse entendre qu'il n'y a pas que

l'amitié qui pousse Gros-Câlin à aller vers son maître. Comme ce commentaire

n'est exprimé qu'une seule fois dans le texte, il ne peut toutefois pas discréditer

l'image que le narrateur présente de sa relation avec son serpent. La fin du récit

amènera par contre le lecteur à remettre en doute cette image. Le fait que le

python quitte son maître avec une très grande indifference pour aller s'enrouler

autour d'un arbre, ic comme si c'était du pareil au même D, laisse entendre que

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l'animal n'a jamais développé de véritables sentiments d'amitié envers Cousin.

Seuls la faim et un besoin de chaleur l'amenaient sans doute à s'enrouler autour

de ce dernier. L'indifférence qu'affiche Gros-Câlin à la fin du roman incite donc à

remettre en question cette « amitié réciproque » qui, au dire du narrateur,

l'associait a son python. Elle autorise à croire que Cousin a deformé la réalité en

projetant chez l'animal son besoin de réconfort et d'amitié et conduit à se

demander lequel des deux protagonistes a le plus besoin de l'autre.

Tout au long du récit, Cousin projette donc ses manques et ses désirs chez

les autres personnages. A l'exception des passages où il décrit sa relation avec

Gros-Câlin, ce procéde est toutefois si évident que le lecteur ne se laisse pas

berner par lui. Ce dernier se dissocie rapidement des propos du narrateur et

rétablit la situation. Au début du récit, ce phénomène de projection peut facilement

être mis sur le compte de la naïveté du héros, voire même d'une certaine détresse.

L'effet de distanciation qu'il produit dans le texte ne débouche donc pas

nécessairement sur une évaluation ironique. A mesure que le récit se développe et

que le caractère de Cousin se précise, cette manie est, par contre, peu à peu

perçue comme un signe de faiblesse. La fréquente répétition de ce phénomène

amène donc progressivement le lecteur à percevoir, derrière le texte, un jugement

critique qui porte sur le comportement du héros.

Un autre stratagème mis en œuvre par Cousin pour proteger ses espérances

consiste à diminuer ses attentes et ses critères de réussite. Ce procédé lui permet

de juger acceptables ou positives des situations qui seraient normalement perçues

comme inacceptables ou négatives. Les passages du texte où le narrateur évoque

les mues de Gros-Câlin nous donnent un premier exemple de ce mécanisme. Si

Cousin ne désespère pas du fait que «ces périodes de renouveau u ne

transforment jamais son python en E< un être vivant plus 6volué D, c'est parce qu'il

oublie, après chaque expérience, les résultats concrets qu'il espérait obtenir

d'elles. En se concentrant uniquement sur les émotions (somme toute assez

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éphémères) que l'expérience de la mue lui a apportées, il en vient à se consoler en

se disant que : a [...] c'est émouvant pendant que ça dure. Et c'est très bon pour

les pressentiments, [puisque] ça encourage l'aspiration chez l'organisme » (p. 62).

Les passages des chapitres 8 et 15, où Cousin nous parle de ses « tournées

d'information », nous donnent un autre type d'exemple de ce rnicanisme de

défense. Par ces initiatives, qui consistent à marcher dans la rue avec Gros-Câlin,

le héros cherche à sensibiliser les gens sur le sort des pythons, mais aussi à attirer

leur attention. Cousin nous décrit toujours positivement ses promenades, parce

qu'ii a l'impression qu'il réussit, avec elles, à faire une percée dans le monde

extérieur. Comme nous le démontre le texte, le héros attire en effet l'attention des

gens lorsqu'il marche dans la rue avec Gros-Câlin, mais les commentaires qu'il

suscite sont plutôt négatifs. A la page 54, ce dernier affirme :

Je peux dire que je suis arrivé a susciter de l'intérêt. Je n'ai même jamais été l'objet de tant d'attention. On m'entourait, on me suivait, on m'adressait la parole, on me demandait ce qu'il mangeait, s'il était venimeux, s'il mordait, s'il étranglait, enfin, toutes sortes de questions amicales (p.54).

tandis qu'au chapitre 15, il conclut:

Le seul moment où je me sens quelqu'un, c'est lorsque je marche dans les nies [...] avec Gros-Câlin [...] et que j'entends les remarques des gens : « Quelle horreur ! Mon Dieu, quelle sale tête ! [.--1. Ça mord sûrement, [...], ça risque de s'infecter ! » Je marche fièrement la tête haute, [...] mes yeux sont pleins de lumière, je m'affirme enfin, A l'extérieur, je me manifeste, [...], je m'extériorise. [Et les autres de poursuivre] - Pour qui ii se prend, celui-là ? - Ça doit être plein de maladies. Ma sœur avait une cuisiniére algérienne et elle a attrapé des amibes. - Pauvre type, il doit vraiment pas avoir personne (p.81).

Comme nous le démontrent ces extraits, les remarques que suscite Cousin

lorsqu'il se promène dans la rue avec Gros-Calin n'ont rien d'amicales. Le héros

ne se formalise toutefois pas de cette situation, car les commentaires qu'il suscite

lui importent peu. Ce qui l'intéresse, c'est le fait qu'il attire le regard et l'intérêt des

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gens. Parce qu'il atteint très bien ce but, il est entièrement satisfait de son

expérience. Son bonheur apparaît par contre plutôt pathétique aux yeux du lecteur

qui, à la longue, en vient encore une fois à percevoir une intention ironique derriere

le récit.

Mais ce sont surtout les passages du r k i t où Cousin affirme qu'il s'est fait un

nouvel ami qui nous démontrent le plus clairement que le héros tend à diminuer

ses critères de réussite pour conserver son optimisme. A la lumière du texte, nous

découvrons en effet que Cousin entretient une définition assez minimaliste de

l'amitié. Selon sa définition, pour qu'une amitié se développe, il suffit que deux

personnes partagent quelque chose. Cet objet n'a pas à être positif ou

exceptionnel, l'important est qu'il soit commun aux deux protagonistes. Ce

raisonnement amène ainsi te héros à conclure, au chapitre 19, que le fait que M.

Durs et lui « ne trouvent plus rien à se dire, vient établir une complicité

sympathique entre eux N (p. 102). Même raisonnement au chapitre 21, où le fait

qu'il partage, pendant un mois, te même palier de porte que le professeur Tsourès

lui permet d'affirmer : « On se fréquentait déjà ainsi sur le palier depuis des

semaines, mon cercle d'amis s'élargissait. Je lui avais préparé le fauteuil [. . . J dans

mon sâlon, et je l'imaginais assis dedans, me partant de naissance avec vie ... » (p.

116). Au chapitre 8, c'est l'incompréhension et la peur qu'ils ressentent tous les

deux qui permettent au héros de conclure qu'un lien d'amitié est en train de naître

entre lui et le commissaire de police:

J'aurais voulu prolonger cette conversation, car il y avait là peut- être une amitié en train de naître, à cause de l'incompréhension réciproque entre les gens, qui sentent qu'ils ont quelque chose en commun. Mais le commissaire paraissait épuisé et il me regardait avec une sorte de peur, ce qui nous rapprochait encore, parce que moi aussi j'avais une peur bleue de lui (p.45-46).

La suite de ce passage nous démontre que sa définition de l'amitié en vient parfois

a causer de sérieux problèmes d'interprétation à Cousin. Lors de sa rencontre

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avec le commissaire, ce dernier est si convaincu qu'il y a une amitié en train de

naître, qu'il en vient à mal interpréter les paroles et les gestes de son interlocuteur.

A ia fin de cette rencontre, il affirme même:

Il fit cependant d'une main tremblante un effort pour s'intéresser à moi- LI - Si vous le vüulez bien, nous poumons aller au Louvre ensemble, imanche, lui proposai-je. parut encore plus épouvanté. Je le fascinais, c'était clair. C'est

ans tous les ouvrages [...]. II s'est levé. Bon je vais déjeuner [dit-il].

Ce n'était pas une invitation, mais il y pensait tout de même. Je pris un crayon et marquai mon adresse, pour les rondes de police, de temps en temps. - Ça me fera plaisir [lui dis-je]. La police, ça sécurise ( p. 46j.

Convaincu que le commissaire est intéressé à devenir son ami, Cousin en vient

donc à interpréter les gestes et les paroles de son interlocuteur comme des signes

d'amitié. Comme dans ses échanges avec Mlle Dreyfus, il prête au commissaire

des intentions qu'il n'a pas réellement. Or, ce problème d'interprétation se

reproduit plusieurs fois dans le texte. Souvent, Cousin conclut qu'il s'est fait un

ami, alors que la description qu'il nous fait de la réaction des autres personnages

laisse entendre le contraire '".

Cette siiuation nous amène à parler d'un autre mécanisme de défense, qui

est certes le plus utilisé par Cousin, et qui consiste à fuir la réalité en se perdant

dans le rêve ou en transformant positivement la teneur des événements. Comme il

a été démontré au chapitre précédent, ce mécanisme apparaît dans le texte

chaque fois que Cousin prend l'ascenseur avec Mlle Dreyfus. Grâce ce

processus de réinterprétation, les paroles de la jeune femme sont perçues par le

héros comme de véritables déclarations d'amour et chaque montée en ascenseur

L79 Cette situation se produit lors de sa rencontre avec le professeur Tsourès et lors de sa rencontre avec la vieille dame au perroquet vert. A ces deux occasions, le héros considère qu'il s'est fàit un ou une ami(@ dors que le texte démontre que ces personnages sont, soit indifErents devant sa présence (p. 114-1 17), soit consternés par son discours décousu (p. 142- 143).

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se transforme en un voyage dans les îles du ~ac i f i ~ue '~? Ce stratagerne n'affecte

toutefois pas seulement la vie amoureuse du héros. II influence toute sa manière

d'agir au quotidien. Dans le récit, beaucoup de petits evknemnts banals

deviennent des sources d'espoir et de réconfort pour le héros. C'est ainsi que le

simple fait de porter des « lunettes noires de cinéaste » augmente la confiance

personnelle de Cousin, parce qu'il a l'impression que ces dernières lui « donnent

du poids >> (p.144) et le transforme en un être « qui risqu[e] d'être reconnu u

(p.144). Les meubles de son appartement sont une autre source de réconfort pour

le héros. <( Ce sont, [dit-il], des amis durables, parce que je les retrouve chaque

soir à la même place où je les ai laissés, [...] c'est une certitude (. ..]. Je peux

compter dessus à coup sûr). (p. 67 et 128). 11 en va de même pour les bribes de

conversations amoureuses entendues au restaurant (p.173) et les statistiques qui

annoncent la hausse du niveau de vie des Français de 10% et 7% : après avoir

entendu cette nouvelle à la radio, Cousin (qui était quelques instants auparavant

en proie au désespoir) conclut qu'il vit soudainement beaucoup mieux et que les

gens dans la rue ont, eux aussi, l'air beaucoup plus vivants (p. 84-85). Même le

bruit des ambulances et la vue des extincteurs d'incendie deviennent des sources

d'espoir pour Cousin: le premier parce qu'il lui laisse entendre qu'il y a encore des

gens qui avancent dans la nuit dans un but déterminé et la deuxième, parce qu'elle

iui démontre que les hommes n'ont pas entièrement perdu espoir et qu'ils croient

encore qu'un jour, il y aura un monde qui vaudra la peine d'être protégé 18'.

"O Voir la page 7 1 du chapitre précédent. 181 Ls fin du chapitre 34 nous démontre en effet - a conmio- que dans les cas de désespoir extrême, le héros

ne craint pas de se tourner vers les bruits et les objets de la ville pour se redonner confiance. A ce moment du récit, le héros est plongé dans une profonde crise d'angoisse. Sa détresse est d'autant plus grande, que même Gros-Câlin est de mauvais poil D et r e f h de s'occuper de lui. Pour apaiser son angoisse, le héros s'étend donc dans son lit et se concentre sur les bruits de la ville :

Je me recouchai, avec une horrible impression de mortalité inhtile. J'entendais dehors les avions à réaction qui vrombissaient, les police-secours qui perçaient la

'

nuit dans un but déterminé, les véhicules qui avanpient et je tentais de me réconforter en me disant que quelqu'un allait quelque part. Je pensais aux oranges de la lointaine Italie, a cause du soleil. Je me répétais dgalement qu'il y avait partout des extincteurs d'incendie et que l'on continuait même à les fàbriquer avec prévoyance, et que ce n'était quand même pas pour rien, de vaines promesses, que c'était malgré tout en vue de et dans le domaine du possible (p. 174- 175).

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En plus des lunettes noires, des extincteurs, des statistiques et des meubles

de son appartement, nous devons de ajouter, à notre liste : les couverts à table et

les iits pour deux, parce qu'ils amènent au héros l'espoir d'une vie de couple; les

appels des gens qui téléphonent par erreur chez lui, parce qu'ils lui montrent qu'il y

a encore quelqu'un qui cherche quelqu'un d'autre et lui donnent l'espoir qu'il y a

peut-être un subconscient téléphonique ou s'élabore quelque chose de tout

autre » (p.16) ; l'image de la danse nuptiale des moucherons en Floride, parce

qu'elle lui rappelle que l'amour existe encore à l'état naturel; et finalement, toutes

les situations nouvelles qui soulèvent, chez lui, de I'incompréhension.

L'« inconnu N et « I'incompréhensible D sont en effet synonymes d'espoir pour le

héros, parce que ces types de situation cachent peut-être, dit-il, quelque chose qui

lui est favorable ( p l 0 et 202). Comme nous le montre la « scène du

champignon B, au chapitre 4, l'apparition du moindre phénomène inexpliqué peut

d'ailleurs soulever de vives émotions chez le héros. Dans ce chapitre, Cousin est

envahi par un profond élan d'espoir, après qu'un collègue de bureau lui ait appris

<< qu'une tache suspecte, qui ne faisait que grandir, avait 6té découverte dans le

jardin d'une ménagère au Texas D (p.25). Cette nouvelle vient susciter un énorme

bonheur chez le héros. Le fait que cette tache résiste a toutes les tentatives de

destruction de la ménagère le pousse à croire que << cet organisme inconnu.

soudain et sans précédent, était [...] une erreur qui se glissait dans le système en

vigueur », << une tentative d'acte contre nature » réussie (p.26). Plus loin, il

poursuit :

II ne s'agissait pas de toute évidence d'une simple verne, ainsi que [mon collègue de bureau] le suggéra avec mépris, bien qu'il ne faille pas cracher sur les verrues non plus.

On ne pouvait pas dire ce que c'était: les savants du Texas étaient formels dans leur ignorance. Or, s'il est une chose, justement, qui ouvre des harizons, c'est l'ignorance. Lorsque je regarde Gros-Câlin, je le vois lourd de possibilités Ci cause de mon ignorance, de I'incompréhension qui me saisit à l'idée qu'une telle chose est possible. C'est ça, justement, l'espoir, c'est l'angoisse incompréhensible, avec pressentiments, possibilités d'autre chose, de quelqu'un d'autre, avec sueurs froides (p. 27).

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Le fait que personne ne puisse expliquer l'apparition de cette tache suscite donc

un énorme élan d'optimisme chez Cousin, car pour ce dernier, tout

phénomène i< inexplicable )) ne peut qu'être engendré par un événement

extraordinaire qui s'élève au-dessus du déterminisme naturel du monde.

L'enthousiasme du héros est d'ailleurs mis en relief par les mots et les phrases

qu'il a pris soin de mettre en italique. Le fait que cette tache se révèle être un

début de champignon viendra toutefois démystifier la situation. Cette découverte

ne brisera cependant pas l'optimisme du héros. Par les sensations qu'elle a

suscitées, cette expérience contribuera, au contraire, à alimenter sa confiance en

l'avènement d'un événement exceptionnel qui pourrait provoquer une mutation

dans le système naturel des choses.

Pour entretenir son espoir d'atteindre un jour une vie plus authentique,

Cousin en vient donc à projeter ses manques et ses désirs chez les autres, à

diminuer ses attentes et ses critères de réussite et à réinterpréter la réalité en

donnant à toute une série d'événements banals une portée extrêmement positive.

Lorsque nous étudions le texte, nous découvrons, de fait, que c'est souvent

lorsqu'il est en proie à l'angoisse ou au desespoir que ce dernier transforme le

réel. Malgré tous ses efforts, il arrive en effet que la réalité rattrape le héros. A ce

moment, Cousin prend conscience de sa situation et se met à angoisser. Ces

périodes de crise ne durent toutefois pas très longtemps, car le héros pratique ce

que nous pourrions appeler une << politique d'optimisme a tout prix », qui l'incite à

détourner son attention de ia source d'angoisse en se concentrant sur une idée ou

sur un événement qu'il juge plus positif. Plusieurs exemples cites au paragraphe

précédent peuvent être associes à cette habitude '82. Lorsqu'il considère que ses

réflexions l'incitent à tomber dans le désespoir, Cousin se permet aussi parfois de

changer le ton du récit en introduisant un commentaire ou une anecdote très

joyeuse, qui n'a aucun lien avec les événements de l'histoire. Un premier exempie

"' C'est du moins le cas des passages qui font référence au réconfort que tire le héros des meubles de son appartement, aux statistiques qui annoncent l'augmentation du niveau de vie des Français, aux bruits des ambulances et à toutes les situations qui soulèvent, chez lui, de l'incompréhension.

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de ce stratagème nous est donné à la page 72. A ce moment, nous retrouvons

Cousin, chez lui, alors que le garçon de bureau lui fait une visite surprise avec

deux de ses amis. Les commentaires que ses invités émettent sur sa situation

attristent énormément le heros. Après leur départ, il déclare :

Je me suis approché de mon pauvre Gros-Câlin et je l'ai pris dans mes bras. Il est difficile d'être Gros-Câlin dans une ville qui n'est pas faite pour ça. Je me suis assis sur le lit et je C'ai gardé longuement [...]. J'avais même des larmes aux yeux à sa place, parce qu'il ne peut pas, lui, à cause de l'inhumain (p.72).

Et voilà que pour clore cet épisode, le narrateur affirme soudainement: ic J'ai un

collègue de bureau qui est revenu tout bronzé des vacances dans le Sud tunisien-

Je le dis pour montrer que je sais voir le bon côté des choses » (p. 73). Un autre

exemple nous est donné a la page 119 où Cousin, après avoir raconté sa

mauvaise expérience avec l'aveugle ic qui ne se sentait pas diminué du tout »,

change subitement le ton du récit en affirmant que ic les soviétiques croient [...]

que l'humanité existe et qu'elle nous envoie des messages radios à travers le

cosmos N (p.119). C'est encore pour démontrer son optimisme que le narrateur

affirme, a la fin du chapitre 11, qu'il croit que son ic manque de chaleur pourra être

remédié un jcur par la découverte de nouvelles sources d'énergie indépendantes

des Arabes, et que la science ayant réponse A tout, il suftira de se brancher sur

une prise de courant pour se sentir aimé n (p.68). Pour ne pas se laisser abattre

par les assauts de la réalité, Cousin en vient donc à pratiquer une politique

cc d'optimisme à tout prix » qui l'amène a embellir des événements banals ou à

intégrer, tout à fait gratuitement a l'intérieur de son récit, des anecdotes très

positives. Comme nous le laissent entendre les dernières citations, Cousin adopte

cette stratégie d'une manière délibérée, pour demontrer qu'il reste malgré tout

optimiste. Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette politique atteint très bien

son but, et parce que le narrateur intègre généralement ses i< capsules positives »

à la fin de ses chapitres, il réussit, avec elles, à dédramatiser l'ensemble des

événements qui viennent d'être présentés.

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Le fait que Cousin pratique volontairement sa politique a d'optimisme à tout

prix » nous oblige par contre à nous questionner sur le degré de iuciditb du

personnage. Cet élément vient en effet donner une étincelle de conscience à un

personnage que nous avons précédemment defini comme naïf. Or, une trop

grande lucidité d'esprit signifierait non seulement que le héros a assez de

jugement critique pour assumer les paroles ironiques qu'il émet au sujet de la

société (son manque de compétences ne serait dès lors qu'une façade qui lui

permettrait de tromper ses interlocuteurs), mais aussi qu'il est parfaitement

conscient du pathétisme de son existence et fuit volontairement sa situation. L'idée

que le héros agisse en toute connaissance de cause risquerait alors de

compromettre notre hypothèse qui stipule que l'auteur-encodeur cherche à se

moquer implicitement, à travers son récit, de la faiblesse et de l'aveuglement de

Cousin. II importe donc, à ce moment de notre analyse, de nous interroger sur le

degré de lucidité du héros. Jusqu'a quel point ce personnage est-il naïf ? Jusqu'a

quel point est-il conscient qu'il se fait des illusions ? Cette interrogation est

d'ailleurs un problème auquel risque de se heurter toute personne qui s'intéresse

de près ou de loin aux romans ajariens. Que ce soit Gros-Calin, La vie devant soi

ou L'angoisse du roi Salomon, tous les romans signés Ajar mettent en scène un

héros plus ou moins naïf qui, à travers un discours boiteux, dévoile avec précision

les tares de la société. Par son angoisse et son idéaiisme, Jean. le héros de

L'angoisse du roi Salomon, ressemble énormément à Cousin. Lorsque nous

comparons ces deux personnages, nous d6couvrons toutefois que ce dernier n'est

pas aussi aveugle que le héros de Gros-Câlin.

3.1.3 La critique de l'idéalisme passif de Cousin et de son manque de lucidité

À la lumière du texte, nous savons que Cousin est conscient que sa vie est

marquée par un profond manque d'amour et que ses relations avec Gros-Câlin,

Blondine et les « bonnes putes » ne sont que des faux-semblants. II sait, de plus,

que l'art, la religion et la politique ne sont pas des voies qui peuvent lui permettre

d'atteindre son idéal, qu'il est un être faible et trop angoissé, tout comme il est

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conscient (à certains moments du texte du moins) que certaines situations qu'il vit

ont tendance à le faire sombrer dans le désespoir. A notre avis, la lucidité de

Cousin se limite toutefois à ces cinq éléments. Si ce dernier sait qu'il vit une

situation difficile et qu'il doit combattre le désespoir, plusieurs passages du récit

nous démontrent qu'il ne comprend pas à quel point son espoir et sa volonté de

demeurer optimiste affectent son jugement et le rendent pathbtique. A l'image de

Jean qui se met a avoir des relations sexuelles avec Mlle Cora (une femme âgée

de 65 ans) uniquement pour dénoncer la cruauté de la vie et l'oubli dans lequel le

temps fait sombrer les hommes'83, Cousin en vient à poser, par idbalisme, des

gestes ridicules qui affectent sa crédibilité. Contrairement à Jean, Cousin ne prend

toutefois jamais conscience, après coup, de la portée de ses gestes. Dans

L'angoisse du roi Salomon, le héros comprendre en effet progressivement que sa

trop grande sensibilité le pousse à faire des bêtises. A Aline, sa petite amie, qui ne

sait plus quoi penser de son comportement, il explique que c'est a l'impuissance »

qui le fait agir :

Tu sais, [Aline],Ia vraie [impuissance], celle ou tu ne peux rien quand tu ne peux rien, et avec les voix d'extinction qui viennent de toutes parts. Et c'est l'angoisse, l'angoisse du roi Salomon, de Celui qui n'est pas la et laisse crever et ne vient jamais aider personne. Alors, quand tu trouves quelque chose ou quelqu'un, quand tu peux aider un tout petit peu 2i souffrir, un vieux par4 un vieux par-là, ou mademoiselle Cora, alors je me sers. Je me sens un peu moins impuissant '".

Cette prise de conscience permettra à Jean de maîtriser ses emportements et

l'incitera à mettre au point une stratégie qui amènera Mlle Cora a connaître l'amour

véritable dans les bras de Monsieur Salomon. Or, dans Gros-Câlin, nous ne

retrouvons aucun commentaire qui nous permet de croire que le héros prend

conscience de son trop grand idéalisme. Bien au contraire, Cousin réaffirme avec

183 Dans L 'ungoisse du roi Salomon, le personnage de Jean est un jeune idéaliste qui est incapable de voir les autres soufEir, Convaincu que Mlle Cora (une ancienne chanteuse réaliste qui a connu un certain succès dans les années 30) se sent seule et abandonnée suite a la fin de sa carrière, il se met a avoir des relations sexuelles avec elle pour lui donner l'illusion qu'elle est encore une femme désirée et attirante.

184 Ajar, Émile. L 'angoisse du roi Solomon. Paris, Mercure de France, 1979, p.298.

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tant de conviction son espoir en des jours meilleurs. que le lecteur ne peut que

conclure 6 l'aveuglement absolu du personnage.

Pratiquement tous les passages du récit ou Cousin entre en relation avec un

autre personnage nous démontrent que le héros se trompe constamment sur les

raisons qui motivent ses actes et qu'il n'est pas conscient du pathétique extrême

de sa situation. Dans le récit. ce dernier a toujours une bonne raison pour tenter

d'entrer en contact avec les autres. Les différents motifs qu'il évoque n'ont

toutefois rien à voir avec sa quête d'amitié : si Cousin prend rendez-vous avec le

curé, c'est uniquement pour mettre fin au problème de conscience que soulève,

chez lui. l'idée de nourrir son python avec des proies vivantes ; de la même

manière, c'est pour sensibiliser les gens au sort des pythons que Cousin

entreprend de faire des c i tournées d'information » et c'est pour lui demander de

prendre, chez lui, sa souris Blondine, qu'il tente d'entrer en contact avec le

professeur Tsourès. L'idée qu'il soit attiré vers les gens par l'espoir de se faire un

ami ne semble jamais traverser l'esprit du héros. Et pourtant. la réaction qu'il

affiche après chaque rencontre nous démontre que son geste était

inconsciemment motivé par ce but : même si le professeur Tsourès a refusé

d'adopter Blondine, Cousin est très heureux de leur rencontre, car il considère qu'il

a cc malgré tout fait un pas de géant hors de [sa] petite boîte N (p.132). La suite du

récit nous apprend d'ailleurs qu'après leur entretien. le héros n'a pas fermé l'œil de

la nuit, parce que <c ça chantait d'amitié » en lui (p.133). C'est sensiblement la

même situation qui se produit lors de son rendez-vous avec le curé. Même s'ils ont

réussi à trouver une solution a son problème de conscience, Cousin se sent blessé

par le départ brusque de l'homme d'église. Après son départ, le narrateur nous

raconte : « II m'a écrasé et m'a laissé là sur le trottoir à &té d'un mégot. Je suis

rentré chez moi, je me suis couché et j'ai regardé le plafond. J'avais tellement

besoin d'une étreinte amicale que j'ai failli me pendre )> (p.50). L'attitude qu'adopte

Cousin à la fin de chaque rencontre démontre donc que ses initiatives étaient

inconsciemment motiv6es par des visées très personnelles. Or si le héros réussit B

se cacher ses véritables intentions, il ne réussit toutefois pas à tromper ses

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interlocuteurs : à la fin de leurs entretiens, le curé et le professeur Tsourès

suggèrent au héros de se marier et de tenter de se faire des amis (p.50 et 132); au

cours d'une de ses tournées d'information, une femme s'écrit: « Celui-là, il

cherche à se faire remarquer w (p.54). Contrairement à œ dernier, les autres

personnages du récit ne se laissent pas berner sur les intentions de Cousin. Par

leurs commentaires, ils démontrent qu'ils sont conscients que le problème qui

pousse cet homme à venir vers eux n'a rien à voir avec la laideur des pythons ou

la protection des souris.

Le manque de lucidité de Cousin apparaît aussi au cours de sa rencontre

avec M. Dunoyer-Duchesne. Les commentaires qu'il émet au sujet de l'épicier

nous révèlent qu'il n'est pas conscient qu'il souffre, lui aussi, d'un problème

d'identité. Comme M. Dunoyer-Duchesne, qui n'est personne sans son beurre de

Normandie ». Cousin « n'est personne sans son python » et pourtant, il se

permet d'affirmer :

II y avait, [chez M. Parisi], un monsieur Dunoyer-Duchesne, un épicier qui recevait son beurre directement de la Normandie et me le fit savoir immédiatement comme pour éviter toute source de malentendu entre nous. Je ne sais pourquoi il me l'avait dit avec tant de fermeté, en me serrant fa main et en me regardant fixement dans les yeux : K Dunoyer-Duchesne. Je fais venir mon beurre directement de Normandie. » J'y ai pensé pendant plusieurs jours, c'était peut-être un franc-maçon [.. .]. Ou peut-être n'avait4 aucun signe distinctif auquel on aurait pu le reconnaître et voulait néanmoins me faire sentir qu'il n'était pas n'importe qui. II y a des gens qui ont du mal à sortir. Je l'ai mis tout de suite a l'aise. -Cousin. J'élève un python (p. 98).

La réplique que le héros adresse à la vieille dame au perroquet vert démontre,

quant à elle, que ce dernier croit fermement à son histoire d'amour avec Mlle

Dreyfus. En réponse à la vieille femme, qui vient de l'insulter en lui proposant de

s'inscrire à une ligne de soutien téléphonique, Cousin affirme en effet dans un élan

de triomphe que, lui, n'a pas besoin « d'appeler au secours au télephone r pour se

185 Ostman, Anne-Charlotte. L'utopie et l'ironie. Étude sur Gros-Câlin et sa phce h m 1 'œuvre de Romain Gary. Thèse de doctorat présentée à l'Université de Stockholm, 1994, p.54.

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sentir moins seul, puisqu'il vit a maritalement avec une jeune femme dans

l'ascenseur » (p.139). Le ton qu'il adopte pour se moquer de la suggestion de la

vieille dame révèle de plus que, s'il est assez vif d'esprit pour dhasquer la futilité

du conseil de la femme, il n'est toutefois pas assez lucide pour faire le lien entre le

comportement « désespéré fi de cette dernière et son propre comportement.

Mais ce sont surtout les rencontres du héros avec le garçon de bureau qui,

dans Ie texte, viennent mettre en relief le manque de lucidité du héros. Les

commentaires qu'il émet au sujet de son collègue nous révèlent en effet que

Cousin n'est pas conscient de I'influence qu'exerce son idéalisme sur son

jugement critique. Dans le récit, le garçon de bureau est un homme qui s'implique

activement dans le parti communiste. Comme Cousin, il est donc un idéaliste, mais

un idéaliste très actif, qui a croit que la chance se fait avec sas mains » (p.180).

Même si nous n'assistons jamais a une de ses réunions politiques, le fait qu'il

invite constamment le héros à se joindre à des manifestations et qu'il lui donne de

la documentation nous laisse entendre que cet homme est très engagé dans sa

cause. Or, Cousin refuse toujours les invitations de son collègue, car il considère

que ce type d'action est tout fait inutile, puisque la seule solution possible à son

problème existentiel est l'avènement d'une mutation biologique (p.86). Parce qu'il

considère que son collègue investit son temps dans une cause perdue, Cousin se

permet donc d'être critique vis-à-vis ses allégeances politiques. Au chapitre 16,

nous le surprenons même à affirmer(en parlant des gens qui croient au

communisme): « Ça vit d'espoir, ces cons-là D (p.86), tandis qu'au chapitre 26, il

conclut : « Les gens qui vous menacent de péril fasciste s'accrochent à un espoir

désespéré et à une raison de vivres (p. i 82). Le lecteur, qui connaît l'idéalisme de

Cousin, ne peut que sourire devant les remarques du héros qui dévoilent son

manque de lucidité devant sa propre situation. Sa naïveté est encore plus

frappante lorsqu'il affirme, au chapitre 12, qu'il ne « veut que personne [.. .]

s'imagine, en trouvant les photos de [Jean Moulin et de Pierre Brossolette] sur

[son] mur, [qu'il] se cornplait dans des états vagues et aspiratoires D (p.71) ainsi

qu'au chapitre 26, lorsqu'il avoue qu'il a déjà amené Gros-Câlin à Lourdes dans

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l'espoir qu'un miracle intervienne en sa faveur et transforme son python en un être

humain. Dans Gros-Câlin, les commentaires critiques que Cousin émet au sujet

des allégeances politiques du garçon de bureau se retournent dés lors contre lui,

car tout en dénonçant le caractère utopique de l'idéologie communiste. ses propos

tendent implicitement à exacerber son aveuglement et le besoin qu'il a de croire à

tout prix à son idéal. Comme c'est le cas dans la majorité des passages qui se

moquent de la société, l'ironie qui émane de ces parties du texte ne vient donc pas

seulement dévaluer l'idéologie communiste. Elle sert de plus à alimenter la critique

ironique qui s'abat au cours du récit sur le personnage de Cousin en mettant en

évidence sa faiblesse et son manque de jugement critique.

Or, avec le temps, l'attitude de son collègue de travail viendra semer le doute

dans l'esprit du héros. Après l'avoir rencontre dans un café du coin, il affirme: «[le

garçon de bureau est] le genre de mec qui fait lui-même ses portes [. ..]. Ça m'irrite

parce que ça m'inquiète, comme s'il y avait quelque chose à faire >) (p.180). Cette

remarque. qui est présentée vers la fin du roman, joue un rôle très important dans

le récit, puisqu'elle attire l'attention du lecteur sur le fait que le héros reste très

passif face à son idéal. Que œ soit ses atournées d'information » ou ses

tentatives de rapprochement dans le métro, toutes les actions que pose Cousin

pour sortir de sa solitude sont tout Si fait dérisoires. Elles apparaissent d'autant plus

futiles, qu'elles aboutissent rarement à un résultat concret positif. II en va de même

pour la majorité des scénarios que te héros s'invente en rêve. Plusieurs fois dans

le texte, Cousin met son a imagination au pouvoir » et rêve qu'il pose un acte

révolutionnaire qui lui permettrait de s'affirmer ouvertement au monde extérieur:

alors qu'il est au restaurant, Cousin imagine qu'il vole les frites de ses voisins de

table (p.74-75); après avoir lu dans un journal que les moucherons en Floride

arrêtaient la circulation sur les routes c< parce qu'ils ven[aient] s'écraser par million

sur les pare-brise des voitures [et des camions] qui les surpren[aient] en pleine

danse nuptiale » (p.110-11 l), le héros rêve qu'il pratique un vol nuptial avec Mlle

Dreyfus ; par deux fois dans le texte, il lui vient, de plus, I'idee de saboter

l'ascenseur du bureau, afin de rester plus longtemps auprès de sa dulcinée.

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Comme tous les gestes qu'il pose dans sa vie quotidienne, les scénarios que

Cousin invente dans ses rêves sont bien futiles. Comble du malheur, ils sont eux

aussi voués à l'échec. Après avoir rêvé que l'ascenseur était subitement tombé en

panne, le narrateur avoue que son rêve :

aurait été parfait, malheureusement, Mlle Dreyfus n'était pas montée dans l'ascenseur, [...], j'étais seul, absolument seul et coincé entre deux étages, c'était un vrai cauchemar, comme cela amve souvent avec les rêves (p.97).

Le même résultat est retrouvé au chapitre 19. Réveillé en plein milieu de sa danse

nuptiale avec Mlle Dreyfus, Cousin tente de rattraper son rêve, mais il ne parvient

qu'à rêver de camions (p.11 l), tandis qu'au chapitre 13, ce dernier est si épuisé

par l'idée de voler les frites de ses voisins, qu'il s'évanouit à sa table (p.75).

Tous les passages du récit où Cousin entre en contact avec les autres nous

révèlent donc que ce dernier n'est pas conscient de la mauvaise influence

qu'exerce son idéalisme sur son jugement critique. En plus de faire ressortir son

aveuglement, ses rencontres avec le garçon de bureau viennent mettre en

évidence sa passivité. Contrairement à son collègue de travail, qui s'implique

activement dans le parti communiste, Cousin pose très peu d'actions concrètes

pour atteindre son idéal. Les quelques gestes qu'il pose pour sortir de sa solitude

sont bien futiles et aboutissent généralement à un echec. II en va de même pour la

majorité des scénarios qu'il s'imagine dans « son fort intérieur D. II est toutefois un

projet qui, dans le texte, se démarque par son envergure et son caractère

« subversif » : c'est le projet de remise en question du langage émis par le

narrateur au début du récit. Parce qu'il s'en prend aux fondements même de la

société, ce projet devrait théoriquement donner un petit côté « anarchiste D au

personnage de Cousin. II semble que ce ne soit toutefois pas l'effet que produit ce

dernier à l'intérieur du r6cit. Parce que les intentions révolutionnaires de Cousin ne

sont pas fréquemment rappelées dans le texte, le travail de deconstruction de la

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langue auquel s'adonne œ dernier vient, en fait, beaucoup plus le dismediter aux

yeux du lecteur que démontrer son caractère subversif.

3.1.4 L'échec du projet de remise en question du langage : les effets ironiques du jeu sur le langage de Cousin et de son emploi des stéréotypes

Au dire de Cousin, tous les lapsus, les jeux de mots et les « raisonnements

déraisonnables » qui parsèment son traité s'inscrivent dans un projet de remise en

question de la langue. Au début du récit, ce dernier affirme en effet que les

origines sauvages de Gros-Câlin l'incitent B ne pas utiliser les formes courantes du

langage. Comme Paul Pavlow-tch, le narrateur de Pseudo, il considère que !es

mots sont piégés » et que le langage n'est qu'un outil de propagande utilisé

par la société pour conditionner les hommes à interagir dans les limites des règles

et des moules sociaux qu'elle tient à imposer. Or, le fait que « [le] problème des

pythons, [...], exige un renouveau tres important dans les rapports » (p.9) l'amène

K à donner au langage [...] une certaine indépendance et une chance de se

composer autrement que chez les usagés >> (p.10). L'espoir, croit-il, K exige que le

vocabulaire ne soit pas condamné au définitif pour cause d'échec D (p.10). En

jouant avec la langue, Cousin cherche donc a révolutionner le langage. II veut

bousculer les règles langagières préétablies par la soci6té et créer un certain

renouveau, une nouvelle réalité où son serpent et lui-même pourront être heureux.

Certes, le discours allusif de Cousin, ses paradoxes saugrenus et le mauvais

emploi qu'il fait des clichés et des marqueurs de relation causale réussissent à

déranger les habitudes langagières du lecteur. S'il ne parvient pas, en jouant sur la

polysémie des mots, d créer une nouvelle réalité, il parvient toutefois à présenter le

monde extérieur sous un nouvel éclairage et à démontrer les multiples possibilités

de la langue. Le fait que le lecteur doive d'abord résoudre l'ambiguïté soulevée par

le discours du narrateur pour en comprendre le sens amène de plus ce dernier a

Ig6 Ajar, Émile. Pseudo. Paris, Mercure de France, 1976, p.3 1.

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croire que le texte lui donne accès à une vision plus perçante du monde. Dans la

majorité des cas, nous devons toutefois admettre qu'il est très difficile d'associer

tous les jeux de mots qui parsèment le texte aux intentions révolutionnaires de

Cousin, car contrairement au narrateur de Pseudo, qui s'emporte fréquemment

dans des délires contestataires et qui se fait enfermer intentionnellement dans les

cliniques psychiatriques pour vivre en réclusion de la société, le narrateur de Gros-

Câlin n'a pas la trempe d'un anarchiste capable de r6volutionner le langage. II

apparaît beaucoup trop faible et trop naïf pour que l'on puisse lui prêter de telles

intentions. Comme il ne réitère son refus du langage que deux fois dans le texte

(p.99 et i69), nous oublions d'ailleurs rapidement son projet. Ses lapsus et ses

phrases boiteuses viennent dès lors beaucoup plus souligner son incompétence à

communiquer avec les gens et son manque de raisonnement logique que ses

élans contestataires.

Plus encore, le fait que le narrateur nous présente une image stéréotypée de

Mlle Dreyfus et utilise fréquemment des termes techniques relatifs à l'économie

vient beaucoup plus démontrer son statut << d'homme conditionné >> que son

pouvoir de révolutionner le langage. Dans le récit, l'économie et ses

corollaires (l'argent, le profit et la consommation de masse) sont effectivement

présentés comme des forces sociales très puissantes. Pour diverses raisons, le

texte fait couramment référence aux a objets en circulation n et les rares fois ou

Cousin parle des habitants de la ville. c'est généralement en termes « d'usagés »,

d'employés )> ou d'objets >>: a Je m'exprime peut-être à mots couverts mais

l'agglomération parisienne compte dix millions d'usagés sans compter les

véhicules >> (p.16), a Ainsi qu'on l'a remarqué sans cesse dans ce texte, il y a dix

millions d'usagés dans la région parisienne >> (p.63) , Je suis obligé d'en parler à

cause de la clandestinité qui est un état naturel dans l'agglomération de dix

millions de choses» (p.38). Dans le texte, les autres se définissent donc d'abord

par les fonctions économiques qu'ils jouent dans la soci8té. L'idée du profit est

d'ailleurs à la source de leur envie de procréer, puisque œ n'est que pour

augmenter le profit national brut » du pays qu'ils s'investissent dans les banques

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de sperme et les naissances par « voie urinaire seulement » (p.56 et p.177). Quant

à l'argent, il est l'une des seules compétences qui permet au héros d'entrer er;

contact avec les autres. Cette valeur est en effet à la base de la relation qui unit

Cousin et Mlle Dreyfus, à la fin du récit '". Elle est aussi à la source des relations

qui unissent le héros aux << bonnes putes D, à Gros-Câlin et a sa montre à ressort.

L'argent joue également un rôle très important dans l'humanisme du professeur

Tsourès, puisque cette << sommite humanitaire N ne donne de son temps et de sa

compassion qu'à des causes qui, par leur envergure, peuvent lui apporter une

publicité lucrative. Même la religion n'échappe pas à son pouvoir, puisque Dieu est

comparé. dans le texte, à un objet de consommation aussi important que le

pétrole: [aux dires du curé] Dieu ne risque pas de nous manquer, parce qu'il y en

a encore plus que de pétrole chez les arabes, on [pouvait] y aller à pleines mains,

il n'y avait qu'à se servir )> (p. 21). Puisque l'influence de I'argent et de l'économie

est omniprésente dans le texte, nous en venons donc à conclure que Cousin

évolue dans un univers qui accorde beaucoup d'importance a ces réalités. C'est

pourquoi, le fait qu'il en vienne à expliquer des expériences fortes en émotions

(telles que son problème d'identité ou son besoin d'amour et d'amitié) avec les

termes froids et rigides de l'économie tend a le présenter comme un homme

conditionné D par son milieu.

Comme ces personnes qui s'appuient sur les grands titres des journaux pour

fonder leurs opinions, nous avons l'impression. à la lecture du texte, que Cousin

s'approprie. un peu malgré lui. les termes du discours dominant pour former son

propre discours. Certes. en déplaçant les termes techniques de leur contexte

original, le narrateur permet a ces derniers de recouvrir une réalité nouvelle. Si ce

déplacement sémantique ne manque pas de créer un certain effet d'incongruité, il

ne produit toutefois pas l'effet révolutionnaire escompté. Pour provoquer une

révolution », il faudrait que ces termes soient contaminés par la nouvelle réalité

qu'ils recouvrent et qu'ils acquièrent. de ce fait, une portée &motive plus riche que

18' Godùi, Madeleine. À double détour. Pour m e érude sémiotique du romm Gros-Câiin d'Émile Ajar. Mémoire de maîtrise présenté à l'université Laval, 1987, p.49.

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celle qu'ils expriment habituellement. Or, c'est l'effet inverse qui se produit dans le

texte: c'est la réalité décrite qui est contaminée par la froideur du terme technique.

En un certain sens, ce déplacement sémantique a un impact bénbfique pour le

narrateur, puisqu'il lui pennet d'atténuer son angoisse en se distanciant des

événements qu'il rapporte. A l'image de Jean qui, dans L'angoisse du roi Salomon,

diminue la portée émotive des événements a en [les] réduisant à l'état sec [et

concis] [qu'ils ont] dans le dictionnaire '* u. Cousin désamorce le caractère

pathétique de sa situation en l'expliquant à travers le discours rationnel de

I'économie. En comparant ses sentiments à un a stockage monstrueux de biens

affectifs » ou à un <c surplus américain », en pariant des relations amoureuses en

ternies de plein emploi n (p.107)' le narrateur réduit toutefois considérablement

la portée émotive de ces experiences et les limite à n'être que de simples objets de

consommation, des expériences purement mercantiles :

Je crois que ce curé a raison et que je souffre de surplus américain. Je suis atteint d'excédent. Je pense que c'est en général, et que le monde souffre d'un excès d'amour qu'il n'arrive pas à écouler, ce qui te rend hargneux et compétitif. II y a le stockage monstrueux de biens affectifs qui se déperdissent et se déteriorent dans le fort intérieur, produits de millénaires d'économies, de thésaurisation et de bas de laine affectifs, sans autre tuyau d'échappement que les voies urinaires génitales. C'es: alors la stagflation et le dollar (p.80).

C'est sensiblement le même phénomène qui se produit lorsque le narrateur parle

de la population parisienne en terne de <c choses D ou d'usagés n. II

déshumanise les gens en les réduisant à un état d'objet ou de consommateur.

Même Gros-Câlin, ami et support affectif par excellence, subit cette dévalorisation

lonqu'il est comparé à un « sac pour dames faubourg Saint-Honoré, Iégerernent

luisant » (p.23). En employant, dans un nouveau contexte, les termes relatifs à

l'économie, Cousin ne parvient donc pas P se libérer du joug de la langue. Parce

que ces références renvoient à une force sociale prédominante dans le texte, il

apparaît au contraire comme un homme c conditionné » par son milieu.

--

"a Ajar. L 'angoisse du roi SaIomon, op. cif. note 184, p.162.

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Certains propos à teneur raciste qu'il tient naïvement sur Mlle Dreyfus

tendent de plus a renforcer cette image. A la lecture du texte, nous découvrons en

effet que la vision qu'entretient Cousin de sa dulcinée (et des Noirs en général) est

fabriquée d'idées préconçues. Certaines d'entre elles sont plutôt inoffensives, telle

l'idée de Cousin qui veut que Mlle Dreyfus, parce qu'elle vient d'un pays qu'il juge

exotique, est nécessairement dotée de CC l'imagination féerique des îles » (p.109).

D'autres, par contre, sont plus péjoratives et prennent dans le texte une teinte

raciste. Lorsqu'ii affirme qu'au cours de leurs voyages en ascenseur R Mlle Dreyfus

comprend [qu'il] crève de surplus américain, [mais] qu'elle n'ose pas affronter un

tel besoin, [parce qu'elle] ne se sent pas à la hauteur, à cause de ses origines »

(p.80) ou que K [Iles Noirs sont obligés de faire plus attention [que les autres aux

actes qu'ils posent], à cause de leur réputation >> (p.70), Cousin ne cherche pas à

dénigrer la jeune femme, mais il avoue tout de même, implicitement, qu'il est tout à

fait naturel pour les Noirs qui vivent à Paris de se sentir diminués et de se faire

juger rapidement. C'est ce même préjuge qui l'incite à affirmer, après que Mlle

Dreyfus lui ait signalé qu'elle l'avait croisé le dimanche, sur les champs-Élysées,

que l'initiative de la jeune femme était très courageuse : a [car] ainsi que je l'ai déjà

dit avec estime et d'égal à égal, c'est une Noire, et pour une Noire, franchir ainsi

les distances dans le grand Paris, c'est émouvant » (p. 21). Une autre idée

préconçue qu'entretient le narrateur au sujet de Mlle Dreyfus est que la jeune

femme. de par ses origines, camoufle un petit côté sauvage et primitif : Chez les

Noirs, [nous dit-il], le flair est particulièrement développé. Ils sentent beaucoup

mieux que nous, à cause des conditions de survie dans les forets vierges et les

déserts où les sources de vie sont plus rares et profondément cachées » (p.128).

De prime abord, le commentaire de Cousin peut paraître anodin. Par cette

réflexion, le narrateur veut affirmer que, suite à ses origines africaines, Mlle

Dreyfus a l'instinct plus développé que les autres femmes et qu'elle est, de ce fait,

la personne la plus apte à ressentir le profond besoin d'amour qu'il dissimule dans

son << fort intérieur ». En faisant brusquement allusion aux << conditions de survie

dans la forêt viergen, il laisse toutefois entendre que la jeune femme est encore

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influencée par ce mode de vie ancestral et vient, de ce fait, associer à Mlle Dreyfus

un comportement primitif qui nie son statut de femme « moderne » et

« civilisée d8'.

À l'intérieur de Gros-Câlin. nous retrouvons donc plusieurs éléments qui

travaillent à discréditer le héros. Viennent, en premier lieu, tous les échecs de

Cousin qui démontrent son manque de caractère et son incompétence à

communiquer avec les gens. Viennent, par la suite, ses lapsus et ses nombreuses

erreurs syntaxiques qui font, eux aussi, ressortir son problème de communication.

Nous comptons, en troisième lieu, les divers mécanismes de défense qui

permettent au héros de ménager son optimisme en réinterprétant constamment la

réalité et tous les commentaires qui nous démontrent son aveuglement. S'ajoute

finalement, son emploi des stéréotypes racistes et des termes relatifs à l'économie

qui tendent à contrer son projet de remise en question de la langue en lui attribuant

un statut « d'homme conditionné » par son milieu. En plus d'être très nombreux,

tous ces éléments sont répétés plusieurs fois dans le texte. Le lecteur est donc

constamment bombardé d'informations qui attaquent la crédibilité de Cousin et qui

ridiculisent son trop grand idéalisme.

La détermination qu'affichera Cousin au cours des chapitres 38,39 et 40

viendra quelque peu modifier le regard que peut porter le lecteur sur le héros.

L'annonce du départ subit de Mlle Dreyfus ébranlera en effet Cousin. Pour l'une

des rares fois du récit, il ne manquera pas d'exprimer sa colère et son désarroi.

Contrairement à ce que l'ensemble de récit aurait pu nous laisser croire, le héros

agira aussi avec beaucoup de contrôle et de détermination au cours de sa nuit

avec Mlle Dreyfus. L'échec de son histoire d'amour avec la jeune femme l'amènera

189 Dans ces exemples, l'ironie qui s'attaque au comportement de Cousin est, encore une fois, intimement reliée à celle qui critique les comportements sociaux Le. Ies préjugés racistes qu'entretiennent encore certaines personnes. Dans le cas présent, la perception de ce double message ironique se fâit en sens inverse, puisque c'est l'ironie qui s'attaque à Cousin qui permet à la critique sociale d'émerger du texte.

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toutefois à vivre une grave crise d'identité et à retomber dans le monde du rêve.

Vu l'échec évident de sa quête d'authenticité, l'optimisme qu'affichera le héros au

dernier chapitre du roman fera alors Mater tout le pathétique de sa situation et

incitera le lecteur à maintenir le regard critique qu'il pose sur lui.

3.1.5 La fin du roman et la sanction de la lecture ironique du dcit Le dernier chapitre de Gros-Câlin est, sans doute, un des passages les plus

difficiles à interpréter du roman. L'image qu'il nous donne du personnage de

Cousin est fort complexe et remplie de contradictions. Après que Mlle Dreyfus ait

refusé d'aller habiter avec lui. le comportement qu'adopte le héros est tres ambigu:

parce qu'il considère qu'il est maintenant « tres bien dans sa peau » (p.209),

Cousin donne Gros-Câlin au Jardin d'Acclimatation; quelques heures après s'être

séparb de son python, il est toutefois envahi par un profond besoin d'affection et

court s'acheter une montre à ressort (Cousin préfère s'acheter une montre à

ressort plutôt qu'une montre au quartz, pour s'assurer que cette dernière ait

nécessairement besoin de lui pour fonctionner). En prise avec une grave crise

d'identité, Cousin se met de plus à manger des souris et brûle les portraits de

Jean Moulin et de Pierre Brossolette afin de mieux camoufler l'espoir qu'ils

symbolisent dans son « fort intérieur ». En accord avec l'étude de Madeleine

Godin, nous pouvons voir un mouvement de renonciation dans le comportement

qu'affiche Cousin à partir de ce passage du roman. A l'intérieur de son analyse,

cette dernière conclut en effet que:

Loin d'acquerir le statut de sujet ACTUALISE, Cousin effectu[e] plutôt un recul [à la fin du récit]: il pass[ej d'une conjonction à un / vouloir-aimer1 à une disjonction : /ne plus vouloir-aimer/. [.. .] Aussi paradoxal que celui puisse paraître, Cousin réalise une performance de RENONCIATION [. . . 1. [Cette] renonciation [. . .] prend l'allure dans le texte d'un détachement « subit » pour les deux objets qui figuraient ses yeux l'amour : il donne son python au jardin d'Acclimatation, [...], puis il tourne le dos a Mlle Dreyfus [. . .]'?

Godin, op. cit. note 187, p.24-25.

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AnneCharlotte Ostman abonde dans le même sens lorsqu'elle affirme que le

héros, « après avoir dénoncé les rôles « pseudo D que joue l'homme dans la

société et [...] avoir perdu sa dulcinée [...] est transformé en picaro

désillusionné lgl .» Certes, le fait qu'il ne rêve plus à son histoire d'amour avec

Mlle Dreyfus et qu'il se sépare de Gros-Câlin peut laisser entendre que Cousin ne

croit plus que les êtres vivants puissent l'aider à atteindre son idéal. Tout nous

porte d'ailleurs à penser que c'est suite à cette conclusion qu'il choisit de s'acheter

une montre à ressort plutôt qu'un autre animal de compagnie. Désormais, il préfère

s'appuyer sur « quelque chose d'humain D, mais a qui ne doit rien aux lois de la

nature » et qui « est fait pour compter dessus » (p. 21 7). Comme elle n'est pas

vivante, sa montre ne risque pas non plus de s'en aller :

Je suis rentré à la maison, [...], je me suis coulé sur le lit, avec la petite montre au creux de la main. II y a des moineaux qui viennent ainsi se poser dans le creux de la main, il paraît qu'on y amve avec de la patience et des miettes de pain. Mais on ne peut pas vivre ainsi sa vie avec des miettes de pain et des moineaux au creux de la main et d'ailleurs, ils finissent toujours par s'envoler, a cause de l'impossible (p. 2 1 1 )'?

La dernière phrase de cet extrait nous amène même à nous demander si Cousin

n'a pas entiérement perdu espoir en son idéal. Dans ce passage. le héros ne

prévoit plus l'avènement de u< la fin de l'impossible » (leitmotiv qui était auparavant

utilisé par le narrateur dans le texte pour exprimer sa confiance en la venue d'une

vie plus authentique), mais celle de « l'impossible », terme négatif qui démontre

que Cousin est maintenant conscient que l'union permanente entre deux êtres

vivants ne saurait se réaliser. Plus loin dans le texte, le héros en viendra même à

affirmer: « Dans un grand agglomérat de dix millions d'habitués, il faut faire

comme tout le monde. II faut être et faire semblant des pieds à la tête » (p.212).

Plusieurs passages du dernier chapitre nous incitent donc à conclure, avec Godin

'" ~stman, op. cit. note 185, p.91. 19' Nous soulignons.

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et Ostman, qu'a la fin du récit, le haros est frappé par une certaine d6sillusion et

doute de ses chances de pouvoir un jour connaître une vie plus authentique.

Contrairement à Godin, nous ne croyons toutefois pas que l'image de la

renonciation (entendue ici comme une résignation compléte B son sort et la fin de

son espoir invétéré) sanctionne la totalité de la quête du héros. Pour que sa

résignation soit totale, il faudrait que Cousin ait pris conscience de l'ensemble de

sa situation et que, suite à cette lucidité, il perde son espoir naïf et cesse d'avoir

recours aux mécanismes de défense qui lui permettent de protéger ses

espérances ; ou du moins, s'il continue à y avoir recours, qu'il le fasse maintenant

par dépit ou avec un certain cynisme. Or, que nous dit la fin du récit ? Les derniers

paragraphes du texte nous montrent que, malgré tous ses échecs et ses quelques

élans de lucidité, Cousin va persister à se perdre inconsciemment dans la

fabulation et à réduire ses exigences. Si certains passages du texte laissent

entendre que Cousin a désormais des doutes quant à ses chances de rencontrer

un être vivant qui lui permettra de connaître un amour authentique, d'autres nous

révèlent que ces brefs instants de conscience sont bien éphémères et ne lui

permettent pas de prendre prise sur la réalité. Dans le récit, le moindre signe de

lucidité est en effet contrecarré par un comportement ou une réflexion naïve, et

parfois même absurde, qui démontre que le héros refuse inconsciemment de faire

pleinement face à sa situation. Malgré le fait qu'il ne veut plus s'accrocher à des

êtres vivants, Cousin « humanise » sa montre à ressort en la prénommant

Francine et en s'imaginant qu'elle lui sourit forsqu'il la prend dans sa main. L'idée

qu'il oublie volontairement de la remonter pour s'assurer qu'elle a besoin de lui en

dit aussi long sur sa manière d'interpréter le réel. Plus encore, le héros persiste à

se mentir sur sa relation avec Mlle Dreyfus, puisqu'il avoue ne plus penser à la

jeune femme, sauf pour « s'assurer tout le temps qu'il ne pense pas à elle »

(p.213). En souvenir de sa nuit mémorable au bordel, il court fréquemment « se

laver le cul » (p.213). Ayant compris qu'il doit maintenant faire comme tout le

monde », le héros se met également & ewuter du Mozart à tue-tête (p.213) et

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manger des souris (p.212), geste qui n'est pas sans semer le doute sur son

équilibre mental.

Plus le dernier chapitre avance, plus Cousin se remet B réinterpréter le réel et

à reprendre espoir. A la page 212, il affirme qu'il a et6 encouragé par un glou-glou

bienveillant dans le radiateur et que son ticket de métro a ne le rejeta pas et le

garda a la main avec sympathie, parce qu'il savait qu'il passait par des moments

difficiles » (p.212). A partir de la page 214, le héros redevient plus optimiste,

malgré l'échec évident de sa quête. Ce dernier se remet même à effectuer des

« exercices d'assouplissement en vue d'acceptations futures » et dresse

l'inventaire des sources d'espoir qui l'entourent : sa montre de chevet, les pas du

professeur Tsourès qui lui donnent parfois l'impression qu'il va descendre et :

[..-] [tous] les petits riens. Une lampe qui se dévisse peu à peu sous l'effet de la circulation extérieure et se met à clignoter. Quelqu'un qui se trompe d'étage et qui vient frapper à ma porte. Un glou-glou amical et bienveillant dans le radiateur. Le téléphone qui sonne et une voix de femme, très douce [...] qui me dit: K Jeannot ? C'est toi, mon chéri ?» et je reste un long moment à sourire, [. ..], le temps d'être Jeannot et chéri ... Dans une grande ville comme Pans, on ne risque pas de manquer (p.215).

Cet extrait, qui clôt le récit, démontre bien que, malgré tous ses échecs, Cousin va

continuer à s'accrocher à des événements banals pour alimenter son espoir. Or,

dans le texte, ce comportement n'est pas présenté comme un signe de résignation

ou de cynisme. Cette image de Cousin qui vit quelques instants de béatitude parce

qu'il s'imagine être le « Jeannot chéri >> demandé au téléphone est, encore une

fois, un exemple de ce mouvement inconscient de fuite devant la réalité, la

manifestation de cet espoir invétéré qui l'a soutenu tout au long du récit. Certes, le

fait qu'il choisisse de brûler les portraits des deux héros de la Résistance pour

mieux les camoufler dans son i c fort intérieur B nous laisse entendre qu'il intériorise

davantage ses espérances, parce qu'il a compris qu'il doit désormais les entretenir

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avec une plus grande discrétionlg3. Mais son besoin de croire et le besoin qu'il a

de transformer inconsciemment la réalité pour protéger ses espérances sont

encore bien présents et reprennent peu à peu le dessus sur lui. Suite à l'échec de

sa quête et à tous ceux qu'il a encaissés au cours du récit, ce nouveau sursaut

d'espoir apparaît extrêmement pathétique et vient discréditer le comportement du

héros aux yeux du lecteur. Parce qu'il sait que la quête d'authenticité de Cousin se

solde par un échec, non seulement à cause de l'indifférence de la société, comme

peut le laisser entendre une lecture qui met l'accent sur la critique ironique des

institutions sociales, mais aussi et surtout. suite à l'incompétence et au manque de

lucidité du héros, le lecteur comprend a ce moment à quel point l'espoir de Cousin

est vain. En plus de sanctionner l'échec de sa quête d'authenticité, les derniers

paragraphes du roman viennent donc sanctionner la critique ironique qui s'élève,

au cours du récit, contre le personnage de Cousin.

Cet effet de discrédit est encore plus évident lorsque nous comparons la fin

qui est présentée dans le roman avec celle qui était prévue à l'origine par l'auteur.

Dans son étude sur Gros-Câlin. Ostman révèle que Gary avait pr6vu une fin

beaucoup plus positive a son roman1? Dans ce chapitre, Cousin entre d'abord

dans une grave crise d'identité. II en vient même, pour un moment, à se

transformer complètement en serpent. Après un court séjour à l'hôpital

psychiatrique, il reçoit un mot du garçon de bureau qui l'invite à se montrer

comme il est ». Cousin se rend au Palais de la Découverte, qui est le lieu du

rendez-vous. Effrayé, il entre de nouveau dans la peau d'un python. Jean Moulin et

Pierre Brossolette, les deux héros de la Résistance, l'aideront toutefois à gravir les

marches du palais au sommet desquelles il trouvera une foule de spectateurs qui

réclameront Gros-Câlin avec amour'95. Dans un coup de théâtre, la fin inédite de

Ig3 ostman, ibid, p.90. 194 Dms le troisième chapitre de sa thèse, b a n présente brièvement la a fin inédite » de Gros-Câlin. Au

dire de cette dernière, -ce chapitre c était impo&t aux yeux de Gary D. Suite à la demande de son éditeur, il a tout de même accepté de ie supprimer, parce qu'il était, lui aussi, a d'avis que son côté a positif » [. . .] n'était pas dans Ie ton du reste D de l'œuvre. h m a n , ibid, p.92. Notre résumé de la fh inédite est tiré de l'étude d'Ostman.

lg5 fiid, p.92-94.

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Gros-Câlin aurait donc permis au lecteur de terminer sa lecture avec une image

beaucoup plus positive de Cousin. L'idée qu'il ait trouvé la force d'aller vers les

autres et que, à la suite de sa transformation en python, il ait atteint sa quête

d'authenticité aurait réhabilité le héros et justifie, au bout du compte, cet espoir

invétéré qui l'a soutenu tout au long du récit. Si cette fin n'aurait pas complètement

détruit la charge ironique qui s'élève contre Cousin à I1int6rieur du roman, elle

aurait par contre grandement atténué son effet. Parce qu'elle laisse entendre que

le héros persistera, malgré ses echecs, à se perdre dans le rêve et la fabulation. la

fin actuelle de Gros-Câlin nous laisse au contraire sur une image beaucoup plus

pathétique du héros. Plutôt que de désarmer la critique ironique qui s'attaque à ce

personnage, elle tend à la faire ressortir davantage en amenant le lecteur à juger

la faiblesse de Cousin et son trop grand idéalisme.

3.1.6 Conclusion Derrière l'ensemble du roman Gros-Câlin se cache donc une ironie plus

diffuse qui vient critiquer le manque de compétences et l'idéalisme du héros. Cette

ironie se développe grâce à la juxtaposition de deux structures ironiques: l'une qui

prend comme fil conducteur l'action du récit et qui critique l'incompétence de

Cousin à atteindre sa quête d'authenticité ; l'autre qui se moque de son idéalisme

et de son manque de lucidité en s'appuyant sur les differents mécanismes de

défense qu'il a développés afin de garder confiance en son idéal. La fin du roman

joue elle aussi un rôle tres important dans le décodage de cette ironie. En

démontrant que Cousin continue, malgré l'échec évident de sa quête, a entretenir

son espoir en son idéal, les dernières pages du r&it font éclater tout le pathétique

de sa situation et lui font perdre beaucoup de crédibilité. Parce qu'elle est plus

« globale » et exploite les différentes facettes du texte littéraire, cette ironie

s'associe tres bien au phénomène de I'ironie littéraire décrit par Hamon, Allemann

et Hutcheon. Contrairement à ce que pourraient nous laisser penser leurs études,

l'ironie littéraire retrouvée dans Gros-Câlin ne se démarque toutefois pas

entièrement de l'ironie rhétorique. Pour arriver à ses fins, cette dernière utilise en

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effet certains procédés propres à œ type d'ironie. Pour bien comprendre les

particularités de I'ironie litteraire ajarienne et les liens qu'elle entretient avec I'ironie

rhétorique, nous allons donc, dans la prochaine section de notre Btude, comparer

les procédés utilisés par cette dernière à ceux que nous avons répertoriés à

l'intérieur de notre définition de l'ironie littéraire.

3.2 L'ironie littéraire dans le roman Gros-Câlin: ses particulatit6s et les liens qu'elle entretient avec I'ironie rhétorique

Comme le voulait l'étude de Beda Allemann, l'ironie qui s'attaque a Cousin

agit comme i< un principe structurant de l'œuvre» et est parfaitement « intégrée au

déroulement dramatique du récit lg6 B. En plus d'influencer le développement du

personnage principal, elle influence le choix des événements et leur portée. Les

initiatives mises en branle par le héros pour sortir de sa solitude sont si futiles et si

dérisoires, qu'il apparaît difficile de croire qu'il n'y a aucune intention critique qui se

cache derrière elles. II en va de même pour la constante répétition des échecs de

Cousin, qui ne manque jamais d'égratigner un peu plus la crédibilité du héros.

L'ensemble de notre analyse a de plus démontré que la critique ironique qui

s'élève derrière l'ensemble du roman se déploie principalement à travers les

procédés de la « mimèse » et de la répétition. Comme la majorité des romans

garyens, le récit de Gros-Câlin demeure entièrement a fidèle aux comportements

et aux idées dont il se moque lg7 », puisque Cousin est incompétent et aveuglé par

son idéal jusqu'à la fin du roman. Le texte met d'ailleurs beaucoup en relief ces

deux défauts en présentant fréquemment des situations où ils entrent en jeu. À

l'exception de quelques phrases qui soulignent le profond manque d'amour du

héros et son curieux emploi de la langue, le récit ne présente jamais, comme c'est

le cas dans L'angoisse du roi Salomon, les commentaires des autres personnages

196 Ailemam, Beda. K De l'ironie en tant que principe littéraire », dans Poétique, n036, novembre 1978, p.54- 55. - - -

Ig7 Cette citation est tirée de la préface du roman Les clowns lyriques de Gary. Citée dans Rosse, Dominique, Romain Gary et la modernité, Paris, A.-G. Niet, 1995, p.99.

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qui permettraient d'expliquer (et du même coup d'excuser) le comportement de

c ou sin'^^. C'est donc grâce à la répétition systématique des mécanismes de

défenses du héros et de ses commentaires naïfç que l'effet de distanciation

ironique émerge du récit.

Si elle s'associe d'abord au phénomène de I'ironie littéraire, I'ironie qui

s'attaque au personnage de Cousin garde tout de même certains traits propres à

l'ironie rhétorique. Ce type d'ironie, qui naît ic de la contradiction entre deux

niveaux sémantiques attaches à une même séquence signifiante 199x, se déploie

principalement par le biais d'une structure d'opposition sémantique. Or, tout en

étant plus diffuse » et plus « différée », I'ironie retrouvée derrière le récit de Gros-

Câlin prend, elle aussi, appui sur une telle structure d'opposition. Contrairement à

celle décodée par Linda Hutcheon dans la nouvelle The Boarding House de

Joyce. cette dernière ne se développe pas par l'intermédiaire d'une seule structure

sémantique sur laquelle vient s'accumuler, au cours du récit. plusieurs sens

antagonistes200, mais grâce a l'opposition de deux structures sémantiques : celle

qui présente les échecs répétés du héros et celle qui dévoile son optimisme

invétéré en son idéal. Le contraste ironique qui Brnerge de ces structures

n'apparaît toutefois pas dans le texte d'une manière spontanée, mais

progressivement grâce au processus de répétition. La mise en parallèle de

l'idéalisme actif » du garçon de bureau et de u I'idéalisme passif n de Cousin est

une autre structure d'opposition qui sert énormément à l'émergence de I'ironie.

Nous devons de plus admettre que le lecteur n'a pas nécessairement besoin

d'attendre la fin du récit pour décoder certaines fièches ironiques qui s'attaquent à

Cousin. Plusieurs éléments différents du texte l'incitent à se distancier du héros et

à porter implicitement un jugement critique sur lui. Certains d'entre eux sont

198 Dans L'angoisse du roi Salomon, le personnage de Chuck aime analyser le comportement de Jean. Il

s'emporte donc fréquemment dans de longs discours philosophiques qui expliquent le trop grand idéalisme du héros et qui, du même coup, excusent les bévues que ce demier pose au nom de son idéai, Koss, Suzanne-Hélène. K Discours ironique et ironie romantique dans Salammbô de Gustave Flaubert », dans Symposium, vol. 40, no 1, 1986, p.17.

*O0 Hutcheon, Linda et Butter, Sharon 4 loc. cir. note 175, p255 et p257-158.

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d'ailleurs très évidents: le discours décousu du narrateur et l'emploi saugrenu qu'il

fait de la langue sément rapidement le doute sur les compétences du narrateur a

raisonner logiquement et à communiquer avec les autres ; le procédé par lequel

Cousin projette ses désirs et ses angoisses sur les autres est également assez

apparent. II en va de même pour les passages du texte où le héros &net, bien

malgré lui. un commentaire raciste sur Mlle Dreyfus ou sanctionne positivement

une situation qui apparaît nettement négative. L'incongruité des propos de Cousin

est, dans ces passages, assez flagrante pour que le lecteur perçoive la distance

critique que cherche à instaurer le texte. Même pour ces signaux, la fin du roman

joue toutefois un rôle important dans le décodage de leur portée ironique, puisque

c'est grâce à cette dernière que le lecteur en vient à se demander si tous ces

indices ne participeraient pas à une stratégie d'évaluation plus vaste qui

parcourrait l'ensemble du récit. Puisqu'elle s'appuie sur des structures

d'opposition, l'ironie littéraire qui se développe dans Gros-CNin garde donc une

certaine parenté avec l'ironie rhétorique. De ce fait, elle n'est peut-être pas aussi

complexe et subtile que celle retrouvée dans la nouvelle de Joyce. Malgré tout, la

critique qui porte sur l'idéalisme de Cousin n'est pas aussi explicite que celle qui

s'attaque aux institutions sociales. C'est peut-être pour cette raison qu'elle n'a

jamais, jusqu'à aujourd'hui, attiré l'attention des critiques.

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Conclusion

Dans la thèse qu'elle a consacrée au roman Gros-Câlin, Anne-Charlotte

Ostman démontre la présence d'une ironie locale qui prend la défense du héros en

dénonçant ponctuellement l'indifférence de la société à l'égard des personnes

seules et dans le besoin telles que lui. Si elle avoue que Cousin est quelquefois

visé par I'ironie du texte, Ostman conclut que le héros assume la majorité des

flèches ironiques qui s'attaquent aux personnages secondaires du roman. De ce

fait, elle n'explore jamais, dans son analyse, l'idée que le comportement et le

système de valeurs du héros puissent aussi faire l'objet d'une critique ironique. Un

regard plus poussé sur le personnage de Cousin montre pourtant que ce dernier

n'a ni le jugement critique ni la force de caractère nécessaires pour émettre un

commentaire ironique sur le monde. Dans la majorité des situations, le héros

accepte passivement les événements qu'il vit, même lorsque ces derniers

attaquent sa dignité. L'incongruité de son attitude nous a des lors amenée à poser

l'hypothèse qu'il se cachait, derrière Gros-Câlin, une intention ironique qui

cherche à critiquer le comportement de Cousin et son système de valeurs.

En tant que narrateur extradiégétique et homodiegétique du récit, Cousin

impose constamment sa vision du monde à l'intérieur du texte. L'image qu'il

projette se construit donc progressivement et n'est véritablement complète qu'à la

fin du roman. Cette situation nous a portée A conclure que l'ironie qui s'attaque au

héros devait être plus diffuse que l'ironie syntagmatique qui se moque des

personnages secondaires. Renvoyant à une ironie plus globale et différée, le

concept d'ironie littéraire nous est apparu comme l'outil le plus adéquat pour

mettre à jour ce type d'ironie. Phénomène encore très peu étudié, I'ironie littéraire

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se présente comme une stratégie intratextuelle qui permet à un encodeur d'évaluer

implicitement les normes génériques, diégétiques ou idéologiques qui régissent

son récit. Cette évaluation moqueuse se développe grâce aux procédés de la

« mimèse D et de la répétition. La K mimèse D est entendue comme le procédé par

lequel I'encodeur, feignant d'adhérer aux n o m s qu'il vient juger, les incorpore a

l'intérieur de son texte. La répétition syst6matique des règles suspectes dans un

contexte en perpétuelle évolution amène par contre le lecteur à se distancier du

récit et à percevoir la critique ironique.

Pour que notre hypothèse soit valable, il fallait donc qu'il y ait, dans Gros-

Câlin, des structures de répétition qui incitent le lecteur à se dissocier du discours

de Cousin pour évaluer implicitement les normes qui régissent son récit et son

univers de croyances. Pour commencer notre analyse, nous avons d'abord abordé

la question de la i( mimèse » et étudié les différentes règles qui déterminent les

niveaux narratif et diégétique du récit afin de cerner celles qui étaient susceptibles

de s'attirer la critique implicite de l'auteur-enwdeur (chapitre 2). Après avoir conclu

que les règles qui conditionnaient le projet de remise en question de la langue du

narrateur ainsi que celles qui conditionnaient son idéalisme et son comportement

avec autrui pouvaient être répertoriées parmi les normes suspectes, nous avons

regarde si ces dernières acquéraient, grâce à un processus de répétition. une

portée ironique (chapitre 3). Le fait que le récit de Cousin ne corresponde pas au

projet scientifique qu'il s'était fixé est apparu comme une autre piste de recherche

intéressante. Au début du roman, Cousin annonce en effet que le but de son récit

est de présenter un traite zoologique portant sur le mode de vie des pythons

vivant à Paris (p.69). Parce qu'il est incapable de garder sa subjectivite à distance

des événements qu'il rapporte, son projet aboutit toutefois à l'échec. Constamment

entrecoupé de digressions qui relatent son manque d'amour et sa quête

d'authenticité, son récit est beaucoup plus centré sur ses rêves et ses angoisses

que sur les habitudes naturelles des pythons. Parce qu'il dévoile l'incompétence de

Cousin a produire un traité scientifique ainsi que son incapacité à contenir sa

détresse, l'échec de son projet scientifique vient affecter sa crédibilité de narrateur.

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II risque de conduire le lecteur à se moquer de sa trop grande faiblesse. Comme

son récit ne ressemble en rien à un traité scientifique, nous ne retrouvons toutefois

pas, à l'intérieur du texte, l'effet de « mimèse » nécessaire à l'éclosion de l'ironie

littéraire. Si la fiabilité et la compétence de Cousin en tant que narrateur d'un traité

scientifique sont discréditées à l'intérieur du roman, ce n'est pas par le biais de ce

type d'ironie. La critique ironique qui s'attaque à œ personnage ne se développe

donc pas au niveau du plan de la narration du récit.

L'échec du projet scientifique de Cousin, comme celui de son projet de

remise en question de la langue, sert toutefois à l'émergence d'une critique

ironique qui se développe au niveau de la diégése du récit. A la lumière de notre

analyse, il apparaît en effet possible de décoder, à ce niveau du texte, une ironie

plus globale qui se moque de l'idéalisme aveugle de Cousin et de son

incompétence a mener a terme sa quête d'authenticité. Pour atteindre son idéal,

ce dernier met beaucoup d'espoir dans l'avènement d'une mutation biologique qui

lui permettrait de faire un bond dans l'évolution et de devenir spontanément un

homme accompli. II place aussi ses espérances dans l'expérience d'un amour et

d'une amitié véritables, c'est-à-dire dans l'expérience d'un amour et d'une amitié

permanents qui lui permettraient d'entrer en relation avec des êtres de son espèce.

Parce qu'il utilise généralement un langage non-verbal pour entrer en contact avec

les autres et qu'il est généralement incapable d'exprimer clairement ses intentions,

Cousin ne réussit jamais à convaincre les autres à entrer en relation d'amitié avec

lui. Son imagination fertile l'amène de plus à idéaliser Mlle Dreyfus et de ce fait, à

investir beaucoup de son temps dans une voie stérile qui ne lui permettra pas de

connaître un << amour authentique » avec la femme désirée. Dans le récit, toutes

les initiatives que met en branle le hkos pour connaître l'amour et l'amitié

véritables se soldent donc par un échec. Même si l'objet de sa quête est noble et

que sa ténacité semble à première vue être valorisée par le récit (comme le veut le

processus de la << mimèse »), la répétition de ses différents ratages incite le lecteur

à se distancier de Cousin et B se moquer de son manque de compétence.

L'ensemble de ses échecs viennent donc former une première structure ironique

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qui travaille à discréditer le comportement du héros. C'est cette première structure

ironique que viennent renforcer l'échec du projet scientifique de Cousin et l'usage

saugrenu qu'il fait de la langue en dévoilant, eux aussi, son probléme de

communication.

Malgré ses constants échecs, Cousin ne perd par contre jamais espoir

d'atteindre un jour son idéal. A l'exception de quelques passages du récit, il

demeure confiant et ne perçoit pas la portée dramatique que prend

progressivement sa situation. Dans les premiers chapitres du récit, son optimiste

peut être perçu comme une force de caractère. Comme cette attitude contraste

énormément avec le cheminement de sa quête, nous en sommes toutefois venue

à nous demander si le récit ne cherchait pas à se moquer implicitement de

l'idéalisme invétéré. Cette hypothèse nous est apparue d'autant plus probable que

le comportement et le système de valeurs de Cousin entretiennent certains liens

avec ceux de l'auteur et du héros totalifaires décriés par Gary dans son essai Pour

Sganarelle. Comme ces derniers. Cousin est marqué par un manque, une

angoisse profonde qu'il tente d'apaiser en élevant son idéal en une certitude

absolue2o'. Ce besoin de croire à l'avènement d'une vie plus authentique est

d'ailleurs si fort chez le héros, qu'il l'incite à projeter ses craintes chez les êtres qui

l'entourent, à abaisser ses attentes et ses critères de réussite et à donner une

portée positive aux événements banals qui se produisent dans son quotidien. Les

quelques commentaires critiques qu'il émet au sujet de i'aveuglement politique du

garçon de bureau démontrent d'ailleurs que le héros n'est pas conscient de

l'importance qu'il accorde à son idézl et des effets néfastes que produit son espoir

sur son jugement critique. Or, au début du récit, le processus de reinterprétation du

réel auquel s'adonne Cousin pour alimenter sa confiance peut être mis sur le

compte de sa naïveté. Parce que cette réaction se reproduit plusieurs fois dans le

texte et ce. dans des situations pour le moins incongrues. le lecteur comprend

toutefois que le comportement de Cousin est, en vérité, motivé par sa faiblesse et

'O1 McKee, Rebecni lane. The hwnnnism of Romain Gmy. Mémoire de maîtrise présente au TNUty CoUege de Dublin, 1978, p. 63-64.

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son incapacité à faire face à la réalité. La répétition des différents mécanismes de

défense du héros amène donc progressivement le lecteur à se distancier encore

plus de lui et à percevoir un jugement ironique qui s'attaque à sa faiblesse et à son

idéaiisme.

En plus de confirmer l'échec de la quête d'authenticité de Cousin, la fin du

roman vient d'ailleurs sanctionner cette lecture ironique du récit. Même s'il émet

quelques doutes quant à ses chances de connaltre l'amour et l'amitié authentiques

avec un être de son espèce. Cousin garde tout de mêmz l'espoir, dans c son fort

intérieur », de vivre un jour une vie meilleure. Après avoir subi une grave crise

d'identité, il recommence peu à peu à réinterpréter positivement le réel et à

alimenter sa confiance en s'accrochant à des événements banals. Suite au

dénouement négatif de sa quête, ce regain d'optimisme apparaît toutefois

dérisoire. Démontrant que le héros est tout aussi incapable de faire face à sa

situation qu'au début du récit, son comportement vient accentuer sa faibiesse.

Puisque c'est sur cette vision que se termine le récit. la faiblesse et I'idealisme de

Cousin viennent donc grandement influencer l'image globale que se construit le

lecteur du héros. Ce dernier n'ayant plus aucun espoir de voir le personnage se

transformer en un être plus lucide et plus compétent, il an vient dès lors à

reconsiderer le comportement qu'a affiche ce dernier pendant le récit et a remettre

en question les bienfaits de son idéalisme. Si le jugement que produit la fin du

roman ne vient pas totalement discréditer Cousin aux yeux du lecteur, il risque

toutefois d'amener ce dernier a percevoir. derrière le récit, une intention critique qui

se moque des comportements et du système de valeurs du héros.

En plus d'une ironie locale qui prend la défense de Cousin en dénonçant le

manque de compassion de la société à l'égard de sa situation, se cache donc,

derrière Gros-Câlin, une ironie plus diffuse qui se moque de l'incompétence et de

l'idéalisme passif du héros. Si elle s'associe par ses mécanismes au procédé de

l'ironie littéraire, cette ironie garde par contre certains traits propres à l'ironie

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rhétorique. Comme cette dernière, l'ironie qui émerge de Gros-Câlin se développe

grâce à des jeux d'oppositions : opposition des niveaux du &el (qui renvoie aux

échecs de Cousin) et de l'imaginaire (qui renvoie à la maniére dont le héros

réinterprète fa réalité) ; opposition de Cousin et du garçon de bureau qui met en

relief la passivité du héros et son besoin désespéré de croire à son idéal.

Contrairement à ce qui se produit lors du décodage de l'ironie rhétorique, le

contraste qui émerge de ces structures d'opposition n'apparaît pas localement à

l'intérieur du texte, mais progressivement, à mesure que les oppositions sont

répétées.

Or, la présence d'une ironie qui se moque de l'idéalisme de Cousin nous

porte a nous demander si Gary ne cherche pas, a travers Gros-Calin, à se moquer

de son propre idéalisme. Dans ses premiers romans signés Gary, ce dernier a

toujours défendu les valeurs de l'amour, de la justice et de la fraternité à travers

des héros très charismatiques. Le discours qu'il tient dans son essai Pour

Sganaretle nous démontre de plus que l'auteur a longtemps cru que s'il donnait un

exemple d'humanisme dans ses romans, les hommes en viendraient

inconsciemment à assimiler cette vision du monde et, avec le temps, deviendraient

des êtres plus chaleureux. Comme nous le laisse entendre l'étude de Rebecca

Jane McKee, Gros-Câlin est publié alors que l'œuvre de Gary est entrée dans une

période de remise en question des bienfaits de l'idéalisme et du pouvoir réel que

peuvent exercer l'art et la culture dans l'éducation des hommes. Dans son

mémoire de maîtrise, McKee montre en effet qu'à partir de 1956, la majorité des

romans garyens cherchent beaucoup plus à illustrer les mauvais côtés de

l'idéalisme que ses bons aspects. Cette critique. qui s'accentuera avec les années,

atteindra son paroxysme dans les œuvres publiées entre 1970 et 1974. A

l'intérieur de ces dernières, l'auteur viendra non seulement critiquer I'6chec de la

pensée libérale, mais aussi dénoncer, à travers une satire virulente, « the failure of

art to affect reality in any beneficial way 'O2 ». Mettant en scène un diplomate

202 Ibid, p.90. Nous traduisons : « t'incapacité de l'art de transformer la réalité d'une façon bénéfique ».

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désillusionné qui sombre progressivement dans la schizophrénie pour se protéger

du réel, Europa (1 974) est certes le roman le plus sombre de cette période. Au dire

de McKee, cette œuvre « is a total rejecnion of the myth of culture and faith in the

nobility of even the idealist figure and is seriousness in the pursuit of love,

tolerance, and respect for the individual 'O3 B. Dans ce récit, même les bienfaits de

i'humour sont mis en doute, puisque ce procéd6 est présenté comme un moyen

passif de fuir ses problèmes et d'accepter les injustices de la NOUS

pouvons donc nous demander si, avec son premier roman ajarien, Gary ne

cherche pas à poursuivre sa réflexion critique de l'idéalisme entamée dans ses

romans signés Gary. Publié la même année quJEuropa. Gros-Câlin serait le

pendant ironique de ce roman plus pessimiste. Cette association permettrait dès

lors de rapprocher les œuvres GaryIAjar qui sont généralement présentées comme

des œuvres très différentes et autonomes. Elle permettrait aussi de démontrer qu'il

pourrait être intéressant de se demander aujourd'hui, non pas comment les

romans ajariens se démarquent de l'œuvre garyenne. mais comment ils s'y

rattachent et en quoi ils contribuent à son enrichissement.

'O3 Ibid, p. 100. Nous traduisons : « est un rejet total du mythe de la culture et même de la croyance dans la noblesse de la figure de l'idéaliste et de l'importance qu'il accorde a la quête de I'amour, la tolérance, et du respect d'autrui. D

204 ibid, p. 167.

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Bibliographie des textes cités

(Euvres de Gary :

Gary, Romain. Pour Sganarelle : recherche d'un personnage et d'un roman. Paris, Gallimard, 1965, 476 p.

----- Les mangeurs d'étoiles. Paris, Gallimard, 1 966, 329 p.

----- La nuit sera calme. Paris, Gallimard, 1 974, 2 1 9 p.

-- Gros-Câlin. Paris, Mercure de France, 1974, 21 5 p.

--- La vie devant soi. Paris, Gallimard, 1975, 273 p.

-- Pseudo. Paris, Mercure de France, 1976, 21 3 p.

---- L'angoisse du roi Salomon. Paris, Mercure de France, 1979, 342 p.

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------ L'Univers imaginaire de Romain Gary. Thèse d e doctorat présentee B l'université Laval, IW8, 222 p.

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