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    crire sur les sciences dites exactesou dures est chose difficile quand onveut que le texte ne soit ni falsifi force

    de simplification ni abscons par carence delisibilit. Cest tout lart des vulgarisateursde grand talent qui pour re n d re comptedune science, de son contenu, de sesnigmes, doivent tre la fois de grandsscientifiques et de bons crivains.

    Lentreprise est dautant plus malaise queles variations du sujet sont constantes,que les dcouvertes lies la recherchesont permanentes, que des rponses auxquestions sont donnes chaque jour,faisant natre de nouvelles questions

    imprvisibles, parfois inimaginables.Les diteurs franais ont su, depuisquelques annes, dvelopper de faonre m a rquable le catalogue des ouvragesscientifiques destins un public cultiv.Ils ont pu le faire grce la qualit des

    textes que leur ont proposs des auteursc l b res en raison de leur travaux dechercheur.

    Le ministre des Affaires trangres etlAssociation pour la diffusion de la pensefranaise remercient la Cit des sciences

    et de lindustrie davoir effectu cetteslection douvrages de haute vulga-risation scientifique proposer aux lecteursdans toute bonne bibliothque ltrangeret pouvant f a i re lobjet dune traduction.

    Yves Mabin

    Chef de la division de lcrit et des Mdiathques

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    Cet ouvrage a t ralis en partenariat avec la Mdiathqued'histoire des sciences, de didactique et de musologiede la Cit des sciences et de lindustrie.La slection des titres analyss ainsi que la rdactionde lintroduction et des notices bibliographiques(hormis celles reprises du Bulletin critique du livre en franais),sont dues au travail de Monsieur Francis Agostini.La slection iconographique a t tabliepar Madame Claire Jullion et Madame Sylvie Peyrat.

    Cit des sciences et de lindustrie30, avenue Corentin-Cariou,

    75930 Paris Cedex 19.

    Ministre des Affaires trangres.Direction gnrale de la cooprationinternationale et du dveloppement.Direction de la coopration culturelle et du franais.Division de lcrit et des Mdiathques.

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    I N T R O D U C T I O ND ' U N E S C I E N C E C O M M U N I Q U E U N E S C I E N C E T R A N S M I S E

    T R A N S M I S S I O N E T C R I T I Q U E D E S C I E N C E

    S C I E N C E E N C R AT I O N : D E L A G E R M I N A T I O N A U C O N S E N S U S

    S C I E N C E E T C U L T U R E D A N S L E S I C L E

    A V A N C E S S C I E N T I F I Q U E S E T D B A T D ' I D E S D E P U I S 1 9 7 0

    U N E U V R E D E T R A N S M I S S I O N : L ' E S S A I S C I E N T I F I Q U E

    L I R E L A S C I E N C E : C O N S T I T U T I O N , S L E C T I O N E T O R G A N I S A T I O N

    P O U R U N E B I B L I O T H Q U E D E S C I E N C E E T D E C U L T U R E

    I N T R O D U C T I O N A U C H O I X I C O N O G R A P H I Q U E

    L A F A B R I Q U E D U C O R P S H U M A I NM D E C I N E / N E U R O S C I E N C E S

    L A M A T R I S E D U V I VA N TB I O L O G I E

    L A M AT I R E - E S PA C E - T E M P SP H Y S I Q U E / C H I M I E / A S T R O N O M I E

    L A T E R R E , P A S S , P R S E N T , C O N D I T I O N N E LP A L ON T O L O GI E / S C I E N C E S D E L A T E R R E / C O L O G I E

    L E S TE C H N OL OGI ES D E L I N T E L L I G E N C EM AT H M ATI QU ES / I N F O R M AT I Q U E

    S C I E N C E , C U L T U R E E T S O C I T P I S T M O L OG I E / H I S T OI R E D E S SC I E N C E S

    B I B L I OG R A P H I E C OM P L M E N TA I R EO U V R A G E S D E R F R E N C E

    C L A S S I Q U E S D E L A S C I E N C E

    5

    1 0

    1 3

    1 9

    2 3

    2 8

    3 4

    3 7

    4 2

    4 5

    7 3

    1 0 5

    1 6 1

    1 9 3

    2 1 5

    2 3 3

    2 3 5

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    Je distingue deux moyens de cultiver les sciences: lun,

    daugmenter la masse des connaissances par des dcouvertes;

    lautre, de rapprocher les dcouvertes et de les ordonner entre

    elles, afin que plus dhommes soient clairs et que chacun

    p a rticipe selon sa porte la lumire de son sicle.

    Ainsi Diderot prsente-t-il les deux volets de lactivit

    scientifique. La vise politique fonde demble lentreprise de

    divulgation dont lEncyclopdie, ou Dictionnaire raisonn dessciences, des arts et des mtiers est le parangon. Dune part,

    son ambition est doffrir au lecteur des outils au moyen

    desquels il pourra interprter le monde, ainsi que la place

    quil y occupe et la fonction quil y remplit. Le style est

    accessible un public relativement large. Dautre part,

    lEncyclopdie vise non seulement transmettre des savoirs,

    mais les organiser entre eux, pour en faciliter lappropriation.

    Les hommes de science du X V I I I e sicle taient aussi

    philosophes (dAlembert), crivains (Buffon) ou hommes

    politiques (Condorcet). Buffon, directeur et coauteur de

    lHistoire naturelle, fixe les rgles de lcriture scientifique de

    divulgation. La formalisation de la thorie newtonienne de

    lattraction universelle ne rebute pas Voltaire et madame du

    Chatelet. Ceux-ci sefforcent de la propager en France, dans

    un milieu o domine la mcanique de Descartes.

    Cest laurore de la science et le triomphe du rationalisme.Philosophes et gens de lettres se font les mentors dune

    science qui promet dexpliquer le monde.

    Le progrs des connaissances au sicle suivant laisse cro i re

    un moment des savants comme Berthelot ou lord Kelvin

    quil ne reste plus aux sciences physiques qu a j o u t e r

    quelques dcimales. Mais les grandes crises que

    traversent la physique et les mathmatiques dans la

    p re m i re moiti duX Xe

    sicle branlent lassurance desscientif iques. m e s u re quelle pro g resse (cert a i n s

    p r f rent parler de pro g ression plutt que de progrs), la

    science dcouvre la complexit du monde. En re p o u s s a n t

    lhorizon de lignorance, la science dcouvre des abmes

    dinconnaissance. la manire dune sphre dont le rayon

    augmenterait indfiniment, la surface qui spare le connu

    de linconnu crot sans cesse.

    Par ailleurs, lextension indfinie du champ dinvestigation

    de la science ne sert plus, ou plus seulement, le pro j e t

    Dune sc ienc e com m unique une sc ience t r ansm ise

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    dducation sociale. De plus, la raison scientifique na pas

    fait taire les sirnes de lirr a t i o n n e l1.

    Une autre cause de dsenchantement rside dans le fait que

    le rle de la science sest considrablement modifi avec le

    dveloppement des technosciences.

    Le savant dhier tait homme de culture, le chercheur

    daujourdhui est homme de technique. De plus en plus de

    scientifiques prouvent au fond deux-mmes un sentiment

    de nostalgie pour le sicle des Lumires, quand science et

    philosophie se prtaient main forte dans llaboration et la

    d i ffusion des connaissances. Le rythme des avances

    scientifiques et techniques est tel actuellement, que la

    socit les reoit comme mythes ou comme botes noires.Ne parvenant pas les intgrer la culture, elle se trouve

    dsarme face aux avatars du scientisme comme ceux de

    lantiscience.

    Si, comme la affirm Galile, le livre de la Nature est

    crit en langage mathmatique, les hommes peuvent se

    refuser le dchiffrer. Depuis longtemps, des voix ont

    exprim lhorreur que leur inspire une Nature mathmatise.

    Goethe soppose Newton dans sa thorie de la couleur. Et

    avec Chateaubriand, qui voit dans la science une entreprise

    de destruction et de mort, se lve un front antiscientifique2.

    Cette tendance se manifeste encore aujourdhui. Des

    philosophes contemporains voient dans le projet cartsien

    (nous rendre comme matres et possesseurs de la nature)

    la source de tous nos maux. Ils dnoncent la barbarie

    scientifique et technique3, ou annoncent la grande

    implosion4. En fait, la plupart des philosophes se tiennentdsormais lcart de la marche des sciences. Toutefois

    certains, comme Dominique Lecourt, sefforcent de renouer le

    dialogue: Il est grand temps de rouvrir la question de

    lunion de la science et de la philosophie. On aura compris

    que cette question ne relve pas de lpistmologie: cest

    lune des questions nvralgiques ou, si lon veut, stratgiques

    de la modernit5.

    Cet effort pour repenser la science parat dautant plusncessaire que les objets sur lesquels elle travaille perdent de

    leur matrialit et que le lien avec le rel ne renvoit plus

    gure une perception, ce qui favorise une apprhension de

    la science comme mythe.

    Si lon en croit Paul Caro, le contenu de la science

    contemporaine ne diffuse vers la socit que sil y est port

    par la dfroque reconvertie dun mythe6. En exploitant les

    espoirs quelle suscite et les peurs quelle ravive, les mdias

    1 . DominiqueTerr-Fornacciari,

    Les Sirnes de lirrationnel ,Albin Michel, 1991.

    2.J ean Dhombres,Science et anti-science:

    une vieille histoire,Impact : science et socit,

    n151, 1988, P. 215-223.

    3. Michel Henry,La Barbarie,

    Grasset, 1987.

    4 . Pierre Thuillier,La Grande Implosion,

    Fayard, 1995.

    5 . Dominique Lecourt,Contre la peur.

    De la science lthique,une aventure infinie,

    Hachette, 1990, p. 77.

    6. Paul Caro,De leau,

    Hachette, 1992.

    6

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    ont tendance mythifier la science. Promthe et Pandore,

    Faust et Frankenstein continuent daccompagner nos images

    de la science7. De plus, les mdias sattachent plutt ces

    aspects spectaculaires et phmres. On privilgie alors les

    dernires avances scientifiques en ngligeant de les replacer

    dans leur contexte historique. J acques Roger rsume bien la

    s i t u a t i on: Les mdias apportent de plus en plus

    dinformations sur les rsultats de la recherche. Mais il

    manque ce qui permet de les comprendre, notamment

    lorsque surgit une grande controverse. Il en conclut : Il est

    important que les scientifiques expliquent leurs systmes de

    rfrence, leurs rgles [et leurs] mthodes, ce qui fonde leur

    comportement intellectuel. Cela peut sexpliquer sans quesoit ncessaire dentrer dans les dtails 8.

    Dans ce contexte, toute tentative pour ouvrir un espace

    culturel entre science et socit doit tre encourage. Parmi

    les champs culturels explors en France partir des annes

    soixante-dix, celui de ldition sest maintenant stabilis. Il

    constitue aujourdhui un foyer de rayonnement de la pense

    scientifique sur ses diffrents registres. cet gard, le livret

    Lire la science veut tmoigner du renouveau de ldition

    franaise de vulgarisation. Nous avons choisi de faire une

    place de choix aux scientifiques, car ils reprsentent un

    moteur essentiel de cette volution. Sil existe des crivains

    et des journalistes qui sont des vulgarisateurs professionnels,

    il y a de plus en plus de vritables scientifiques qui ont

    lambition de faire partager leur savoir 9, estime J ean

    J acques, lun des meilleurs reprsentants contemporains de

    lcriture scientifique de vulgarisation.

    Le scientifique crivain (vocable retenu ici pour dsigner

    les scientifiques produisant articles et livres diffusion large)

    est une figure ambigu et attachante, qui mrite que lon sy

    attarde un peu. Si certains scientifiques, comme J ean

    Rostand, ont produit une uvre littraire autonome, ils se

    g ardent de placer sur le mme plan les ouvrages de

    divulgation scientifique, de mme quils sparent nettementces derniers des crits de recherche. Le scientifique crivain

    ne se prsente alors jamais seulement comme crivain.

    Hubert Reeves dclare, dans lintroduction de Patience dans

    lazur, stre mfi du style et avoir rsist la tentation de

    polir les phrases, de faire littraire. loppos, J ean

    Jacques, ancien chimiste et compagnon des surralistes,

    accorde une grande attention au style dans ses crits de

    vulgarisation. Le biologiste Jacques Ninio savoue un modle

    littraire, Raymond Queneau. Pour lui, il est plus contraignant

    7 . Dominique Lecourt,Promthe, Faust,Frankenstein,Sanofi-Synthlabo, 1996.

    8 . Plaidoyer pourla culture scientifique,Le Monde,23 novembre 1989.

    9.J ean Jacques,Vulgariserles sciences par lcrit ,Usage du patrimoine critscientifique et technique,

    FFCB, 1994.

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    dcrire un texte de vulgarisation quun article spcialis. La

    plupart des scientifiques crivains se reconnatraient sans

    doute dans la caractrisation que donne de lui-mme lauteur

    de Savants et Ignorants10: un auteur qui se veut plus

    scientifique qucrivain. Ils accepteraient aussi dtre

    rassembls sous ltiquette de scientifiques de mtier

    aimant faire partager aux autres ce quil y a de fort et beau

    dans leur discipline, selon la formule de Sephen J ay Gould.

    Occup crire pour un large public, le savant reste sous

    le regard de ses pairs. Un peu la manire du chercheur

    d v i a nt, il risque dtre rejet en marge de sa

    communaut, comme bien des vulgarisateurs issus du srail.Lauteur exprime souvent linstabilit de sa position dans une

    partie liminaire de louvrage, et ses hsitations mmes le

    rendent attachant au lecteur. Cette situation trs particulire

    le conduit baliser le terrain, dresser une scne pour un

    projet dcriture. Ce projet repose sur une intention, celle de

    transmettre. Non pas transmettre un patrimoine conserver

    pour les gnrations futures, mais plutt transmettre une

    synthse provisoire, permettant aux hommes de ramnager

    en permanence leur rapport au monde. Et en ce sens,

    transmission suppose la fois acquisition et interprtation.

    Le physicien Pierre-Gilles de Gennes confesse: La

    mlancolie de nos sciences, cest la difficult de transmettre.

    En paraphrasant Rgis Debray11, nous suggrerons que si les

    chercheurs communiquent, il est plus rare quils transmettent.

    Il ne peut y avoir transmission sans qute de sens. Franois

    Lurat donne en exemple aux physiciens lattitude de NielsB o h r1 2, le crateur, avec We rner Heisenberg et Erw i n

    Schrdinger, de la mcanique quantique. Dsirant ardemment

    dgager le sens des nouveaux formalismes, celui-ci se de-

    mandait constamment comment on pouvait dire dautres

    hommes ce que nous avons fait et ce que nous avons appris.

    Sa pense tait anime par la philosophie, et de manire plus

    spcifique par lide dune profonde unit de la connaissance.

    la mme poque, on retrouve chez Paul Langevin cetteproccupation dintgrer la culture les dveloppements les

    plus droutants de la crise gnrale de toute la physique.

    La transmission ne conserve pas; elle renverse les ides

    reues, tout en laissant ouvert le questionnement. Le

    gnticien Philippe Kourilsky parle de transmission du

    doute13.

    Parmi les aiguillons qui poussent les scientifiques

    transmettre, il faut voquer le sentiment dincomprhension.

    10 .J ean Jacques,

    Daniel Raichvarg,Savants et Ignorants.

    Une histoire de lavulgarisation des sciences,

    dition du Seuil, 1991.

    11. Rgis Debray,Transmettre,

    Odile J acob, 1997.

    12. Franois Lurat,Niels Bohr: avant/aprs,

    Critrion, 1991.

    13. Philippe Kourilsky,Les Artisans de lhrdit,

    Odile Jacob, 1987, p. 264.

    8

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    Philippe Kourilsky, qui fut directeur du CNRS, considre que

    rgne de faon latente et diffuse une sorte de malentendu

    fondamental 14. Rejetant parfois lextraterritorialit quils

    cultivent par ailleurs, les chercheurs ont besoin dun exutoire

    ce sentiment dincomprhension. Les Nobel se rcrient :

    Nous se sommes pas des oracles15, Les savants ne sont

    pas des fes16. Mais lincomprhension ne vient pas

    seulement du public le plus large. Les scientifiques ne

    reconnaissent pas toujours la nature de leur travail dans les

    analyses quen donnent les philosophes, les historiens ou les

    sociologues. Quand loccasion se prsente, de lever ce quils

    c o n s i d rent comme un malentendu, par le moyen de

    lentretien, de la confrence, de larticle, voire du livre. Deplus en plus sollicits par les diteurs, certains scientifiques

    acceptent de se lancer dans une aventure dcriture .

    Lexprience est hasardeuse, pour deux raisons. Dune part,

    elle leur demande dadopter dautres conomie et rythme

    dcriture que ceux en vigueur dans la recherche, et enfin,

    elle entrane un travail de ramnagement, dlucidation et

    de mmoire.

    14 . Philippe Kourilsky,Les Artisans de lhrdit,Odile Jacob, 1987, p. 262.

    15. Entretien avecPierre-Gilles de Gennes,prix Nobel de physique,Sciences et Avenir,dcembre 1991.

    16. Confrence des lauratsdu prix Nobel, Paris18-21 janvier 1988,J ean Dausset,Promesses et menaces

    laube duXXIe

    sicle,Odile J acob, 1988.

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    crire un livre de rflexion scientifique suppose un

    investissement important. Ce choix ne risque-t-il pas de se

    f a i re au dtriment de la production de connaissances

    nouvelles? La question se pose lchelon individuel, mais

    aussi pour lensemble de la communaut scientifique.

    Deux sicles et demi aprs larticle de Diderot cit au

    dbut de cette prsentation, lactivit de diffusion et

    dinterprtation de la production scientifique conserve unevise large. La matrise du dveloppement scientifique ou

    technique est une exigence dmocratique. Cest pourquoi le

    lgislateur a largi les missions du chercheur la diffusion

    des connaissances (loi dorientation et de programmation de

    1982).

    Les limites de lentreprise de vulgarisation1 ne peuvent

    effacer le fait que le savoir est fait pour tre partag, ou plus

    exactement, pour tre appropri par ses destinataires. Mme

    si elle doit tre repense aujourdhui, la diffusion des

    connaissances vise toujours contribuer son essor social,

    conomique et culturel. Elle sadresse la socit dans son

    ensemble en utilisant diffrents registres de discours.

    Ds lors, re p re n d re le cheminement des avances

    scientifiques pour les faire partager des non-spcialistes

    devient une activit aussi essentielle que laccumulation de

    connaissances nouvelles. Un des plus grands noms de la

    physique contemporaine, Victor Weisskopf, nhsite pas soutenir quune prsentation claire dun aspect de la science

    moderne a plus de valeur que certains travaux de recherche

    et demande davantage de maturit et dinvention2.

    Il nous faut nous arrter un moment sur la notion de

    diffusion des connaissances. La mtaphore renvoie au modle

    de la circulation des biens, comme la soulign Yv e s

    J eanneret: Les savoirs sont une matire premire, uneressource disponible qui peut circuler, comme une denre.

    Dun ct le cognitif, conu comme un stock, de lautre le

    social, abord comme un flux.3 Ce modle ne rend pas

    compte des processus psychosociologiques et linguistiques.

    Les autres modles (traduction dun texte savant en langage

    profane, modle social du progrs par la connaissance) ont

    montr galement leurs limites.

    Devant lessoufflement de ses modles traditionnels et

    lvolution des conceptions ducatives, certains penseurs

    Tr ansm ission e t c r i t iquede sc ience

    1. Philippe Roqueplo,Le Partage du savoir,

    dition du Seuil, 1974.

    2 . Victor Weisskopf,La Rvolution des quanta,

    Hachette, 1989, p. 72.

    3.Yves J eanneret,crire la science.Formes

    et enjeux de la vulgarisationPUF, 1994, p. 22.

    10

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    abandonnent lide dun transfert de connaissances sur le

    mode descendant, savoir du savant vers lignorant. Pour

    eux, une nouvelle fonction saffirme, un nouvel espace se

    dessine, entre science et culture. Maurice Goldsmith et Jean-

    Marc Lvy-Leblond dsignent cette fonction et cet espace par

    l e x p ression critique de science. Il sagit pour le

    producteur de connaissances de faire retour sur les conditions

    dlaboration, les limites de validit et, plus gnralement,

    sur le sens dun rsultat et lorientation dune recherche.

    Cette fonction, dont on pourrait dj trouver la trace chez

    d Alemb e rt, saccommode mal aujourdhui du mode de

    fonctionnement de la recherche. La science actuelle avance

    en effet sans avoir bien conscience delle-mme.J ean-Marc Lvy-Leblond, physicien thoricien, enseignant

    et directeur de collection, estime que loubli est constitutif

    de la science4. Il cite le Shakespeare de Victor Hugo5, dans

    lequel ce dernier dcrit le lien que la science entretient avec

    la mmoire: La science cherche le mouvement perptuel.

    Elle la trouv; cest elle-mme. La science est continuel-

    lement mouvante dans son bienfait. Tout remue en elle, tout

    change, tout fait peau neuve. Tout nie tout. Ce quonacceptait hier est remis la meule aujourdhui. La colossale

    machine Science ne se repose jamais ; elle est insatiable du

    mieux, que labsolu ignore. [...] La science va sans cesse se

    raturant elle-mme. Ratures fcondes. [...] On nenseigne

    plus lastronomie de Ptolme, [...] la climatologie de

    Clotraste, la zoologie de Pline, lalgbre de Diophante, [...]

    lanatomie de Gassendi, [...] la physique de Descartes [...].

    Alfred North Whitehead a thoris ce fonctionnement enaffirmant: Une science qui hsite oublier ses fondateurs est

    condamne la stagnation. Pour Jean-Marc Lvy-Leblond, ce

    p rogramme damnsie de la science est devenu contre -

    p ro d u c t if : lamnsie accepte, voire revendique, de la

    science, qui lui a si bien russi jusquici, risque maintenant de

    lui valoir de graves mcomptes. Du seul point de vue de ses

    exigences propres, par rapport au seul critre de laccroissement

    des connaissances, le dclassement acclr de ses productions ltat de rebut ne peut quaggraver linflation dj menaante

    de la production, favoriser le phnomne, courant dans les

    disciplines de pointe, des modes phmres et conduire les

    travaux de recherche la superficialit.

    Lambition quaffiche la recherche scientifique daccumuler

    des rsultats sur un rythme toujours plus rapide, sa prtention

    un progrs acclr et indfini laissent peu de temps et de

    moyen la rflexion critique interne6. Comme la science a

    oubli son pass et ne peut donc qutre aveugle sur son

    4.Jean-Marc Lvy-Leblond,La pierre de touche.La science lpreuve,Gallimard, 1996.

    5. Victor Hugo,LArt et la Science,Actes Sud, 1985.

    6.Jean-Marc Lvy-Leblond,La pierre de touche:La science lpreuve,Gallimard, 1996

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    avenir, il faut retrouver dans la pratique de la science

    lide mme dhistoire et donc de mmoire. Lhistorienne

    des sciences Bernadette Bensaude-Vincent rejoint ce point de

    vue et suggre que les jeunes chercheurs suivent des cours de

    gestion de la mmoire.

    Pour ce qui concerne lenseignement secondaire, J acques

    Roger regrette que le temps manque au lyce pour dvelopper

    la culture scientifique. Hubert Gi va plus loin. Selon lui,

    lenseignement scientifique dtourne les jeunes de la

    science, par excs de dogmatisme, rigidit de la dmarche,

    primat du formalisme, manque douverture aux dimensions

    culturelles des sciences7

    . lire Le Problme de la culture gnrale publi en 1932 par

    Paul Langevin, on est frapp par la similitude du diagnostic:

    Lenseignement dogmatique est froid, statique et aboutit

    cette impression absolument fausse que la Science est une

    chose morte et dfinitive8.

    Le programme La Main la pte9 concernant lenseignement

    des sciences lcole primaire et les rflexions engages

    rcemment sur lenseignement secondaire pourr a i e n t

    constituer un nouveau dpart et un nouvel appui pour une

    approche culturelle des sciences.

    7. Montpellier,18-20 mai 1994,

    Lenseignementdes sciences

    exprimentales dansles pays francophones.

    8. Cit par BernadetteBensaude-Vincent dans

    Paul Langevin :plaidoyer pour lhistoire

    des sciences,La Recherche, n139,

    dcembre 1982.

    9 . Georges Charpak(sous la dir. de),

    La Main la pte,Flammarion, 1996.

    12

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    13/240

    Le scientifique crivain fonde la lgitimit de la

    transmission sur des travaux de recherche originaux. Mais sa

    nature dauteur est htrogne et sa qualit dauteur mal

    dfinie.

    La question de lauteur se pose tout dabord au chercheur en

    tant que producteur de connaissances. Voici comment

    Franois J acob laborde dans son discours de rception

    lAcadmie franaise: Messieurs, nous sommes faits duntrange mlange dacides nucliques et de souvenirs, de

    rves et de protines, de cellules et de mots. Votre Compagnie

    sintresse avant tout aux souvenirs, aux rves et aux mots.

    Vous montrez aujourdhui que, parfois, elle ne ddaigne pas

    daccueillir aussi un confrre, plus proccup, lui, dacides

    nucliques et de cellules. [...] Un crivain, un artiste peut se

    prvaloir dune oeuvre qui lui appartient en propre. cette

    uvre quil a lui-mme entirement cre, il peut donc, bon

    droit, attribuer votre faveur. Il en va tout autrement dun

    scientifique. Celui-ci ne fait jamais que poursuivre une

    entreprise ne des efforts accumuls par les gnrations

    prcdentes1.

    Le caractre cumulatif et collectif de la science distingue la

    cration scientifique de la cration littraire: Dans la phase

    initiale de la dmarche scientifique, dans la formation des

    hypothses, le scientifique fonctionne par limagination.

    Aprs seulement, quand interviennent lpreuve critique etlexprimentation, la science se spare de lart et suit une

    voie diffrente2.

    Quelques savants ont cherch restituer les premires

    tapes de la cration scientifique, qui la rapprochent de la

    cration artistique. Henri Poincar a racont, lors dune

    confrence la Socit de psychologie, comment il avait

    trouv la dmonstration dun thorme alors quil voyageait

    en fiacre. J acques Hadamard a donn une srie de cours New York en 1943 sur ce thme. LEssai sur la psychologie de

    linvention dans le domaine mathmatique a paru en franais

    en 19593. Parmi les diffrents ressorts de la cration

    scientifique, la qute du beau est souvent mise en avant.

    Pour Louis de Broglie, chaque poque de lhistoire de la

    science, le sentiment esthtique a t le guide qui a dirig les

    hommes de science dans leur recherche. De nombreux

    savants ont insist sur le plaisir que leur a procur une belleexprience, une belle formule, une belle structure ou une

    Sc i e nc e e n c r at i o n :de la germ ina t ion au consensus

    1. Discours de rceptionprononc le 20 novembre1997.

    2. Ibid.

    3 .J acques Hadamard,

    Essai sur la psychologiede linvention dans ledomaine mathmatique,Gauthier-Villars, 1975.

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    belle thorie. Le sentiment esthtique nest pas le seul lien

    entre science et art. La cration scientifique comme la

    cration artistique requirent des facults dimagination.

    Comment fonctionne limagination dans la science?

    L a s t rophysicien Evry Schatzman voit dans lassociation

    dides llment essentiel qui dclenche la dcouverte

    scientifique4. La question de limagination dans la science a

    beaucoup proccup Gerald Holton, qui lui a consacr

    plusieurs ouvrages, en sappuyant sur lhistoire de la

    physique. Dans un livre rcent5, qui est centr sur la figure

    dAlbert Einstein, il distingue trois composantes: l i m a g i n a t i o n

    visuelle, limagination mtaphorique et limagination

    thmatique. Cette dernire fonctionne partir de schmesprexistant la comprhension des phnomnes, que Holton

    appelle themata. Nous y reviendrons plus loin.

    Parmi les aspects les plus connus de la pense dEinstein

    figure la place quil attribuait limagination dans la cration

    scientifique. Pour Einstein, limagination est le vrai terrain

    de germination scientifique. Citant cette phrase dans son

    discours de Stockholm, Saint-John Perse a fortement exprim

    la solidarit qui lie les deux voies de la cration: Une mmefonction sexerce, initialement, pour lentreprise du savant et

    pour celle du pote. De la pense discursive ou de lellipse

    potique, qui va plus loin, et de plus loin? Et de cette nuit

    originelle, o ttonnent deux aveugles-ns, lun quip de

    loutillage scientifique, lautre assist de ses seules fulgurations

    de lintuition, qui donc plus tt remonte, et plus charg de

    brve phosphorence? La rponse nimporte. Le mystre est

    commun6

    . Des historiens, des philosophes et des crivains se sont

    penchs sur le mystre de la cration scientifique dans le climat

    culturel dune poque. Dans Les Somnambules, paru en 1959,

    Arthur Koestler dcrit, chez certaines grandes figures (Copernic,

    Galile, Kepler), ltat transitoire dans lequel le savant est

    entirement soumis son imaginaire7. Avec Barroco, Severo

    Sarduy nous introduit dans la chambre dcho o rsonnent

    luvre scientifique et luvre artistique dans leur gensecommune. Plus prcisment, il analyse limpact de modles

    cosmologiques sur un autre versant de la production symbolique.

    En tant que science de lUnivers dans son ensemble, la

    cosmologie synthtise ou pour le moins inclut tous les autres

    savoirs: ses modles, en un certain sens, peuvent figurer

    lpistm dune poque8. lucider le champ symbolique du

    baroque, cest y dfinir la retombe travers lopposition de

    deux formes le cercle de Galile et lellipse de Kepler9.

    4 . Evry Schatzman,Lexprience subjective

    de la dcouvertescientifique,

    Fundamentae Scientiae,vol. 7, n3 /4, 1987,

    p. 417-421.

    5. Gerald Holton,

    Science en gloire,science en procs,Gallimard, 1998.

    6 . Allocutionau banquet Nobel

    du 10 dcembre 1960,uvres compltes,

    La Pliade, Gallimard, 1987.

    7 . Arthur Koestler,Les Somnambules,

    Calmann-Lvy, 1980.

    8. Severo Sarduy,Barroco,

    ditions du Seuil,1975, p. 12.

    9 . Ibid.

    14

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    S e v e ro Sarduy dcrit la lutte opinitre de Galile pour

    c o n s e rver la figure parfaite du cercle et, dans lord re du

    discours, contre lemploi de toute figure polysmique

    (allgorie, anamorphose). Il lie intimement laspect physique

    et laspect rhtorique: La mtaphore est la retombe du

    cercle : de lorbite circulaire , comme lellipse (rhtorique)

    est la retombe de lellipse (gomtrique) : de lorbite

    elliptique , lespace du baroque, cest celui de Kepler10.

    Notons au passage la polysmie du terme figure ou du

    terme forme. Ces vocables appartiennent au lexique

    commun lart et la science. Certains verront dans cette

    communaut les productions de stru c t u res mentales

    identiques; dautres chercheront la synthse dans une thoriedes formes symboliques11. Toujours est-il que lon ne pourra

    que suivre lhistorien des sciences J ean Dhombres lorsquil

    affirme: La science, comme lart, est cratrice de formes

    qui changent notre vision du monde1 2. La ru p t u re

    keplerienne de lexcentricit fut vcue comme un drame par

    son crateur. Severo Sarduy cite les paroles mmes de Kepler,

    saisi dhorreur devant la perte du centre dans son systme du

    monde: On se trouve errant au milieu de cette immensit laquelle on a refus toute limite, tout centre, cest--dire tout

    lieu dtermin.

    Cette question a t reprise par Fernand Hallyn dans son

    l i v re La stru c t u re potique du monde1 3. Il y montre, en

    sappuyant sur une intertextualit traversant la fro n t i re

    sciences/ lettres, que le mouvement exogne de constitution

    des hypothses scientifiques est trs proche de la cration

    littraire. Cest, pour Judith Schlangers, par la mtaphore quesancre la cration scientifique dans la culture14. Et daprs

    Isabelle Stengers lusage de la mtaphore maintient la

    mmoire de son origine. [...] lopration de mtaphorisation

    ne cesse de nourrir le langage naturel, de multiplier les

    possibilits dinterconnexion, implicite ou explicite, entre

    re g i s t res distincts, et de soublier lorsque sannule la

    diffrence entre la mtaphore et sa source.15

    Pierre Laszlo rappelle lexemple de la cration par Stendhaldu nologisme cristallisation16. Chimiste, il utilise, pour

    dcrire sa propre discipline, la mtaphore linguistique17,

    rige en paradigme par la biologie molculaire. L a

    mtaphore la plus adquate pour reprsenter lADN [...] est

    linguistique: on peut considrer quun brin dADN constitue

    un texte crit avec un alphabet quatre lettres18. Le

    neurobiologiste Jean-Didier Vincent, estimant que le cerveau

    fonctionne sur le mode mtaphorique, suggre que la cration

    10. Ibid. p. 86.

    11. Ernst Cassirer,Philosophie des formessymboliques,ditions de Minuit, 1972.

    12 .La science ronge

    et prserve par le temps ,LActualit Poitou-Charentes:la revue de linnovationrgionale,hors-srie, dcembre1997, p. 37.

    13. Fernand Hallyn,La Structure potique dumonde. Copernic - Kepler,ditions du Seuil, 1987.

    14.J udith Schlangers,Isabelle Stengers,Les Concepts scientifiques.Invention et pouvoir,La Dcouverte, 1988.

    15. Isabelle Stengers(sous la dir. de),Dune science lautre.Des concepts nomades,ditions du Seuil,1987, p. 18.

    16. Pierre Laszlo,Cristallisation etrecristallisation,Littrature, n82,1991, p. 72-85.

    17 . Pierre Laszlo,La Parole des chosesou le Langagede la chimie,Hermann, 1994.

    18. Antoine Danchin,Article BiologieMolculaire,in Andr Jacob

    (sous la dir. de),Encyclopdie philosophiqueuniverselle: LUnivers

    philosophique, PUF,1989, p. 1211.

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    scientifique relve des rgles de la rhtorique: La recherche

    est mtaphorique, elle fonctionne par analogie. Les ides

    nous viennent selon des processus qui sont pour nous ce que

    sont, pour un crateur littraire, les figures de rhtorique.

    Schmatiquement, de tels processus pourraient tre

    assimils des tropes19.

    Lastrophysicien Jean-Pierre Luminet dcrit lui limage trs

    forte quil a eue quand, adolescent, il a lu dans une

    encyclopdie que lUnivers pouvait possder une courbure:

    la saveur des mots sest ajoute leur valeur mtaphorique.

    Le mollusque despace-temps einsteinien a rsonn dans

    mon imaginaire en y faisant natre limage pittoresque de

    lespace-temps comme la peau dun immense escargot striede lumire, varie en courbure et en formes20. Ladolescent

    est devenu un spcialiste des trous noirs. Cela ne lempche

    pas de pratiquer musique et posie, et il a pu observer

    lalternance des priodes de cration comme alternent aussi

    le temps du faire et le temps du rflchir sur sa propre

    cration20. Dans son anthologie de pomes inspirs par

    lastronomie, J ean-Pierre Luminet reprend lide de Saint-

    J ohn Perse: La posie, cest ausssi de la re c h e rc h efondamentale. Posie et recherche exigent un mme effort de

    discipline et de concentration, un mme got de la formule

    concise et juste mme si, pour parvenir au but cherch, les

    moyens dexpression et les tats intellectuels et motionnels

    sont diffrents22.

    De la phase crative llaboration du consensus, en

    passant par lintervention des pairs pour valider les rsultats,

    le parcours du chercheur se rapproche de la coursedobstacles. Do la nature double de son travail qui devient

    mme multiple si il est charg denseignement et/ou

    dactivits de diffusion.

    Linvention premire des sciences modernes, celle des

    sciences exprimentales, a exig un style de passion qui fait

    de lauteur un hybride singulier, entre le juge et le pote. Le

    scientifique-pote cre son objet, il fabrique une ralit

    qui nexiste pas telle quelle dans le monde, mais qui est bienplutt de lordre de la fiction. Le scientifique-juge doit russir

    faire admettre que la ralit quil a fabrique est

    susceptible de porter un tmoignage fiable23. La cration

    scientifique est paradoxale en ce que sa validation passe par

    la disparition de toute trace personnelle, de tout artefact. Le

    pseudoauteur scientifique doit faire parler la nature et

    seffacer derrire elle. Lorsque par exemple, en 1615, Galile

    crit Christine de Lorraine propos de ses dcouvertes en

    19. Faiseur dhistoires :entretien avec J ean-Didier

    Vincent in MoniqueSicard (sous la dir. de),Chercheurs ou artistes?

    Entre art et science,ils rvent le monde,

    Autrement, n58,octobre 1995, p. 101.

    20 . Collectif,Sciences et Imaginaire,Albin Michel /Cit des

    Sciences et de lIndustrie,1994, p.162.

    21. Ibid., p.178.

    22.J ean-Pierre Luminet,Les Potes et lUnivers,

    Le Cherche Midi diteur,1996, p.10.

    23 . Isabelle Stengers,La question de lauteurdans les sciences

    modernes, Littrature,n82, p. 3-15.

    16

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    astronomie, il se moque de ses opposants traditionalistes en

    scriant : Comme si ctait moi qui de ma main avais plac

    dans les cieux ces choses, pour brouiller les sciences et la

    nature24. lpoque de la jeunesse de la science, les textes,

    rdigs de manire trs personnelle, possdent encore une

    grande fracheur. Par la suite, le caractre collectif et

    technique des sciences marque de plus en plus llaboration

    du fait scientifique. Et aujourdhui, la technicit de la

    rdaction est limage de celle du travail en laboratoire ou au

    tableau noir. Une communication pour un congrs ou la

    publication dun article dans une revue spcialise sont

    parfaitement codifies. Cette preuve cruciale impose au

    scientifique de faire taire sa passion, de neutraliser son style,de brider son imaginaire. [Dans cette phase], je laisse

    limagination au vestiaire, dit le mathmaticien Alain

    Connes en reprenant son compte la clbre formule de

    P i e rre Broca. Au moment de lcriture dun art i c l e

    scientifique, tout ce qui est vision est gomm, dclare le

    physicien Basarab Nicolescu25. Tout ce montage technique,

    li la spcialisation de la recherche et la form a l i s a t i o n

    des objets scientifiques, place la production scientifiquedite primaire hors du sens commun et hors de la culture .

    Les activits de diffusion, elles, ramnent le chercheur

    vers le terreau culturel. Quand elles concernent ldition,

    elles lui donnent une nouvelle figure dauteur, celle qualifie

    plus haut de scientifique crivain (certains, qui trouvent le

    mot trop connot, prfrent utiliser les termes crivant ou

    criveur). La cinquime partie de cette prsentation

    dcrira la vise de lauteur scientifique telle quil lexplicitedans sa production de vulgarisation.

    Voyons maintenant limpact de cette production dans le

    processus de cration scientifique. Cette littrature, tout

    fait distincte de la littrature scientifique spcialise (ou

    primaire), intresse aussi la communaut des scientifiques.

    Ceux-ci, la fois artisans et victimes de lhyperspcialisation,

    ont constamment besoin de se ressourcer la fontaine des

    sciences, lintrieur de leur discipline comme dans lesautres champs scientifiques. Lorsque J ean Rostand reoit le

    prix Kalinga (prix de vulgarisation dcern par lUNESCO), le

    21 avril 1960, il insiste sur lintrt de la vulgarisation pour

    les scientifiques: Elle tablit un lien entre les spcialistes

    des diverses disciplines, car cest bien grce elle que le

    physicien nignore pas tout de la biologie en train de se faire,

    ni le biologiste de la physique. En 1976, Alfred Kastler, prix

    Nobel de physique, en donne une illustration daprs son cas

    personnel : En matire de biologie [...] mes connaissances

    24. Franco Lo Chiatto,

    Sergio Marconi,Galile entre le pouvoiret le savoir, Alina,1988, p. 171.

    25. Collectif,Sciences et Imaginaire,Albin Michel /Cit desSciences et de lIndustrie,1994, p. 218.

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    se limitent la lecture de quelques livres remarquables qui

    posent le problme des relations entre phnomnes physico-

    chimiques et phnomnes biologiques2 6. Et de citer

    quelques ouvrages de vulgarisation publis entre 1969 et

    1972 : le livre de Jacques Monod et la critique quen a faite

    Madeleine Barthlmy-Madaule, celui dAndr Lwoff et celui

    de Franois J acob, enfin celui du zoologiste Pierre Grass.

    Plus rcemment, dans la prface dun essai, Henri Laborit

    rend un hommage appuy ses collgues, scientifiques

    crivains: Merci tous ceux qui savent sexprimer, dans des

    termes comprhensibles pour ce quil est convenu dappeler

    des amateurs cultivs, lessentiel du contenu de leurs

    disciplines27.

    Sans circulation des ides au-del des frontires disci-

    plinaires, les chercheurs, qualifis de taupes monomaniaques

    par Albert Einstein, resteraient cantonns dans leur

    spcialit. Georges Canguilhem et Michel Foucault ont mis en

    vidence les dplacements et transformations des concepts

    dans la constitution des champs scientifiques. Les transferts

    de concept dun domaine un autre participent du

    ramnagement permanent de lorganisation des savoirs.

    Ainsi, la propagation dans les sciences de la vie des notions

    de code et de programme, issues de la cyberntique et de

    la linguistique, a permis lmergence du paradigme de la

    biologie molculaire. Le biophysicien Henri Atlan compare

    le rle de la thorie de linformation dans la biologie

    contemporaine celui des mathmatiques en physique. Enfin

    pour Antoine Danchin, mathmaticien devenu gnticien, le

    codage est au centre mme de loriginalit de la matirevivante, et il correspond ce quon devrait dire tre une loi

    biologique28.

    Isabelle Stengers a propos une synthse de la propagation

    des concepts partir dune srie dtudes de cas dans un

    ouvrage au titre vocateur, Dune science lautre. Des

    concepts nomades29.

    26 . Alfred Kastler,Cette trange matire,Stock, 1976, p. 247.

    27 . Henri Laborit,Dieu ne joue pas aux ds,

    Grasset, 1987.

    28. Antoine Danchin,Article Biologie

    Molculaire,in Andr Jacob

    (sous la dir. de),Encyclopdie

    philosophique universelle:

    LUnivers philosophique,PUF, 1989, p. 1211.

    29. Isabelle Stengers,Dune science lautre.Des concepts nomades,

    ditions du Seuil, 1987.

    18

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    Au cours du XXe sicle, la question des relations entre

    science et culture aura t pose de faon rcurrente, toutparticulirement en France. Nous en rappellerons quelques

    jalons.

    Aprs les bouleversements des fondements de la physique au

    dbut du sicle, Gaston Bachelard a cherch une rponse

    dans une philosophie de la culture scientifique1. L e s p r i t

    scientifique doit se prsenter comme la charpente mme

    dune culture gnrale moderne crivait-il en 1932. Pour

    lui, lespce humaine doit transformer la socit en systme

    dducation permanente conforme au nouvel esprit

    scientifique.

    Le physicien Paul Langevin, qui avait lui aussi un grand

    dessein ducatif, fut une figure importante de lhumanisme

    scientifique. Dans une confrence prononce en 1932, il

    dclara: Tout effort de lintelligence serait vain sil navait

    pour but ultime la dignit humaine2.

    Mais les nouvelles connaissances sur la structure de lamatire ont dabord servi construire la bombe A. Hiroshima

    a rappell le caractre profondment ambivalent de la

    science, tout le moins de ses applications. La science a

    connu le pch a crit le physicien Robert Oppenheimer. En

    1955, la conscience dune responsabilit collective conduit

    Bertrand Russell publier un manifeste cosign par Albert

    Einstein3. Peu aprs, se mettent en place les confrences

    Pugwash pour la Sciences et les Affaires mondiales, quifonctionnent depuis lors comme un forum de la communaut

    internationale des savants [situ] bonne distance des

    pouvoirs civils et militaires4.

    Cest que lre atomique est aussi lge de la mgascience

    (ou big science) : intervention grandissante des ta ts,

    professionnalisation et massification de la recherche, couplage

    entre les sciences et les techniques (technosciences). En

    lespace dune gnration, la figure du savant, homme deculture, sefface pour laisser place celle du chercheur

    hautement spcialis. Le hros solitaire disparat au profit de

    lquipe de recherche. On passe du laboratoire encore trs

    artisanal, comme celui de Louis de Broglie, des installations

    regroupant des milliers de physiciens, dingnieurs et de

    techniciens. La parcellisation des connaissances saccrot

    mesure que leur rythme de production sacclre. Cette

    volution saccompagne dun glissement de lambition de lascience: la capacit opratoire prend le pas sur le rle explicatif.

    Sc ience e t c u l tu r e dans le sic le

    1. Gaston Bachelard,La Formation de lespritscientifique, Vrin, 1986.Le Nouvel Espritscientifique, PUF, 1999.

    2. Cit par le physicienFrancis Perrin dansLa Bibliothque imaginairedu Collge de France,Le Monde ditions, 1990,p. 161.

    3 . Une traductiondu texte figure en annexede louvrage deGrard Toulouse, Regardssur lthique des sciences,

    Hachette, 1998.

    4 . Ibid., p. 35.

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    Reprenant la question de la culture scientifique, J ean

    Fourasti compare la situation de 1965, cest--dire en pleine

    conqute spatiale, avec les espoirs exprims par Ernest

    Renan dans LAvenir de la science: Lignorance banale, loin

    de stre attnue depuis un sicle, semble non seulement

    stre accrue, mais avoir augment linquitude et le dsarroi

    de lhomme; elle saccompagne couramment dune

    dsaffection et mme dune agressivit lgard de la science

    exprimentale. Selon Jean Fourasti, le morcellement des

    connaissances et le progrs de la formalisation condamnent

    la science noffrir plus que des synthses abstraites, sans

    lien avec le monde sensible.

    En cette mme anne 1965, trois chercheurs de lInstitut

    Pasteur reoivent le prix Nobel de physiologie et de mdecine

    pour leur travaux (publis en 1961) sur la synthse des

    p rotines cellulaires v i a lARN messager. Andr Lwoff ,

    J acques Monod et Franois J acob sont engags dans une

    nouvelle rvolution scientifique, qui a commenc en 1953

    avec la dcouverte de la structure de lADN. Les biologistes

    de la gnration prcdente, qui se voulaient autant

    naturalistes que physiologistes, restent dsempars. Dans Le

    C o u rrier dun biologiste, J ean Rostand en tmoigne:

    Ltude de lhrdit est donc maintenant devenue, pour

    lessentiel, une aff ai re de biochimie molculaire. Nous

    sommes loin de la basse-cour de Raumur, des pois de

    Mendel, des mouches de Morgan... Et les biologistes

    lancienne mode, les biologistes qui ne sont que biologistes,

    se sentent un peu dconcerts, et dpasss par cette nouvelle

    forme de la gntique qui, de plus en plus, sloigne deux, etpour laquelle ils prouvent un respect ml dun peu de

    mlancolie5.

    Cette rvolution se poursuivra dans les annes soixante-dix

    avec lessor de la gntique molculaire et par lutilisation du

    gnie gntique. La science se fixe dsormais comme nouvel

    objectif de matriser les mcanismes intimes du vivant, avec

    de possibles redoutables consquences pour lhomme. D a n s

    Inquitudes dun biologiste, J ean Rostand crivait ds 1967:La biologie [...] est en train daltrer limage que lhomme a

    de soi ; elle fait clater les notions traditionnelles de filiation,

    dindividualit, de sexe, voire de vie et de mort6. La question

    de la responsabilit des scientifiques naffecte plus

    seulement les sciences de la matire mais touche dsormais

    lensemble du champ scientifique.

    Des hommes de science ont exprim trs nettement quils

    avaient conscience dune responsabilit des scientifiques vis-

    5 .J ean Rostand,Le Courrier dun biologiste,

    Gallimard,1970, p. 145-146.

    6.J ean Rostand,Inquitudes

    dun biologiste,Stock, 1967, p. 15.

    20

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    -vis de la socit. Certains mettent laccent sur limpact

    social des avances scientifiques. Dautres insistent sur les

    enjeux de connaissance. Ainsi, la leon inaugurale au Collge

    de France de J acques Monod (3 novembre 1967) est

    consacre la question de la scission culturelle: La science

    a donn lhomme dimmenses pouvoirs. Mais outre des abus

    atroces dans lusage de cette puissance, sa source mme,

    dans la connaissance objective et dans lthique qui la fonde,

    demeure obscure pour la majorit des hommes; do cette

    anxit, cette profonde mfiance que tant de nos

    contemporains prouvent lgard du monde moderne.

    Sentiment dalination qui est loin de natteindre que les

    moins cultivs [...]. Il est peu de devoirs plus clairs, ou plusurgents aujourdhui, pour la communaut des hommes de

    science, que de combattre cette moderne schizophrnie7.

    Il prcise dans Le hasard et la ncessit: Le devoir qui

    simpose, aujourdhui plus que jamais, aux hommes de

    science de penser leur discipline dans lensemble de la

    c u l t u re moderne pour enrichir non seulement de

    connaissances techniquement importantes, mais aussi des

    ides venues de leur science quils peuvent cro i rehumainement signifiantes8.

    Le paysage des sciences connat cette poque bien

    d a u t res bouleversements : les sciences de la Te rre sont

    e n t i rement renouveles avec la tectonique des plaques ;

    le modle standard devient le paradigme en physique

    des particules, qui fait jonction avec lastro p h y s i q ue; la

    d c o u v e rte du rayonnement fossile en radioastro n o m i e

    relance le modle cosmologique de Lematre (big-bang).Les domestications de latome, de llectron et du photon font

    dnormes progrs et donnent lieu rapidement de nombreuses

    applications. Limmunologie exploite la nouvelle gntique. De

    fait, ce sont les consquences de la rvolution biologique qui

    marquent le plus la priode qui souvre. On est entrs dans

    lre gntique, perue comme aussi menaante, voire plus,

    que lre atomique.

    Au-del de ce glissement, cest tout le regard de la socit

    sur la science qui a chang. Edgar Morin estime qu

    cette poque le noyau mme de la foi dans le pro g r s

    (science/technique/industrie) se trouve de plus en plus

    corrod. [...] partout la triade science/ technique/industrie

    perd son caractre providentiel 9. Dautre part, un des effets

    de la conqute spatiale est une modification radicale de la

    reprsentation que se fait lhomme de la Terre. Les images

    envoyes par satellite sont celles dune plante bleue, petite

    7 .J acques Monod,Pour une thiquede la connaissance,La Dcouverte, 1988.

    8 .Jacques Monod,Le Hasard et la Ncessit,ditions du Seuil, 1970.

    9 . Edgar Morin, Plante:laventure inconnue,Mille et nuits, 1997.

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    boule dans lespace que lon se prend assimiler un tre

    vivant. Des naturalistes jouent un rle important dans

    la sensibilisation du public lcologie et la protection de

    la nature. Ainsi, J ean Dorst publie en 1965Avant que nature

    meure et en 1970 une dition abrge sous le titre La nature

    d-nature10. Lcologie politique fait son apparition sur la

    scne nationale avec lagronome Ren Dumont. Lide dun

    monde fini, que lhomme doit grer en locataire

    consciencieux, se propage. Cest dans le contexte de

    nouveaux rapports entre science et socit que prend forme

    le mouvement de la culture scientifique et technique au

    dbut des annes soixante-dix. La crise conomique conduit

    transformer des usines en comuses (Le Creusot).Des chercheurs se lancent dans des animations de rue (pop

    physique). Des associations montent des projets et des

    prfigurations de centres de culture scientifique et technique

    (Grenoble). Et au dbut des annes quatre-vingt, nombre de

    ces actions sont institutionnalises. La vulgarisation se

    mdiatise et devient communication scientifique

    publique11.

    10. J ean Dorst,Avant que nature meure,

    Delachaux & Niestl, 1965;La Nature d-nature,

    ditions du Seuil, 1970.

    11. Pierre Fayard,La Communication

    scientifique publique.De la vulgarisation la mdiatisation,

    Chronique sociale, 1988.

    22

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    Malgr un affaiblissement de lide de progrs fonde sur

    la science, en France la faveur dont jouissent les scientifiques

    et les centres de recherche ne samenuise pas. Le prestige

    des chercheurs de lInstitut Pasteur nest peut-tre pas

    tranger limpact des livres dAndr Lwoff, de F r a n o i s

    J acob et surtout de J acques Monod. Paru lautomne

    1970, Le Hasard et la Ncessit est un succs de librairie.

    Louvrage, qui sannonce comme le retour dune philosophien a t u relle, dclenche un dbat trs vif dans le milieu

    intellectuel. Michel Foucault en fait la recension dans Le

    Monde des 15-16 novembre 1970. Il insiste sur laspect

    blessant et inquitant pour la pense du savoir scientifique1.

    Michel Serres estime qu ignorer les nouveaux outils

    apports par la cyberntique et la thorie de linformation, on

    se condamne des combats darrire-garde2. linverse,

    Louis Althusser critique la philosophie spontane des

    savants. Il dnonce une tendance idaliste irradiant

    partir des prises de position idologiques3. Lhistorien des

    sciences Franois Russo discerne chez Monod un certain

    jansnisme qui na rien voir avec la science4. Madeleine

    Barthlemy-Madaule, elle, conteste la gnralisation de la

    biologie molculaire tout lunivers : Dans ce li vre

    provocant tout est question de fro n t i re ds lannonce

    des pigraphes, et, plus tard, dans les incursions en terrain

    philosophique et moral5. Le lecteur est pourtant, ds la prface, dment averti par

    Monod: Il reste viter bien entendu toute confusion entre

    les ides suggres par la science et la science elle-mme;

    mais aussi faut-il sans hsiter pousser leur limite les

    conclusions que la science autorise afin den rvler la pleine

    signification. [...] Encore une fois cet essai ne prtend

    nullement exposer la biologie entire mais tente franchement

    dextraire la quintessence de la thorie molculaire du code.J e suis responsable bien entendu des gnralisations

    idologiques que jai cru pouvoir en dduire [... ainsi que] des

    dveloppements dordre thique sinon politique6.

    Bien que portant toujours sur le domaine de la gntique,

    le livre de Franois J acob publi la mme anne est dune

    tonalit toute diffrente.La Logique du vivantfournit, comme

    Le Hasard et la Ncessit, une comprhension des systmes

    biologiques et de leur organisation, en intro d u i s a n t

    Avanc es sc ient i f iqueset dbat s d ides depuis 1970

    1. Cit par MadeleineBarthlemy-Madauledans son ouvrageLIdologie du hasardet la Ncessit,1972, p. 13.

    2 . Ibid., p. 13.

    3. Ibid., p. 13.

    4. Ibid., p. 13.

    5. Ibid., p. 15.

    6.J acques Monod,Le Hasard et la Ncessit,ditions du Seuil,1970, p. 13.

  • 8/13/2019 Lire La Science

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    notamment la notion dintgron. Mais il se rapproche aussi

    des ouvrages dpistmologie historique crits par des

    philosophes tels que Georges Canguilhem ou Michel Foucault

    dans le champ des sciences de la vie. Par-del leurs

    diffrences, les deux ouvrages de Jacques Monod et de

    Franois J acob illustrent de manire exemplaire le renouveau

    dune philosophie scientifique qui avait brill avec Claude

    B e rn a rd et Henri Poincar. Un genre de littrature

    scientifique merge, qui va connatre par la suite un

    dveloppement re m a rquable. Cest pourquoi nous avons

    choisi la date de 1970 comme borne infrieure de notre

    slection douvrages.

    Revenons limpact des ides scientifiques sur la culture. La

    nouvelle philosophie naturelle tisse ensemble les ques-

    tionnements scientifiques et philosophiques pour offrir une

    conception globale de lunivers. En opposition au pessimisme de

    Monod, Ilya Prigogine et Isabelle Stengers proposent, en 1979,

    une nouvelle vision de la science et du lien qui unit lhomme et

    lunivers. La Nouvelle Alliance, comme les ouvrages ultrieurs

    issus de cette collaboration, sappuie sur les travaux dIlya

    Prigogine (structures disssipatives et thermodynamique des

    processus irrversibles) qui lui ont valu le prix Nobel de chimie

    en 1977. Un article rcent de Prigogine montre bien la

    continuit de son projet de renchanter le monde, qui rpond au

    dsenchantement du sicle. Plus spcifiquement, lauteur se

    dmarque de la philosophie existentialiste de Jacques Monod,

    dont il cite un passage caractristique: Lancienne alliance est

    rompue. Lhomme sait enfin quil est seul dans limmensit

    indiffrente de lunivers dont il a merg par hasard. Il saitmaintenant que, comme un tzigane, il est en marge de lunivers

    o il doit vivre, univers sourd sa musique, indiffrent ses

    espoirs comme ses souffrances ou ses crimes7. En

    rintroduisant irrversibilit du temps, complexit, histoire et

    contingence, Prigogine entend rendre compte de la richesse de

    la nature, compose de systmes dsordonns [...] et de

    systmes hors de lquilibre comme le sont tous les systmes

    biologiques. Loin de lquilibre, les fluctuations peuventsamplifier et donner naissance de nouvelles structures spatio-

    temporelles8. Cette richesse tiendrait donc, selon lui, ce que

    lunivers est form essentiellement de systmes dynamiques

    instables dont on ne peut prdire avec certitude lvolution mais

    seulement connatre des probabilits. Cette vision dun univers

    moins prvisible, plus complexe, serait-elle une dfaite ou une

    victoire de lesprit humain?9, se demande lauteur de La

    Nouvelle Alliance.

    7 . Ilya Prigogine,Le Renchantement

    du monde, in, collectif,La Socit en qute de

    valeurs, Maxima,1996, p. 209-216.

    8. Ibid., p. 213.

    9 . Ilya Prigogine,Architecte des structuresdissipatives, in, collectif,

    Faut-il brler Descartes?Du chaos lintelligence

    artificielle, La Dcouverte,1991, p. 47.

    24

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    Le paradigme volutionniste et informationnel jette un

    pont entre sciences de la matire et sciences de la vie, entre

    science et fiction : Le monde que nous commenons

    dchiffrer resssemble davantage un roman, aux Mille et Une

    N u i t s. Les histoires sy imbriquent les unes aux autres:

    l h i s t o i re cosmologique lintrieur de laquelle volue

    lhistoire de la matire, puis celle de la vie et, enfin, notre

    p ro p re histoire1 0. On re t rouve dans le livre du biologiste

    Henri Atlan Entre le cristal et la fume la mme qute

    i n t e rd i s c i p l i n a i re : Ces questions sur la logique de

    lorganisation recherchent des rponses valables la fois pour

    des systmes physico-chimiques non vivants et pour des

    systmes vivants11. Dans cet ouvrage, paru la mme anneque La Nouvelle Alliance, lauteur prsente une thorie de la

    cration dordre par le bruit, dun palier dintgration lautre

    (voir lintgron de Franois J acob). Cette thorie b i o l o g i q u e ,

    qui vise offrir une troisime voie, entre nomcanisme et

    nofinalisme, rejoint la vision de Prigogine dun temps

    crateur.

    Systmes ouverts, complexit, dsordre crateur, mergence

    et autoorganisation sont les matres mots des penseursinfluencs par la systmique et la cyberntique, comme les

    biologistes Henri Atlan, Henri Laborit, J ol de Rosnay. Ceux-

    ci se retrouvent au sein dun groupe de rflexion constitu en

    1968 par Jacques Robin, aux cts de Andr Leroi-Gourhan,

    dEdgar Morin, et de mdecins, philosophes, psychanalystes

    ou hommes politiques12. Henri Laborit, qui raconte cette

    aventure dans La Vie antrieure13, prnait une nouvelle grille

    de lecture du social : La nouvelle grille est ainsi la grillebiologique permettant dentrevoir comment dchiffrer nos

    comportements en situation sociale14.

    La rencontre de la gntique et du darwinisme social

    produit un biologisme de type nouveau. Certes, le passage du

    biologique au social sappuie sur lthologie des socits

    animales. Mais il nest pas rare que les biologistes qui

    tudient les comportement sociaux des fourmis gnralisent

    leurs conclusions lespce humaine. Cela explique sansdoute lpret de la polmique suscite par la sociobiologie15.

    Dans une direction oppose, le rejet des analyses

    rductionnistes, lattrait du transdisciplinaire, la recherche de

    synthses totalisantes, ont conduit parfois des crits

    caractre gnostique16 ou mystique17. Certains voient, dans la

    mcanique quantique, les fondements dune nouvelle

    mystique proche de celle de lExtrme-Orient, dans les

    thories du chaos, la ruine du dterminisme et de la lgalit

    10. Ilya Prigogine,Le Renchantementdu monde, in, collectif,La Socit en qutede valeurs, Maxima,1996, p. 212.

    11. Henri Atlan,Entre le cristal et la fume.Essai sur lorganisation duvivant, ditions du Seuil,1979, p. 22.

    12. Certains de sesmembres participentaujourdhui la revueTransversalesSciences/Culturedirigepar J acques Robin.

    13. Henri Laborit,La Vie antrieure,Grasset, 1989, p. 195.

    14. Henri Laborit,La Nouvelle Grille,Robert Laffont,1974, p. 12-13.

    15. Voir Patrick Tort,Misre de la sociobiologie,PUF, 1985.

    16. Raymond Ruyer,La Gnose de Princeton.Des savants la recherchedune religion,Fayard, 1974.

    17. DominiqueTerr-Fornacciari,Les Sirnes de lirrationnel,Albin Michel, 1991.

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    scientifique, dans les thormes dincompltude de Gdel,

    une preuve de la transcendance de lesprit humain et dans la

    singularit initiale du Modle cosmologique standard, une

    preuve de la cration mtaphysique de lUnivers18. Un

    collaborateur rgulier de la revue Sc ien ces, dite par

    lAFAS19, stonne que tant de savants parlent de Dieu dans

    leurs livres20. Il cite notamment Jacques Monod, Alfred

    Kastler, Hubert Reeves, Rmy Chauvin, Albert J acquard,

    Trinh Xuan Thuan, J ean-Pierre Changeux et Alain Connes.

    Encore faut-il distinguer les auteurs qui se penchent sur les

    relations de la science et de la religion, comme Claude

    Allgre21, de ceux dont les crits sont porteurs dune forme de

    religiosit, comme Jean-Marie Pelt22. Parmi les physiciens,ceux qui poursuivent la qute dune thorie du tout ou qui

    ont thoris un principe anthropique se trouvent la

    lisire de la mtaphysique. A fortiori, la communication

    destine un large public ne fait pas toujours la distinction

    entre science et mtaphysique.

    La littrature de vulgarisation parfois senvole dans le

    l y r isme constate lastrophysicien Jean-Claude Pecker. Or,

    pousuit-il, le lyrisme fait entrer dans le monde de lascience bien des concepts nullement scientifiques. Si

    Reeves est un merveilleux crivain, sil a fait plus que

    beaucoup dautres pour rpandre le got des choses du ciel

    [...] na-t-il pas aussi diffus des ides plus mtaphysiques

    que physiques [...] ?2 3. Ce que redoute Pecker, cest que les

    vulgarisateurs donnent au lecteur lillusion de la

    connaissance parce quils oublient de lui faire sentir les

    exigences de la mthode scientifique2 4

    . Nous revoil sur leterrain de lpistmologie. Il faut rec o n na tre que, dans la

    priode qui nous occupe, la fameuse mthode scientifique

    p e rd le statut quelle occupait dans lpistmologie

    traditionnelle. En 1984, un dbat houleux oppose,

    lAcadmie des sciences, le mathmaticien Ren Thom et le

    physicien Pierre Abragam sur la place de lexprimentation

    dans le progrs scientifique. Ren Thom rcuse lexpre s s i o n

    mthode exprimentale et lui prfre celle de pr a tiqu eexp r i ment a le2 5.

    Linterprtation de la mcanique quantique, aprs les

    expriences dAspect, ravive la querelle du dterminisme26.

    ct de la physique des extrmes, prend son essor une

    msophysique, ou macrophysique, que certains nhsitent

    pas appeler nouvelle physique.

    Il sagit de ltude des systmes physiques complexes dont la

    dimension est chelle humaine. Pierre-Gilles de Gennes

    18. Dominique Lambert,

    Le renchantement dessciences: obscurantisme,

    illusion?, Revue desquestions scientifiques,

    1995, n166, p. 287-291.

    19. Association franaisepour lavancement

    des sciences.

    20 . Christian Marchal,Pourquoi donc,depuis vingt ans,

    tant de savants parlent deDieu dans leurs livres?,

    Sciences, n95-3,juillet 1995.

    21 . Claude Allgre,Dieu face la science,

    Fayard, 1997.

    22 .J ean-Marie Pelt,Dieu de lUnivers,

    Fayard 1995.

    23.J ean-Claude Pecker,Introduction la nouvelle

    dition de M. Tompkinsde Georges Gamow,

    Dunod, 1992.

    24. Ibid.

    25. Ren Thom,La mthode exprimentale:un mythe des pistmologues

    (et des savants ?),

    in, J ean Hamburger(sous la dir. de),

    La philosophie des sciencesaujourdhui,

    Gauthier-Villars, 1986.

    26. La Querelle dudterminisme,

    Gallimard, 1980.

    26

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    donne une image trs vivante des travaux quil a mens dans ce

    domaine, dans le livre Les Objets fragiles2 7. Cest le cas

    galement dtienne Guyon et de J ean-Pierre Hulin dans leur

    ouvrage sur la physique des mlanges28. Cette physique de

    lordinaire ouvre sans doute des portes une vulgarisation qui

    renouerait avec une tradition du sicle pass: offrir un

    panorama des sciences physiques en partant dun objet

    quotidien. Il nest pas de chemin plus ais, de voie plus

    accessible pour sengager dans ltude de la philosophie de la

    nature, que lobservation des phnomnes physiques dont la

    bougie est le support dclarait jadis Michael Faraday avant

    dentamer une confrence publique29.

    La nouvelle philosophie naturelle place le cadre gnral depense sous le signe du hasard et de lhtro g ne :

    Discontinuit, incertitudes, bifurcations, ruptures relvent de

    latmosphre conceptuelle que respire son insu le monde

    contemporain. Celui de demain se constituera des rponses

    culturelles qui seront apportes ces provocations, profres

    un beau jour par la science dans un monde confin30.

    Lesprit du temps proclame la fin du dterminisme. Ren Thom

    rplique: Halte au hasard, silence au bruit31. On a vu quecertains scientifiques dnonaient les effets de mode dans la

    re c h e rche. Pour le chimiste Pierre Laszlo, les modes

    scientifiques sont la plaie du chercheur. Il dplore que les

    formalismes unificateurs, transdisciplinaires, deviennent ainsi

    pandmiques. Leur emprise sest faite totalitaire, au dtriment

    dune influence durable et profonde. Ces vingt dern i re s

    annes ont vu se succder ainsi percolation, thorie des

    catastrophes, bifurcations et fractales. Nous sommes assujettis la mode oxymoronique du chaos organisateur32 .C e rtains y

    voient une concession lirrationnel. De son ct, Gilles

    Chtelet, mathmaticien et philosophe impliqu dans un projet

    de philosophie naturelle inspir de Schelling, dnonce les

    illusions du grand chaudron baroque du chaotisant33.

    La physicienne Franoise Balibar considre que lide de Jean-

    Franois Lyotard dune science post-moderne, qui serait comme

    dtache de ses racines, repose sur une mconnaissance dufonctionnement rel de la science et de son unit. Une erreur

    commune consiste identifier le prsent de la science avec son

    contenu rcent. [...] La science se dfinit tout autant, si ce

    nest davantage, par son histoire que par son contenu34. Ce

    nest pas une juxtaposition de connaissances dont on pourrait

    extraire tel ou tel contenu au gr des modes.

    27. Pierre-Gilles de Gennes,Les Objets fragiles,Plon, 1994.

    28. tienne Guyon,J ean-Pierre Hulin,Granites et Fumes.Un peu dordredans le mlange,Odile J acob, 1997.

    29 . Cit parJ ack Meadows dansson article, Histoiresuccincte de lavulgarisation scientifique ,in Impact science et

    socit, UNESCO, n144(vol. 36 n4), 1986.

    30.J acques Bril,Un crpuscule incertain.Payot, 1993.

    31. Ren Thom,Halte au hasard, silenceau bruit, Le Dbat,n 3, juillet-aot 1980.

    32. Pierre Laszlo,Cristallisationet recristallisation,Littrature, n82,1991, p.72.

    33. Gilles Chtelet,Vivre et penser commedes porcs, xils dition,1998, p. 37.

    34 . Franoise Balibar,Le prsent de la

    science, Traverses, n1,printemps 1992,p. 61-67.

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    Une uvre de t r ansm ission :l essa i sc ient i f ique

    Dj, Buffon assurait quil fallait possder pleinement son

    sujet pour bien crire. Dans son loge de Fontenelle, J ean

    Rostand insiste sur sa charge de secrtaire perptuel de

    lAcadmie des sciences pour affirmer de lauteur des Entretiens

    sur la pluralit des mondes: Il ne fut pas un littrateur qui

    jouait avec la science; il savait, aussi correctement, aussi

    prcisment que nimporte quel spcialiste1.

    Le savant ayant cd la place au chercheur spcialis, le travailde transmission au public suppose non seulement de matriser

    un sujet, mais aussi dacqurir une vision densemble de la

    discipline, dans ses diffrentes spcialits et dans ses rapports

    avec les autres. Sans cette ouverture culturelle interne, le

    scientifique ne pourrait mettre en perspective des rsultats de

    re c h e rche, leur donner sens hors de leur contexte de

    production. Cette dmarche dinterprtation et cet effort de

    synthse induisent-ils une forme de discours, voire un genre

    dcriture?

    Lcrit scientifique non spcialis tmoigne dune

    surprenante diversit dans sa forme, son niveau daccs, son

    contenu: livres dinitiation, ouvrages pratiques, beaux livres,

    recueils, anthologies, rcits, entretiens, essais, etc. Or, ces

    genres ne rpondent pas de la mme manire au projet dcrit

    dans la premire partie de cette prsentation.

    Les recueils de textes (confrences, articles) sont asseznombreux dans ldition de savoir. Mme lorsquils visent un

    public relativement large, ils pchent souvent par manque

    dunit. Ainsi, Andr Lwoff prsente demble son recueilJeux et

    Combats2 comme un ouvrage htrogne, sans thme central :

    Lauteur na donc pas compos un livre mais assembl des

    crits, ns de contraintes diverses, pars travers le temps.

    On trouve aussi des ouvrages trame narrative. Par

    exemple, Les gnes de lespoir3, de Daniel Cohen, est une

    c h ronique des avances en cartographie gntique ralises

    par lauteur et son quipe. Dans cette catgorie de

    documents, lanecdotique prend souvent le pas sur la

    dimension rflexive. Les contextes de la re c h e rche peuvent

    y t re restitus avec vivacit, mais lobsolescence des

    dtails factuels risque den rduire lintrt assez rapidement.

    Des scientifiques de renom publient au soir de leur vie desl i v res de souvenirs ou des autobiographies. Citons, pour

    1.J ean Rostand,Hommes de vrit,

    Stock, 1948.

    2. Andr Lwoff,J eux et Combats,

    Fayard, 1991.

    3. Daniel Cohen,Les Gnes de lespoir.

    la dcouverte dugnome humain,

    Laffont, 1993.

    28

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    ldition rcente, les exemples de Franois J acob4 et de Jean

    Dausset5 en biologie, et ceux de Louis Nel6 et de Jacques

    Friedel7 en physique. Ces documents comportent une partie

    tmoignage qui va bien au-del de la vie du scientifique. Ce

    sont parfois des livres-testaments. La richesse de linformation,

    se dployant sur une large priode, leur confre un intrt

    historique. Cependant, le genre accorde naturellement une

    place plus importante aux acteurs et aux institutions qu la

    divulgation des connaissances ou leur pistmologie.

    Les diteurs publient de plus en plus dentretiens de

    scientifiques. Certains runissent deux scientifiques de

    disciplines diff rentes comme le biologiste J ean-PierreChangeux et le mathmaticien Alain Connes8. Dautres mettent

    face face un scientifique et un crivain, comme Albert

    J acquard et Jacques Lacarrire9 ou un scientifique et un

    philosophe, tels J ean-Pierre Changeux et Paul Ricur10. Dans

    certains cas, cest un journaliste qui mne lentretien. Ces

    rencontres prsentent souvent beaucoup dintrt mais la

    p l u p a rt des livres ne sont que des re t r a n s c r i p t i o n s

    denregistrements.

    Les scientifiques et les mdecins qui ont acquis une grande

    notorit livrent souvent des rflexions leurs contemporains

    sous la forme dessais. Ils font alors uvre de moralistes, de

    philosophes, didologues, dans des livres qui nont pas pour

    ambition dapprofondir les questions scientifiques. Comme

    dans les ouvrages caractre autobiographique, il y a une

    dimension de transmission dans ces essais gnraux. Mais

    lexamen de la production laisse penser que ce projet est lemieux servi quand, dans son expos, lauteur part de son

    domaine pour y revenir rgulirement. Le cas intermdiaire est

    celui des essais transdisciplinaires, dans lesquels lauteur

    butine dans des champs htrognes en qute dune synthse

    globale. coutons Henri Laborit anticiper la critique dans la

    prface dun essai de ce type11: Mais de quoi se mle-t-il,

    celui-l? Puisquon le dit biologiste, quand il parle de biologie,

    [...] on peut lui reconnatre une certaine crdibilit. En effet,ses ides ont dbouch parfois sur des ralisations pratiques

    non dnues dintrt. Mais quand il se mle de physique des

    particules et de cosmologie, alors l, non, cest trop!

    De fait, lessai semble bien adapt au projet de transmission

    lorsquil vise ramnager un paysage disciplinaire en faisant

    apparatre ou en reconstruisant ses liens avec la culture. Nous

    le qualifions alors dessai scientifique. Ce genre se distingue de

    lessai de rflexion gnrale par la place rserve aux contenus

    scientifiques et par des contraintes plus nombreuses.

    4. Franois J acob,La Statue intrieure,Odile J acob, 1997.

    5.J ean Dausset,Un clin dil la vie.La Grande Aventuredu HLA,Odile J acob, 1998.

    6. Louis Nel,Un sicle de physique,Odile J acob, 1991.

    7.J acques Friedel,Graine de mandarin,Odile J acob, 1994.

    8 .J ean-Pierre Changeux,Alain Connes,Matire pense,ditions du Seuil, 1992.

    9. Albert J acquard,J acques Lacarrire,Science et Croyances,Albin Michel, 1999.

    10.J ean-Pierre Changeux,Paul Ricur,Ce qui nous fait penser,

    Odile J acob, 1998.

    11 . Henri Laborit,Dieu ne joue pas aux ds,Grasset, 1987.

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    Lessai scientifique est le fruit dune rflexion faite de

    lintrieur dune discipline et qui porte sur ses dimensions

    culturelles, sociales, politiques, etc. Au dpart du projet, il

    existe des rsultats pour lesquels le scientifique crivain

    souhaite faire partager son intrt, considrant que leur porte

    dpasse le cadre de la recherche ou de lenseignement. Sortir

    de ce cadre suppose un travail dinterprtation du matriau

    brut issu de la science, selon des contraintes propres au genre.

    Les contraintes qui garantissent la pertinence de la

    d m a rche sont dord re thique, pdagogique et formel.

    En premier lieu, il y a la question de lautorit de la science et

    du positionnement du scientifique en criture. Prend-il la

    parole au nom de la communaut de sa discipline, se prsente-t-il comme tmoin et acteur ou sexprime-t-il comme citoyen ou

    comme penseur? Lthique de la communication (ou plutt ici

    de la transmission) scientifique repose sur la connaissance du

    statut des noncs. Lessai scientifique doit sefforcer de faire

    la part entre la connaissance et lidologie. Beaucoup de

    scientifiques seff o rcent de marquer la frontire entre le

    savoir acquis (la vrit du moment) et linterprtation, voire

    lidologie. Ils prcisent au lecteur quel moment ilsreprennent leur compte le consensus savant et quand ils

    mettent une hypothse personnelle.

    Sa polarisation disciplinaire rapproche lessai scientifique

    de louvrage didactique. Cependant, il na pas pour vise

    principale dinstru i re, mais plutt celle de faire part a g e r

    une rflexion sappuyant sur un apport de connaissances. Si

    lauteur reste dans ses eaux territoriales sans sloigner trop de

    son port dattache, il se protge dune tentation dimprialismede sa discipline vis--vis des autres. moins de considrer sa

    discipline comme un modle pour toutes les sciences, ce qui

    est parfois le cas, lauteur est moins enclin que dans lessai

    gnral dvelopper une vision du monde inspire par

    son exprience scientifique. La pertinence du propos sy

    accompagne de la conscience de traiter dune science qui

    possde un style particulier et qui induit un certain mode

    dexposition.Lessai scientifique rsulte-t-il du livre de philosophie

    scientifique du dbut du sicle ou sagit-il dun genre

    nouveau au sein de la production de vulgarisation?

    L m e rgence dun genre indit serait un symptme de la

    mutation affectant la fonction de la divulgation,

    des modifications des conditions de production des

    connaissances scientifiques et des rapports entre science

    et culture. Lanalyse de la production de ce type

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    12. Andr Brahic,Pierre Debray-Ritzen,Conversations dans lunivers,

    Albin-Michel, 1986.

    douvrage confirme laccroissement de la place du

    questionnement de la science par la science. L a ff i rm a t i o n

    dune responsabilit des chercheurs, par les scientifiques

    eux-mmes et par les institutions, dans la communication

    des rsultats et des enjeux, ouvre un espace beaucoup plus

    vaste que celui occup auparavant par les seuls savants ayant

    acquis une grande notorit. De fait, les travaux dcriture

    destins un large public impliquent un nombre de

    chercheurs, y compris de jeunes chercheurs, de plus en plus

    grand. Nouveau ou pas, il faut reconnatre le caractre hybride

    du genre, situ mi-chemin entre le genre didactique et lessai

    gnral.

    Lessai scientifique possde toujours une dimension

    historique ou spculative. Selon les disciplines et les gots de

    lauteur, la composante dominante sera pistmologique ou

    bien lie au rle de la science et du scientifique dans la socit

    daujourdhui.

    Sur le front des rapports entre la science et la socit, Philippe

    Kourilsky dclare: Ma profession de biologiste ma amen

    participer de prs ou de loin certains des vnements que jai

    choisi de rapporter. Cela me confre une certaine assurance

    dans la connaissance et lapprciation des faits, sans fournir de

    lgitimit particulire aux jugements quici et l je porte sur

    telle ou telle situation, et pour laquelle je pourrais tre juge et

    partie. J e ne fais que proposer mon point de vue au lecteur.

    Sur le front pistmologique, nous mentionnerons les

    prcautions prises par lastronome Andr Brahic dans ses

    entretiens avec le mdecin Pierre Debray-Ritzen, car elles

    sappliquent entirement lessai scientifique: Je souhaiteque, dans nos conversations, le coefficient de certitude et

    dincertitude soit bien mentionn. [...] Il faut un compromis.

    Prsentons ce que nous voyons, savons... Alignons nos

    a rguments. Et reconnaissons que, parmi ces dern i e r s ,

    certains sont dans une logique historique, dautres de rcente

    ingniosit12.

    Gnralement, lessai scientifique comprend une ouvertureexposant le propos de lauteur, une partie pdagogique

    (qualifie de vulgarisatrice par Bernard dEspagnat) et une

    conclusion caractre philosophique, thique, idologique.

    Souvent, le feuilletage est plus complexe, et lon oscille entre

    plusieurs registres de discours. On pourrait parler, ce propos,

    de transtextualit.

    Le genre a ses contraintes, souvent implicites, parfo i s

    explicites. Lauteur peut profiter des pages liminaires pour

    exposer son programme de scientifique crivain, voire son

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    credo. Rendant hommage la tradition europenne de

    vulgarisation, Stephen Jay Gould dclare dans La Foire aux

    d i n o s a u res13: Nous devons tous nous engager re n d re la

    science accessible, pour redonner cette pratique le statut

    dune tradition intellectuelle honorable. Les rgles sont

    simples: pas de compromis sur la richesse des concepts; pas

    dimpasse sur les ambiguts ou les zones dignorance; pas du

    tout de jargon, bien sr, mais pas daffadissement des ides

    (tous les concepts complexes peuvent sexprimer dans le

    langage ordinaire). Ces contraintes peuvent-elles sappliquer

    au domaine des sciences hautement formalises qui stend de

    plus en plus? La progression du formel dans les sciences a bien

    t souligne par le physicien Roland Omns14. Michel Paty,physicien et pistmologue, rsume ainsi le rapport au rel

    inaugur par la physique quantique: Lobjet lmentaire na

    plus de qualits cest un objet sans qualits, pour parler

    comme Musil entendant par qualits ce qui peut se rapporter

    au sensible; il se prsente comme lentrelacs ou le nud

    de relations entre quantits1 5. Cette situation modifie

    profondment les conditions de la divulgation des connais-

    sances. Bernard dEspagnat estime impossible de dcrire lemonde quantique avec des mots du langage courant, avec des

    concepts familiers. Il prsente donc ses ouvrages grande

    diffusion comme des travaux dlucidation des concepts, fruits

    dune dmarche philosophique. Cest dans ce travail mme,

    et non dans les rsultats scientifiques, quil revendique

    loriginalit: Nimporte quel trait de mcanique quantique

    permet den prendre connaissance et donc, si le dsir en vient

    den contrler par le menu les bases dont, dans le prsent livre,je nindique que la substance. Tout ce qui, ici, est original, ou

    se prtend tel, nest que rflexions, hypothses et arguments

    touchant linterprtation de ces choses du domaine public16.

    Si le scientifique crivain dcrit frquemment le projet

    luvre dans louvrage, il voque aussi parfois sa gense. Citons

    lintroduction du livre de Georges Lantri-Laura Le Cerveau18:

    Je raconte dans cet ouvrage comment mon exprience de la

    recherche neuronale et psychologique ma conduit unecomprhension mcaniste de la faon dont notre cerveau est

    organis pour engendrer nos cognitions et, en dernire analyse,

    nos croyances. [...] Le rcit que jespre difiant, voire

    distrayant [est organis] chronologiquement [...]. Mon premier

    jet navait cependant pas t crit de cette faon. J y avais

    succomb lattitude scientifique traditionnelle consistant

    dcrire et expliquer une ide dans les rgles, selon un cadre qui

    laissait entendre que des expriences avaient t menes pour

    13. Stphane Jay Gould,La Foire aux dinosaures,ditions du Seuil, 1997.

    14. Roland Omns,Philosophie de la science

    contemporaine,Gallimard, 1994.

    15. Michel Paty,La Matire drobe,

    ditions des Archivescontemporaines, 1988.

    16 . Bernard dEspagnat,

    Une incertaine ralit.Le monde quantique,la connaissance et la dure,

    Gautier-Villars, 1985.

    17 . Bernard dEspagnat,Penser la science

    ou les Enjeux du savoir,Dunod, p. 4, 1990.

    18 . Georges Lantri-Laura,Le Cerveau,

    Seghers, 1987.

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    La partie principale du livret se compose dune srie de

    fiches danalyse douvrages scientifiques, publis partir de

    1970 en langue franaise, et destins un large public. Les

    traductions en ont t cartes au profit de textes originaux.

    En complment, une liste slective de classiques de la

    science largit laire ditoriale la priode antrieure

    1970 et certaines grandes traductions. De plus, une liste

    douvrages de rfrence (dictionnaires, encyclopdies) fournitdes outils pour la recherche dinformation.

    Slectionner moins dune centaine de titres suppose des

    choix de plusieurs types. Un ensemble de critres est

    n c e s s a i re, les uns pour valuer lintrt dun titre pris

    isolment, les autres pour juger de lquilibre global du

    corpus. Mais il serait illusoire de prtendre liminer par l

    tout arbitraire dans le choix dfinitif.

    La constitution du corpus repose sur la notion de livredauteur et sur la qualit de scientifique crivain. Les

    titres retenus sont presque tous des essais scientifiques, au

    sens dfini plus haut, et crits par un seul auteur.

    quelques exceptions prs, qui correspondent des livres

    crits deux mains, on na choisi quun seul titre par

    auteur. En dehors des scientifiques crivains, issus de la

    recherche ou de lenseignement scientifique, on trouve deux

    catgories dauteurs. Les uns sont journalistes ou crivainsscientifiques, les autres sont philosophes, historiens ou

    sociologues.

    Lunit du corpus est une unit de genre. On a choisi, au

    sein de la production dun auteur, lessai ou lun de ses essais

    scientifiques. Reste de rares exceptions. Cest ainsi que le

    caractre technique des essais de Ren Thom nous a conduit

    prfrer louvrage intitul Paraboles et Catastrophes, qui se

    prsente sous forme dentretiens.

    Livres dauteur, essais scientifiques, ces choix saccompagnent

    dun critre de qualit portant sur lcriture, la composition et

    loriginalit du propos. Ainsi, par exemple, dans le cas de

    Molcule la merveilleuse, de Lionel Salem, le critre dcriture

    et doriginalit la emport sur celui du genre (il sagit plus dun

    livre dinitiation que dun essai scientifique).

    La production de vulgarisation fait souvent appel limage, y

    compris dans les supports imprims. Cela ne transparat pas

    Li r e la Sc ienc e : c onst i tu t ion ,slec t ion e t o r gan isa t ion

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    dans lessai scientifique, genre essentiellement textuel dont

    la qualit repose presque entirement sur lcrit. La slection

    c o m p o rte, toutefois, la biographie de Pasteur par Bru n o