L’Instantané Cinématographique Relire Étienne Jules Marey Maria Tortajada

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L’instantané cinématographique: relire Étienne-Jules Marey Maria Tortajada RÉSUMÉ Les travaux d’Étienne-Jules Marey sont essentiels pour la com- préhension du « cinéma » au stade chronophotographique et per- mettent d’observer au plus près comment le cinéma se « dégage » de la photographie. En s’appropriant la technique de l’instantané photographique, Marey en vient à concevoir une forme de « ci - néma » déterminée par les présupposés conceptuels et méthodo- logiques de sa démarche scientifique. On appréhende en général le photogramme comme une image fixe, que l’on oppose à l’image en mouvement reconstituée et définitoire du cinéma. Mais en relisant Marey, il apparaît que ce qui fondamentalement distingue le cinéma de la photographie n’est pas simplement l’illusion du mouvement. Le statut même de la photographie, de l’image fixe, se voit transformé par le dispositif cinématogra- phique : le photogramme est une photographie instantanée de nature paradoxale. L’analyse passe par la redéfinition de la notion d’instant, associée à la technique de l’instantané, et déterminée par le temps de pose. En construisant les concepts associés à l’instant de l’éclairement dans divers travaux de synthèse de Marey, en les faisant apparaître dans un système de relations, dans diverses propositions scientifiques — liées à l’instantané photographique, à la chronophotographie sur plaque fixe, puis à la pellicule —, cet article entend montrer que l’on peut penser un instant qui dure. C’est ce que le bergsonisme écartera, sépa - rant radicalement l’instant du passage du temps. For English abstract, see end of article Nous sommes dans un contexte où photographie et cinéma s’opposent comme image fixe et image en mouvement. Lorsque, en 1970, Roland Barthes tente de saisir la spécificité du cinéma dans le photogramme, dans cette image fixe dont la mise en série est indispensable à la projection cinématographique, il souligne l’originalité de sa démarche, qui se situe, écrit-il, contre « l’opinion courante », laquelle voit dans le mouvement projeté

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L’Instantané Cinématographique Relire Étienne Jules Marey Maria Tortajada

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  • Linstantan cinmatographique :relire tienne-Jules Marey

    Maria Tortajada

    RSUMLes travaux dtienne-Jules Marey sont essentiels pour la com -prhension du cinma au stade chronophotographique et per -mettent dobserver au plus prs comment le cinma se dgage de la photographie. En sappropriant la technique de linstantanphotographique, Marey en vient concevoir une forme de ci -nma dtermine par les prsupposs conceptuels et mthodo -logiques de sa dmarche scientifique. On apprhende en gnralle photogramme comme une image fixe, que lon oppose limage en mouvement reconstitue et dfinitoire du cinma.Mais en relisant Marey, il apparat que ce qui fondamentalementdistingue le cinma de la photographie nest pas simplementlillusion du mouvement. Le statut mme de la photographie, delimage fixe, se voit transform par le dispositif cinmatogra -phique : le photogramme est une photographie instantane denature paradoxale. Lanalyse passe par la redfinition de la notiondinstant, associe la technique de linstantan, et dterminepar le temps de pose. En construisant les concepts associs linstant de lclairement dans divers travaux de synthse deMarey, en les faisant apparatre dans un systme de relations,dans diverses propositions scientifiques lies linstantanphotographique, la chronophotographie sur plaque fixe, puis la pellicule , cet article entend montrer que lon peut penserun instant qui dure. Cest ce que le bergsonisme cartera, spa -rant radicalement linstant du passage du temps.

    For English abstract, see end of article

    Nous sommes dans un contexte o photographie et cinmasopposent comme image fixe et image en mouvement. Lorsque,en 1970, Roland Barthes tente de saisir la spcificit du cinmadans le photogramme, dans cette image fixe dont la mise ensrie est indispensable la projection cinmatographique, ilsouligne loriginalit de sa dmarche, qui se situe, crit-il, contre lopinion courante , laquelle voit dans le mouvement projet

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  • des images lessence sacre du cinma (Barthes 1982, p. 59).Nous ne manquons pas de rfrences pour renvoyer une ide du cinma qui, aujourdhui, apparat encore commedominante et qui, sous linfluence du bergsonisme, fait du mou -vement considr dans sa continuit la caractristique essen tielledu cinma. En tmoignent les travaux dAndr Bazin et deGilles Deleuze, qui ont marqu la rflexion thorique. Le pre -mier accorde une supriorit au cinma par rapport la photo -gra phie, car le film prend, dit-il, lempreinte du mouvement. Lesecond privilgie ce quil appelle l image moyenne (Deleuze1983, p. 11 ; 1985), toute de continuit et de flux, par rapportaux coupes immobiles que sont les photogrammes.Pour produire lillusion dun mouvement continu, le cinma

    procde par projection trs rapide dune srie dimages photo -graphiques : en ce sens, la photographie est partie prenante dudispositif cinmatographique 1. Elle est aussi un passage obligdans sa constitution historique. Le rle dtienne-Jules Mareydemeure en cela essentiel, qui, avec son travail sur la chrono -photographie, pose les jalons techniques et thoriques pour lasynthse du mouvement. En sappropriant la technique delinstantan photographique, il en vient penser une forme de cinma dtermine par les prsupposs conceptuels etmthodologiques de sa dmarche scientifique. Cet tat du cinma dans son actualisation symbolique et discursive im -plique de construire une ide de la photographie en retour.Sil parat vident que le passage ce quon appelle la photo -graphie anime est une condition de possibilit du cinma to -graphe, ce qui fondamentalement distingue celui-ci de la photo -graphie nest pas simplement lillusion du mouvement. Lapprochepistmologique rvle que les deux procds se distinguent djdans le statut mme de limage photographique qui leur estpropre : le photogramme est une photographie instantane denature paradoxale.

    Le paradigme du continu et du discontinu : la notion dinstantLa place historique dHenri Bergson est considrable dans la

    constitution dun modle cinmatographique. Non seulementBergson se rfre-t-il explicitement au cinmatographe et la

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    Cinmas 21, 1_Cinmas 21, 1 11-03-10 15:58 Page132

  • photographie, mais il les saisit partir de ce qui structure saphilosophie, lopposition entre continuit et discontinuit dumouvement et du temps. Or, lopposition entre le continu et lediscontinu est rcurrente dans lhistoire du cinma. Elle a ttrs productive dans le renouvellement historiographique destrente dernires annes, mais elle a t aussi utilise bien avant,notamment par ceux quon pourrait appeler les enfants du berg -sonisme. Si Deleuze en 1983 et 1985, relisant Bergson contreBergson, fait du cinma le reprsentant de la continuit, Bazinfonde la dfinition de la ralit sur lintuition bergsonienne de lacontinuit temporelle. Il nexiste pas dtude spcifique sur laplace de Bergson dans lhistoire du cinma. Il faut pourtantinsister sur limprgnation des milieux intellectuels dans lesannes 1910 et 1920 par la pense du philosophe (voir Benda1914). Les milieux du cinma ny chappent pas. Au momentmme o se cre progressivement une critique cinmatogra -phique dans la presse, Marcel LHerbier (1946), Paul Souday etmile Vuillermoz sopposent sur le statut du cinma en tantquart 2. Ils se rclament de Bergson soit pour insister sur lamachine, soit pour renvoyer le cinmatographe une concep -tion bergsonienne de la vie. En 1946, Jean Epstein suit gale -ment les traces de Bergson dans un ouvrage quil intitule Lin -telli gence dune machine et dont il titre la deuxime partie Lequipro quo du continu et du discontinu . Bergson, en effet,nest pas seulement allgu par les chantres de la continuit etdu flux, il est aussi relu pour son analyse de la machine cinma -tographique comme modle abstrait.On fait rfrence ici au clbre chapitre IV de Lvolution

    cratrice (1907), qui fait du mcanisme cinmatographique lemodle du fonctionnement de la pense, modle qui est aussicelui de la science. Bergson est un excellent analyste du dispo sitif.Il associe la dcomposition du mouvement par la machinecinmatogra phique, la srie de photogrammes qui en rsulte, lanalyse du mouvement dans le domaine de la science. La sciencene fait que morceler ce qui nexiste que sous forme de continu etde dure. Elle dcompose en instants discrets ce qui doit tredcrit comme lexprience immdiate du temps. Cette thsesexprime pour Bergson ds 1889, dans ses Essais sur les donnes

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  • immdiates de la conscience, travers la critique des para doxes deZnon. Dans Lvolution cratrice (1907), le cinma en est lemodle ngatif : le photogramme, image fixe arrache unmouvement, et que Bergson appelle en fait photo graphie , estlquivalent de linstant de Znon, le lieu et le moment o lemouvement sannule. La dis continuit du cinma, qui ne pro duitlillusion du mouvement qu partir dune srie dinstants, est cequi soppose la philo sophie bergsonienne fonde sur lintuitionde la dure. Cest dire que pour Bergson, linstant est cette image,cette vue prise au mouvement, un arrt, un point gom -trique . Lins tant, asso ci limage photo gra phique, sop poseirrducti ble ment la dure, au mouvement continu. On peutdire que le concept dinstant chez Bergson radicalise la signifi -cation de ce terme, oppos couramment celui de dure.Du coup, le modle bergsonien du cinmatographe impose

    une certaine dfinition du photogramme. Celui-ci, synonymedinstant, devient alors lultime indcomposable, le lieu o ladure comme le mouvement sont impossibles. On peut dire quecette hypothse traverse lhistoire du cinma et que la philoso -phie bergsonienne en fournit le sous-texte.Anson Rabinbach (2004, p. 196) a montr que derrire cette

    critique de la dcomposition du mouvement se trouve le travaildtienne-Jules Marey. Physiologiste et scientifique rput, Mareyvoue toute son uvre la comprhension du mouve ment, quiltudie dabord travers la mthode graphique, dont il proposeune synthse en 1878, puis travers ce quil nomme la chrono -photographie, qui devient pour lui une mthode scientifique 3.Elle sappuie sur la mise au point dap pareils qui enregistrent lemouvement travers la dcomposition de ses phases.Avec la chronophotographie, on peut prendre, une certaine

    frquence, une srie dimages photographiques dun corps enmouvement et rendre ainsi divers moments du mouvement dece mobile grce la juxtaposition et la mise en srie des imagesfixes obtenues. Lhomme qui court ou saute un obstacle, loiseaudans son vol, le cheval au galop, tous sont saisis dans une sriede figures photographiques juxtaposes, qui renvoient des instants dtermins (que Marey appelle images ) 4 : lachronophotographie doit exprimer la position [dun] mobile

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  • sur sa trajectoire des instants dtermins (Marey 2002,p. 71). Ces chronophotographies ont marqu lart du XXe sicle,mais ce nest pas ce qui va nous intresser ici.Marey impose un lment essentiel la chronophotographie :

    il veut que lintervalle entre les images soit toujours le mme,cest--dire que louverture de lobturateur soit faite une fr -quence rgulire. Pour pouvoir effectuer des mesures, Marey fa -brique des instruments qui justement permettent de contrler lavariable temporelle dans la production dimages en srie. Or,cette condition qui fonde la dmarche scientifique de Marey estaussi une des conditions de possibilit du cinmatographe : cestgrce la rgularit de lintervalle quil est possible non seule -ment de dcomposer le mouvement photographi, mais de lesynthtiser, et de projeter des images animes. Cest un lmentessentiel qui distingue Marey notamment de Muybridge. Lasynthse du mouvement est aussi une tape importante pourMarey 5. Ds les dbuts de sa recherche, il utilise donc des appa -reils fonds sur le principe de la persistance rtinienne et quelon classe dans la catgorie du pr-cinma : zootropes ou ph na -kistiscopes. Ces appareils permettent de reconstituer le mou ve -ment partir dimages fixes, transformant des images dis conti -nues en une image anime dun mouvement continu.Aussi bien Bergson que Marey associent le terme dinstant

    limage photographique, quivalent du photogramme. La dsi -gnation bergsonienne de linstant par un point gomtrique pourrait tre illustre par un certain type de chronophoto gra -phie. Pour expliquer comment la chronophotographie dcom -pose le mouvement dun mobile, Marey compare la photo -graphie instantane du mouvement prise en une seule ouverturede lobturateur, et produisant une ligne courbe, et la chrono -photographie de ce mme mouvement, qui rsulte en une sriede points (figure 1).Ces points renvoient effectivement une srie dinstants du

    mouvement de la boule. Il existe plusieurs variantes de cettedmonstration, rgulirement reprise par Marey en relation avec cequil appelle la photographie des trajectoires. Cette compa raisondonne une figuration trs efficace de lopposition entre le con tinudu mouvement et le discontinu de la trace chronophoto graphique.

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  • Or, si linstant , oppos la dure, est synonyme dunmoment tir du mouvement dun mobile, si linstant est unenotion qui se trouve associe une image photographiqueinstantane, en somme si ce terme a la mme signification sousla plume de Bergson que dans le discours de Marey, on peutmontrer que le concept dinstant, lui, sest modifi entre lem -ploi quen fait Marey et celui quen fait Bergson.On peut montrer en effet que linstant de Marey, celui auquel

    renvoie limage photographique dune srie chronophoto gra -phique, nest pas linstant de Bergson : cest un instant paradoxalparce quil est labor comme une dure par le scientifique.Pour construire le concept dinstant, il ne faut pas se baser sur

    le simple fait que limage photographique renvoie un momentdtermin du mouvement dun mobile ; il faut se demandercomment se constitue ce rapport, qui nest pas seulement unrapport de signification. Lapproche pistmologique peut appor -ter une rponse : le concept dpend du projet et de la pratique duscientifique, de ce quil cherche et veut analyser, des moyens quilse donne, des difficults quil rencontre et du type de solutionsquil propose. Le concept pistmologique est un tissu de liens et derapports qui font intervenir toutes ces questions. Il se dgage delanalyse des discours dans le sens foucaldien.Ce qui importe, ce nest pas de situer le moment premier des

    inno vations et dcouvertes, mais de savoir ce que Marey lui-

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    Figure 1 : Le mouvement (Marey 2002, p. 72). Cette figure porte le numro 37(p. 55) dans ldition originale du Mouvement (Paris, G. Masson, 1894). Dansldition de Jacqueline Chambon, on a modifi lordre des illustrations.

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  • mme met en avant lorsquil parle de limage photographique,quels aspects techniques il retient lorsquil rend compte de sa d -marche. Il sagit dobserver les variations dans les dfinitions dela chronophotographie quil propose au fil des annes : laprsentation de la dfinition peut changer, sans que change latechnique. Le concept pistmologique est dtermin par unepratique et une manire de la raconter. Par exemple, il ne fautpas sarrter au constat que le principe de lintervalle rgulier estpos ds le dpart. Il faut voir justement ce qui varie autour dece noyau de dfinition. Il faut situer le concept dans son pro -cessus dlaboration et saisir tout particulirement la finalit quile guide. Gaston Bachelard (1993, p. 17) lexprime propos duconcept scientifique : une mme poque, sous un mmemot, il y a des concepts si diffrents ! Ce qui nous trompe, cestque le mme mot la fois dsigne et explique. La dsignationest la mme ; lexplication est diffrente. Nous voudrions icitenter de mettre en lumire lexplication du concept dinstantchez Marey, du moins dans un de ses aspects. cette fin, nous interrogerons, dans le discours de Marey, le

    statut de linstantan au sein de la chronophotographie, qui inclutau tournant du sicle le cinmatographe. Dans cette perspective,les sources les plus importantes ne sont pas les articles scienti -fiques qui rendent au jour le jour chaque rsultat avanc, maisplutt les moments forts de prise de parole, les moments les pluslourds symboliquement. Nous en retiendrons quatre 6 ici :1. Dveloppement de la mthode graphique par lemploi de la

    photographie (Marey 1885), premire synthse sur la chro -no photographie.

    2. Le vol des oiseaux (Marey 1890).3. Le mouvement (Marey 2002 [1894]), synthse majeure surcette question.

    4. Le texte du Muse centennal de la classe 12 pour lExposi -tion universelle de 1900 (Marey s.d.). La classe 12, dontMarey est le prsident, est celle de la photographie. Cetteprsentation est la plus importante concrtement et sym bo -liquement aprs 1895, anne de linvention du Cinmato -graphe Lumire. Elle accompagne une exposition dobjetset dimages 7.

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  • La vise de ces textes est apparemment diffrente, mais touscomportent une synthse importante sur la chronophoto gra -phie, avec lexplication de la mthode, la prsentation desappareils et de leurs diverses applications et la tentative renou -vele dcrire lhistoire de la chronophotographie. Marey esthistorien de la chronophotographie. Et justement, il ne racontepas lhistoire chaque fois de la mme faon.Pour la question de linstantanit, les liens dfinis avec la

    photographie sont essentiels. Nous ne mentionnerons que deuxaspects. Si Marey opte trs vite pour une criture de lhistoire dela chronophotographie, il commence par la situer dans lhistoirede la photographie (Marey 1885) en la prsentant comme uneappli cation de celle-ci. Par ailleurs, la dmonstration quil fait dela pratique chronophotographique, et donc lexposition essen -tielle de la mthode, en passe toujours par la photographie destrajec toires, qui souligne justement la diffrence entre photo gra -phie instantane et chronophotographie. Cest dire quen suivantla constitution du concept dinstant, nous allons pouvoir obser -ver com ment une ide du cinma, appel notamment chro -nophotographie ce moment historique, se dgage de la pho to -graphie. Nous sommes en cette fin du XIXe sicle dans le contextedmergence de linstantan photographique, et cest la notiondinstantanit qui permet de construire le concept dinstant.

    Linstantan photographiqueLide dinstantan photographique renvoie des images

    daccidents, de sauts, de chutes, dvnements en somme carac -triss par leur brivet et saisis sur le vif ; cette iconographie,qui commence se constituer ds les annes 1880, se populariseautour de 1900. Mais linstantan est aussi associ un autretype dimages, produit par la pratique scientifique et diffusdans la presse. Cest ainsi que les figures de Marey acquirentune trs bonne visibilit. Du point de vue technique, lins tan -tan se dfinit galement par la vitesse : lhistoire montre quil afallu la fabrication de nouveaux supports, des innovations enoptique et des amliorations radicales dans la technique desobtu rateurs pour permettre la rapidit de lclairement et de laraction chimique 8.

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  • On peut certes admettre que la photographie na pas attendula technique de linstantan pour associer limage obtenue lide dinstant 9. Mais la peinture na pas attendu non plus laphotographie pour reprsenter un instant. Cependant, aveclinstantan photographique, un lment du dispositif vientsurdterminer le statut de limage produite par une carac tris -tique de sa fabrication : cest la brivet du moment de pro -duction de limage, ce que le terme instantan affirme. Ceterme qualifie notamment, la fin du XIXe sicle, les obtu rateurstrs rapides, comme il dsigne les images obtenues par unecourte exposition. En somme, limage photographique renverra linstant non pas seulement comme un moment trs bref dumouvement photographi, mais aussi comme un momentinstantan de la prise photographique. Louverture de lobtu -rateur dfinit la dure de lclairement, cest--dire le temps depose, moment o sinscrit limage photographique sur la surfacesensible. La construction du concept dinstant passe par la com -prhension de ce processus technique li au temps de pose. Cestce dernier que nous tentons de problmatiser ici.Lorsque la dure dexposition est brve, nous avons une

    image instantane. Mais comment qualifier cette brivet ?Quand on dfinit linstantan photographique, on ne se con -tente pas de mentionner la notion de rapidit. Linstan tanit,ce trait qui fonde le concept dinstant, se pense travers unerelation : celle qui rapporte la dure de lclairement la vitessedu mouvement du mobile (Frizot 2001). Si on veut obtenir uneimage nette dun mouvement, il faut que la vitesse de lobtu -rateur soit suffisamment rapide pour que le mouvement dumobile ne sinscrive pas sur limage travers un boug ou unflou.Ce rapport li linstantan photographique est justement

    pos ds le dpart par Marey 10. Pour le scientifique Mareycomme pour tous les photographes de linstantan, louverturede lobturateur est dcrite comme une dure, elle est mmeconstamment mesure en fractions de seconde. Nous sommesdans lespace de la microtemporalit, tel quon lexplore auXIXe sicle, ce dont tmoigne Marey de manire enthousiastedans La mthode graphique. La microtemporalit implique que

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  • lon puisse penser la seconde en fractions de seconde, et quunefraction de seconde soit son tour une dure dcomposable 11.Renvoyer le moment de la production de limage une dure,cela peut paratre paradoxal dans le contexte de linstantan. Dupoint de vue technique, cest bien ce qui se passe. Cest mmeun sujet dinterrogation dans les manuels de photographie :comment matriser la dure du temps de pose 12 ? Mais juste -ment, tout tient la finalit de la pratique de linstantan.Lorsquon la prcise mais ceci est une vidence cettedure est conue comme devant tre particulirement brve,ainsi que lindique le terme dinstantan ; et cette brivet estpense par rapport la vitesse du mobile (figure 2). Cette viseest essentielle dans la constitution du concept dinstant associ la photo graphie. La constitution du concept nest pas seulementune question technique. Elle est lie au contexte dfini par ceuxqui utilisent la technique, ce qui fait sa dimension pistmo -logique.Si en 1885 Marey souligne lancrage de sa pratique dans

    lhistoire de la photographie alors quil insiste au mmemoment sur la ncessit dun temps de pose trs bref, danslexpos de 1900, il se contente de citer les images photo -graphiques ins tantanes comme lments dfinitoires de lachro nopho to graphie. La brivet de lclairement est simple -ment pr sup pose. Du point de vue technique, certes lexigenceperdure, mais lorsquil sagit de dfinir la chronophotographie,

    140 CiNMAS, vol. 21, no 1Figure 2 : Tableau de synthse, daprs Mannoni 2009.

    Instantanit(concept dinstant)

    Temps de poseVise de la pratique

    lments pertinentspremiers

    Instantanphotographique Trs bref

    Temps de pose/Mobile (vitesse)

    Instantanchronophotographique Trs bref

    Temps de pose/Dure de lintervalle

    Instantancinmatographique

    Temps de pose // Temps darrt

    Temps darrt : trs long

    Arrt intermittentET

    Dure de lintervalle

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  • autre chose prend le dessus. Cela a des consquences sur le sta -tut de limage photographique lintrieur de la chronopho to -graphie.

    Linstantan chronophotographiqueDe la technique de linstantan, Marey retient principalement

    la question de lobturateur, car cest par lobturateur que passe laconstruction du concept dinstant dans la chronopho to graphie.Dans le travail de Marey, la vitesse de lobturateur trouve une

    deuxime ncessit propre la logique chronophotographique :si on veut prendre plusieurs images en trs peu de temps(50 images par seconde, par exemple), lobturateur doit souvriret se refermer de manire extrmement rapide pour produireune srie dimages photographiques. Do la ncessit, pourMarey, de fabriquer un obturateur spcial sur le modle dudisque fentr du phnakistiscope : une fois la rotation lance grande vitesse, linertie du systme est rduite au minimum. Lefameux fusil photographique, comme les appareils ultrieursfabriqus par Marey, utilise le disque fentr.La dure qui intresse le plus Marey dans sa mthode pour

    mesurer le dplacement des mobiles est en fait celle de linter -valle entre les images de la srie photographique. Nous lavonsvu, ds le dbut, lintervalle est au cur de la dfinition de lachro nophotographie, et Marey insiste sur sa rgularit 13.Si on observe les variations entre les diffrentes synthses de

    Marey, le moment le plus marquant intervient dans Le mouve -ment, et plus prcisment dans le trs important premier cha -pitre intitul Du temps . Dans ce chapitre, Marey prend lapeine de construire longuement la notion de temps dans sapratique, articulant ensemble mthode graphique et mthodechronophotographique. Le moment qui nous intresse con cernele cadran chronomtrique, qui apparat sur certaines chrono -pho tographies : peine Marey a-t-il prsent la tech nique pourmesurer le temps de pose dans un sous-chapitre spcifique, quilenchane avec le constat dimpr cision :

    La nettet des images permet de mesurer avec prcision, non pasle temps de pose, qui est trop court pour tre apprciable, maislintervalle de temps qui spare deux poses successives. Or, cest le

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  • point essentiel dans les mesures que nous aurons faire de ladure de certains phnomnes (Marey 2002, p. 33-34, noussoulignons).

    Suit un sous-chapitre intitul Mesure des intervalles detemps qui sparent les clairements successifs 14 (p. 34). Avec lamention de la brivet du temps de pose, nous sommes biendans la logique de linstantan. Mais avec une diffrence parrapport linstantan photographique. En 1894, la chrono -photographie est explicitement prsente par Marey commeayant affaire deux dures corrlatives inhrentes la machine. Sion doit considrer lune comme un instant cest--dire si lanotion dinstant peut sappliquer aux images produites parlclairement donn dans un temps de pose extrmementbref , ce nest quen dfinissant son rapport lautre, linter -valle : lui aussi, et lui surtout, est mesurable et matrisable pourMarey. Poser cela est essentiel afin de montrer que ce qui cons -titue la manire de penser linstantanit se modifie en passantde la photographie la chronophotographie : linstan ta nitchrono photographique se donne comme un rapport structurelentre pose et intervalle, et non plus entre pose et mobile photo -gra phi. Dans ce rapport, la pose, le moment concret de fabrica -tion de limage, est plus courte que lintervalle. Ce changementdans le rapport pertinent fonde con ceptuel lement une premiresparation entre linstantan photo gra phique et linstantan dela chronophotographie.Est-ce dire que la vitesse du mobile est indiffrente la

    logique chronophotographique ? Certes, non. Son importanceapparat clairement propos dun problme que rencontreMarey. La vise scientifique de Marey lui impose de rechercher lameilleure lisibilit des images. Outre lventuel boug que lonrsout par la brivet de la dure dclairement, se pose le pro -blme de la confusion des images dans une srie chrono pho -tographique. Dans Le mouvement, un sous-chapitre de laChronophotographie sur plaque fixe traite explicite ment del Influence de la vitesse de lobjet en mouvement (Marey2002, p. 76-77) : le problme, ce sont les vitesses lentes et lesmouvements sur place car, alors, les images se superposent sur laplaque et ne sont plus lisibles ou analysables 15. Alors que dans

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  • linstantan photographique la vitesse du mobile est signi ficativepour ltablissement du temps de pose, dans linstantan chro no -photographique, cest la vitesse du mobile qui est mise enrapport avec lintervalle. La variable constitutive de linstan tanphotographique, la vitesse du mobile, subit donc un dpla -cement, dans la logique de la mthode, du ct de lintervalle.Elle ninflue pas directement sur la dure du temps de pose, quidtermine le concept dinstant. La dfinition du temps de posedemeure intrinsquement lie, elle, la machine, comme nouslavons vu.

    Linstantan cinmatographiqueJusquici, suivant Marey, notre analyse met laccent sur la

    question de lobturateur, cest--dire sur ce qui fonde linsta n -tan, sur ce qui conditionne ce moment de fabrication delimage et qui est associ linstant. Or, Marey complexifie cettelogique quil a commenc par adopter propos de la photo gra -phie instantane. Nous en arrivons ce que nous avons appellinstantan cinmatographique. La rsolution du problme dela confusion des images amne Marey dfinir deux pratiquesde la chronophotographie : celle qui utilise comme support uneplaque sensible fixe ; et celle qui impres sionne la srie chrono -pho tographique sur un support mobile : un disque ou une pelli -cule. Cest ce titre que le Cinmato graphe Lumire entre danslhistoire de la chronophotographie, en devenant un exempleparmi dautres lexposition de 1900.Le principe de la deuxime pratique qui permet daugmenter

    le nombre dimages nettes est le suivant. Les images sont pro -duites successivement sur une surface sensible en mouvement,qui sarrte de manire intermittente devant lobjectif : chaquearrt de la pellicule ou de la plaque, louverture de lobturateurlaisse passer la lumire et produit ainsi limage photographiqueinstantane. Tout cela un rythme trs rapide. On obtient ainsides photographies distinctes, ou des photogrammes (terme deMarey) disposs en srie sur un disque ou sur une pellicule.Pour Marey, il faut cette synchronie entre le temps de pose et letemps darrt de la bande lors de la fabrication de limage instan tane. Le temps darrt redouble le temps de pose sans

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  • pour autant que leur dure soit identique. Mieux encore : letemps darrt dtermine la russite de la prise. Ils sont intrin -squement lis.Du point de vue technique en effet, le temps darrt est une

    condition propre cette deuxime pratique de la chronopho -tographie. Mais le moment o la donne technique acquiert uneporte symbolique et structurante dans la mthode de Marey necorrespond pas du tout au moment o Marey utilise le procdde larrt intermittent pour la premire fois, moment que Mareylui-mme fait correspondre au fusil photo graphique : la plaquesensible est alors un disque qui tourne de manire intermittentesur le mme axe que le disque obturateur. Alors que Mareyutilise ce systme depuis 1882, le fusil ne fait cependant tou -jours pas partie, en 1885, de ce quil considre comme appar -tenant la chronophotographie : sa dfinition limite celle-ci lusage de la plaque fixe, pour laquelle linstant de production delimage est dfini unique ment par des lments lis lobtu -rateur 16. Ses critres sont ici le temps de pose, la frquence delclai rement, le contrle de lintervalle rgulier pour la pro duc -tion dune image collective (Marey 1885, p. 28). Dans Dve -loppement de la mthode gra phique, larrt intermittent de laplaque sensible est prsent comme un problme 17.Or, ds 1890, le fusil commence acqurir un statut

    lintrieur de la chronophotographie alors que larrt intermit -tent devient de plus en plus important. La vise essentielle deMarey est toujours daugmenter le nombre des images en vitantquelles se confondent : le chapitre X du Vol des oiseaux estdailleurs centr sur cette question. Une nouvelle techniquepermet le changement de statut de larrt, qui est alors envisagcomme une solution au problme. Cette solution tient lapossibilit dutiliser un support lger, la bande pelliculaire,plutt que la plaque du fusil photographique, dont linertie nepermet pas un grand nombre dimages. Cette mthode 18 estprsente comme une solution parmi dautres, ct des imagesalternantes (Marey 1890, 96), du miroir tournant ( 98), dudplacement de lappareil ( 99) et de la mthode strobos -copique ( 101). Mais le choix de la pellicule souple contre ledisque de verre du fusil photo graphique donne paradoxalement

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  • ce dernier une place dans les mthodes proprement chrono -photographiques : il est alors prsent comme le premier moyende dissocier des images par translation de la surface sensible avecarrt intermittent 19.Dans la synthse de 1894, Marey radicalise son parti pris.

    Dans Le mouvement, la chronophotographie sur plaquemobile acquiert un statut part entire, occupant un chapitredistinct (chap. VII) de la chronophotographie sur plaque fixe (chap. IV) 20. Le fusil photographique entre alors de plain-pieddans lhistoire de la chronophotographie 21 : il est prsentchronologiquement aprs Muybridge, mais est directement li la question de larrt intermittent, lment fondamental deschro nophotographes pour bande pelliculaire invents parMarey. Les dbuts de cette histoire qui culmine avec les nou -velles possibilits de larrt intermittent sont attribus Pierre-Jules-Csar Janssen : Cest donc lui que revient lhonneurdavoir inaugur ce quon appelle aujourdhui la chronophoto -graphie sur plaque mobile (Marey 2002, p. 123).Aprs ce tournant dcisif, Marey garde les mmes principes

    de prsentation pour lexposition de 1900 : lexprience deJanssen est la premire ralisation dune chronophotographie (Marey s.d., p. 12), et le fusil porte le numro 6 dans la prsen -tation propo se par Marey. La question de larrt intermittentest nouveau prsente comme ncessaire en vue dviter queles images se confondent lorsquon aug mente leur nombre.En somme, larrt intermittent est un paramtre essentiel,

    dabord, parce quil conditionne la double dfinition de la chro -nophotographie, sur plaque fixe ou sur plaque mobile ; ensuite,parce que ce paramtre dtermine la prsentation historique dela chronophotographie, qui tantt exclut tantt inclut le fusilpho tographique. Larrt intermittent nest pas seulement im -portant du point de vue technique ; il est aussi fondamental dupoint de vue symbolique pour tablir ce quest et ce quimpliquela chronophotographie.Une fois tablie la valeur pistmologique de cette question, il

    est passionnant dobserver ce que Marey en fait. Il va traiterlarrt intermittent comme une dure, comme un nouveau para -mtre dans la constitution de limage instantane de la chrono -

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  • photographie, et donc du concept dinstant qui lui est associ :cet instant devient alors un instant paradoxal.Lorsquil donne des dtails ce sujet, Marey calcule les temps

    darrt et de mouvement de la pellicule comme des donnesglobales de la srie chronophotographique.En 1890, larrt global de la bande dans la production dune

    srie dimages chronophotographiques est quivalent la moitidu temps total du droulement de la bande devant lobjectif : ensomme, il y a dans la machine autant darrts (qui permettent letemps de pose) que de reprises du mouvement de la pellicule(simultan lintervalle entre les temps de pose) 22. En 1894, pasde prci sions quivalentes.En 1900, le rapport sinverse entre mouvement et arrt : la

    dure de larrt est pense et voulue comme la plus longue. Lamthode de Marey est alors saisie entre deux vises essen tielles etcomplmentaires : lintervalle doit tre le plus court possible(beaucoup dimages) ; le temps darrt de la bande doit tre leplus long possible (nettet). Au paragraphe intitul de maniresignificative Multiplication du nombre dimages (no 8),Marey commence ainsi sa prsentation : La parfaite analysedun mouvement exige que les images soient prises des inter -valles de temps trs courts (Marey s.d., p. 17, nous souli gnons) 23.Et, justement propos du Cinmatographe Lumire (no 12),quil inscrit dans la srie et les variantes des chronophoto -graphes, il prcise la nature de lalternance entre le mouvementet larrt de la pellicule : La priode darrt prsente, commedure, les deux tiers du temps total (Marey s.d., p. 22, nous sou -li gnons) dans le droulement de la bande.Il y a plus darrts dans la machine que de mouvement.

    Quest-ce qui a chang dans la construction de linstantanit etdu concept dinstant, entre la logique de lobturateur (la chro -no pho tographie sur plaque fixe) et la logique de larrt inter -mittent combine celle de lobturateur ?La rponse est simple les termes essentiels mis en avant par le

    discours ne sont plus lintervalle et le temps de pose, maislintervalle et le temps darrt de la bande. Dans la chrono -photo graphie avec support mobile, le temps de pose et le tempsdarrt sont syn chrones : ils dfinissent ensemble le moment de

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  • production de limage instantane. Cependant leur logique estinverse : au nom de la nettet des images, le temps darrt doittre pens comme une dure importante, alors que le temps depose doit tre trs bref. Et, dans le discours de Marey, la brivetdu temps de pose, cette exigence technique de linstantan, estmas que par laccent port sur la ncessit dune dure trslongue de larrt de la pellicule (voir figure 2).Une tension conceptuelle importante prside la constitution

    du photogramme, de cette image instantane de la chrono pho -tographie sur plaque mobile, qui est justement celle du cin -matographe : linstant qui lui est associ dans le discours scien -tifique et historique de Marey est paradoxal, parce que ce qui lefonde du point de vue du dispositif, cest juste ment en mmetemps dtre bref et de durer. Cest linstan tanit que nousappelons cinmatographique. La sparation pistmolo giqueentre photographie et cinma entre para digme photo -graphique et cinmatographique se joue dans la valeur delimage fixe avant mme de se poser dans le rendu du mouve -ment et lillusion de continuit. Linstantan photogra phique etlinstantan cinmatographique ne renvoient pas au mmeconcept dinstant chez Marey.Autour de 1900 se joue quelque chose qui chappe la

    distinction fixe/anim retenue par lhistoire pour sparer pho -tographie et cinma. Ce petit vnement concerne le statut dela photographie instantane. Que devient-elle lors quelle entredans le cinma par la voie de la chronopho tographie ? Uninstantan paradoxal, le photogramme, carac tris par la dure delarrt en mme temps que par la brivet de linstant. Der rirelopposition entre photographie et cinma se cachent deux sortesde photographies instantanes. Mais cette redfi nition dpasse lasimple question des mdiums. Ou plutt, elle montre que danslusage discursif des dispositifs de vision, la transfor mation de lamanire de penser linstant et linstanta nit en rap port aveclimage et la repr sentation est primor diale : nous avons affairealors un instant qui dure, instant que le bergsonisme sempres -sera dcarter comme le fera avec lui lhistoire du cinma.

    Universit de Lausanne

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  • NOTES1. Dispositif de vision : tout ce qui permet un spectateur davoir accs unereprsentation, de la machine la machinerie, de la production la monstration et la rception, de la technique la pratique et aux contraintes institutionnelles. Lesdterminations techniques en font partie, mais aussi les codes de la reprsentation.2. Voir Heu 2003 ( La querelle de 1917 , p. 187-212 et, pour les sources, p. 220-335).3. Marta Braun (1992, p. 228-254) montre la spcificit scientifique de la pratiquede Marey par rapport Muybridge, par exemple.4. Les images simpriment sur trois types de supports diffrents dans les expriencesde Marey : la plaque fixe, la plaque mobile du fusil photographique et le film chrono -photographique.5. Dans les dbats sur Marey, on minimise rgulirement son intrt pour la syn -thse du mouvement. Cest vrai jusque dans les travaux les plus remarquables, commeceux de Franois Dagognet (1987) et de Michel Frizot (notamment dans tienne-JulesMarey chronophotographe [2001a]). Laurent Mannoni, au contraire, valo rise la dimen -sion filmique des travaux chronophotographiques de Marey (notam ment danstienne-Jules Marey. La mmoire de lil [1999]). Il nous semble cependant quil fautrvaluer la place de la synthse du mouvement dans la dmarche de Marey dunpoint de vue pistmologique.6. Pour la rfrence ces quatre sources, nous nindiquerons parfois que les datesdes premires ditions.7. Pour des raisons de concision nous ne nous rfrerons pas la confrencesynthtique de Marey (1899). Elle confirme les conclusions prsentes ici.8. Sur toutes ces questions, voir les travaux dAndr Gunthert, de Michel Frizot etde Franois Brunet, notamment : Gunthert 1994 et 2001, Frizot 1986 et 2001, etBrunet 2000.9. Voir Albera et Tortajada 2004, p. 47-49, propos de Gustave Le Gray.10. Les admissions de la lumire se faisaient neuf fois par seconde, et le tempsdclairage tait denviron 1/900 de seconde. Cette brivet du temps de pose estencore une condition ncessaire la nettet des images, car elle ne permet pas loiseau de se dplacer sensiblement pendant quon en prend la photographie (Marey1885, p. 26-27).11. [] la chronographie est admirable ; vritable microscope du temps, ellemontre que linstant indivisible dont on parle souvent nexiste pas, et que parfois desactes rguliers, rythms et coordonns dune manire parfaite tiennent dans uncentime de seconde (Marey 1878, p. XII). Sur la mthode graphique, voir Frizot2003 et Snyder 1998.12. Voir par exemple les pages dAlbert Londe (1896) sur la dtermination de ladure dexposition en photographie instantane, dans lesquelles il fait rfrence auxtableaux de James Jackson permettant de calculer les vitesses de diffrents mobiles(p. 261-263), et sur ses doutes sur lutilit de la connaissance de la valeur absolue dutemps de pose (p. 143).13. Ds 1885, lintervalle est prsent soit partir de la frquence des images(huit images par seconde impliquent un intervalle de 18 de seconde entre chaqueimage), soit par la distance qui spare les images sur la srie chronophotographique,soit encore par la distance angulaire mesure sur lobturateur entre deux fentres ousur linstrument appel cadran chronomtrique.14. Depuis le dbut, Marey souligne la brivet de lintervalle. En 1890, cettemention apparat en bonne place au cur mme de la dfinition. Mais en 1894,

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  • lorsquil tablit le rapport fondamental pose/intervalle, cest bien le temps de pose quiest le plus bref des deux.15. Pour des vitesses de translation diffrentes, le nombre des images quon peutprendre en un temps donn sans que la confusion se produise est dautant plus grand quela translation [du mobile] est plus rapide (Marey 2002, p. 76). Et encore : Lorsquelobjet dont on prend les images successives ne fait que des mouvements sur place, sesimages se superposent et se confondent (p. 82). Ce problme tait pos ds 1885.16. Un artifice qui consiste prendre sur une mme plaque immobile, et desintervalles de temps gaux, une srie de photographies dun corps qui se dplace,traduit sous une forme extrmement simple les mouvements les plus compliqus. LaChrono-photographie, tel est le nom que je donnerai ce procd exprimental,comble une importante lacune de la mthode graphique ( Avertissement , dansMarey 1885, p. V).17. Linertie de la plaque empche daugmenter le nombre dimages : Il est difficilede dpasser le nombre de dix quinze images par seconde au moyen dappareils danslesquels une plaque doit se dplacer et sarrter tour tour pour tre impressionne endes points diffrents de sa circonfrence ; jai quelquefois doubl cette vitesse, maisalors lappareil entre en vibration et la nettet des images peut tre compromise ,(Marey 1885, p. 17). La solution propose cette poque est la photographie par -tielle, qui permet dviter le chevauchement des figures en diminuant leur surface surla plaque photographique.18. 100. Dissociation des images au moyen dune translation imprime lasurface sensible (Marey 1890, p. 154).19. Si ce sujet est abord au paragraphe 88 (Marey 1890, p. 132), aprs Muybridge,obissant une logique chronologique (comme en 1885), les problmes quil pose nesont traits quau paragraphe 100 pour introduire la ncessit dutiliser une longuebande de papier sensible (Marey 1890, p. 154).20. Les mthodes des images alternantes, du miroir tournant, du dplacement delappareil sont prsentes dans le chapitre Chronophotographie sur plaque fixe (Marey 2002, p. 80-84). Notons que Marey ne prsente plus la mthode stro -boscopique.21. Lexplication de cette situation est la mme quen 1890, avec ceci quil fautajouter certaines prci sions. Marey com mence le sous-chapitre Principes de la chro -nophotographie sur plaque mobile en faisant la liste des dfauts du fusil : Lesdfauts du Fusil photographique tenaient, pour la plupart, ce que les images taientrecueillies sur une plaque de verre dont le poids tait trop grand. Linertie dunepareille masse, qui devait chaque instant se mouvoir puis sarrter, limitait forc -ment le nombre des images ; le maximum en tait de 12 par seconde, encore fallait-illes faire trs petites pour ne pas donner au disque de verre trop de surface et par suiteune masse trop grande. On supprima ces incon vnients en substituant au disque deverre une bande de pellicule extrmement lgre sensibilise au glatino-bromuredargent (Marey 2002, p. 134).22. Lintervalle entre deux images conscutives tait 18 millimtres ; le nombre desimages, cinquante par seconde. La vitesse moyenne du papier tait donc 18 50 millimtres ou 900 millimtres par seconde. La somme des cinquante arrts dupapier reprsentait, elle seule, moiti du temps, de sorte que, pendant la translation,la vitesse moyenne tait denviron 1m 80 la seconde (Marey 1890, p. 155, note 1).23. Ds les premires lignes du texte de lExposition universelle de 1900, aumoment essentiel o Marey pose la dfinition de la chronophotographie, lintervallese trouve doublement spcifi, la brivet tant aussi importante que lquidistance : On donne le nom de chronophotographie une mthode qui analyse les

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  • mouvements au moyen dune srie dimages photographiques instantanes recueillies des intervalles de temps trs courts et quidistants (Marey s.d., p. 10).

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    ABSTRACT

    The Cinematic Snapshot: Rereading tienne-Jules MareyMaria Tortajada

    tienne-Jules Marys work is essential to an understanding ofcinema at the chronophotgraphic stage and enables us toobserve from closer range how cinema broke free of photogra-phy. By adopting the technique of the photographic snapshot,Marey conceived a kind of cinema determined by the concep-tual and methodological suppositions of his scientific project.Generally speaking, we perceive the photogram as a fixed image,in contrast with the moving image that makes up and definescinema. In rereading Marey, however, it appears that what distin-guishes cinema from photography is not simply the illusion ofmovement. The very status of the photograph, the still image, istransformed by the cinematic apparatus: the photogram is a para-doxical photographic snapshot. The authors discussion movesfrom a redefinition of the concept of the instant, associated withthe snapshot (the instantan in French) and determined by thelength of the subjects pose. By reconstructing the concepts relat-ed to the instant of illumination in Mareys various syntheticworks and by placing them in a system of relationships in variousscientific propositions around photographic instantaneousness,chronophotography on a fixed plate and, later, celluloid, this arti-cle seeks to demonstrate that one can conceive of an instant that

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  • endures. This is what Bergsonism ruled out when it radically sep-arated the instant from passing time.

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