L'infini dans la paume de la main - Matthieu Ricard et Thuan Trinh Xuan.pdf

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  • Ouv r ages de Matthi eu Ri car d

    Le Moine et le Philos ophe , av ec Jean-Fr anoi s Rev el ,N i L, 1 997 .

    LEs prit du Tibet,Le Seui l , 1 996.

    cr i ts et tr aducti ons du t i btai n :

    Di l go Khy ents Ri npotch,Le Trs or du cur des tres v eills ,Le Seui l , col l . Poi nts Sagesse, 1 996.

    Di l go Khy ents Ri npotch, La Fontaine de grce ,

    Padmak ar a, 1 995.

    Ensei gnements de Sa Sai ntet l e Dal a -Lama,Com m e un clair dchire la nuit,

    Al bi n Mi chel , 1 992.

    Di l go Khy ents Ri npotch, Au s euil de lv eil,Padmak ar a, 1 991 .

    Ouv r ages de Tr i nh Xuan Thuan

    Le Chaos et lHarm onie , Fay ar d 1 998 ;di ti on de poche : Gal l i mar d, Fol i o-Essai s, 2000.

    Le Des tin de lUniv ers , Gal l i mar d,col l ecti on Dcouv er tes , 1 992.

    Un as trophys icien, Beauchesne-Fay ar d, 1 992 ;

    di t i on de poche : Fl ammar i on,col l ecti on Champs , 1 995.

    La Mlodie s ecrte , Fay ar d 1 988 ;

    di ti on de poche : Gal l i mar d, Fol i o-Essai s, 1 991 .

  • Matthieu RicardTrinh Xuan Thuan

    LINFINI DANS LA PAUME

    DE LA MAINDu Big Bang lveil

    NiL ditions / Fayard

  • Cette uv r e est pr otge par l e dr oi t dauteur et str i ctement r ser v e l usage pr i v du cl i ent. Toute r epr oducti on ou di f fusi on au pr of i t de t i er s, ti tr e gr atui t ou onr eux , de tout ou par ti e de cette uv r e, est str i ctementi nter di te et consti tue une contr efaon pr v ue par l es ar ti cl es L 335-2 etsui v ants du Code de l a Pr opr i t Intel l ectuel l e. Ldi teur se r ser v e l e dr oi tde pour sui v r e toute attei nte ses dr oi ts de pr opr i t i ntel l ectuel l e dev antl es jur i di cti ons ci v i l es ou pnal es.

    N i L di ti ons/Li br ai r i e Fay ar d, Par i s, 2000

    EAN 97 8-2-841 1 1 -497 -9

    Ce l i v r e a t numr i s en par tenar i at av ec l e CN L

    Ce docum ent num rique a t ralis par Nord Com po

  • nos m res

  • Introduction

    par Matthieu Ricard

    Comment mener mon existence ? Comment vivre ensocit ? Que puis-je connatre ? Telles sont sans doute lestrois questions qui refltent nos principales proccupations.Idalement, la conduite de notre existence devrait nousamener un sentiment de plnitude qui inspire chaque instantet nous laisse sans regret lheure de la mort ; vivre en socitavec les autres devrait engendrer le sens de la responsabilituniverselle ; la connaissance devrait nous rvler la nature dumonde qui nous entoure et celle de notre esprit.

    Ces questions ont donn naissance la science, laphilosophie, la politique, lart, laction sociale et la spiritualit.Toutefois, une compartimentation artificielle de ces activitsne peut que dboucher sur un desschement graduel delexistence humaine : sans sagesse nourrie daltruisme, lascience et la politique sont des armes double tranchant,lthique est aveugle, lart futile, les motions sauvages et laspiritualit illusoire. Sans connaissance, la sagesse stiole ;sans thique, toutes ces activits sont dangereuses, et sanstransformation spirituelle elles sont vides de sens.

    Pour la majorit des hommes, du XVIIe sicle nos jours,

  • la science est de plus en plus devenue synonyme de savoir ;par ailleurs, la croissance exponentielle de laccumulation desinformations nest pas prs de ralentir. Paralllement, lapratique religieuse a dclin dans les socits laques etdmocratiques et sest souvent radicalise dans les socitsrgies par des religions dtat. Ce qui devrait normalementconstituer lessence de la religion lamour et lacompassion a connu des dviations tragiques, lies aux alasde lhistoire.

    Dogmatiques ou exprimentales, les grandes traditionsspirituelles offraient, outre leurs conceptions mtaphysiques,des rgles dthique qui fournissaient des points de repre,parfois clairants, parfois contraignants. De nos jours, cesrepres stant peu peu estomps, la plupart des hommes nefondent plus ni leurs penses ni leurs actes sur des prceptesreligieux, mme si, par tradition, ils adhrent une religion. Ilsfont plus volontiers confiance aux lumires de la science et lefficacit de la technologie qui permettra, esprent-ils, dersoudre tous les problmes futurs.

    Certains considrent pourtant que la prtention de lascience tout connatre sur tout est illusoire : la science estfondamentalement limite par le domaine dtude quelle aelle-mme dfini. Et si la technologie a apport dimmensesbienfaits, elle a engendr des ravages au moins aussiimportants. De plus, la science na rien dire sur la manire deconduire sa vie.

    En soi, la science est un instrument qui nest ni bon nimauvais. La porter aux nues ou la sataniser na pas plus desens que de faire lloge ou la critique de la force. La force dunbras peut aussi bien tuer que sauver une vie. Les scientifiquesne sont ni meilleurs ni pires que la moyenne des tres et se

  • heurtent comme tout le monde aux problmes thiquesinduits par leurs propres dcouvertes.

    La science nengendre pas la sagesse. Elle a montr quellepouvait agir sur le monde mais ne saurait le matriser. Demme nous chappe-t-elle : ses applications, la manire dunphnomne plus puissant que la simple addition de sesconstituants, ont acquis un lan qui leur est propre. Face cela, seules les qualits humaines peuvent guider notreutilisation du monde. Or ces qualits ne peuvent natre quedune science de lesprit . Lapproche spirituelle nest pasun luxe, mais une ncessit.

    Sadonner pendant des sicles ltude et la recherchene nous fait pas progresser dun pouce vers une meilleurequalit dtre, moins que nous ne dcidions de porterspcifiquement nos efforts en ce sens. La spiritualit doitprocder avec la rigueur de la science, mais la science ne portepas en elle les germes de la spiritualit.

    De nos jours, on constate un renouveau dintrt pour lesformes de spiritualit qui mettent laccent sur les aspectspragmatiques de lexprience contemplative, dgage dundogmatisme pesant. Lintrt que lOccident manifeste pour lebouddhisme a veill la curiosit des mdias et suscit destudes qui ont tent danalyser les causes de cet engouementet ses dveloppements possibles. Citons notamment les deuxouvrages de Frdric Lenoir, La Rencontre du bouddhisme etde lOccident et Le Bouddhisme en France1, ainsi que lesentretiens que jai eus avec mon pre, le philosophe Jean-Franois Revel2.

    Paralllement, au cours des vingt dernires annes, undialogue sest instaur entre la science et le bouddhisme, linstigation du Dala-Lama et dautres penseurs bouddhistes.

  • partir de 1987, linstigation dAdam Engle et de FranciscoVarela, des rencontres ont t rgulirement organises entrele Dala-Lama et dminents scientifiques (neurologues,biologistes, psychiatres, physiciens et philosophes3). De cesrencontres, intitules Mind and Life (Lesprit et la vie), sontns plusieurs ouvrages, dont certains ont t traduits enfranais : Passerelles, Quand lesprit dialogue avec le corps etDormir, rver, mourir4, ainsi que des dveloppements plusexhaustifs comme Science et bouddhisme dAlan Wallace5. Ceschanges nont pas t conus comme un moyen de concilierde faon complaisante deux points de vue qui se situentfinalement sur des plans diffrents ni comme une tribune doraffirmer une intransigeance mtaphysique. Ils constituentun lment de la continuit du savoir, de la connaissance de lanature des phnomnes et de la conscience. Cest dans cetesprit de dialogue que se situent les entretiens qui vont suivre.

    La diffrence majeure entre la science et le bouddhismerside dans leur finalit. Pour le bouddhisme, lacquisition desconnaissances se fait avant tout dans un but thrapeutique. Ilsagit de se librer de la souffrance dont la cause est une formeparticulire de lignorance : une conception errone de laralit extrieure et du moi que nous imaginons tre lecentre de notre tre.

    Le bouddhisme est prt rviser ses conceptions si on luiprouve quil a tort. Non quil doute de la vrit profonde de sesdcouvertes ou quil sattende une soudaine invalidation dersultats acquis au fil de deux mille cinq cents ans de sciencecontemplative, mais parce que lenseignement du Bouddha neconstitue pas un dogme. Il se prsente plutt comme un carnetde route permettant de marcher sur les traces dun guide. Cetenseignement est entirement fond sur lexprience et non

  • pas sur une rvlation. Comme le dit le Dala-Lama, prendreconnaissance des dcouvertes de la science nest pas uneremise en question mais une remise jour6 . Dans sa qute dela connaissance, le bouddhisme ne fuit pas la contradiction,mais sen nourrit. Les nombreux dbats mtaphysiquesauxquels il a particip durant des sicles avec les philosopheshindous, et les dialogues quil continue dentretenir avec lascience et les religions lui ont permis daffiner, de prciser etdlargir ses vues philosophiques, sa logique et sacomprhension du monde.

    Lattitude ouverte du bouddhisme ne relve pas dunopportunisme bon march. La somme philosophique quilpropose est imposante, les traits sur la vie contemplativeprofonds et inspirants, et la pratique spirituelle exige unepersvrance indomptable. Nespre pas une ralisationrapide, mais mdite jusqu ton dernier souffle , disait legrand ermite tibtain Milarpa.

    La transformation intrieure qui mne lveil est duntout autre ordre que le travail de recherche philosophique oulinvestigation des sciences descriptives. Le bouddhisme estessentiellement une science de lveil et, de ce point de vue,que la Terre soit ronde ou plate ne change rien laffaire.

    Les entretiens qui suivent nont pas pour objetdimprimer la science des allures de mysticisme ni dtayerle bouddhisme par les dcouvertes de la science. Il ne sagitpas de mettre en vidence des ressemblances plus ou moinssuperficielles entre lapproche contemplative bouddhiste et lesthories scientifiques qui sont ncessairement voues auchangement, mais de situer la place de la science dans uneconception plus vaste de la vie. Il sagit galement de montrerque le bouddhisme est capable de rsoudre lopposition entre

  • le ralisme (le point de vue ordinaire selon lequel lesphnomnes existent dune manire aussi solide et relle quilsen ont lair) et les dcouvertes de la science moderne qui vont lencontre de cet attachement tenace la ralit intrinsquedes choses. Il peut, par l mme, offrir un cadre de pense etdaction cohrent pour notre temps.

    Werner Heisenberg, lun des pres de la physiquequantique, crit : Je considre que lambition de dpasser lescontraires, incluant une synthse qui embrasse lacomprhension rationnelle et lexprience mystique de lunit,est le mythos, la qute, exprime ou inexprime, de notrepoque7 .

    Cet ouvrage reflte aussi deux tranches de vie : celle dunastrophysicien n bouddhiste qui souhaite confronter sesconnaissances scientifiques avec ses sources philosophiques, etcelle dun scientifique occidental qui est devenu moinebouddhiste et dont lexprience personnelle la conduit comparer deux approches de la ralit.

    Trinh Xuan Thuan se trouve au confluent de troiscultures : vietnamienne, franaise et amricaine. N Hanoien 1948, en pleine guerre coloniale, six ans avant la dfaite destroupes franaises Din Bin Phu, il fait ses tudes dans lescoles et lyces franais de Saigon. Profondment marqu parla culture franaise, il dcide en 1966 de partir pour la Franceafin dy apprendre la physique, car, lui semble-t-il, cettescience peut apporter des lments de rponse aux questionsquil se pose sur la nature du monde. Mais, en prconisant leretrait immdiat des troupes amricaines du Sud-Estasiatique, le fameux discours du gnral de Gaulle prononc lamme anne Phnom Penh bouleverse ses plans. Legouvernement vietnamien rompt ses liens avec la France et

  • les Vietnamiens perdent la possibilit daller y faire leurstudes. Aprs une anne en Suisse, lcole polytechnique deluniversit de Lausanne, Thuan part pour les tats-Unis oses pas le mnent au Caltech (California Institute ofTechnology), la Mecque des astrophysiciens. Le Caltechpossdait en particulier le tlescope de cinq mtres dediamtre du mont Palomar, le plus grand au monde en 1967.Lombre dEdwin Hubble, qui a dcouvert les galaxies etlexpansion de lunivers, planait sur le campus. Le temps destudes de Thuan a concid avec une priode exaltante enastrophysique, puisquelle a vu la dcouverte de nombre dephnomnes clestes nouveaux. Comme il le dit lui-mme : Au milieu de ce ferment intellectuel, il tait invitable que jedevienne astrophysicien. Depuis, il na cess dobserverlunivers et il est devenu lun des grands spcialistes de ltudede la formation des galaxies. Auteur de plusieurs ouvrages devulgarisation fort apprcis8, il enseigne actuellement luniversit de Virginie.

    Quant moi, jai entrepris des tudes scientifiques ; jaifait plusieurs annes de recherche lInstitut Pasteur, dans leservice de gntique cellulaire du Pr Franois Jacob, prixNobel de mdecine, o rgnait une effervescence intellectuelleextrmement stimulante. En 1967, je suis parti en Inde pourrencontrer de grands matres tibtains. Je suis devenu ledisciple de lun dentre eux, Kanguiour Rinpotch. Plusieursannes de suite, chaque t, je me retrempais danslatmosphre inspirante de lermitage-monastre de ce sage, Darjeeling, tout en poursuivant mes recherches scientifiques.Mais, en 1972, aprs avoir achev ma thse de doctorat, jaidcid de mtablir dans lHimalaya. Jai vcu en Inde, puis auBhoutan et au Npal o jai pass douze ans auprs de mon

  • second matre, Khyents Rinpotch. Jai pu laccompagnerplusieurs fois au Tibet, malgr la situation tragique quicontinue dy rgner la suite de loccupation chinoise. prsent, je rside au monastre de Shchn, prs deKatmandou.

    Jai rencontr Thuan pour la premire fois lors delUniversit dt Andorre, en 1997, et nous avons eu depassionnantes discussions au cours de longues randonnesdans le dcor grandiose des montagnes pyrnennes. De ceschanges amicaux qui nous ont parfois runis et parfoisopposs, est n ce livre.

    1 - Fr dr i c Lenoi r , La Rencontre du bouddhis m e et de lOccident et Le Bouddhis m e enFrance , Fay ar d, 1 999.

    2- Jean-Fr anoi s Rev el et Matthi eu Ri car d, Le Moine et le Philos ophe , N i L, 1 997 .

    3- Par mi l es nombr eux par ti ci pants ces smi nai r es, c i tons Ri char d J. Dav i dson, AnneHar r i ngton, Jer ome Engel , Paul Ek man, Rober t Li v i ngstone, El i ot Sober et Fr anci sco J. Var el apour l es sci ences cogni ti v es et l a bi ol ogi e ; Dav i d Fi nk el stei n, Ar thur Zajonc et Anton Zei l i ngerpour l a phy si que ; Ow en Fl annagan, Dani el Gol eman, Char l es Tay l or et Lee Year l y pour l aphi l osophi e.

    4- Pas s erelles , Al bi n Mi chel , 1 995. Quand les prit dialogue av ec le corps , sous l a di r ecti onde Dani el Gol eman, Tr dani el , 1 997 . Dorm ir, rv er, m ourir. Explorer la cons cience av ec ledala-lam a , sous l a di r ecti on de Fr anci sco J. Var el a, N i L, 1 999. Dautr es ouv r ages sont par us enl angue angl ai se, tel s Cons cious nes s at the Cros s roads , Conv ers ation w ith the Dala Lam a on BrainScience and Buddhis m , Zar a Houshmand, Rober t B. Li v i ngstone et B. Al an W al l ace, Snow Li on,1 999, tr aducti on par a tr e chez Fay ar d, automne 2000 ; Mind Science : An Eas t-Wes t Dialogue, theDala Lam a and Participants in the Harv ard Mind Science Sym pos ium , di t par Dani el Gol emanet Rober t A.F. Thur man, W i sdom Publ i cati ons, Boston, 1 991 .

    5- B. Al an W al l ace, Science et Bouddhis m e , Cal mann-Lv y , 1 998.

    6- Thubten Ji npa, Sci ence as an Al l y or a Ri v al Phi l osophy ? Ti betan Buddhi st thi nk er sengagement w i th moder n sci ence , i n B.A. W al l ace, Buddhis m and Science , en pr par ati on.

    7 - W er ner Hei senber g, Acros s the Frontiers , N ew Yor k , Har per and Row , 1 97 4, chapi tr e 3, W ol fgang Paul i s Phi l osophi cal Outl ook .

    8- Tr i nh Xuan Thuan, La Mlodie s ecrte, Fay ar d, 1 988, di t i on de poche, Gal l i mar d, Fol i o-Essai s, 1 991 ; Le Chaos et lHarm onie , Fay ar d, 1 998 ; Un as trophys icien, Champs-Fl ammar i on, 1 995 ;Le Des tin de luniv ers , Dcouv er tes-Gal l i mar d, 1 992.

  • 1 la croise des chemins

    Un dialogue entre la science et le bouddhisme a-t-il uneraison dtre ? Pour le savoir, il faut dfinir les domainesdinvestigation respectifs de ces deux voies de connaissanceet examiner si le bouddhisme (et la spiritualit en gnral)peut apporter une contribution valable l o les limitationsde la science laissent un vide combler. Ce vide se situesurtout au niveau de lthique, de la transformationpersonnelle, de la connaissance de notre esprit et de latteintedune ralisation spirituelle authentique. Lintrt que portedepuis toujours le bouddhisme nombre de questions qui serapprochent des problmes fondamentaux de la physiquemoderne a-t-il une signification pour la science ? Celle-ci est-elle en mesure de fournir des lments au bouddhisme dansson exploration de la ralit ?

    THUAN : Mon travail mamne constamment minterroger sur les notions de rel, de matire, de temps etdespace. Chaque fois que je suis confront ces notions, je nepeux mempcher de me demander comment le bouddhismeenvisage ces mmes concepts, comment le rel apprhend

  • par une dmarche rationnelle peut correspondre au rel perupar le contemplatif. Ces deux points de vue se rejoignent-ils ousopposent-ils, ou nont-ils simplement rien de commun ?Faute davoir tudi les textes bouddhiques, je ne possde pasles lments ncessaires cette rflexion.

    Les annes soixante ont t lge dor de lastrophysique.Le rayonnement fossile (la chaleur rsiduelle du big bang) etles quasars (astres dune brillance fabuleuse situs aux confinsde lunivers et qui mettent lnergie dune galaxie entiredans un volume peine plus grand que celui du systmesolaire) venaient dtre dcouverts. mon arrive aux tats-Unis, lexploration du systme solaire par les satellitesspatiaux battait son plein. Je me souviens encore delmerveillement ressenti quand les premires images de lasurface martienne transmises par la sonde spatiale Mariner sesont formes sur lcran de notre salle de classe. Les images dudsert martien aride et strile disaient lhumanit quil nyavait pas de vie intelligente sur Mars : les canaux que lesastronomes du XIXe sicle avaient cru y voir ntaient que desillusions optiques cres par des temptes de sable. Au milieude cette fermentation intellectuelle, il tait invitable que jedevienne astrophysicien. Depuis, je nai cess dobserverlunivers grce aux tlescopes les plus performants, sur Terreet en orbite dans lespace, et de rflchir sa nature, sonorigine, son volution et sa destine.

    Quest-ce qui ne te satisfaisait pas dans ta carrire descientifique ? Quitter un laboratoire de biologie Paris pour unmonastre tibtain au Npal est pour le moins uncheminement inhabituel !

    MATTHIEU : Pour moi, cette volution sest droule

  • dans une continuit naturelle, au cours dune recherchetoujours plus enthousiasmante du sens de lexistence. Je naifait que sauter de pierre en pierre, passer dune valle uneautre, plus belle encore, suivant chaque instant ce qui mepassionnait le plus, en essayant de mon mieux de ne pasgaspiller un seul instant de cette prcieuse vie humaine. Jai eula chance immense de vivre pendant des annes auprsdtres remarquables. Ce fut une exprience la fois simple etdirecte, profonde bien sr, que je me suis souvent trouvimpuissant dcrire. On peut reconnatre la perfectionhumaine et spirituelle quand on la voit, mais ce nest gure luirendre justice que de la limiter aux mots qui viennentordinairement lesprit : sagesse, connaissance, bont,noblesse, simplicit, rigueur, honntet...

    Je crois que le plus important pour chacun, cest de seconsacrer, sans trop tarder, ce quon a vraiment envie defaire dans lexistence. Pour intressante que soit la recherchescientifique, javais limpression de napporter quune petitetache de couleur dans un tableau pointilliste, sans tre sr dela composition finale. Est-ce que cela valait la peine que jyconsacre le trsor dopportunits si unique quoffre uneexistence humaine ? Dans la voie bouddhiste, en revanche, lepoint de dpart, le but atteindre, les moyens mettre enuvre et les obstacles surmonter sont on ne peut plus clairs :il suffit danalyser son esprit, de voir quil est le plus souventsous lemprise de lgosme, et que cet gosme prend sasource dans lignorance fondamentale de notre vritablenature et de celle du monde. Cet tat de fait nayant quuneissue certaine, la souffrance de soi-mme et des autres, latche la plus urgente dun tre humain est dy mettre unterme. La mthode pour y parvenir consiste dvelopper

  • lamour et la compassion, et extirper lignorance en suivantla voie de lveil. On se rend compte quau fil des jours et desannes un changement sopre, qui engendre une joie rare,libre despoir et de crainte, et dont la qualit na cess denourrir mon enthousiasme.

    T. Pourquoi alors dialoguer avec un scientifique ?M. Explorer la nature de la ralit est lune des tches

    premires du philosophe bouddhiste. Cela dit, je ne prtendstre ni un scientifique qualifi ni un interprte habilit parlerau nom du bouddhisme dans son ensemble. Je ne peux quepartager de mon mieux des ides qui mont passionn.

    T. Les astrophysiciens pensent maintenant pouvoirretracer lhistoire de lunivers depuis son origine, ou presque.Son volution est dcrite par deux grandes thories physiquesqui ont vu le jour au dbut du XXe sicle. Linfiniment petit estdcrit par la mcanique quantique, une discipline qui a vu lejour dans les annes vingt-trente et nous a fait dcouvrir desaspects non intuitifs et trs tranges du comportement de lamatire lchelle atomique et subatomique. Linfinimentgrand, la structure mme de lunivers, est expliqu par lathorie de la relativit gnrale1, conue par Einstein en 1915,qui a remis en cause nos notions traditionnelles despace et detemps.

    Cependant, un fait ma toujours du dans le monde de lascience. Comme tu le sais, lge de dix-neuf ans je suis all auCaltech, qui tait alors la Mecque de la science mondiale. On yrencontrait les plus grandes sommits scientifiques, prix Nobelet autres membres de lAcadmie des sciences. Navement, jepensais que leurs comptences et leur crativit faisaientdeux des tres suprieurs au niveau des autres aspects de la

  • vie et des relations humaines. Jai t amrement du. Onpeut tre un trs grand scientifique, un gnie dans saspcialit, tout en restant le pire des individus dans la viecourante. Cette disparit ma beaucoup choqu. Je pense quele bouddhisme ou dautres formes de spiritualit peuventcomplter la science en allant l o elle na plus rien dire, enparticulier sur le terrain de lthique.

    M. Accumuler simplement des connaissances ne suffitpas. Mon matre, Khyents Rinpotch, disait : Si nous nousefforons de glaner des connaissances intellectuelles la seulefin de devenir influents ou clbres, nous sommes dans lemme tat desprit quun chanteur qui ne chante que pourrecevoir des aumnes. Ce savoir ne sera daucune utilit, nipour nous-mmes ni pour les autres. Comme dit le proverbe : grand savoir, grand orgueil. Comment peut-on aider lesautres avant davoir extirp les tendances ngatives qui sontancres en nous ? Nourrir une telle prtention nest quuneplaisanterie, comme celle du mendiant qui convie tout levillage un banquet2.

    Les signes de succs de la vie contemplative sontnombreux, mais le plus important est quau bout de quelquesmois ou de quelques annes notre gosme doit avoir diminuet notre altruisme stre dvelopp. Si lattachement, la haine,lorgueil et la jalousie restent aussi forts quavant, on a perduson temps, on sest fourvoy et on a dup les autres. Parcontre, le savoir obtenu par les sciences naturelles permetdagir sur le monde, de faon constructive ou destructive, maisa relativement peu deffet sur nous-mmes. Il est clair que laconnaissance scientifique, ntant pas par nature lie la bontou laltruisme, nest pas en soi porteuse de valeurs morales.

    T. Lhistoire des sciences abonde en exemples de grands

  • esprits scientifiques dont le comportement sest avrbeaucoup moins difiant dans le domaine des relationshumaines. Cest le cas, par exemple, de Newton qui est sansdoute, avec Einstein, le plus grand physicien qui ait jamaisvcu. Il a rgn en despote sur la Socit royale de Londres, aaccus tort Leibniz de lui avoir vol son invention du calculinfinitsimal, alors que celui-ci lavait conu de manireindpendante, et il a trait de faon honte son rival,lastronome royal John Flamsteed. Plus triste encore : lesphysiciens allemands Philipp Lenard et Johannes Stark, tousdeux prix Nobel de physique, ont soutenu avec passion lenazisme et sa politique antismite, proclamant la suprioritde la science allemande sur la science juive .

    De temps en temps, trop rarement malheureusement,une personne allie le gnie scientifique un sens aigu de lamorale et de lthique. Cest le cas dEinstein, que le magazineamricain Time a dsign comme la personnalit la plusremarquable du XXe sicle. Pendant la Premire Guerremondiale, Einstein na pas hsit braver la colre du Kaiseren signant une ptition contre la guerre. Face la monte dunazisme en Allemagne, il est devenu un ardent sioniste tout ensoulevant le problme des droits des Arabes dans laconception de ltat juif. migr aux tats-Unis, en dpit deconvictions profondment pacifistes, il a prn une actionmilitaire contre Hitler. Ce fut sa lettre au prsident Rooseveltqui a t lorigine du projet Manhattan consacr lafabrication de la premire bombe atomique : il fallait battreHitler de vitesse. Aprs la dvastation dHiroshima et deNagasaki, Einstein a milit avec vigueur pour linterdiction desarmements nuclaires. Il sest lev contre le maccarthysme

  • et a utilis son immense prestige pour attaquer toute forme defanatisme et de racisme. Mais il y a galement des zonesdombre dans la vie personnelle dEinstein : pre de familleindiffrent et mari parfois volage, il a divorc de sa premirefemme avec laquelle il avait eu une fille handicape quil adlaisse. On observe une sorte de cassure sur le planpersonnel, comme il le dcrit lui-mme : Pour un hommedans mon genre, il se produit un tournant dcisif dans sonvolution lorsquil cesse graduellement de sintresserexclusivement ce qui nest que personnel et momentanpour consacrer tous ses efforts lapprhension intellectuelledes choses.

    M. Limportant nest pas de condamner tel scientifiqueet de faire la louange de tel autre, cest labsence de corrlationentre gnie scientifique et valeurs humaines qui est en cause.Cette constatation permet de remettre la science sa justeplace, de la situer dans une perspective plus vaste de la vie etpose dune faon encore plus aigu la question de sonutilisation. La spiritualit, qui pour moi est un processus detransformation personnelle, nest pas un simple complmentde la science, mais une ncessit premire de lexistence.

    Cest bien l le problme du monde scientifique. Latransformation personnelle nest pas chose facile pour celui quiy consacre toute son nergie, a fortiori si lon naccorde cettetransformation quune importance secondaire ; on a alors peude chances de la raliser. Or, relguer larrire-plan et audomaine du facultatif ce qui devrait tre au cur de lexistencejette une ombre sur lensemble de la dmarche scientifique.Les intentions ne sont pas claires, les moyens souvent malvalus, et les rsultats ambivalents. Sans une motivationfondamentalement positive et claire, la fascination quexerce

  • lexploration des limites du possible lemporte sur lexamen dece qui est souhaitable ou indispensable.

    Nombre de scientifiques estiment que leur travail consiste explorer et dcouvrir, et que lutilisation de leursdcouvertes nest plus du domaine de leur responsabilit. Unetelle position relve de lillusion, voire de laveuglement ou, pis,de la mauvaise foi. Le savoir confre du pouvoir et le pouvoirexige le sens des responsabilits, le sentiment dtrecomptable des consquences directes ou indirectes de nosactes. On voit couramment des recherches scientifiquesmenes avec dexcellentes intentions (bien que cela ne soit pastoujours le cas) tomber entre les mains de politiciens, demilitaires et dhommes daffaires qui les utilisent des finsdouteuses. On ne peut ignorer cette interpntration de lascience, du pouvoir et de lconomie. Toutefois, peu de savantsmettent en doute le bien-fond de certaines recherches dontles dtournements sont pourtant prvisibles. Souvent, cenest quune fois le mal accompli quils sont pris de doutescomme ce fut le cas pour les pres de la bombe atomique.Dautres ne se retranchent mme pas derrire la neutralitprsume de la recherche fondamentale et collaborentsciemment la mise au point darmes bactriologiques etautres instruments de souffrance.

    T. Il est inexcusable quun scientifique travaille en touteconnaissance de cause au dveloppement dinstruments demort et de destruction massive. Pendant la guerre duVietnam, jai t trs choqu dapprendre que plusieurs grandsscientifiques amricains, comptant parmi eux des laurats duprix Nobel, avaient particip aux travaux de la divisionJason , un comit constitu par le Pentagone dans le but dedvelopper de nouvelles armes. Jtais rvolt lide que ces

  • grands cerveaux puissent se rassembler chaque mois afin deconcevoir des armements capables de tuer le plus grandnombre de gens possible.

    M. Entre 1936 et 1976, le gouvernement sudois a faitstriliser soixante mille personnes juges infrieures .Entre 1932 et 1972, la seule fin dtudier lvolution longterme de la syphilis, quatre cents citoyens amricains de ltatdAlabama, tous pauvres et de race noire, ont t utiliss leurinsu comme cobayes par le Public Health Service (Service desant publique). On avait promis aux patients des soinsmdicaux gratuits et dautres avantages mineurs (dont cinqmille dollars pour leurs frais denterrement) afin quils serendent rgulirement dans les services de sant pour y subirdes examens. En fait, aucun traitement ne leur a jamais tadministr. Il sagissait simplement dune tude de lvolutionde la syphilis non traite, conduite par des mdecins et desscientifiques respectables qui publiaient les rsultats de leurrecherche dans des journaux mdicaux non moinsrespectables. Vingt-huit patients sont morts de la maladie,cent de complications secondaires, quarante pouses et dix-neuf bbs furent contamins. Ltude a t soudainementinterrompue lorsque les faits ont t rvls au grand publicpar une journaliste, Jean Heller. Aucun des membres duService de sant publique impliqus dans cette tude naexprim le moindre regret. Il ne sagissait cependant pas demdecins nazis, mais de fonctionnaires et de chercheurs,citoyens dun pays libre. Seule une maigre compensation afinalement t accorde aux victimes ; aucun mdecin na tpoursuivi en justice. Ce nest quen 1997 que le prsidentClinton a prsent ses excuses au nom du peuple amricain.

    En 1978, le Dr Hisato Yoshimura a reu la plus haute

  • distinction japonaise pour rcompenser ses travaux sur la science de ladaptation lenvironnement . Durant laSeconde Guerre mondiale, le Dr Yoshimura tait directeur delunit 731 qui se livrait des expriences sur des prisonniersallis et chinois. Ses tudes sur ladaptation lenvironnementconsistaient notamment les plonger dans de leau glace, puis les frapper avec un marteau pour dterminer le moment oleurs membres commenaient geler. Dautres expriencesconsistaient distribuer des enfants chinois du chocolatcontamin par le bacille de lanthrax pour voir en combien detemps ils mourraient. Ces exemples constituent lexceptionpar rapport aux efforts immenses que la science dploie pouramliorer le sort de lhumanit, mais ils montrent que lascience na dautre thique que celle quon lui donne.

    T. Je suis convaincu que le scientifique ne peut pasrester indiffrent aux consquences de ses recherches. Il doiten assumer la responsabilit, surtout si des militaires, despolitiques et des hommes daffaires se servent de sesrecherches pour faire la guerre, renforcer leur pouvoir etgagner plus dargent en exploitant les pauvres ou endtruisant lenvironnement.

    M. Le commerce des armes est dailleurs lune desformes les plus exasprantes de lhypocrisie des pays riches :95 % des armes mondiales sont fabriques et vendues par lescinq membres permanents du Conseil de scurit des Nationsunies ! L encore, chec total de lthique et du sens desresponsabilits.

    Il en est de mme en ce qui concerne le gaspillage desressources dans les pays riches. Six milliards de dollarsamricains suffiraient pour assurer une ducation de basedans le monde entier, or, tous les ans, douze milliards de

  • dollars sont dpenss pour lachat de parfums en Europe etaux tats-Unis, quatre cents milliards de dollars pour laconsommation de stupfiants dans le monde et sept centsmilliards pour des dpenses militaires3.

    T. Cependant, on ne peut pas condamner la recherchefondamentale pour ces aberrations, pas plus quon ne peutblmer lintelligence humaine. Toutes deux ne sont que desoutils.

    M. Certes, lutilisation pernicieuse ou futile des rsultatsde la recherche nest finalement quun reflet de la faiblesse delthique. Mais ce nest pas une excuse. Bien que certainesapplications de la recherche scientifique aient suscit desractions passionnes du public, comme ce fut le cas de lagntique et de lnergie atomique, lthique nest pourtantpas la proccupation dominante de chacun. Elle fait lobjet decomits de rflexion, mais limpact de leurs conclusions sur lavie quotidienne reste faible au regard de lopportunismepolitique, et plus encore des sacro-saints impratifs desmarchs commerciaux.

    Un exemple bien actuel est celui de la compagniepharmaceutique amricaine Glaxo qui a menac de poursuivreen justice les gouvernements dAfrique du Sud et de Thalandesils produisaient eux-mmes les mdicaments qui composentla trithrapie du sida afin de les commercialiser des prixabordables. Glaxo veut ainsi priver des millions de malades dela possibilit de vivre quelques annes de plus. On constate lun rejet flagrant et scandaleux de laltruisme. Pourtant, larecherche contre le sida nest pas court de financement dansles pays riches, et laisser les pays pauvres produire en masseces mdicaments ne changerait rien au chiffre daffaires deladite compagnie, puisque, de toute faon, les malades

  • dAfrique et dAsie nont pas les moyens dacheter les produitsamricains. Au Npal, o je vis, selon des estimationsofficieuses, entre 5 % et 10 % de la population est infecte parle virus, or personne nest soign par la trithrapie. Cesremdes ne sont mme pas imports. Le traitement, dontGlaxo a le monopole, cote trois mille cinq cents francs parmois, alors que le salaire mensuel moyen dun employ est detrois cent cinquante francs. Jimagine le dgot dunscientifique honnte face des stratgies commerciales aussicurantes. Il sagit tout simplement de non-assistance personnes en danger.

    Un autre exemple frappant est la totale impuissance desgouvernements limiter lmission des gaz polluants danslatmosphre, bien quil soit parfaitement clair que lesconditions de vie de lhumanit en seront gravement affectes.Seule une raction globale fonde sur la dtermination dechacun peut enrayer ce phnomne. Cest peut-tre en ce sensquune dmarche spirituelle non dogmatique comme celle dubouddhisme pourrait offrir une contribution valable.

    T. De quelle manire ?M. Par dmarche non dogmatique , jentends une

    dmarche qui ne consiste ni condamner la course au progrs au nom dun retour naf un mode de vie rvolu,ni pouser avec crdulit lide que le progrs, valu entermes de croissance conomique annuelle et de prouessestechnologiques, est indispensable notre bien-tre. Si notrebut est dtre profondment satisfaits de notre existence, il y ades choses indispensables et dautres dont nous pouvonscertainement nous passer. Le regard que porte le bouddhismesur le monde nous permet dtablir une hirarchie dans nosbuts et nos activits et de prendre notre vie en main. Son

  • analyse des mcanismes du bonheur et de la souffrance nousmontre clairement o mnent lgosme et laltruisme.

    T. Mais comment cela dbouche-t-il sur une thique ?M. En fait, les fondements de lthique sont trs

    simples. Il ny a pas de bien et de mal en soi, il ny a de bien etde mal quen termes de bonheur et de souffrance autrui et soi-mme. Si nous savons faire natre en nous une attitudealtruiste telle que nous soyons viscralement concerns par lebien des autres, cet altruisme devient le plus sr guide denotre jugement. Confronts la vie de tous les jours, nousaurons alors beaucoup plus de facilit valuer quels sont lesactes qui creront davantage de bonheur et soulagerontdavantage de souffrances. Il sagit dune exprience directeplutt que de thories morales ou de rgles prtablies. Cetteexprience exige une attention constante aux penses qui nousmotivent. Lesprit est compar un cristal qui prend lacouleur de lendroit o on le pose. Il est neutre, et ce sont nosintentions qui dterminent le caractre vritable de nos actes,quelle que soit lapparence de ces derniers.

    Il ne sagit ni de condamner ceux qui agissent souslemprise de la haine, de lavidit, de lorgueil ou de la jalousieni de tolrer ces motions destructrices comme descomposantes inluctables de lexistence, mais de les traitercomme des symptmes de maux dont on peut se dbarrasser,lorsquon en prend la peine. La dmarche du bouddhisme, enbref, est trs pragmatique. La recherche scientifique nousapporte des informations, mais elle ne dbouche sur aucunchangement intrieur. Leffort spirituel ou contemplatif doit,au contraire, aboutir une transformation profonde de notremanire de percevoir le monde et dagir sur lui. Il ne suffit pasd e savoir, comme par exemple dans la physique quantique,

  • que notre conscience ne peut tre isole de la ralit globale dumonde des phnomnes, il faut reconnatre par lexpriencepersonnelle quelle fait partie de cette globalit. Passer ainsidune connaissance thorique, qui risque de navoir que deseffets virtuels, lexprience directe est la cl du problme delthique. Lorsque lthique est le reflet de nos qualitsintrieures et guide notre comportement, elle sexprimenaturellement dans nos penses, nos paroles et nos actes, etdevient source dinspiration pour les autres.

    T. Il sagit donc dune adquation entre la thorie et levcu.

    M. Oui, et cest l que la force de lexprience prendtoute sa valeur. Il ne suffit pas de dcouvrir scientifiquementque les phnomnes sont interdpendants4 : notre esprit doitassimiler les implications de cette dcouverte, et notre vie doitsen trouver transforme. Le pratiquant accompli dubouddhisme sait que la ralisation vcue de linterdpendancese traduit par une compassion irrsistible envers tous les treset modifie son existence jusque dans sa fibre la plus intime.Ceux qui ont rencontr le Dala-Lama, par exemple, saventque quelques instants passs en sa compagnie en disent plusque des centaines de discours sur lamour et la compassion.

    Quant la mthode proprement dite, elle est en gnralegraduelle. Elle commence par lcoute et ltude, se poursuitpar la rflexion intellectuelle et culmine dans lintgration ennotre tre, grce la mditation, dune nouvelle perceptiondes choses et dun nouveau comportement. Mditer veut dire,en loccurrence, se familiariser avec cette nouvelle perceptiondu monde. De la comprhension nat la mditation, laquellesexprime en actes. On passe ainsi sans discontinuit de laconnaissance la ralisation intrieure, puis lthique vcue.

  • Notre socit produit fort peu de sages. Elle cre descomits dthique constitus de grands penseurs. Dans lasocit tibtaine o je vis, il serait impensable dinclure dansde tels comits des gens qui ne possderaient pas des qualitshumaines indiscutables tous points de vue. On nimagineraitpas que des matres spirituels excellent dans lenseignementde la spiritualit mais soient gostes, colreux, vaniteux oumauvais pres de famille. Personne naurait lide daller lesconsulter.

    T. En Occident, les critres de slection des membresdes comits de sages reposent surtout sur leursralisations professionnelles. Les qualits humaines entrentmoins en ligne de compte. Or il est clair quun vrai sagedoit possder au plus haut point les qualits de lesprit et ducur.

    Plus important encore, lapproche spirituelle peut nousfournir une ligne de conduite dans la vie. Dans mon domaine, lascience est confronte de nombreux problmes dordrethique qui prendront encore plus dampleur au XXIe sicle :la prolifration nuclaire, la destruction de lenvironnement, leclonage, les manipulations gntiques et peut-tre la slectionde certains types dtres humains. Faut-il contrler larecherche ? La rponse ncessite une rflexion approfondie,car il faut aussi prserver la libert de crer et de chercher.Limagination doit pouvoir sexprimer sans entrave, sinon ellemeurt. On a vu les effets dsastreux que des rgimestotalitaires, en Chine ou dans lex-Union sovitique parexemple, peuvent avoir sur les activits scientifiques. LaffaireLyssenko dans lex-Union sovitique en est un exemplefrappant. Parce quil pouvait, avec le soutien de Staline et du

  • parti communiste, museler toute opposition, Trofim Lyssenkoa pu imposer de 1932 1964, sans aucune preuveexprimentale, lide que les gnes nexistaient pas, retardantainsi les progrs de la biologie et de la gntique sovitiques deplusieurs dcennies.

    Dautre part, la socit doit tre consciente que certainstypes de recherche peuvent draper. Le bricolage gntique pourrait faire resurgir les thses eugnistes, quivisent prserver des races dites suprieures et liminerles individus dviants ou infrieurs . William Shockley,qui a reu le prix Nobel de physique pour linvention dutransistor, a pass les dernires annes de sa vie promouvoirun programme de strilisation bas sur le quotient intellectuel.

    Selon moi, le scientifique ne doit pas sengager danscertaines recherches sans avoir mrement pes leursimplications morales. Quels seraient alors les critres dedcision ? Je pense comme toi que ce doit tre laltruisme et lesens de la responsabilit universelle dont parle lebouddhisme : le scientifique devra orienter ses recherches demanire ne pas causer de souffrances autrui.Malheureusement, cest plus vite dit que fait, car il est trsdifficile un scientifique dvaluer les rpercussions de sesrecherches. Pour prendre un exemple connu, quand Einstein adcouvert lquivalence de la matire et de lnergie entravaillant sur la thorie de la relativit restreinte, il tait trsloin dimaginer que cette dcouverte mnerait la bombeatomique et lextermination des populations dHiroshima etde Nagasaki.

    M. Autre exemple : le toll quelque peu irrflchi qui aaccueilli le clonage de la brebis Dolly. Le problme nest pas lagntique ou la physique atomique en elles-mmes, mais

  • lutilisation quon peut en faire. En 1952, le vice-prsident destats-Unis dAmrique, Adlai Stevenson, disait dans undiscours : La Nature est neutre. Lhomme a arrach laNature le pouvoir de faire du monde un dsert ou de fairefleurir les dserts. Le Mal nest pas dans latome, mais danslesprit des hommes. La science peut la fois protger la vieet inventer les armes pour la dtruire. Le but nest pas demuseler la recherche scientifique, ce qui serait indsirable ettrs probablement impossible, mais daccorder plusdimportance aux qualits humaines qui devraient inspirer leschercheurs, les dirigeants et les dcideurs. Cela est dailleursvrai de lintelligence, de la richesse, de la force physique, de labeaut et du pouvoir, qui sont tous des instruments, neutresen eux-mmes, mais qui sont susceptibles dtre utiliss desfins bonnes ou mauvaises. Cest pourquoi lun des aspectsessentiels de la pratique du bouddhisme est laccent mis sur ledveloppement de laltruisme.

    T. La science en elle-mme nest donc pas porteuse devaleurs. Ce sont les applications quon en fait qui sont bonnesou mauvaises. Le clonage nest pas mauvais en soi. Il peutpermettre de soulager de grandes souffrances, en offrant, parexemple, la possibilit de dvelopper des cellules nouvellespour remplacer celles de la peau des grands brls, celles ducerveau chez les gens atteints des maladies dAlzheimer ou deParkinson, ou celles de la moelle des os dtruite par lachimiothrapie chez les malades du cancer.

    Cela dit, lattitude librale du bouddhisme vis--vis duclonage nest-elle pas due au fait quil nenvisage pas la notiondun Crateur ? Le clonage est unanimement condamn parles autres grandes religions : le catholicisme, le protestantisme,lislam et le judasme, car elles voient dans cet acte une

  • tentation promthenne de se substituer Dieu. Ce sacrilgenexiste plus, ds lors que la notion de Crateur est absente.

    M. Je ne pense pas que lattitude du bouddhisme lgard du clonage puisse tre qualifie de librale, mais ellenest pas dogmatique. Le problme du clonage relve durespect des droits fondamentaux des tres vivants, humainsou animaux, viter la souffrance et vivre heureux. Lesclones ne sont rien dautre que des vrais jumeaux qui nont pasle mme ge. Crer des clones dans un but utilitaire seraitdonc aussi barbare que de procrer dans le but dutiliser lesenfants comme banques dorganes. Lide de vouloir tre clonpour perptuer sa personne nest quune manifestationridicule dun ego exacerb. Vouloir cloner un sportif dlite,une vedette de cinma ou son chien pour lavoirperptuellement ses cts relve dun attachement purilqui na rien voir avec lamour et la bont. Nous devonsapprendre apprcier sa juste valeur le potentielextraordinaire de lexistence humaine. Le monde est parnature phmre et vouloir saccrocher dsesprment lillusion dune permanence des choses, un rve dternit, nepeut qutre source de frustrations inutiles. En revanche, jesuis daccord sur le fait que la recherche sur le clonage pourraitaboutir de nouvelles techniques de culture de tissus, voiredorganes susceptibles de soulager bien des souffrances.Pourquoi ne remplacerait-on pas le foie malade de quelquunpar un foie sain dvelopp partir dune de ses cellules ? Ce nesont donc pas tant les progrs de la gntique ou dautresbranches de la science qui sont effrayants que les motivationsconfuses et irresponsables qui dterminent leur utilisation.

    T. Jai souvent pens que le Bouddha enseignait avanttout une philosophie pratique : le principal but de lhomme est

  • de samliorer au fil de sa vie quotidienne, sans se soucier delorigine de lunivers ou de la constitution de la matire.

    M. Lorsque quelquun, par simple curiosit, demandaitau Bouddha quelle tait lorigine de lunivers et lassaillaitdautres questions qui navaient aucune incidence sur leprogrs spirituel, il gardait le silence. Le bouddhisme tantavant tout un chemin vers lveil, il tablit naturellement unehirarchie entre les connaissances qui concourent ce but etcelles qui, bien que fort respectables, nont quun effetngligeable par rapport cette finalit.

    T. Quest-ce que le bouddhisme entend par veil ?M. La fin de toute mprise, associe une compassion

    sans limites. Une connaissance qui nest pas, comme dans lascience, une accumulation de donnes, mais unecomprhension des modes dexistence relatif (la faon dont leschoses nous apparaissent) et ultime (leur vritable nature) denotre esprit et du monde. Cette connaissance est lantidotefondamental de lignorance. Par ignorance on nentend doncpas ici un simple manque dinformation, mais une vision faussede la ralit qui nous fait croire que les choses sontpermanentes et solides, et que notre moi existe vraiment, et cause de laquelle nous confondons le plaisir passager ou lesoulagement dune souffrance avec le bonheur durable. Cestcette ignorance qui nous pousse galement construire lebonheur sur la souffrance des autres. Nous nous attachons cequi peut satisfaire notre moi et nous prouvons de la rpulsionpour ce qui parat lui nuire. De fil en aiguille, les vnementsmentaux senchanent, engendrent de plus en plus deconfusion dans notre esprit et aboutissent un comportementtotalement gocentrique. Lignorance se perptue et notrepaix intrieure est dtruite. La connaissance dont parle le

  • bouddhisme est lantidote ultime de la souffrance. Dans cetteperspective, on est forc dadmettre que connatre laluminosit des toiles ou la distance qui les spare nest pasdune utilit absolue et ne nous apprend pas mme commentdevenir de meilleurs tres humains.

    T. Cest bien ce constat qui mavait amen penser quele bouddhisme dlaisse toute connaissance qui ninflue pasdirectement sur notre progrs moral et spirituel et sur notrecomportement dans la vie de tous les jours : en quoi laconnaissance de lorigine de lunivers et de son destin, ou cellede la nature du temps et de lespace peuvent-elles nous aider atteindre le nirvana ?

    M. On cite le cas dun homme qui interrogea le Bouddhasur certains points de cosmologie. Ce dernier prit une poignede feuilles et demanda au visiteur : Y a-t-il plus de feuillesdans mes mains, ou dans la fort ? Il y en a certes bien plusdans la fort , rpondit lhomme. Le Bouddha poursuivit : Eh bien, les feuilles que je tiens dans ma main reprsententles connaissances qui conduisent la cessation de lasouffrance. Le Bouddha montrait ainsi linutilit de certainesinterrogations. Le monde offre un champ dtudes illimites,aussi nombreuses que les feuilles de la fort. Si ce que londsire pardessus tout dans cette vie est datteindre lveil, ilest prfrable de sy consacrer entirement en rassemblantdans ses mains les seules connaissances qui concourent laralisation de ce souhait.

    Il ressort de lexprience que, pour dissiper lignorance, ilest indispensable de comprendre de faon juste la nature dumonde extrieur et du moi, ce que nous appelons la ralit .Cest pourquoi le Bouddha fit de cette comprhension le thmecentral de son enseignement. De mme, il rfuta maintes

  • reprises lide dune cause premire et unique du mondephnomnal. Il insista galement sur la diffrence entre lafaon dont nous percevons les phnomnes et leur naturevritable et sur les effets nfastes de cette perception errone.Prendre, dans la pnombre, une corde pour un serpentengendre des peurs inutiles, mais ds quon claire cette cordeet que lon reconnat sa vritable nature, notre frayeur na pluslieu dtre. Or, linvestigation bouddhiste conduit laconstatation que le moi et les phnomnes extrieursnexistent pas de faon autonome, que la distinction entre moi et les autres nest quune tiquette illusoire. Cestce que le bouddhisme appelle vacuit5 , ou absencedexistence propre. Dautre part, vouloir tout prix trouverune cause premire aux phnomnes reflte simplement latendance de notre esprit vouloir rifier tout ce que nouspercevons ; leur attribuer une existence intrinsque, uneralit solide qui correspond notre perception habituelle deschoses. Cette notion de cause premire a domin la pensereligieuse, philosophique et scientifique occidentale pendantplus de deux millnaires.

    T. Jusquau XIXe sicle, la science classique concevaiten effet les choses comme doues dune ralit intrinsque etrgies par des lois rigides de cause effet. On lenseignait sousla forme de leons de choses . La mcanique quantique, neau dbut du XXe sicle, a considrablement branl lidedune ralit intrinsque des constituants lmentaires de lamatire et a remis en question certaines notions de causalit.Mais ce concept bouddhiste de vacuit ne fait-il pas penser un nant, une absence de tout ? Comment les chosespourraient-elles fonctionner si elles sont vides ?

  • M. Lorsque le bouddhisme enseigne que la vacuit est lanature ultime des choses, il veut dire que les phnomnes etles fonctions quils remplissent sont dnus dexistenceautonome et permanente. La vacuit nest donc pas une sortedentit indpendante. Cest le mode dtre des choses tel quilest rvl par lanalyse. Il ne sagit en aucun cas du nant, delabsence de tout phnomne comme les premierscommentateurs occidentaux du bouddhisme lavaient cru6. Lanotion de vacuit, son tour, ne doit pas servir de support llaboration de nouvelles fixations conceptuelles. Cestpourquoi le Bouddha prend la prcaution de parler de vacuit de la vacuit . En effet, les concepts dexistence etde non-existence nont de sens que lun par rapport lautre.Si on ne peut pas parler dexistence relle, parler de non-existence devient absurde. Le Trait fondamental de laperfection de la sagesse dit : Ceux qui sattachent lavacuit sont dit incurables7 . Pourquoi incurables ? Parce quela mditation sur la vacuit est le remde qui permet de selibrer des concepts errons sur la nature des choses, delattachement une ralit solide. Or si ce remde devient lui-mme une source dattachement une vacuit , il ny a plusde cure possible. Le mme trait conclut : Par consquent, lesage ne demeurera ni dans ltre ni dans le non-tre.

    Cest dans ce contexte que la philosophie bouddhiste sestattache analyser lexistence, ou la non-existence, departicules indivisibles de matire et dinstants ponctuels deconscience. Selon le bouddhisme, cette analyse de lirralitdes choses fait partie intgrante du chemin spirituel, car ellepermet de dissiper notre croyance en lexistence intrinsquedes phnomnes.

    T. Le but de la connaissance du monde phnomnal est-

  • il la connaissance de soi ?M. Les deux sont lies, car il sagit dune approche

    globale dans laquelle la dualit entre soi et le monde seffacedans la non-ralit des phnomnes. La connaissance de lanature de notre esprit et celle de la nature des phnomnessclairent et se renforcent mutuellement, et leur but ultimeest de dissiper la souffrance.

    T. Nest-ce pas cela qui explique lintrt croissantport au bouddhisme en Occident ?

    M. Les mthodes danalyse et de contemplation dubouddhisme ne se donnent jamais pour objet de construire dessystmes philosophiques nbuleux ni de se lancer dans desspculations gratuites. Elles visent essentiellement nousdlivrer de la confusion mentale qui est source de souffrance.Cette connaissance est minemment pragmatique et entranedes changements intrieurs indniables.

    La curiosit dont la philosophie bouddhiste est lobjetdepuis quelques annes me semble naturelle. Cest un peucomme si on dcouvrait un coffre renfermant les crits,jusqualors ignors, des grands philosophes grecs. Je ne pensepas que cet intrt soit seulement leffet dune mode, maisplutt dune qute lgitime de savoir. Trop longtemps, commela montr Roger-Pol Droit dans LOubli de lInde, une amnsiephilosophique8, le bouddhisme et les autres philosophiesorientales ont t ignors des penseurs occidentaux. Ilstenaient pour acquis quil ny a jamais eu de philosophiesrieuse quen Europe. Pourquoi les autres philosophies nesont-elles pas enseignes dans nos coles au mme titre que laphilosophie grecque, laquelle elles nont rien envier ?Existe-t-il une ralit solide derrire les apparences ? Quelleest lorigine du monde phnomnal ? Quels sont les rapports

  • entre lanim et linanim ? Le temps, lespace et les lois de lanature existent-ils rellement ? Depuis deux mille cinq centsans, les mtaphysiciens bouddhistes nont cess dexaminerces questions. La littrature bouddhiste abonde de traits delogique, de thories de la perception, danalyses de la ralit dumonde phnomnal diffrents niveaux, et de traits depsychologie qui se penchent dans le plus grand dtail sur lesdiffrents types d vnements mentaux et autres aspectsde notre esprit. On est loin de limage de lillumin rvassantsous un manguier !

    T. Tu prsentes le bouddhisme comme une science delesprit ? Serait-ce une science dans la mme acception quunescience naturelle base sur lobservation et la mesure et dontle langage est mathmatique ?

    M. Lauthenticit dune science ne dpend pasncessairement de mesures physiques ni dquationsmathmatiques complexes. Une hypothse peut tre vrifiepar lexprience intrieure sans pour autant manquer derigueur. La mthode bouddhiste commence par lanalyse etfait souvent appel des expriences de pense qui sontirrfutables sur le plan conceptuel, mme si elles ne peuventtre menes dans la ralit physique. Cest une faon deprocder qui a t largement utilise par la science.

    T. Les expriences conduites simplement par la pensesont en effet trs utiles en physique. Elles ont souvent tmises en uvre par Einstein, et dautres grands physiciens,non seulement pour dmontrer des principes physiques, maisaussi pour mettre en vidence des rsultats paradoxaux danslinterprtation de certaines situations physiques. Ainsi, pourtudier la nature du temps et de lespace, Einstein sestimagin chevauchant une particule de lumire. Pour rflchir

  • sur la gravit, il sest reprsent dans un ascenseur en chutelibre dans le vide.

    Je conois que la physique moderne, au fil desdcouvertes et dinvitables interrogations mtaphysiques,retrouve dans le bouddhisme (ou dans dautres religions ouphilosophies) des chos inattendus. Mais pourquoi lebouddhisme sintresse-t-il la science moderne, enparticulier la physique et lastrophysique, alors quil nagure de penchant pour la technologie ?

    M. La proccupation majeure du bouddhisme nest pas,bien sr, la science moderne, mais il sy intresse parce quedans son analyse de la ralit il sest pos depuis longtempsdes questions similaires celles que soulve la physiquecontemporaine : Des particules autonomes indivisiblespeuvent-elles constituer les briques servant construire lemonde macroscopique ? Ont-elles une ralit ultime, ou serduisent-elles des tiquettes mentales ? Les lois physiquesexistent-elles en elles-mmes la manire des Idesplatoniciennes ? Le bouddhisme considre linterdpendancedes phnomnes comme la description la plus adquate de laralit apparente. Or, le concept de globalit(linterdpendance des phnomnes entre eux etlinterdpendance entre les phnomnes et le sujet auquel ilsapparaissent) qui sest impos depuis Niels Bohr etHeisenberg, les pres de la physique quantique, a t vrifiexprimentalement au cours des vingt dernires annes9.Cette notion reprsente donc lune des dcouvertes les plusfondamentales de la physique moderne. Sans tomber dans lepige des ressemblances superficielles, lexploration de cesdeux approches peut nous aider approfondir des aspectsessentiels de notre vision du monde.

  • Le bouddhisme tant avant tout une recherche fonde surlexprience directe, il nest pas fig dans des dogmes dont il nesaurait scarter sous peine de remettre en question sesfondements mmes. Il est prt accepter toute vision de laralit possdant les critres de la vrit authentique. LeBouddha incitait ses disciples redcouvrir, par leur propreexprience, linterdpendance de la conscience et du monde,afin de transformer leur vision de la ralit. Il les mettaitsouvent en garde contre le danger dune foi aveugle etdogmatique : Examinez, disait-il, la validit de mesenseignements comme vous examineriez la puret duneppite dor, en la frottant contre une pierre, en la martelant ouen la faisant fondre. Nacceptez pas ce que je dis par simplerespect pour moi. Il ne sagit donc pas de croire, mais desavoir. Lexprience personnelle, fonde sur lanalyseintrospective, nous amne notamment comprendre que lemoi nest que la rification sans fondement dun ensembledinterconnections dynamiques, transitoires et insaisissables.

    T. Labsence de dogmatisme dans le bouddhisme atoujours suscit mon admiration. Cest dailleurs cet esprit detolrance et douverture qui a permis au bouddhisme decoexister en paix avec dautres croyances dans les socits oil sest implant. Trouve-t-on les analyses que tu viens dedcrire dans les textes bouddhiques tibtains ?

    M. Elles figurent dans la centaine de volumes desparoles du Bouddha, qui furent recueillies par ses disciples,ainsi que dans les commentaires indiens traduits du sanskriten tibtain (deux cent treize volumes) partir du IXe sicle.Elles sont galement exposes dans les milliers de volumes descommentateurs tibtains1 0. Le Bouddha vcut cinq sicles

  • avant Jsus-Christ1 1. Le bouddhisme a commenc dclineren Inde partir du VIIe sicle et a disparu de ce pays vers leXIIe sicle. De nombreux pays dAsie ont alors pris la relve.Ce transfert a donn naissance au Tibet une traditionscolastique et contemplative trs riche. Aprs les littratures(classiques) sanskrite et chinoise, la littrature tibtaine est laplus riche en Orient. Aux commentaires sajoutent les dbatsmtaphysiques entre le bouddhisme et lhindouisme. Ilstraitent notamment de lexistence ou de linexistence duncrateur, dune me ternelle, dentits gnrales quivalentesaux Ides platoniciennes, etc. Ces joutes, qui se poursuiventaujourdhui encore dans les monastres, ont permis de clarifierla position du bouddhisme sur nombre de questions dont nousallons dbattre. Mais je ne saurais trop insister sur le fait quesans un tat desprit altruiste, dtermin dissiper les causesde la souffrance leur racine mme, toutes ces spculations nesont que lettre morte.

    1 - Cette thor i e de l a r el ati v i t qui dcr i t l es ef fets dun champ de gr av i t sur l esmouv ements, l e temps et l espace est qual i f i e de gnr al e pour l a di sti nguer de l a thor i e del a r el ati v i t r estr ei nte conue par Ei nstei n di x ans pl us tt, en 1 905, qui ne pr end pas encompte l es ef fets de l a gr av i t.

    2- Di l go Khy ents, Le Trs or du cur, Le Seui l , Poi nts Sagesses, 1 994.

    3- Chi f f r es ex tr ai ts du r appor t Pr ogr amme des N ati ons uni es pour l e dv el oppement ,sur l tat du monde en 1 998.

    4- Concer nant l a noti on di nter dpendance dans l e bouddhi sme, v oi r chapi tr e 4.

    5- Sur l e concept de v acui t dans l e bouddhi sme, v oi r Com prendre la v acuit , Padmak ar a,1 993, et Patr i ck Car r , loge de la v acuit , Pauv er t, 2000.

    6- En ce qui concer ne l hi stoi r e de cette mpr i se, v oi r Roger -Pol Dr oi t , Le Culte du nant, LeSeui l , 1 997 .

    7 - Ci t dans Gampopa, Le Prcieux Ornem ent de la libration, Padmak ar a, 1 999, p. 257 .

    8- Roger -Pol Dr oi t , LOubli de lI nde , une am ns ie philos ophique, Li v r e de poche, PU F, 1 989.

  • 9- Il sagi t de l ex pr i ence EPR dcr i te au chapi tr e 4.

    1 0- Les aspects du bouddhi sme et l es ci tati ons que nous pr sentons dans ce di al ogue ne sontpas spci f i ques du bouddhi sme ti btai n. El l es r ef l tent l es v ues phi l osophi ques du bouddhi smei ndi en qui sont fondes sur l es par ol es du Bouddha Shak y amuni (569-489 ? av . J.-C.) et des gr andscommentateur s i ndi ens, pr i nci pal ement ceux qui ex posent l a phi l osophi e l a Voi e du Mi l i eu(Madhyam ik a). Par mi eux , N agar juna (IIe si cl e apr . J.-C, mai s sel on dautr es sour ces i l pour r ai ttr e n en 21 2 av . J.-C.), Chandr ak i r ti (VIIe si cl e apr . J.-C.) et Shanti dv a (685-7 63 ?).

    1 1 - Les dates du Bouddha ne sont pas tabl i es av ec cer ti tude. Sel on l es cal cul s fonds sur l esr egi str es du Vi nay a conser v s Sr i Lank a, l e Bouddha aur ai t v cu de 483 403 av . J.-C. Mai s si onsi tue l e r gne de l emper eur Ashok a (268-231 ) deux si cl es apr s l a mor t du Bouddha, l es dates de ceder ni er ser ai ent 569 489. Dautr es tudes pr oposent des dates di f fr entes.

  • 2Ltre et le non-tre

    Lunivers a-t-il un dbut ?

    La notion de dbut est lvidence une proccupationessentielle de toutes les religions et de la science. La thoriedu big bang, selon laquelle lunivers a t cr il y a environquinze milliards dannes, simultanment avec le temps etlespace, est celle qui explique au mieux lunivers observ. Lebouddhisme aborde ce problme dune faon trs diffrente.Il se demande en effet sil est vraiment ncessaire quil y aitun dbut, et sinterroge sur la ralit de ce qui serait ainsivenu existence. Le big bang de la physique est-il uneexplosion primordiale, ou le commencement dun cycleparticulier dans une succession sans dbut ni fin dun nombreincalculable dunivers ? Nos concepts ordinaires nouspermettent-ils dapprhender la notion dorigine, oudabsence dorigine ? Cette notion ne reflte-t-elle pas notretendance rifier les phnomnes, cest--dire lesconsidrer comme des choses doues de ralitintrinsque ?

  • THUAN : Abordons maintenant la connaissance du rel.Je voudrais que nous parlions tout dabord de linfinimentgrand. Dans ltat actuel de nos connaissances, la thorie quidcrit le mieux lorigine de lunivers est celle du big bang. Onpense que lunivers est n il y a environ quinze milliardsdannes dans une explosion fulgurante partir dun tatinimaginablement petit, chaud et dense, qui aurait galementdonn naissance lespace et au temps. Depuis, lunivers esten expansion et sest continuellement dilu et refroidi.

    On en est arriv cette thorie aprs que lastronomeamricain Edwin Hubble eut observ, en 1929, que la vastemajorit des galaxies fuyait la ntre, la Voie lacte, comme sielle avait la peste ! Plus curieux encore, elles la fuyaientdautant plus vite quelles taient plus loignes : une galaxiedix fois plus distante sloignait dix fois plus rapidement. On ena dduit que toutes les galaxies ont mis exactement le mmetemps pour parvenir de leur point dorigine leur positionactuelle. Imaginons une inversion du cours des vnements :en reprenant leur trajectoire en sens inverse toutes lesgalaxies se rencontreraient en un mme point de lespace, aumme instant. Do lide dune grande explosion, le big bang, partir dun tat extrmement compact, suivie duneexpansion continuelle de lunivers. Cest ainsi que la notion dedbut a t introduite en science : le big bang sest substituen quelque sorte la notion religieuse de cration.

    Le big bang a eu du mal simposer. Nanmoins, quelquesscientifiques avaient pris au srieux lide dune explosionprimordiale ; le chanoine belge Georges Lematre parlait del atome primitif . Le physicien amricano-russe GeorgeGamow se rendit compte que pendant les trois cent mille

  • premires annes de lunivers, sa temprature et sa densittaient si extrmes quaucune des structures actuelles(galaxies, toiles, vie) ne pouvait se former et quil necontenait que particules lmentaires et lumire. SelonGamow, cette lumire originelle, chaude et nergtique, devaitencore nous parvenir aujourdhui, mais considrablementrefroidie cause de lnergie quelle avait d dpenserpendant quinze milliards dannes pour rattraper notre galaxieemporte par lexpansion de lunivers.

    MATTHIEU : Cest ce quon appelle le rayonnementfossile ?

    T. Cest effectivement la chaleur rsiduelle du feu de la cration . Mais personne ne stait donn la peine derechercher ce rayonnement fossile jusquen 1965, quand il at dcouvert par hasard. Ce retard a eu deux raisons : dunepart le big bang mettait les astrophysiciens mal laise causede ses connotations thologiques (en 1951, le pape Pie XIIidentifia le big bang au fiat lux de la Bible).

    M. Cest amusant, car un ami rudit tibtain qui jeparlais du big bang sest exclam : Lunivers, le temps etlespace qui commencent dans un grand boum, ex nihilo,sans cause ? Mais cela revient postuler lexistence dunCrateur qui est sa propre cause !

    T. Lautre raison de ce retard venait de lexistencedune thorie cosmologique en vogue, due trois astronomesbritanniques, Hermann Bondi, Thomas Gold et Fred Hoyle, quipermettait dviter la notion de cration. Ctait la thorie del univers stationnaire (steady state), lequel naurait nicommencement ni fin et serait en moyenne toujours semblable lui-mme dans lespace et dans le temps.

    Les observations ont rapidement mis mal cette thorie.

  • Le dbut des annes soixante a vu la dcouverte des quasars(astres situs aux confins de lunivers et mettant une nergiefabuleuse dans un volume trs compact) et des radiogalaxies(qui mettent la plus grande partie de leur nergie en ondesradio). Or le nombre de ces quasars et radio-galaxies semblaitdiminuer mesure que lunivers avanait en ge. Une tellevolution contredisait lhypothse dun univers stationnaire.Mais le coup de grce a t donn en 1965 par la dcouvertedu rayonnement fossile. La thorie de Hoyle et de sescollgues cartait en effet la possibilit dun dbut chaud etdense et ne pouvait expliquer la prsence dun rayonnementrsiduel de la chaleur originelle, qui baigne lunivers entier. Lathorie du big bang est donc devenue la nouvellereprsentation des dbuts du monde, car elle seule permetdexpliquer des observations en apparence aussi disparatesque la fuite des galaxies, le rayonnement fossile et lacomposition chimique des toiles.

    M. Cette thorie, aussi convaincante soit-elle en ce quiconcerne lvolution de lunivers, ne rsout pas la question dela causalit du big bang. Selon le bouddhisme, le temps etlespace ne sont que des concepts lis notre apprhension dumonde des phnomnes, ils nont pas dexistence propre.Donc, rien, mme le dbut apparent du temps et de lespace,ne peut se manifester sans causes ni conditions, autrement ditrien ne peut passer de la non-existence lexistence ou viceversa. Le big bang ne peut donc tre quun pisode au seindun continuum sans dbut ni fin.

    T. Tu soulves la question de ce qui sest pass avant le big bang. Je mets avant entre guillemets, car sile temps apparat avec le big bang, ce concept nest pas dfini.

    M. Mme sil nest pas dfini, il ne peut apparatre sans

  • cause.T. La science nous permet-elle de remonter jusqu

    linstant de la cration ? La rponse est non. Pour linstant, ilexiste un mur de la connaissance quon appelle le mur dePlanck, du nom du physicien allemand qui, le premier, sestpench sur ce problme. Ce mur survient au tempsinfinitsimal de 10-43 seconde, appel temps de Planck . Lechiffre 1 narrive quaprs quarante-trois zros. Lunivers taitalors dix millions de milliards de milliards de fois plus petitquun atome dhydrogne. Son diamtre tait gal lalongueur de Planck, soit 10-33 centimtre.

    M. Pourquoi cette dimension particulire ?constituerait-elle une limite ou un point dinflexion ? de telles limites ont-elles une valeur absolue ? On a limpressiondavoir affaire l un mur solide dou dune existenceintrinsque.

    T. Le temps et la longueur de Planck ne constituent pasdes limites intrinsques, mais surviennent cause de notreignorance. Nous ne savons pas pour linstant comment unifierles deux grandes thories physiques du XXe sicle, lamcanique quantique et la relativit. La premire dcritlinfiniment petit et rend compte du comportement des atomeset de la lumire quand la gravit ne joue pas un rle dominant.La seconde dcrit linfiniment grand et nous permet decomprendre lunivers et ses structures lchelle cosmiquequand les deux forces nuclaires et la force lectromagntiquene mnent pas le bal. Or, et cest l que le bt blesse, nous nesavons pas encore dcrire le comportement de la matire et dela lumire quand les quatre forces fondamentales de laNature1 sont sur un pied dgalit, situation qui se produit au

  • temps de Planck, 10-43 seconde aprs lexplosionprimordiale2.

    M. Pourquoi devrait-il y avoir une diffrence essentielleentre la nature fondamentale du microcosme et celle dumacrocosme, puisque le second nest quune extension dupremier ? Il ne devrait sagir que dune question deperspective.

    T. Cest bien ce que je disais. Le mur de Planck neconstitue pas une limite fondamentale la connaissance. Ilnest que le signe de notre incapacit rendre compatibles lamcanique quantique et la relativit. Derrire le mur dePlanck se cache une ralit encore inconnue aux physiciens.Certains pensent que le couple espace-temps, si solidementsoud dans notre monde actuel, se brise. Le temps cessedexister. Les concepts davant, de maintenant et daprsperdent toute signification. Spar de son partenaire temps,lespace nest plus quune mousse quantique informe. Sacourbure et sa topologie deviennent chaotiques et ne peuventplus tre dcrites quen termes de probabilits. Tout estalatoire.

    Dautres physiciens, qui travaillent sur la thorie dessupercordes, affirment que la mousse quantique nexiste pas.Selon cette thorie, les particules lmentaires de la matirersultent de la vibration de minuscules bouts de ficelle dont la taille est gale la longueur de Planck. Rien ne pouvanttre plus petit que ces supercordes, le problme desfluctuations de lespace en dessous de cette longueur ne sepose plus. Cette thorie parat offrir une voie prometteusepermettant dunifier la mcanique quantique et la relativit,mais elle reste enveloppe dans un voile mathmatique pais

  • et na pas t vrifie exprimentalement3. Quoi quil en soit,peut-tre est-ce lune de ces formes mouvantes dans lamousse quantique qui a donn naissance lunivers et sonespace-temps il y a environ quinze milliards dannes. Avantcela, on ne peut pas dire que lespace a pass tant de tempssous telle ou telle forme, puisque le temps nexistait pas. Unedure infinie peut mme se cacher derrire le mur de Planck.

    M. Quand tu parles dune dure infinie, cela veut biendire sans commencement ?

    T. Toutes les hypothses sont permises. Le tempsde 10-43 seconde nest que le rsultat de lextrapolation denos lois physiques connues vers le temps zro. Mais ces loisperdent pied derrire ce mur de la connaissance. La physiqueconnue commence donc 10-43 seconde aprs le big bang4.Les physiciens nous disent que lunivers est n du vide. Mais ilne sagit pas du vide calme et tranquille, dpourvu de toutesubstance et dactivit, que nous pourrions imaginer : le videquantique est bouillonnant dnergie, mme sil estcompltement dpourvu de matire. Lespace que nouspensons tre vide est constamment travers de champsdnergie qui peuvent tre dcrits en termes dondes5.

    Lnergie du vide primordial va alors lancer lunivers dansune folle expansion que les astrophysiciens appellent inflation . Celle-ci va entraner un accroissementvertigineux du volume de chacune de ses parties en un tempsinfinitsimal. Entre 10-35 et 10-32 seconde aprs le big bang,de dix millions de milliards de milliards de fois plus petit que lataille dun atome dhydrogne, lunivers va grandir de faonexponentielle jusqu celle dune orange.

    Dans le mme temps, lunivers se dilue et se refroidit

  • considrablement, ce qui lui permet daccder la complexit.Lhistoire de lunivers reprsente une longue ascension vers lacomplexit. Au dbut, il tait plus chaud que tous les enfersimagins par Dante, et aucune structure ne pouvait se former.Cest cause du refroidissement de lunivers que desstructures peuvent apparatre. Lnergie du vide intervient denouveau : elle donne naissance la matire. Einstein nous adonn la cl de ce mcanisme par sa formule, sans doute laplus clbre de lhistoire des sciences : E = mc2. Une quantitdnergie peut tre convertie en une particule de matire(dont la masse m est gale la quantit dnergie E divise parle carr de la vitesse de la lumire c).

    Des particules lmentaires (des quarks et des lectrons,par exemple) surgissent du vide initial et se combinent pourformer des atomes, des molcules et finalement des toiles.Les toiles sassemblent par centaines de milliards en galaxies,et les centaines de milliards de galaxies de lunivers observablese regroupent pour tisser une immense tapisserie dans lecosmos. Linfiniment petit a accouch de linfiniment grand.

    Dans au moins une de ces galaxies, la Voie lacte, prsdune toile nomme Soleil, sur la plante Terre, des molculessassemblent en chanes dADN qui vont mener la vie, laconscience et des hommes capables de sinterroger sur lemonde qui les entoure et sur lunivers qui les a engendrs.Voil donc, trs brivement, lhistoire de lunivers telle quunastrophysicien la conoit actuellement6. Le bouddhisme, quant lui, a-t-il une pense cosmologique ?

    M. Pour lui, les phnomnes ne sont pas vritablement ns , au sens o ils seraient passs de linexistence lexistence. Ils existent selon notre vrit relative , mais

  • sont dpourvus de ralit ultime. La vrit relative, ouconventionnelle, correspond notre exprience empirique dumonde, la faon ordinaire dont nous lapprhendons, cest--dire en attribuant aux choses une ralit objective. Pour lebouddhisme, cette perception est trompeuse. En ultimeanalyse, les phnomnes sont dnus dexistence intrinsque(cest la vrit absolue ). Dans ce cas, le problme de laCration est un faux problme, tout au moins ne se pose-t-ilpas en termes aussi aigus que dans le cas dune cration exnihilo dun univers dou dexistence propre. La crationdevient un problme lorsquon rifie les phnomnes. Cetteposition nexclut cependant pas le dploiement du monde desphnomnes. Il est vident que les phnomnes ne sont pasnon existants, mais, si lon examine la faon dont ils existent,on saperoit quon ne peut pas les considrer comme unecollection dentits autonomes existant par elles-mmes. Lesphnomnes existent donc la manire dun rve, duneillusion ou dun mirage, la fois apparents et dpourvusdexistence propre. Tout comme les images dans un miroir, ilsapparaissent clairement mais sont dnus de ralitautonome. Le grand philosophe indien du IIe sicle,Nagarjuna, disait : Les phnomnes tirent leur nature dunemutuelle dpendance et ne sont rien en eux-mmes. Leurvolution nest ni arbitraire ni dtermine par une instancedivine, mais suit les lois de cause effet au sein duneinterdpendance globale, dune causalit rciproque.

    Le problme de l origine repose donc sur la croyanceen la ralit des phnomnes et de lexistence relle du tempset de lespace, alors que du point de vue de la vrit absolue, ilny a ni cration, ni dure, ni cessation. Ce paradoxe montre

  • bien le caractre illusoire du monde des phnomnes. Cedernier peut se manifester dinfinies faons pour la bonneraison que sa nature ultime est vacuit. Du point de vue de lavrit relative des apparences, on dit que le mondeconditionn, le samsara, est sans commencement , puisquechaque tat doit ncessairement tre caus par un tatprcdent. Alors dis-moi, la thorie du big bang sapparente-t-elle une cration ex nihilo ou lexpression dunepotentialit ? Est-elle considre comme un vritable dbut,ou comme une tape de lvolution de lunivers ?

    T. Comme nous lavons dj dit, la physique que nousconnaissons perd pied en de du mur de Planck. Avant le bigbang, il pourrait donc tout aussi bien y avoir eu un tempsinfini, ou une simple absence de temps. Ou encore, dans le casdun univers cyclique, le big bang ne serait que lecommencement dun nouveau cycle parmi une infinit decycles. Dans ces deux cas, la question de la cration duniversex nihilo, partir dun temps zro, ne se pose pas. Cest aussiune faon dliminer le problme de la Cration. Mais tout celanest encore que pure spculation et ne repose sur aucuneobservation ou exprience.

    M. On peut concevoir un big bang comme uneapparition du monde des phnomnes surgissant dunepotentialit infinie mais non manifeste, ce que le bouddhismeappelle de faon image les particules despace . Ce termene dsigne pas des entits concrtes, mais une potentialit del espace , que lon pourrait peut-tre rapprocher du videdes physiciens, condition de ne pas rifier ce vide. Mais il nepeut y avoir de cration ex nihilo. Shantidva crivait au VIIesicle :

  • Si l tr e nest pas au temps du non-tr e, quand ex i ster a-t-i l ?Car l e non-tr e ne di spar a tr a pas tant que l tr e ne ser a pas n,Et cel ui -ci ne peut se pr odui r e tant que l e non-tr e na pas di spar u.De mme, l tr e ne peut passer au non-tr e, car une mme chose possder ai t al or s

    cette doubl e natur e7 .

    La raison pour laquelle rien ne peut pas devenir quelque chose est que ce rien ne peut pas se transformersans abandonner son tat de nant, et il ne le peut pasdavantage en labandonnant.

    T. La physique dit que ce potentiel de manifestation estfourni par lnergie du vide.

    M. Il sagirait donc dune concrtisation apparente decette nergie.

    T. La question est donc : comment ce vide a-t-il tcr ? Est-ce quil y eut un nant, puis une brusquediscontinuit et lapparition dun vide plein dnergie et,simultanment, du temps et de lespace ?

    M. Une discontinuit sans cause qui prend place dansquelque chose qui nexistait pas ? Voil une bien trangemanire de commencer !

    Le big bang ou tout autre dbut dun universparticulier ne peut survenir sans causes ni conditions. Cela nesignifie pas que le monde des phnomnes doive avoir unecause premire et unique, mais quil ne peut natre du nant.Dautre part, et cest l un point essentiel du bouddhisme, lesphnomnes et le temps ne peuvent vritablement commencer , pas plus quils ne peuvent cesser , en tantquentits distinctes, car ils ne possdent aucune ralitpropre. Lorsque nous parlons dune origine, notre esprit penseaussitt lorigine de quelque chose . Les notions de dbutet de fin de lunivers appartiennent la vrit relative. Dupoint de vue de la vrit absolue, elles nont aucun sens.

  • Quand on voit, par exemple, un incendie au cinma, laquestion de savoir qui a vraiment allum le feu ne se pose pas.Seul le bon sauvage, qui na aucune ide de ce quest un film,aura envie de jeter de leau sur lcran. Toutes les religions etles philosophies ont but sur ce problme de la cration. Lascience sen est dbarrasse en liminant la notion de dieucrateur dont elle na pas besoin et le bouddhisme en liminantla notion mme dun dbut.

    T. Tu te rappelles la fameuse anecdote concernant legrand mathmaticien et physicien du XVIIIe sicle, PierreSimon de Laplace ? Quand celui-ci offrit un exemplaire de sonTrait de mcanique cleste Napolon, lempereur luireprocha de navoir pas mentionn une seule fois le GrandArchitecte. Laplace lui rpliqua : Sire, je nai pas besoin decette hypothse. Mais une question demeure : pourquoi y a-t-il un univers ? Pourquoi existe-t-il des lois ? Pourquoi y a-t-il eu un big bang ? Cest la fameuse question de Leibniz : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutt que rien ? Car le rienest plus simple et plus facile que quelque chose. De plus, supposer que des choses doivent exister, il faut quon puisserendre compte du pourquoi elles doivent exister ainsi et nonautrement.

    M. On pourrait rpondre par cette phrase clbre deNagarjuna : Parce que tout est vacuit, tout peut tre. LaPerfection de la sagesse prcise : Apparaissant, les chosessont vides ; vides, elles apparaissent. Selon le bouddhisme, lavacuit nest pas seulement la nature ultime des phnomnes,mais le potentiel qui permet ces phnomnes de se dployer linfini. Pour donner une image simplifie, les continents, lesarbres, les forts peuvent se manifester parce que lespace

  • permet leur dploiement. Si le ciel tait de pierre, il ne sepasserait pas grand-chose. De mme, si la ralit taitimmuable, permanente, et si ses proprits ltaientgalement, il ne pourrait pas y avoir le moindre changement ;les phnomnes ne pourraient pas apparatre. Cest parce queles choses sont dpourvues de ralit intrinsque quellespeuvent se manifester linfini. En comprenant que tout estvide en soi, il est possible de comprendre dautant mieux lefonctionnement de la vrit relative, ou conventionnelle. Ceprocessus nest pas arbitraire et les lois de causalit impliquentune harmonie de nature entre causes et effets. Telle est lavacuit bouddhiste. Ce nest pas le nant, mais labsencedexistence permanente et autonome des phnomnes.

    T. Nombre de gens associent en effet la notion devacuit au nant et, au XIXe sicle, on accusait le bouddhismede nihilisme.

    M. Cest une grave mprise. On considre quil existedeux points de vue tout aussi extrmes querrons : lenihilisme et le ralisme matrialiste. Ce dernier, que lebouddhisme appelle ternalisme , est un point de vuerificateur qui postule lexistence dune matire immuable etde constituants solides de cette matire. Dautre part, lorsqueLeibniz se demande pourquoi il y a quelque chose plutt querien , sa question prsuppose quil y a vraiment quelquechose. Il faudrait donc commencer par sinterroger surlexistence dune ralit objective. Selon la voie mdiane dubouddhisme, il ny a ni rien (le nihilisme) ni quelque chose (leralisme matrialiste). On pourrait donc demander en retour Leibniz : Pourquoi ny aurait-il rien, puisque les phnomnessont possibles ? La nature des phnomnes interdpendants,

  • apparents mais dnus dexistence propre, dfie le senscommun car on ne peut lappeler ni existante ni non existante.Lintellect a ses limites et ne peut embrasser la nature de laralit par de simples concepts. Seule une connaissance directequi transcende la pense discursive peut apprhender lanature du monde des phnomnes sur un mode non duel, danslequel les notions de sujet et dobjet nont plus aucunesignification.

    T. Nous reviendrons sur cette question fondamentalequand nous discuterons des implications philosophiques de lamcanique quantique. Aprs que jai voqu la visionscientifique de lhistoire de lunivers, peux-tu me dcrire lavision cosmique du Bouddha ?

    M. lpoque o naquit le Bouddha Shakyamuni,lhindouisme offrait une vision mythique et symbolique ducosmos. Lorsque le Bouddha atteignit lveil, en 528 av. J.-C.,il vit, la lumire de son exprience contemplative, que lemonde se caractrise par linterdpendance et que sa natureest vide de ralit autonome et permanente. Cetteinterdpendance inclut naturellement la conscience.Comprendre cela a dimmenses rpercussions sur notreconception de lexistence, sur notre bonheur et sur notresouffrance. Concevoir les interactions phmres desphnomnes comme des entits permanentes est la causemme de notre croyance invtre la notion dun moi etau fait que les choses possdent des proprits intrinsques.Cette solidification justifie les myriades dimpulsionsdattraction et de rejet qui sont la source de nos tourments.Il se cre une disparit entre la faon dont les choses nousapparaissent et la faon dont elles sont vritablement. Ainsi, laconception du moi nest quune dviation momentane de

  • lesprit. Mais si lon sait que les phnomnes nexistent que surun mode phmre et interdpendant, on ne sy attache plusde la mme manire. On se libre de lerreur. Cest pourquoi laconnaissance est libratrice. Ce quon appelle nirvana nestrien dautre que lpuisement des penses de lintellectfourvoy, comme on peut le lire dans lOrnement des soutras : La dlivrance est donc lpuisement de lerreur.

    T. La science du XXe sicle a aussi dcouvert cettenotion dinterdpendance. Mais je voudrais revenir maquestion originale : le bouddhisme dcrit-il la formation denotre univers ?

    M. Oui, sans que cette description soit prsentecomme un dogme. Certains de ses aspects descriptifs sontmaintenant dpasss, mais ils ont galement une significationsymbolique lie la pratique mditative. Extrieurement, ilscorrespondent aux ides de lpoque qui furent adoptes par lebouddhisme, mais nont pas t enseigns par le Bouddha lui-mme. Cette cosmologie ne remet pas en cause lanalysebouddhique de la notion de rel . Le concept de formationde lunivers appartient la vrit relative, au domaine desapparences. En termes de vrit relative, le bouddhisme parledonc de particules despace qui ne reprsentent pas desobjets, mais un potentiel de manifestation. On parle ensuite delexpression de ce vide plein sous la forme de cinq souffles ou nergies prana en sanskrit. Ces nergies semanifestent sous la forme de lumires de cinq couleurs qui sematrialisent peu peu en cinq lments air, eau, terre, feuet espace. Leur combinaison engendre une soupe , un ocandlments dont le barattage, sous leffet de lnergie initiale,produit les corps clestes, les continents et les montagnes, et

  • finalement les tres vivants. Voil donc comment se forme ununivers parmi linfinit de ceux qui existent. On nenvisage pasde cration premire, car lide dune cause unique estindfendable.

    T. En dpit du langage imag, cette description ducommencement du monde a des rsonances tonnantes avecles ides modernes de la naissance de lunivers. Nous sommesloin de la conception du monde comme rsultat des amours etdes haines des dieux. Je suis particulirement intrigu par lasimilarit de la notion de vide plein en science et dans lebouddhisme.

    M. Certes, mais attention : il y a une diffrence majeure.La science parle dun univers-objet. Pour le bouddhisme, nousle verrons, lunivers nest pas indpendant de la conscience, etsans tomber pour autant dans lidalisme (selon lequel lemonde ne serait quune projection de la conscience), on diraque le sujet et lobjet se faonnent mutuellement. Sur le plandescriptif, le bouddhisme envisage un univers cyclique (mais nicirculaire ni rptitif comme lunivers des stociens). Un cycleparticulier est compos de quatre priodes correspondant laformation, la continuit, la destruction et ltat nonmanifest (le vide intermdiaire entre deux univers). Lesparticules despace assurent la continuit dun univers lautre. La succession des cycles est sans dbut ni fin.

    T. Ce point de vue ne sinspire-t-il pas de lhindouismequi dit que lunivers respire , le mouvement dexpansioncorrespondant une expiration et celui de contractioncorrespondant une inhalation ?

    M. Limage est potique, mais certaines coles delhindouisme envisagent, outre un univers cyclique, une ouplusieurs entits immuables et cratrices, ce qui, pour le

  • bouddhisme, est inutile et illogique.T. Le concept dunivers cyclique apparat aussi en

    cosmologie moderne. Si notre univers contient assez dematire, la force de gravit attractive de cette matire pourra, un moment donn, arrter le processus dexpansion etinverser le mouvement de fuite des galaxies. On aura alors unbig bang lenvers, un big crunch, ou grand crasement .Les toiles svaporeront dans une intense chaleur et lamatire se dsintgrera en particules lmentaires. Luniversfinira sa vie dans une fantastique apothose de lumire, dansun tat extrmement petit, chaud et dense. Le temps etlespace perdront nouveau toute signification. Un univers quiseffondre sur lui-mme peut-il renatre de