L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants,...

25
525 CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde CyCle « Ces industries qui gouvernent le monde » L’industrie de l’énergie : Des clés pour comprendre Guy Chauveteau Ex-chercheur, conseil scientifique à l’IFP et directeur de recherche au CNRS, Membre de la Commission Énergie ATTAC-Toulouse Comme introduction à l’exposé de ce soir, et surtout au débat qui va suivre, je vous propose de méditer un instant sur deux « Communications » du groupe bancaire anglais HSBC, que vous avez peut-être déjà vues dans différentes revues ou dans les aéroports : « 20 % de l’énergie éolienne suffiraient à couvrir les besoins en énergie du monde » et « 300 000 d’or pour chaque habitant de notre planète reposent au fond des océans ». Je ne com- menterai pas tout de suite ces affirmations, mais le message subliminaire est clair : « Il n’y a pas de problème de disponibilité ni d’énergie ni de richesse, allez, consommez, emprun- tez… ». Quant à ce qu’il pourrait y avoir de vrai dans ces annonces, nous serons mieux à même d’en discuter après l’exposé. Mon ambition, en vous parlant des industries de l’énergie, est d’abord, de vous fournir quelques éléments utiles pour mieux comprendre pourquoi l’énergie a été, est, et sera encore demain un structurant majeur de nos sociétés. Parmi ces éléments vous trouverez quelques données quantitatives qui sont nécessaires pour bien évaluer la richesse et le pou- voir dont disposent aujourd’hui les industries de l’énergie au sein des sociétés industrielles, et aussi pour pouvoir envisager l’avenir de façon plus réaliste qu’en se fiant aux médias.

Transcript of L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants,...

Page 1: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

525

CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde

CyCle« Ces industries qui gouvernent le monde »

L’industriede l’énergie :

Des clés pour comprendre

Guy ChauveteauEx-chercheur, conseil scientifique à l’IFP et directeur de recherche au CNRS,

Membre de la Commission Énergie ATTAC-Toulouse

Comme introduction à l’exposé de ce soir, et surtout au débat qui va suivre, je vous propose de méditer un instant sur deux « Communications » du groupe bancaire anglais HSBC, que vous avez peut-être déjà vues dans différentes revues ou dans les aéroports : « 20 % de l’énergie éolienne suffiraient à couvrir les besoins en énergie du monde » et « 300 000 € d’or pour chaque habitant de notre planète reposent au fond des océans ». Je ne com-menterai pas tout de suite ces affirmations, mais le message subliminaire est clair : « Il n’y a pas de problème de disponibilité ni d’énergie ni de richesse, allez, consommez, emprun-tez… ». Quant à ce qu’il pourrait y avoir de vrai dans ces annonces, nous serons mieux à même d’en discuter après l’exposé.

Mon ambition, en vous parlant des industries de l’énergie, est d’abord, de vous fournir quelques éléments utiles pour mieux comprendre pourquoi l’énergie a été, est, et sera encore demain un structurant majeur de nos sociétés. Parmi ces éléments vous trouverez quelques données quantitatives qui sont nécessaires pour bien évaluer la richesse et le pou-voir dont disposent aujourd’hui les industries de l’énergie au sein des sociétés industrielles, et aussi pour pouvoir envisager l’avenir de façon plus réaliste qu’en se fiant aux médias.

Page 2: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

526

guy Chauveteau : l’industrie de l’énergie

L’énergie : ses caractéristiques, ses sources et son utilisationChacun de nous a une approche intuitive de ce qu’est l’énergie. Chacun ressent que de l’énergie est nécessaire pour faire quoi que ce soit : se déplacer, transporter, effectuer un travail… L’énergie est donc bien plus qu’une matière première !

Mais notre intuition ne nous permet guère d’aller plus loin. L’aide de la science est alors indispensable. Celle-ci nous apprend que l’énergie se définit comme la capacité d’agir sur la matière : de changer sa vitesse et sa forme, sa température, le rayonnement qu’elle émet, la liaison entre ses atomes. Et même de la capacité de création de matière comme nous l’indique l’équation de Einstein (E = mc2) qui établit l’équivalence entre l’énergie E et la matière m puisque c, à savoir la vitesse de la lumière, est une constante. Ainsi, le Big Bang qui marque l’origine de notre univers matériel correspond à la transformation d’une partie au moins de l’énergie « primordiale » en matière.

Aujourd’hui, l’humanité utilise des sources d’énergie multiples, qui sont disponibles sur terre sous différentes formes : chimiques (bois, charbon, pétrole et gaz), mécaniques (hy-draulique et éolien), thermiques (géothermie), radiatives (solaire thermique et photovol-taïque), nucléaires (uranium) et naturellement biochimiques, comme notre énergie propre, celle des autres hommes et celle des animaux qui résultent en fait de la transformation de l’alimentation en chaleur et énergie mécanique.

Les hommes consomment de l’énergie pour satisfaire trois types de besoins et de désirs : thermiques, pour rendre confortable la température de notre environnement et pour cuire nos aliments ; biologiques : pour produire notre nourriture et mécaniques, pour nous aider à fabriquer les objets que nous utilisons, les transporter et se déplacer nous-mêmes. Les énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources énumérées ci-dessus. Mais ce que nous apprend la science, c’est que, lors de cette transformation, l’énergie totale se conserve mais qu’une partie parfois importante, se dégrade en chaleur. Par exemple, pour obtenir de l’énergie électrique, on peut utiliser de l’énergie mécanique (celle de l’eau ou du vent) et dans ce cas le rendement peut être très bon, jusqu’à 90 % dans le cas de la grande hydraulique. Mais si on produit cette électricité à partir d’énergies fossiles (gaz ou charbon) ou fissiles (uranium), on devra passer par la « case » chaleur, à savoir une machine à vapeur, qui actionnera une turbine et un alternateur. La loi de Carnot nous indique alors que dans ce cas le rendement est au maximum égal à (T1-T2)/T1 où T1 et T2 sont respectivement la température absolue de la vapeur utilisée et celle de l’environnement ambiant, c’est à dire qu’en pratique il n’est guère supérieur à 30 %.

Page 3: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

527

CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde

L’énergie dans le monde d’aujourd’huiOn voit sur la figure ci-dessous comment se répartissaient les sources d’énergie primaire dans le monde, et leur utilisation finale par secteur, après transformation, en 2004.

Les chiffres n’ont que peu évolué depuis 2004. En ce qui concerne les sources, on notera une légère augmentation de l’utilisation du charbon et aussi dans une moindre mesure du gaz. Parmi les énergies renouvelables, l’essentiel est fourni par le bois et dans une moindre mesure par l’hydraulique sans modification sensible de la part de ces énergies. Seules, les énergies renouvelables nouvelles (éolien, solaire, biogaz et géothermie) ont vu leur contri-bution augmenter : elle passe de 0,4 à 1 % environ. Malgré cette très forte croissance, la part de ces énergies reste encore très faible. Ces énergies, dont on parle tant dans les médias, sont donc encore très loin de pouvoir assurer la relève. Une autre source d’énergie dont la contribution est faible à l’échelle mondiale est le nucléaire, et de plus cette part ne fait que décroître depuis plusieurs années (6,5 % de l’énergie primaire en 2004, seulement 5,9 en 2010). Mais la part réelle, en termes d’utilisation, est encore plus faible, soit à peine plus de 3 % en 2010.

Aujourd’hui l’énergie finale utilisée, à peu près les deux tiers de l’énergie primaire, se répartit selon les secteurs, en trois parts à peu près égales : transports, industrie, et usages courants (chauffage et résidentiel, services, agriculture). L’évolution depuis 2004 montre surtout une forte croissance des transports.

La part des énergies renouvelables aujourd’huiSi on examine la part des énergies renouvelables en France (graphique ci-dessous), on constate qu’elle est de 13 % en 2009, dont 12 % grâce au bois énergie et à l’hydraulique. Cette part est très proche de la moyenne mondiale. On remarquera en passant que l’objectif

Page 4: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

528

guy Chauveteau : l’industrie de l’énergie

affiché de 20 % de renouvelables en 2020 que la France partage avec l’Europe est donc bien modeste, l’augmentation ne serait que de 7 %. A l’intérieur de ces 13 %, la part des énergies renouvelables nouvelles, est donc encore très modeste, et bien inférieure à celle des grands pays développés d’Europe, par suite de la priorité donnée au nucléaire en France (76 % aujourd’hui de la fourniture d’électricité).

Les énergies fossiles : un coût faible, des qualités « industrielles »Du fait que l’énergie se conserve lorsque l’on passe d’une forme à une autre et que l’on connaît parfaitement les équivalences entre les différentes formes, on utilise une unité unique pour la mesurer. Cette unité commune à l’échelle internationale est le Joule. Mais c’est une énergie très faible : c’est celle qu’il faut, sur terre, pour élever un poids de 102 g de 1 mètre. C’est pourquoi on utilise aussi la kilocalorie (énergie nécessaire pour élever la température d’1 litre d’eau de 1°C : 1 kcal = 4 180 J), mais surtout le kilowattheure (1 kWh = 3.6 x 109 J), même si on ne parle pas d’électricité. On remarquera qu’une énergie de 1 kWh correspond à un travail mécanique important : 10 heures de pédalage intense (1 jour-née de travail !) pour un homme en bonne santé. C’est ainsi que l’on réalise facilement que l’énergie fossile est concentrée et très peu chère : il suffit en effet d’acheter 0,1 litre de pétrole (0,1 dollar même lorsque le prix de ce dernier a été à son maximum en juillet 2008) pour pouvoir disposer d’autant d’énergie que peut en fournir un homme pendant une jour-née entière de travail ! A partir de ce petit calcul, on comprend bien que, dès qu’il est devenu techniquement possible de fabriquer un objet en utilisant de l’énergie fossile, l’artisan a dû laisser la place à l’industriel.

D’autant que, en plus de son coût très faible, l’énergie fossile présente un avantage consi-dérable, celui d’être facilement stockable, et ce en grande quantité, comme le montre le ta-bleau ci-dessous. A cela il faut ajouter que ces énergies sont devenues de plus en plus facile-ment transportables à faible coût grâce aux moyens de transport (ports, tankers, méthaniers, oléoducs, gazoducs, chemins de fer, camions…) que l’industrie a mis en place au fur et à mesure de la découverte de sources d’énergies fossiles éloignées de leur lieu d’utilisation.

Page 5: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

529

CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde

Par contre, on constate en observant les données du tableau ci-dessus que l’énergie élec-trique n’est pas stockable à l’échelle industrielle : elle doit donc être transportée sur de longues distances grâce à des réseaux de lignes à hautes tensions pour permettre d’assu-rer un équilibre instantané entre production et consommation. Cette quasi-impossibilité du stockage de l’électricité à grande échelle pose d’ailleurs une question majeure pour l’ave-nir, puisque presque toutes les énergies renouvelables nouvelles fournissent de l’électricité de façon intermittente. Faudra-t-il demain transformer ces énergies en hydrocarbure pour pouvoir les stocker facilement ? Cette question se pose sérieusement car le stockage de l’hydrogène, un vecteur possible d’énergie, n’est ni facile ni bon marché.

Ce tableau montre que, en plus des énergies fossiles, le bois et les grands barrages peuvent aussi stocker de l’énergie à l’échelle industrielle. Cependant leur potentiel de production d’énergie et de stockage reste limité. Le dernier candidat au stockage serait l’uranium, mais il reste à savoir à qui confier cette tâche… en confiance et en toute sécurité !

En résumé on constate que les énergies fossiles réunissent pratiquement toutes les qualités pour l’industriel : concentrées, abondantes, disponibles à tout instant, plus dociles que les hommes et surtout de 30 à 1 000 fois moins chère que l’énergie humaine, selon que l’on utilise un esclave que l’on doit nourrir, un salarié payé 1 dollar/jour (2 milliards d’in-dividus sur terre aujourd’hui) ou un smicard en France.

L’énergie et les hommes : un peu d’histoireDe  la  préhistoire  jusqu’à  1850  environ, toutes les sources d’énergie utilisées par les hommes étaient renouvelables : biochimique (animale ou humaine), chimique (feu de bois) avec un petit complément d’énergie mécanique (bateaux à voile, moulins à vent et à eau). La richesse requerrait donc d’utiliser l’énergie des esclaves, des serfs ou des salariés, avec naturellement à sa disposition des milices, des forces de police ou des armées de façon à prévenir ou mater les révoltes potentielles.

Page 6: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

530

guy Chauveteau : l’industrie de l’énergie

A partir de 1800, s’ouvre la période industrielle, caractérisée par l’emploi de plus en plus intensif d’énergies fossiles donc non renouvelables. L’utilisation de ces énergies, d’abord le charbon, puis le pétrole et plus récemment le gaz permet de disposer d’énormes quanti-tés d’énergie dont les qualités pour l’industriel ont été soulignées ci-dessus, avec une part décroissante d’énergie humaine. Vers les années 1980, l’énergie fossile est si abondante et si peu chère que l’industrie des pays riches a besoin de nouveaux marchés pour écouler une production devenue excédentaire : à l’initiative de Donald Reagan et Margaret Thatcher, qui ont adopté l’idéologie néolibérale de l’école de Chicago, se met en place la mondiali-sation des échanges, visant à éliminer toutes les barrières : place au marché « libre et non-faussé ». Cette mondialisation va se traduire par une croissance encore plus rapide de la consommation d’énergies fossiles (le graphique ci-dessous montre par exemple qu’en 150 ans on a multiplié par plus de 100 la consommation d’énergie par habitant). A l’évidence, cela ne peut que conduire à un épuisement accéléré de toutes les ressources fossiles, à une échéance qui varie selon les sources d’énergie comme on le verra plus loin, mais qui ne pourra excéder quelques dizaines d’années. Cette ère des fossiles n’aura donc été qu’un court entr’acte pour l’humanité.

Au-delà de 2050-2100, l’humanité sera contrainte de n’utiliser pratiquement que des éner-gies renouvelables. Celles-ci seront évidemment beaucoup plus chères non seulement parce que leur coût de production sera plus élevé, mais aussi et surtout parce que l’énergie totale disponible restera inférieure à la demande. Un problème majeur se posera donc à l’échelle mondiale, social d’abord et politique ensuite, une source d’instabilités et de conflits.

Nous commençons à percevoir de plus en plus clairement les conséquences de ces décen-nies de consommation débridée d’énergie fossile. Il y en a trois qui sont évidentes :

La première peut être jugée par certains comme positive : les pays industrialisés (et en leur sein, les industries de l’énergie) sont devenus très riches. Mais d’autres observent que cette richesse a été accumulée au détriment du reste du monde, avec une aggravation des inéga-lités, et même, comme on l’observe ces dernières années, de la pauvreté.

Page 7: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

531

CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde

La seconde conséquence est que le moment où l’offre d’énergie ne pourra plus suffire à la demande est maintenant proche (5 à 10 ans). Dans le cadre d’une économie de marché, la régulation ne pourra s’effectuer que par une hausse des prix de l’énergie, ce qui se traduira par une aggravation des inégalités à l’intérieur de chaque pays autant qu’entre les pays.

La troisième est d’ordre climatique et n’impactera le monde que plus progressivement mais les répercussions risquent d’être gravissimes. Même s’il n’est pas prévu ce soir d’aborder en détail la question climatique, permettez-moi cependant de vous communiquer les résul-tats de deux études indépendantes, l’une menée en Italie et l’autre au Royaume Uni, qui prévoient que le nombre de réfugiés climatiques pourrait se situer entre 130 et 160 millions de personnes. Même si on peut douter à juste titre de l’exactitude de ces prévisions, leur ordre de grandeur est tel que les conséquences sociales, politiques et humanitaires de telles migrations ne peuvent être que très inquiétantes.

Les prévisions concernant l’épuisement des énergies fossiles

Le graphique ci-dessous, réalisé en 2003 par l’Université d’Uppsala en Suède, prévoyait un « pic » de pétrole aux alentours de 2010. L’étude a été réalisée en considérant le pétrole découvert à cette date et extractible dans les conditions de prix voisines de celles de 2003. Il s’agit donc essentiellement du pétrole appelé « conventionnel », en gros celui que l’on peut produire à bon marché. A noter que la crise financière qui a débuté en 2008 a sans doute fait reculer un peu la date de ce pic, peut-être de quelques années (de 2 ou 3 ans), mais son existence est évidemment inéluctable comme pour toute énergie non-renouvelable.

Au-delà de ce pic, nous assisterons bien sûr à un accroissement de la consommation de gaz et de charbon, dont les ressources sont encore importantes. C’est d’ailleurs une tendance que nous observons depuis 4 ou 5 ans : la production de charbon s’est accrue sensiblement alors qu’elle décroissait depuis plusieurs dizaines d’années. Mais la production de charbon connaîtra elle aussi un pic, comme le montre la figure ci-après.

Page 8: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

532

guy Chauveteau : l’industrie de l’énergie

Encore une fois, on peut discuter des dates qui apparaissent sur ces figures, mais ce qui est certain c’est que ces pics se produiront.

Et pourtant, quand on observe les statistiques annuelles publiées soit par l’IEA soit par BP, qui sont d’ailleurs très semblables, on constate avec étonnement que les réserves de pétrole exprimées en années ne varient pratiquement pas depuis une trentaine d’années et restent de l’ordre de 40 ans, alors que les découvertes annuelles n’ont guère dépassé le quart de la consommation pendant la même période. Pour comprendre cette apparente contradiction, il est utile de rappeler ce que l’on appelle réserve (tableau ci-dessous).

Page 9: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

533

CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde

Tout d’abord, le nombre d’années de réserve est défini à partir sur niveau de consommation de l’année considérée, alors que cette consommation n’a cessé de croître d’année en année (de l’ordre de 2 % par an, du moins jusqu’en 2007. A partir de cette définition on en déduit que les réserves ne peuvent que décroître. Prenons l’exemple du charbon : comme l’indique le tableau, les réserves de charbon réelles en années passeront de 220 à seulement 40 ans si la consommation continue à croître comme ces deux dernières années, de 5 % par an. Mais, a contrario, si le prix augmente, la quantité extractible de façon rentable va augmenter : c’est ce qui explique, pour l’essentiel, que les réserves de pétrole n’ont guère varié depuis plusieurs décennies. Si on considère l’ensemble des données qui figurent sur ce tableau, on constate que, grosso modo, on aura consommé toutes les énergies fossiles connues d’ici une centaine d’années, et sans doute bien plus vite car la demande ne semble pas près de se stabiliser !

Cependant, n’oublions pas que les données ci-dessus concernent essentiellement le pétrole conventionnel, alors que l’on estime aujourd’hui que les réserves de pétrole non-conven-tionnel sont de l’ordre de deux fois et demi plus importantes. Comme le coût d’extraction du pétrole, même celui que l’on appelle non-conventionnel est encore faible par rapport au prix mondial (voir tableau ci-dessous), il y encore de la marge pour exploiter des pétroles non-conventionnels aujourd’hui peu rentables. Nous ne sommes donc pas prêts de manquer de pétrole, par contre on ne voit pas comment son prix n’augmenterait pas sérieusement.

Les conséquences de l’épuisement des énergies fossilesLes conséquences évidentes sont au nombre de deux. La  première  conséquence, que l’on a déjà évoquée, est une augmentation sévère des prix avec l’exploitation croissante de pétroles non-conventionnels. Cette exploitation a d’ailleurs commencé, notamment au Canada. Nous assisterons sans doute à une décroissance de la consommation totale du fait qu’une partie de la population mondiale sera contrainte d’économiser de plus en plus, mais cette décroissance risque d’être lente. En effet, la demande industrielle devrait rester importante du simple fait que le coût de l’énergie ne représente qu’une faible partie du coût de fabrication de la plupart des produits et services.

Page 10: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

534

guy Chauveteau : l’industrie de l’énergie

La deuxième  conséquence de l’utilisation sans frein économique des énergies fossiles est d’ordre climatique : l’humanité a déjà consommé à peu près la moitié des réserves de pétrole conventionnelles, plus une bonne partie de celles de gaz et également une fraction non-négligeable de charbon. Une grande partie du carbone contenu dans ces énergies fos-siles se retrouve donc dans l’atmosphère sous forme de CO2, un gaz qui contribue pour 60 % du total des gaz à effet de serre. La teneur en gaz à effet de serre de l’atmosphère est ainsi passée de 280 ppb (parties par milliards) avant le début de l’ère industrielle à 390 ppb en 2010. Notons que les conséquences sur le climat de l’utilisation massive des énergies fossiles n’est pas une « invention récente » du GIEC. En effet, dès 1895, un scientifique Suédois très connu, Arrhenius, avait déjà prédit que la consommation de toutes les éner-gies fossiles présentes sur terre était susceptible d’augmenter de 6 à 10°C la température moyenne sur terre.

Il n’est pas inintéressant de rappeler que l’énergie du climat sur terre (celle qui détermine la température moyenne, la force des vents, l’intensité des pluies, etc.) provient essentiel-lement du soleil : l’excès d’énergie reçu à l’équateur est globalement transporté vers les pôles par les vents et les courants marins, bien que de façon assez complexe et difficilement calculable par suite de la rotation de la terre et de la répartition des océans et des terres. Na-turellement, l’énergie reçue du soleil doit être égale à celle émise par la terre vers l’espace pour que la température reste constante. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui : par suite de l’augmentation de la teneur en gaz à effet de serre dans l’atmosphère, une partie croissante de l’énergie émise par la terre est captée par ces gaz, puis réémise dans toutes les directions, y compris vers la surface de la terre. Ainsi, l’énergie motrice du climat augmente, ce qui ne peut que se traduire par une accentuation de toutes les manifestations climatiques : plus de vents, de tempêtes, d’inondations, mais aussi plus des sécheresses. On s’attend donc par exemple à ce que les cyclones, qui se forment dès que la température de la mer dépasse 26°C, soient plus nombreux, ou plus puissants ou encore que la période pendant laquelle les cyclones peuvent se former dure plus longtemps. Cela ne veut évidemment pas dire que l’on soit capable de prédire la force du vent, les précipitations, la température en tout point de la terre, loin de là, car tous ces événements résultent d’instabilités atmosphériques, très difficiles à prévoir par nature. En résumé, la seule chose qui soit claire, c’est qu’en intro-duisant plus d’énergie dans le système atmosphérique, on augmente la probabilité d’une recrudescence des aléas climatiques.

Souvent, on parle de réchauffement climatique, c’est vrai qu’il y a réchauffement mais attention, il s’agit bien de la température moyenne du globe : cela n’empêche pas qu’ici ou là on constate que le réchauffement est beaucoup plus fort (hémisphère nord), ou encore un refroidissement ! Mais ce sont les conséquences du réchauffement moyen qui sont impor-tantes : fonte des glaciers et des glaces polaires, montée du niveau des océans, acidification de leurs eaux (et ses conséquences sur la faune marine, sur les coraux en particulier, qui sont vitaux pour la diversité biologique marine), épisodes climatiques extrêmes plus fréquents et plus graves (inondations, sécheresses, cyclones…). D’autres conséquences sont probables, qui se révéleront progressivement : une accentuation des pollutions et des épidémies, des disparitions (et migrations) d’espèces, la baisse des rendements agricoles (en moyenne sû-rement, mais peut-être qu’en Sibérie, il y aura une augmentation de rendement !), la perte de terres cultivables liée à la montée des océans et à la salinisation des sols, la pollution des nappes phréatiques littorales. En conséquence, on peut craindre, comme je l’ai évoqué au début de cet exposé, des centaines de millions de réfugiés climatiques, en partie parce qu’aujourd’hui plus de 80 % de la population mondiale vit dans les zones côtières.

Page 11: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

535

CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde

L’image ci-dessous indique qu’environ les deux tiers des émissions de GES sont liées à l’activité industrielle. Il y a cependant d’autres causes d’augmentation des GES dans l’at-mosphère, par exemple la réduction de la captation de CO2 engendrée par l’utilisation des sols pour l’agriculture intensive ou encore par suite de la destruction des forêts primaires.

Il faut aussi souligner que la responsabilité des émissions de GES est très inégalement ré-partie dans le monde, comme l’indique le tableau ci-après :

Page 12: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

536

guy Chauveteau : l’industrie de l’énergie

Si on observe les émissions par pays (les barres blanches sur le graphique ci-dessus), on constate que les États-Unis étaient le pays émettant le plus de GES en 2004, suivis de près par la Chine. Aujourd’hui la Chine est en tête ! On peut cependant se demander quelle est la signification d’un classement par pays sans prendre en compte sa population ! A cela, il faut ajouter que la Chine produit des biens qui, pour près de 40 %, seront consommés par des non-chinois ! Si on utilise un critère plus significatif, à savoir l’émission de GES par habitant (barres noires), alors on constate que les Chinois consomment peu, à des niveaux certes plus élevés mais du même ordre de grandeur que l’Inde et l’Afrique (deux fois plus si on tient compte des 40 % de production exportée), mais beaucoup moins que la plupart des pays Européens (5 fois moins) et surtout que les plus gros émetteurs : USA, Australie, Canada (10 fois moins).

Richesse et pouvoir des industries de l’énergie.L’énorme consommation d’énergie fossile dans le monde et ce, depuis plus de 100 ans, permet d’expliquer à elle seule que les industries qui les produisent et les vendent soient parmi les plus riches et les plus puissantes du monde. Mais il faut y ajouter un phénomène essentiel bien connu des économistes. Du fait que les compagnies pétrolières disposent de nombreux sites de production dans le monde, elles bénéficient d’une situation de rente. Cette rente vient de ce que les coûts de productions sont très variables d’un site à un autre. Comme le prix de marché est mondial, ce prix s’établira de telle sorte qu’il soit supérieur au coût marginal, c’est-à-dire au coût d’extraction le plus élevé qu’il faut mettre en production pour que l’offre puisse satisfaire la demande. Peu importe si cette production est très mar-ginale (même de l’ordre de quelques pour cent), le prix de marché s’établira au-dessus de ce coût marginal : c’est cette loi du marché qui assure aux industries de l’énergie une rente durable. En effet, la très grande diversité des coûts de production résulte des différences objectives (physiques) entre les différents sites de production, et ces différences continue-ront d’exister pour longtemps encore par suite de différences telles que : accessibilité et environnement du site, moyens de transports locaux, volumes en place, profondeur, per-méabilités pour le pétrole et le gaz…

C’est ainsi, grâce à cette rente passée, présente et future si le système de marché perdure tel quel, que les pétroliers ont pu accumuler des profits qui se traduisent aujourd’hui par des capitalisations boursières qui dépassent même celles des plus grandes banques ! On compte en 2010 quatre compagnies pétrolières dans le top 10 mondial : Exxon et Petrochina en tête avec une capitalisation boursière de l’ordre de 300 milliards de dollars chacune, puis Pe-trobras et Shell, sans compter BP, ex-cinquième qui devrait revenir bientôt dans le top 10 ! Le pouvoir de ces industries vient aussi du fait qu’elles sont à la fois centralisées (direction unique qui prend les décisions et répartit les bénéfices par pays en fonction de la fiscalité, naturellement à l’abri du sacro-saint secret des affaires) et très internationalisées (opé-rant chacune dans plus d’une centaine de pays). On peut aussi ajouter que chacune de ces compagnies dispose de lobbies très puissants, sans que leur action soit toujours nécessaire d’ailleurs, puisque le soutien des états aux industries de l’énergie, qu’elles soient publiques ou privées, va souvent de soi du fait de l’importance stratégique de l’accès à l’énergie.

Il n’est pas inutile d’ajouter qu’aujourd’hui, et cela ajoute à leur puissance, la plupart de ces industries qui étaient jusqu’à ces dernières années mono-énergie (pétrole/gaz ou char-bon) se diversifient rapidement grâce à leur énorme potentiel financier dans le « Green Business » : éolien, solaire, biomasse, charbon « propre » sans oublier le nucléaire.

Pour encore mieux évaluer le pouvoir des industries énergétiques, et le chemin qu’il faudra

Page 13: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

537

CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde

parcourir pour que la démocratie pénètre ce secteur, il est intéressant d’examiner de plus près un cas concret, proche de nous, celui de la compagnie Total, qui occupe aujourd’hui la cinquième place dans le classement mondial des pétroliers (sur critère de capitalisation boursière). Le tableau ci-dessous rassemble des données qui figurent à son bilan officiel de 2010, que l’on peut trouver sur son site.

Ce bilan est résumé par le tableau ci-dessous :

On y observe que Total est présent dans 130 pays, gère 4 fois plus de pétrole que la France n’en consomme et a réalisé 10,5 milliards d’Euros de bénéfices en 2010 avec 96 000 colla-borateurs, soit environ 110 000 euros par collaborateur, et cela en une année de crise finan-cière. Les primes versées à ses collaborateurs ne sont pas précisées. Sont-elles de cet ordre ? Cela se saurait ! Ce que l’on sait par contre, c’est que Total est la compagnie européenne qui a versé les plus gros dividendes à ses actionnaires : 5,5 milliards d’Euros ! Il faut dire qu’eux ont dû travailler dur pendant cette année de crise !

On peut résumer la situation de l’énergie dans le monde en quatre points principaux :

1. l’énergie est un structurant majeur de nos sociétés industrielles. Cette structuration impacte fortement les relations sociales et politiques,

2. les énergies fossiles sont en voie de raréfaction aujourd’hui et de disparition demain, alors qu’elles jouent un rôle primordial au sein de l’économie mondiale,

3. une augmentation sévère du prix de l’énergie est inéluctable à court terme avec un impact social évident à l’intérieur des pays comme entre les pays,

4. l’aggravation du changement climatique en cours, touchera aussi en priorité les plus démunis, avant d’engendrer des bouleversements et politiques avec des catastrophes huma-nitaires probables si le BAU continue…

Page 14: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

538

guy Chauveteau : l’industrie de l’énergie

Alors, que faut-il faire, quand et comment ?Devant une telle situation, tout individu pensant dont le cerveau n’est pas limité à son bilan financier annuel, comprend qu’il faut agir et vite, d’autant plus que ce qu’il faut faire est connu de tous et a même été approuvé par tous les grands dirigeants de ce monde ! Une majorité parmi ces derniers a d’ailleurs fait preuve d’un courage politique notable lors de la réunion de décembre dernier à Copenhague : « Si tous les autres pays agissent, j’agirai aussi ». Ces dirigeants sont maintenant tranquilles : ils ont bonne conscience et savent bien que l’unanimité sur ce point n’est pas pour demain…

Je viens de dire que ce qu’il faut faire est bien connu : cela découle des rapports du GIEC, qui sont de plus en plus précis et alarmants : ils montrent qu’il faut réduire, d’ici 2050, les émissions de GES d’un facteur 2 pour le monde dans son ensemble, et d’un facteur 4 pour les pays industrialisés pour que le changement climatique en cours ne tourne pas à la catastrophe. Pour parvenir à cet objectif, jugé minimal par les écologistes, cela signifie qu’il faut réduire à peu près d’un facteur 4 notre consommation d’énergie fossile. En clair, il faut que la fraction d’énergie fossile que nous consommons passe de 80 à 20 %, donc soit réduite de 75 % !

Ce n’est pas une mince affaire en partant de la situation énergétique actuelle (voir le tableau ci-dessous, avec des chiffres de 2007 mais ils n’ont guère évolué depuis). En effet, un rapide calcul montre que l’addition de toutes les augmentations de production d’énergies non-carbonées ne suffira pas. Commençons par le nucléaire, une forte augmentation de sa part au niveau mondial est peu probable, pour des raisons de sécurité tant à court terme (risques qu’il n’est plus nécessaire d’énumérer après Fukushima) qu’à long terme (stoc-kage des déchets encore sans solution), sans oublier les risques de prolifération d’armes nucléaires. Passer des 5,9 % d’énergie primaire nucléaire aujourd’hui à 10 % en 2050 alors que le nombre de réacteurs en activité ne cesse de baisser depuis plusieurs années par suite

Page 15: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

539

CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde

du vieillissement des centrales existantes est déjà difficile à imaginer. Examinons ensuite les renouvelables classiques (bois et grands barrages) : leur potentiel d’accroissement est limité : 15 % de plus sont un maximum. Quant aux énergies  renouvelables  nouvelles, malgré leur croissance rapide ces dernières années, elles dépasseront difficilement 10 %. Au total, la somme de tous ces efforts pourrait peut-être fournir 30 %, mais très vraisembla-blement il manquera encore quelque 30 %.

Bien qu’approximatif, ce petit calcul de coin de table nous permet de comprendre que le climat ne pourra rester supportable pour nous et nos enfants que si, en plus d’un effort très important de développement des énergies renouvelables, une réduction très forte, de l’ordre de 30 % environ de la consommation énergétique totale devra être réalisée. Pour y parvenir, améliorer l’efficacité énergétique ne suffira pas, la sobriété énergétique sera nécessaire.

C’est ce qu’ont montré les travaux de prospective de l’association « Négawatt » qui a éla-boré pour la France, dès 2006, un premier scénario pour parvenir au facteur 4 (une version plus complète de leur scénario, qui prendra en compte les données disponibles depuis est attendue fin 2011). Le scénario « Négawatt », qui se veut réaliste, ne prend en compte que des techniques de production d’énergies existantes et prévoit une sortie progressive du nucléaire, comme le montre le schéma ci-dessous. Ce scénario est bâti sur le triptyque « Renouvelables, efficacité et sobriété ». Il faut signaler que des scénarios analogues ont également été réalisés en Allemagne, aux Pays-Bas, en Suisse et au Royaume Uni, en pre-nant en compte évidemment les spécificités propres à chacun de ces pays, mais avec des conclusions similaires.

Les études de Négawatt soulignent un point important : la nécessaire distinction entre la sobriété de l’offre et celle de la demande. Ce point est en effet essentiel parce que ces deux concepts ne concernent pas les mêmes acteurs économiques.

Page 16: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

540

guy Chauveteau : l’industrie de l’énergie

La sobriété de la demande concerne les consommateurs individuels d’énergie. Ces der-niers sont invités à prendre soin d’éteindre les lumières chez soi, à utiliser des détecteurs de présence, à mettre en place des régulateur de chauffage, à s’abstenir d’effectuer certains déplacements, à en réduire le nombre (en les espaçant et en utilisant plus souvent les vi-sioconférences), à privilégier le covoiturage quand c’est possible, à choisir le vélo ou la marche à pied pour les petites distances, à baisser la température dans leurs maisons l’hiver (on économise 7 % d’énergie par °C de baisse de la température : vive les pulls !), à privi-légier les transports en commun, le train plutôt que la voiture. Tout cela est bien beau, mais dans la plupart des cas, par exemple pour utiliser des transports en commun plutôt que la voiture pour se rendre à son travail, il faut que le choix existe. Autrement dit, il faut que les « décideurs », industriels et politiques veuillent bien développer la sobriété de l’offre.

La sobriété de l’offre apparaît, à première vue, surtout concerner les industriels : ce sont eux qui pourraient décider de fabriquer des biens durables plutôt que jetables, mais c’est aujourd’hui les contraintes du marché et celles de leurs actionnaires qui décident à leur place en fixant la règle : maximiser les profits. Dans le cadre du système économique ac-tuel, ils ne peuvent donc choisir de fabriquer des biens durables plutôt que jetables que si les dirigeants politiques ont mis en place des mesures efficaces d’incitation financière. Sinon, leurs actionnaires auront vite fait de les ramener sur le droit chemin financier. Ce sont donc bien les politiques qui peuvent agir et sont donc responsables s’ils ne font rien ou trop peu. Autre suggestion pour ne plus gaspiller : ne faudrait-il pas rapidement encadrer la publicité ? Encore un domaine dans lequel seuls les politiques peuvent agir.

Récemment, le GIEC a, lui aussi, proposé un scénario du même type à l’échelle mon-diale, (voir le graphique suivant), mais sans préciser ni par quelle méthode il serait possible de réaliser les économies d’énergie (le mot décroissance, même accompagné de l’adjectif énergétique est encore un gros mot !), ni en prévoyant la fin du nucléaire : consensus poli-tique mondial oblige.

Page 17: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

541

CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde

Les mesures d’efficacité énergétique (isolation des bâtiments, fabrication de voitures plus économes en énergie, d’appareils électriques et moyens de chauffage plus performants, co-génération, remplacement des chauffages électriques par des systèmes moins énergivores) pourront sans doute se mettre en place plus facilement que la sobriété énergétique dans le cadre du système économique actuel, tout simplement parce que les industriels peuvent y trouver un marché rémunérateur (voir le développement actuel du « Green Business »). Parmi ces mesures d’efficacité énergétique, la première est sans conteste l’isolation des bâtiments (un gain énorme pour les bâtiments neufs, de 50 à 80 %, si bien que les surcoûts à la construction sont vite rentabilisés, et dans une moindre mesure pour les bâtiments anciens). C’est donc bien la mesure la plus économique à mettre en place, la plus efficace en termes de quantité d’énergie économisée et de plus une mesure qui garantit un meilleur confort pour les personnes qui y habitent ou y travaillent. La deuxième mesure consiste à améliorer les performances énergétiques des procédés de fabrication industrielles et des appareils produits. Les pouvoirs publics ne devraient d’ailleurs pas avoir à trop intervenir puisque l’augmentation prévisible du prix des énergies sera, pour les industriels, un facteur incitatif puissant ! Mais la troisième mesure, celle qui permettra à long terme les économies les plus importantes et les plus durables, est bien entendu la relocalisation des activités. Il y a là un chantier énorme, créateur de mieux vivre et d’emplois durables. Cependant, la réduction du chômage qui en résulterait, entraînerait des hausses des salaires… Nos déci-deurs le souhaitent-ils vraiment ? Question pour notre débat !

Le bien-fondé des mesures énumérées ci-dessus ne sera contesté par personne, en tout cas pas ouvertement. Mais la question essentielle qui se pose est la suivante : Comment amener les industries énergétiques à produire moins d’énergie fossile et les autres industries à en utiliser moins, et ce, dans une économie de marché, alors que les énergies fossiles sont, de loin, les moins chères et ont des qualités industrielles uniques, comme cela a été largement expliqué dans l’exposé.

Le seul moyen d’action à la disposition des citoyens reste donc de convaincre les dirigeants politiques d’agir, en sachant d’une part, que ces derniers sont, dans leur grande majorité, très proches des milieux industriels et financiers et que, d’autre part, ils sont encore au-jourd’hui imprégnés de l’idéologie néolibérale et de son credo magique : « la main invisible du marché régule au mieux l’économie et donc nous dispense d’agir ». Peut-être un peu facile…

Quelle que soit la difficulté de convaincre des dirigeants dont les intérêts ne sont pas les nôtres, il ne faut surtout pas se résigner, comme le rappelle Stéphane Hessel. En effet, l’ave-nir est assez prévisible : ne pas relever ces défis énergétiques et climatiques, en commen-çant dès aujourd’hui, signifie pour demain des crises sociales, économiques et humanitaires durables, probablement accompagnées de conflits pour s’assurer le contrôle des ressources énergétiques sans compter celui des ressources non énergétiques menacées par la crise cli-matique : eau, cultures alimentaires…

Il nous reste donc à expliquer, à convaincre sans relâche. Mais je voudrais, avant de finir, ajouter qu’il ne nous est pas interdit de rêver, à condition que ce rêve soit bâti sur la connais-sance et la raison, sans jamais être naïf. Les tenants du BAU qui nous font face ne sont pas, eux, naïfs. Et puis, sait-on jamais, les hommes se mettront un jour à construire une vraie démocratie, avec des responsables qui seront soucieux du bien commun de l’humanité !

Page 18: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

542

guy Chauveteau : l’industrie de l’énergie

Débat(Cette conférence a été présentée à Toulouse, puis à Saint-Gaudens dans le cadre du GREP-Comminges. Des problèmes d’enregistrement n’ont pas permis de transcrire le dé-bat toulousain : c’est donc le débat commingeois que l’on trouvera ci-après)

Un participant - Pouvez-vous nous dire si l’on peut prévoir le moment où l’énergie consa-crée aux transports va réellement commencer à baisser ?

Guy Chauveteau - Il n’y a pas de réponse absolue : cela dépend beaucoup des décisions politiques. Si on avait réellement instauré une taxe carbone, cela aurait sans doute incité les consommateurs à consommer moins, et les fabricants de voiture, par exemple, à produire des modèles moins gourmands. Pour faire bouger les choses, je ne vois pour ma part que deux moyens : soit imposer les changements par la loi ou les règlements (grâce à un système de gouvernance éclairé et accepté par tous ?), soit les favoriser par des incitations positives ou/et négatives qui encouragent les gens à s’y conformer par intérêt. Par exemple, dans le projet de taxe carbone, celle-ci devait renchérir le coût de l’utilisation des énergies fossiles, tout en prévoyant des mesures compensatoires pour les plus démunis. Une telle taxe se de-vait d’être durable, instaurée pour plusieurs années, de manière que les gens puissent faire leurs comptes, et constater que leur intérêt était d’investir pour réduire leur consommation d’énergie future. Aujourd’hui les politiques au pouvoir ne sont pas moteurs et l’investis-sement productif des industriels est très faible. Rappelons qu’aujourd’hui, les disponibi-lités financières qui alimentent les spéculations en tout genre sont énormes : 97,5 % des échanges sont aujourd’hui spéculatifs, et 2,5 % seulement concernent l’économie réelle.

De fait, les investissements qui permettraient des économies d’énergie demain sont rares. Par exemple, en France la SNCF n’investit pratiquement plus dans le transport de mar-chandises, ce qui est aberrant d’un point de vue écologique et contraire aux engagements du Grenelle. Un autre exemple significatif de l’incurie politique : sous Chirac, un ministre avait préconisé de réduire de 10 km/h la vitesse maximum des camions. C’était une me-sure qui ne coûtait rien à l’état, qui aurait réduit les consommations de gazole (de l’ordre de 20 %) comme le nombre d’accidents. Mais cette mesure allait augmenter les durées de transport et par suite le salaire des chauffeurs routiers : inadmissible pour le patronat ! Le ré-sultat de cette proposition du ministre : il a été viré au bout d’un mois ! Un bon exemple du sens de l’intérêt commun de nos politiques ! Cela montre, une fois de plus, que les citoyens ont en face d’eux des industriels puissants, tout à fait en position de défendre leurs intérêts privés aux dépens de l’intérêt évident de la collectivité.

Agir de façon contraignante n’est pas facile non plus, car il faut veiller à ne pas pénaliser les plus pauvres : si l’on développe les taxes, ça ne gênera pas les riches qui continueront à rouler en 4x4, mais il faudra compenser cette hausse de prix pour ceux qui doivent obli-gatoirement utiliser leur voiture pour aller travailler, faute de transports en commun. C’est la raison pour laquelle de nombreuses associations citoyennes, dont Attac, ont créé des collectifs régionaux intitulés « Urgence Climatique et Justice Sociale » dont le nom indique clairement l’objectif.

On a beaucoup parlé dans les médias de l’échec de la conférence de Copenhague. En réalité, je dirais plutôt qu’il s’agit d’un succès… puisque ceux qui avaient organisé cette

Page 19: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

543

CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde

conférence, industriels de l’énergie et grands dirigeants de ce monde, ont obtenu ce qu’ils souhaitaient : l’absence de mesures contraignantes. Mission réussie : les participants se sont engagés à faire « de leur mieux »… ce qui veut tout dire !

On aurait pourtant pu penser qu’une partie au moins des dirigeants libéraux auraient été sen-sibles aux résultats de l’étude économique commandée par le gouvernement du Royaume Uni à Nicholas Stern, ex-vice-président de la banque mondiale. En effet, la principale conclusion de ce rapport était qu’un investissement même faible de 1 % du PIB mondial permettrait à terme d’éviter une perte probable de 5 à 20 % du PIB chaque année ! Qui a dit que la politique était l’art de prévoir ? Peut-être que l’avenir pour les décideurs de ce monde s’arrête à la fin de l’année en cours… !

Une participante  - Concernant les transports, quelle est la part de la consommation de carburant des particuliers par rapport aux professionnels ? Et la meilleure façon de réduire les coûts de transport ne serait-elle pas de relocaliser l’économie, de produire là où l’on consomme, plutôt que de chercher à faire de nouveaux moteurs plus économes et d’encou-rager les gens à changer de voiture avec des « primes à la casse » ?

Guy Chauveteau - D’abord, la consommation de carburant par les particuliers est un peu plus forte que celle des professionnels (60 et 40 % respectivement). Ensuite vous avez par-faitement raison : il y a lieu de prendre en compte l’énergie grise (la quantité d’énergie qu’il faut pour construire une voiture) pour apprécier l’intérêt de remplacer une veille voiture par une voiture neuve plus performante. Cette énergie grise représente environ 25 000 km : suivant l’utilisation qu’on fait de sa voiture, son remplacement est donc justifié ou non du point de vue énergétique. Il faudrait surtout encourager toutes les mesures qui permettent de moins rouler : les transports en commun, bien sûr, le covoiturage (dans l’esprit de la so-briété prônée par Negawatt). Et revoir les règles d’urbanisation, qui favorisent aujourd’hui la dispersion de l’habitat, et donc un recours accru à l’automobile !

Sur un plan professionnel, il faudrait redonner plus de place au transport par voie d’eau (bateaux et péniches), en réactivant la liaison Rhin-Rhône par exemple en France, mais il faut aussi développer l’interconnectivité des modes de transport, de façon à faciliter le transfert des bateaux vers des trains ou des camions pour parvenir à la destination finale. On pourrait aussi réfléchir à l’exemple des autorités suisses qui ont interdit le transit routier des camions sur leur territoire (le passage de camions qui traversent la Suisse sans y charger ou décharger de marchandise), tout en mettant en place une alternative : ils ont construit une ligne ferroviaire spécialisée, à péage, intéressante pour tout le monde : ça coûte moins cher pour le transporteur que de rouler, et c’est rentable pour l’État qui exploite la ligne ferro-viaire, tout en réduisant les pollutions locales et en améliorant les conditions de circulation. Mais il a fallu pour cela faire un investissement conséquent. La France a fait l’inverse : elle a réalisé des investissements lourds en autoroutes, pour les brader ensuite à des concession-naires exploitants !

Sur le fond des choses, on devrait se poser la question du mode de gestion de l’énergie fossile qui est un bien commun de l’humanité : ne devrait-elle pas de ce fait, être gérée par la collectivité et échapper aux intérêts privés, comme la santé et l’éducation ?

Une participante - Est-ce qu’il ne faudrait pas aussi prendre conscience qu’on se comporte en enfants gâtés, en consommant par exemple à Noël des fruits d’été venant de l’hémis-phère sud ? C’est ce que voulait dire, je pense, la participante précédente en parlant de relocalisation ?

Page 20: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

544

guy Chauveteau : l’industrie de l’énergie

Guy Chauveteau - C’est hélas une conséquence de l’application généralisée du « marché libre et non faussé » : les décisions ne sont prises qu’en fonction du gain réalisé quelque soit les atteintes à l’environnement, pour la bonne raison que ces atteintes ne sont pas facturées à l’entreprise qui en est responsable (c’est ce que l’on appelle en langage économique les externalités). Il me vient à l’esprit un fait divers particulièrement éloquent : il s’agit d’un accident qui a eu lieu entre un camion italien se rendant en Espagne et un camion espagnol en Italie : les deux camions transportaient des tomates !

Un autre exemple me vient à l’esprit, autrement plus édifiant que celui de l’accident entre les deux camions. Il s’agit de l’augmentation des prix du pétrole entre 2001 et 2008. Au-jourd’hui, le prix du pétrole est voisin de 90 $/baril mais chacun se souvient qu’il a atteint 145 $/bbl en juillet 2008, alors qu’il était autour de 20 dans les années 1990. Pour expliquer l’augmentation vertigineuse observée début 2008, les médias ont interrogé les experts et ont rapporté leurs réponses : la plus fréquente mettait en avant la responsabilité des Chinois qui importaient de plus en plus de pétrole : cette explication, répétée à l’envie, était évi-demment fausse puisque le prix est mondial et que la consommation mondiale de pétrole était en baisse depuis 2007, justement à cause de ce prix très élevé, Une deuxième raison, également mise en avant, était la mauvaise volonté de l’Arabie Saoudite accusée de ne pas faire assez d’efforts pour augmenter sa production ! Curieuse accusation quand on sait que l’Arabie Saoudite craignait surtout à cette époque qu’une crise financière aux USA et en Europe ne soit déclenchée justement par un prix trop élevé du pétrole : dans ce cas, la baisse de ses revenus financiers aurait été supérieure au gain attendu d’un prix de vente plus élevé. L’Arabie Saoudite déclarait d’ailleurs, en parfait accord avec les États-Unis, à cette époque que le prix idéal était autour de 90 $/bbl.

Quand on observe l’évolution du prix du pétrole depuis qu’il existe un marché mondial (depuis la création du New-York Mercantile Exchange, le NYMEX en 1882), on constate qu’il n’a cessé de diminuer pour des raisons d’amélioration des techniques d’explora-tion et de production. Les seules augmentations fortes s’expliquent par une limitation de l’offre (premier et deuxième choc pétrolier : liés respectivement à l’action concertée des pays arabes après la guerre du Kippour en 1973 et la guerre Iran-Irak en 1979. Rien de tel pendant la période allant de 2000 à 2008. Quelle pouvait être alors l’origine réelle de cette augmentation des prix ? J’ai fini par comprendre grâce aux informations contenues dans un article trouvé sur Internet, signé par un ex-trader suisse, Michel Santi, actuellement analyste financier. Cet article du 30 octobre 2008, intitulé « A qui profite la dérégulation des marchés énergétiques » décrit en effet les deux étapes de la dérégulation du marché pétrolier. La première étape remonte à décembre 2000 : lors du 106e Congrès américain, grâce à l’intervention des lobbyistes d’ENRON (l’entreprise de Dick Cheney, le futur vice-président des USA), auprès du Sénateur Républicain Phil Gram, ce dernier a réussi à introduire dans la loi « Commodity Futures Modernization Act », une clause mettant fin à l’obligation pour tout opérateur sur le marché des matières premières (ce qui inclut les produits de l’agriculture) de déclarer les transactions opérées de gré à gré (OTC pour Over The Counter). Jusque-là ces transactions devaient être signalées à un organisme de contrôle, la Commodity Future Trading Commission (CFTC), chargée d’éviter la spécula-tion (intervention de tout acheteur n’ayant manifestement aucun besoin direct d’énergie). La deuxième étape date de 2006. La création, par un consortium comprenant BP, Shell, Enron, Total, Goldman Sachs et Morgan Stanley, d’un marché à terme privé, l’Inter Conti-nental Exchange (ICE), habilité à effectuer toute transaction hors du contrôle de la CFTC. Le succès de cette bourse privée fut tel que les volumes traités sur l’ICE ont dépassé ceux du marché historique le plus important jusque-là, à savoir le NYMEX. Aujourd’hui, le pétrole que contient un tanker peut changer de propriétaire de 10 à 20 fois entre le char-

Page 21: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

545

CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde

gement et le déchargement ! Et il change évidemment de prix à chaque transaction (à la hausse, bien sûr) ! Le résultat de cette dérégulation voulue des marchés : le prix du pétrole a doublé en 5 ans (2 000 à 2005) de 30 à 60 dollars puis triplé en 18 mois de janvier 2007 à juillet 2008, de 55 à 145 dollars. Outre les gains des spéculateurs (on les appelle investis-seurs !), cette dérégulation des marchés par les politiques a permis à l’industrie pétrolière d’enregistrer les plus forts bénéfices réalisés par des sociétés dans l’histoire, au détriment des consommateurs, comme d’habitude.

J’ai évidemment pris soin de vérifier les informations concernant la loi de 2000. Tout était exact. Mais la question la plus importante que l’on doit se poser est la suivante : comment peut-il se faire que parmi tous les experts interrogés par les médias : économistes, financiers des compagnies pétrolières, grands fonctionnaires au service de l’état qui disposaient des compétences et des moyens d’information nécessaires, comment peut-il se faire qu’il n’y en ait pas eu un qui connaisse cette loi de dérégulation et ait fait le rapprochement avec cette augmentation des prix ? C’est évidemment impossible ! Alors, quelle conclusion en tirer ?

Une participante - On sait qu’entre la conception d’une invention dans un laboratoire et sa mise sur le marché, il peut s’écouler de 5 à 20 ans pour la mise au point industrielle et la diffusion à grande échelle, suivant le potentiel de cette invention. Savez-vous quelles sont les inventions en matière d’énergie propre qui sont aujourd’hui au stade du labo ou du prototype, et qui pourraient arriver sur le marché de façon significative dans les 15-20 ans qui viennent ?

Guy Chauveteau - Il y a déjà eu, dans l’histoire humaine, des découvertes inattendues qui ont changé le cours de l’histoire : on ne peut donc pas l’exclure. Mais aujourd’hui, dans le domaine de l’énergie, c’est assez peu probable : si on regarde toutes les sources d’énergie utilisées aujourd’hui, ce sont toutes des « inventions » anciennes : même le nu-cléaire que l’on n’utilise industriellement que depuis 50 ans, est une source d’énergie connue depuis les travaux de Einstein (1905). Toutes les sources d’énergies sont donc bien identifiées aujourd’hui et les scientifiques travaillent continuellement à leur amélio-ration. A part le nucléaire, les autres sources d’énergie sont bien connues et assez simples. C’est pourquoi je crois qu’il y a certes des progrès à attendre, mais probablement pas de bouleversements. On utilise aujourd’hui toutes les sources d’énergie disponibles sur terre, sauf celle de la foudre, qui est spectaculaire par sa puissance instantanée, mais dont l’énergie dégagée est relativement faible, et surtout extrêmement difficile à capter. On va donc continuer d’améliorer l’utilisation des énergies accessibles, obtenir de meilleurs rendements, réduire les coûts de fabrication et les prix de revient, augmenter les taux de récupération des gisements fossiles… Mais je n’ai pas connaissance d’innovation révolu-tionnaire qui pourrait sortir des labos, tout du moins à court terme : une telle innovation, si elle se produisait, demanderait un délai très long pour être maîtrisée et utilisée sur une grande échelle. Même dans le nucléaire, la fameuse quatrième génération, qui permet de réduire la production de déchets radioactifs par leur réutilisation (Phénix et Superphénix), et qui a été prise en charge par la France pour sa mise au point, on en parle depuis 1975, et c’est loin d’être prêt à passer au stade industriel (un prototype peut-être, mais pas avant 2025 : il aura donc fallu 50 ans et probablement plus). Et cette quatrième génération de réacteur ne pourra donc pas apporter de solution au problème de changement climatique, même si, dans les années 2060-2080 il ne peut pas être exclu que ce soit une source d’énergie utilisée.

La participante - Est-ce que, dans le domaine de ce que vous avez appelé « les éner-gies mécaniques », on a vraiment fait le maximum ? Peut-être pour l’hydraulique, où il

Page 22: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

546

guy Chauveteau : l’industrie de l’énergie

est devenu difficile d’implanter de nouveaux barrages, mais pour l’énergie marémotrice, par exemple, est-ce qu’on n’a pas renoncé un peu vite après les essais sur l’estuaire de la Rance ? Et qu’en est-il de l’énergie des vagues, dont on a parlé récemment ?

Guy Chauveteau - Je n’ai pas d’informations récentes concernant l’énergie marémotrice. Ce qui est clair c’est que l’estuaire de la Rance était le lieu le plus favorable, certainement pas unique mais on n’attend pas beaucoup de ce côté-là, à ce que je sache. Des expérimen-tations ont lieu actuellement pour utiliser l’énergie des vagues, mais le bilan reste à faire. On expérimente aussi des hydroliennes, à savoir de grandes hélices immergées tournant sous l’action des courants marins. Il faudra attendre quelques années pour en apprécier le potentiel. Il faudrait les installer très au large… et ça ne produira sans doute qu’une faible partie de la consommation d’électricité. Mais c’est certainement une voie intéressante car on a là une production continue, rare en ce qui concerne les énergies renouvelables.

Une participante - Pouvez-vous nous dire un mot de ces fameux gaz de schiste dont on parle beaucoup en ce moment ?

Guy Chauveteau - On nous dit effectivement que les gaz de schiste représentent un potentiel d’énergie fossile plus de 4 fois supérieur à celui du gaz naturel traditionnel. Il faut cependant remarquer qu’il ne peut s’agir que de ressources possibles, et certai-nement pas de réserves. Il est en effet impossible de faire une prévision sérieuse avant d’avoir réalisé de nombreux forages et essais de puits dans les zones qui contiennent ce gaz. Autrement dit on ne sait pas aujourd’hui si ce potentiel est exploitable. L’existence de ces gaz et huiles de schiste est connue depuis longtemps, mais leur exploitation n’a réellement commencé, aux USA, que très récemment, avec des résultats très attractifs (du point de vue des pétroliers évidemment) : ces gaz représentent déjà 12 % de la production de gaz des USA.

Alors, c’est quoi ce gaz de schiste. C’est un gaz naturel qui s’est formé comme les pé-troles et les gaz conventionnels par suite de la décomposition de matières végétales, il y a quelques centaines de millions d’années, qui ont été ensuite recouvertes de sédiments divers (sable, argile…) et se sont ainsi retrouvées à de grandes profondeurs. Les pétroles et les gaz conventionnels, qui ont été formés dans une roche-mère suffisamment perméable ont pu migrer au cours du temps vers des couches sédimentaires situées au-dessus d’elles et beaucoup plus perméables. On appelle ces couches des roches-réservoirs. Le pétrole ou le gaz peut en être extrait sans trop de difficulté. Par contre, certains hydrocarbures se sont formés dans des roches-mères très argileuses et donc très peu perméables dont elles n’ont pas pu s’échapper depuis ces millions d’années. Ces roches sont appelées « shale » en anglais, et les traducteurs ont adopté le mot schiste en français, faute de mieux. C’est cette quasi-imperméabilité du « schiste » qui rend la récupération de ce gaz très difficile : quand on fore un puits, seul le gaz situé à proximité immédiate arrive à s’échapper, et très vite le puits ne donne plus rien (70 à 80 % produit au bout d’un an, alors qu’un puits foré dans une roche-réservoir produit pendant plusieurs dizaines d’années). Il se trouve que les formations de schiste sont assez bien réparties dans le monde, dans presque tous les grands bassins sédimentaires, et que, potentiellement, elles peuvent contenir d’énormes quantités de gaz. Mais ce gaz sera toujours très difficile à extraire. Il faut pour cela utiliser de nouvelles techniques de forage, incluant des puits horizontaux dont la réalisation n’est maîtrisée que depuis une vingtaine d’années : on creuse d’abord un forage vertical classique jusqu’à rencontrer la couche de schiste (située souvent à plus de 1 500 m et parfois encore plus profondément). De là, on fore à l’horizontale, sur 2 à 3 km en suivant la couche de

Page 23: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

547

CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde

schistes. On peut même forer plusieurs puits horizontaux en étoile à partir de chaque puits vertical. Et pour extraire le gaz, on va devoir fracturer la couche de schiste, en injectant dans ces puits horizontaux de l’eau sous très haute pression. Cette eau contient un cocktail de produits chimiques pour favoriser le cheminement du gaz vers le puits et du sable pour maintenir ouvertes les fractures.

Cette technique s’est développée rapidement aux USA en partie parce que le sous-sol y appartient au propriétaire du sol, alors que dans la plupart des pays, comme la France, le sous-sol appartient à l’État qui est seul à pouvoir délivrer un permis d’exploitation. Aux États-Unis donc, celui qui possède le sol possède le sous-sol et tout ce qui s’y trouve ! C’est ainsi que l’on a vu se développer de petites compagnies sollicitées par les petits proprié-taires pour exploiter du gaz de schiste sur leurs terres. Le prix de revient du gaz ainsi extrait y est de l’ordre de 20 $/baril équivalent pétrole. C’est rentable par rapport aux cours du pétrole, mais sensiblement plus cher que le coût de production des barils « traditionnels ». C’est ce qui explique que, jusqu’à il y a quelques années, ce gaz de schiste n’intéressait pas trop les majors pétrolières. Mais elles ont « préempté le futur » en déposant un peu partout des permis de recherche ou d’exploitation, ce qui ne coûte qu’une bouchée de pain pour elles, compte tenu de leurs disponibilités financières. Aujourd’hui, on voit arriver en France des compagnies qui déposent de tels permis dans des zones qui leur semblent promet-teuses (le sud du Rhône, le Larzac, même en Midi-Pyrénées, près de Cahors). Des permis d’exploration ont été signés en mars dernier, dans le plus grand secret, par le Ministre de l’Environnement, Monsieur Borloo.

Le problème est que la technique d’exploitation de ces gaz de schiste, la fracturation hydrau-lique (et il n’y en a pas d’autres), est qu’elle consomme beaucoup d’eau (10 à 20 000 m3 par fracturation et on peut être amené à fracturer 5 à 10 fois) et que les risques de pollutions des nappes phréatiques par le réseau de fractures que l’on crée dans le sous-sol à l’aveugle, sont importants. Cette pollution provient des produits chimiques injectés, mais aussi du gaz de schiste lui-même. Ces produits tout comme le gaz peuvent migrer vers d’autres couches et vers la surface. On a eu des exemples aux USA et au Canada de telles pollutions : plus mille cas avérés sur plus de 500 000 puits ! Ce n’est donc pas fréquent mais quasiment iné-vitable quel ques soient les discours. On ne sait donc en aucune manière si ces schistes re-présentent 4 fois les réserves de gaz naturel, ou presque rien ? Quoi qu’il en soit, l’annonce est importante pour la communication des pétroliers et des États : elle permet de rassurer les gens sur la disponibilité de carburants fossiles : ne vous inquiétez pas pour le futur : allez et consommez ! En réalité, ces gaz de schistes sont une double catastrophe : sur l’environne-ment local, d’abord (les reportages en provenance des USA sont édifiants, et de nombreux paysans regrettent d’avoir vendu leurs champs, car ils ne peuvent plus faire d’élevage : leurs bêtes meurent empoisonnées par les rejets des forages ! mais aussi et surtout sur la volonté d’économiser les ressources ! Les autorités françaises ont beau nous promettre que, chez nous, toutes les précautions seront prises et qu’il n’y aura pas d’impact environnemental, nous ne pouvons qu’être très sceptiques, le mot est faible !

NB : Depuis cette soirée, et sous la pression populaire, le gouvernement a annulé les auto-risations de forages de recherche, puis a fait voter par les députés une loi interdisant l’ex-ploitation des gaz de schiste sur le territoire national en utilisant la fracturation hydraulique. Mais le sénat a permis la fracturation hydraulique « scientifique ». Ne sachant comment distinguer une fracturation scientifique d’une fracturation qui ne l’est pas, je laisse chacun consulter son marc de café… et conseille surtout de rester vigilant car les pétroliers ne re-nonceront certainement pas facilement !).

Page 24: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

548

guy Chauveteau : l’industrie de l’énergie

En attendant la suite et pour en savoir plus je vous encourage vivement à voir le film « Gas Land » qui est déjà sorti aux États-Unis sans être l’objet d’aucune attaque en justice (donc sans doute très difficilement attaquable !) et qui devrait sortir bientôt en France, un film très révélateur et assez effrayant.

Le problème est que la technique d’exploitation de ces gaz de schiste, la fracturation hy-draulique (et il n’y en a pas d’autres), consomme beaucoup d’eau (10 à 20 000 m3 par fracturation et on peut être amené à fracturer 5 à 10 fois) et que les risques de pollutions des nappes phréatiques par le réseau de fractures que l’on crée dans le sous-sol à l’aveugle sont importants. Cette pollution provient des produits chimiques contenus dans l’eau injectée, mais aussi du gaz de schiste lui-même et des roches traversées. Ces produits, tout comme le gaz, peuvent migrer vers d’autres couches perméables, y compris des nappes phréatiques, et vers la surface. On a eu des exemples aux USA et au Canada de telles pollutions : plus mille cas avérés sur environ 500 000 puits ! Ce n’est donc pas fréquent mais quasiment inévitable.

Comme nous l’avons déjà dit, personne ne peut savoir aujourd’hui si ces gaz de schiste constituent une réserve exploitable. Mais, que cette réserve soit réelle ou non, l’annonce est importante et très favorable pour la communication des pétroliers et des tenants du sys-tème actuel : elle permet de rassurer les gens sur la disponibilité de carburants fossiles : ne vous inquiétez pas pour le futur, allez et consommez ! C’est un message identique à celui que veut véhiculer HSBC par l’intermédiaire des deux communications que vous avez pu méditer avant le début de cette conférence.

Depuis cette soirée, et sous la pression populaire, le gouvernement a fait voter par les dépu-tés une loi interdisant l’exploitation des gaz de schiste sur le territoire national en utilisant la fracturation hydraulique. Mais le Sénat a autorisé la fracturation hydraulique « scienti-fique ». Ne sachant comment distinguer une fracturation scientifique d’une fracturation qui ne l’est pas, je laisse chacun consulter son marc de café… et je conseille surtout de rester vi-gilant, car les pétroliers ne renonceront certainement pas facilement à cette nouvelle source de profits que sont les gaz de schiste !

En attendant la suite et pour en savoir plus je vous encourage vivement à voir le film « Gas Land » qui est déjà sorti aux États-Unis sans être l’objet d’aucune attaque en justice (donc sans doute très difficilement attaquable !) et qui devrait sortir bientôt en France : un film très révélateur et assez effrayant.

Toulouse, le 13 janvier 2011Saint-Gaudens le 29 janvier 2011

Page 25: L’industrie de l’énergie - GREP MP · énergies que l’on utilise directement (carburants, fioul, gaz, électricité) proviennent de la transformation des énergies-sources

549

CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde

Guy Chauveteau, ingénieur de formation, a consacré son activité professionnelle à la recherche scientifique, essentiellement à l’Institut Français du Pétrole, mais aussi au CNRS. Ses recherches, dont l’objectif central était d’augmenter le taux de récupération du pétrole dans les gisements, ont été menées à bien en unissant les efforts de nombreux laboratoires scientifiques français et étrangers. Pour que les connaissances scientifiques ainsi acquises puissent être utilisées effectivement à mieux récupérer le pétrole en place dans les gisements, Guy Chauveteau a travaillé avec des ingénieurs et rencontré des dirigeants de nombreuses compagnies pétrolières de par le monde. C’est à partir de cette expérience personnelle, complétée par l’expertise d’Attac sur les marchés financiers, que Guy Chauveteau a préparé l’exposé de ce soir sur les industries énergétiques.

QuelQues livres pour en savoir plus et comprendre mieux :

ATTAC : Le piège de la dette publique Les Liens qui Libèrent, 2011

Paul Aries : La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, La Découverte, 2010

Jean Gadrey : Adieu à la croissance, Les Petits Matins, 2010

ATTAC : Sortir de la crise globale, La Découverte, 2009

Hervé Kempf : Comment les riches détruisent la Planète, Seuil, 2007

Paul Aries : La décroissance, un nouveau projet politique, Golias, 2007

Édouard Bard : L’homme face au climat, Odile Jacob, 2006

Noam Chomsky : Propagande, médias et démocratie, Ecosociété, 2005

Patrick Viveret : Pourquoi ça ne va pas plus mal, Fayard, 2005

AIE : Manuel sur les statistiques de l’énergie, OCDE/AIE 2005

ATTAC : Le développement a-t-il un avenir ? Mille et Une Nuits, 2004

Benjamin Dessus : So Watt ? L’énergie une affaire de citoyens, Aube, 2004

Jean-Marc Jankovici : L’avenir climatique, Seuil, 2002

René Passet : L’illusion néolibérale, Fayard, 2000

Quelques sites Internet :Statistical Review of World Energy : www.bp.com

International Energy Agency : www.iea.com

Stern Review sur Wikipedia.org

Scenarios Négawatt : negawatt.org