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Provence historique – Fascicule 246 – 2011 L’IMAGE BROUILLÉE DE LA PROVENCE DURANT LE PREMIER CONFLIT MONDIAL Le 24 août 1914, dans les colonnes du journal Le Matin, le sénateur Gervais accablait les soldats du 15 e corps d’armée, coupables à ses yeux d’une conduite indigne face à l’ennemi dans les combats de Lorraine. En réalité, on le sait aujourd’hui, le parlementaire agissait sur ordre. Le commanditaire de l’article n’était autre que le ministre de la Guerre Messimy. Celui-ci pour- suivait un double dessein : d’une part soulager un état-major dont les choix, plan XVII 1 en tête, étaient contestés et d’autre part affaiblir le très influent tandem Gallieni-Clemenceau 2 . Ce dernier étant sénateur du Var, l’opprobre jetée sur les soldats du 15 e corps, largement originaires de Provence, ne pouvait que l’affecter. Toutefois, ce faisant, les instigateurs de la manœuvre ne mesu- raient pas la secousse qu’ils allaient susciter. Ils n’imaginaient pas davantage que leur instrumentalisation d’un fait de guerre puisse conditionner la repré- sentation d’une région et de sa population. Leurs imprécations réactivèrent les pires clichés sur le méridional indolent, paresseux, peu fiable et réveillè- rent de vieux antagonismes. Un exemple parmi tant d’autres : le 25 septembre 1914, Le Télégramme du Nord-Pas-de-Calais, dans son édition du Boulon- nais, laissait éclater son courroux devant la pusillanimité de ces « Ceusses du Midi » alors que ses compatriotes pleins d’abnégation se sacrifiaient sur l’autel de la Patrie. L’orage grondait. Au point d’inquiéter une partie de la représentation nationale redoutant la déstabilisation voire la désagrégation de l’armée. Le député de Paris, Henri Galli 3 , grand ami de Déroulède, tenta bien de jouer les bons offices : « Le sentiment des responsabilités et du devoir est le même dans la France entière. Il n’y a pas à distinguer entre Paris et la province, entre Picards et Champenois, entre Bourguignons et Bretons, 1. Stratégie offensive conçue par Foch et appliquée par Joffre. 2. Maurice MISTRE-RIMBAUD, Des Républicains diffamés pour l’exemple : la légende du 15 e corps d’armée, Paris, 2004, p. 87. 3. Henri Galli (1854-1922) était aussi conseiller municipal de Paris. Sa carrière poli- tique l’avait conduit auparavant à soutenir le général Boulanger et à vice-présider la Ligue des Patriotes.

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Provence historique – Fascicule 246 – 2011

L’ImAGE BROUILLÉEDE LA PROVENCE DURANT

LE PREmIER CONFLIT mONDIAL

Le 24 août 1914, dans les colonnes du journal Le Matin, le sénateur Gervais accablait les soldats du 15e corps d’armée, coupables à ses yeux d’une conduite indigne face à l’ennemi dans les combats de Lorraine. En réalité, on le sait aujourd’hui, le parlementaire agissait sur ordre. Le commanditaire de l’article n’était autre que le ministre de la Guerre messimy. Celui-ci pour-suivait un double dessein : d’une part soulager un état-major dont les choix, plan XVII1 en tête, étaient contestés et d’autre part affaiblir le très influent tandem Gallieni-Clemenceau2. Ce dernier étant sénateur du Var, l’opprobre jetée sur les soldats du 15e corps, largement originaires de Provence, ne pouvait que l’affecter. Toutefois, ce faisant, les instigateurs de la manœuvre ne mesu-raient pas la secousse qu’ils allaient susciter. Ils n’imaginaient pas davantage que leur instrumentalisation d’un fait de guerre puisse conditionner la repré-sentation d’une région et de sa population. Leurs imprécations réactivèrent les pires clichés sur le méridional indolent, paresseux, peu fiable et réveillè-rent de vieux antagonismes. Un exemple parmi tant d’autres : le 25 septembre 1914, Le Télégramme du Nord-Pas-de-Calais, dans son édition du Boulon-nais, laissait éclater son courroux devant la pusillanimité de ces « Ceusses du midi » alors que ses compatriotes pleins d’abnégation se sacrifiaient sur l’autel de la Patrie. L’orage grondait. Au point d’inquiéter une partie de la représentation nationale redoutant la déstabilisation voire la désagrégation de l’armée. Le député de Paris, Henri Galli3, grand ami de Déroulède, tenta bien de jouer les bons offices : « Le sentiment des responsabilités et du devoir est le même dans la France entière. Il n’y a pas à distinguer entre Paris et la province, entre Picards et Champenois, entre Bourguignons et Bretons,

1. Stratégie offensive conçue par Foch et appliquée par Joffre.2. maurice mistre-rimbaud, Des Républicains diffamés pour l’exemple : la légende du

15e corps d’armée, Paris, 2004, p. 87.3. Henri Galli (1854-1922) était aussi conseiller municipal de Paris. Sa carrière poli-

tique l’avait conduit auparavant à soutenir le général Boulanger et à vice-présider la Ligue des Patriotes.

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Languedociens et Provençaux. De même que les conditions sociales et les divisions politiques s’effacent, il n’y a pas de rivalités entre départements4 ». Dans une perspective identique, un groupe interparlementaire de 67 députés et sénateurs parmi les plus illustres (Clemenceau, Camille Pelletan, Jules Roche) se donna pour mission, sous la direction de Louis Tissier, député du Vaucluse, de faire la lumière sur les événements et de transformer l’image du soldat provençal. mais l’impact escompté ne fut pas atteint. La raison en est assez simple à comprendre. D’autres affaires, au front et à l’arrière, étaient venues conforter ceux qui s’évertuaient à présenter le Provençal comme un antipatriote patenté ou un pangermaniste sournois. La région était prise dans une véritable spirale diffamatoire. Espérait-on ainsi provoquer un sursaut patriotique, un réflexe jacobin devant la nation en danger ? Si tel était le cas, le pari était osé et dangereux.

Haro sur Le soLdat ProvençaL

Après la mise en cause du sénateur Gervais, les conscrits et réservistes de Provence furent fréquemment voués aux gémonies. La presse comme la hiérarchie militaire émirent des doutes sur l’implication dans le conflit de ces soldats, ce qui leur valut de nombreuses mésaventures. On les conspua : la simple vue au collet d’une capote d’un numéro de régiment du 15e corps pouvait déclencher une bordée d’injures. Ce fut le cas à l’entrée de Bar-le-Duc, en 1914. On les prit à partie violemment. Une altercation se termina même sur les quais de la gare de Toulon en véritable pugilat5. Excédés d’être traités de pleutres, certains soldats marseillais prirent les devants et déco-chèrent leurs propres flèches. Des Corses de passage dans cette même ville parlaient « de mettre une balle dans la tête du général boucher (le général de Castelnau qui avait commandé les assauts de Lorraine) et de l’écrivaillon servile qui mentait pour mieux couvrir les erreurs du galonné6 ». Lorsqu’ils estimaient être en présence d’un embusqué ou d’un réformé trop plantureux à leur goût, les soldats provençaux n’hésitaient pas à entonner une variante de la marseillaise qui donnait ceci : « marchons, marchons, nous, nous restons toujours au cabanon !7 » Pas vraiment de quoi estomper la circonspection à leur égard. Qu’il s’agisse du commandement militaire ou bien qu’il en aille du personnel politique, la suspicion était souvent de mise. Tantôt, c’était le général Joffre qui mettait en garde son homologue Sarrail et lui écrivait : « Je

4. Le Matin 18 septembre 1914.5. maurice mistre-rimbaud, op. cit., p. 61.6. Charlie GaLibert, Sarrola 14-18, un village corse dans la première guerre mondiale,

Ajaccio, 2008, p. 124-125.7. Elzéard Rougier, La Guerre colossale et les petits santons (1914-1917), s.l. 1918, p. 126.

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vous envoie ce corps d’armée mais ne comptez pas sur lui8 ». Tantôt, c’était le député Bouge9 qui enfonçait le clou et assimilait les Provençaux à des « colla-borateurs inconscients de l’ennemi ». Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que le 15e corps ait été traité avec une rare sévérité. Joffre, encore lui, n’avait-il pas affirmé, sans doute dans le but de rassurer le pouvoir politique : « Je fais fonctionner ferme les conseils de guerre au 15e corps d’armée10 ». Ce ne fut pas une promesse de Gascon car ce corps fut l’un des plus lourdement réprimés, l’un de ceux qui comptèrent le plus de fusillés pour abandons de postes ou mutilations volontaires. D’après le général André Bach, pour le mois de septembre 1914, les 16e et 15e corps fournirent près de 70 % de l’en-semble des fusillés11. Les conseils de guerre sont alors expéditifs. De plus, tout est fait, organisé pour marquer les esprits. Non seulement, les exécutions se déroulaient en présence des troupes mais elles faisaient l’objet d’une large publicité lors des appels. Or, si le 15e corps fut l’un gros pourvoyeurs de condamnés à mort, il est bon de rappeler qu’il ne fut pas le seul à battre en retraite pendant une phase de combat. Simplement, certains corps bénéficiè-rent peut-être d’une plus grande clémence. On pense, en l’occurrence, au 20e corps du général Foch. À l’arrière, les familles imaginaient le pire : des exécu-tions massives12, des blessés molestés, maltraités, négligés dans les hôpitaux13. Et le fonctionnement de la justice militaire ne les réconfortait pas vraiment. Une terrible erreur judiciaire remontant à septembre 1914 en avait plongé plus d’un dans le désarroi. En voici la trame : à l’issue d’un examen médical bâclé établi sur huit blessés de guerre, par le médecin-major de première classe Cathoire, commandant le groupe de brancardiers du 15e corps, celui-ci avait cru déceler deux blessures suspectes et dénonça six mutilations volontaires. À partir de son rapport, la machine judiciaire s’emballa. Le 18 septembre, soit une semaine jour pour jour après l’examen médical, les hommes passèrent en jugement. Si deux suspects furent acquittés, les six autres furent condamnés. Deux d’entre eux, les soldats Odde14 et Tomasini du 178e RI, comprenant

8. Jean Giroud, Raymond et maryse micHeL, Les Monuments aux morts en Vaucluse, L’Isle-sur-la-Sorgue, 1991, p. 16.

9. Avocat de profession, Auguste Bouge (1853-1931) était élu de la 5e circonscription de marseille.

10. Général André BacH, Fusillés pour l’exemple (1914-1915), Paris, 2003, p. 226.11. Ibid., p. 314.12. marcel Rostin, alors officier au 15e corps confirme ces peurs : « Ce bruit d’exécution

en masse est parvenu jusque dans nos familles angoissées. J’étais moi-même au nombre des condamnés : j’avais été fusillé par mes propres soldats. Les lettres que nous recevions auraient été démoralisantes si, malgré nos épreuves, nous n’avions gardé toute notre foi ». marcel Rostin, Un officier du 15e corps : carnets de route et lettres de guerre (1914-1916) avec une postface de Jean-marie GuiLLon, Saint-michel-de-l’Observatoire, 2008, p. 91.

13. Le soldat marcouire de la 1re compagnie du 40e RI, blessé au pied, fut mis à la porte de l’hôpital de Verdun après s’être entendu dire : « on ne veut pas de lâches ici ». Le Provençal de Paris 2 novembre 1924.

14. Le jugement fut par la suite annulé. En septembre 1919, un chef d’escadron de gendar-merie vint transmettre à la veuve du soldat provençal Auguste Odde, installée à Six-Fours, les regrets du président de la République et du ministre de la Guerre. Une indemnité de 25 000 francs ne tarderait pas à être allouée à la famille. Auguste fut inhumé le 4 septembre 1922 à Six-Fours.

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essentiellement des Corses, furent fusillés dès le lendemain. Pour les quatre autres, une demande de commutation de peines fut déposée. Heureux contretemps. En effet, dans l’intervalle, le doute s’immisça sérieusement au sein de l’état-major, un nouvel examen ayant passablement écorné le premier rapport. Dans celui-ci, il n’était plus question de balle tirée à bout portant mais d’un éclat de shrapnell. Conséquence immédiate, les quatre hommes impliqués furent graciés par le président de la République Poincaré, avant de voir leur jugement cassé par la Cour de cassation. Précisons tout de même que ces décisions furent rendues entre 1915 et 1918. On peut ne voir dans ce feuilleton qu’un camouflet pour la justice militaire. Les Poilus du 15e corps, quant à eux, en retirèrent tout autre chose. Le sentiment d’être victime d’un acharnement. D’autant que les Provençaux du 15e n’en avaient pas fini avec les conseils de guerre. Le 26 décembre 1914, 20 condamnations à mort pour contumace étaient prononcées à l’encontre de la 7e compagnie du 14e régi-ment de ligne qui s’était enfuie sans combattre du bois de malaucourt. Parmi les 20, 13 venaient des départements de Corse, des Alpes-maritimes, des Basses-Alpes, des Bouches-du-Rhône… Toutes ces exécutions, ces sentences furent vécues comme des humiliations, des vexations. Elles nourrirent non seulement une acrimonie mais firent aussi naître le besoin d’être rassuré, de se rassurer. Et quel meilleur moyen de lutter contre ses angoisses que de se remémorer sa terre natale, d’en parler, de s’en réclamer ? Assez vite, des féli-brées avec chants furent organisées. Les assauts furent donnés au son de la Coupo. On ne manqua pas de célébrer la Sainte Estelle, fête annuelle des félibres. On créa même une presse provençale de tranchée dont le fleuron fut l’Écho du boqueteau. Et même s’il était rédigé par des félibres du 286e RI, originaires du Velay, il deviendra une référence pour tous les Provençaux. Il ne sera pas le seul organe de ce genre. À l’arrière, on prit aussi des initiatives en direction des tranchées. Lou Felibrige fut relancé par la veuve de Frédéric mistral en 1914, marcel Provence publia, en 1915, Lou Delubre15. La même année, Joseph Loubet créait La Gazeto Loubetenco, un recueil de lettres de soldats16. Ce réflexe identitaire était évidemment pain bénit pour tous ceux qui voyaient d’un très mauvais œil la mise en avant des particularismes régio-naux notamment en temps de guerre. Il leur offrait matière à suspicion et à persiflage17. Des permissionnaires se voyaient servir du « ce n’est pas étonnant

Une rue y porte aujourd’hui son nom. R.-C. Réau, Les Crimes des conseils de guerre, Paris, 1925, 336 p.

15. Ce bulletin avait pour sous-titre Santo Venturi (le mont de la Victoire) en hommage à la montagne d’Aix-en-Provence. Distribué gratuitement aux félibres, il portait mention des morts, des blessés, des promotions et des décorations obtenues par les Provençaux. marie-Thérèse Jouveau, Joseph d’Arbaud, Aix-en-Provence, 1984, p. 190.

16. Simon CaLameL et Dominique JaveL, La Langue d’oc pour étendard : les félibres (1854-2002), Toulouse, 2002, p. 173.

17. Dans le Nord, les rumeurs de complots fleurissaient. On prêtait l’intention aux midis de vouloir attirer les industriels du Nord de façon à empêcher toute renaissance économique des départements envahis. Le Sud se serait ainsi vengé d’une hypothétique supériorité du Nord avant guerre.

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que vous n’avanciez pas (…), vous faites des chansons et des journaux au lieu de tuer des Boches !18 » À l’époque, il ne faisait pas toujours bon s’exprimer en provençal. Ainsi en 1916, un soldat d’une quarantaine d’années discutant avec un camarade en provençal, sa langue maternelle, se vit infliger huit jours de salle de police par un sergent-chef de son baraquement, soi-disant indis-posé.

une victime expiatoire : folco de Baroncelli

L’arrière ne fut pas non plus épargné par la critique. Témoin, ce nouvel épisode, en 1915. Le protagoniste : Folco de Baroncelli, marquis de Javon. Un des hommes les plus représentatifs et les plus populaires de Provence. Ne serait-ce que parce que son nom ne pouvait être dissocié de celui de la région. Chef d’une famille qui figurait depuis plus de 400 ans sur les listes électorales d’Avignon et qui avait fourni de nombreux consuls à cette ville, confident de Frédéric Mistral, directeur du journal L’Aioli, inventeur de la Camargue, ce descendant d’illustres Florentins était acclamé dans toutes les fêtes proven-çales où il se rendait. C’était lui qui, naguère, avait accueilli le président de la République avec ses gardians en gare d’Arles, qui avait guidé Buffalo Bill sur ses terres. Sa popularité n’avait rien de factice. Et pourtant, « Lou marquis » fut accusé de haute trahison. Affecté au 118e RI, il aurait tenu des propos anti-militaristes et anti-français, passibles de conseil de guerre. Plus précisément, selon trois témoignages concordants, pestant contre le fait d’avoir été rappelé sous les drapeaux, alors qu’il espérait pouvoir réintégrer sa manade, il aurait émis des critiques à l’encontre de Raymond Poincaré, du ministre de la guerre et appelé à la sédition en ces termes : « Pour qui nous battons-nous ? Si dans le Midi, ils n’étaient pas tous des lâches, ils se seraient refusés à marcher. Je ne veux pas aller laisser mes os là-bas19 ». Paroles de dépit prononcées sous le coup d’une déception ou reflet fidèle d’une pensée20 ? Aux yeux des autorités militaires, peu importait, il était l’homme idéal pour un exemple. Il échappera certes au conseil de guerre mais ne coupera pas à une mutation disciplinaire au 42e RI stationné à Toul où on lui offrira toutes les corvées les plus humi-liantes : balayages, corvées de pluches, planton. En Provence, l’émotion était vive. Les pétitions réclamant son retour se multiplièrent. Certaines n’hési-taient pas à dénoncer le retour de la lettre de cachet, du régime de terreur,

Philippe Nivet, Les Réfugiés français de la Grande Guerre (1914-1920) : les Boches du Nord, Paris, 2004, p. 343.

18. Albert Boudon-lashermes, Un journal de tranchée : L’écho du Boqueteau, 1921, p. 21

19. Dossier Affaire de Toul. Fonds Folco de Baroncelli. Palais du Roure. Avignon.20. Dowland Strong, citoyen britannique et fin observateur de la situation française,

constate qu’un certain nombre de Méridionaux, une fois passés les premiers mois du conflit, ne voient plus l’intérêt d’aller risquer leur peau pour les provinces du Nord. Dowland Strong, The diary of an english resident in France during war time, Londres, 1916, p. 269.

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et pointaient du doigt le risque de torpillage de l’Union sacrée. D’autres s’identifiaient purement et simplement au héros provençal : « L’honneur du marquis de Baroncelli-Javon est notre honneur, l’attaquer c’est nous attaquer. C’est pourquoi, nous tous (…) issus de diverses religions, ayant leurs temples sur notre terre de liberté et professant toutes les opinions, nous nous levons pour le défendre comme nous nous serions levés pour défendre mistral si l’occasion l’eut voulu ». Des personnalités reconnues s’engagèrent : Gabriel Boissy21, Joseph d’Arbaud, un cousin éloigné, futur majoral du félibrige (1918), Jean Baptiste Samat22, directeur du Petit marseillais, Albert Sarraut, marcel Provence, mgr Bonnefoy23, archevêque d’Aix-en-Provence. La levée de boucliers était d’envergure mais ce n’est pas par ce canal que le sort de Folco se régla. Il fallait procéder plus discrètement. Jules Charles-Roux (1841-1918), ancien parlementaire, présidant aux destinées de la Compagnie géné-rale transatlantique, plus rompu aux négociations, prit les choses en main et commença par recommander aux différents soutiens la plus grande prudence :

21. Journaliste nationaliste, proche de l’Action française. On lui attribua, en 1923, la pater-nité de l’idée de la flamme du souvenir sur la tombe du Soldat inconnu.

22. Jean Baptiste Samat (1865-1931) avait succédé à la tête de la rédaction du premier quotidien marseillais à son père Toussaint Samat, fondateur du journal en 1868.

23. François-Joseph Bonnefoy (1836-1920), originaire de Lorgues dans le Var, avait été aumônier des ambulances pendant la Commune de Paris puis évêque de La Rochelle. Il occupait le siège archiépiscopal d’Aix-en-Provence depuis 1901.

Folco de Baronceli en gare d’Avignon (1915). Archives iconographiqus du Palais du Roure, Avignon.

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Folco de Baroncelli (ici à droite) à l’intérieur du poste de police de la caserne Ney, lieu de cantonnement du 42e régiment territorial d’infanterie de Toul

(novembre 1915). Archives iconographiques du Palais du Roure, Avignon

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« (…) chose triste à avouer, le midi n’a pas en ce moment une bonne presse. La légende établie sur les soldats du 15e corps (…) a créé une atmosphère qui est loin d’être favorable aux Provençaux et a tellement irrité l’opinion publique qu’il est presque inutile d’essayer de lui faire entendre raison. Il est difficile de ne pas tenir compte de cet état d’âme, de ne pas constater que tout ce qui touche au midi s’en ressent et qu’une accusation de la nature de celle portée contre Baroncelli qui, par-dessus le marché, a la grande malchance d’être marquis et d’appartenir à une famille essentiellement royaliste, n’est pas pour aider les choses24 ». Puis, faisant jouer à plein son carnet d’adresses, il prit langue en toute courtoisie et discrétion avec la hiérarchie militaire qui avait vu là une occasion de réaffirmer son autorité, obtint la fin des tourments de Folco et son retour, en décembre 1915, en tant que garde du détache-ment de prisonniers de guerre des Salins de Peccais. Heureux dénouement pour les uns, odieux paradoxe pour les autres : le chantre camarguais avait été contraint de quémander, par l’entremise de ses amis, la clémence des pouvoirs parisiens25… Paris avait soumis la nation gardiane à travers son mentor. La capitale, de la sorte, envoyait un signal fort aux mouvements régionalistes dont les discours pouvaient apparaître comme sécessionnistes. Une mise en garde cautionnée par Charles maurras pour qui les Boches couvaient le féli-brige, dans le secret espoir de susciter une rupture entre Français du midi et Français du Nord. D’après l’écrivain martégal, « des commis voyageurs boches » écumeraient la Provence et tenteraient d’accréditer l’idée que les autorités « exposeraient systématiquement à la mort les régiments de leurs pays 26». Le discours varierait selon la couleur politique de l’interlocuteur. À l’homme de gauche, on vendrait la responsabilité des autorités militaires qui feraient en sorte de se débarrasser d’un électorat avancé. À l’électeur de droite, on présenterait la culpabilité des autorités civiles qui souhaiteraient faire la part belle au Nord et à l’Est, une fois que la jeunesse du midi aurait été décimée. Ces messages portèrent-ils ? On peut le penser à en juger par la teneur de cette lettre un peu plus tardive de Jules Charles-Roux à son ami Joseph d’Arbaud : « (…) Il faudrait nous appliquer à ne pas prêter le flanc à la critique et à déraciner de la tête de beaucoup de nos compatriotes du Centre, du Nord, de l’Est et de l’Ouest, que nous sommes des séparatistes, des Provençaux et non des Français27 ».

24. Copie d’une lettre de Jules Charles-Roux à l’abbé André, curé de mouriès datée du 21 octobre 1915. Fonds Folco de Baroncelli. Palais du Roure. Avignon.

25. Robert zaretsky, Le Coq et le taureau. Comment le marquis de Baroncelli a inventé la Camargue, marseille, 2008, 238 p. On se reportera également avec profit au mémoire de maîtrise de Caroline meFFre, Folco de Baroncelli, création d’un mythe : la Camargue gardiane, 2001, 208 p., dir : Jean-marie Guillon

26. L’Action française 31 janvier 1915.27. Bibliothèque méjanes Aix : fonds Joseph d’Arbaud : lettre de Jules Charles-Roux à

Joseph d’Arbaud datée du 6 février 1916.

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La Pseudo-Fraternisation de Draguignan

Ces campagnes avaient fini par infuser et l’on s’était mis à traquer toute espèce de forme de complaisance au sein de la population civile provençale. Et justement, une fois encore en 1915, une nouvelle affaire permit d’entre-tenir nombre de rancœurs sous braise. À la baguette, deux organes parisiens, l’Écho de Paris et Le Gaulois28, indignés de la clémence avec laquelle la ville de Draguignan traiterait la vingtaine d’officiers allemands qui lui avait été confiée. D’après les deux journaux, « on ne croirait jamais à voir circuler ces Allemands qu’ils sont prisonniers, tant ils ont repris avec aisance leurs habitudes de garnison d’Outre-Rhin. On les salue et, volontiers, ils se font craindre29 ». D’ailleurs, une petite papetière, qui avait mis dans sa vitrine des cartes postales relatives aux atrocités allemandes, le sait bien. Les officiers allemands seraient entrés dans sa boutique, l’auraient invectivée « avec la grossièreté naturelle au Germain », et l’auraient même menacée si les cartes ne disparaissaient pas. La commerçante, consternée, en aurait référé à l’admi-nistration mais on lui donna tort et les cartes durent rentrer dans les tiroirs. maurice Barrès, « l’excitateur patriotique » comme se plaisait à le surnommer Jean Guehenno, dans l’Écho de Paris, sortit ses griffes. Conséquence : la presse de province s’empressa d’emboucher le clairon de l’écrivain lorrain. Le dénigrement devint la règle. Les « lâchetés » du 15e corps trottaient encore dans les têtes. Aussi, les Dracénois essuyèrent-ils un tir nourri de critiques et d’allusions perfides : « (…) Il faut qu’il ne soit plus resté à Draguignan après les événements de la mobilisation que des décrépits, des émasculés et des embusqués30 », s’exclama l’Écho d’Alger. Les habitants seraient alléchés par les poches pleines de ces officiers. On courtiserait à l’excès ces derniers. Responsables, les autorités locales ne trouvaient pas davantage grâce aux yeux de cette presse qui se polarisa sur un adjoint au maire, Joseph Collomp31, jugé trop amène avec les prisonniers. Surtout, l’on reprochait à cet édile, « ami des Boches » de poursuivre devant la justice une femme ayant manifesté un peu trop ostensiblement sa germanophobie. Laissons le soin à l’Éclaireur algérien de nous présenter ses agissements : « Une pauvre femme veuve (…) à qui (…) vient d’être notifié officiellement la mort glorieuse de son mari sur le champ de bataille passe auprès de ces officiers qui, monocle à l’œil et cigare au bec, narguent la malheureuse et insultent à sa douleur. Elle se retourne et leur décoche : « tas de lâches ! », d’une énergie farouche. Ce qui lui vaudra un procès-verbal32 ». A. Casteran, l’auteur de l’article, ne voulut voir là que mépris des sentiments patriotiques. Il n’envisageait qu’un seul

28. L’Écho de Paris devait alors sa notoriété aux éditoriaux de Barres. Quant au Gaulois, il était alors dirigé par le royaliste Arthur meyer.

29. Le Gaulois 19 janvier 1915. Voir également L’Écho de Paris 21 janvier 1915.30. L’Écho d’Alger 22 janvier 1915.31. Artisan de l’unité socialiste à Draguignan, ce négociant était également conseiller

général du canton du Luc.32. L’Éclaireur algérien 22 janvier 1915.

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châtiment pour une pareille couardise : le poteau. En l’espace d’une semaine, l’opprobre jetée sur la ville était telle que le député-maire Gustave Four-ment33, fut contraint de convoquer un conseil municipal extraordinaire à l’occasion duquel les accusations de complaisance furent réfutées une à une34. Après tout, s’il y avait présence allemande à Draguignan, c’était uniquement sur décision du ministre de la Guerre et la liberté des prisonniers ne résultait que des règles en vigueur. Ayant donné leur parole ni de s’évader, ni de faire montre de francophobie, pourquoi les enfermer ? malgré ces justifications, les diatribes, les clabauderies continuèrent de pleuvoir. Un durcissement des positions s’en suivit. Dominique Durandy35, avocat et signature reconnue de la presse niçoise, traita ses compatriotes de poires et les invita à plus d’ani-mosité : « les Français doivent se figer, en face des officiers ennemis, dans un mépris absolu. Tout ce qu’on peut leur demander, c’est de ne pas s’oublier jusqu’à leur cracher au visage. Et le gouvernement français qui impose à des citoyens français de tels compagnonnages, qui permet à ces soldats bandits de fréquenter les hôtels, les lieux publics, les promenades où ils peuvent coudoyer impunément des gens qui sont dans l’impasse de la douleur, fait vraiment bon marché de la patience et de la dignité des nationaux ». Dans ce sillage, la critique se généralisa. Les imaginations se mirent à galoper, à telle enseigne que les autres villes d’accueil de la région ne furent plus épar-gnées À Barcelonnette, il aurait été question d’organiser pour ces messieurs une chasse au chamois. À Barcelonnette toujours, d’aucuns recevraient des mandats de 1 500 francs36. En vérité, la polémique ne cessa que lorsqu’ordre fut donné, le premier février 1915, d’évacuer les prisonniers, pour moitié vers l’île d’Aix, pour moitié vers Boyardville, en application des dispositions générales mettant fin à la liberté sur parole et préconisant l’internement des officiers allemands sur les îles du littoral. La région n’en était pas pour autant quitte avec le soupçon car vint le tour des internés civils. Selon Léon Daudet, certains d’entre eux se prélasseraient dans les palaces cannois tels que l’hôtel Prince de Galles alors que leur place était sur l’île Sainte marguerite. À l’évi-dence, ces épisodes doivent être lus à la lumière des campagnes dénonçant les atrocités perpétrées par la soldatesque ennemie, singulièrement celles frap-

33. Ami et condisciple de Paul Valery durant ses études à montpellier, Gustave Fourment (1869-1940) choisit d’abord la carrière d’enseignant de philosophie. C’est à ce titre qu’il fut muté à Draguignan. Son militantisme socialiste l’amena à devenir premier édile de la commune en 1912.

34. AD Var : série 9 R 1 : Prisonniers allemands : déclaration du conseil municipal de Draguignan du 26 janvier 1915.

35. Dominique Durandy (1868-1922) fut formé par les Dominicains d’Oullins, près de Lyon. Après des études de droit, il s’inscrivit au barreau de Nice où il ne plaida que deux ans car son cœur battait d’abord et avant toute chose pour le journalisme. Il abandonna donc la robe d’avocat pour s’engager dans cette voie avec un certain bonheur puisqu’il devint le directeur du Petit Niçois (1893-1910). Pendant la guerre, il fut chroniqueur dominical à l’Éclaireur niçois et correspondant niçois du Figaro, tout en conservant son mandat de conseiller général du canton de Villefranche.

36. L’Écho de Paris 29 janvier 1915.

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pant les prisonniers de guerre martyrisés, au mépris des conventions de La Haye. Partant de là, l’idée même d’une fraternisation faisait horreur et deve-nait source de réprobation. Le ministre de la Guerre en viendra, par exemple, à tancer le général commandant la région de marseille, le 1er février 1915, pour avoir laissé passer, dans Le Soleil du Midi, un article dans lequel un soldat allemand et un soldat français étaient amenés à se réconcilier, à l’hôpital, sur leurs lits de souffrance. En gage de sa bonne volonté, le général en question, révoquera, peu après, un censeur qui avait autorisé La République du Var à reproduire un article du journal suisse Le Démocrate décrivant l’existence en France d’un parti germanophile37. Reste que toutes ces insinuations laissèrent des traces durables dans les esprits. Ainsi, Le Cri de Paris, le 1er octobre 1916, déplorait le nombre grandissant d’évasions de prisonniers dans le midi et s’interrogeait de façon faussement benoîte : « Prend-on toutes les précautions pour y parer ? »

Les contrebandiers de saint-Rémy-de-Provence

Restons au cœur de la Provence. À Saint-Rémy-de-Provence, cette fois-ci. Au printemps 1915, un scandale retentissant secoua la petite ville de 6 000 habitants. Treize semenciers y furent accusés d’infraction à la loi du 4 avril 1915 réglementant le commerce avec l’extérieur. Ils tombaient sous le coup de l’article 77 du code pénal punissant la fourniture de vivres à l’ennemi. C’est à la suite de perquisitions et de saisies de comptabilité et de correspon-dance que le lièvre aurait été levé. On s’était aperçu qu’un certain nombre de négociants non seulement entretenaient des relations mais commerçaient avec des maisons néerlandaises, suisses et danoises. À première vue, rien d’illégal. Pourtant, à mieux y regarder, d’aucuns soupçonnèrent les firmes impliquées de réexpédier les graines vers l’Allemagne. L’affaire prit dès lors une tout autre tournure. Les treize hommes sur la sellette furent transférés à la maison d’arrêt de Tarascon. Cette incarcération fit grand bruit. Elle fut relatée par Le Gaulois, La Presse, Le Petit Bleu, Le Matin. On se mit à extra-poler : le sous-préfet d’Arles pointa du doigt le manque de générosité des maraîchers saint-rémois à l’égard des réfugiés. À la Chambre, on s’inquiéta. Le député de la Vienne, Boret, dévoila en séance ses craintes : ces emprison-nements n’allaient-ils pas jeter le soupçon sur tout commerçant exportant, même si ce dernier avait reçu l’aval de la commission spéciale composée à cet effet ?38 Derrière tout cela se profilait aussi le spectre de l’affameur du peuple. Des mesures de lutte contre toute forme d’accaparement furent prises en mai 1915 : le président du conseil Viviani et son ministre Thomson décidèrent la

37. marcel Berger et Paul ALLard, Les Secrets de la censure pendant la guerre, Paris, 1932, p. 39.

38. Journal Officiel 16 octobre 1915.

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réquisition des stocks de blé sur tout le territoire, de façon à pouvoir orga-niser, dans chaque département, par l’intermédiaire des maires et des préfets, la rétrocession des blés à un prix fixe. Le prix du pain devait être uniforme dans l’ensemble du pays. La loi du 16 octobre 1915 étendait le droit de réquisition aux autres céréales nécessaires au ravitaillement de la population civile. À la lumière de cette législation, nos semenciers ne pouvaient plus être épargnés. En mars 1916, Jacques Hasslach, marchand de graines, d’origine suisse, fraîchement naturalisé, fut accusé d’avoir expédié 200 kg de semences à Friedrich Handersach de Bâle. Or, celui-ci travaillait pour le compte d’une firme d’Erfurt. Le Conseil de guerre, marqué par le réquisitoire sévère du capitaine massières, ancien bâtonnier de l’ordre des avocats à la cour d’Aix en Provence, lui infligea la peine de trois ans de prison pour avoir continué d’en-tretenir des relations avec l’ennemi, assortie de 10 000 francs d’amende et de 10 ans de privation de ses droits civils et civiques39. Sa femme mathilde, née allemande mais naturalisée, sera déchue de sa nationalité française par arrêt de la Cour d’Appel d’Aix en Provence40. Le 3 avril 1916, marius Laplanche, lui aussi négociant en graines à Saint Rémy, comparut à son tour devant le Conseil de guerre de la 15e région, sous l’inculpation d’avoir, en mai 1915, écrit une lettre à un nommé Jules Kaiser, citoyen allemand installé en Suisse, contenant une offre de livraison de graines, conclu le marché et effectué l’ex-pédition un mois plus tard. Circonstance aggravante, Laplanche avait aussi fait affaire avec un certain Herb, citoyen allemand, résidant en Italie. Verdict : il écopa de 10 000 francs d’amende et fut privé pour 10 ans de ses droits civils et civiques41. La chasse à l’agiotage perdura et s’étendit. En août 1917, à la suite de la dénonciation d’un conseiller au commerce extérieur, le sous-préfet de Carpentras fut amené à ouvrir une enquête sur les agissements d’un indus-triel de l’ancienne capitale comtadine, un certain Escoffier, spécialisé dans la fabrication de boîtes de conserve. Fort d’un imposant stock de fer blanc, distillé avec la plus extrême parcimonie, il était parvenu à écouler ses pièces à 200 francs l’unité, soit 40 francs de plus que les prix pratiqués par ses prin-cipaux concurrents Carnaud et Vinatié. Un rapport-blâme s’en suivit et fut transmis au ministre du ravitaillement42. Au titre de la loi du 20 avril 1916, Escoffier encourait une peine maximale de deux ans de prison. En octobre 1917, le tribunal correctionnel de marseille consacrait deux audiences par

39. Concrètement, cela signifiait être privé des droits : 1. de vote et d’élection ; 2. d’éligi-bilité ; 3. d’être appelé ou nommé aux fonctions de juré ou autres fonctions publiques, ou aux emplois de l’administration ; 4. de port d’armes ; 5. de vote et de suffrage dans des délibérations de famille ; 6. d’être tuteur, curateur si ce n’est de ses enfants et sur l’avis seulement de la famille ; 7. d’être expert ou employé comme témoin dans les actes ; 8- de témoigner en justice, autrement que pour y faire de simples déclarations.

40. AD Vaucluse : 4 m 137 : surveillance des étrangers : rapport du ministre de l’Intérieur au préfet de Vaucluse daté du 28 février 1919.

41. Bulletin de la ligue anti-allemande du 1er mai 1916.42. AD Vaucluse : 1 m848 : copie du rapport du sous-préfet de Carpentras au ministre du

Ravitaillement. Août 1917.

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semaine aux spéculateurs43. À cette époque-là, les boulangeries marseillaises étaient sous haute surveillance et étaient visitées mensuellement par des inspecteurs de police.

Le « Judas marseiLLais »

Les personnages évoqués précédemment pourraient néanmoins passer pour du « menu fretin » en comparaison de Théodore mante qui, lui, eut maille à partir avec la justice militaire en 1916. Ce Théodore mante était une des personnalités les plus en vue de marseille. Ne serait-ce que par son ascen-dance : il était le fruit des amours ancillaires de Victor Régis, considéré, en 1881, date de sa mort, comme le plus grand armateur marseillais. Sa fortune était colossale. Elle découlait de multiples entreprises ayant trait au commerce de l’huile de palme, du transport de troupe, de la savonnerie. Son patrimoine immobilier était à l’avenant : un magnifique hôtel particulier, 7 rue de l’Ar-senal (aujourd’hui rue Roux-de-Brignoles) et une bastide, la Buzine, que marcel Pagnol immortalisera sous le nom du Château de ma mère. On raconte qu’Edmond Rostand, apparenté à la famille, puisque le frère de Théo-dore, Louis, avait épousé sa sœur, y aurait écrit L’Aiglon. À la mort de son père, Théodore aurait pu se contenter du leg paternel. Il n’en fit rien et se montra le plus avisé des patrons. Sa gestion de la Compagnie de navigation mixte, joyau de l’empire familial, fut qualifiée de « saine et éclairée ». En tant que président de cette société de 1894 à 1916, il ouvrit 9 lignes de services maritimes. Parmi celles-ci, des liaisons entre marseille ou Port-Vendres et Oran, Alger. Surtout, à l’heure où certaines de ses activités périclitèrent, en particulier, le commerce de l’huile de palme, il eut la bonne idée de diversifier ses activités en prenant la tête de la Compagnie internationale des pétroles ainsi que celles des Raffineries de Frontignan. En 1908, il créa une filiale spécialisée dans le transport du pétrole : la société Pétrole-Transport, qui commanda le premier pétrolier français44. Le succès fut foudroyant et piqua l’appétit de Théodore. Seul écueil : la loi française interdisait à un armateur de posséder plus d’un navire dangereux dans sa flotte. Qu’à cela ne tienne. En 1912, Théodore mante contrôlait trois compagnies (Pétrole-Transport, Naphte-Transports, mazout-Transports) qui possédaient chacune leur propre pétrolier. On appréciera la réactivité et le dynamisme de cet industriel qui comptait sur la place marseillaise. L’homme était également l’un des ténors du parti colonial en France. On ne chiffrait plus ses jetons de présence dans les conseils d’administration. On retrouvait son nom dans les organi-grammes de la Compagnie coloniale de madagascar, la Compagnie de naviga-

43. G. Liens, « L’Opinion à marseille en 1917 », Revue d’histoire moderne et contempo-raine, Tome XV, janvier-mars 1968, p. 57.

44. Laurence Americi et Xavier DaumaLin, Les Dynasties marseillaises de la Révolution à nos jours, Paris, 2010, p. 96.

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tion mixte, la Compagnie industrielle des pétroles, la Compagnie des chemins de fer du Dahomey, de l’Entreprise maritime et coloniale, de la Banque de l’Afrique occidentale, de la Compagnie des docks et entrepôts, de la Société des charbons, cokes et briquettes… C’est sa participation à cette dernière entreprise de commerce charbonnier qui allait lui valoir de terribles déboires45. Le fait que cette entreprise ait été fondée avec des capitaux allemands, en 1904, et que Théodore mante en demeurât à la fois le président et l’action-naire majoritaire, éveilla la curiosité du journal le Soleil du Midi. L’organe ultranationaliste46 ne devait plus lâcher sa proie. Il tenait son traître. Ses griefs ? Théodore mante aurait été le complice du ravitaillement de deux croi-seurs allemands en méditerranée, il aurait fermé les yeux sur la disparition de tonnes de charbon. Plus grave : l’armateur ne serait que l’homme de paille du Deutsches Kohlen Dépôt qui possédait avant guerre 145 actions de la société. Une « clause a remere » du contrat de Théodore mante, le contraignant à ne pouvoir céder ses 155 actions qu’à son partenaire allemand constituerait la preuve de la duperie. Quant à la transformation de l’entreprise en « Société provençale des charbons, cokes et briquettes », il ne faudrait y voir qu’un vulgaire maquillage, un écran de fumée, une argutie consolidant la thèse du Soleil du Midi, selon laquelle mante n’aurait été qu’un actionnaire fictif, stipendié par l’ennemi. Une mise sous séquestre fut très vite prononcée mais, devant un tel battage et la ténacité d’un Denys Bourdet, le général Servière, commandant la 15e région, demanda l’ouverture d’une information contre mante. Dans un télégramme adressé à son ministère de tutelle, il disait toute l’importance de ne pas laisser cette affaire sans suite : « Opinion publique. marseille momentanément retenue par intervention de l’Italie est sérieuse-ment émue par l’inaction de la justice dans affaire mante, société, charbons, cokes et briquettes, et convaincue de l’étouffement de l’affaire par suite inter-ventions. Vous prie demander ouverture immédiate information alors surtout que autres affaires analogues petits personnages sont en cours dans la région ; ou si vous préférez me renvoyer dossier l’ordre d’informer et d’arrestation. J’estime solution très urgente47». Les bureaux parisiens de l’industriel marseillais furent peu après perquisitionnés. On ne pouvait plus faire l’éco-nomie d’un procès. Toute la question étant de savoir devant quelle juridic-

45. mante s’était intéressé à cette société à la suite des grèves de Cardiff en 1901, 1903 et 1904, quand il avait fallu se soucier de l’approvisionnement du pays en charbon.

46. Le Soleil du Midi, journal royaliste, rallié à l’Action française, était la propriété de Paul Fournier, industriel marseillais, qui avait fait fortune avec les bougies et les savons Le Chat. Son père, Félix, avait présidé le comité royaliste des Bouches du Rhône de 1889 à 1901. Denys Bourdet y occupait la fonction de rédacteur en chef. Le Soleil du midi tirait alors à 50 000 exem-plaires. Gérard Gaudin, « L’Action française en Provence », p. 260 in L’Action française, culture, société, politique, michel Leymarie et Jacques Prevotat (éd.), Villeneuve d’Ascq, 2008, 434 p. Voir également Le Soleil du Midi et le Radical de Marseille devant et pendant la guerre par Jacques meLine et Armand Tendero, mémoire dirigé par Pierre GuiraL, Aix, sans date, 139 p.

47. AN : BB/18/6269 : archives du ministère de la Justice : dossier de révision de Théodore mante : télégramme du général Servières à la direction du contentieux et de la justice militaire en date du 25 mai 1915.

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tion ? mante n’était pas soupçonné d’intelligence avec l’ennemi (article 77 du code pénal) mais d’infraction à la loi du 4 avril 1915 (relations économiques avec des sujets d’une puissance ennemie) et relevait donc davantage d’une juridiction civile. C’était en tout cas l’avis du procureur général près la Cour d’appel d’Aix-en-Provence Delrieu. Ce dernier était même partisan de prononcer un non-lieu dans ce dossier48. Irrecevable, pour le Garde des sceaux de l’époque, Aristide Briand. L’initiative militaire justifiait qu’un conseil de guerre statue. Et si cela ne pouvait se faire, charge était donnée au procureur Delrieu de mandater un substitut en vue d’un renvoi de l’intéressé devant le tribunal correctionnel49. Il n’eut pas à en arriver là puisque le procès s’ouvrit le 27 juin 1916, au bas du fort Saint Nicolas, siège du conseil de guerre. La foule des grands jours s’y pressa. Une certaine bourgeoisie confor-miste, lui reprochant ses origines et son insolente réussite, se frottait les mains50. Les journalistes parisiens avaient fait le déplacement. Ce n’était pas tous les jours qu’un Théodore mante se retrouvait dans le prétoire. En dépit d’une défense souvent convaincante, qui fit litière de la plupart des accusa-tions, en dépit d’un mea culpa51, Théodore mante fut condamné à 20 000 francs d’amende et à dix ans de privation de ses droits civils et civiques. Sitôt la sentence prononcée, il se précipita au greffe pour interjeter appel mais son pourvoi auprès du conseil de révision de Lyon ne donnera rien52. Dans la foulée, il fut radié de l’ordre de la Légion d’honneur (décret du 25 janvier 1917), de l’ordre de l’Étoile d’Anjouan et le paquebot qui portait son nom fut débaptisé. Selon Paul Barlatier53, la souillure serait ineffaçable : « Théodore mante demeurera, vis-à-vis de tous ceux qui mettent la France au-dessus de leurs intérêts, l’homme qui a aidé les Allemands à tourner une loi de sécurité nationale, l’homme qui a prêté ou vendu son nom à des Allemands pour le

48. Ibid., rapport du procureur général près la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence au Garde des sceaux du 9 octobre 1915.

49. Ibid., lettre du Garde des sceaux au procureur Delrieu du 19 octobre 1915.50. Cet entrefilet du journal La Renaissance (10 juin 1916) retranscrit certains des griefs

entendus à son encontre : « m. Th. mante pourrait attendre la sentence du conseil de guerre dans l’attitude d’un homme qui en a entendu de cruelles depuis quelque temps… mais Th. mante ne déteste pas plastronner. C’est ainsi que l’autre dimanche, il déjeunait aux Réservoirs à Versailles, parlant haut. Et, c’est ainsi encore qu’on a pu le voir à la fenêtre d’un antiquaire du boulevard Saint-Germain, le jour des funérailles de Gallieni. Quelle que doive être la décision du conseil de guerre de marseille, m. Th. mante ferait sagement – dans son intérêt – de rester un peu plus chez lui ».

51. Déclaration de Théodore mante lors de la première journée de son procès : « Je me suis imaginé avec bien d’autres que des relations économiques avec les Allemands nous mettraient à l’abri d’un conflit armé avec eux. Je me suis trompé ». Le Petit Marseillais 28 juin 1916.

52. Pour Jules Charles-Roux qui s’en ouvrait à son fils François alors sur le front de Somme, les jeux étaient faits : « [Je] crois que, si le jugement est cassé pour vice de forme (il est toujours possible d’en trouver un), le nouveau conseil de guerre devant lequel comparaîtra le malheureux le condamnera derechef. On ne remonte pas un courant aussi violent que celui exis-tant contre Théodore mante ». Laurence Americi et Xavier DaumaLin, op. cit., p. 97. La Cour de cassation cassera ce jugement en 1927 (arrêt du 2 décembre 1927).

53. Directeur du journal Le Sémaphore et président de la Ligue anti-allemande de marseille et des Bouches-du-Rhône.

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mettre sur leur boutique allemande, l’homme qui au lieu de rejeter avec horreur, une fois la guerre déclarée son erreur passée, s’y est cramponné jusqu’au bout, s’est efforcé par tous les moyens de faire durer et survivre jusqu’après la guerre l’affaire allemande des charbons, cokes et briquettes54 ». Sur ces entrefaites, le journal Themis, en septembre 1916, publia, en 270 pages, les débats publics devant le conseil de guerre ainsi que toutes les pièces de l’instruction. Le volume trôna dans tous les kiosques et librairies de marseille. Théodore mante devint l’archétype du serviteur de l’ennemi pour un certain nombre de nationalistes. Charles Sancerme le dépeignit comme « un vil industriel acoquiné avec les Boches55 » et se félicita que ses supplica-tions ne lui aient pas permis d’échapper à ses juges. Pour Léon Daudet, il resterait ni plus ni moins que le « Judas marseillais ». Il était marqué d’in-famie. Aux antipodes de cette vision, on trouvait un Émile Durkheim. Le sociologue se passionna pour l’affaire. Il est vrai que mante était en relations professionnelles avec son gendre Jacques Halphen mais cette proximité ne l’empêcha pas d’adopter une démarche scientifique. Il éplucha les actes d’ac-cusation, les conclusions de non-lieu du rapporteur près le conseil de guerre, les dépositions, le réquisitoire. Il s’entretint même avec l’un des témoins, le général Toutée. À l’issue de cette minutieuse analyse, sa conclusion était caté-gorique. La condamnation était abominable : « C’est pire que l’affaire Dreyfus », affirmait-il à son neveu marcel mauss, le 27 septembre 1916. « Dans celle-ci, il y avait un crime réellement commis qu’on imputait fausse-ment à Dreyfus. Dans l’autre affaire, le crime est créé de toutes pièces. C’est inouï qu’on puisse ainsi tuer juridiquement un homme. Lundi, j’ai éteint ma lampe à une heure du matin. L’indignation était telle que je n’ai voulu dormir qu’après avoir lu toutes les pièces essentielles56 ».

La condamnation de Théodore mante résonnait aussi comme un rappel à l’ordre à la ville de marseille, la « deuxième capitale de la France57 », une ville qui commandait la côte méditerranéenne. Une cité dont dépendaient les ravitaillements, de la métropole, du front oriental, et des Alliés58. L’exécution de l’espionne Félicie Pfaadt, le 22 octobre 1916, à marseille, avait également cette vocation.

54. Le Sémaphore 27 juin 1916.55. Charles Sancerme, Les Serviteurs de l’ennemi, Paris, 1917, p. 183 ;56. Émile DurkHeim, Lettres à Marcel Mauss, Paris, 1998, p. 550.57. Louis Bertrand, Les Pays méditerranéens et la guerre, Paris, 1918, p. 277-278.58. Denis Rolland y a repéré le seul véritable incident militaire de l’arrière en 1917. 206

soldats du 176e régiment d’infanterie en partance pour le front oriental refusèrent d’embarquer pour un problème de permissions. Denis RoLLand, La Grève des tranchées. Les mutineries de 1917, Paris, 2005, p.306.

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esPions et « vamPires de guerre »

N’était-ce pas trop tard ? La région n’était-elle pas déjà gangrenée ? Bien avant 1914, plusieurs publicistes avaient stigmatisé l’infiltration écono-mique allemande en Provence. Le principal lanceur de foudre n’était autre que Léon Daudet. Selon lui, le phénomène, faute d’avoir été circonscrit en temps et en heure, aurait pris une ampleur insoupçonnée. Désormais, la Provence exhalait la putréfaction. À le lire, la Riviera serait devenue un véri-table « éden allemand », les villes azuréennes d’incroyables nids d’espions. Hôtels et propriétés, parmi les plus côtés, seraient tombés dans l’escarcelle des « Teutons59 ». Le journaliste vitrioleur parle même d’invasion. Le sujet lui tenait à cœur, puisque dès l’avant-guerre, il avait dénoncé dans son journal, l’Action française, un certain Uhde, ancien officier des hussards du Reich, propriétaire d’un château situé près de la plage d’Hyères, dominant toute la rade de Toulon. Un point de vue idéal pour observer les mouvements des navires de guerre… Il faut croire que le travail de sape du polémiste porta ses fruits car, dès 1914, Uhde fut arrêté et emprisonné d’abord sur l’île Sainte marguerite puis dans la citadelle de Saint-Tropez. On ne peut s’empêcher de rapprocher le cas Uhde du dossier Émile Jellineck60, l’homme qui baptisa la firme automobile mercedes et lui donna ses lettres de noblesse. Consul général d’Autriche à Nice, propriétaire d’une superbe maison sur la Prome-nade des Anglais, il avait, sitôt la guerre déclarée, envoyé son superbe yacht en terrain neutre, à monaco, ce qui avait eu le don de déchaîner la presse contre lui. Cette dernière en fit bientôt le patron de l’espionnage ennemi sur la Côte d’Azur, sans jamais en apporter la preuve. Et que dire du cas Bolo Pacha. Ce marseillais de naissance, dernier concessionnaire des mines de cuivre du Cap Garonne, qui au cours de ses ballades à cheval dans les collines varoises, aurait eu pour habitude de rentrer à cheval dans les galeries de sa mine afin, une fois arrivé à la falaise, d’indiquer, par signaux lumineux, la position des

59. Si l’on en croit maurice Vallet, les Allemands auraient contrôlé à Nice, l’hôtel des Nations, l’hôtel miramar, l’hôtel Terminus, à Cannes, l’hôtel Continental, le Bellevue, l’hôtel des Britanniques, à Grasse, le Grand Hôtel, à marseille, le Grand Hôtel Noailles. maurice VaLLet, Répertoire de l’avant-guerre, Paris, 1916, 272 p.

60. Émile Jellineck (1853-1918), citoyen autrichien, une fois fortune faite en Afrique du nord, s’était retiré à Nice où il s’adonnait à sa passion, la course automobile. Il commanda un modèle spécifique à la firme Daimler. Inscrit dans les compétitions de la Côte d’Azur, sous le nom de sa fille mercedes, il remporta trophée sur trophée. La riche clientèle en villégiature fut si impressionnée qu’elle voulut se procurer le prototype. Relayant ces commandes, Jellineck obtint les licences pour commercialiser ledit véhicule sous la marque mercedes en France, en Belgique, aux États-Unis. Le succès fut au rendez-vous et lui permit de diversifier ses investissements. Il devint le propriétaire de l’hôtel Astoria sur les Champs Élysées. Son insolite réussite lui valut de solides inimitiés, notamment de la part des dirigeants de la firme Panhard et Levassor qui distribuaient la marque Daimler en France. En 1915, tous ses biens furent mis sous séquestre et en premier lieu l’hôtel Astoria, au sein duquel, disait-on, Guillaume II rêvait de fêter sa victoire, au pied de l’Arc de triomphe (Le Temps 5 janvier 1918). À Nice, il ne faisait pas bon avoir été un de ses commensaux. Le préfet des Alpes maritimes, de Joly, dont la sœur lui avait servi de secré-taire, fut mis en disponibilité en 1917 pour entre autres l’avoir côtoyé. Émile Jellineck décéda à Genève en 1918.

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navires français dans la rade de Toulon, à un sous-marin allemand mouillant au large61 !!!

Un autre leitmotiv de la rhétorique de Daudet était le pillage en règle de la Provence, auquel s’étaient livrées les entreprises allemandes. Le médecin-écrivain se targuait d’avoir été le premier à révéler ces méfaits62. En réalité, ces sources d’indignation lui avaient été soufflées par les écrits de son ami, le très barresien marcel Provence63 (pseudonyme de marcel Joannon, adopté en 1911), directeur avant-guerre de la revue aixoise, Les Quatre Dauphins64. Celui-ci n’y avait eu de cesse que de répertorier et de fustiger les méfaits des entreprises allemandes en Provence. Sa cible privilégiée était la firme Schimmel, dont l’une des usines trônait à 25 mètres de la gare de Barrême (Basses Alpes), ce qui aurait pu s’avérer très dangereux en cas de pérennisa-tion de la Triplice. La direction avait même poussé l’outrecuidance jusqu’à placer un casque à pointe sur la cheminée de l’usine. Schimmel ainsi que d’autres Allemands auraient fait main basse sur les plantes aromatiques des montagnes provençales pour alimenter leurs distilleries65. Par leurs méthodes ignorantes des procédés ancestraux, ils seraient responsables d’une stérili-sation progressive des sols. Au lieu de faucher les plantes, les Allemands se livreraient à un arrachage violent des racines, ce qui aurait pour effet de désta-biliser ces mêmes sols. Les bordures de champs emportées par les orages ne joueraient plus leur rôle contre l’érosion66. Et la mutilation des paysages ne s’arrêterait pas là. Schimmel fabriquerait de l’essence de cyprès destinée à lutter contre la coqueluche et, pour ce faire, abattrait par dizaines des coni-fères, abris naturels contre le mistral67. En définitive, c’étaient toutes les productions les plus emblématiques de la Provence qui auraient été touchées, qu’il s’agisse de l’exploitation des chênes-lièges par la maison Loëb et Hern de Karlsruhe (entrepôts aux Arcs et à Fréjus), de la conserverie de truffes de Carpentras infiltrée par le citoyen allemand Jacobi, ou bien encore du marché nocturne de Chateaurenard devenu une succursale de la firme d’expédition de fruits et primeurs, Arthur Wrancken de Cologne. Affront suprême, un certain P. W Jäger, avait osé installer une usine de ciselage de chardons à

61. Léon ScHirmann, Les Manipulations judiciaires de la Grande guerre, Triel-sur-Seine, 2005, p. 24.

62. Léon Daudet, Hors du joug allemand. Mesures d’après guerre, Paris, 1915, p. 193.63. marcel Provence (1892-1951) voua sa vie à la défense de sa région et de ses traditions.

Il avait de qui tenir. Son arrière-grand-père, le docteur Arnaud, avait été l’un des fondateurs de l’Académie d’Aix et son père avait été président de la société archéologique d’Aix-en-Provence. Pendant la guerre, il traqua toute forme de défaitisme et de pacifisme dans les colonnes du Soleil du Midi.

64. Revue fondée en 1911 par le militant d’Action française, Pierre Jourdan, qui sera tué durant la guerre de 1914.

65. Schimmel possédait une distillerie de lavande à Sault. Lui et ses comparses étaient dési-gnés comme responsables de la ruine des bouilleurs ambulants qui travaillaient auparavant avec les parfumeurs du littoral méditerranéen et de la vallée du Rhône.

66. Le Ventoux 26 mars 1915.67. marcel Provence, Les Allemands en Provence, histoire de l’invasion économique et de

l’espionnage allemand dans le Midi de la France 1911-1918, Aix-en-Provence, 1918, p. 21.

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maillane, le village de Frédéric mistral, une activité, jadis contrôlée par les plus honorables familles provençales : les Adrien mistral de Saint Rémy et les Antonin Pécout de maillane… marcel Provence fulmina, à nouveau, en plein cœur du conflit, dans les colonnes de la revue Le Feu, un bi-mensuel relancé par Joseph d’Arbaud en 1917, qui se voulait le promoteur du régionalisme méditerranéen. Il s’y voulut un « chasseur des Boches du Rhône » implacable, et s’il ne fallait retenir qu’une campagne, on pourrait s’arrêter sur celle qu’il mena à l’encontre du citoyen anglais V. S Ruelens-marlier, expulsé de France en 1913 pour escroquerie. Replié à Genève, celui-ci avait eu le tort, en 1916, de publier un ouvrage, Le Rhin libre, dans lequel il conviait les Suisses à privilégier le Rhin, futur boulevard industriel européen, selon lui, au détri-ment du Rhône. Pure trahison, selon marcel Provence, qui demanda à être entendu par la justice militaire sur le sujet68.

Ces attaques se voulaient l’expression d’un synchronisme salvateur : la traque des espions et des traîtres de l’intérieur était une condition sine qua non de la victoire et le pendant des sacrifices consentis au front. Restait à leur donner une traduction judiciaire. Les justices civile et militaire s’y attelèrent. Le 13 octobre 1914, le Garde des sceaux invitait les premiers présidents et procureurs à faire procéder à la saisie et à la mise sous séquestre de toutes marchandises, valeurs mobilières et immobilières dépendant de maisons allemandes, autrichiennes et hongroises implantées sur le sol français69. Ces instructions furent suivies à la lettre et les séquestres se multiplièrent. Au début de 1915, si l’on excepte le département de la Seine, les Alpes-maritimes et les Bouches-du-Rhône enregistrent le plus grand nombre de séquestres. Respectivement 608 et 500, si l’on cumule les séquestres d’établissement, les séquestres de biens individuels et les séquestres de créances, marchandises ou dépôts en banque70. De quoi apporter de l’eau au moulin de tous ceux qui,

68. Le Feu du 1er juin 1918. marcel Provence semblait goûter le procédé puisqu’il avait demandé, quelque temps auparavant à être auditionné par le lieutenant Bondoux, rapporteur du conseil de guerre de marseille, à propos du séjour marseillais de miguel Almereyda. Rappelons que ce dernier, fondateur-directeur du Bonnet rouge avait entrepris des démarches pour créer un journal qui se serait intitulé le Bonnet rouge marseillais. Le projet n’aboutit pas et les posi-tions pacifistes, défaitistes pour marcel Provence, d’Almereyda ainsi que ses liens avec malvy et Caillaux lui valurent d’être accusé de trahison. Il devait se suicider dans sa cellule de Fresnes en août 1917.

69. Journal officiel 14 octobre 1914.70. La mise sous séquestre fut un moyen des plus commodes, pour certaines firmes, de se

débarrasser de concurrents gênants. Les efforts déployés par la Compagnie des produits chimi-ques d’Alais et de la Camargue, via le Comité des Forges et la presse, pour empêcher la Société française pour l’industrie de l’aluminium, filiale de l’entreprise suisse AIAG, d’exploiter l’usine d’alumine de Saint-Louis-les-Aygalades tendrait à le prouver. Son argumentaire reposait sur le risque d’une revente à l’Allemagne. Frédéric Lo-Faro, « Une usine sous séquestre : Saint-Louis-les-Aygalades », Cahier d’histoire de l’aluminium, n° 30, 2002, p. 35-52.

En 1920, marcel Provence reviendra sur le sujet, s’inspirant des campagnes du Feu, et réclamera, pour éviter toute mainmise d’une puissance hostile sur les gisements de bauxite, une modification législative au terme de laquelle lesdites carrières seraient placées sous le régime des mines, ce qui interdirait toute concession. marcel Provence, L’Allemagne et l’après-guerre : bauxites et aluminium, Paris, 1920, p. 95.

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comme Léon Daudet s’époumonaient à fustiger l’infiltration économique de la région. Au fil des mois, le dispositif s’étoffa encore. Le 22 janvier 1915, la première chambre du tribunal civil de marseille se prononçait contre le droit pour les sujets ennemis d’ester en justice pendant le conflit71. Quel-ques mois plus tard, le tribunal de commerce de Nice affirmait qu’un sujet ennemi ou un sujet ennemi séquestré pouvait être condamné par défaut72. La justice militaire n’était pas en reste et s’était emparée à son tour de certains dossiers. C’est ainsi que le conseil de guerre de la 15e région condamna à mort par contumace Hermann Hochel, administrateur délégué de l’Union Sulfur Company de Hambourg, directeur des Raffineries internationales de soufre du Canet, à marseille, pour avoir implanté ses usines le long des voies ferrées, détourné les soufres de Louisiane et de Sicile et, par là même, nui à l’industrie d’armement française. La censure postale permit, à son tour, de ramener dans les rets de la justice militaire quelques contrevenants aux lois de la guerre. Auguste Alexis, négociant en marrons de la Garde-Freinet fut épinglé de la sorte. Il avait voulu vendre six tonnes de marrons à une maison allemande de Karlsruhe avec qui il commerçait avant guerre. La transaction devait s’opérer via un intermédiaire genevois, seulement la correspondance avec celui-ci fut interceptée. Le conseil de guerre de la 15e région, présidé par le lieutenant-colonel Kervella ne transigea pas et condamna Alexis à trois ans d’emprisonnement et 10 000 francs d’amende73.

Cette volonté de débusquer toute présence économique ennemie put tourner à l’obsession et donna lieu à des manifestations anti-allemandes parfois très violentes comme ce fut le cas à menton, lors du retour de m. Eckert, ancien propriétaire de l’hôtel du Louvre, faisant valoir sa nouvelle nationalité suisse, afin de récupérer son bien. Une altercation à proximité de l’hôtel conduisit les gendarmes à emmener l’homme au commissariat où celui-ci certifia, à juste titre, avoir été naturalisé. La nouvelle se répandit assez vite et décupla la colère d’un certain nombre de mentonnais qui en vinrent à assiéger le commissariat. Dès lors, toute sortie ne pouvait qu’être scabreuse. De fait, la reconduite du citoyen Eckert à la gare se solda par de violentes bagarres lors desquelles le commissaire Revelly reçut un coup de couteau au flanc gauche et un gendarme fut blessé à l’œil par jet de pierre. L’académicien Gabriel Hanotaux ironisa sur les opportunes naturalisations qui, si elles se généralisaient, permettraient aux Allemands de remettre la main sur la Côte d’Azur et menton. Et d’imaginer un carnaval de Nice devenant une « satur-nale allemande74 ». On était entré dans l’ère de l’affabulation et cela conduisit inévitablement à des excès. À marseille, on arrêta Jean-Guillaume Oberlé, de nationalité allemande, parce qu’il portait le nom du héros d’un roman de René

71. Petit Provençal 23 janvier 1915.72. Journal du droit international d’avril 1916, p. 1312.73. Journal du droit international 1915, p. 995.74. Le Figaro 24 janvier 1915.

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Bazin, écrivain de la Revanche, au seul motif qu’il aurait profité indûment du capital de sympathie de celui-ci75 ! Et que dire des infortunes de Berthold margulies ? Ce banquier, né en Roumanie, de parents autrichiens, qui avait grandi en Belgique, s’était installé à Nice, à la villa Casapalca. Il y mena une vie princière. Le Gotha de la Riviera se bousculait à ses soirées de bienfai-sance. On y croisait la duchesse de Vendôme, le préfet de Jolly, le général Schmitz entre autres. Tout semblait lui sourire. Il avait seulement oublié, qu’en pareil contexte, tant d’ostentation pouvait intriguer, froisser, révolter. C’est ce qui advint. Lorsque le financier s’avisa de vouloir recouvrer certaines dettes auprès d’un banquier autrichien, Rosenberg, installé en Suisse, celui-ci s’empressa de le dénoncer comme sujet d’une nation ennemie. Il pensait sans doute de la sorte s’exonérer de tout remboursement. Incapable de fournir un passeport en bonne et due forme, margulies vit sa situation devenir des plus scabreuse d’autant plus que son cas fit l’objet d’une interpellation au Sénat, le 22 juillet 1917, de la part du sénateur du Var, Georges Clemenceau, agacé par son mode de vie tapageur : « Voilà un homme qui jette l’argent à pleines mains, qui fait des voyages en Suisse, qu’on laisse libre en France. Cet état de choses n’est pas tolérable76 ». Apostille entendue par la Sûreté générale car, peu de temps après, margulies était interné à la Chartreuse du Puy avant d’être transféré à la maison d’arrêt de Nice. Les charges qu’on lui imputait étaient lourdes : intelligence avec l’ennemi, commerce avec l’ennemi, introduction dans les places fortes de Paris et Nice sous fausse nationalité. Aucune ne devait tenir durant le procès. Celui que l’on accusait d’être un « heimatlos », « un internationaliste du capital77 » passa tout de même plus d’un an dans une cellule de condamné à mort avant d’être acquitté en 192378.

comment redorer Le bLason ProvençaL ?

La question en tarauda plus d’un et l’on tenta d’y répondre en donnant des gages de germanophobie. L’époque ne manquait pas d’auxiliaires de justice prompts à se lancer dans une chasse aux Boches ou à traquer toute forme de bochophilie et à la dénoncer. À la pointe de ce combat figurait la ligue anti-allemande de marseille, présidée par Paul Barlatier, directeur du Sémaphore. Son discours était sans ambages : il fallait « assainir », « purifier », « expurger » la région. Pour ce faire, la ligue ne manquait pas de proposition. Son organe, Le Français, invitait le parquet à liquider les compagnies d’assu-

75. La Croix 5 janvier 1915.76. Journal Officiel 23 juillet 1917.77. AD Bouches-du-Rhône : 1 m 735 : Affaire margulies : copie du rapport au ministère de

l’Intérieur du 8 août 1919.78. Ce verdict l’innocentant tint notamment au fait que son dossier avait été instruit par

Rozier et non par Pierre Bouchardon, un affidé de Clemenceau, déjà démobilisé. Annie DePer-cHin, « Clemenceau et l’opinion publique : les affaires », dans Actes du colloque international consacré à Georges Clemenceau et la Grande Guerre, La Crèche, 2010, p. 154.

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rances allemandes, à faire en sorte que tout tabac allemand soit retiré de la vente. Était réclamée également une loi interdisant les mariages entre fonc-tionnaires, officiers et sous-officiers, soldats et des femmes appartenant par leur naissance aux nations allemande, austro-allemande, plus généralement à toute nation ennemie de la France. L’offensive se poursuivit avec un appel au boycott des produits boches ou à consonance jugée comme telle… (produits Liebig, bouillons Oxo et Kub, chocolat Suchard de l’allemand Karl Russ). Il allait de soi que la moindre publicité pour l’un de ces produits devait être arrachée. Le dynamisme de la ligue de marseille valut à la région d’accueillir à deux reprises le congrès des ligues anti-allemandes de l’Est et du Sud-Est. La première fois, les discussions se déroulèrent, du 14 au 16 octobre 1916, au 5 rue Armeng (à l’angle de la place de la préfecture) dans les locaux mêmes de l’antenne marseillaise. On tapa dru sur la Suisse dont l’hôtellerie abriterait des activités d’espionnage et qui accorderait un peu trop facilement sa nationalité moyennant des espèces sonnantes et trébuchantes. Six mois plus tard, c’était au tour de Toulon, ville sensible avec son arsenal, d’accueillir le congrès. Paul Barlatier mena les débats. De ceux-ci, il ressortira une hottée de vœux émis par les différentes ligues provençales. La délégation cannoise souhaitait que tout Alsacien-Lorrain, dépouillé de son patrimoine lors de l’annexion de l’Alsace-Lorraine, du fait d’avoir opté pour la France, redevienne proprié-taire de ce dont il avait été dépouillé, quel qu’en soit le propriétaire actuel. Ils insistaient aussi afin que toutes les naturalisations accordées en France depuis 1870 à des sujets allemands ou austro-hongrois soient purement et simplement annulées. Le groupe des Niçois militait pour l’introduction de l’obligation de la mention de nationalité dans tous les actes publics et passés. La section marseillaise en appelait à l’adoption d’une marque de fabrique nationale qui estampillerait les articles de fabrication français. Les adhérents toulonnais privilégiaient un décret ordonnant la surveillance de tous les sujets neutres résidant en France pendant la durée de la guerre, et une loi interdisant l’acquisition, l’échange, la concession, la location par des étrangers ayant été en guerre avec la France ou par des personnes interposées, d’une parcelle quelconque du territoire français, des colonies et des pays de protectorat79.

Camille mauclair, dans son ouvrage, Le Vertige allemand, publié en 1916, aux éditions marseillaises Hélios80, ne donnait pas non plus dans la demi-mesure et se posait en champion du discours germanophobe. D’après lui, « le patriotisme s’est identifié pour tout Allemand avec une philosophie du crime, une glorification de l’espionnage, du vol, de l’amoralisme sous toutes ses formes, en une sorte d’hypnose. Pour Deutsches über alles, se prostituer, trahir, signer des faux, dérober des portefeuilles, assassiner sont

79. Le Français 1er mai 1917.80. Cette maison n’eut pas un grand rayonnement. À son actif néanmoins, on notera pour

l’année 1916 la publication de Jours gris et nuits rouges dans l’Argonne. Douze fresques de l’ac-tion garibaldienne sous la plume de Ricciotto Canudo et De la Provence aux bastions de l’Est signé Émile Sicard, futur directeur du Feu.

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des actes louables81 ». Dans ces conditions, « la seule façon de détruire le rêve, ce serait de détruire toute la population germanique ou tout au moins de la disperser comme le furent les Juifs auxquels elle ressemble par tant de traits82 ». Germanophobie et antisémitisme se mêlaient ici. mauclair proposa aussi qu’un livre de classe listant toutes les atrocités allemandes soit distribué aux lycéens français. Au fil des mois, le discours ambiant s’était focalisé sur un ennemi unique, le Boche. Ce basculement avait pour dessein de renforcer la conscience nationale et de réduire la fracture front/arrière. Les outrances nationalistes devaient faire oublier les rancœurs régionales. michael Jeismann a qualifié à juste titre cette évolution « d’ethnicisation de l’hostilité83 ».

Ce pilonnage en règle de l’ennemi se voulait rassurant pour ceux qui étaient directement au contact de l’ennemi. L’entreprise de restauration d’image était en marche. Elle prit une nouvelle dimension avec la mise sur pied de l’association « La Provence pour le Nord ». Les autorités régionales, à l’image du conseil général des Bouches du Rhône avaient déjà débloqué des crédits pour venir au secours des populations des départements envahis. mais plusieurs personnalités voulaient aller plus loin et mener une action hors de la tutelle de l’État, de ses administrations. Bref, établir un contact direct. L’ini-tiative de l’opération revint au comité des quotidiens marseillais, sollicité par Gustave Bourrageas, gérant du Petit Marseillais84. Ce dernier se montra assez convaincant pour emporter l’assentiment des principaux directeurs de jour-naux marseillais, à savoir : Samat, le directeur du Petit Marseillais, martin, directeur du Petit Provençal, Paul Barlatier, directeur du Sémaphore, Denys Bourdet, rédacteur en chef du Soleil du Midi, Audibert, directeur du Radical. L’élan de générosité ne se limitait pas aux Bouches-du-Rhône. D’autres jour-naux souscrivirent au projet (le Petit Var, la République du Var, le Mémo-rial d’Aix, le Journal de Nice, le Journal des Basses Alpes). Tous estimaient remplir un devoir patriotique et dans l’esprit des créateurs, il y avait, sans nul doute, l’espoir d’apaiser l’après guerre. Tous souhaitaient que la Provence puisse dire : « me voici. mes deuils ont connu la cruauté de tes deuils. Comme tes fils, les miens ont, pour la patrie, largement payé le tribut du sang. J’ai mes légions de héros. J’ai ma foule de martyrs. mais parce que tes ruines de pierre ont payé le salut de mes cités, parce que l’incendie, les bombardements, la dévastation ont épargné mes champs et mes foyers, je t’apporte une part de

81. Camille maucLair, le Vertige allemand, marseille, 1916, p. 14.82. Op. cit., p. 1583. michael Jeismann, La Patrie de l’ennemi : la notion d’ennemi national et la représenta-

tion de la nation en Allemagne et en France de 1792 à 1918, Paris, 1997, p. 315.84. Rial Faber, La Provence pour le Nord, marseille, 1916, 16 p. Fortune faite à zanzibar,

Denis Bourrageas avait investi une partie de ses profits dans le Petit Marseillais et tint à assurer lui-même la gestion du journal. En 1902, son fils Gustave lui succéda et devint petit à petit, en multipliant les prises de participation dans les journaux régionaux, un magnat de la presse méridionale. Constant Vautravers et Alex mattaLia ont retracé la carrière de Gustave Bourra-geas dans leur enquête sur Des journaux et des hommes du xviiie au xxie siècle à Marseille et en Provence, Avignon, 1994, p. 141 à 149.

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mes biens épargnés ». Dans le droit fil de cette réflexion, le docteur Pamard85, éminent membre avignonnais de l’association pouvait légitimement s’in-terroger : « Qu’aurait coûté une occupation allemande avec son cortège de pillages, de machines transférées en Allemagne, de contributions de guerre ? » Les promesses étaient une chose, les honorer parfois une toute autre. Aussi, prit-on le soin de structurer l’association au plus vite. Le fonctionnement de « La Provence pour le Nord » reposa sur 12 comités répartis sur 5 départe-ments : 3 dans les Bouches-du-Rhône (marseille, Aix-en-Provence, Arles), deux dans le Var (Draguignan, Toulon), quatre dans le Vaucluse (Avignon, Orange, Carpentras, Apt), deux dans les Basses Alpes (Digne, Sisteron), un dans les Alpes maritimes (Nice). Le plus souvent, des personnalités de premier plan en assumaient la direction. À Nice, c’était le maire en personne, m. Bonnefoy-Sibour, à Aix-en-Provence, le président du conseil général, m. Cabassol tandis qu’à marseille cette tâche revenait à m. Estrine, président honoraire de la Chambre de commerce. Chaque comité récoltait des fonds grâce à l’émission de carnets de collectes à domicile, des timbres commémo-ratifs, mais aussi grâce à des conférences. En 1916, 321 707 francs en espèces furent rassemblés mais il fut décidé, afin d’éviter de faire doublon avec les aides de l’État, qu’une large part des fonds de souscription se transforme-raient en dons en nature (trousseaux, linges, livres).

Il est difficile de passer sous silence une autre forme d’entraide, certes nationale, mais dans laquelle la région prit sa part : le parrainage de villes dévastées à la fin du conflit. Les cités provençales s’illustrèrent en la matière. Dès 1918, Arras où 56 % des maisons avaient été détruites et 39 % endom-magées devint la filleule de marseille86. La ville de Nice épaula Cambrai ainsi que les villages de Réquigny et de Charmes près-la-Fère.

L’arrondissement de Carpentras ne fut pas en reste et adopta trois communes dévastées de l’Aisne. Des subventions furent votées en 1921, 1922 et 1923. Les communes de Bédoin, Blauvac, Flassan, malemort, methamis, modène, Villes-sur-Auzon, Pernes-les-Fontaines, La Roque-sur-Pernes, Saint-Didier, Velleron, Venasque, Aurel, Saint-Trinit et Saint-Christol adop-tèrent la commune de montaigu dont 20 maisons sur 20 avaient été détruites. Aubignan, Caromb, Loriol, Saint Hippolyte, Sarrians, mormoiron devinrent marraines de Boncourt dont 6 immeubles avaient été détruits et 30 endom-magés. Enfin, Entraigues, monteux, Saint Pierre de Vassols, Sault et Althen-les-Paluds portèrent secours à Gizy (29 maisons sur 140 détruites)87. De cette

85. Le docteur Alfred Pamard (1837-1920) était un ancien interne des hôpitaux de Paris. En 1862, il avait été nommé chirurgien en chef de l’Hôtel Dieu d’Avignon. Après une guerre de 1870 courageuse durant laquelle il fut fait prisonnier à deux reprises en tant que médecin chef d’ambulance, il revint en Avignon et devint un acteur majeur de la scène culturelle locale, fondant notamment en 1908 le Société des amis du Palais des papes et des monuments d’Avignon.

86. Par délibération du 5 novembre 1918, la ville de marseille entérinait cette décision et versait 900 000 francs à Arras au titre des dommages de guerre. En 1932, la municipalité arra-geoise débaptisait la place Vauban pour en faire une place de marseille.

87. Le Ventoux 23 décembre 1921.

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solidarité, il subsiste encore des traces. Le village d’Herpy l’Arlésienne en est la vivante expression. Ce bourg de l’arrondissement de Rethel était sorti du conflit, exsangue. Occupé du 30 août 1914 au 30 octobre 1918, trente régi-ments s’y étaient expliqués. Il avait été détruit à 95 %. Sur les 40 mobilisés du lieu, 13 étaient tombés au champ d’honneur. Les privations, les mauvais traitements avaient eu raison de 30 autres personnes88. C’est dans ce contexte que le maire, marcel Braibant, décida de faire jouer son carnet d’adresse et appela à la rescousse des amis provençaux. Son appel fut entendu. Herpy devint la filleule d’Arles. Cette dernière ne lésina pas son soutien. Plusieurs milliers de francs, récoltés lors d’une fête provençale, organisée le 7 septembre 1919, dans les arènes, des wagons entiers de mobilier, de literie, de linge, une horloge furent expédiés. Des Arlésiens firent le déplacement pour recons-truire l’église, unique édifice, encore aujourd’hui, à arborer un toit de tuiles rouges. Autre geste marquant, madame Frédéric mistral fit don non seule-ment, d’une cloche dédiée à Saint-Gens, qui trônait jusqu’alors sur les toits du museon Arlaten mais également du porte-plume avec lequel son mari avait écrit mireille. Il servirait désormais à signer les actes d’état-civil d’Herpy89. Quelques semaines plus tard, le village ardennais changeait de dénomination et devenait Herpy l’Arlésienne90 scellant ainsi l’union des deux cités.

Toutes ces initiatives pouvaient-elles suffire à dissiper des mois, des années de défiance ?

Le travaiL de mémoire d’un inLassabLe tHuriFéraire

Pour Jules Belleudy, sûrement pas. Cet éminent journaliste, ancien rédac-teur en chef du Journal du Midi (Avignon), avait fait carrière dans la préfec-torale. Ce choix lui avait valu de présider aux destinées de la préfecture du Vaucluse de 1906 à 1910 et il estimait qu’il fallait aller plus loin si l’on voulait laver l’honneur du 15e corps et, plus généralement, de toute une région. Une minutieuse contre-enquête était indispensable. Il se lança donc dans un travail de bénédictin pour tenter de rétablir le rôle des troupes incriminées dans la bataille de Dieuze. Il étudia sur la carte, heure par heure, documents en main les marches et contremarches des régiments. Il s’entretint avec les généraux Espinasse, Heymann, Sarrail, de Fontfroide, commandants succes-sifs du 15e corps, interrogea les officiers survivants, collecta pièces officielles, correspondances particulières, carnets de route. Et pour lui, pas l’ombre d’un doute : « Pour avoir suivi pendant trois années ces héros dans leurs misères, leurs dangers et leurs triomphes, j’ai le droit d’affirmer que le 15e corps a fait

88. Am d’Arles : texte de délibération du conseil municipal d’Arles en date du 22 mars 1919.

89. Le Petit Ardennais novembre 192090. À noter qu’après les terribles inondations de 2003, une délégation d’Herpiats vint à son

tour en aide aux Arlésiens éprouvés.

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noblement son devoir. Nous ne lui laisserons pas ravir sa part de gloire fran-çaise91 ». Afin d’asseoir ses conclusions, Belleudy en appelait au passé presti-gieux de la Provence, se référait à un Jules michelet, apologiste des guerriers les plus valeureux de Provence, à l’image d’un Crillon le Brave. La région n’avait-elle pas donné au pays près de 400 généraux dont 70 à la Révolution française et au premier Empire parmi lesquels 42 étaient inscrits sur les tables de gloire de l’Arc de triomphe92 ? Dans son livre Que faut-il penser du XVe corps ?, il tint la comptabilité des citations collectives (273) et des fourragères (23) reçues. Son entreprise de réhabilitation avait débuté pendant le conflit, elle se poursuivit bien après son terme. Un exemple : lorsque messimy publia ses mémoires, il fut l’un des premiers à l’épingler dans des articles vengeurs : « Il a été nommé général de brigade le 26 août 1918 et grand officier de la Légion d’honneur à titre militaire le 8 juillet 1934. C’est une honte pour la république des camarades93 ». Comme l’a bien montré Jean-yves Le Naour, on peut penser que Jules Belleudy s’inscrivait dans un mouvement de riposte qui visait « à retourner l’accusation de mauvais Français à l’encontre des tenants de la légende » et « à obtenir une réparation politique claire et officielle94 ». Ses travaux firent autorité et ouvrirent la voie à d’autres auteurs qui s’em-ployèrent à baliser le chemin de la rédemption pour les soldats provençaux. Souvent, ces derniers s’écartaient de la relation scrupuleuse des faits pour offrir aux lecteurs de véritables panégyriques. Ces quelques lignes de Pierre medan issues de son historique de la première fourragère du 112e, un régiment composé de Provençaux et de Corses, sont, à cet égard, assez éloquentes : « La patience, l’ardeur au travail des méridionaux sont attestés par les millions de mètres cubes qu’ils ont remués dans tous les secteurs dont ils eurent la garde. Au repos, des chants, de l’exubérance, des explosions de gaieté, des folies même sur lesquelles des chefs bienveillants fermaient les yeux ; en ligne, cette exubérance devenait de l’entrain, cette gaieté de la bravoure goguenarde, ces folies, de l’héroïsme95 ». Plus tardive, mais non moins symbolique, fut l’inau-guration à Bidestroff, à une dizaine de kilomètres de Dieuze, là même où 1 204 soldats du 15e corps avaient trouvé la mort le 20 août 1914, d’un mémo-rial dédié à ce corps d’armée (16 août 1936)96.

91. Jules Belleudy. L’homme. L’écrivain. Conférence de Georges Bonnamour. 4 mars 1939, Nice, 1939, 18 p.

92. Le Provençal de Paris 11 mai 192493. Les Tablettes d’Avignon 2 mai 193794. Jean-yves Le naour, « La Faute aux midis. La légende des méridionaux au feu »,

Annales du Midi, n° 232, octobre-décembre 2000, p. 507. Le comité, créé en 1917 en vue d’offrir une épée d’honneur à Joffre, présidé par la veuve de Frédéric mistral et soutenu par la rédaction du journal Le Feu, ne visait rien d’autre. Le Feu 1er août 1917.

95. Pierre medan, La Première Fourragère du 112e, Aix-en-Provence, 1919, 100 p.96. René Jonnekin, Hommage au 312e RI, Solliès-ville, 1994, p. 12.

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L’ImAGE BROUILLÉE DE LA PROVENCE 601

Il est loisible de voir dans ces initiatives le succès de ceux qui cherchè-rent à instrumentaliser la notion de trahison dans le but de mobiliser les consciences, de stimuler l’implication dans le conflit des populations culpa-bilisées de l’arrière, de légitimer une action judiciaire. Les tentatives de glori-fication posthume des fils de Provence, les gestes de solidarité à l’égard d’un pays pansant ses plaies tendraient à laisser croire au succès de la manœuvre. mais s’en tenir là reviendrait à passer sous silence les meurtrissures d’une région qui dut endurer des insinuations et des accusations odieuses de lâcheté ou d’antipatriotisme. Toutes les franges de la population provençale y furent soumises, les militaires comme ceux de l’arrière, les milieux économiques comme les milieux politiques97. Or, les blessures de l’honneur sont de celles qui modèlent une mémoire collective, qui fixent une identité, qui peuvent éventuellement marginaliser ou alimenter une culture de résistance, expli-quer une défiance à l’égard d’un pouvoir central. Les hommages rendus au 15e corps de même que les décisions de justice dédouanant un Théodore mante ou un Berthold margulies, prises dans le cadre d’un retour aux normes constitutionnelles, ne firent ni oublier les fausses accusations de défaitisme, ni disparaître le sentiment d’avoir été doublement et injustement sanctionné. D’abord par une justice civile ou militaire focalisée sur le seul objectif de la défense du jusqu’au boutisme guerrier et donc peu soucieuse d’équité et de vérité. Ensuite, par un tribunal de l’opinion, érigé puis présidé par une presse nationaliste, qui ne se priva pas de surexploiter le filon de la trahison.

Franck TISON

97. On pense ici au député du Vaucluse, Alexandre Blanc, qui, pour s’être rendu à Kienthal en 1916, devint une cible de choix de la presse de droite. Un Joseph Denais dans La Libre Parole, un Pugliesi-Conti dans l’Écho de Paris, un Léon Daudet dans l’Action française, daubant perfi-dement sur son passage très rapide des rangs du 16e territorial aux bancs du Palais Bourbon…

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