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1 Lied & Mélodie Texte de présentation des œuvres du concert du 5 octobre 2019 Salle des Abeilles du Palais de l’Athénée à Genève Myrielle Schnewlin FRANZ SCHUBERT Suleika I et II, D 720 et D717 ……………………………………… pp. 1-3 RICHARD STRAUSS Mädchenblumen, op. 22 ……………………………………… pp. 4-6 LOUIS BEYDTS Chansons pour les oiseaux ……………………………………… pp. 7-9 AARON COPLAND Twelve Poems of Emily Dickinson ……………………………………… pp. 10-11 DOMINICK ARGENTO Six Elizabethan Songs ……………………………………… pp. 12-13 Femmes en fleurs Le programme est un voyage dans le temps et dans l’espace ; il réunit aussi bien des compositions de la figure emblématique du lied romantique allemand, Franz Schubert, que des chansons contemporaines américaines. Le lien qui les unit est une inspiration généralement puisée dans l’élan amoureux envers une figure féminine. Quoi de plus parfait que le lied, genre intime par excellence, pour illustrer ce noble sentiment ? Les compositeurs y marient texte et musique en une osmose propre à la créativité et au langage musical de chacun. Franz Schubert (1797-1828), Suleika I (1821) et II (1824) : Au début du 19 e siècle, alors que Ludwig van Beethoven est au sommet de sa carrière, le jeune Schubert, impressionné par le génie de son aîné viennois, s’épanouit dans le genre mineur du lied dont il compose plus de 600 pièces. Schubert s’empare de ce genre, souvent laissé aux mains des amateurs et fait preuve d’un talent incroyable dès ses premières compositions. Tout juste âgé de 17 ans, il donne naissance à un chef d’œuvre, « Erlkönig » (Le Roi des Aulnes), qui lui assure une certaine renommée au sein de la communauté artistique de Vienne 1 . Inspiré des thèmes de la mythologie germanique, de forme généralement durchkomponiert, dont la musique suit l’affect du texte, il hisse ce genre à un niveau de perfection jusqu’alors inexistant. Schubert compose « Suleika I » à l’âge de 24 ans, période à laquelle il gagne en notoriété dans sa ville natale. Trois années plus tard, Anna Milder, célèbre chanteuse d’opéra et admiratrice de Schubert, lui commande une œuvre qui inspirera au compositeur « Suleika II ». Lors de la première exécution publique de cette pièce, en 1825 à Berlin, interprétée par Anna au soprano et par sa sœur au piano, la chanson est immédiatement appréciée, comme en témoigne un critique musical de l’époque : « Mme Milder a brillamment fait vibrer nos cœurs… La tendre mélodie a été chantée avec un sentiment d’intimité par Mme Milder, soutenue par des couleurs lumineuses à travers un accompagnement assez singulier au piano » 2 . Malgré ce succès et étant décédé très jeune, il n’obtient qu’une reconnaissance dans le monde quelque peu restreint des soirées musicales viennoises. Sa renommée internationale 1 Muxfeldt, Kristina, « Schubert’s songs : the transformation of a genre » in The Cambridge Companion to Schubert. ed. C. H. Gibbs, Cambridge University Press, cop. 1997, p. 121. Byrne, Lorraine, « Settings from Goethe’s Westli-östlicher Divan » in Schubert’s Goethe settings, p. 382. 2 Notre traduction. Citation anglaise dans l’ouvrage suivant : Montgormery, David, «Franz Schubert’s music in performance» in The Cambridge Companion to Schubert, ed. C. H. Gibbs, Cambridge University Press, 1997, p. 275.

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Lied & Mélodie

Texte de présentation des œuvres du concert du 5 octobre 2019

Salle des Abeilles du Palais de l’Athénée à Genève

Myrielle Schnewlin

FRANZ SCHUBERT Suleika I et II, D 720 et D717 ……………………………………… pp. 1-3 RICHARD STRAUSS Mädchenblumen, op. 22 ……………………………………… pp. 4-6 LOUIS BEYDTS Chansons pour les oiseaux ……………………………………… pp. 7-9 AARON COPLAND Twelve Poems of Emily Dickinson ……………………………………… pp. 10-11 DOMINICK ARGENTO Six Elizabethan Songs ……………………………………… pp. 12-13

Femmes en fleurs

Le programme est un voyage dans le temps et dans l’espace ; il réunit aussi bien des compositions de la figure emblématique du lied romantique allemand, Franz Schubert, que des chansons contemporaines américaines. Le lien qui les unit est une inspiration généralement puisée dans l’élan amoureux envers une figure féminine. Quoi de plus parfait que le lied, genre intime par excellence, pour illustrer ce noble sentiment ? Les compositeurs y marient texte et musique en une osmose propre à la créativité et au langage musical de chacun. Franz Schubert (1797-1828), Suleika I (1821) et II (1824) : Au début du 19e siècle, alors que Ludwig van Beethoven est au sommet de sa carrière, le jeune Schubert, impressionné par le génie de son aîné viennois, s’épanouit dans le genre mineur du lied dont il compose plus de 600 pièces. Schubert s’empare de ce genre, souvent laissé aux mains des amateurs et fait preuve d’un talent incroyable dès ses premières compositions. Tout juste âgé de 17 ans, il donne naissance à un chef d’œuvre, « Erlkönig » (Le Roi des Aulnes), qui lui assure une certaine renommée au sein de la communauté artistique de Vienne1. Inspiré des thèmes de la mythologie germanique, de forme généralement durchkomponiert, dont la musique suit l’affect du texte, il hisse ce genre à un niveau de perfection jusqu’alors inexistant. Schubert compose « Suleika I » à l’âge de 24 ans, période à laquelle il gagne en notoriété dans sa ville natale. Trois années plus tard, Anna Milder, célèbre chanteuse d’opéra et admiratrice de Schubert, lui commande une œuvre qui inspirera au compositeur « Suleika II ». Lors de la première exécution publique de cette pièce, en 1825 à Berlin, interprétée par Anna au soprano et par sa sœur au piano, la chanson est immédiatement appréciée, comme en témoigne un critique musical de l’époque : « Mme Milder a brillamment fait vibrer nos cœurs… La tendre mélodie a été chantée avec un sentiment d’intimité par Mme Milder, soutenue par des couleurs lumineuses à travers un accompagnement assez singulier au piano »2. Malgré ce succès et étant décédé très jeune, il n’obtient qu’une reconnaissance dans le monde quelque peu restreint des soirées musicales viennoises. Sa renommée internationale

1 Muxfeldt, Kristina, « Schubert’s songs : the transformation of a genre » in The Cambridge Companion to Schubert. ed. C. H. Gibbs, Cambridge University Press, cop. 1997, p. 121. Byrne, Lorraine, « Settings from Goethe’s Westli-östlicher Divan » in Schubert’s Goethe settings, p. 382. 2 Notre traduction. Citation anglaise dans l’ouvrage suivant : Montgormery, David, «Franz Schubert’s music in performance» in The Cambridge Companion to Schubert, ed. C. H. Gibbs, Cambridge University Press, 1997, p. 275.

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ne prendra forme qu’après sa mort, grâce notamment aux compositeurs de la génération suivante, dite « de 1810 »3. Les textes de ces lieder proviennent d’un recueil intitulé « West-östlicher Divan » publié en 1819 sous le nom de Johann Wolfgang von Goethe. Ils sont en réalité le fruit de la talentueuse poétesse Marianne von Willemer (1784-1860) avec laquelle Goethe eut une idylle de deux années. Les thèmes de l’amante dialoguant avec le vent, des nuages de sables qui augurent un changement amoureux et du feu symbolisant le désir sont tirés de la littérature perse, en vogue à cette époque4. Les amours entre Suleika et Hatem sont une métaphore de celui partagé par Marianne et Goethe. Ces poèmes raffinés, empreints de profondeur émotionnelle, ont inspiré d’autres compositeurs romantiques de la génération suivante, comme Fanny Hensel, Félix Mendelssohn ou encore Robert Schumann. Dans le premier poème, Suleika s’adresse au vent de l’est, illustré par un ostinato (une idée musicale répétée de manière presque incessante) de doubles-croches au piano présent dès l’introduction au piano. Ce motif rythmique accompagne la mélodie du soprano comme un fil rouge durant les deux pièces qui sont marquées par quelques ruptures en lien avec la signification du texte. L’harmonie soutient l’humeur générale du poème, ainsi la tonalité mineure du premier volet représente le languissement de l’amante qui a hâte de revoir son amant :

Schubert, Suleika I, mesures 1-55

Certains termes comme « tausend Küsse » (millie baisers) sont mis en évidence par une mélodie particulièrement lyrique. Schubert illustre le vers « dort, find’ ich bald den Vielgeliebten » (là-bas, je retrouverai bientôt mon bien-aimé), par un passage en homophonie qui met en exergue le texte et illustre la joie ainsi que l’assurance de l’amante de revoir son amoureux :

Schubert, Suleika I, mesures 96-99

La pièce se termine par l’utilisation d’un nouveau tempo, « etwas langsamer », qui devient plus lent, et d’une tonalité qui se transforme en majeur introduisant le vers « Ach, die wahre Herzenskunde » (Ah, le véritable message du cœur). Des notes répétées au piano, en une sorte de pédale harmonique si caractéristique du style de Schubert, accompagnent la voix jusqu’à la fin de la pièce. Ce procédé met

3 Gibbs, Christopher H. « Poor Schubert : images and legends of the composer » in The Cambridge Companion to Schubert. ed. C. H. Gibbs, Cambridge University Press, cop. 1997, pp. 41;45. 4 Byrne, Lorraine. « ch. 13 : Settings from Goethe’s West-österlicher Divan » in Schubert's Goethe settings. Angleterre, Ashgate, cop. 2003, pp. 376-367. L’auteure propose une analyse particulièrement convaincante des deux lieder. 5 Schubert, Franz. Suleika I. éd. Breitkopf & Härtel, Leipzig, 1895.

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probablement en lumière l’idée sous-jacente du texte que l’amante éloignée de son amoureux est en quelque sorte en suspens et qu’elle ne prend véritablement vie que dans les bras de son bien-aimé :

Schubert, Suleika I, mesures 109-113

Dans le second volet, après avoir vu son amant, Suleika s’adresse cette fois au vent de l’ouest. L’harmonie majeure illustre une certaine joie de l’amante qui a revu son être aimé :

Schubert, Suleika II, mesures 1-66

Le terme « Liebe » (amour) est mis en évidence par une nouvelle homophonie entre la voix et le piano. Le sentiment de tristesse évoqué par le mot « Tränen » (larmes) est quant à lui traduit par un bref passage en mode mineur. A partir du vers « Eile denn zu meinem Lieben » (dépêche-toi d’aller chez mon bien-aimé), Schubert représente musicalement le sens du texte par un tempo plus rapide ainsi qu’une variation harmonique :

Schubert, Suleika II, mesures 129-132

Les derniers vers sont répétés plusieurs fois. La mélodie est rehaussée de plusieurs tons à chaque répétition, amplifiant le caractère culminant de la pièce qui atteint son paroxysme sur « seine Nähe » (sa proximité) avec la note la plus aiguë chantée par la soprano - représentant le lien fusionnel quasiment transcendantal qui lie les être aimés :

Schubert, Suleika II, mesures 126-130

6 Schubert, Franz. Suleika II. éd. Breitkopf & Härtel, Leipzig, 1895.

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Richard Strauss (1864-1949), Mädchenblumen (1886-88) Richard Strauss compose entre 1886 et 1888 un cycle de 4 chansons, que lui inspire Pauline von Ahna avec qui il se mariera en 1894. Elle-même chanteuse, Strauss l’accompagne au piano lors de soirées musicales tant à Berlin qu’en Europe. La composition de lieder chez Strauss est si intimement liée à leur relation, que lorsque sa femme se retire de la scène en 1906, il cessera de composer ce type de pièces durant plus de 10 ans7. De nombreux musicologues s’accordent à scinder la carrière du compositeur en deux parties principales ; la première est caractérisée par un style conservateur et classique, lorsqu’il est encore sous l’influence de son père, Franz Strauss, corniste à l’orchestre impérial de Berlin et d’Hans von Bülow, son professeur de direction d’orchestre, tous deux antiwagnériens. Richard Wagner est alors l’incarnation du style nouveau qui se libère peu à peu des contraintes harmoniques classiques. Cette période du jeune Strauss est aussi appelée « Mendelssohn » puisque, tout comme son aîné, il compose dans un style néo-classique et débute une carrière précoce en tant que compositeur, chef d’orchestre et interprète8. Vers 1885, la rencontre avec Alexandre Ritter, un violoniste virtuose qui l’initie à l’écriture musicale wagnérienne, opère un changement décisif dans son développement en tant que compositeur. Une rupture avec le style classique se manifeste dans l’œuvre la « Burlesque », composée en 1885, qui bien qu’étant dans le pur style classique est en réalité un pied de nez à cette manière de composer. Strauss la considérant désormais comme incapable de susciter et d’imiter véritablement les émotions humaines, le menant à une écriture résolument tournée vers le modernisme9. Malgré cette rupture, les maîtres romantiques comme Schubert et Schumann influencent encore Strauss dans l’écriture des chansons « Mädchenblumen », tant au niveau mélodique qu’harmonique. Publiées en 1891 à Berlin par Arnold Fürstner, elles obtiennent un succès immédiat auprès du public et sont interprétées par le compositeur et son épouse en Europe et aux Etats-Unis. L’éditeur berlinois qualifie ces pièces de « compliquées et expérimentales »10 ce qui illustre la palette variée avec laquelle Strauss habille de musique les poèmes. Felix Ludwig Julius Dahn, un poète allemand contemporain du compositeur, use de la métaphore de la fleur pour symboliser des personnages féminins. Toutefois, au lieu d’utiliser la rose, symbole universel de fraîcheur, de jeunesse et de beauté, il choisit, de manière inhabituelle, les bleuets, les coquelicots et les nénuphars, pouvant ainsi représenter des personnages subtilement contrastés. Le premier poème représente les bleuets, figurant la jeune femme pure et inconsciente de sa propre beauté. Le thème principal en est la douceur, que le compositeur illustre par une mélodie extrêmement lyrique chantée au soprano, accompagnée tout au long de la pièce par un rythme syncopé dans un tempo modéré au piano. Ce rythme ajoute au caractère doux de la pièce puisque le compositeur évite ainsi l’homophonie entre la voix et le piano qui lui aurait conféré un caractère trop carré et militaire. La tonalité de ré bémol majeur en adoucit également l’atmosphère :

Strauss, Mädchenblumen : Kornblumen, mesures 1-211

7 Petersen, Barbara. Ton und Wort : the Lieder of Richard Strauss. Michigan, cop. 1980, p. 155. 8 Jameux, Dominique. Richard Strauss. Solfèges, éd. du Seuil, cop. 1971, p. 31. 9 Ibid, p. 38. 10 Petersen, Barbara. Ton und Wort : the Lieder of Richard Strauss. Michigan, cop. 1980, p. 2. 11 Strauss, Richard. Mädchenblumen. éd. Boosey & Hawkes, Londres, 1964.

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Une brève incursion en fa mineur, un changement harmonique saisissant, illustre vraisemblablement par une ingénieuse idée musicale le vers « bewusstlos der Gefühlsjuwelen, die sie von Himmelshand empfahn » (inconscientes des joyaux de sentiment qu’elles ont reçus de la main du ciel) :

Strauss, Mädchenblumen : Kornblumen, mesures 9-11 La seconde chanson, dont l’image florale est le coquelicot, contraste avec la première pièce, de par son harmonie ainsi que par son rythme qui est plus rapide et de surcroit pointé. De brefs silences, des ornements ainsi que de grands intervalles en rythmes pointés confèrent un caractère enjoué, pétillant à la pièce qui met en musique le personnage dansant et vif de la jeune femme ronde et pleine de joie de vivre :

Strauss, Mädchenblumen : Mohnblumen, mesures 1-6 Dans la pièce suivante, le compositeur se complet dans une tonalité mineure, illustrant le caractère sensible et tendre de la jeune femme dépendante affectivement. L’image du lierre est convoquée par le poète que Strauss met en musique par l’utilisation d’arpèges ascendants au piano qui s’égrènent tout au long de la pièce :

Strauss, Mädchenblumen : Epheu, mesures 1-3

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La dernière chanson évoque la figure de la jeune femme éthérée, pure et mystérieuse symbolisée par le nénuphar. La pièce est particulièrement évocatrice du style schubertien, par l’usage de motifs répétés à l’accompagnement et par sa forme en deux parties distinctes. La pièce débute par une question illustrée par un mouvement ascendant au soprano. La première partie fait appel au monde du rêve par un motif rythmique répétitif joué au piano, composé de notes pointées rapides et sous forme de demi-arpèges. Le compositeur y mélange les rythmes binaires et ternaires tandis que la mélodie évolue presque libre sur ce tapis sonore. Cette instabilité rythmique associée à une harmonie par endroit très statique du piano est mise en contraste avec une mélodie empreinte d’une certaine liberté qui accentue l’atmosphère énigmatique du poème :

Strauss, Mädchenblumen : Wasserrose, mesures 1-3 La seconde partie débute sur le vers « Wenn sie spricht, ist’s wie silbernes Wogenrauschen » (quand elle parle, cela ressemble à un bruissement de vagues argentées) avec un changement métrique et harmonique en lien avec la signification du poème. L’image de la voix dont le son évoque le scintillement argenté de la lumière des étoiles sur les reflets de l’eau est illustré par un motif rapide et répété au piano :

Strauss, Mädchenblumen : Wasserrose, mesures 48-52 Le langage de cette pièce, fortement inspiré de celui de Schubert, fait vraisemblablement écho au terme convoqué à la fin du poème : « les romantiques ». Ainsi, le style romantique, bien que faisant rêver, appartient selon le compositeur à un monde légendaire et révolu, qu’il abandonnera d’ailleurs par la suite. Strauss parvient brillamment par un éventail de procédés à mettre en musique des personnages féminins qui se fondent dans des atmosphères musicales aussi diverses que variées.

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Louis Beydts (1895-1953), Chansons pour les oiseaux (1950) Louis Beydts, compositeur français, est avant tout connu pour ses opéras comiques, ses opérettes ainsi que pour ses musiques des films de Sascha Guitry. Il ne compose qu’un seul cycle de chansons et bien que novice dans ce genre, il n’en maîtrise pas moins l’écriture, étant versé dans l’art vocal. Son style, élégant et raffiné, est à la fois inspiré de celui de compositeurs français fin-de-siècle et par certains mouvements artistiques américains d’après-guerre, comme le jazz12. Amoureux inconditionnel de la voix humaine et du verbe, il crée pour chaque tableau narratif une atmosphère musicale appropriée au sens de chaque poème. Paul Fort, un poète contemporain français, met sous forme de mini-scénettes, quatre petites histoires allant du drame passionnel à la chasse au serin. Le premier poème, « La colombe poignardée », est une tragédie pour laquelle le compositeur utilise un langage musical emprunté à celui de Debussy, que Louis Beydts admirait tant13. Des arpèges évocateurs au piano, sur une harmonie comme suspendue dans le temps, confèrent à la pièce un sentiment d’ambiguïté :

Beydts, Chansons pour les oiseaux : la colombe poignardée, mesures 1-314

Cette atmosphère répond à celle du poème dans lequel l’auteur du crime passionnel est dévoilé en filigrane au fil du texte. L’œuvre se termine sur un pianissimo au piano sur des notes suraiguës qui ajoutent au caractère mystérieux et quelque peu angoissant de la pièce. La seconde chanson est, quant à elle, de caractère joyeux. Une énumération d’éléments naturels en un motif répétitif chanté au soprano est accompagnée d’une longue montée chromatique au piano en notes pointées, représentant la légèreté du poème, souligné d’un trait humoristique :

Beydts, Chansons pour les oiseaux : le petit pigeon bleu, mesures 21-26

12 Tchamkerten, Jacques, « Beydts, Louis ». New Grove online dictionary (10.09.2019). 13 Simeone, Nigel, « Making music in occupied Paris ». The Musical Times, 147/1894 (2006), p. 47. 14 Beydts, Louis. Chansons pour les oiseaux. éd. Durand & Cie, Paris, 1950.

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Quelques madrigalismes peignent musicalement le sens de certains termes, comme par exemple « arc-en-ciel », mis en musique par un mouvement mélodique en forme de voûte :

Beydts, Chansons pour les oiseaux : le petit pigeon bleu, mesures 31-32 Les mots « heureux » et « Dieu » sont, quant à eux, mis en valeur par un point d’orgue. L’œuvre se termine par des accords jazzy, clin d’œil à ce genre qui fleurit alors aux Etats-Unis :

Beydts, Chansons pour les oiseaux : le petit pigeon bleu, mesures 46-48 La pièce suivante est, à l’image de la première chanson, particulièrement influencée par le style impressionniste de Debussy ce qui lui confère un sentiment de mystère traduisant l’atmosphère « comme un rêve ». Ne sachant pas dans quel ton se situe l’œuvre, l’auditeur se laisse porter par un flou harmonique délicat :

Beydts, Chansons pour les oiseaux : l’oiseau bleu, mesures 1-3 Des noms de femmes sont énumérés, évoquant vers la fin les fées, qui sont traduites en musique par des notes suraiguës ainsi qu’une longue descente chromatique chantée au soprano :

Beydts, Chansons pour les oiseaux : l’oiseau bleu, mesures 30-32

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A la fin de la pièce, le terme « amour » est mis en valeur à travers la répétition à chaque fois rehaussée de plusieurs tons qui aboutit sur une longue note tenue et aiguë à la voix sur un pianissimo qui se fond parfaitement dans le caractère rêveur de la chanson :

Beydts, Chansons pour les oiseaux : l’oiseau bleu, mesures 39-45 La dernière chanson donne un aperçu de la maîtrise par le compositeur du style comique qu’il pratique dans ses opérettes, à travers une scénette entre un serin en cage et un chat. Un passage scandé de « miaou, miaou » est illustré par une juxtaposition d’accords au piano en décalage harmonique par rapport à la mélodie chantée par la soprano. De ce jeu entre le piano et la voix s’en dégage un sentiment drôle d’instabilité :

Beydts, Chansons pour les oiseaux : le petit serin en cage, mesures 54-59

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Aaron Copland (1900-1990), Twelve Poems of Emily Dickinson (1950) Changement de continent avec Aaron Copland, compositeur américain contemporain de Louis Beydts, lui aussi connu pour ses musiques de films. Passionné de littérature, il met en musique douze poèmes d’Emily Dickinson (1830-1886), auteure américaine, dont le corpus d’œuvre est publié dans les années cinquante. Ce sera le seul cycle de chansons du compositeur. Les influences musicales d’Aaron Copland sont très diverses ; il puise à la fois dans le langage des romantiques, celui des compositeurs français fin-de-siècle, dans les divers mouvements artistiques américains qui émergent durant la première moitié du 20e siècle mais aussi et surtout dans le dodécaphonisme, principalement inspiré par Webern15. Le thème principal des deux premiers poèmes est la nature, traduite ici dans un style impressionniste. Le piano, par des couleurs harmoniques libres, en des motifs aigus et courts, donne une impression de légèreté :

Copland, Twelve poems of Emily Dickinson : nature, the gentlest mother, mesures 1-416 La chanson étant de forme strophique, le compositeur use de divers moyens afin d’illustrer l’atmosphère de chaque strophe poétique. Celle dont le thème est le sommeil est en tempo plus lent, entrecoupée de silences et comporte quelques variations rythmiques et harmoniques. Le compositeur représente musicalement certains mots, comme par exemple « the most unworthy flower » (la fleur la plus indigne) fortement mis en exergue par des dissonances répétées au piano :

Copland, Twelve poems of Emily Dickinson : nature, the gentlest mother, mesures 34-38

15 Dictionnaire de la musique. Sous la direction de M. Vignal, Larousse, cop. 2005, p. 353. 16 Copland, Aaron. Twelve poems of Emily Dickinson, https://www.youtube.com/watch?v=fwUzxSX88jo (septembre 2019).

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La seconde pièce est dans un style déclamatoire, proche du langage parlé et emprunté au langage dodécaphonique. Durant les pièces suivantes, les ambiances joyeuses et tristes s’alternent. Le poème « Dear March, come in ! » est mis en musique dans un langage similaire aux deux premières pièces et dont le thème rejoint celui de la nature. Les poèmes sept et huit sont quant à eux composés dans une écriture néo-romantique, comportant des mélodies lyriques. La chanson dans laquelle est évoquée le thème des funérailles est inspirée d’un langage emprunté à Webern, empli de dissonances libres. La dernière pièce, « The chariot », contient la même mélodie que la septième chanson, toutefois en un tempo plus dynamique, en fortissimo et dans une autre harmonie mettant en contraste l’image du char en mouvement pour le premier et le thème du sommeil pour le second :

Copland, Twelve poems of Emily Dickinson : sleep is supposed to be, mesures 1-4

Copland, Twelve poems of Emily Dickinson : the chariot, mesures 1-3 Par divers procédés, Aaron Copland nous emporte dans des atmosphères évocatrices, caractérisées par une palette harmonique extrêmement colorée.

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Dominick Argento (1927-2019), Six Elizabethan Songs (1957) Dominick Argento, également compositeur américain, est, à l’image de Richard Strauss, inspiré par la relation qu’il entretient avec sa femme. Elle-même soprano, lors d’un interview datant de 1960, après avoir donné l’exemple de Verdi, Mozart et Strauss, qui tous avaient également épousés une chanteuse, il suppose ceci : « les compositeurs qui ont écrit les meilleures pièces vocales ont peut-être tous eu leurs idées de leurs épouses ! »17. Outre ce terreau amoureux et musical propice à son développement artistique, la voix, pour laquelle il voue un amour inconditionnel, lui inspire des merveilles. Voici ce qu’il en dit : « [la voix est] l’instrument musical par essence grâce à sa flexibilité, à ses variétés infinies de couleur et d’humeur, à son habileté unique à combiner le ton et le verbe, mais par-dessus tout, car la voix nous rappelle notre humanité, l’être humain qui éprouve joies et tristesses. » Il conclut en ces termes : « je suis tenté de dire que la voix est l’unique instrument qui ait une âme »18. La voix étant propre à marier le verbe et le son, Dominick Argento choisit avec soin les textes qu’il met en musique, il s’agit ici de poèmes provenant de monstres sacrés de la langue anglaise comme William Shakespeare et Ben Jonson, qui vécurent sous le règne d’Elizabeth I. Bien qu’étant né dans le 20e siècle, période qui voit naître le dodécaphonisme, Dominick Argento compose délibérément en musique tonale, qui selon lui, reste un langage propre à exprimer de nombreuses émotions. Il l’évoque ainsi lors d’un interview : « la musique contemporaine n’est pas obligée d’être atonale. La tonalité reste encore quelque chose de magnifique et riche en couleurs »19. Dans un style néo-romantique, il alterne ambiance joyeuse et triste en déployant un jeu compositionnel varié et hautement créatif20. Le premier poème, « Spring » (le printemps), de Thomas Nash illustre la nature qui s’éveille et l’effervescence de la vie incarnée par les oiseaux qui chantent. Le compositeur traduit musicalement cette image par un accompagnement au piano en valeurs courtes, rapides et pointées, ponctuées à la voix par des onomatopées « cuckoo, jug-jug, pu-we, to-witta-woo », qui illustrent le chant des oiseaux en toute légèreté. Sur le vers « the fields breathe sweet » (la douce odeur des champs) s’ouvre un nouvel espace harmonique large, accompagné de liaisons ainsi que d’une ligne mélodique très lyrique. La pièce suivante, « Sleep » (le sommeil) de Samuel Daniel, à la frontière entre le rêve et la mort, est mise en musique dans un langage énigmatique et mystérieux, empli de madrigalismes. Le piano scande des notes sur un rythme régulier, presque oppressant, évoquant une sorte de marche funèbre, mis en contraste avec une ligne mélodique enchantée et mystérieuse dont les vers se terminent souvent par des notes aiguës, en suspension dans le temps. Certains termes comme « relieve my languish, and restore the light » (soulage-moi de mes angoisses et fait briller la lumière) sont illustrés au soprano par une mélodie ascendante atteignant son apogée sur le terme « light ». La seconde partie qui débute sur « and let the day be time enough to mourn » (et que le jour suffise pour être en deuil), se caractérise par un changement rythmique et harmonique. Le tapis sonore du piano qui soutient une mélodie éthérée est constitué de motifs rapides passant des extrêmes aigus aux graves, comme des vagues dans un style impressionniste. Le terme « cease » (s’arrêter) est illustré par un point d’orgue à la voix accompagné d’un silence au piano. La pièce se termine sur une note énigmatique. Le sonnet « Winter » de William Shakespeare met en scène un épisode de la vie quotidienne. Au piano, les valeurs rapides et pointées évoquent le froid et le gel, accompagné à la voix par des onomatopées illustrant le chant du hibou « tu-who ».

17 Argento, Dominick, Douma Jeffrey. « Building a well-made house : an interview with Dominick Argento ». The

Choral Journal 47/12 (juin 2007), p. 31. 18 Notre traduction. Brunelle, Philip. « Music for angels and mortals ». The Choral Journal, vol. 49/6 (décembre 2008), p.14. 19 Ibid, p. 35. 20Saya, Virginia, Hughes, R. Daniel. « Argento, Dominick ». New Grove online dictionary, https://doi.org/10.1093/gmo/9781561592630.article.A2248070 (16.09.2019).

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Le compositeur utilise la forme strophique, qui malgré certaines variations, limite toutefois la mise en musique de chaque mot car la mélodie se répète sur des textes différents. L’atmosphère générale est donc mise en valeur, tout comme « Diaphenia » et « Hymn to Diana », dont les thèmes sont : pour le premier le bien-être et la joie de vivre, pour le second, le monde des dieux. La chanson « Hymn to Diana » contient un passage propre au style schubertien par un usage de notes répétées à l’accompagnement. Le sonnet « Dirge », sur le thème de la mort, de William Shakespeare, est quant à lui sinistre et sombre. La musique s’écoule lentement, entrecoupée de nombreux silences qui évoquent le souffle de la vie qui s’évapore inexorablement. Selon le contexte historique et le pays dans lesquels les compositeurs se sont développés, ils ont su mettre en musique le sens profond des poèmes avec un talent propre à leur sensibilité. En puisant dans diverses sources d’inspiration, ils utilisent une palette riche de procédés musicaux. Chaque pièce est un univers en soi, où plane de loin ou de près la figure de Schubert, père fondateur du lied, initiateur de ce genre tant prisé par les romantiques et dont l’héritage est visible jusqu’au 20e siècle.

Myrielle Schnewlin, Copyright 2019