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    La libert Cournarie 1 Philopsis Cournarie

    La libert

    Introduction la question philosophique de la libert1

    Laurent ournarie

    Philopsis : Revue numriquehttp: : :www.philopsis.fr

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    La ncessit de la question de la libert

    En quoi le problme de la libert nest-il pas une question particulire demande Heidegger au dbut de son cours de 1930 intitul De lessence dela libert humaine Introduction la philosophie? En quoi la libert nest-elle pas une question philosophique comme une autre ? En ce quelle inter-roge la philosophie elle-mme dans sa possibilit : que lessence de la libertconcerne lessence de la philosophie, voil ce qui fait le caractre insigne dela question de la libert. Que faut-il comprendre par l ? Sans doute quelleest une question primordiale la fois a parte subjectiet a parte objecti.

    A parte subjecti, parce que nul philosophe na la libert de lignorer :

    le philosophe nest pas libre de penser ou de ne pas penser la libert maisseulement libre de lui apporter telle ou telle rponse. La philosophie ren-contre la libert comme une question ncessaire. Cest elle qui, pourlessentiel, permet de distinguer les systmes philosophiques qui sontcomme des variations autour dun mme thme. Au terme de lanalyse

    1Le texte quon va lire est lintroduction un cours sur la libert profess parLaurent Cournarie une classe de khgne de Toulouse

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    conceptuelle du rel, il sagit de sassurer si lon a raison de tenir lhommepour un tre libre ou si la libert nest quune illusion que la connaissancephilosophique vient prcisment dissiper. Mais par l-mme, peut-tre, la li-

    bert signale quil ny a pas de systme philosophique si abstrait quil neprocde dun sujet engag dans lexistence. Le sujet qui pense nappartientpas au mme plan dtre que lobjet pens : le cogitone peut avoir le mmestatut que le cogitatum. Cest la principale critique de la pense existentielle lgard des systmes spculatifs (par exemple Kierkegaard lgard deHegel). Que la pense ne puisse pas dpasser lopposition du sujet et delobjet est peut-tre lindice que la libert est absolument premire ou irr-ductible. Ainsi la libert de penser serait lessence mme de la pense, mmede celle qui conduit une mtaphysique de la ncessit. La libert est unequestion ncessaire, mais lacte de penser, davancer une thse (pour oucontre la libert) procde dune libert originelle ou du moins inassimilable aucun systme conceptuel qui vient toujours trop tard dans son effort pour

    rsoudre lidentit de ltre et de la pense (Parmnide). Du moins, la ma-nire dont on lude ou non le rapport de la pense lgard de lexistence,dcide du statut quon reconnat la libert (illusion ou ralit) : pour parlerle langage de Kierkegaard, le philosophe qui parle le langage delabstraction, cest--dire celui qui lude lexistence pour ne sattacher qula pense idelle, qui pense le monde sub specie aeterni, verra dans la libertune illusion de la conscience subjective : la libert est tout simplement uneimpossibilit dans le systme de la nature. Ou encore, parce que la natureforme systme, quelque chose comme la libert humaine est impossible. Aucontraire, le penseur subjectif, qui pense partir de lexistence, qui tente de

    penser le rapport de lidalit de la pense la concrtude de lexistence, nepeut ignorer la libert : elle est bien plutt lorigine de ce rapport entre pen-

    se et existence. La pense abstraite en oubliant lexistence supprime le aut-aut, le choix, cest--dire la libert comme problme. Le penseur subjectif,au contraire en sinterdisant doublier quil existe dans lacte mme de pen-ser, est constamment reconduit lalternative, cest--dire au problme de lalibert.

    Reste que dans les deux perspectives, la libert simpose comme unproblme : soit comme un faux problme soit comme le problme mme delexistence.

    Le philosophe peut sans doute diffrer la rflexion sur la libert, sup-posant par paresse ou par optimisme que lexprience (cf. Fernando Savater,Choisir, la libert, p. 11-12) fournirait les rponses la question de savoir sila libert existe rellement, si on la possde avant mme de le savoir, si onlacquiert seulement par discipline sur soi-mme ou si lon doit renoncer laconnatre pour la possder, car sans doute que sur ce sujet, comme sur toutesles vraies questions philosophiques qui entravent toute rponse immdiate, ni le temps ni lespace ne parviennent jamais dissiper nos doutes. Il est inutile deremettre au lendemain ce qui demain me sera toujours aussi difficile ou aussi impos-sible raliser (p. 12).Donc, on dira quil est ncessaire, au moins une foisen sa vie, de se mesurer de faon dcisive la question de la possibilit et dela ralit de la libert parce que, dune certaine faon, elle donne sens

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    lusage mme de la raison (si lhomme est libre, laction est peut-tre la finmme de lusage de la raison) en mme temps quelle en signale certaineslimites (si la libert existe, la rationalit ne sidentifie pas la ncessit).

    Une fois en sa vie, comme Descartes, mme si le questionnement enveloppeune rflexion indfinie, la raison doit sarrter sur la libert.La question de la libert est une question dcisive qui engage le sens

    mme de la raison. Cest donc objectivement une question premire. A parteobjecti, la libert est en effet une question universelle parce que premire.Elle a rapport au principe, au fondement, sinon de ltre mme, du moins dece qui fait la diffrence ontologique de lhomme avec le reste des tants.Cette radicalit elle-mme est source dembarras. La radicalit philosophi-que de la question de la libert est reconnue par sa problmaticit irrducti-

    ble. Cest ce que souligne demble A. Hatzenberger dans lintroduction duCorpus, citant Hume pour qui elle est la plus pineuse question de la mtaphy-sique et Kant qui y voit la vraie pierre dachoppement de la philosophie . La

    libert est une question ncessaire o la philosophie sexpose ncessairement des contradictions insurmontables. La premire contradiction est dopposeren quelque sorte lentendement et la vie pratique. Leibniz crit que la ques-tion du continu et du discontinu, qui enveloppe le problme de linfini, estune question spcifiquement philosophique ou mtaphysique, qui ne se posequau penseur spculatif. En revanche, tout homme est amen se poser laquestion du libre et du ncessaire. Mais autant le philosophe est conduit parlide de ncessit, parce quelle est requise pour la connaissance rationnellede la nature, autant lhomme en lui est guid par celle de libert. Le labytinthe (Leibniz) de la question du libre et du ncessaire prend ici laforme dune contradiction intrieure : la philosophie peut-elle confirmer enthorie la croyance pratique en la libert ? Selon quil raisonne selon

    lexigence de la raison thorique (connaissance de ltre) ou selon lexigencede la raison pratique (possibilit de laction et devoir tre), le philosophe al-ternativement soutiendra la thse du libre ou lantithse du ncessaire, jus-qu perdre dans cette lutte fivreuse entre les deux partis, linstar de Ju-les Lequier, toutes ses forces crbrales et sa raison (X. Tilliette, cit par R-MMoss Bastide, La libert, Puf, p. 29). La question de la libert peut, lextrme, prendre pour la pense la forme dun tourment en devenantlunique question de toute une vie de spculation. Lequier crit dans ses no-tes : Important ; je voudrais la ressaisir [la croyance la libert] au prix du sacri-fice de ma raison mme (ibid.).

    Mais si la libert peut constituer le fil conducteur de toute une vie depense, cest parce que, comme on le disait en commenant, elle a rapportavec la philosophie elle-mme, pour autant que ce qui dfinit une question

    proprement philosophique est de viser le tout de ltre. Cest ce que Heideg-ger explique :

    Parmi les dterminations de lessence de la libert, il en est

    une qui, depuis toujours ne cesse de simposer de nouveau.

    Suivant cette dtermination, libert signifie autant

    quindpendance. La libert consiste tre libre de La

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    chose est libre qui ne dpend de rien et dont rien ne dpend ,

    dit Eckhart. Cette dtermination essentielle de la libert comme

    indpendance, non-dpendance, contient la ngation de la d-

    pendance vis--vis dun autre. On parle donc ici du conceptngatif de la libert ou, plus brivement, de la libert ngative.

    Et cette libert ngative de lhomme, de toute vidence, nest

    pleinement dtermine que si lon indique de quoi lhomme li-

    bre en ce sens est indpendant ou est conu comme indpen-

    dant. Or ce de quoi de lindpendance, dans la conception

    et linterprtation traditionnelles de la libert, a t expriment

    et problmatis dans deux directions essentielles :

    1. Ltre libre de est dabord indpendance vis--vis de la

    nature. Ce que nous voulons dire par l, cest que laction de

    lhomme, en tant que telle, nest point primairement cause pardes processus naturels ; elle nest pas soumise la contrainte

    des lois du cours des processus naturels et la ncessit de ces

    lois. Mais cette indpendance lgard de la nature peut tre

    encore comprise de manire plus prcise et plus essentielle si

    lon rflchit que la dcision et la rsolution les plus intimes de

    lhomme sont encore indpendantes, un certain point de vue,

    de la ncessit qui se trouve dans le cours de lhistoire et des

    destines humaines. Cette indpendance vis--vis de la ncessi-

    t naturelle et historique, nous pouvons, daprs ce qui a t dit

    plus haut, la rsumer sous le titre dindpendance vis--vis du

    monde , celui-ci tant entendu comme le tout unique delhistoire et de la nature. Mais ce premierconcept ngatif de la

    libert saccompagne certes pas toujours, mais l o sest

    veille une conscience originelle de la libert dun deuxime

    concept ngatif.

    2. Suivant ce concept, libert de signifie autant que indpen-

    dance vis--vis de Dieu, autonomie vis--vis de lui. Car cest

    seulement si existe une telle indpendance de lhomme

    lgard de Dieu quun rapport Dieu est possible de la part de

    lhomme. Cest alors seulement quilpeut chercher Dieu, le re-

    connatre, se tenir lui et ainsi prendre sur soi lexigence queDieu lui prsente. Un tel tre pour Dieu serait fondamentale-

    ment impossible si lhomme navait la possibilit de se dtour-

    ner de Dieu. Mais la possibilit du dtournement ou de la

    conversion prsuppose en gnral et dentre de jeu une cer-

    taine indpendance vis--vis de Dieu et une certaine libert

    contre Dieu. Le concept plein de la libert ngative signifie

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    donc : indpendance de lhomme lgard du monde et de

    Dieu[]

    Si la libert ngative est prise pour thme, alors monde et Dieu

    appartiennent ce thme titre de ce dont essentiel de

    lindpendance. Mais monde et Dieu forment en leur unit le

    tout de ltant. Il en rsulte que, lorsque la libert est prise

    comme problme en son essence, mme si elle ne lest dabord

    que comme libert ngative, nous questionnons dj ncessai-

    rement dans la direction du tout de ltant. Ainsi, le problme

    de la libert nest point une question particulire, ainsi cest

    manifestement une question universelle ! Il nest pas ici ques-

    tion dune particularit, mais dun universel regardons-y de

    plus prs.

    Non seulement la question de lessence de la libert ne restreintpoint la considration un domaine particulier, mais cest

    linverse qui est vrai : bien loin de limiter le questionner, elle le

    d-limite[]

    Si toute question scientifique et toute science en gnral sont

    essentiellement limites un domaine et si la question de

    lessence de la libert humaine, par son sens le plus propre,

    nous engage dans les rapports du tout de ltant, alors la ques-

    tion de lessence de la libert humaine ne peut tre scientifique.

    Car aucune science comme telle na non pas quantitative-

    ment, mais qualitativement, essentiellement la porte etlampleur dhorizon suffisantes pour embrasser dans son ques-

    tionnement le tout unitaire qui est vis demble, bien

    quencore de manire indtermine et non clarifie, dans le

    questionnement qui senquiert de la libert (Heidegger, De

    lessence de la libert humaine, p. 15-17).

    Ainsi traiter de lessence de la libert humaine nest pas une questionparticulire : question particulire lintrieur du champ de la philosophie,traitant dun tre particulier (lhomme) et dune dimension particulire de cettre. Bien plutt, en tant quindpendance lgard du monde et de Dieu,

    elle est une question mtaphysique qui engage la rflexion sur la totalitde ltre (lunitotalit de ltant est subsume sous lide de Dieu et demonde) et ainsi sur lessence de ltre : quest-ce que ltre si dans la totalitde ltant (reprsente par lide de monde ou lide de Dieu) quelque chosecomme un pouvoir dindpendance est possible ? Ou plutt la libert se d-finissant dabord comme indpendance implique par elle-mme Dieu et lemonde, cest--dire le questionnement en direction de la totalit de ltant.Ainsi lhorizon de la question apparemment limite de la libert humaine

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    sannonce la question de la totalit de ltre, cest--dire prcisment unequestion non catgoriale, non rgionale, et donc non scientifique. La libertest une question qui chappe par principe la comptence du discours scien-

    tifique - qui porte toujours sur un type dtre, un domaine de ltant (ce queAristote appelait philosophie seconde : ltre en tant que spar et mu(physique), ltre en tant que spar et immobile (mathmatique) - et appar-tient par principe la philosophie. Cest pourquoi la question de lessence dela libert humaine peut passer pour une introduction la philosophie elle-mme :

    Toute question philosophique questionne en direction du

    tout. Ainsi, au fil conducteur de la question de lessence de la

    libert humaine, nous avons le droit de, et mme nous devons

    risquer une vritable introduction la philosophie en son tout.

    [] Lorsque nous questionnons rellement lessence de la li-

    bert, alors nous nous trouvons dans la question de lessence deltant comme tel. La question de lessence de la libert hu-

    maine est ainsi ncessairement insre dans la question qui

    demande ce que ltant comme tel est proprement (p. 22 et p.

    41).

    Cela suppose que la philosophie soit essentiellement ontologie : laquestion philosophique unique et principielle est la question : quel est le sensde ltre ? Pour Heidegger, on vient de le voir, la question de la libert hu-maine ne se limite prcisment pas lhomme mais ouvre sur la question dusens de ltre de ltant. Mais la philosophie ne se rduit pas lontologie et,

    depuis Kant au moins, la philosophie moderne a fait de la question : quest-ce que lhomme ? sa question dcisive. Toutes les questions se ramnent trois interrogations : que puis-je savoir ? que dois-je faire ? que mest-il

    permis desprer ?, et ces trois se ramnent un seul problme final : quest-ce que lhomme ? Mais que devient la libert du point de vue anthropologi-que ?

    Si une anthropologie philosophique est possible, elle se dduit delide de libert. tre homme, cest tre libre. Lhomme dploie son essencecomme libert, ou sur le fond de la libert. Plus profond que lhomme mme,il y a la libert en lui. Lhomme existe partir de sa libert plutt que la li-

    bert ne se dploie partir de lhomme, comme si la libert tait un simpleattribut cest ce point de vue de la philosophie moderne (postcartsienne)

    que Hegel exprime en disant que la substance est sujet : elle est sa propre ef-fectuation, le rsultat de sa libre activit : dans lexpression : lhomme estlibre (S est P), il faut comprendre que P est lessence de S ou que lessence

    pose en elle-mme le sujet o elle se reconnat. Autrement dit, comme lcritencore Heidegger : Libert humaine, dsormais, ne signifie plus : la libertcomme proprit de lhomme, mais, linverse : lhomme comme une possibilitde la libert. La libert humaine est la libert pour autant quelle perce danslhomme et le prend sur soi, le rendant ainsi possible (ibid., p. 134).La question

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    de ltre elle-mme, louverture la comprhension de ltre qui justifie derenommer lhomme partir de son essence comme Dasein, est enveloppe

    par la libert humaine : tout le rapport de lhomme au monde, toute son in-

    telligence de ltre se fait par la libert. La libert est le lieu originel delouverture de lhomme ltre.Cest pourquoi lide de libert est prcisment le fait que la philoso-

    phie oppose la prtention de toute science humaine objectiver lexistencehumaine. Autrement dit, lanthropologie philosophique (lanthropologie surle fondement de la libert) pose une limite toute science de lhomme : cequi rend prcisment impossible la constitution dune science de lhomme,cest lessence mme de lhomme, cest--dire la libert. Lhomme chappe son propre savoir parce quil nexiste pas comme un chose ou un fait, maiscomme un pouvoir tre auquel il est remis : il est ce quil peut tre. La liber-t est prcisment la forme de cette possibilit ontologique.

    Mais de quoi la philosophie peut-elle se prvaloir pour poser toute

    science humaine une limite a priori dans la connaissance de lhomme ?Lanthropologie philosophique est pour la philosophie non pas un systmemais un idal de la connaissance. Cest ainsi que si, pour Kant, les troisquestions fondamentales que la raison humaine se pose : que puis-je savoir ?que dois-je faire ? que mest-il permis desprer ? se ramnent la question :quest-ce que lhomme ? cest parce que cette dernire constitue un horizondu savoir philosophique, une rgle de rflexion et non une loi de connais-sance. Toutes les questions tendent vers un foyer dunit qui est : quest-ceque lhomme ? Mais lhomme ne peut pas constituer pour lui-mme lobjetdune question philosophique. A travers le problme des limites de la raison,de la possibilit de laction, du sens de lhistoire et de lesprance, cest tou-

    jours de lhomme quil est question, mais jamais lhomme ne peut constituer

    un objet de connaissance en soi. Aussi lobjection philosophique se retournecontre elle-mme. La libert est peut-tre lessence de lhomme, mais le

    point de vue de lessence de lhomme ne pouvant sans contradiction tre ob-jective, la philosophie ne peut sen prvaloir contre les sciences humaines.Donc, la libert nest pas seulement une limite lanthropologie scientifi-que : nayant quun sens rgulateur et non constitutif pour la connaissance,elle reste inconnaissable pour la philosophie elle-mme. Finalement, lidede libert nest peut-tre pas tant ce que la philosophie oppose la constitu-tion de toute science humaine que ce que la science rcuse comme une fic-tion philosophique. La libert nest pas ce qui rend lhomme irrductible tout fait humain (linconscient, la socit, la classe) mais une simple hy-

    pothse ou une idole propre la philosophie. L o la philosophie critiquetoute science humaine au nom de la libert, les sciences humaines critiquentlide de libert comme une ide mtaphysique ou comme un prjug entre-tenu par la philosophie, signe de la limite du modle critique de la rationalit

    philosophique (qui a prvalu depuis Descartes ou Kant) : la vraie critique estla critique scientifique de la critique philosophique, qui substitue lacroyance dans la libert la connaissance des dterminismes.

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    Les ambiguts de la libert

    Mais videmment, le caractre problmatique de la libert tient

    lambigut de sa notion. Dj Montesquieu et pour sa seule signification po-litique lavait not : Il ny a point de mot qui ait reu plus de diffrentes signifi-cations, et qui ait frapp les esprits de tant de manires, que celui de libert. []Chacun a appel libert le gouvernement qui tait conforme ses coutumes ou sesinclinations (De lesprit des lois, XI, II). Chacun voit la libert selon soi etnon pas soi selon la libert. Chacun suivant les coutumes de son pays ou lesinclinations de son caractre a le sentiment dtre libre, puisque ce faisant ilagit sans avoir limpression de subir de contraintes en laissant au contrairefaire sa nature.

    La libert nest ni une notion simple, ni une exprience univoque (Gri-maldi,Ambiguts de la libert, p. 1). Il y a sans doute des concepts de la li-

    bert, mais aucun concept qui en rassemble tout le contenu : il y a peut-tre

    des expriences de la libert, mais aucune qui soit irrcusable. Cest ce quelhistoire de la philosophie suffit tablir. Aussi bien identifie la contin-gence [Aristote, Leibniz] qu la ncessit [stociens, Spinoza], au pouvoir de satis-faire ses dsirs qu la capacit dy renoncer [stociens], elle peut tre aussi bien d-finie comme un fait purement mtaphysique que comme une activit strictement po-litique [H. Arendt]. On la conoit tantt comme inhrente la volont [saint Augus-tin2, Leibniz3], et tantt comme le but ou lobjectif que vise cette volont mme.Elle parat tantt si originaire quon ne puisse la perdre sans le faire librement [saintAugustin4], et tantt si exceptionnelle quelle ne puisse tre obtenue quau prixdune ascse et de persvrants efforts [Montaigne5] (ibid., p. 1-2).

    2 Notre volont ne serait pas mme une volont si elle ntait sous notre d-

    pendance. Mais, tant sous notre dpendance, elle est libre, puisque notre libertstend uniquement et ncessairement sur tout ce qui est en notre pouvoir ( Traitdu libre arbitre, 1, 12, 26).

    3 Se demander si notre volont est libre est la mme chose que se demandersi notre volont est volont (Remarques sur les Principes de la philosophie de

    Descartes, I, 39)

    4 Cest par une libre dcision de notre volont que nous faisons le mal (Trait du libre arbitre, I, 16 35) ; nous naurions jamais pch si nous navions

    pas t libres (ibid.). Le pch prive lhomme de sa libert puisque sa volont estcorrompue. Mais cest par libert que lhomme a pch. Seule la volont encore as-servit lesprit la passion, dtourne de Dieu, et non pas la nature (cf. III, 1, 2).

    5La libert est une exprience rare qui suppose un apprentissage (cf. Les Es-sais, I, 20, Que philosopher cest apprendre mourir ) et une discipline de la vo-lont. (III, 10, De mnager sa volont ).

    Etre libre cest se librer de tout ce qui a le pouvoir de nous aliner, de nousrendre tranger nous-mme. Etre libre cest tre soi, entrer en possession de sa

    propre forme, tre chez soi et non toujours au-del de soi (I, 3, Nos affectionssemportent au del de nous ). Or le principe de toutes les passions alinantes est lacrainte de la mort. La libert est le fruit de la sagesse mais la condition de la sagesseest, avant mme la limitation des dsirs, la domestication de la mort. La libert estavant tout libration de la peur de la mort : apprendre mourir est apprendre deve-

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    On peut sans doute distinguer les principaux champs problmatiquesde la libert, comme le rappelle Hatzenberger :

    - la libert comme problme cosmologique ou la libert de

    lhomme dans la nature ;

    nir libre : Il est incertain o elle nous attende ; attendons-l partout. La prmdita-tion de la mort est prmditation de la libert. Qui a appris mourir, il a dsappris servir. Le savoir mourir nous affranchit de toute sujtion et contrainte. Il ny a riende mal en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie nest pasmal (I, 20).

    Encore cet affranchissement est une discipline constante et la libert un bien conqurir toujours. Il sagit en effet non pas de ne pas tre touch par les chosesmais de ne pas tre possd par cela qui nous touche. Montaigne crit ainsi : Jaigrand soin daugmenter par tude et par discours ce privilge dinsensibilit (III,

    10). Aussi convient-il de ne jamais sengager facilement et compltement, et doncde ne semployer qu soi plutt que de se donner autrui : on se doit modrer en-tre la haine de la douleur et lamour de la volupt ; et ordonne Platon une moyenneroute de vie entre les deux. [] Les hommes se donnent louage. Leurs facults nesont pas pour eux, elles sont pour ceux qui ils sasservissent ; leurs locataires sontchez eux, ce ne sont pas eux. Cette humeur commune ne me plat pas : il faut mna-ger la libert de notre me et ne lhypothquer quaux occasions justes ; lesquellessont en bien petit nombre, si nous jugeons sainement. Voyez les gens appris selaisser emporter et saisir, ils le font partout, aux petites choses comme aux grandes, ce qui ne les touche point comme ce qui les touche ; ils singrent indiffrem-ment o il y a de la besogne et de lobligation, et sont sans vie quand ils sont sansagitation tumultuaire. () Ils ne cherchent la besogne que pour embesognement. Cenest pas quils veuillent aller, tant comme cest quils ne se peuvent tenir. Ni plus ni

    moins quune pierre branle en sa chute, qui ne sarrte jusqu tant quelle se cou-che. Loccupation est certaine manire de gens marque de suffisance et de dignit.Leur esprit cherche son repos au branle, comme les enfants au berceau. Il se peuventdire autant serviables leurs amis comme importuns eux-mmes. Personne ne dis-tribue son argent autrui, chacun y distribue son temps et sa vie ; il nest rien dequoi nous soyons si prodigues que de ces choses-l, desquelles seules lavarice nousserait utile et louable.

    Je prends une complexion toute diverse. Je me tiens sur moi, et commun-ment dsire mollement ce que je dsire, et dsire peu ; moccupe et embesogne demme ; rarement et tranquillement. Tout ce quils veulent et conduisent, ils le fontde toute leur volont et vhmence. Il y a tant de mauvais pas que, pour le plus sr,il faut un peu lgrement et superficiellement couler ce monde. Il faut glisser, non

    pas sy enfoncer (III, 10).Ainsi il ne suffit pas dtre cr libre pour ltre effectivement : parce quelle

    est un bien essentiel, la libert exige patience et prudence dans lusage mme de lavolont : Quand ma volont me donne un parti, ce nest pas dune si violente obli-gation que mon entendement sen infecte. [] Il ne faut pas se prcipiter si perdu-ment aprs nos affections et intrts (ibid., III, 10). La libert est le privilge dunevie qui a su se rendre disponible pour tre toute soi au lieu que le commun deshommes confond libert et affairement, la libert de la volont et le mouvement nonempch dun corps dans sa chute, la volont avec la vhmence dun dsir.

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    - la libert comme problme thologique ou la libert commecondition du pch et du salut ;

    - la libert comme problme psychologique ou la libert comme

    motivation interne des actes individuels et collectifs ;- la libert comme problme thique ou comme principe de toutethique, cest--dire la libert comme condition de la respon-sabilit et donc de la qualification thique des actes ;

    - enfin, la libert comme problme politique ou la libert commenotion associe la souverainet, la loi, le droit.

    Les ambiguts de la libert se donnent immdiatement pourlambigut des liberts. Parler de la libert serait ainsi toujours parler dunelibert. Chaque libert est une forme de la libert, mais aucune prcismentne ralise pleinement la libert. Adoptant en quelque sorte le point de vue dela philosophie analytique, ou du moins celui de Wittgenstein dans les Inves-tigations philosophiques, on devra reconnatre que la libert nest rien en de-

    hors de sa grammaire ou de son usage pragmatique : savoir ce quest la liber-t, cest dcrire les manires et les diffrents registres de son concept, ce queWittgenstein appelle les jeux de langage . En restant ainsi la surface de ladescription, on vitera les dangers de toute explication en profondeur ( 109-111). La libert nest quun mot : ce mot reoit plusieurs usages, et lusagetant la signification (meaning is use), il suffit de parcourir cette polysmiequi nest pas scandaleuse puisquelle est lessence mme du langage.Lerreur appartient la philosophie qui cherche une essence sous la diversitdes significations, alors que la seule unit conceptuelle dans le langage pro-cde dun air de famille : autrement dit, on ne peut pas dfinir les conditionsncessaires et suffisantes de la libert que chaque notion particulire de li-

    bert devrait partager avec toutes les autres (la dfinition par genre et diff-

    rence spcifique). Chaque libert prsente une diffrence qui fait de sa spci-ficit une ralit inassimilable un genre commun. Ce qui revient inverserla pratique philosophique qui a tendance ramener lusage quotidien desmots leur usage mtaphysique. En un sens, le problme de la libert ne

    jouit daucune exception philosophique : cest la philosophie qui doit chan-ger de mthode, en ne portant pas atteinte lusage du langage, devant secontenter de le dcrire ( 124) : Nos clairs et simples jeux de langage ne sont

    pas des tudes prparatoires pour une rglementation future du langage pour ainsidire de premires approximations, ignorant le frottement et la rsistance de lair. Les

    jeux de langage se prsentent au contraire comme des objets de comparaison quisont destins clairer les conditions de notre langage par des similitudes et des dis-similitudes ( 130).

    Si lon se refuse cette conception de lactivit philosophique qui as-socie nominalisme (la chose = le mot) et pragmatisme (la signification =lusage), en cherchant pourtant clarifier les jeux de langage de la liber-t, on peut sans doute rduire sa polysmie, en considrant que la libertthique est moins un champ problmatique que lhorizon qui unifie toutesles autres approches, et que le problme thologique et le problme cosmo-logique, au moins historiquement, ne sont pas dissociables, le christianismeenseignant dans la Gense la fois la cration divine du monde et le libre

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    La libert Cournarie 11 Philopsis Cournarie

    arbitre humain. Il y aurait deux concepts de la libert : la libert thiqueparce quelle est prsuppose par la libert psychologique et la libert politi-que, et la libert mtaphysique qui, de son ct, conjoint la libert cosmolo-

    gique et la libert thologique. Pourtant cest peut-tre une autre dualit quilfaut tenir pour plus certaine : entre la libert mtaphysique et la libert poli-tique. En effet la libert thique est atteinte au terme dun raisonnement surla condition de la responsabilit. Si dun ct donc elle est prsuppose parla libert politique : seul un tre responsable peut tre dans un rapportdobligation avec la loi dun autre ct, dune part elle na pas le privilge( moins denvisager comme Kant la loi morale comme un fait de la raison),comme la libert politique de correspondre une effectivit ; dautre part,elle-mme risque de ne pas pouvoir fonder lordre de laction autrementquen prsupposant la ralit de la libert mtaphysique : en termes kantiensencore, on dira que la libert pratique a pour condition de possibilit la liber-t transcendantale.

    Ce partage est dautant moins arbitraire quil peut sappuyer surlhistoire de lide de libert qui ramne la rflexion la considration dunedouble tradition. De fait, le langage propos de la libert voque spontan-ment deux types de questions. En parlant de libert, on entend dabord et le

    plus souvent la libert politique. Lactualit nous rappelle que ici ou l lesindividus jouissent ou non de la libert de circulation, dopinion, quils peu-vent ou non lire librement leurs dirigeants, publier ou crer ou non sanscontraintes (cf. A. Renaut, La philosophie, p. 428), quils ont le choix entre

    plusieurs partis ou syndicats (pluralisme). Etre libre cest tre titulaire duncertains nombres de droits, dtre comme membre de la socit politique lasource de la souverainet : la libert se prsent comme lensemble des condi-tions juridiques qui dfinissent la citoyennet. De ce point de vue, la libert

    est effective : elle est une ralit objective, formalise dans le droit et garan-tie par lEtat. La libert est ce que le droit dfinit comme ayant valeur de r-gle pour chaque socit donne. La preuve de la libert cest que les hommescollectivement lui reconnaissent une ralit par les droits quils tablissent

    pour organiser le vivre-ensemble. Ainsi si je nai pas le droit de voter, je naipas la possibilit dexercer la facult de choisir entre tel ou tel candidat. Lalibert chante par le pote, au sortir des jours les plus sombres, cest encorela libert politique (cf. R. M. Moss Bastide, La libert, PUF, p. 6), cest--dire la lgitime ambition de tout un peuple ne voulant se soumettre quau gouver-nement quil reconnat comme sien, de sorte que son obissance nest pas un asser-vissement . Ce seul mot que nos frontispices crivent en majuscules et enlettres dor renferment la mmoire des luttes, le sacrifice des gnrations

    passes, lespoir des peuples domins. Cest sur ce fond de plainte, de dou-leur, de combat et desprance que monte le chant dEluard :

    Libert

    Sur mes cahiers dcolier

    Sur mon pupitre et les arbres

    Sur le sable de neige

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    La libert Cournarie 12 Philopsis Cournarie

    Jcris ton nom

    []

    Et par le pouvoir dun mot

    Je recommence ma vie

    Je suis n pour te connatre

    Pour te nommer

    Libert.

    Pourtant le sens commun a la conviction que la ralit de la libert nese limite pas cette positivit juridique. La libert engage des considrations

    pralables leffectivit juridique, quon peut qualifier de mtaphysiques tant elles transcendent tout contexte politique donn ou possible. Ici la liber-t mtaphysique affirme sa prsance sur le droit qui en rend pourtantlexercice actuel. Le droit nest pas la libert mais ce qui la garantit. Autre-ment dit, le droit est le moyen dont la libert est la fin. Cest pourquoi il estraisonnable de supposer que loin que le droit cre la libert parce quil dfi-nit les conditions effectives de son exercice, cest la libert qui rend possiblele droit. La vraie libert cest la libert de choisir sans contraintes entre plu-sieurs possibles avant davoir le droit dexercer ce choix par son vote en fa-veur dun candidat. Ainsi quand on parle de libert, on entend aussi et peut-tre plus fondamentalement laptitude faire des choix, indpendamment detout contexte politique ou social, le pouvoir des contraires qui est un attributde la volont et non ce qui est dtermin comme limite par la loi. Comme

    lcrit Renaut : Quels que soient les droits qui la fois dlimitent et garantis-

    sent, dans tel ou tel espace social, mes liberts, jprouve en

    moi que rien ne mempche a priori, par exemple, de me lever

    de la chaise sur laquelle je suis assis en ce moment et daller

    me promener, de fumer une cigarette ou non, de boire ou non

    un caf, daller au cinma ou de lire un livre, de prfrer, lors

    du repas, la viande au poisson ou inversement. [] Cette di-

    mension mtaphysique de la libert renvoie ce quon nomme,

    dans la tradition philosophique, le libre arbitre , dont on a

    fait, tort ou raison, le trait le plus spcifique de la condition

    humaine (ibid., p. 428-429)

    Selon cette division, le problme de la dualit de la libert et des liber-ts se rsout ainsi : au plan du phnomne : les droits-liberts, au plan delessence : le libre arbitre. Le fondement du phnomne est lessence : lesdroits manifestent lessence libre de lhomme.

    Mais la solution paratra bien courte, ou la simplification de la ques-tion de la libert simpliste puisque cest sans compter sur lquivocit du

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    La libert Cournarie 13 Philopsis Cournarie

    sens politique lui-mme et sans rflchir larticulation possible entre lesdeux concepts de la libert.

    Ainsi dabord, politiquement son statut est si quivoque, que le mmevnement peut apparatre aux uns comme le triomphe de la libert et aux autrescomme sa dernire dfaite (Grimaldi, ibid., p. 2). Grimaldi rapporte les pro-

    pos de Tocqueville devant lenthousiasme dAmpre au soir des premireschauffoures, le 24 fvrier 1848 : Il venait dtre tmoin, parmi les insurgs,de traits de dsintressement, de gnrosit mme et de courage : lmotion popu-laire lavait gagn. Je vis que non seulement il nentrait pas dans mon sentiment,mais quil tait dispos en prendre un tout contraire (). Je me souviens, entre au-tres, que je lui dis : () Vous appelez cela le triomphe de la libert ; cest sa der-nire dfaite. Je vous dis que ce peuple, que vous admirez si navement, vient demontrer quil tait incapable et indigne de vivre libre ( ibid., en note, p. 2). Cestune remarque faite si souvent : il ny a pas de rvolution qui ne se soit faiteau nom de la libert et dont le premier effet est de la supprimer : pas de li-

    bert pour les ennemis de la libert. Cest au nom de la libert, de la luttecontre la tyrannie que les robespierristes guillotinent tous leurs adversaires

    politiques, arrachant le cri clbre de Mme Roland : Libert, que de crimeson commet en ton nom . Un sicle et demi plus tard, les rvolutionnairescommunistes pour librer lhumanit de loppression capitaliste, pour librerle travail de lalination du travail dans lconomie bourgeoise, pour faireentrer enfin lhumanit dans lhistoire, cest--dire la faire passer du rgnede la ncessit au rgne de la libert, ont aboli les droits de lhomme, inventles camps de concentration et le terrorisme de la police politique, alors que le

    parti du monde libre , comme il sappelait lui-mme, ne rpugnait pas,pour faire avancer la libert dans le monde, conserver ses pratiques colo-niales hrites du XIX sicle ou soutenir les dictatures favorables leurs

    intrts, sans voir que la libert dmocratique est un mensonge pour le ch-meur sans ressources. Et cest mme une certaine ide de la libert qui peutencore animer le parti conservateur pour refuser toute rforme : la libertsuppose lordre : sans lordre la libert cest lanarchie. Le comble du d-tournement ou de la mystification aura t atteint avec le comble de lhorreurquand les nazis affichrent lentre du camp dAuschwitz linscription : Le travail rend libre .

    Lhistoire est ainsi le thtre de toutes les luttes au nom de la libert.Lambigut de la libert nest pas simplement un fait linguistique. La libertscrit sur les monuments, sur les cahiers dcole mais aussi avec des lettresde sang : Voici plus de deux sicles quau seul nom de la libert nos socits sedchirent et saffrontent. On trouverait peu de guerres, dexterminations, dattentats,

    dont elle nait t la justification. Cest pour elle que tous les partis se combattent.Le feraient-ils pourtant si vhmentement si la conception quils en ont ntait si dif-frente (Grimaldi, p. 3). La fureur des peuples serait inexplicable si tous se

    battaient pour la mme ide de la libert. Mais en mme temps il faut que lalibert possde une singulire fascination pour ainsi dresser les hommes lesuns contre les autres. Ou plutt, lide de libert prsente ce caractre inso-lite dunir intimement un pouvoir de fascination et une indtermination radi-cale, un exceptionnel pouvoir dattraction une quivocit qui permet toutes lesmystifications (R. Quilliot, La libert, p. 5). Breton peut ainsi dclarer dans le

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    La libert Cournarie 14 Philopsis Cournarie

    premier manifeste du surralisme de 1924 : Le seul mot de libert est tout cequi mexalte encore : je le crois propre entretenir indfiniment le vieux fanatismehumain (Folio, p. 14).

    Mais justement, et si la libert ntait quun nom, un nom qui a le pri-vilge dtestable dveiller dans lesprit images et ides confuses ? Leshommes ne se battent pas au nom de la mme libert mais au mme nom dela libert. Lunit de la libert est lexaltation que suscite son seul nom danstous les curs. Et du fantasme au fanatisme, le chemin est parfois trs court :rien nenflamme davantage lesprit que ce qui reste indtermin la raison.La libert ne serait-elle quun idal de limagination, comme le bonheur, lareprsentation dun maximum de satisfactions, par principe indterminable moins quelle ne soit limagination mme, jusque dans le rve,lhallucination et la folie comme le suggre Breton dans le texte cit (cf.ibid., p. 14-15) ? Chacun, par elle, se rallie tous, mais en projetant sur elleses propres aspirations elles-mmes inspires par ses propres frustrations : la

    libert cest lide de lindpendance pose, par une sorte de passage la li-mite, comme un absolu, alors quil ne trouve son sens et son origine pourchacun que par rapport une dpendance particulire dont le mot dsigne lasuppression.

    Cest sans doute ce genre de rflexions qui inspire Valry dans ses Fluctuations sur la libert (1938), extraitesDes regards sur le monde ac-tuel et autres essais :

    Libert : cest un de ces dtestables mots qui ont plus de va-

    leur que de sens ; qui chantent plus quils ne parlent ; qui de-

    mandent plus quils ne rpondent ; de ces mots qui ont fait tous

    les mtiers, et desquels la mmoire est barbouille de Tholo-

    gie, de Mtaphysique, de Morale et de Politique ; mots trsbons pour la controverse, la dialectique, lloquence ; aussi

    propres aux analyses illusoires et aux subtilits infinies quaux

    fins de phrases qui dchanent le tonnerre.

    Je ne trouve une signification prcise ce nom de Libert

    que dans la dynamique et la thorie des mcanismes, o il d-

    signe lexcs du nombre qui dfinit un systme matriel sur le

    nombre des gnes qui sopposent aux dformations de ce sys-

    tme, ou qui lui interdisent certains mouvements.

    Cette dfinition qui rsulte dune rflexion sur une observation

    toute simple, mritait dtre rappele en regard delimpuissance remarquable de la pense morale circonscrire

    dans une formule ce quelle entend elle-mme par libert

    dun tre vivant et dou de conscience de soi-mme et de ses

    actions (p. 951).

    La seule dfinition prcise de la libert relve de la dynamique : unsystme possde un degr de libert quand il est susceptible de se dformer

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    La libert Cournarie 15 Philopsis Cournarie

    et dvoluer, ce qui peut se traduire par une quation diffrentielle. Maisvidemment, cette dfinition est dcevante parce quelle ne sapplique pas la libert humaine. Lalternative serait donc : ou bien une dfinition de la li-

    bert mais de la libert non humaine, ou bien la libert humaine dont il estimpossible de fixer la dfinition.Ensuite, quel est le statut de cette distinction entre le sens politique et

    le sens mtaphysique de la libert ? Car si les deux concepts de la libert as-surment constituent le cadre de notre discours sur la libert, si donc lessources dont ils sont issus, lAntiquit grecque et le massif judo-chrtien,ont fini par se mler, il nen demeure pas moins quils paraissent obir deslogiques et des vises trs diffrentes. Aussi on peut se demander si lunnonce plus que lautre ce quest vritablement la libert. Quel est le conceptle plus radical de la libert : la libert mtaphysique ou la libert politique ?Lun est-il suppos par lautre ? Car les deux concepts peuvent se disputer la

    priorit, mais sur un plan diffrent : la libert politique a, semble-t-il, pour

    elle lantriorit historique ou chronologique, tandis que la libert mtaphy-sique oppose une antriorit logique ou ontologique.Sans doute peut-on tre tent de faire de la libert mtaphysique la

    condition de la libert politique, mme si celle-ci fut exprimente avantcelle-l. La libert du citoyen na de sens que parce que lhomme est libre enlui. On cde alors une sorte de mouvement rtrograde du vrai : il fautlire la libert politique la lumire de la libert mtaphysique. Cest parceque lhomme est libre par nature quil peut tre libre par statut. Ou plusexactement, que la libert politique dfinie par les Grecs ne lait pas tcomme une consquence de la libert mtaphysique prouve quils nont paseu vritablement conscience de ce que signifie lide de libert. Il y a biendeux concepts de la libert mais ils constituent deux moments dans lhistoire

    de la libert, o le second est au premier comme la fin par rapport lorigine, lacte par rapport la puissance. Si la libert dsigne le pouvoirdes contraires, elle est par principe une facult universelle, cest--dire un

    pouvoir qui revient lhomme en tant quhomme. Mais si les Grecs nontreconnu la libert qu une certaine catgorie dhommes (les citoyens), alorsil est manifeste quils ne se sont pas levs la vrit du concept de libert etque tout au plus dans le monde grec on ne peut saisir que les prmissesdune philosophie de la libert. Cest ce que dit Hegel dans un texte clbrede sesLeons sur la philosophie de lhistoire, professes Berlin de 1822 1831 :

    Les Orientaux ne savent pas encore que lesprit ou lhomme

    en tant que tel est en soi libre ; parce quils ne le savent pas, ilsne le sont pas ; ils savent uniquement quun seul est libre ; cest

    pourquoi une telle libert nest que caprice, barbarie, abrutis-

    sement de la passion ou encore douceur, docilit de la passion

    qui nest elle-mme quune contingence de la nature ou un ca-

    price. Cet Unique nest donc quun despote et non un homme

    libre. Chez les Grecs sest dabord leve la conscience de la li-

    bert, cest pourquoi ils furent libres, mais eux, aussi bien que

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    La libert Cournarie 16 Philopsis Cournarie

    les Romains savaient seulement que quelques-uns sont libres,

    non lhomme, en tant que tel. Cela, Platon mme et Aristote ne

    le savaient pas ; cest pourquoi non seulement les Grecs ont eu

    des esclaves desquels dpendait leur vie et aussi lexistence deleur belle libert ; mais encore leur libert mme fut dune part

    seulement une fleur, due au hasard, caduque, renferme en

    dtroites bornes et dautre part aussi une dure servitude de ce

    qui caractrise lhomme, de lhumain. Seules les nations

    germaniques sont dabord arrives dans le Christianisme, la

    conscience que lhomme en tant quhomme est libre, que la li-

    bert spirituelle constitue sa nature propre ; cette conscience est

    apparue dabord dans la religion, dans la plus intime rgion de

    lesprit ; mais faire pntrer ce principe dans le monde tait une

    tche nouvelle dont la solution et lexcution exigent un long et

    pnible effort dducation. Ainsi, par exemple, lesclavage na

    pas cess immdiatement avec ladoption du christianisme ;

    encore moins la libert a-t-elle aussitt rgn dans les Etats et

    les gouvernements et constitutions ont-ils t rationnellement

    organiss ou mme fonds sur le principe de libert. Cette ap-

    plication du principe aux affaires du monde, voil le long pro-

    cessus qui constitue lhistoire elle-mme. [] Lhistoire uni-

    verselle est le progrs dans la conscience de la libert progrs

    dont nous avons reconnatre la ncessit.

    Ce que jai dit en gnral sur la distinction du savoir et de la li-

    bert, dabord sous la seule forme que les Orientaux ontconnue, quun seul est libre, alors que les Grecs et les Ro-

    mains, eux, ont su que quelques-uns sont libres, et que nous

    savons, nous que tous les hommes en soi, cest--dire lhomme

    en tant quhomme, sont libres, cela, dis-je, indique en mme

    temps la division de lhistoire et la manire dont nous la traite-

    rons (introduction, Vrin, p. 27-28)

    La libert est la substance mme de lesprit. Si la libert est une don-ne immdiate de la conscience, la philosophie enseigne quelle nest passeulement une proprit de lesprit, mais que toutes les proprits en dpen-

    dent : pas de raisonnement, de mmoire, dimagination sans libert :

    De mme que la substance de la matire est la pesanteur,

    nous devons dire que la substance, lessence de lesprit est la

    libert. Chacun admet volontiers que lesprit possde aussi,

    parmi dautres qualits, la libert ; mais la libert est unique-

    ment ce quil y a de vrai dans lesprit (ibid., p. 27).

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    La libert Cournarie 17 Philopsis Cournarie

    Mais si la libert est lessence de lesprit, cela ne signifie pas quelesprit existe partir de sa propre possibilit. Il peut exister en de de sontre ou sur un mode dficient. Du moins, lesprit nest libre que sil se sait

    esprit et donc que sil sait la libert comme son essence propre. Cette vritest bien saisie par la philosophie. Mais il faut encore que cette vrit de-vienne effective dans le monde et ne demeure pas seulement une vrit op-

    pose au monde. Cest pourquoi la vrit philosophique sur la libert nestquun savoir abstrait et que lhistoire universelle surpasse le savoir philoso-

    phique en tant prcisment quelle se prsente comme le dveloppement parlesprit de la conscience de son essence libre : lhistoire est leffectuation dece dont la philosophie nest que la rflexion abstraite. Ds lors, autant il y ade degrs dans la conscience de soi comme essence libre, autant il y a de de-grs et dpoques de la libert. Le savoir de la libert est la condition deleffectivit de la libert qui marque le progrs de lhistoire de lesprit. Ainsi,si la libert est lessence de lesprit, si lesprit nest libre que sil se sait libre

    et produit en lui toute la vrit de ce savoir, alors lhistoire nest rien dautreque le long processus par lequel lesprit prend conscience de lui-mme,cest--dire sapproprie son essence. Et de mme que lesprit est ltre en soi-mme , cest--dire libert il a en soi son unit, alors que la matire (par-tes extra partes) la en dehors delle-mme de mme chaque poque a ensoi, dans la conscience quil prsente de la libert, son principe et son centre.Ainsi malgr le cours tumultueux des vnements, on peut dire de lhistoireuniverselle quelle est la reprsentation de lesprit dans son effort pour acqurir lesavoir de ce quil est (ibid., p. 27) et toute lhistoire se ramne trois po-ques de la libert : le despotisme du monde oriental, la belle dmocratiegrecque (ou la sagesse philosophique), le monde chrtien et germanique.Lesprit est depuis toujours libre : depuis toujours il sait quil est libre. Mais

    ce quil sait de lui-mme, le contenu de la conscience de soi na pas toujoursreu la mme extension. Se savoir libre dans un seul individu nest pas com-

    parable se savoir libre en tout individu. De la premire forme de savoir laseconde, il y a prcisment le progrs mme de lhistoire de lesprit. Lespritest immdiatement libert et se sait immdiatement libert : la libert se pro-duit donc dans un seul individu et lindividu exerce sa libert comme un

    pouvoir despotique. La libert se ralise davantage quand elle est reconnuecomme lessence dune classe dindividus qui se traitent en gaux : la libertse produit comme totalit thique de la cit, cest--dire en fait comme attri-

    but des individus qui se reconnaissent entre eux comme citoyens. Maislesprit aspire la pleine ralisation de soi, par la reconnaissance universelle,en fait et non pas simplement dans le discours (philosophie), que la libert

    est lessence de tout tre spirituel : la libert se produit comme monde histo-rique fond sur la rvlation, partir du christianisme, de la libert commeessence de lhomme en tant quhomme. On est pass de la libert comme es-sence dun individu, la libert comme essence de la cit, puis la libertcomme essence de lhumanit. A chaque fois le concept de libert, qui formele principe dun moment de lhistoire varie la fois extensivement et inten-sivement :

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    La libert Cournarie 18 Philopsis Cournarie

    Pourtant est-il si assur que les Grecs et notamment les philosophesgrecs de lpoque classique ont mconnu la libert ? Ny a-t-il pas plusquune intuition de la libert mtaphysique dans le mythe dEr chez Platon

    par exemple, mme si on peut accorder Hegel que dans sa plus haute af-firmation de la libert spirituelle, il reste chez les Grecs toujours la rfrence un ordre cosmique qui est imiter autant que possible par les individus etles cits6? On peut considrer quil y a bien une philosophie platoniciennede la libert, qui ne se limite pas aux analyses critiques de la dmocratiedans laRpublique7. Ensuite, lhistoire de lide de libert, prsente commeun processus logico-historique (histoire dun concept, concept dune his-toire) ne vient-elle pas effacer fatalement la diffrence des deux concepts dela libert ? En effet, la diffrence entre la libert politique et la libert mta-

    physique relve-t-elle seulement de la quantit logi-que (particulier :universel) ? Ne peut-on pas radicaliser cette diffrencecomme deux types dexprience originale, ce qui a pour effet dinterdire

    toute histoire tlologique de lide de libert ? Cest incontestablement leparti pris thorique dH. Arendt par exemple dans son essai Quest-ce quela libert ? dans la Crise de la culture, qui insiste particulirement surlcart entre les deux concepts et sur la priorit de la signification politiquesur la signification mtaphysique de la libert. Dans son approche critique dela culture moderne, elle entend en quelque sorte sortir de loubli delexprience grecque de la libert, pour en signaler la fois loriginalit etloriginarit. Si la dfinition de la libert ressemble une entreprise dsesp-re (p. 186), si son propos, lesprit doit admettre que son concept ou celuide son contraire est aussi impossible que la notion de cercle carr (ibid.), siaucun nonc thorique ne peut venir tayer la conscience dtre libre quicommande pourtant notre vie pratique, parce que la connaissance obit au

    principe de causalit, de raison suffisante selon lequel rien ne nat de rien(nihil ex nihilo), rien ne nat sans cause (nihil sine causa), cest peut-trefaute de navoir pas conserv en mmoire et mdit lexprience politique dela libert, cest--dire faute davoir dplac dans le thtre intrieur de la vo-lont le problme de la libert, alors que son premier et unique lieudexprience est lespace politique. Lantinomie entre la libert pratique et lanon-libert thorique (ibid., p. 187)nest pas la conclusion fatale de toute r-flexion sur la libert, mais un embarras dont la philosophie est seule respon-sable : la philosophie loin de clarifier le problme de la libert est loriginede son obscurcissement.

    Pour la question de la politique, le problme de la libert est

    crucial, et aucune thorie politique ne peut prtendre demeurerindiffrente au fait que ce problme a conduit au cur du

    6Comme lcrit Stanguenec dans son Hegel : Le Soi qui sy donne sa loidautonomie ne le fait quen imitant un modle naturel et divin (p. 208). Aucontraire, le christianisme pose un concept de lesprit divin pour lequel la naturenest pas ce qui lui prexiste mais ce quil pose en dehors de soi par libert.

    7Cf. R. Muller,La doctrine platonicienne de la libert, Vrin, 1997.

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    La libert Cournarie 19 Philopsis Cournarie

    bois obscur o la philosophie sest gare [John Stuart

    Mill, On liberty]. Cest la thse des considrations suivantes

    que la raison de cette obscurit est que le phnomne de la li-

    bert napparat pas du tout dans le domaine de la pense, queni la libert, ni son contraire ne sont exprimentes dans le dia-

    logue entre moi et moi-mme au cours duquel surgissent les

    grandes questions philosophiques et mtaphysiques, et que la

    tradition philosophique, dont nous considrerons plus tard

    lorigine ce point de vue, a fauss, au lieu de la clarifier,

    lide mme de libert telle quelle est donne dans

    lexprience humaine en la transposant de son champ originel,

    le domaine de la politique et des affaires humaines en gnral,

    un domaine intrieur, la volont, o elle serait ouverte

    lintrospection. Comme premire et prliminaire justification

    de cette approche, on peut remarquer quhistoriquement le pro-

    blme de la libert a t la dernire des grandes questions m-

    taphysiques traditionnelles comme ltre, le nant, lme, la

    nature, le temps, lternit, etc. devenir thme de la recher-

    che philosophique. Il ny a pas de proccupation concernant la

    libert dans toute lhistoire de la grande philosophie depuis les

    prsocratiques jusqu Plotin, le dernier philosophe antique. Et

    quand la libert fit sa premire apparition dans notre tradition

    philosophique, ce fut lexprience de la conversion religieuse

    de saint Paul dabord, de saint Augustin ensuite, qui la suscita.

    Le champ o la libert a toujours t connue, non comme unproblme certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est

    le domaine politique. Et mme aujourdhui, que nous le sa-

    chions ou non, la question de la politique et le fait que

    lhomme possde le don de laction doit toujours tre prsente

    notre esprit quand nous parlons du problme de la libert ;

    car laction et la politique, parmi toutes les capacits et les pos-

    sibilits de la vie humaine, sont les seules choses dont nous ne

    pourrions mme pas avoir lide sans prsumer au moins que la

    libert existe, et nous ne pouvons toucher une seule question

    politique sans mettre le doigt sur une question o la libert hu-maine est en jeu. La libert, en outre, nest pas seulement lun

    des nombreux problmes et phnomnes du domaine politique

    proprement dit, comme la justice, le pouvoir ou lgalit ; la li-

    bert, qui ne devient que rarement dans les priodes de crise

    ou de rvolution le but direct de laction politique est rel-

    lement la condition qui fait que les hommes vivent ensemble

    dans une organisation politique. Sans elle la vie politique

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    La libert Cournarie 20 Philopsis Cournarie

    comme telle serait dpourvue de sens. La raison dtre de la

    politique est la libert, et son champ dexprience est laction.

    Cette libert que nous prenons pour allant de soi dans toute

    thorie politique et que mme ceux qui louent la tyrannie doi-

    vent encore prendre en compte, est loppos mme de la

    libert intrieure , cet espace intrieur dans lequel les hom-

    mes peuvent chapper la contrainte extrieure et se sentirli-

    bres. Ce sentiment interne demeure sans manifestation externe

    et de ce fait, par dfinition, ne relve pas de la politique. Quelle

    que puisse tre sa lgitimit, et si loquemment quon ait pu le

    dcrire dans lAntiquit tardive, il est historiquement un ph-

    nomne tardif, et il fut lorigine le rsultat dune retraite hors

    du monde dans laquelle des expriences mondaines furent

    transformes en expriences intrieures au moi. Les exprien-ces de la libert intrieure sont drives en ceci quelles pr-

    supposent toujours un repli hors du monde o la libert tait re-

    fuse, dans une intriorit laquelle nul autre na accs. []

    Par consquent, en dpit de la grande influence que le concept

    dune libert intrieure non politique a exerc sur la tradition

    de la pense, il semble quon puisse affirmer que lhomme ne

    saurait rien de la libert intrieure sil navait dabord expri-

    ment une libert qui soit une ralit tangible dans le monde.

    Nous prenons conscience dabord de la libert ou de son

    contraire dans notre commerce avec dautres, non dans lecommerce avec nous-mmes (p. 188-192).

    Ainsi cest la philosophie qui rend problmatique la libert parcequelle en cherche lexistence l o aucune exprience nest possible. La li-

    bert mtaphysique est en effet irrductible toute intuition du sens interneou du sens externe. Mais cest que la philosophie se trompe sur la libert ouen vient mconnatre le seul lieu o elle existe comme un fait. Le problmede la libert est donc la mesure de lerreur de la philosophie sur la libert.La libert est avant tout une ralit mondaine et non pas la dimension la plusintrieure de lintriorit. Et la libert mtaphysique (la libert intrieure delarbitre) est si peu premire quelle est plutt obtenue par soustraction du

    monde, cest--dire de lexprience de la libert politique. Par monde , ilfaut comprendre comme il va de soi monde commun , parce quun mondenon partag nest pas un monde8. Or ce monde commun est donn avec

    8Comme lcrit E. Tassin : Le monde-un du konon ne peut se dployercomme tel que sous la condition de linstitution dun espace public dgag des int-rts idiotiques et rig en scne dapparat (kosmos) pour la parole et laction libres,scne offerte, comme le dira Arendt, au regard, au jugement et la dlibration descitoyens. [] Aussi lexprience du monde se rvle-t-elle comme la protofondation

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    La libert Cournarie 21 Philopsis Cournarie

    lespace de la cit. La libert mtaphysique cest le monde priv de la libert(libert intrieure), mais un monde priv est une absence de monde, donclabsence de libert. Ce monde de lintriorit loin dtre le lieu exclusif de

    la libert, protg des contraintes externes, du monde social et politique quise prsente alors comme le lieu de toutes les dpendances et de toutes lesalinations de sorte quon est enclin penser que la libert commence ofinit la politique (p. 193) est le lieu de la disparition de la libert, au sens

    propre : la libert nexiste que si elle apparat, se manifeste sur la scne dumonde : priv de cet espace dapparition, repli hors monde, elle se perd.

    Partout o le monde fait par lhomme ne devient pas scne

    pour laction et la parole par exemple dans les communauts

    gouvernes de manire despotique qui exilent leurs sujets dans

    ltroitesse du foyer et empchent ainsi la naissance dune vie

    publique la libert na pas de ralit mondaine. Sans une vie

    publique politiquement garantie, il manque la libert lespacemondain o faire son apparition (ibid., p. 193).

    Le cas du stocisme est loccasion pour H. Arendt de vrifier la se-condarit de la libert mtaphysique sur la libert politique. Sans aucundoute le stocisme est une philosophie de la libert, mme si cest une philo-sophie paradoxale de la libert (tre libre cest vouloir la ncessit). Mais le

    paradoxe se redouble puisque le stocisme russit le prodige dtre la philo-sophie aussi bien de lesclave (Epictte) que de lempereur (Marc Aurle),

    preuve suprme que la libert nest pas attache un statut social mais aucontraire dans la puissance spirituelle de se dtacher de tout ce qui ne d-

    pend pas de soi. Mais ce faisant, le philosophe stocien tout en rompant aveclexprience grecque de la libert (la libert mondaine ou politique), ne faitque transposer dans lhomme lexercice mondain de la libert. L o le ci-toyen sarrache la ncessit par lexercice du commandement politique surdautres hommes, le philosophe stocien se retire du monde et de la cit mais

    pour intrioriser cette domination en soi : Epictte transposait ces relationsmondaines en relations lintrieur de lhomme lui-mme, et il dcouvrait quaucun

    pouvoir nest aussi absolu que celui que lhomme exerce sur lui-mme, et quelespace intrieur o lhomme lutte contre lui-mme et se matrise lui-mme est plusentirement sien, savoir plus srement protg de lingrence extrieure, que ne

    pourrait jamais ltre aucune foyer dans le monde (ibid., p. 192). Plus prcis-ment, pour le citoyen antique, se librer des ncessits de la vie (cest--diredu besoin et du travail) nest que la condition ncessaire de la libert. Sa

    condition suffisante, cest le monde politiquement organis o chacun deshommes libres pt sinsrer par la parole et par laction ( ibid., p. 192), ce qui si-gnifie que ce nest pas nimporte quelle communaut humaine, mais seule-ment la communaut politique, qui constitue le monde commun propre ac-cueillir et manifester la libert.

    de lespace politique, qui nest lui que la reprise instituante du monde commun, lafondation humaine dun monde (Le trsor perdu, p. 9).

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    La libert Cournarie 22 Philopsis Cournarie

    La thse dH. Arendt, ne manque pas doriginalit si lon en suit tou-tes les consquences. On la vu, elle affirme la priorit de la libert politiquesur la libert intrieure ou mtaphysique. La libert est un fait dans lordre

    politique et devient un problme quand est oubli lexprience grecque de lalibert politique. Par consquent, si lon veut saisir la libert dans son effec-tivit, il faut remonter cette source de lexprience grecque.

    Cest pourquoi, contrairement Hegel, il faut considrer que lhistoirede la libert est une histoire brise, qui suit non pas un cours dialectique ola libert se pose dans son immdiatet dans la volont despotique dun seulindividu, puis se mdiatise dans la cit pour enfin dpasser cette oppositionde lindividu et de la cit dans laffirmation de luniversalit humaine du li-

    bre arbitre, mais un double mouvement : la libert comme caractre delexistence humaine dans le monde, la libert comme disposition de la vo-lont humaine soustraite au monde. Ces deux concepts de la libert ne peu-vent pas tre inscrits dans le mme dveloppement historique. Dailleurs on

    pourrait vrifier ce mme cart pour lhistoire du concept de libert politiquelui-mme, en paraphrasant Benjamin Constant dans son clbre discours de1819 : De la libert des Anciens compare celle des Modernes . Cenest pas le mme concept de libert qui prvaut dans la dmocratie grecqueet dans la dmocratie moderne. Aussi peut-on se demander ce qui de la liber-t mtaphysique est conserv et intrioris par la libert politique des mo-dernes : toute la thorie moderne de la souverainet nest peut-tre que latransposition politique du libre arbitre individuel. La thorie moderne de lalibert politique est une thorie politique de lindividualisme :

    Les philosophes ont pour la premire fois commenc mon-

    trer un intrt pour le problme de la libert quand la libert

    na plus t exprimente dans le fait dagir et de sassocieravec dautres, mais dans le vouloir et dans le commerce avec

    soi-mme, bref quand la libert fut devenue le libre arbitre.

    Depuis lors la libert a t un problme philosophique de pre-

    mier ordre ; en tant que tel, elle a t applique au domaine po-

    litique et elle est devenue ainsi un problme politique aussi

    bien. A cause du dplacement philosophique de laction la

    volont-pouvoir, de la libert comme mode dtre manifeste

    dans laction au liberium arbitrium, lidal de la libert cessa

    dtre la virtuosit au sens que nous avons mentionn plus haut

    et devint la souverainet, idal dun libre arbitre indpendant

    des autres et en fin de compte prvalant contre eux.Lascendance philosophique de notre notion politique courante

    de la libert est encore tout fait manifeste chez les crivains

    politiques du XVIIIe sicle, par exemple lorsque Thomas Paine

    affirma avec insistance que pour tre libre il suffit [

    lhomme] quil le veuille , parole que Lafayette appliqua la

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    La libert Cournarie 23 Philopsis Cournarie

    nation : Pour quune nation soit libre, il suffit quelle le

    veuille.

    Manifestement ces mots font cho la philosophie de Jean-

    Jacques Rousseau, qui est rest le reprsentant le plus cohrent

    de la thorie de la souverainet, quil fit driver directement de

    la volont, de sorte quil put concevoir le pouvoir politique

    limage exacte de la volont-pouvoir individuelle. Il tira argu-

    ment contre Montesquieu de ce que le pouvoir doit tre souve-

    rain, cest--dire indivisible, parce quune volont divise se-

    rait inconcevable. Il nvita pas les consquences de cet indivi-

    dualisme extrme, et il soutint que dans un Etat idal les ci-

    toyens nont aucune communication entre eux , que pour

    viter les factions chaque citoyen nopine que daprs lui .

    [] Politiquement, cette identification de la libert la souve-rainet est peut-tre la consquence la plus pernicieuse et la

    plus dangereuse de lidentification philosophique de la libert

    et du libre arbitre. Car elle conduit ou bien nier la libert hu-

    maine si lon comprend que les hommes, quoi quils puissent

    tre, ne sont jamais souverains ou bien considrer que la li-

    bert dun seul homme, ou dun groupe, ou dun corps politi-

    que ne peut tre achete quau prix de la libert, cest--dire de

    la souverainet, de tous les autres (ibid., p. 212-213).

    La thse est originale et en mme temps coteuse, puisquil sagit de

    penser contre la mtaphysique (la libert comme fait politique et non commefacult de la volont), contre la philosophie politique moderne (la libertcomme jouissance de lindpendance individuelle plutt que comme exer-cice public), et mme contre la philosophie antique, puisque chez Platon,mais surtout chez Aristote avec sa thorie du choix rationnel, le concept an-tique de libert ne jouait aucun rle dans la philosophie grecque prcisment causede son origine exclusivement politique (p. 216): autrement dit, loubli du poli-tique (lexprience grecque de la libert) est propre la philosophie et dj la philosophie antique. Du moins cette thse peut-elle nous servirdavertissement ne pas trop simplifier, soit du ct de la philosophie, soitdu ct de la politique, lhistoire de la libert.

    Que pouvons-nous conclure de nos analyses sur lunit problmatique

    du concept de libert ?Finalement quelles sont les questions fondamentalesque pose la libert ? Quelles sont les questions premires que la libert m-taphysique et la libert politique impliquent ?

    Pour la libert mtaphysique, la question de fond est et reste celle deses preuves. Peut-on tablir dmonstrativement la conviction partage quelhomme est libre (libert de choix) ? La question premire de la philosophie

    premire (mtaphysique) est celle de la dmonstration de la libert. Evi-demment, le projet est en lui-mme paradoxal puisque la preuve suppose un

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    La libert Cournarie 24 Philopsis Cournarie

    enchanement de raisons, donc une subordination de lexprience unestructure logique, qui fait que toute preuve tente au moins de manifester unencessit, par exemple entre des prmisses et des consquences, alors que la

    libert se donne pour le contraire de ce type de rduction, cest--dire pour lepouvoir de saffranchir de toute liaison ncessaire. Peut-on concevoir, pourainsi dire, un syllogisme de la libert quand le syllogisme se dfinit selon ladfinition dAristote dans les Topiquescomme un discours dans lequel certai-nes choses tant poses, une autre diffrente delles rsulte ncessairement, par leschoses mmes qui sont poses ?ou bien toute preuve de la libert procde-t-elle de lexprience (cf. Descartes : la libert se connat delle-mme sans

    preuve dmonstrative) ? mais que vaut pour la raison une vrit ainsi ra-mene une exprience intime, rfractaire luniversalit et la ncessitqui constituent les seuls critres de la vrit ? Aussi du point de vue de la cri-tique rationnelle, la libert nest pas une question premire ou seulementcomme le terme dune alternative radicale qui loppose la ncessit. Au-

    trement dit, le problme philosophique de la libert a invitablement laforme dune antinomie. Si la question de la libert nest pas une questionphilosophique accessoire et accidentelle, cest prcisment parce quelleprend la figure dune antithtique de la raison : libre arbitre versus ncessit,libert versus dterminisme. Sinterroger si lhomme est libre, cest se de-mander si lon peut admettre ct de la causalit naturelle, cest--dire lacausalit ncessaire, une causalit libre. Lhomme nest libre que si une tellelibert transcendantale est possible. Mais peut-on prouver pareille pouvoir dela libert, ou plutt toute preuve, faute de trouver dans les conditions delexprience sa garantie objective, nest-elle pas purement verbale ? La m-taphysique ne prouve pas la libert mais prouve lillusion de la raison dansson effort raisonner sur la libert comme si ctait un phnomne intuition-

    nable.Pour la libert politique, la question premire est diffrente. Il sagit

    de savoir comment la libert peut tre au principe dune ordre politique lafois juste et stable. Ici, la libert entre en concurrence avec dautres valeurs :la justice, lgalit, lordre, qui la soumet un nouveau rgime dantinomies.

    Dabord, il semble y avoir contradiction entre les notions dordre et delibert. Car, malgr les dngations des philosophes, on doit bien reconna-tre, mme pour commencer et provisoirement, quune complte licence estune dfinition possible de la libert : Que tout soit toujours possible, et quechacun fasse chaque instant ce quil veut : nest-ce pas une des dfinitions quenous donnerions le plus spontanment de la libert ? (Grimaldi, op. cit., p. 6). Si-non on ne comprendrait pas le sens de la critique platonicienne de la dmo-

    cratie. Quand il dcrit la dmocratie, Platon smerveille et seffraie enmme temps de la libert. Ici la libert nest pas politique parce que la citdoit tre organis sur un autre principe que la libert : la libert est en tantque telle anti-politique. Mme si lon peine reconnatre dans cette descrip-tion la dmocratie, du moins ne peut-on contester quelle contienne une vri-t, ne serait-ce que la vrit immdiate ou le simple idal de limaginationsur la libert. Etre priv dune libert cest tre priv de la libert, ce quicommence ds que sinstaure la moindre autorit pour contraindre chacun

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    en user autrement que selon sa fantaisie. Au diable donc la discipline, les r-gles, les interdictions, les contraintes, les privations, les renoncements, toutes ces

    brimades dont des esprits mesquins se rassurent comme dautant de vertus ! O onna pas toutes les liberts, il ny a pas de libert du tout ! (Grimaldi, ibid., p. 6).Libert fantasme peut-tre, ide contradictoire de la libert comme sommede toutes les liberts (comme si les liberts ntaient pas condamnes secontrarier et ne condamnaient pas les hommes entrer en conflit par elles)autant quon voudra, mais assurment une expression ou une manifestationde la libert. La critique et la caricature de la dmocratie est la mesure dela fascination quexerce sur lesprit la libert telle quil se la propose imm-diatement. Rappelons ces textes fameux du livre VIII de la Rpublique:

    Nest-il pas vrai que tout dabord on est libre dans un tel Etat

    [dmocratique], et que partout y rgne la libert, le franc parler,

    la licence de faire ce quon veut. [] Mais partout o rgne

    cette licence, il est clair que chacun peut sy faire un genre devie particulier, suivant sa propre fantaisie. [] Cette constitu-

    tion, dis-je,, a bien lair dtre la plus belle de toutes. Comme

    un manteau bigarr, nu de toute sorte de couleurs, ce gouver-

    nement bariol de toutes sortes de caractres pourrait bien

    paratre un modle de beaut ; et il est bien possible, ajoutai-je,

    que, semblables aux enfants et aux femmes, chez qui la bigar-

    rure meut la curiosit, bien des gens le considrent effective-

    ment comme le plus beau. [] Mais, repris-je, ntre pas

    contraint de commander dans cet Etat, mme si lon en est ca-

    pable, ni dobir, si on ne le veut pas, ni de faire la guerre

    quand les autres la font, ni de garder la paix quand les autres lagardent, si on ne dsire point la paix ; dun autre ct comman-

    der et juger, si la fantaisie vous en prend, en dpit de la loi qui

    vous interdit toute magistrature ou judicature, de telles prati-

    ques ne sont-elles pas divines et dlicieuses sur le moment ?

    Mais cest au nom de cette libert, que les enfants nobissent plus leurs parents, les lves leurs professeurs. Ces derniers refuseraientdexercer la moindre autorit ou dexiger le moindre respect. LEtat dmo-cratique ne connat plus de mesure et senivre de libert . Il est altr parson principe mme parce que celui-ci tend naturellement lexcs : la libert

    contient labus de libert. Rgne ainsi la plus entire confusion, par mprisdes ordres, cest--dire lanarchie qui npargne personne, pas mme lesanimaux :

    Quand un Etat dmocratique, altr de libert trouve sa tte

    de mauvais chansons, il ne connat plus de mesure et senivre

    de libert pure ; alors, si ceux qui gouvernent ne sont pas ex-

    trmement coulants et ne lui donnent pas une complte libert,

    il les met en accusation et les chtie comme des criminels et

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    des oligarques. [] Et sil est des citoyens qui sont soumis

    aux magistratures, on les bafoue et on les traite dhomme servi-

    les et sans caractre ; mais les gouvernants qui ont lair de

    gouverns, et les gouverns qui ont lair de gouvernants, voilles gens quon vante et quon prise, et en particulier, et en pu-

    blic. Nest-il pas invitable que dans un pareil Etat lesprit de

    libert stende tout ? [] Et quil pntre dans lintrieur

    des familles et qu la fin se dveloppe jusque chez les btes ?

    [] que le pre saccoutume traiter son fils en gal et

    craindre ses enfants, que le fils sgale son pre et na plus ni

    respect ni crainte pour ses parents, parce quil veut tre libre ;

    que le mtque devient lgal du citoyen, le citoyen du mt-

    que, et ltranger de mme. [] A ces abus ajoute encore

    les menus travers que voici. Dans un pareil Etat, le matre

    craint et flatte ses lves, et les lves se moquent de leurs ma-

    tres, comme aussi de leurs gouverneurs. En gnral, les jeunes

    vont de pair avec les vieux et luttent avec eux en paroles et en

    actions. Les vieux, de leur ct, pour complaire aux jeunes, se

    font badins et plaisants et les imitent pour navoir pas lair cha-

    grin et despotique. [] Mais le dernier excs o atteint

    labus de la libert dans un pareil gouvernement, cest quand

    les hommes et les femmes quon achte ne sont pas moins li-

    bres que ceux qui les ont achets. Jallais oublier de dire jus-

    quo vont lgalit et la libert dans les rapports des hommes

    et des femmes. [] Les btes mmes qui sont lusage delhomme sont ici beaucoup plus libres quailleurs, tel point

    quil faut lavoir vu pour le croire. Cest vraiment l que les

    chiennes, comme dit le proverbe, ressemblent leurs matres-

    ses ; cest l quon voit les chevaux et les nes, accoutums

    une allure libre et fire, heurter dans les rues tous les passants

    qui ne leur cdent point le pas ; et cest partout de mme un

    dbordement de libert. [] Or tu conois quelle grave

    consquence ont tous ces abus accumuls : cest quils rendent

    les citoyens si ombrageux qu la moindre apparence de

    contrainte, ils se fchent et se rvoltent, et ils viennent se

    moquer des lois crites ou non crites, afin de navoir absolu-ment aucun matre (Rpublique , VIII, 562b-563d)

    Dmocratie, dmagogie, et on connat la suite : renversement dans soncontraire la tyrannie : cest le dsir insatiable de ce bien, aveclindiffrence pour le reste, qui fait changer ce gouvernement et le rduit recourir la tyrannie (ibid., p. 562c).

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    Lantinomie de lordre et de la libert trouve sa traduction politiqueassez simple dans la typologie des rgimes : tyrannie ou anarchie et, dans laversion contemporaine qui modifie cette typologie : totalitarisme ou anar-

    chisme. Si la libert est ce qui affranchit chacun de toute rgle gnrale, sielle rend chacun imprvisible tous, une socit politique est-elle possible ?Cette rflexion oblige un renversement de perspective. Si un concept

    de la libert rfre cette spontanit hyperbolique, cette puissancedinsurrection, donc si la libert se cherche toujours dans la promotion de ladiffrence, dans laffirmation de lcart, dans la radicalisation de ltranget,il en est un autre, rendu ncessaire par la constitution de la socit politiquequi, tout loppos rclame ladhsion de chacun tous, la conformit des

    jugements un ordre commun et qui suppose comme instrument la mdia-tion de la loi. Pas de libert sans loi, qui en garantit lexercice et la protgecontre son dbordement. Mais alors la question se retourne nouveau : quedoit tre la loi pour que lobissance ne soit pas la ngation mais la ralisa-

    tion de la libert ? La deuxime antinomie se concentre donc sur le rapportentre la libert et la loi. Comment la liaison de la loi peut-elle ne pas setransformer en lien dasservissement ? Un lien de la libert (la loi) est-ilconcevable ? Cest ce problme qui domine, on le sait, la thorie contractua-liste de la philosophie politique moderne, et principalement celle de Rous-seau.

    Ainsi le contexte politique de la libert naffranchit pas la pense durgime antithtique de la rflexion sur la libert mais au contraire multiplieles antinomies : antinomie entre la libert comme identification la diff-rence (la libert est la spontanit dune particularit irrductible) et la liber-t comme identification lidentit (la libert est ladhsion une univer-selle rconciliation), antinomie entre la loi et la libert, puisque la loi cense

    tablir les conditions dun accord des liberts sous le principe deluniverselle libert comme dit peu prs Kant pour dfinir le droit dans sa

    Doctrine du droit, peut contraindre la libert jusqu la supprimer.Enfin il y a une troisime forme dantinomie. Si la libert consiste

    dans ladhsion un ordre commun par la mdiation de la loi, du moins ledroit peut lui-mme tre subordonn deux valeurs concurrentes : la libertou lgalit. En effet la justice politique peut revendiquer comme valeur su-

    prme soit le principe de libert soit le principe dgalit. Ici lantinomieconcerne les conceptions politiques qui ont partag le monde depuis deuxsicles : le libralisme et le socialisme. Pour le libralisme, une socit justeest une socit qui fait de la libert, le principe absolu de lorganisation poli-tique. Pour le socialisme, au contraire, une socit nest juste que si londonne au principe dgalit sont extension maximale, au del du principe li-

    bral de lgalit des droits-liberts.A lvidence, travers ces trois antinomies se trouve pos le statut

    problmatique de la dmocratie (dmocratie et anarchie, dmocratie et Etatde droit, dmocratie librale ou socialisme dmocratique). Il se pourrait doncque selon son concept politique, la libert saisie dans sa plus grande radicali-t pose la question de la dmocratie.

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    On ajoutera une autre remarque concernant larticulation de ces troisantinomies. Peut-tre faut-il lire dans les deuxime et troisime antinomielexpression de la premire. Comme lcrit Grimaldi : dun ct la frnsiefusionnelle de tous les totalitarismes, de lautre lgotisme hystrique de tous les li-

    bralismes (op. cit., p. 22). Dun ct, la libert consiste dans la volont detous lgard de la mme loi commune, de lautre la libert consiste pourchacun tre lui-mme sa propre loi contre tous. Deux hyperboles face face : celle de la fusion, de la ferveur dune communion dans laquelle notrespontanit se dissout , celle de la spontanit et de tous les gosmes parsde toutes les vertus parce quils seraient la condition de toute espce de pro-grs.

    Ainsi la libert politique, ressaisie travers ses trois antinomies, nousloigne-t-elle compltement de la libert mtaphysique ? Peut-tre pas tout fait, si lon veut bien considrer que le libre arbitre est lexpression mta-

    physique du principe de diffrence dont on a vu quil constituait un des deux

    concepts de la libert politique. A linverse, la reconnaissance deluniverselle ncessit qui reprsente lantithse du libre arbitre exprime leprincipe didentit qui constitue le second concept de la libert politique.Ds lors, la vrit de la libert ne consiste pas dans le libre arbitre ou dans lancessit, dans la libert mtaphysique ou dans la libert politique, dans larvolte ou dans la communion, dans la libert individuelle ou dans lgalitcollective, mais dans le fait mme de lantithtique ou plutt dans le mou-vement de la contradiction entre ces diffrentes figures de la libert. Etre li-

    bre cest avoir en soi le pouvoir de se choisir comme diffrence absolue,daffirmer son indpendance irrductible par sa capacit de rupture, de s-cession, de dissidence, de retranchement, de sparation (cf. Grimaldi, op.cit., p. 121). Mais la promesse dune telle libert est un chec perptuel.

    Lindividu nestpas libre parce quil a cette libert, car il est prcismentspar de son tre ou de la ralisation de son tre par ce pouvoir de la libertngative : je ne suis pas la libert que jai de nier toutes mes dpendances aumonde. Cest pourquoi, lesprit cherche ailleurs et dans son oppos exact lalibert vritable puisque, aussi bien, il ne peut renoncer lidal de la liber-t : la libert, ajourne tant quelle est identifie notre diffrence, est aucontraire rencontre quand elle est reconnue sous le signe de lidentit avecle monde et avec les autres. Si donc, la libert est minemment une question

    philosophique, cest parce que la description de sa contradiction est aussivieille que la philosophie (ibid., p. 123), traduisant indfiniment la mditationde notre finitude.

    Cette dialectique de la libert pourrait tre dveloppe selon le par-

    cours suivant, empruntant librement la table logique des catgories de lamodalit :

    Existence : description de la facticit de la libert ou : 1. Libert etexistence. Soit lnonc : lhomme est libre ;

    Possibilit : analyse de la possibilit thorique de la libert ou : 2. Li-bert et ncessit ou libert et dterminismes. Soit lnonc : il est possibleque lhomme soit libre ;

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    La libert Cournarie 29 Philopsis Cournarie

    Ncessit : description de la ncessit pratique de la libert ou : 3. Li-bert et socit. Soit lnonc : il est ncessaire que lhomme soit libre.

    Que lhomme existe librement demande la dmonstration de sa possi-

    bilit. Lnonc assertorique : lhomme est libre nest vrai que si lonprouve la non contradiction de la proposition, cest--dire la possibilitmme de la libert. Mais quoiquil en soit de la possibilit (ou de la non im-

    possibilit) thorique de la libert, il est ncessaire dadmettre sinon quelhomme est libre, du moins que les hommes le sont puisquils sattribuentdes droits et des pouvoirs. Mais ici la ncessit ne fait pas la synthse delexistence et de sa possibilit, parce quelle ne se situe pas sur le mme planquelles. Les deux premiers noncs sont sans doute distincts, puisque le

    premier est assertorique et le second problmatique. Mais les deux relventdune connaissance thorique : lhomme est libre est un nonc dnotatifqui semble dcrire une ralit. Mais prcisment peut-tre la libert excde-t-elle le cadre de la simple description de sorte que ou bien cet nonc est

    faussement assertorique et constitue en fait un nonc mtaphysique, ou bienil exige pour en vrifier la vrit une hypothse mtaphysique. Au contraire,le dernier nonc pose un rapport ncessaire entre lhomme et la libert,mais alors on est pass du plan thorique au plan pratique, de sorte que lacontradiction, ici entre la connaissance et la croyance pratique, se pose bieneffectivement comme le chiffre mme de la libert.

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