L’éthique de la vertu et le critère de l’action correcte

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Dialogue http://journals.cambridge.org/DIA Additional services for Dialogue: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here L’éthique de la vertu et le critère de l’action correcte Martin Gibert and Mauro Rossi Dialogue / Volume 50 / Special Issue 02 / June 2011, pp 367 390 DOI: 10.1017/S0012217311000345, Published online: 21 October 2011 Link to this article: http://journals.cambridge.org/abstract_S0012217311000345 How to cite this article: Martin Gibert and Mauro Rossi (2011). L’éthique de la vertu et le critère de l’action correcte. Dialogue, 50, pp 367390 doi:10.1017/S0012217311000345 Request Permissions : Click here Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 160.36.192.221 on 22 May 2013

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L’éthique de la vertu et le critère de l’action correcte

Martin Gibert and Mauro Rossi

Dialogue / Volume 50 / Special Issue 02 / June 2011, pp 367 ­ 390DOI: 10.1017/S0012217311000345, Published online: 21 October 2011

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Dialogue 50 (2011), 367– 390 .© Canadian Philosophical Association /Association canadienne de philosophie 2011doi:10.1017/S0012217311000345

L’éthique de la vertu et le critère de l’action correcte

MARTIN GIBERT Université de Montréal MAURO ROSSI Université du Québec à Montréal

RÉSUMÉ : Selon la version de l’éthique de la vertu la plus répandue (Hursthouse, 1991 ; Zagzebski, 1996 ), l’action moralement correcte dans des circonstances données est celle que ferait un agent pleinement vertueux dans ces circonstances. Ce critère soulève toutefois deux objections. Dans certaines situations, il donne des indications erronées, et dans d’autres situations, il ne donne pas d’indication du tout. Nous soute-nons que ces objections sont en réalité le résultat soit d’une simple résistance imagina-tive, soit d’une pétition de principe. Nous proposons alors de modifi er le critère en excluant le caractère de l’agent non vertueux des circonstances moralement pertinen-tes. Nous envisageons enfi n les implications pour la question du développement moral.

ABSTRACT : According to the most popular version of virtue ethics (Hursthouse, 1991 ; Zagzebsk,i 1996 ), the right action in a given situation is the action that a fully virtuous agent would do given the circumstances. However, this criterion raises two objections: in some situations, it does not determine the right action correctly, and in other situa-tions, it does not determine any right action at all. In this article, we argue that these objections stem from either simple imaginative resistance or a question-begging stance. We propose thereby to modify the criterion in such a way as to exclude the character of the non-virtuous agent from the morally relevant circumstances. Finally, we examine the implications of our proposal for the issue of moral development.

1. Introduction L’éthique de la vertu est souvent considérée comme une approche non orthodoxe en éthique normative. En effet, alors que la tâche principale que l’on assigne

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généralement aux théories morales est de défi nir ce qu’est une bonne action ou une action moralement correcte, l’éthique de la vertu s’intéresse principale-ment à la question «Quelle personne devrais-je être?». Cette focalisation sur l’agent plutôt que sur l’action fait certainement la richesse de cette théorie. Mais c’est aussi une source de diffi culté. En effet, du point de vue de la norma-tivité substantielle, l’éthique de la vertu semble nous laisser sans critères pour distinguer l’action moralement correcte ( right ) de l’action moralement mauvaise ( wrong ). Comment pourrait-elle alors être une alternative viable aux autres théories morales, comme le déontologisme ou le conséquentialisme?

En réalité, cette diffi culté n’est pas insurmontable. L’éthique de la vertu peut proposer des critères pour défi nir les actions correctes ou mauvaises. La solution la plus répandue dans la littérature consiste à se demander ce qu’un agent pleinement vertueux ferait (ou ne ferait pas) s’il était dans les mêmes cir-constances qu’un agent non vertueux (Hursthouse 1991 et 1999 ; Zagzebski 1996 ).

Supposons que nous nous demandons si nous devons acheter un canapé en cuir. Nous trouvons le canapé beau et confortable, mais nous savons aussi qu’en l’achetant, nous encouragerons une industrie qui cause de la souffrance animale. Devrions-nous l’acheter? Pour l’approche en question, le choix moralement correct est celui qu’une personne pleinement vertueuse ferait si elle était dans notre situation. Le critère de l’action correcte repose donc sur le comportement d’un agent exemplaire—que ce soit Socrate, Ghandi ou Aung San Suu Kyi 1 — dans une situation contrefactuelle. Pour cette raison, ce critère est parfois nommé le critère de l’action correcte fondé sur un exemplaire contrefactuel.

Plusieurs auteurs (Johnson, 2003 ; Svensson, 2010 ) ont toutefois soulevé des objections importantes. Deux problèmes majeurs ressortent :

1) dans certaines situations, le critère de l’action correcte fondé sur un exemplaire contrefactuel ne donnerait pas la bonne réponse à la question «Quelle est l’action moralement correcte?»;

2) dans d’autres situations, il ne donnerait pas même de réponse 2 .

Si tel est bien le cas, une conclusion radicale s’impose : toutes les versions de l’éthique de la vertu mobilisant ce critère devront être rejetées. Or, dans la mesure où cette approche est, de loin, la plus courante, ces objections semblent remettre en question la plausibilité même de l’éthique de la vertu comme alter-native au conséquentialisme et au déontologisme.

Le but de notre article est de proposer et d’évaluer des réponses possibles à ces deux objections. La structure en sera la suivante. Dans les sections 2 et 3, nous présenterons plus en détail le critère de l’action correcte ainsi que les objec-tions qu’il soulève. La section 4 résumera les solutions les plus intéressantes proposées jusqu’à présent dans la littérature et précisera les raisons de leurs échecs. Dans la suite de l’article, nous examinerons des solutions inédites

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(section 5). Nous envisagerons d’abord la piste d’une éthique de la vertu négative puis celle d’un plan rationnel de développement. L’une et l’autre s’avéreront peu satisfaisantes. Nous nous demanderons alors si ces objections mettent vrai-ment en péril le critère de l’action correcte. En fait, nous essayerons de montrer qu’il est possible de les ramener soit à une limite psychologique due à une forme de résistance imaginative, soit à une pétition de principe (section 6). Nous proposerons alors une modifi cation du critère de l’action correcte : le caractère de l’agent non vertueux ne devrait jamais être tenu pour une circon-stance moralement pertinente. Il n’en demeure pas moins que cette solution requiert un réexamen du statut du développement moral dans le cadre de l’éthique de la vertu (section 7).

2. Le critère de l’action correcte selon l’éthique de la vertu En s’inspirant de Hursthouse ( 1991 ) et de Svensson ( 2010 ), nous pouvons caractériser les critères normatifs de l’action bonne ou mauvaise selon la version de l’éthique de la vertu fondée sur un exemplaire contrefactuel de la manière suivante :

[R] : Une action A est def moralement correcte ( right ) pour un agent S dans des cir-constances C, si et seulement si un agent pleinement vertueux ferait caractéri-stiquement A dans les mêmes circonstances;

[W] : Une action A est def moralement mauvaise ( wrong ) pour un agent S dans des circonstances C, si et seulement si un agent pleinement vertueux ne ferait car-actéristiquement pas A dans les mêmes circonstances.

[W] et [R] étant suffi samment similaires, nous considérerons essentiellement [R] par soucis de simplicité. On gardera cependant à l’esprit que tout ce qui vaut pour [R] vaut aussi pour [W]. Il importe de souligner cinq caractéristiques remarquables du critère [R] :

1) [R] est fondé sur un exemplaire contrefactuel . Cela signifi e que le critère de l’action correcte est défi ni par rapport au caractère et à l’action d’un agent exemplaire (ou modèle) pleinement vertueux. Ainsi, je peux me référer au caractère et à l’action de Socrate ou de Gandhi pour déter-miner s’il est correct d’acheter le canapé. Cela signifi e en outre que [R] fait aussi appel à une situation contrefactuelle . Le critère ne défi nit donc pas l’action correcte selon l’action actuelle d’un agent exemplaire mais selon son action dans un monde possible . Socrate ou Gandhi ne se sont probablement jamais demandés s’ils devaient acheter un canapé en cuir. Mais quand bien même cela aurait été le cas, ce que nous devons consi-dérer, c’est la possibilité que Socrate soit à notre place, c’est-à-dire une situation contrefactuelle.

2) Dire que l’agent exemplaire est pleinement vertueux, c’est dire qu’il possède toutes les vertus. Il s’agit cette fois de se prémunir contre un

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agent qui serait vertueux à certains égards mais pas à d’autres (Johnson, 2003 , p. 812) 3 . Dans l’exemple du canapé en cuir, à quoi bon invoquer Socrate s’il possède plusieurs vertus mais n’a aucune sensibilité envers la souffrance animale? Évidemment se mettre d’accord sur la défi ni-tion précise de ce qu’est un agent pleinement vertueux ne va pas de soi : plusieurs listes de vertus sont possibles, déterminant plusieurs versions (substantielles) de l’éthique de la vertu. Toutefois, dans cet article, notre analyse ne requiert pas que nous établissions une telle liste.

3) La défi nition précise que l’agent exemplaire agit « caractéristiquement» . Il faut comprendre par là qu’il agit selon son caractère. En effet, ce n’est pas parce qu’un agent est vertueux qu’il agit toujours vertueuse-ment. Socrate pourrait traiter injustement un ami ou Gandhi devenir colérique et violent. Dans ces situations, leurs actions pourraient s’avérer mauvaises. Stipuler que l’action est conforme au caractère de l’agent vertueux permet de se prémunir contre ce genre d’inconstance de la part des agents.

4) [R] nous demande de considérer un agent exemplaire qui serait dans les « mêmes circonstances » que l’agent actuel S. Cette clause peut être interprétée avec une certaine souplesse : les circonstances de la situation contrefactuelle n’ont pas besoin d’être toutes identiques aux circon-stances de la situation actuelle. Seules importent les circonstances qui sont moralement pertinentes , c’est-à-dire les circonstances qui compt-ent pour l’évaluation du caractère moral de l’action. Ainsi, le fait que Socrate parle grec plutôt que français ou qu’il achète un canapé brun plutôt que beige (ou un fauteuil plutôt qu’un canapé) ne disqualifi e pas la situation contrefactuelle. En revanche, si le canapé est en skaï plutôt qu’en cuir, on ne peut plus parler de « mêmes circonstances» au regard de ce qui est moralement pertinent.

5) Enfi n, la défi nition donne des critères pour les actions correctes mais elle ne donne pas de procédure de décision. En effet, soutenir qu’une action est correcte n’est pas la même chose que guider l’action d’un agent. C’est une chose de dire que l’action correcte est celle que Socrate aurait faite à notre place; c’en est une autre de dire comment décider quelle action faire. La nuance peut paraître subtile mais nous verrons dans notre section 6 qu’elle peut s’avérer cruciale.

3. Les objections contre l’éthique de la vertu Les versions de l’éthique de la vertu mobilisant le critère de l’action correcte fondée sur un exemplaire contrefactuel font face au double problème suivant :

1) dans certains cas, le critère [R] ne donne pas la bonne réponse à la question «quelle est l’action moralement correcte?»;

2) dans d’autres cas, il ne donne pas de réponse du tout.

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Dans cette section, nous allons présenter ce problème plus en détail. Considérons la première diffi culté à l’aide d’un exemple initialement pro-

posé par Williams ( 1995 , p. 190). Celui-ci concerne White, un joueur de squash qui vient de perdre de façon particulièrement humiliante une partie. White n’est pas une personne vertueuse; il est même très mauvais perdant. La partie terminée, il n’a qu’une envie, c’est de donner un coup de poing à son adver-saire. S’il s’approche pour lui serrer la main, il risque même de céder à la colère et de le frapper. Intuitivement, la bonne chose à faire pour White est de ne pas prendre ce risque inutile : il devrait plutôt partir directement au vestiaire et calmer sous une douche froide ses impulsions de mauvais perdant. Pourtant, cette action n’est pas celle que le critère [R] préconise. En effet, dans cette situation, une personne pleinement vertueuse serrerait sans conteste la main de son adversaire. Dans ce cas, [R] évalue donc l’action correcte de façon erronée. On peut nommer cette objection « l’objection de l’erreur» 4 . Elle se résume de la manière suivante.

[OE] Il existe des circonstances dans lesquelles l’action moralement correcte pour un agent S n’est pas l’action que ferait un agent pleinement vertueux. Il s’ensuit que, dans ces circonstances, [R] ne détermine pas correctement l’action moralement correcte.

Mais ce n’est pas tout. Un examen plus attentif de l’exemple de White peut nous conduire à une seconde diffi culté : une personne vertueuse pourrait-elle même être dans la situation de White? En effet, que White soit mauvais perdant et en colère à la fi n du match semble bien faire partie des circonstances morale-ment pertinentes. Or, par défi nition, une personne pleinement vertueuse ne peut être mauvaise perdante. Il s’ensuit que [R] ne peut tout bonnement pas s’appliquer dans ce cas.

On pourrait peut-être arguer, en réponse, que la présence d’une personne pleinement vertueuse dans la situation de White n’est pas totalement inen-visageable : il se pourrait qu’une personne vertueuse n’agisse pas selon son caractère. Un agent pleinement vertueux pourrait alors se trouver «excep-tionnellement» dans la situation de White. Mais la portée de cette réponse reste limitée. En effet, considérons un second exemple, emprunté à Hurst-house ( 1999 , p. 46). Dominique a mis enceinte deux femmes, A et B, et il a promis de se marier avec elles. Comme il ne peut en épouser qu’une seule, il doit choisir entre A et B. Cette fois encore, une réponse intuitive est pos-sible : si A est, par exemple, plus précaire économiquement que B, il devrait peut-être l’épouser. Mais quelle est l’action moralement correcte selon [R]? Dans la mesure où cette situation ne provient pas d’un «coup de tête» mais d’un long processus, on ne peut pas dire que Dominique a simplement agi contre son caractère. On ne voit donc vraiment pas comment une per-sonne vertueuse aurait pu se retrouver dans les mêmes circonstances que Dominique 5 .

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On peut nommer l’objection en question «l’objection de la défaillance», puisque [R] est défaillant à déterminer une action correcte. Nous pouvons la formuler de la façon suivante.

[OD] Il existe des circonstances dans lesquelles un agent pleinement vertueux ne saurait se trouver. Comme [R] ne peut pas être appliqué dans ces cas, il échoue à déterminer quelle action est moralement correcte dans ces circonstances.

On pourrait essayer d’affaiblir l’objection en soutenant que l’indétermination morale des actions ne concerne qu’un nombre limité de cas. Malheureusement pour l’éthique de la vertu, chaque fois que le caractère non vertueux d’un agent S est une des circonstances moralement pertinentes , un agent vertueux ne peut être dans les mêmes circonstances que S, et [R] ne peut être appliqué. Force est de constater que cela n’a rien d’anecdotique.

Cela semble notamment être le cas chaque fois qu’un agent non vertueux (ou ordinaire) cherche à s’améliorer moralement. C’est ce qu’illustre bien Johnson ( 2003 ) avec l’exemple suivant. Un menteur chronique prend la résolu-tion d’arrêter de mentir. Mais il n’y arrive pas par lui-même : l’habitude est trop ancrée, c’est plus fort que lui. Il va consulter un psychothérapeute. Celui-ci lui conseille d’écrire tous les mensonges (petits ou grands) qu’il dit chaque jour. En suivant ce conseil, il prend davantage conscience de sa tendance, de ses conséquences sur sa vie et sur celles des autres et surtout du manque d’estime de soi qu’elle révèle. Mais est-ce une action moralement correcte d’écrire ses mensonges? Que l’agent soit un menteur chronique semble faire partie des circonstances moralement pertinentes de la situation. Or, un agent pleinement vertueux ne pourrait pas être dans ces circonstances (Socrate ne pourrait pas vouloir cesser d’être un menteur chronique). Une fois encore, [R] est défaillant.

Les éthiciens de la vertu attachés à l’éducation morale devraient être par-ticulièrement sensibles à ce type d’occurrences de l’objection de la défaillance. Elles s’inscrivent dans ce qu’on pourrait spécifi er comme l’objection de la défaillance appliquée au développement moral .

[ODD] Il est moralement correct pour un agent S d’essayer de devenir un agent pleinement vertueux. Cependant, ce n’est pas quelque chose que pourrait faire un agent pleinement vertueux parce qu’il ne pourrait jamais être dans les mêmes circonstances. [R] est donc défaillant à faire du développement moral une action moralement correcte.

4. Les solutions proposées dans la littérature La plupart des auteurs écrivant sur le sujet s’accordent pour considérer les objections précédentes comme valides, du moins prima facie . Pour y répondre, deux stratégies générales sont possibles : soit modifi er le critère normatif de l’action moralement bonne ou mauvaise soit montrer que ces objections ne

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sont pas valides ultima facie . Dans la littérature, c’est la première stratégie qui est sans doute la plus explorée. Du point de vue logique, il existe toute une panoplie d’amendements possibles à [R]. Par exemple, on pourrait :

a) abandonner le recours au contrefactuel ; b) abandonner la référence à un agent exemplaire ; c) abandonner la référence à l’action d’un agent; d) abandonner la référence à un agent pleinement vertueux ; e) abandonner la référence à un agent pleinement vertueux; f) abandonner la référence à un agent pleinement vertueux; g) abandonner la référence au caractère de l’agent; h) redéfi nir la notion de « mêmes circonstances »; i) distinguer [R] comme un critère de l’action correcte et comme une

procédure de décision.

Swanton ( 2001 ), par exemple, propose un critère de l’action correcte qui ne recourt pas à un agent exemplaire contrefactuel mais la défi nit comme étant une action pleinement vertueuse. Elle utilise donc une combinaison des stratégies (a), (b) et (f). Dans une perspective différente, Slote ( 1997 ) offre un critère de l’action correcte fondé sur le caractère pleinement vertueux des motifs actuels de l’agent non vertueux. Il mobilise donc une combinaison des stratégies (a), (b), (c) et (f).

Pour notre part, nous voulons examiner les solutions possibles aux objec-tions précédentes dans le cadre d’une version de l’éthique de la vertu fondée sur un exemplaire contrefactuel . Autrement dit, nous voulons considérer les réponses aux objections précédentes qui évitent les stratégies (a) et (b). Deux raisons principales expliquent notre choix. D’une part, les gens ont souvent recours à des raisonnements contrefactuels de ce type dans leurs évaluations morales (Markman et al. , 2009 ). D’autre part, la version fondée sur un exem-plaire contrefactuel semble correspondre à l’esprit de certains passages de l’ Éthique à Nicomaque d’Aristote (Svensson, 2010 , p. 257) et elle demeure, aujourd’hui encore, la plus populaire en éthique de la vertu. Dans cette section, nous allons brièvement examiner les deux solutions principales défendues dans la littérature. Nous verrons également pourquoi elles échouent comme réponse aux objections soulevées à l’encontre de l’éthique de la vertu.

4.1. Le modèle du conseil Une première tentative suit la piste (c) : selon cette approche (Conee, 2006 ; Crisp, 2000 ; Svensson, 2010 ), l’action correcte n’est pas déterminée par ce que ferait un agent exemplaire, mais par ce qu’il conseillerait de faire. Plus précisément :

[R cons ] Une action A est def moralement correcte pour un agent S dans des circons-tances C, si et seulement si un agent pleinement vertueux conseillerait à S de faire A dans C.

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À première vue, le modèle du conseil semble effectivement bien répondre à toutes nos objections. Ainsi, un agent pleinement vertueux pourrait conseiller à White de ne pas serrer la main de son adversaire et d’aller se calmer dans le vestiaire. Il n’y aurait donc pas d’erreur dans la détermination de l’action moralement correcte. L’avantage avec le modèle du conseil, c’est aussi que, pour donner un conseil avisé, l’agent exemplaire n’a pas besoin d’être lui-même dans les mêmes circonstances que l’agent non vertueux. Ainsi, un agent pleinement vertueux pourrait conseiller à Dominique de minimiser les torts en épousant A plutôt que B et au menteur chronique d’appliquer les consignes de son psychothérapeute. Comme il est toujours possible d’envisager une situation contrefactuelle où un agent exemplaire donne un conseil sur l’action à accomplir, l’objection de la défaillance serait donc contournée.

Le modèle du conseil demeure pourtant insatisfaisant (Svensson, 2010 , p. 263-265). D’une part, le fait de donner de bons conseils n’est pas nécessaire-ment une vertu morale. On peut certainement imaginer qu’une personne pleinement vertueuse soit piètre conseillère. Certaines vertus (comme l’amitié) supposent même une forme de spontanéité peu compatible avec le recul néces-saire pour donner un bon conseil. D’autre part, un bon conseil peut s’insérer dans une stratégie qui ignore délibérément l’action correcte. Supposons par exemple que Socrate doive conseiller un adolescent particulièrement rebelle. Sachant que l’adolescent fait systématiquement le contraire de ce qu’on lui dit, Socrate pourrait bien lui donner le conseil «pervers» de faire non-A afi n qu’il fasse l’action correcte A. Bref, s’il échappe effectivement à l’objection de la défaillance, le modèle du conseil n’est cependant pas entièrement immunisé contre l’objection de l’erreur 6 , 7 .

4.2. Le modèle des raisons d’agir Tiberius ( 2006 ) propose un modèle qui suit également la stratégie (c). C’est le modèle des raisons d’agir.

[R rais ] Une action A est def moralement correcte pour un agent S dans des circon-stances C si et seulement si elle est conforme aux raisons d’agir qu’un agent pleinement vertueux aurait dans C.

Comment ce modèle répond-il aux objections précédentes? Dans le cas du joueur de squash, un agent vertueux a sans doute une raison d’être poli envers son adver-saire : ce qui devrait le pousser à lui serrer la main. Mais, il a aussi une raison de ne pas lui porter de dommage physique. Si cette raison est plus forte que la précé-dente, l’action moralement correcte dans les circonstances de l’agent non ver-tueux consiste à fi ler directement au vestiaire. Cela répond à l’objection de l’erreur.

Qu’en est-il de [ODD]? Pour Tiberius, c’est une erreur de penser qu’un agent pleinement vertueux ne devrait pas s’engager dans un processus constant de développement personnel. À cet égard, il ne se distingue pas d’un agent ordinaire. Les considérations qui guident les comportements de ces deux types

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d’agents seront donc les mêmes. Par exemple, un agent pleinement vertueux a toujours une raison de ne pas mentir. Dès lors, si l’action moralement correcte est déterminée par les raisons d’un agent pleinement vertueux, alors l’action correcte pour un menteur chronique est l’action nécessaire pour se conformer à ces raisons : dans notre exemple, ce sera l’action d’écrire systématiquement ces mensonges comme le suggère le psychothérapeute. Ainsi, [R rais ] offrirait une réponse à l’objection du développement.

Pourtant, à la réfl exion, le modèle des raisons d’agir ne semble pas vraiment se confronter à l’objection de la défaillance (ni à l’objection du développement qui en dérive). En effet, selon [R rais ], l’action moralement correcte est déterminée par les raisons qu’un agent vertueux aurait s’il était dans les mêmes circons-tances qu’un agent ordinaire. Mais l’objection de la défaillance naissait précisément du fait qu’un agent pleinement vertueux ne pouvait pas être dans les mêmes circonstances qu’un agent non vertueux. Or, s’il est impossible pour un agent vertueux de se trouver dans une situation donnée, il est aussi impossible qu’il ait, de lui-même , des raisons d’agir dans cette même situation. La solution de Tiberius est donc insatisfaisante 8 .

5. Deux solutions inédites Nous aimerions maintenant proposer et discuter deux solutions qui n’ont pas, à notre connaissance, été envisagées dans la littérature. Elles suivent, respec-tivement, les stratégies (d) et (c).

5.1. L’éthique de la vertu négative La première solution suit la piste (d). Il s’agit encore d’une version fondée sur un exemplaire contrefactuel; mais l’exemplaire en question est un agent pleinement vicieux . On peut nommer ce modèle celui de l’éthique de la vertu négative. Selon cette approche (Thomson, 1997 ), la mauvaise action est celle que pourrait faire un agent pleinement vicieux et la bonne celle qu’il ne ferait pas.

[W nég ] Une action A est def moralement mauvaise pour un agent S dans des circons-tances C si et seulement si un agent pleinement vicieux pourrait caractéris-tiquement faire A dans C.

[R nég ] Une action A est def moralement correcte pour un agent S dans des circonstances C si et seulement si un agent pleinement vicieux ne ferait pas caractéristiquement A dans C.

L’avantage de cette solution, c’est qu’un agent vicieux pourrait être dans un bon nombre de situations dans lesquelles un agent vertueux ne pourrait pas se trouver. Ainsi, on peut tout à fait imaginer qu’il soit un mauvais perdant au squash, un homme sans parole ou un menteur chronique. L’objection de la défaillance et l’objection du développement paraissent donc contrecarrées.

Cependant, la solution de l’éthique de la vertu négative présente au moins deux problèmes. Premièrement, il existe beaucoup de choses qu’un agent

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pleinement vicieux ne ferait pas caractéristiquement et qui ne sont pourtant pas moralement correctes 9 . Ainsi, dans le cas du joueur de squash, un agent pleine-ment vicieux ne se mettrait caractéristiquement pas à danser le tango : ce n’est pas pour autant une action moralement correcte dans cette situation. [R nég ] n’est donc pas immunisé contre l’objection de l’erreur.

Deuxièmement, on pourrait se demander s’il n’existe pas des circonstances moralement pertinentes dans lesquelles un agent pleinement vicieux ne pourrait pas se trouver. Or, il est facile d’imaginer des situations symétriques à celles de nos exemples précédents où le caractère vertueux de l’agent fait partie des circonstances pertinentes C. Par exemple, un joueur fairplay de squash pourrait se demander s’il doit serrer la main de son adversaire enragé parce qu’il vient de le battre de façon humiliante. Or, puisque un agent pleinement vicieux ne pourrait pas être un joueur fairplay, [R nég ] est incapable de déterminer quelle est l’action correcte pour le joueur fairplay 10 .

5.2. Le plan rationnel de développement Nous l’avons vu, rendre compte du développement moral est un problème très important pour l’éthique de la vertu. Cela peut paraître surprenant. Des trois théories normatives, l’éthique de la vertu est certainement celle qui prête le plus d’attention au développement moral. Les vertus sont en effet des disposi-tions à ressentir, agir ou réagir qui peuvent se cultiver. C’est même là une intuition centrale de l’éthique de la vertu que l’éducation morale des agents doit être un objectif pratique fondamental. Se pourrait-il que l’objection de la défaillance implique qu’on ne puisse qualifi er de bonnes ou mauvaises toutes les actions qui participent à cette éducation?

Une solution aux objections précédentes devrait rendre compte de la centralité du développement moral. L’idée de base de notre seconde solution inédite consiste donc à défi nir l’action moralement correcte comme celle qui promeut le développement du caractère vertueux (tel qu’il est exemplifi é par un agent pleinement vertueux). Le développement doit ici être entendu en un sens large : pour un agent ordinaire, cela signifi e qu’il doit s’améliorer cons-tamment et devenir plus vertueux; en revanche, pour un agent déjà vertueux, cela signifi e qu’il doit chérir ses vertus et rester vertueux.

On peut alors défi nir plus précisément l’action moralement correcte de la manière suivante.

[R plan ] Une action A est def moralement correcte pour un agent S dans des circons-tances C si et seulement si elle pourrait faire partie d’un plan rationnel et pleinement informé pour se développer comme agent pleinement vertueux, étant données les circonstances C.

On peut nommer ce modèle, celui «du plan rationnel du développement moral ». Il suit la piste (c) puisqu’il abandonne la référence à l’ action d’un agent pleinement vertueux 11 . Seule importe désormais la planifi cation de l’action. Et

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cette planifi cation, notons-le, doit être rationnelle et informée afi n de se prémunir contre des plans inappropriés. Autrement dit, il ne suffi t pas qu’un plan contre-factuel soit possible, encore faut-il que ce soit un bon plan.

Comment [R plan ] se comporte-t-il face aux objections à l’éthique de la vertu? Étant donné nos motivations pour construire ce modèle, il est clair que [R plan ] devrait répondre de manière satisfaisante à l’objection [ODD]. Par exemple, le menteur chronique qui décide de combattre sa tendance en suivant les conseils de son psychothérapeute souscrit précisément à un tel plan rationnel de développement.

De façon plus générale, le modèle du plan rationnel de développement semble bien immunisé contre la cause principale de l’objection de la défaillance, à savoir l’impossibilité pour un agent pleinement vertueux de se trouver dans les mêmes circonstances qu’un agent ordinaire. En effet, l’action moralement correcte selon [R plan ] n’est pas celle qu’un agent pleinement vertueux ferait dans des circonstances C. C’est celle qui, dans les circonstances d’un agent ordinaire, ferait partie d’un plan pour devenir un agent pleinement vertueux. Autrement dit, [R plan ] ne demande pas à un agent pleinement vertueux de se trouver dans une situation dans laquelle il ne pourrait pas être. L’agent exem-plaire pleinement vertueux n’est pas un modèle d’action, c’est le modèle (téléologique) de l’achèvement du développement moral. Voilà pourquoi l’objection de la défaillance ne se présente pas.

Considérons maintenant [OE], à l’aide de l’exemple du joueur de squash. Selon [R plan ], l’action moralement correcte est celle qui ferait partie d’un plan rationnel de développement visant à faire de White un agent exemplaire. Mais quelle est cette action? Cela dépend des circonstances initiales. Étant donné le mauvais caractère de White, la première étape dans son développement pour-rait bien consister à partir directement au vestiaire, sans serrer la main de son adversaire. Puis viendra le temps de se calmer et de réfl échir à son attitude. Mais lorsque White aura appris à se contrôler davantage, lorsque son caractère sera devenu plus policé, l’action moralement correcte pourra très bien consis-ter à serrer la main de son adversaire. Avec [R plan ] l’action moralement correcte peut donc varier selon le stade de développement de l’agent non vertueux (cf. Svensson, 2010 , p. 269-270). Et, en un certain sens, c’est cette fl exibilité qui permet à [R plan ] d’éviter l’objection de l’erreur 12 .

Pourtant cette solution demeure insatisfaisante. En premier lieu, il pourrait exister des plans «pervers» ou «vicieux» parfaitement rationnels et informés (un peu à la manière des conseils «pervers» dans [R cons ]). Supposons, par exemple, qu’une manière effi cace et informée de devenir une personne pleine-ment compatissante passe par le mécanisme psychologique du remord. Supposons que les bourreaux repentants (et pleins de remord) soient les per-sonnes les plus compatissantes que l’on puisse rencontrer. Dans ce cas, [R plan ] devrait préconiser le fait de devenir un bourreau. On le voit, faire une mauvaise action pour développer une vertu n’est donc absolument pas interdit par ce modèle. Et cela semble une raison suffi sante pour disqualifi er [R plan ] comme version acceptable de l’éthique de la vertu.

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378 Dialogue

En second lieu — et de façon plus intuitive — ce modèle paraît trop étroit. Une bonne théorie devrait pouvoir qualifi er de moralement correctes des actions qui ne participent pas, ni de près ni de loin, à rendre l’agent plus vertueux. Sacrifi er sa vie, par exemple, ne rendra pas l’agent plus vertueux. Pourtant, il existe bien des situations où cela paraît être une action moralement correcte. En fait, toute action qui se tient dans des circonstances suffi samment excep-tionnelles pour ne pas entraîner la contraction d’une habitude ou d’une dispo-sition à agir de nouveau de la même façon ne semble pas pouvoir être évaluée comme correcte par [R plan ]. Ainsi, on voit mal comment ne pas appuyer sur le bouton de la bombe atomique ou ne pas dénoncer ses voisins juifs à l’occupant nazi participeraient d’un plan rationnel pour devenir pleinement vertueux 13 . Nous sommes donc contraints d’abandonner le modèle du plan rationnel de développement 14 .

6. Reconsidérer les objections Dans cette section nous voulons considérer la seconde stratégie générale : montrer que les objections ne sont pas valides ultima facie . Autrement dit, l’éthique de la vertu est-elle vraiment en danger?

6.1. Faudrait-il «avaler la pilule»? Une première possibilité consisterait simplement à «avaler la pilule» (nous traduisons ainsi l’expression « biting the bullet  »). Oui, [R] serait parfois défail-lante. Mais cela ne ferait que refl éter la réalité morale : dans certaines situa-tions, il n’y a tout simplement pas d’action moralement correcte. C’est ce que soutient Hursthouse ( 1999 , p. 46) après avoir présenté l’exemple du mariage : même s’il est préférable que Dominique épouse A plutôt que B, ce n’est pas pour autant une action moralement correcte. Dans cette situation, il n’existe tout simplement pas d’action correcte.

Toutefois, toujours selon Hursthouse, cela ne signifi e pas qu’il n’existe pas une bonne décision à prendre. En effet, il est important de ne pas confondre le critère de l’ action et celui de la décision . Le premier critère sert à déterminer quelle action est moralement correcte dans des circonstances données tandis que le second sert à guider la délibération de l’agent et, donc, à déterminer quelle est la décision correcte dans ces circonstances. Or, comme le montre une vaste littérature sur le sujet (Hare, 1981 ; Pettit, 1991 ; Railton, 1984 ), ces deux critères ne coïncident pas nécessairement. Ainsi, pour un conséquentialiste de l’acte, l’action moralement correcte est celle qui maximise la valeur attendue des conséquences. Pourtant, ce critère n’est pas forcément recommandable pour décider comment agir. En effet, si l’agent ignore les conséquences et les proba-bilités associées à son acte ou si le calcul est trop complexe, il ferait bien d’adopter une procédure décisionnelle alternative, comme celle de suivre des règles qui tendent à produire des conséquences optimales dans la plupart des cas.

Or, un éthicien de la vertu peut très bien faire appel à cette distinction. Nommons [R déc ] le critère de décision selon la version de l’éthique de la

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vertu fondée sur un exemplaire contrefactuel. Quel est le contenu de [R déc ]? Selon Hursthouse, la décision moralement correcte est déterminée par des règles-v (v-rules), telles que «soit honnête», «agit courageusement», «soit sincère », «soit poli», etc. Ces règles-v sont précisément les maximes ou les raisons qui guident typiquement la délibération d’un agent pleinement vertueux 15 .

Dès lors, Hursthouse peut «avaler la pilule». Ainsi, dans l’exemple du mari-age, il est vrai qu’aucune action n’est moralement correcte, puisqu’aucun agent pleinement vertueux ne pourrait se trouver dans les circonstances de Dominique. Toutefois, lorsqu’on se fi e aux règles-v, «peut-être qu’il serait insensible [ callous ] d’abandonner A, mais non d’abandonner B. Peut-être qu’il serait plus irresponsable d’abandonner A que B. […] Ainsi marier A serait la décision moralement correcte» (Hursthouse, 1999 , p. 51). Autrement dit, tandis que [R] est défaillant, [R déc ] ne l’est pas.

De même, dans le cas du joueur de squash, en admettant qu’un agent pleine-ment vertueux puisse se trouver dans la position de White, l’ action moralement correcte serait celle de serrer la main de l’adversaire. Mais ce ne serait pas nécessairement la décision moralement correcte. En effet, [R déc ] se fonde sur l’ensemble des règles qui guident typiquement le comportement d’un agent vertueux et qui s’appliquent à la situation de White. Cet ensemble inclut certainement des règles de politesse — comme serrer la main de l’adversaire. Mais il inclut aussi la règle de ne pas lui causer de blessure physique. Si la décision moralement correcte est une décision rationnelle, alors White essaiera de maximiser le respect des règles-v, à la lumière de toutes les contraintes auxquelles il fait face — et notamment des contraintes liées à son mauvais caractère. En l’occurrence, la meilleure décision pour White sera probable-ment de fi ler au vestiaire.

Nous pensons que la distinction entre critères d’action et de décision est intéressante et utile. Néanmoins, nous croyons que Hursthouse rejette trop hâtivement les objections contre l’éthique de la vertu. D’une part, si épouser A ou aller au vestiaire sont des décisions moralement correctes, pourquoi ne pourraient-elles pas également être envisagées comme des actions moralement correctes? D’autre part, la pilule n’est pas si facile à avaler dans le cadre de l’objection de la défaillance. Comme on l’a vu (section 2), la force de cette objection vient de ce que le nombre de cas dans lesquels un agent pleinement vertueux ne pourrait pas se trouver est important. Si l’on accepte la thèse selon laquelle, dans tous ces cas, il n’existe aucune action moralement correcte, il faut également accepter que l’indétermination morale est omniprésente. Elle l’est, en tout cas, bien au-delà, de ce que nos intuitions nous suggèrent. Bien sûr, on pourrait tout de même «avaler la pilule» et rejeter nos intuitions. Mais nous n’avons peut-être pas encore envisagé toutes les pistes pour amender [R] et répondre à l’objection de la défaillance. Plus spécifi quement, nous n’avons pas encore exploré la stratégie (h), celle qui consiste à redéfi nir l’idée de «mêmes circonstances».

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380 Dialogue

6.2. Téléportation et résistance imaginative La situation est la suivante. D’un côté, aucune des défi nitions alternatives à [R] envisagées jusqu’à présent n’est pleinement satisfaisante. D’un autre côté, reconnaître avec Hursthouse que [R] est parfois défaillante implique d’élargir le domaine de l’indétermination morale au-delà des limites intuitivement acceptables. Le problème de base revient toujours au même : un agent pleine-ment vertueux ne peut se trouver dans les mêmes circonstances qu’un agent ordinaire. Mais quelles sont exactement les circonstances qui génèrent ces dif-fi cultés? Nous pouvons distinguer deux types de circonstances problématiques.

a) Certaines circonstances indiquent [ provide evidence ] que l’agent exem-plaire ne pourrait être pleinement vertueux. C’est par exemple le cas avec le mauvais perdant ou le candidat au mariage. On ne voit pas com-ment Socrate ou Gandhi pourraient être dans ces circonstances, parce qu’on ne voit pas comment ils auraient pu accomplir les actions qui les ont conduit dans une telle situation.

b) Certaines circonstances, en revanche, consistent en un état où l’agent est non vertueux. C’est par exemple le cas lorsqu’un agent cherche à s’améliorer moralement. Dans ce type de circonstance, le caractère de l’agent réel résiste à ce qu’on lui assigne une contrepartie contrefactuelle pleinement vertueuse. Car l’agent exemplaire ne peut à la fois être pleinement vertueux et ne pas l’être.

Considérons le premier type de circonstances : lorsque les circonstances indiquent que l’agent exemplaire ne pourrait pas être pleinement vertueux, cela signifi e-t-il vraiment qu’il ne pourrait pas être dans cette situation? Cela ne va pas de soi.

Reprenons l’exemple du mariage. Un agent pleinement vertueux n’aurait pas pu (caractéristiquement) agir de manière à se rendre dans cette situation. Cependant, il ne semble pas inimaginable qu’il puisse se retrouver tout d’un coup dans cette situation, par exemple à cause d’une téléportation dans le corps de Dominique. Dans cette hypothèse, il n’est pas non plus inimaginable qu’un agent pleinement vertueux puisse alors choisir une des options d’actions qui s’offrent à lui dans ces circonstances. Mais cela signifi e alors que [R] n’est pas défaillant. En effet, [R] ne dit rien de plus : une action est correcte si c’est celle qu’accomplirait un agent vertueux dans des circonstances données. Peu im-porte donc que les propres actions d’un agent vertueux ne puissent pas l’avoir conduit dans les circonstances en question. Il pourrait très bien avoir été télé-porté.

L’objection de la défaillance repose sur l’idée qu’il est non seulement psychologiquement impossible d’imaginer qu’un agent pleinement vertueux puisse se trouver dans certaines circonstances, mais surtout, qu’il est logiquement impossible d’envisager une situation de ce genre 16 . Or l’expérience de pensée

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Éthique de la vertu 381

précédente semble indiquer que ce n’est pas toujours le cas, tant pour ce qui concerne l’impossibilité psychologique que pour l’impossibilité logique.

Un détour par la théorie des jeux — coutumière des situations contrefactuelles — permettra d’éclairer la possibilité logique d’appliquer [R]. La théorie des jeux s’intéresse aux décisions d’agents parfaitement rationnels en situation d’interaction stratégique. Un aspect intéressant est qu’elle considère souvent ce que ces agents feraient en dehors de l’équilibre ( off the equilibrium path ), c’est-à-dire dans des situations où le choix qui a conduit ces agents d’une situation T -1 à une situation T n’était pas un choix rationnel. La théorie des jeux ne voit là aucune diffi culté : il est tout à fait possible, du point de vue logique, d’envisager ce que ferait un joueur parfaitement rationnel en T, quand bien même un choix rationnel n’aurait pas dû le conduire en T. Selon la théorie des jeux, une stratégie optimale rationnelle existe dans chaque situation, quelle que soit sa position dans les ramifi cations de l’arbre des situations possibles. On peut donc toujours déterminer quelle est l’action rationnelle dans une situation donnée. Bref, il ne semble pas y avoir d’objection de la défaillance rationnelle . De façon analogue, on peut penser qu’il existe toujours une action moralement correcte pour un agent pleinement vertueux, quand bien même il n’aurait pas pu se mettre dans cette situation.

Quant à la possibilité psychologique , elle va de soi pour quiconque connaît Quantum Leaps. Dans cette télésérie assez populaire aux États-Unis au début des années 1990, le protagoniste principal, le Dr. Samuel Beckett, était téléporté, sans motif apparent et sans en avoir le contrôle, dans la peau de personnes très différente (c’était même le fi l directeur de la série). Et dans une certaine mesure, le Dr. Beckett était bien une sorte d’agent moral exemplaire. La téléportation l’emmenait toutefois régulièrement dans des situations moralement complexes, voire face à de véritables dilemmes. Mais presque invariablement, il réussissait à démêler ces situations et à agir d’une manière moralement correcte. Bref, aussi bien pour les scénaristes que pour les fans de Quantum Leaps , la possibilité psychologique d’imaginer ce type de circons-tances ne faisait pas de doute.

Nous pensons donc que, lorsque l’on considère des circonstances du premier type, l’objection de la défaillance relève moins d’une impossibilité logique ou psychologique que d’une forme de résistance imaginative (Gendler, 2000 ). Gendler ( 2005 ) distingue d’ailleurs deux types de résistances imaginatives :

1) lorsque nous ne pouvons pas imaginer, comme par exemple lorsque l’on nous demande d’imaginer une fourchette qui serait aussi une table;

2) lorsque nous ne voulons pas imaginer, comme par exemple lorsque l’on nous demande d’imaginer un monde où l’infanticide des petites fi lles serait moralement acceptable.

Or, ce que montrent Quantum Leaps et notre détour par la théorie des jeux, c’est qu’il y a de bonnes raisons de penser que nous pourrions parfaitement

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382 Dialogue

imaginer un agent exemplaire dans certaines circonstances. Nous ne voulons simplement pas le faire.

Il s’ensuit que, dans ce cas, le critère de l’action moralement correcte [R] n’est pas défaillant ultima facie . En effet, que nous ayons une résistance psychologique à imaginer un agent pleinement vertueux dans certaines circon-stances n’implique pas une impossibilité logique à ce qu’il accomplisse une action moralement correcte. Bref, dans ce premier type de circonstances, l’objection de la défaillance pourrait s’avérer n’être qu’une simple limite psychologique.

6.3. L’objection de la défaillance est-elle une pétition de principe? Le second type de circonstances demeure plus problématique car, dans ce cas, les circonstances moralement pertinentes consistent dans le caractère non ver-tueux de l’agent. Ce sont donc des circonstances dans lesquelles un agent pleinement vertueux ne peut logiquement pas être — et cela correspond notam-ment aux situations de développement moral. Par exemple, Socrate ne peut pas être à la fois un menteur chronique et un agent pleinement vertueux. Autrement dit, il s’agit de circonstances où l’exemplaire contrefactuel devrait être à la fois pleinement vertueux et non pleinement vertueux.

Or, c’est justement pour cette raison que nous croyons qu’on ne devrait pas considérer ce second type de circonstance. En fait, nous pensons que demander à l’éthique de la vertu fondée un exemplaire contrefactuel d’accepter l’idée que le caractère de l’agent non pleinement vertueux soit une des circonstances moralement pertinentes, est une véritable pétition de principe contre cette approche.

Notre argument est le suivant. Selon [R], l’action moralement correcte est celle que ferait caractéristiquement un agent pleinement vertueux. C’est donc celle qui résulte des dispositions et des traits de caractère de l’agent pleinement vertueux dans les circonstances en question. Il nous semble que l’interprétation la plus naturelle de [R] est même encore plus forte : l’action moralement correcte est celle qui résulte exclusivement des dispositions et des traits de caractère de l’agent pleinement vertueux dans ces circonstances. Or, si cela est vrai, demander à l’éthique de la vertu de tenir compte du caractère de l’agent non vertueux comme une des circonstances moralement pertinentes revient à demander que l’action moralement correcte soit aussi, en partie, le résultat des dispositions et des traits caractériels de l’agent non vertueux. On le voit, cela équivaut à nier d’emblée la plausibilité de l’éthique de la vertu fondée sur un exemplaire contrefactuel. Il faut donc rejeter la thèse selon laquelle les dispositions et les traits de caractère de l’agent non vertueux sont des cir-constances moralement pertinentes. Ils ne doivent jouer aucun rôle dans la détermination de l’action moralement correcte. Tout autre choix relève d’une pétition de principe contre l’approche fondée sur un exemplaire contrefactuel 17 .

Comment pouvons-nous modifi er [R] pour tenir compte de ces considérations? Il suffi t de le qualifi er avec une clause excluant des circonstances moralement

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pertinentes, les dispositions et les traits de caractère de l’agent non vertueux. Autrement dit, les circonstances moralement pertinentes ne doivent pas faire référence aux dispositions et aux traits de caractère de l’agent ordinaire 18 .

Soit C* la classe des circonstances admissibles. Le critère de l’action moralement correcte devient le suivant.

[R*] Une action A est def moralement correcte pour un agent S dans des circonstances C*, si et seulement si un agent pleinement vertueux pourrait caractéristique-ment faire A dans C*.

Cette nouvelle formulation peut aussi nous aider à mieux comprendre le cas du joueur de squash. Alors que, selon [R], l’action moralement correcte pour White est de serrer la main de son adversaire, l’action intuitivement correcte semble être celle d’aller directement au vestiaire. C’est l’objection de l’erreur [OE]. Mais si le caractère de White est une des circonstances moralement per-tinentes, il devient logiquement impossible pour un agent pleinement vertueux d’être dans les mêmes circonstances que White. C’est l’objection de la défail-lance [OD].

Pourtant, l’exemple du joueur de squash ne semble pas un cas de défail-lance. Après tout, il semble naturel de dire que, selon [R], l’action moralement correcte pour White serait devrait être de serrer la main de son adversaire. Comment donc pouvons-nous expliquer cette intuition? En fait, l’intuition selon laquelle le critère [R] n’est pas défaillant vient du fait que la situation de White est déjà, implicitement, évaluée à la lumière du critère [R*] : nous avons exclus le caractère de White des circonstances moralement pertinentes. Quant à l’intuition selon laquelle [R] produit une erreur d’évaluation, elle s’explique, comme nous l’avons déjà vu, en faisant appel à la distinction entre critère de l’action moralement correcte et critère de décision. Étant donné [R*], l’action moralement correcte pour White est celle de serrer la main de son adversaire. Étant donné [R déc ], la décision moralement correcte est celle d’aller dans le vestiaire.

7. Est-il moralement correct de se développer moralement? Nous avons soutenu que l’on peut répondre de deux manières à l’objection de la défaillance :

1) soit elle relève d’une simple limite psychologique (résistance imagina-tive) et ne touche alors pas [R] en tant que défi nition de l’action correcte;

2) soit on doit la considérer comme une pétition de principe qu’il est possible de contrecarrer en substituant [R*] à [R].

Nous avons par ailleurs montré que l’on peut répondre à l’objection de l’erreur à la manière de Hursthouse, c’est-à-dire en traçant une distinction nette entre le critère de l’action moralement correcte [R] et le critère de décision [R déc ].

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384 Dialogue

Cela signifi e-t-il que l’éthique de la vertu fondée sur un exemplaire contre-factuel est pleinement réhabilitée? Pas encore. Comme nous l’avons déjà mentionné, les éthiciens de la vertu considèrent habituellement le développe-ment moral comme quelque chose d’important. Or, si [R*] exclut les traits de caractère de l’agent non vertueux des circonstances moralement pertinentes, [R*] est défaillant pour les cas de développement moral : il ne peut évaluer les actions visant au développement d’agent ordinaire comme moralement correctes. La question est de savoir si ce résultat est acceptable ou si l’on peut proposer un ultime rapiéçage de [R*]. Considérons, pour conclure, trois pistes de réponses.

7.1. Une décision correcte La première piste consiste à de nouveau «avaler la pilule». C’est la première prémisse de [OD] qui sera alors rejetée : les actions visant à rendre pleinement vertueux un agent ordinaire ne sont tout simplement pas des actions morale-ment correctes. Cette approche peut paraître étrange car elle implique une ver-sion non perfectionniste de l’éthique de la vertu. Elle correspond toutefois à une intuition qu’Ogien (2008) qualifi e de «minimaliste» et qui considère que le rapport à soi ne devrait pas relever du domaine de la moralité.

Toutefois, même dans ce cas de fi gure, [R déc ] demeure applicable : la décision de l’agent ordinaire d’accomplir des actions visant son développement peut très bien être moralement correcte. Après tout, nous l’avons vu, le caractère de l’agent non vertueux fait partie des considérations dont il faut tenir compte pour déterminer comment il devrait agir. La question reste néanmoins ouverte de savoir si des éthiciens de la vertu seraient prêts à défendre une telle concep-tion du développement moral.

7.2. Une action moralement correcte d’un point de vue instrumental Une deuxième piste consiste à voir le développement moral comme une action moralement correcte mais uniquement d’un point de vue instrumental. Cette approche remet en question la portée du critère [R*]. Celui-ci ne serait plus le seul critère pour déterminer quelles actions sont moralement correctes; mais il serait le seul critère pour déterminer quelles actions sont moralement correctes d’un point de vue non instrumental . Au côté de [R*], il faudrait donc ajouter un second critère qui prendrait la forme suivante.

[R instr ] une action A est def moralement correcte d’un point de vue instrumental pour un agent S si et seulement si elle est nécessaire pour que S accomplisse une action conforme à [R*].

Ce modèle suppose donc deux critères distincts (mais liés). Et il n’est qu’à moitié fondé sur un exemplaire contrefactuel puisque [R instr ] n’y fait qu’indirectement référence en renvoyant à [R*] 19 .

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Éthique de la vertu 385

Dans le cas du menteur chronique, ce modèle implique de ne pas mentir lorsque l’occasion se présente. C’est en effet ce que ferait un agent pleinement vertueux dans les circonstances C*, c’est-à-dire dans des circonstances où seul le caractère d’un agent pleinement vertueux jouerait un rôle pour déterminer l’action moralement correcte. Cependant, il se peut que pour réussir à accom-plir cette action, un agent ordinaire soit obligé d’accomplir une autre action (ou un ensemble d’actions) : suivre, par exemple, les conseils de son thérapeute et noter ses mensonges par écrit. Évidemment, toutes les diffi cultés liées à des défi ciences de caractère ne se posent pas pour un agent parfaitement vertueux lorsqu’il agit. C’est bien pourquoi [R*] est défaillant à reconnaître certaines actions comme moralement correctes de manière non dérivée. Mais grâce à cet ultime modèle, nous pourrions considérer les actions du menteur chronique comme moralement correcte du point de vue instrumental .

Cette piste demanderait certainement d’être développée pour compter comme une solution viable. En effet, elle risque d’une part de paraître ad hoc . Et d’autre part, elle n’est pas forcément immunisée contre une objection analogue à celle du plan «pervers» — une objection à laquelle succombait le modèle du plan rationnel de développement (section 5.2.). Dès lors, une action conforme à [R instr ] pourrait être intuitivement mauvaise. La question serait alors de savoir si une telle action pourrait néanmoins être qualifi ée de morale-ment correcte d’un point de vue instrumental.

7.3. Une action moralement correcte dérivée Une troisième piste consiste à voir le développement moral comme une action moralement correcte mais de manière dérivée. Qu’un agent exemplaire ne puisse pas être dans les mêmes circonstances qu’un agent ordinaire ne signifi e pas qu’il ne puisse pas être dans des circonstances similaires . Par circonstances similaires, nous voulons dire les circonstances les plus proches possibles de celles de l’agent ordinaire, mais compatibles avec le caractère vertueux de l’agent exemplaire. On le voit, il s’agit de mobiliser de nouveau la stratégie (h) en redéfi nissant la notion de «mêmes circonstances». En effet, cette notion paraît suffi samment fl exible pour autoriser différentes interprétations.

Ainsi, la situation du menteur chronique pourrait être décrite comme une situation dans laquelle des contraintes données empêchent l’agent d’accomplir une action moralement correcte. Or, un agent pleinement vertueux peut certainement se trouver dans ces circonstances. Et, dans ces circonstances, l’action (appelons-la A 1 ) de l’agent exemplaire consisterait probablement à éliminer les contraintes qui l’empêchent de faire, par la suite, une action moralement correcte (appelons-la A 2 ). A 1 serait donc l’action moralement correcte dans les circonstances.

Du point de vue de l’agent S (le menteur chronique), éliminer les obstacles qui l’empêchent de faire, par la suite, une action moralement correcte (ne pas mentir) signifi e éliminer ou changer les dispositions de caractère qui le condui-sent à mentir. Certes, nous ne pouvons pas dire que l’action moralement

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386 Dialogue

correcte pour le menteur chronique est identique à celle qu’entreprendrait un agent exemplaire — un agent vertueux ne pourrait jamais accomplir des actions visant à éliminer des traits de caractère non vertueux. Mais nous pouvons dire que l’action moralement correcte pour le menteur chronique dérive de celle que ferait un agent pleinement vertueux dans des circonstances similaires. En ce sens, c’est une action moralement correcte de façon dérivée .

Ce dernier modèle est-il ad hoc ? Pas forcément. En fait, il semble correspondre à une dimension fondamentale de la version de l’éthique de la vertu fondée sur un exemplaire contrefactuel : le comportement d’un agent vertueux est un idéal et un modèle auquel l’agent ordinaire cherche à ressembler le plus possible. Si tel est le cas, postuler une certaine fl exibilité dans l’interprétation de la situa-tion serait moins une manière d’échapper aux objections, qu’une façon de se conformer à la nature même de cette approche.

8. Conclusion En défi nitive, nous demeurons sceptiques quant à la meilleure façon de répondre à l’objection du développement moral. Nous ne prétendons d’ailleurs pas avoir exploré toutes les alternatives possibles. Néanmoins, la portée des objections de la défaillance et de l’erreur est désormais largement réduite, et surtout circonscrite. À condition de répondre de manière convaincante au problème du développement, l’éthique de la vertu fondée sur un exemplaire contrefactuel demeure donc une alternative viable au déontologisme et au conséquentialisme 20 .

Notes 1 Militante birmane non violente, opposée à la dictature militaire et prix Nobel de la

paix 1991. 2 Voir aussi Johnson et Jones (non publié). 3 Cela présuppose qu’il soit possible pour un agent de posséder toutes les vertus sans

qu’il y ait incompatibilité entre elles. 4 Nous empruntons cette manière de répertorier les objections contre l’éthique de la

vertu fondée sur un exemplaire contrefactuel à Johnson et Jones (non publié). 5 De même, si un tueur en série , après qu’il ait tué plusieurs personnes, se demande

quelle est l’action moralement correcte, on ne voit pas comment [R] peut lui apporter une réponse. Que devraient faire Socrate ou Gandhi s’ils venaient de tuer plusieurs personnes? En fait, il semble que Socrate ou Gandhi ne pourraient tout simplement pas se trouver dans ces circonstances. Le critère [R] parait donc être défaillant.

6 Le modèle du conseil est immunisé contre l’objection de l’erreur si l’on assume que l’agent non vertueux suit les conseils de l’agent pleinement vertueux de manière parfaitement fiable. Dans ce cas, l’agent vertueux n’est pas forcé de conseiller stratégiquement l’agent non vertueux d’accomplir une action non correcte. Il peut donc lui conseiller d’accomplir directement l’action moralement correcte et l’objection de l’erreur parait disqualifi ée. Malheureusement, cette stratégie demeure encore insatisfaisante. Si l’on assume que l’agent non vertueux suit toujours les conseils de

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l’agent pleinement vertueux de manière parfaitement fi able, on assume en partant que l’agent non vertueux possède la vertu de suivre «fi ablement» les bons conseils qui lui sont donnés. Mais pourquoi devrait-on faire cette assomption? Ce choix semble exclure d’emblée que l’agent non vertueux puisse devoir se développer à cet égard. Cela nous semble arbitraire. Autrement dit, l’objection de l’erreur n’est pas disqualifi ée.

7 Svensson ( 2010 ) discute et rejette d’autres variations sur ce thème. En particulier, il considère la possibilité que l’action moralement correcte pour un agent soit celle qu’un agent parfaitement vertueux approuve (ou ne désapprouve pas) dans les circonstances C.

8 Tiberius pourrait protester; cette objection ne respecte pas l’esprit de sa solution. L’idée de base est qu’un agent pleinement vertueux pourrait se trouver dans des circonstances similaires à celles de l’agent ordinaire. L’action moralement correcte serait alors déterminée par les raisons qu’un agent pleinement vertueux aurait dans des circonstances similaires. Cette réponse modifi e la stratégie initiale de Tiberius, qui devient maintenant une combinaison des pistes (c) et (h). Comme on le verra par la suite (section 7.3.), nous pensons qu’il y a effectivement une part de vérité dans cette réponse. Pour l’heure, le mieux que nous puissions dire c’est qu’elle reste néanmoins largement sous-développée dans le texte de Tiberius.

9 L’éthique de la vertu positive fait peut-être face à un problème symétrique puisque [W] n’indique qu’indirectement la mauvaise action. Toutefois, cela paraît moins embarrassant dans la mesure où les agents qui délibèrent dans une situation donnée cherchent habituellement à déterminer quelle est la bonne action plutôt que la mauvaise.

10 On pourrait peut-être envisager un modèle mixte d’éthique de la vertu négative et positive : selon les circonstances, il conviendrait d’opter pour [R] ou [R nég ]. Mais cette solution paraît arbitraire. Sans un critère qui nous indique, en principe, dans quels cas nous devons appliquer [R] ou [R nég ], cette solution demeure ad hoc .

11 Notons que ce modèle demeure bien une version de l’éthique de la vertu fondée sur un exemplaire contrefactuel. En effet, la défi nition de l’action correcte fait encore référence à un agent parfaitement vertueux pour fi xer l’objectif du développement. De plus, elle garde une dimension contrefactuelle : l’action moralement correcte n’est pas celle qui fait partie du plan de l’agent actuel, mais celle qui pourrait faire partie d’un plan visant au développement approprié de l’agent actuel. Cette dimen-sion contrefactuelle évite ainsi de disqualifi er les actions d’un agent qui agirait sans suivre de manière explicite un plan : selon [R plan ], son action pourrait néanmoins être correcte.

12 On pourrait peut-être nous objecter que le modèle du développement rationnel est ad hoc puisque sa raison d’être principale consisterait à répondre à l’objection du développement. Mais ce serait un mauvais procès. En effet, on peut trouver des raisons indépendantes à l’appui de ce modèle. Il correspond d’une part à l’intuition de base de l’éthique de la vertu, à savoir qu’il importe de se concentrer sur l’agent plutôt que sur l’action. En ce sens, l’agent pleinement vertueux (ou exemplaire) n’est pas un modèle dont on devrait imiter les actions, c’est un idéal de développement

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des vertus morales. Et cela s’inscrit parfaitement dans les conceptions perfection-nistes qu’apprécient habituellement les éthiciens de la vertu. D’autre part, ce modèle donne une place importante à la rationalité pratique, un aspect central des versions aristotéliciennes de l’éthique de la vertu. Bref, notre modèle est peut-être un peu alambiqué, mais il n’est pas ad hoc .

13 En fait, il s’agit probablement d’un problème général que doivent affronter toutes les versions strictement perfectionnistes de l’action correcte dans l’éthique de la vertu puisqu’elles doivent mettre de côté les actions qui ne participent pas à l’épanouissement de l’agent.

14 Comme un évaluateur anonyme de la revue nous l’a suggéré, on pourrait peut-être envisager une solution mixte : appliquer le critère de l’action correcte [R] aux cas ordinaires et le critère [R plan ] aux cas de développement moral. Nous avons déjà évoqué une stratégie de ce genre dans la note 10 supra et nous y reviendrons dans notre section 7.2. Les modèles mixtes semblent faire face à un problème rédhibitoire : comment justifi er une solution de ce genre de manière non ad hoc ?

15 Cette approche rappelle évidemment celle de Tiberius ( 2006 ) analysée dans notre section 4.2. Elle s’en distingue néanmoins par deux aspects importants. Première-ment, chez Tiberius, la référence aux raisons d’un agent pleinement vertueux fait partie du critère de l’action moralement correcte, tandis que, chez Hursthouse, elle fait partie du critère de la décision moralement correcte. Deuxièmement, contraire-ment au critère de l’action de Tiberius, le critère de la décision de Hursthouse n’est pas sujet à l’objection de la défaillance. Alors que le critère de Tiberius demande que l’agent pleinement vertueux lui-même puisse se trouver dans la situation d’un agent non vertueux (les raisons pertinentes sont effectivement celle qu’il aurait dans les mêmes circonstances), le critère de Hursthouse requiert seulement que les raisons qui guident typiquement la délibération d’un agent pleinement vertueux puissent s’appliquer à une situation donnée (et notamment, une situation dans laquelle il ne pourrait jamais se trouver).

16 De même, un agent pleinement vertueux pourrait-il être téléporté dans la situation d’un tueur en série qui vient de commettre plusieurs crimes et se demande s’il doit aller se dénoncer à la police? En défi nitive, l’objection de la défaillance nous dit que [R] ne fournit de critère pour l’action correcte parce que cela est logiquement impossible. C’est cela que nous allons contester.

17 Notre argument sera peut-être éclairé par l’analogie suivante. Supposons que le critère du bien et du mal soit le suivant :

[R conséq ] une action A est def moralement correcte pour un agent S dans des cir-constances C, si et seulement si un agent qui raisonne de manière parfaitement conséquentialiste pourrait faire A dans les circonstances C.

18 Peu importe ici qu’il ne s’agisse pas d’une défi nition courante et qu’elle paraisse peu plausible. Ce qui importe, c’est que [R conséq ] est une défi nition (conséquentialiste) de l’action correcte fondée sur un exemplaire contrefactuel . Pourrait-on imaginer une objection de la défaillance «adaptée» à [R conséq ]? Certainement. Une possibilité

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consiste à assumer qu’une des circonstances moralement pertinentes soit le fait que l’agent S raisonne de manière parfaitement déontologique. Comme il est logique-ment impossible pour l’exemplaire conséquentialiste de se trouver dans cette situa-tion, [R conséq ] est défaillant à évaluer l’action moralement correcte dans les circonstances C. Mais ce qui apparaît surtout clairement dans cet exemple de défaillance, c’est qu’il s’agit en réalité d’une une pétition de principe contre [R conséq ]. Selon [R conséq ], le seul type de raisonnement qui détermine l’action moralement correcte est le raisonnement conséquentialiste. Mais si l’on assume que le rai-sonnement déontologique contribue, lui aussi, à déterminer l’action moralement correcte, on rejette d’emblée [R conséq ]. Dans ce cas, la solution serait donc d’exclure le raisonnement déontologique des circonstances moralement pertinentes.

19 Il faut toutefois souligner que la restriction quant aux circonstances moralement pertinentes ne s’applique pas au critère de décision [R déc ]. Comme le critère de décision ne fait ni référence à la possibilité qu’un agent pleinement vertueux puisse se trouver dans les mêmes circonstances ni au fait que la décision est prise par un agent parfaitement vertueux, [R déc ] peut tenir les dispositions et les traits de caractère pour des éléments pertinents.

20 Cette distinction soulève d’ailleurs une question à propos du minimalisme moral d’Ogien. En effet, ne devrait-il pas lui aussi faire du développement moral un devoir instrumental? Si seul importe mon devoir de ne pas nuire aux autres, n’ai-je pas quand même un devoir de me développer moralement afi n de ne pas nuire aux autres?

21 Nous tenons à remercier Christine Tappolet, les participants de l’atelier du Groupe de Recherche Interuniversitaire sur la Normativité (GRIN), Normativité et relativisme , au Congrès de la Société de Philosophie du Québec (SPQ) 2010, et un évaluateur anonyme de la revue pour leurs précieux commentaires sur des versions précédentes de cet article.

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